La construction du constitutionnalisme tunisien : étude
de droit comparé
Carla Yared
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Carla Yared. La construction du constitutionnalisme tunisien : étude de droit comparé. Droit. Uni-
versité de Bordeaux, 2021. Français. NNT : 2021BORD0028. tel-03168107
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THÈSE PRÉSENTÉE POUR OBTENIR LE GRADE DE
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX
ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT (E.D. 41)
SPÉCIALITÉ DROIT PUBLIC
Par Carla YARED
LA CONSTRUCTION DU CONSTITUTIONNALISME TUNISIEN
ETUDE DE DROIT COMPARE
Thèse dirigée par
Mme Marie-Claire PONTHOREAU
Professeur à l’Université de Bordeaux
Soutenue le 22 janvier 2021
Membres du jury :
Mme Neila CHAABANE
Doyenne à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, rapporteure
M. Baudouin DUPRET
Directeur de recherche au CNRS, Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux
M. Beligh NABLI
Maître de conférences HDR à l’Université Paris-Est Créteil
M. Xavier PHILIPPE
Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, rapporteur
Mme Marie-Claire PONTHOREAU
Professeure à l’Université de Bordeaux, directrice de recherche
M. Charles-Edouard SENAC
Professeur à l’Université de Bordeaux, président du jury
LA CONSTRUCTION DU CONSTITUTIONNALISME TUNISIEN
ETUDE DE DROIT COMPARE
Résumé : Partagée entre l’universel et le national, la Constitution du 27 janvier 2014 est la
dernière expression du constitutionnalisme tunisien. Inscrit dans l’aire arabo-musulmane, ce
constitutionnalisme interroge l’impact de l’Islam sur les composantes traditionnelles du
constitutionnalisme. En étudiant le sort et l’essor du constitutionnalisme en Tunisie, le
comparatiste cherche à savoir comment la Tunisie aménage son identité constitutionnelle avec
les fondements du constitutionnalisme. En appréhendant
la réalité constitutionnelle
tunisienne, le comparatiste relève la tension entre les standards constitutionnels globaux et les
spécificités identitaires nationales. Malgré cela, la singularité du cas tunisien apparaît au
contact d’expériences arabes et musulmanes similaires à l’instar de l’Egypte et du Maroc.
Mots clés : Identité constitutionnelle - Constitutionnalisme global – Tunisie – Cas singulier –
Droit constitutionnel comparé – Islam
THE CONSTRUCTION OF TUNISIAN CONSTITUTIONNALISM
COMPARATIVE LAW STUDY
Abstract: Shared between the universal and the national, the Constitution of 27 January 2014
is the last expression of Tunisian constitutionalism. Inscribed in the Arab-Muslim era, this
constitutionalism questions
the
impact of Islam on
the
traditional components of
constitutionalism. Studying the fate and rise of constitutionalism in Tunisia, the comparatist
seeks to know how Tunisia adapts its constitutional identity with the foundations of
constitutionalism. In apprehending the Tunisian constitutional reality, the comparatist points
out the tension between global constitutional standards and identitarian and national
specificities. Nevertheless, the Tunisian singularity appears in contrast with similar Arab and
Muslim experiences such as Egypt and Morocco.
Key words: Constitutional Identity – Global Constitutionalism – Tunisia – Single case –
Constitutional Comparative Law – Islam
UNITE DE RECHERCHE
CERCCLE (EA 7436) ; 4, rue du Maréchal Joffre, 33075 Bordeaux Cedex
LA CONSTRUCTION DU CONSTITUTIONNALISME TUNISIEN
ETUDE DE DROIT COMPARE
TOME I
INTRODUCTION GENERALE
SOMMAIRE
PARTIE I. LA PLACE DE L’ISLAM DANS LA FORMATION D’UNE IDENTITE
CONSTITUTIONNELLE ECLATEE
Titre I. La consécration constitutionnelle de l’identité
Chapitre 1. Une identité constitutionnelle à l’image de la composition hétérogène de
l’Assemblée Nationale Constituante
Chapitre 2. La naissance du « compromis dilatoire » entre théocrates et démocrates
Titre II. Une identité constitutionnelle à la croisée des valeurs universelles et nationales
Chapitre 1. La neutralisation des valeurs humaines par les valeurs identitaires
Chapitre 2. Une identité constitutionnelle respectueuse des droits reconnus à l’Homme par
l’Islam
PARTIE
II. LES CONFLITS
INHERENTS AU CONSTITUTIONNALISME
TUNISIEN
Titre I. Sort et essor du constitutionnalisme tunisien
Chapitre 1. La naissance du constitutionnalisme et l’idée de constitution en Tunisie
Chapitre 2. Le constitutionnalisme
tunisien actuel comme discours alternatif au
constitutionnalisme global
Titre II. Le constitutionnalisme tunisien : un discours progressiste, des pratiques
discriminatoires
Chapitre 1. Un Etat « civil » pour un peuple musulman
Chapitre 2. Le parachèvement du constitutionnalisme tunisien : la mise en place de la Cour
constitutionnelle
REMERCIEMENTS
Mes remerciements s’adressent en premier à Madame
le Professeur Marie-Claire
PONTHOREAU. Je la remercie de m’avoir accompagné depuis le Master I en droit public
général et de m’avoir communiqué son intérêt pour le droit comparé. Merci de m’avoir confié
ce sujet de thèse et d’avoir été aussi exigeante avec moi.
Je tiens également à remercier les membres du jury pour leur présence, pour leur lecture
attentive de ma thèse ainsi que pour les remarques qu’ils m’adresseront lors de la soutenance.
Je voudrais exprimer ma gratitude à Madame le Professeur Neila CHAABANE que j’ai eu
l’honneur de rencontrer à Tunis, aux cours des deux dernières sessions de l’Académie
Internationale de Droit Constitutionnel. Je remercie aussi Messieurs Baudouin DUPRET et
Beligh NABLI. Je remercie le premier d’avoir pris le temps de me recevoir au LAM à
l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux et le second d’avoir échangé avec moi lors du
colloque sur le droit et la géographie à l’Université de Bordeaux. Je remercie tout autant le
Professeur Xavier PHILIPPE pour son expertise et ses écrits sur la Tunisie. Merci enfin au
Professeur Charles-Edouard SENAC de m’avoir associé au projet franco-libanais sur les
constitutions arabes.
Ces cinq années de recherche ont été marquées par d’innombrables rencontres. Je tiens à
remercier les trois personnes qui m’ont le plus épaulé au cours de ce long cheminement.
Merci à Géraldine TIXIER LACAZE, Nidhal MEKKI et Sébastien MARTIN. Géraldine, je
vous remercie pour vos nombreuses relectures et conseils. Nidhal, merci d’être un ami et
collègue sans pareil. Merci de m’avoir fait découvrir la Tunisie et de m’avoir ouvert les portes
du CIRAM. De Tunis à Québec, tu t’es assuré que le monde arabe ne quitte jamais mes
pensées et mes recherches. Sébastien, merci d’avoir toujours cru en moi. Ton coaching et
tes multiples entraînements m’ont aidé à décrocher le poste d’ATER à Science Po Bordeaux.
Je suis très reconnaissante aux Professeurs Anne GAUDIN et Dario BATTISTELLA de
m’avoir ouvert les portes de l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux et de m’avoir donné
carte blanche pour mes divers enseignements. Votre confiance a fait de ces deux dernières
années, les meilleures de mon parcours universitaire.
Je remercie mes amis juristes les plus chers, Myriam, Jiff et Zakia. Je les remercie de leur
soutien sans relâche, de leurs nombreuses discussions, lectures et conseils. Depuis l’année de
Master II à l’Université de Bordeaux et malgré la distance, ils m’ont toujours soutenu et
épaulé.
Mes remerciements vont enfin à celles et ceux sans qui ce manuscrit n’aurait jamais vu le
jour. Je suis redevable à ma mère, Line FINAN et à ma sœur, Nathalie YARED pour leur
soutien moral et matériel et leur confiance indéfectible. Merci d’être aussi altruistes et d’avoir
rendu le matriarcat possible.
Ces remerciements vont également à Maylis avec qui je partage la passion de la danse depuis
des années et qui s’est toujours assurée que je sois aussi saine d’esprit que de corps.
Last but not least, ces remerciements s’adressent à Oussama habibi. Merci d’être aussi
présent, de me suivre dans tous mes engagements, d’être aussi solaire et d’avoir fait entrer
Marrakech dans ma vie.
LISTE DES PRINCIPALES ABREVIATIONS
ANC
Assemblée Nationale Constituante
ARP
Assemblée des Représentants du Peuple
ATDC
Association Tunisienne de Droit Constitutionnel
BIDDH
Bureau des Institutions Démocratiques et des Droits de l'Homme
CDL
Commission des droits et libertés
CEDEF
Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard
des femmes
CEDH
Convention européenne des droits de l’Homme
CJJAFC
Commission des
constitutionnelles
juridictions
judiciaires, administratives, financières et
CMCRC
Comité mixte de coordination et de rédaction de la Constitution
COLIBE
Commission des Libertés Individuelles et de l’Egalité
CPPFRC
Commission du préambule, des principes fondamentaux et de révision de la
Constitution
CPR
Congrès Pour la République
CSFA
Conseil Suprême des Forces Armées
CSM
Conseil Supérieur de la Magistrature
CSP
DRI
Code du Statut Personnel
Democracy Reporting International
DUDH
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
FSN
Front de Salut National
HAICA
Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle
HCC
Haute Cour Constitutionnelle
HCDH
Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme
HRW
Human Rights Watch
IPCCPL
Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de lois
IRMC
Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain
ISIE
Instance Supérieure Indépendante pour les Elections
ISROR
Instance Supérieure pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution / Haute
instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique
et la transition démocratique
IVG
Interruption Volontaire de Grossesse
JORT
Journal Officiel de la République tunisienne
LRP
Ligue(s) de Protection de la Révolution
LTDH
Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme
MDS
Mouvement des Démocrates Socialistes
MPD
Mouvement des Patriotes Démocrates
MTI
Mouvement de Tendance Islamique
OCDE
Organisation de Coopération et de Développement Economique
OIT
Organisation Internationale du Travail
ONG
Organisation Non Gouvernementale
ONU
Organisation des Nations Unies
OSCE
Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe
PCOT
Parti Communiste Ouvrier Tunisien
PIDCP
Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques
PIDESC
Pacte International relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels
PNUD
Programme des Nations Unies pour le Développement
RCD
Rassemblement Constitutionnel Démocratique
SMSI
Sommet Mondial sur la Société de l’Information
UGET
Union Générale des Etudiants de Tunisie
UGTT
Union Générale Tunisienne du Travail
UNCT
United Nations Country Team
UNESCO Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture
UTICA
Union Tunisienne de l’Industrie du Commerce et de l’Artisanat
14
INTRODUCTION GENERALE
« [N]ous acceptons tous bien des choses que nous offre le monde qui nous entoure, soit
qu’elles nous paraissent avantageuses, soit qu’elles nous paraissent inévitables ; mais il
arrive à chacun de se rebiffer lorsqu’il sent qu’une menace pèse sur un élément significatif de
son identité – sa langue, sa religion, les différents symboles de sa culture, ou son
indépendance. Aussi, l’époque actuelle se passe-t-elle sous le double signe de l’harmonisation
et de la dissonance. »
Amin MAALOUF, Les identités meurtrières, Editions Grasset & Fasquelle, Coll. « Le Livre
de poche », 1998, p.105.
La vague révolutionnaire qui a déferlé sur les pays arabo-musulmans en 2010 a été qualifiée
de Printemps arabe1. Historiquement connotée, l’expression Printemps arabe2 suppose de
comprendre les causes et les conséquences des soulèvements populaires qui ont éclaté en
Tunisie, en Egypte, au Yémen ou encore en Libye. Le 17 décembre 2010, l’immolation du
jeune vendeur ambulant Mohamed BOUAZIZI déclenche la révolte des villes du centre et du
sud de la Tunisie3. Diplômés mais sans emploi, les jeunes Tunisiens se sont alliés aux
1
Expression employée pour parler des révolutions de certains pays arabes tels que la Tunisie, l’Égypte, le
Yémen ou encore la Libye, à partir du mois de décembre 2010. Le Printemps arabe se réfère à la saison du
réveil de la nature. A l’instar des plantes qui fleurissent, des animaux qui sortent de leur tanière après avoir
hiberné, les peuples arabes se sont réveillés. Ils exprimaient enfin leur volonté de changement et leur désir
d’une nouvelle vie politique. Pour plus de précisions sur ce point cf. J.-P. FILIU, La Révolution arabe, dix
leçons sur le soulèvement démocratique, Paris, Fayard, 2011, 264 p.
2 Beaucoup d’observateurs internationaux ont lié le Printemps arabe de 2011 au Printemps de Prague de
1968. L’effondrement des régimes politiques en place dans le monde arabe rappelle l’échec du Pacte de
Varsovie, la révolution en Europe centrale et orientale et la fin de l’Union soviétique. Bien que la nature
révolutionnaire du changement et son orientation sociale, économique et politique évoque l’exemple de
l’Europe de l’Est, la question de la place et du rôle de l’Islam dans les constitutions et les futures
institutions des pays du monde arabe distingue le Printemps arabe du Printemps de Prague. Pour une étude
détaillée des similitudes et des différences entre le Printemps arabe et le Printemps de Prague cf. N.
JEBNOUN, “State and Religion in the Aftermath of the Arab Uprisings”, in R. GROTE & T. J. RÖDER
(eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam after the Arab Spring, New York, Oxford University
Press, 2016, pp. 207-231.
3 Ces villes étaient marginalisées par leur manque d’infrastructures et leur taux de chômage élevé. Le
développement économique se faisait dans les villes de la côte et du nord du pays attirant 90 % du
tourisme, des industries textiles, chimiques et électromécaniques. Pour plus de précisions sur ce point cf.
F. KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions that Shook the World, Boulder, Paradigm Publishers,
2012, p. 33.
15
travailleurs des régions périphériques du pays pour réclamer un travail décent et le droit à une
vie digne. Ils contestaient les disparités géographiques, économiques et sociales qui
traversaient le pays. « L’emploi est un droit, bande de voleurs »4 scandaient alors les
Tunisiens.
En gagnant la capitale, les révoltes des régions périphériques du pays se sont transformées en
une révolution5. Aux revendications premières de dignité, de liberté, d’égalité et de justice
sociale s’est ajoutée l’ambition démocratique des Tunisiens. Dans les rues de Tunis, les
paysans, ouvriers, diplômés chômeurs et classes sociales aisées de la capitale martelaient :
« Le peuple veut la chute du régime. »6 Bien que fondé sur des considérations matérielles, le
message révolutionnaire des Tunisiens est éminemment politique. Initialement détaché des
considérations identitaires et religieuses, l’aspiration démocratique des Tunisiens se propage
rapidement à d'autres pays arabo-musulmans d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. Ceci
s’explique par plusieurs facteurs.
A la veille des soulèvements populaires de 2010-2011, aucun pays arabe n’était considéré
comme ayant eu des
institutions démocratiquement élues et constitutionnellement
responsables. Malgré l’accession à l’indépendance des Etats arabes dans les années 1960, le
pouvoir et la richesse restaient concentrés entre les mains de quelques privilégiés7. Les
multiples réformes entreprises ne faisaient que renforcer les hommes au pouvoir et, sous les
coups de la globalisation économique, l’écart entre les riches et les pauvres se creusait8. A
cela s’ajoute les difficultés que rencontrait le secteur de l’éducation9 : en dépit d’un budget
important consacré à l’enseignement secondaire et supérieur, les jeunes étaient fortement
touchés par le chômage. Le système éducatif n’était pas adapté au marché du travail et ce
4 A-shugl istihqâq ya’isâbat a-surrâq (traduction littérale et dialectale de l’arabe tunisien).
5 La naissance du « peuple de la révolution » fait l’objet du 1. du A. du Paragraphe 1 de la Section 1 du
Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE I de cette thèse, p. 59.
6 A sha’b yurîd isqât a nidhâm (traduction littérale et dialectale de l’arabe tunisien).
7 E. GELABERT, « Le Printemps arabe en perspective », « Cahiers de l’action », 2013/2, n°39, pp. 11 à 17.
8 N. JEBNOUN, “State and Religion in the Aftermath of the Arab Uprisings”, précit., p. 213.
9 Dans les années 1950, les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont engagé une transition
démographique. Le taux de fécondité a diminué et les études secondaires et supérieures ont connu un essor
important. Même si ces pays ont consacré un budget important à l’éducation, la tranche d’âge des 15-29 ans
a été fortement touchée par le chômage. A cela s’ajoute le manque de restructuration du marché du travail
qui peine à absorber les flux massifs de demandeurs d’emploi. Les nouvelles générations, pourtant plus
diplômés que celles qui les ont précédées, se retrouvent sans travail. Marginalisées, leur sentiment
d’indignation s’exacerbe et se mû peu à peu en révolte. T. PECH, « Monde arabe 00 : les ressorts de la
révolte », Alternatives économiques, n° 300, publié le 1er mars 2011, [en ligne], [consulté le 18 septembre
2020], https://www.alternatives-economiques.fr/monde-arabe-ressorts-de-revolte/00042291.
16
dernier peinait à absorber les multiples demandes d’emploi10. « Vivant dans des conditions
d’inégalité socio-économique, de mauvaise gestion, de chômage élevé chez les jeunes, de
services publics lamentables, d’anxiété et de relations de plus en plus méfiantes entre les
citoyens et les États, de nombreuses personnes ont éprouvé un sentiment d’humiliation
politique, de perte de dignité et de perte de respect de soi. »11 L’indignation des populations
arabes était exacerbée par le déficit des libertés, l’ineffectivité des droits constitutionnels
consacrés et, les multiples inégalités qu’elles subissaient.
Alors, quand le 14 janvier 2011, la révolution tunisienne renverse le régime autoritaire de
Zine El Abidine BEN ALI, les observateurs internationaux s’intéressent de plus près à la
Tunisie12. L’expérience tunisienne captive par « la singularité d’un “état des choses” dont
l’intérêt, pratique ou théorique, n’est pas réductible à celui d’un exemplaire quelconque au
sein d’une série monotone ou à celui d’un exemple arbitrairement choisi pour illustrer une
proposition universellement valable. »13 Contrairement au Yémen et à la Libye qui sombrent
dans le chaos et la guerre, la révolution en Tunisie aboutit à l’élaboration d’une nouvelle
constitution. Afin de confirmer ou d’infirmer la singularité de l’expérience tunisienne, il est
nécessaire de la comparer à des expériences arabes similaires ou proches14. Bien qu’elle ne
soit pas systématique, la comparaison avec les voisins égyptien et marocain est souvent
nécessaire : elle vise soit à mettre en relief la singularité de la Tunisie, soit à établir des
ressemblances avec d’autres expériences arabo-musulmanes.
L’expression Printemps arabe est souvent employée pour désigner les révolutions et ruptures
constitutionnelles qui ont eu lieu dans le monde arabo-musulman après les soulèvements
populaires en Tunisie en 2010-2011. Bien que les populations marocaines et jordaniennes se
soient également mobilisées, le Maroc et la Jordanie n’ont connu que des processus de
10 M. SAKBANI, “The Revolutions of the Arab Spring: Are Democracy, Development and Modernity at the
Gates”, Contemporary Arab Affaires, 2011, 4 (2), pp. 127-147.
11 N. JEBNOUN, “State and Religion in the Aftermath of the Arab Uprisings”, précit., pp. 214-215.
12 G. WEICHSELBAUM et X. PHILIPPE, « Le processus constituant et la Constitution tunisienne du 27
janvier 2014 : un modèle à suivre ? », Magrheb-Machreck, 2015, vol. 1, n° 223, pp. 49-69. Voir également
X. PHILIPPE et N. DANELCIUC-COLODROVSCHI (dir.), Transitions constitutionnelles et Constitutions
transitionnelles. Quelles solutions pour une meilleure gestion des fins de conflit ?, Paris, LGDJ, Coll.
« Transition & Justice », 2014, n° 2, 230 p.
J.-C. PASSERON, J. REVEL, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », in J.-C. PASSERON,
J. REVEL (dir.), Penser par cas, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2005,
p. 17.
13
14 A chaque fois qu’elle est envisagée, la comparaison sera justifiée par un objectif bien déterminé.
17
révision constitutionnelle15. A l’instar de la Tunisie, l’Egypte a connu une révolution et
l’élaboration d’une nouvelle constitution. Bien que les revendications à la base des
révolutions tunisienne et égyptienne n’aient été ni identitaires ni religieuses, les observateurs
internationaux craignaient que « les islamistes, qui cherch[ai]ent à islamiser les institutions
politiques et sociales de leur pays, détournent la transition vers la démocratie, le capitalisme
et la laïcité par le biais des urnes. »16 S’ils se sont servis des élections pour accéder au
pouvoir, Ennahdha17 et les Frères musulmans estimaient que l’Islam18 était la religion de
l’Etat et que les gouvernants devaient s’inspirer des principes et des objectifs de la charia19
pour gouverner. Absent des révolutions, l’Islam se retrouvait au cœur des processus
constituants20. Soucieux de conserver l’identité islamique de la Tunisie et de l’Egypte,
Ennahdha et les Frères musulmans refusaient catégoriquement la déconnexion entre l’Etat et
l’Islam. Les constitutions en élaboration étaient dès lors vouées à faire de l’Islam, la religion
de l’Etat. Ceci suppose que la religion soit normative et que l’Islam règne sur les institutions
étatiques.
Or, depuis Le choc des civilisations de Samuel HUNTINGTON21, plusieurs observateurs
occidentaux22 considèrent qu’ « une constitution qui incorpore l’islam ne peut assurer la
15 Bien que passionnante, l’expérience jordanienne ne fait pas l’objet de cette thèse. Le cas marocain est abordé
un peu plus loin dans l’introduction.
16 N. JEBNOUN, “State and Religion in the Aftermath of the Arab Uprisings”, précit., p. 207.
17 Dans cette thèse, l’ensemble des notions religieuses employées en arabe sont explicitées dans le glossaire en
annexe. Ennahdha, translitération de l’arabe ةضهنلا
fait référence au mouvement islamiste en Tunisie ou
mouvement de la renaissance, Harakat En-Nahdha, ةضهنلا ةكرح. Les développements qui suivent font le
choix de la translitération suivante Ennahdha, bien qu’il en existe de nombreuses autres. Pour plus de
précisions sur le parti politique cf. Annexe 1 – Glossaire – Ennahdha.
18 Traditionnellement le terme « islam » avec un « i » minuscule fait référence à la religion alors que le terme
« Islam » avec un « I » majuscule renvoie à la civilisation islamique. Seulement, la traduction française
officielle de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 publiée par le Journal Officiel de la République
tunisienne le 20 avril 2015 dispose de l’« Islam » avec un « I » majuscule pour signifier la religion. Restant
fidèle à la traduction française officielle du texte constitutionnel, le terme « Islam » avec un « I » majuscule
sera employé pour faire référence à la religion.
19 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Charia.
20 Les manuels de droit constitutionnel français sont focalisés sur la dichotomie qui existe entre les organes de
rédaction de la constitution : un Gouvernement ou une Assemblée parlementaire. Voir à titre d’exemple F.
HAMON, M. TROPER (dir.), Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 36ème édition, 2015, p. 55. Centrée sur
l’expérience française, cette distinction ne permet pas d’appréhender les différentes expériences
d’élaboration des constitutions que connaît le monde actuel. Pour une étude détaillée du processus
constitutionnel égyptien après la Révolution du 25 janvier 2011 voir A. BLOUËT, Le pouvoir pré-
constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel égyptien après la Révolution
du 25 janvier 2011, Institut Francophone de la Justice et de la Démocratie, « Collection des Thèses »,
n° 178, 2019, 328 p. L’exercice du pouvoir constituant originaire en Tunisie et les différents rôles de
l’Assemblée Nationale Constituante font l’objet du Titre I de la PARTIE I de cette thèse.
21 Dans cet ouvrage, Samuel HUNTINGTON affirme que l’Islam est une religion violente et que la civilisation
islamique est destinée à s’opposer à la civilisation occidentale au nom de la politique autoritaire. Pour plus
de précisions sur ce point voir S. P. HUNTINGTON, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, traduit
de l’anglais (Etats-Unis) par J.-L. FIDEL, G. JOUBLAIN, P. JORLAND et J.-J. PEDUSSEAU, coll.
18
démocratie et les droits de la personne. »23 Autrement dit, l’Islam s’oppose aux composantes
traditionnelles du constitutionnalisme de type occidental (les droits et libertés fondamentaux,
leur protection juridictionnelle et la limitation du pouvoir). Contrairement à ces observateurs
occidentaux, la majorité des Tunisiens et des Egyptiens ne voulaient pas d’un régime
politique et/ou d’un Etat qui marginalise l’Islam. Même si plusieurs Tunisiens et Egyptiens
envisageaient la séparation de l’Etat et de la religion, ils n’ont jamais revendiqué la mise en
place d’un Etat laïc. Synonyme d’apostasie, d’athéisme ou d’incroyance, la laïcité est
socialement, juridiquement et politiquement inadmissible24 dans les Etats de tradition et de
culture25 islamique. Le Professeur Ferhat HORCHANI affirme pourtant que « l’Islam est une
religion qui ne se préoccupe pas seulement de la foi de ses croyants, mais cherche aussi à
règlementer les aspects civils, sociaux, et même politique de la vie de la société. »26 Il est
communément admis que Al-islâm dîn wa dawlha, l’Islam est à la fois religion et Etat. Ceci
s’explique par le contexte dans lequel est né l’Islam et par ses composantes essentielles que
sont le Coran27 et la Sunna28.
Dans l’Islam, Dieu s'est révélé au Prophète Mahomet29 au VIIème siècle. En 610, Mahomet a la
Révélation de Dieu dans la grotte du Mont Hira. Pendant vingt-deux ans, l’archange Gabriel
transmet en arabe la parole divine au Prophète. Abondante pendant les six premières années à
La Mecque, la Révélation rappelle l’unicité, la toute-puissance de Dieu et exhorte à croire. A
partir de Médine, elle se concentre sur les règles de comportements individuelles et
collectives. Récitée aux compagnons du Prophète (la Récitation signifie al-Coran en arabe),
« Bibliothèque », 2007, 402 p. Pour une définition exhaustive des différentes civilisations dans le monde
voir Y. BEN ACHOUR, Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations
internationales), Bruxelles, Editions Bruylant, Editions de l’Université de Bruxelles, 2003, 314 p.
22 Voir notamment N. J. BROWN, Constitutions in a Nonconstitutional World: Arab Basic Laws and the
Prospects for Accountable Government, Albany, Sate University of New York Press, 2002, 244 p. Dans la
doctrine italienne voir R. GUOLO, L’Islam è compatibile con la democrazia?, Roma, Laterza, 2004, 168 p.
23 D. I. AHMED and T. GINSBURG, “Constitutional Islamization and Human Rights: The Surprising Origin
and Spread of Islamic Supremacy in Constitutions”, University of Chicago Public Law & Legal Theory
Working Paper, No. 477, 2014, p. 9.
24 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, Tunis, Cérès Editions, 2016, p. 238.
25 Pour une définition de la culture, cf. le paragraphe « Sur la définition de la culture », in P. LEGRAND, Le
droit comparé, Que sais-je ?, Paris, PUF, 1999, pp.8-11. Voir aussi et surtout J. BELL, « De la culture », in
P. LEGRAND (dir.), Comparer les droits, résolument, Paris, PUF, 2009, pp. 247-278.
26 F. HORCHANI, “Islam and the Constitutional State. Are They in Contradiction?”, in R. GROTE & T. J.
RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam after the Arab Spring, op.cit., p. 199.
27 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Coran.
28 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Sunna.
29 Né en Arabie en 570 environ, Mahomet est orphelin de père. Elevé par son oncle, il vit en caravanier sur les
routes du désert. A 25 ans, il entre au service de Khadija BINT KHOUWAYLID, une riche veuve de La
Mecque qu’il épouse. Pour plus de précisions sur la vie du Prophète cf. Annexe 1 – Glossaire – Mahomet.
19
la parole révélée a été notée sur des feuilles de palmier et des os de dromadaires30. La parole
humaine de Mahomet fournit en plus, des éclairages sur les recommandations divines et la
manière d’accomplir les rites. Elle comble les silences du Coran et explicite ses versets31. Elle
devient progressivement la tradition prophétique ou Sunna32. S’ils croient en la parole révélée
et se soumettent à Dieu seul33, les adeptes deviennent des musulmans, mouslimin34. A la
différence de la Bible, il est difficile de distinguer les prescriptions divines du Coran des
considérations matérielles de l’époque de Mahomet. Quand le musulman n’applique pas à la
lettre les prescriptions coraniques, il se défait de la foi et de la loi35.
Comme toute religion qui prétend détenir la vérité, l’Islam n’admettrait pas le pluralisme qui
fonde la démocratie et le constitutionnalisme. Le Professeur Michel ROSENFELD considère
en effet que « les religions, en général ne sont pas tolérantes dans le sens où elles ne
respectent pas de façon égale tous les points de vue. »36 Or, « les notions de
constitutionnalisme et de démocratie, lorsqu’elles sont jointes, requièrent qu’il y ait un
pluralisme perceptif, c’est-à-dire qu’au niveau des croyances et des pratiques collectives
culturelles et religieuses, il n’y a pas d’avantage ou de priorité entre un point de vue et un
autre. »37 En l’occurrence, il est nécessaire de revenir à la notion de constitutionnalisme et de
savoir ce qui fait la spécificité du constitutionnalisme tunisien.
« Le constitutionnalisme désigne le mouvement, qui est apparu au siècle des Lumières, et qui
s’est efforcé, d’ailleurs avec succès, de substituer aux coutumes existantes38, souvent vagues
et imprécises et qui laissaient de très grandes possibilités d’action discrétionnaire aux
30 Du vivant de Mahomet, les règles étaient orales et ce n’est qu’avec l’avènement du troisième calife Othman
que les préceptes énoncés oralement par Mahomet, sont écrits sous la forme de 114 Sourates ou chapitres,
chacune composée de versets, au total 6 226.
31 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Verset.
32 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Sunna.
33 L’acte de soumission à Dieu s’appelle Islam.
34 Pour plus de précisions sur les origines et l’histoire de l’Islam voir R. ALILI, Qu’est-ce que l’islam ?, Paris,
La Découverte, 2000, 344 p.
35 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
36 M. ROSENFELD, « L’Etat et la religion », in Annuaire international de justice constitutionnelle,
Constitution et secret de la vie privée – Constitution et religion, 16-2000, 2001, p. 461.
37 Ibid.
38 Le Professeur Olivier BEAUD distingue le constitutionnalisme ancien du constitutionnalisme médiéval.
Alors que le premier permet la limitation du pouvoir de la Cité, le second suppose que le pouvoir de la
le
royauté
constitutionnalisme des Lumières. Pour plus de précisions sur ce point voir O. BEAUD, « Constitution et
constitutionnalisme », in P. RAYNAUD et S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la philosophie politique, Paris,
P.U.F., 1ère édition, 2003, p.133.
types de constitutionnalismes précèdent
le droit coutumier. Ces deux
respecte
20
souverains, des constitutions écrites conçues comme devant limiter l’absolutisme et parfois le
despotisme des pouvoirs monarchiques. »39 Bien que générale, la définition avancée par les
Professeurs Pierre PACTET et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN n’est qu’une acception
du constitutionnalisme. Le Professeur Olivier BEAUD lui préfère deux définitions bien
distinctes. La plus large d’entre elles décrit le constitutionnalisme comme la « technique
consistant à établir et à maintenir des freins effectifs à l’action politique et étatique »40. La
plus restreinte suppose que la limitation du pouvoir étatique se fasse au sein de l’Etat moderne
par le biais de la constitution. Les normes et règles de nature constitutionnelle garantiraient et
préserveraient ainsi les droits et libertés des citoyens. A ces premières définitions s’ajoute la
multitude de traditions juridiques dans lesquelles s’inscrit le constitutionnalisme.
Au constitutionnalisme anglais41 s’opposent les constitutionnalismes américain42 et français43.
Seuls les deux derniers se caractérisent par la présence d’une constitution écrite et rigide
placée au sommet de la hiérarchie des normes44. Norme juridique suprême, la constitution est
protégée par
le
constitutionnalisme est le produit de la civilisation occidentale46. Suite à la Seconde Guerre
juge45. Né des révolutions anglaise, américaine et française,
le
39 P. PACTET et, F. MELIN-SOUCRAMANIEN (dir.), Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 29e édition, 2010,
p. 59.
40 O. BEAUD, « Constitution et constitutionnalisme », précit., p.133.
41 Dans le constitutionnalisme anglais, la limitation du pouvoir ne passe pas par une constitution écrite et rigide
mais par une série de privilèges et de droits qui résultent de coutumes reconnues par le juge. Ce type de
constitutionnalisme se fonde sur une constitution coutumière. C’est en tout cas à cette tradition qu’Edmund
BURKE se réfère en défendant les principes de la Constitution anglaise contre la Révolution française.
Pour plus de précisions sur ce point cf. R.-J. DUPUY, « Regard d'Edmund Burke sur la Révolution
française », Études irlandaises, n°23-2, 1998. pp. 113-120.
42 Adversaire acharné d’Edmund BURKE, Thomas PAINE définit la constitution comme « une chose
antécédente au gouvernement ; et un gouvernement est seulement la créature d’une constitution. La
constitution d’un pays n’est pas l’acte de son gouvernement, mais du peuple constituant un
gouvernement ». T. PAINE, « The Rights of Man », in D. M. CONWAY (ed.), Writings, New York, 1902,
p. 309. Pour une définition exhaustive du constitutionnalisme américain voir R. S. KAY, “American
Constitutionalism”, in L. ALEXANDER (ed.), Constitutionalism: Philosophical Foundations, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998, p. 16.
43 Dans Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, l’Abbé Sieyès définit la constitution comme l’organisation du corps
politique et la loi fondamentale. Contrairement au constitutionnalisme américain, le constitutionnalisme
français qui naît de la révolution de 1789 accorde une place importante à la loi, expression de la volonté
générale. Le constitutionnalisme américain se distingue sur ce point du constitutionnalisme français dans le
sens où tout pouvoir, qu’il émane ou non du peuple doit être limité.
44 Hans KELSEN affirme que le système juridique opère selon un principe hiérarchique : s’il postule que
chaque norme est produite conformément à une norme qui lui est supérieure, la Grundnorm ou norme
suprême est par définition, extérieure au système juridique. H. KELSEN, Pure Theory of Law, New Jersey,
University of California Press, 1967, p. 198.
45 Le recours en inconstitutionnalité est né aux Etats-Unis de la célèbre décision de la Cour Suprême
Marbury v. Madison de 1803.
46 M. ROSENFELD, « Les crises actuelles du constitutionnalisme : du local au global », Conférence Chaire
Tocqueville Fulbright, 2013, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 16 janvier 2013, [en ligne], [consulté
le
https://www.canal-u.tv/video/universite_paris_1_pantheon_
sorbonne/michel_rosenfeld_les_crises_actuelles_du_constitutionnalisme_du_local_au_global.11493.
octobre
2019],
4
21
mondiale et à la chute du Mur de Berlin, il se propage par vagues successives aux Etats
d’Europe Centrale et Orientale, d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique. Qualifié de
« contemporain »47, ce constitutionnalisme vise à protéger les droits fondamentaux par
l’instauration de régimes démocratiques et des mécanismes tels que les juridictions
constitutionnelles. Aussi, les droits et libertés fondamentaux se retrouvent consacrés dans des
textes de nature constitutionnelle situés au sommet de la hiérarchie des normes.
Bien qu’au XIXe siècle, des réformes aient été imposées par les Européens à l’Empire
ottoman et aux puissances sous sa suzeraineté, le constitutionnalisme a longtemps été
« désarticulé »48 au Maghreb. Ceci s’explique en partie par les pressions contradictoires
exercées par les puissances européennes49 sur les sociétés dominées d’Afrique du Nord50. Le
système colonial diffusait « les valeurs libérales par le canal notamment d’un enseignement
moderne dispensé à une fraction de la population »51 mais il privait les autochtones de
véritables institutions représentatives et des libertés publiques effectives. Le décalage entre les
valeurs libérales véhiculées et les conditions de vie des populations colonisées a été
instrumentalisé par les élites nationalistes. Le Professeur Michel CAMAU avoue que leur
avenir « passait, tout à la fois par un accès à la “modernité” à laquelle elles aspiraient du fait
de leur formation, et par un maintien des valeurs locales, auxquelles elles restaient reliées
par leur origine. »52 Les idées et valeurs libérales apprises par ces élites étaient transposées
dans un cadre national allogène.
Sous le protectorat français en Tunisie, le Destour53 s’est ainsi inspiré des idées
constitutionnelles européennes54 pour réclamer puis arracher à la France, l’indépendance du
pays. Ces idées constitutionnelles ne sont cependant pas exclusivement européennes
47 M. TROPER, « Chapitre XIII. Le concept de constitutionnalisme et la théorie moderne du droit », in M.
TROPER, Pour une théorie juridique de l’Etat, Paris, P.U.F., 1994, pp. 199-221.
48 M. CAMAU, « Articulation d’une culture constitutionnelle nationale et d’un héritage bureaucratique : la
in J.-L. SEURIN (dir.), Le
désarticulation du constitutionnalisme au Maghreb aujourd’hui »,
constitutionnalisme aujourd’hui, Paris, Economica, 1984, p. 142.
49 Notamment la France.
50 Autrement dit l’Algérie, le Maroc et la Tunisie.
51 M. CAMAU, « Articulation d’une culture constitutionnelle nationale et d’un héritage bureaucratique : la
désarticulation du constitutionnalisme au Maghreb aujourd’hui », précit., p. 142.
52 Ibid.
53 D’origine perse, le mot Destour signifie "Constitution" et en arabe moderne, le terme employé est Dustur.
En Tunisie, le Destour est un parti nationaliste fondé en 1920, pour revendiquer la fin du protectorat
français et la libération du pays. Panarabe et musulman, ce parti est issu du Mouvement des Jeunes
Tunisiens. Pour plus de précisions sur le Destour cf. Annexe 1 – Glossaire – Destour.
54 A l’instar de celle de constitution. La naissance du constitutionnalisme et l’idée de constitution en Tunisie
fait l’objet du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse, p. 319.
22
puisqu’elles s’inscrivent dans la tradition réformiste tunisienne55. Le mouvement des idées
réformistes a été amorcé sous le règne d’Ahmed Bey (1837-1855) et a particulièrement
intéressé le ministère de KHEREDINE (1873 à 1877). Convaincu du bienfondé des réformes
imposées par l’Empire ottoman à la Régence de Tunis56, KHEREDINE pense limiter par le
droit, le pouvoir du monarque et protéger ainsi les libertés individuelles en pays d’Islam.
Seule la constitution permettrait selon lui, la mise en place d’une monarchie constitutionnelle
respectueuse des droits et libertés individuels. Seulement la loi fondamentale en pays d’Islam
est d’essence divine et non humaine. KHEREDINE considère alors que les réformes imposées
et édictées par les hommes précisent la loi religieuse. S’il engage la modernisation des
pouvoirs publics, il souhaite que les institutions en place restent fidèles à l’identité arabe et
musulmane de la Tunisie. Les réformes de ses vœux ne sont donc pas simplement importées
d’Occident mais assimilées et intégrées à une culture supérieure, puisque l’Islam est
transcendantal.
Tel que défendu par KHEREDINE,
le réformisme
tunisien « a
trouvé dans
le
constitutionnalisme libéral une incontestable source d’inspiration, mais non d’imitation
stricto-sensu. Dans l’esprit des réformateurs du XIXe siècle, il s’agissait d’emprunter aux
institutions occidentales ce qui était perçu comme facteur de puissance, et ce, pour mieux
résister à la pénétration européenne et conforter la civilisation arabo-musulmane. »57 C’est
d’ailleurs sous l’influence des idées réformistes de KHEREDINE qu’en 1857, la Régence de
Tunis promulgue le Pacte fondamental et que le Bey58 octroie en 1861, une constitution aux
Tunisiens. Bien qu’inadaptés aux conditions de vie des Tunisiens de l’époque, ces deux textes
posent les bases du constitutionnalisme en Tunisie59. Ce constitutionnalisme allie l’Islam aux
fondements du constitutionnalisme de type occidental et s’exprime au travers de la
Constitution du 27 janvier 2014.
Il est surprenant de constater que la question de la relation entre l’Islam et le
constitutionnalisme fait l’objet de tous les débats constituants entre 2011 et 2014 alors qu’elle
55 Cette tradition fait l’objet de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse, p. 320.
56 Les puissances européennes enjoignent l’Empire ottoman de procéder à des réformes pour améliorer les
conditions de vie des dhimmis de l’Empire. Deux textes de réformes importants sont ainsi adoptés. Il s’agit
du Khati Cherif de Gul-Khaneh de 1839 et du Khati Houmayoun de 1856.
57 M. CAMAU, « Articulation d’une culture constitutionnelle nationale et d’un héritage bureaucratique : la
désarticulation du constitutionnalisme au Maghreb aujourd’hui », précit., p. 143.
58 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Bey.
59 Les réformes engagées soumettent les Tunisiens à une pression fiscale importante. En 1864, à la suite d’une
insurrection dans les campagnes, la Constitution de 1861 est suspendue. Pour plus de précisions sur ce
point cf. le 3. du B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse,
p. 336.
23
n’a été ni discutée ni négociée au cours du processus constituant de 1956 à 1958. Bien que
l’Islam soit l’une des caractéristiques de la Tunisie, Habib BOURGUIBA ne voulait pas que
la religion conditionne le fonctionnement des institutions et l’organisation étatiques. C’est la
raison pour laquelle les dispositions relatives à l’Islam au sein de la Constitution du 1er juin
1959, sont volontairement imprécises et sujettes à interprétations. Habib BOURGUIBA a en
effet imposé la formulation suivante à l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959 :
« La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa
langue et la République son régime. »60 Même si, le 23 octobre 2011, les premières élections
libres de la Tunisie indépendante sont remportées par le parti islamiste Ennahdha, les 217 élus
de l’ANC conservent l’article premier de la Constitution de l’indépendance. Contrairement à
l’article 2 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014 et de l’article 3 de la Constitution
marocaine du 29 juillet 2011, la charia n’est pas la source de la législation et l’Islam n’est pas
la religion de l’Etat en Tunisie.
A l’ère globale, le comparatiste laisse l’aire judéo-chrétienne où est né le constitutionnalisme
pour s’intéresser à un pays arabo-musulman en pleine transition constitutionnelle et
démocratique. Malgré l’intérêt suscité par les révolutions du Printemps arabe, peu de juristes
français se sont intéressés au devenir du constitutionnalisme en Tunisie. En étudiant la réalité
constitutionnelle, le comparatiste enquête sur les origines et l’avenir du constitutionnalisme
dans un Etat du Maghreb. Il cherche à savoir quelle est la place de l’Islam au sein du
processus constituant et quel est son rôle au sein de la Constitution du 27 janvier 2014 et de
l’Etat en Tunisie. L’article 2 de la Constitution du 27 janvier 2014 fait de la Tunisie « un Etat
civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. » Bien que la
Tunisie soit un Etat « civil », elle a pour référence l’Islam. Si le compromis constitutionnel
auquel ont abouti les 217 élus à l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) fait figure
d’exception dans le monde arabo-musulman, il interroge la relation entre l’Islam et le
constitutionnalisme. Il est dès lors impératif de situer la Constitution du 27 janvier 2014 dans
le contexte global (I) pour mieux comprendre ce que veut dire construire
le
constitutionnalisme tunisien (II). La spécificité de ce dernier réside dans l’aménagement
d’une
identité constitutionnelle comprise dans
l’Islam avec
les
fondements du
constitutionnalisme (III). Cette spécificité n’apparaît pourtant qu’au contact d’expériences
arabes similaires. C’est tout l’intérêt d’une étude de droit comparé (IV).
60 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, article
premier.
24
I.
Situer la Constitution du 27 janvier 2014 dans le contexte global
La Constitution du 27 janvier 2014 détonne dans la région et dans le monde parce que
notamment, le parti islamiste Ennahdha, majoritaire à l’ANC, collabore avec les anciens
partis d’opposition démocratique pour adopter une constitution de compromis. Comprise entre
universalisme et particularisme, la Constitution du 27 janvier 2014 interroge l’influence des
outils constitutionnels globaux61 et la place restant au constitutionnalisme national dans
l’écriture de l’« autobiographie nationale »62. L’aire culturelle dans laquelle elle s’inscrit
amène le comparatiste à s’intéresser aux éléments culturels et aux spécificités identitaires
régionales et nationales (B). Gravées dans des dispositions immuables ou non révisables, ces
spécificités divergent des standards globaux et questionnent
les discours sur
le
constitutionnalisme global (A).
A. Les discours sur le constitutionnalisme global
Le droit global ne fait pas l’objet d’une définition unanime, le chercheur est libre de
déterminer ce qu’il entend par droit global. Selon le Professeur Mikhaïl XIFARAS : « Le
Droit Global n’est peut-être rien d’autre qu’une conversation confuse, mais cette
conversation est en train d’imposer la notion de “global” comme catégorie explicative et
unificatrice d’une multitude de phénomènes juridiques disparates, et par là même de
constituer ce “global” à la fois comme objet de science et paradigme scientifique. »63 Le
droit global ne correspond donc pas à un ordre juridique. Il naît plutôt de l’émergence à
l’échelle planétaire, de phénomènes juridiques hétérogènes supra et/ou trans-nationaux.
Inscrits dans les ordres juridiques régionaux et nationaux, les réseaux transversaux et les flux
61 Ces outils peuvent être des règles, des principes, des dispositifs, des arguments ou des raisonnements de
nature constitutionnelle. Ils émergent et circulent à l’échelle globale. Pour plus de précisions sur ce point
voir G. FRANKENBERG, “Constitutional Transplants: The IKEA Theory Revisited”, International
Journal of Constitutional Law, vol. 8/3, juillet 2010, pp. 563-579.
62 La Constitution est conçue comme « une autobiographie nationale » par le juge constitutionnel allemand,
W. HOFFMAN-RIEM. Voir W. HOFFMAN-RIEM, “Constitutional Court Judges’ Roundtable”,
Comparative Constitutionalism in Practice, Sixth World Congress of IACL, Santiago, Chile, January 12-
16, 2004, I-CON, vol., n°4, 2005, p. 558.
63 M. XIFARAS, « Après les théories générales de l’Etat : le droit global ? », Jus Politicum, n°8, [en ligne],
[consulté le 10 janvier 2020], http://juspoliticum.com/article/Apres-les-Theories-Generales-de-l-Etat-le-
Droit-Global-622.html, p. 4. Voir également X. XIFARAS, « Droit global et globalisation de la pensée
juridique », conférence inscrite dans le cycle des séminaires “Global Law Public Lecture Series” organisé
par le CERIC et le Professeur Ludovic HENNEBEL (Chaire d’excellence A*MIDEX), Faculté de droit
d’Aix-en-Provence, 16 mars 2017, [en ligne], [consulté le 15 janvier 2020], https://www.youtube.
com/watch?v=htxKvZy5X80.
25
sectoriels, ces phénomènes juridiques disparates rendent indissociables les différents niveaux
d’organisation infra et supra étatiques. Intéressés par ces phénomènes, les juristes multiplient
les débats. Cette conversation confuse s’applique également au droit constitutionnel64.
Qualifiée d’ « inévitable »65, la globalisation du droit constitutionnel « correspond à la
convergence des systèmes constitutionnels en raison de leurs structures institutionnelles et de
la garantie des droits et libertés. »66 Les constitutionnalistes comparatistes qualifient de
« constitutionnalisme global »67 la convergence des droits reconnus dans les catalogues
constitutionnels. Cette convergence repose sur des processus formels et informels, liés à
l’internationalisation du droit et à la globalisation économique. Les processus formels
consistent en l’approbation et la ratification des conventions internationales, ainsi qu’en la
participation à des organisations internationales68. Les processus informels naissent de
l’apport de la comparaison des textes constitutionnels, du rôle des organisations nationales et
internationales, de l’importance des parcours individuels des spécialistes nationaux de droit
constitutionnel et des échanges entre juges constitutionnels69.
Le Professeur Tania GROPPI affirme qu’il s’agit « d’une époque dans laquelle la diffusion
des outils informatiques et la mobilité des personnes ne permettent pas d’ignorer ce qui se
produit dans d’autres pays, ce qui mène à une sorte d’“inévitabilité” du droit comparé. »70 A
l’époque de la globalisation71, les hommes et les femmes, les idées et les modèles
64 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
février 2019],
comparatisme critique », Jus Politicum, n° 19,
http://juspoliticum.com/article/Global-Constitutionalism-un-discours-doctrinal-homogeneisant-L-apport-
du-comparatisme-critique-1199.html, p. 105.
[consulté
le 26
ligne],
[en
65 Pour mémoire, le Professeur Mark TUSHNET évoque la “globalization of domestic constitutional law”
puisqu’il constate la “convergence among national constitutional systems in their structures and in their
protections of fundamental human rights.” M. TUSHNET, “The Inevitable Globalization of Constitutional
Law”, Virginia Journal of International Law, 2009, n° 49, p. 987.
66 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., p. 107.
67 D. S. LAW, M. VERSTEEG, “The Evolution and Ideology of Global Constitutionalism”, California Law
Review, 2011, n° 99, p. 1162.
68 Pour plus de précisions sur ces points, cf. la Section 2 du Chapitre 2 du Titre II de la PARTIE I de cette
thèse, relative à la valeur et aux effets des conventions internationales dans l’ordre juridique, p. 288.
69 Pour plus de précisions sur ces points, cf. la Section 2 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE I de cette
thèse, relative à l’inspiration internationale du constituant, p. 228.
70 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” »,
Constitutions, janvier-mars 2016, n° 1, pp. 18-19.
71 L’objet de ces développements est de traiter la globalisation du droit constitutionnel. Pour plus de
précisions sur le droit global, cf. B. FRYDMAN, « L’émergence d’une discipline : le droit global »,
communication présentée au colloque organisé par F. AUDREN et S. BARBOU des PLACES, Qu’est-ce
qu’une discipline ?, Ecole de droit de Sciences Po et Université de Paris I, les 28 et 29 janvier 2015, [en
ligne], [consulté le 10 janvier 2020], http://www.philodroit.be/IMG/pdf/bf_emergence_d_une_discipline _-
26
constitutionnels circulent. Cette circulation peut d’ailleurs intervenir à différentes étapes de
l'existence d’une constitution, telles que son écriture, son interprétation. Une attention
particulière est pourtant accordée au moment du constitution-making. Au-delà de la
circulation inévitable des outils constitutionnels globaux72, l’étude des travaux préparatoires à
la Constitution du 27 janvier 2014 révèle que le recours au « réservoir global »73 d’éléments
constitutionnels est un choix éclairé de la part des constituants. Ce choix est justifié par de
multiples motivations « allant de celles qui ont un caractère fonctionnaliste (suivre l’exemple
de ceux qui ont réussi) à celles qui sont liées à la réputation (recherche d’une légitimation
interne et externe). »74 Le recours de la part des constituants au droit comparé ou/et aux
modèles constitutionnels étrangers était avant tout stratégique en Tunisie. En plus de
rechercher « un gain en crédibilité internationale »75, il servait à « attirer les investisseurs
étrangers. »76 L’intérêt porté aux débats constituants et à l’étude des travaux préparatoires à la
Constitution du 27 janvier 2014 visent à démontrer que la Constitution de la Deuxième
République tunisienne s’inscrit dans le mouvement du constitutionnalisme global.
Le constitutionnalisme global n’est cependant pas un corpus de règles de droit positif, un
système ou un régime juridique. Tout comme le droit global, le constitutionnalisme global a
plusieurs définitions, car elles varient en fonction de plusieurs paramètres : le chercheur, sa
culture juridique, la tradition, l’objet, la méthode et la finalité de sa recherche. Le
constitutionnalisme global serait selon le Professeur Anne PETERS deux choses à la fois77 :
2015-6-2.pdf?lang=fr, 15 p. Voir également B. FRYDMAN, « Introduction pragmatique au droit global »,
conférence inscrite dans le cycle de séminaire “Global Law Public Lecture Series” organisé par le CERIC
et le Professeur Ludovic HENNEBEL (Chaire d’excellence A*MIDEX), Faculté de droit d’Aix-en-
Provence, 11
janvier 2020], https://www.youtube.
com/watch?v=FP2HSgkmBPw.
février 2016, [en
ligne], [consulté
le 10
72 Cette circulation est notamment due à l’influence du droit international et de la globalisation économique.
73 G. FRANKENBERG, “Constitutional Transplants: The IKEA Theory Revisited”, précit., pp. 563-579.
74 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 13.
75 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Paris, Economica, 2010, p. 154. Voir
également D. S. LAW, M. VERSTEEG, “The Evolution and Ideology of Global Constitutionalism”,
précit., pp.1182-1183.
76 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 154. Ce point-là sera nettement
développé dans le corps de la thèse. L’insertion au sein du préambule de la cause palestinienne a des
conséquences économiques et internationales. Pour plus de précisions sur ce point cf. le 2. du B. du
Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE I de cette thèse, p. 208.
77 A. PETERS, « Le constitutionnalisme global en des temps difficiles », conférence inscrite dans le cycle de
séminaire “Global Law Public Lecture Series” organisé par le CERIC et le Professeur Ludovic
HENNEBEL (Chaire d’excellence A*MIDEX), Faculté de droit d’Aix-en-Provence, 26 mai 2016, [en
ligne],
2020],
https://www.youtube.com/watch?v=8WOn1PI2jEA&feature=share&fbclid=IwA
R3F0CAFLdFnk8RWx_cQ6tJMDzhPDt3GfoiJe0wAK4eCJbNlEjrO0Y9d4yU.
[consulté
janvier
10
le
27
« un mouvement intellectuel »78 et « une idée régulatrice »79. En tant que mouvement
intellectuel, il cherche à comprendre et à rendre compte de la présence de fragments
constitutionnels dans les dispositifs juridiques80 supra, voire trans-nationaux. En tant qu’idée
régulatrice, il tente de mobiliser les principes constitutionnalistes pour critiquer et développer
le droit supra-national dans une direction plus constitutionnaliste81. A la fois outil analytique
et projet normatif82, il suppose que les juristes en général et les constitutionnalistes en
le « réservoir global »83 d’outils
particulier, adoptent une perspective globale sur
constitutionnels.
La perspective globale « désigne le point de vue adopté par la science du droit pour rendre
compte de
l’échelle
planétaire. »84 En d’autres termes, elle correspond à des discours doctrinaux qui portent sur
l’ensemble des occurrences d’un phénomène
juridique à
les phénomènes
juridiques globaux. La plupart de ces discours ont un caractère
homogénéisant dans le sens où ils effacent les spécificités culturelles nationales ou locales, au
profit de la convergence planétaire des systèmes constitutionnels85. Deux questions restent
cependant en suspens : quelles sont les difficultés auxquelles les constitutionnalistes sont
78 Le Professeur Anne PETERS propose une analyse positive et normative du constitutionnalisme global. La
première analyse suppose que : « Le constitutionnalisme global est un mouvement intellectuel qui, […],
relie ou reconstruit certains éléments du statut quo du droit international pour mettre en lumière les
fragments constitutionnels contenus dans l’ordre juridique international – dans leur interaction avec le
droit national – comme reflétant des principes constitutionnels complémentaires, notamment l’autorité de
la loi (rule of law), les droits de l’Homme et la démocratie (“la trinité constitutionnelle”). » A. PETERS,
« Le constitutionnalisme global : crise ou consolidation ? », Jus Politicum, n° 19, [en ligne], [consulté le 26
http://juspoliticum.com/article/Le-constitutionnalisme-global-Crise-ou-consolidation-
2019],
février
1197.html, p. 60.
79 Dans ses conclusions au colloque international intitulé « Le constitutionnalisme global » organisé par Denis
BARANGER et Manon ALTWEGG-BOUSSAC, les 29 et 30 mai 2017 à l’Université Paris II Panthéon-
Assas, le Professeur Mikhaël XIFARAS qualifie le constitutionnalisme global de « projet » et d’« idée
régulatrice ». M. XIFARAS, « Conclusions », Jus Politicum, n° 19, [en ligne], [consulté le 26 février
2019], http://juspoliticum.com/article/Conclusions-1200.html, p. 135.
80 Ces dispositifs juridiques peuvent être des régimes juridiques ou des organisations dont la portée ou le
domaine d’activités sont transnationaux. Pour plus de précisions sur ce point, cf. W. TWINING, General
Jurisprudence, Understanding Law from a Global Perspective, Cambridge, Cambridge University Press,
2009, pp. 14-15.
81 Selon le Professeur Anne PETERS, l’analyse normative du constitutionnalisme global est l’emploi des
« principes constitutionnalistes comme points de référence pour la critique du droit international en
vigueur, et pour fournir des arguments pour développer le droit international et les instances de la
gouvernances mondiale dans une direction plus
constitutionnaliste. » A. PETERS, « Le
constitutionnalisme global : crise ou consolidation ? », précit., p. 60.
Ibid.
82
83 G. FRANKENBERG, “Constitutional Transplants: The IKEA Theory Revisited”, précit., pp. 563-579.
84 M. XIFARAS, « Après les théories générales de l’Etat : le droit global ? », précit., p. 16.
85 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., pp. 105-134.
28
confrontés dans l’appréhension des phénomènes juridiques globaux ? La perspective globale
varie-t-elle d’un constitutionnaliste à l’autre ?
L’étude de la globalisation du droit constitutionnel confronte les constitutionnalistes à
quelques difficultés : imprégnés d’une tradition juridique nationale, la compréhension sociale
et spatiale qu’ils ont du monde est structurée par la catégorie Etat-Nation86. Le
constitutionnaliste japonais ou ghanéen par exemple, n’a pas la même perception du
constitutionnalisme global que son homologue français ou tunisien. D’une part, les concepts
employés par les constitutionnalistes reposent sur des représentations elles-mêmes fondées sur
des valeurs et des principes culturels divers et contingents. D’autre part, la perception de ces
concepts, est déterminée par des présupposés idéologiques, politiques et juridiques, propres
aux individus appartenant à chaque tradition ou culture juridique nationale87. Chaque culture
nationale est d’ailleurs appréhendée dans une langue particulière.
La compréhension du constitutionnalisme global suppose en outre que les constitutionnalistes
parlent une ou deux langues étrangères en plus de la leur. Afin qu’ils puissent comprendre les
notions et les concepts employés par les dispositifs juridiques supra-nationaux, ils doivent
pouvoir accéder à des matériaux de première main, d'où l'extrême nécessité de maîtriser
l’anglais88, car la plupart des outils constitutionnels globaux et des travaux sont pensés et
publiés dans cette langue89. De plus, l’objectif des constitutionnalistes est à terme de pouvoir
traduire dans leur langue et d’importer dans leur droit, les notions, les concepts et les
institutions étudiés à l’échelle globale. Ceci dit, la perspective globale adoptée par les
constitutionnalistes impacte-t-elle les représentations nationales du droit ?
86 M.-C. PONTHOREAU, « La métaphore géographique. Les frontières du droit constitutionnel dans un
monde globalisé », R.I.D.C., 3-2016, p. 611.
87 « [D]ans l’esthétique perspectiviste, les identités du droit et des lois mutent par rapport à un point de vue.
A mesure que le cadre, le contexte, la perspective ou la position de l’acteur ou de l’observateur change, les
faits et le droit ont des identités différentes. En conséquence, l’identité sociale ou politique de l’acteur légal
ou de l’observateur devient le siège crucial du droit et de l’enquête judiciaire », P. SCHLAG, “The
Aesthetics of American Law”, Harvard Law Review, Vol. 115, février 2002, No. 4, p. 1052. Nous
traduisons.
88 V. GROSSWALD CURRAN, “Comparative Law and Language”,
in M. REIMANN et R.
ZIMMERMANN (eds.), The Oxford Handbook of Comparative Law, Oxford, Oxford University Press,
2006, p. 676.
89 En 2002 et 2012, deux revues spécifiquement dédiées au constitutionnalisme global sont créées et éditées
en anglais : International Journal of Constitutional Law et Global Constitutionalism.
29
L’étude des phénomènes juridiques globaux conduit les constitutionnalistes à dissocier le
institutions étatiques90. Ce regard varie d’un
juridiques et des
droit des règles
constitutionnaliste à l’autre. Le constitutionnaliste de tradition juridique française qui
s’intéresse au droit tunisien emprunte une démarche d’ordre culturel. Cette approche lui
permet précisément de « porter son attention sur les éléments autres que les normes de
manière à atteindre les profondeurs du droit. »91 C’est d’ailleurs en considérant les
spécificités culturelles et l’histoire des concepts92 d’un autre système, qu’il arrive
progressivement à prendre de la distance et à faire la différence entre ce qui relève de
l’échelle globale et ce qui est plus spécifiquement national. Autrement dit, l’approche
culturelle du droit constitutionnel93 aide le spécialiste du droit tunisien (et a fortiori le
comparatiste) à être au plus près de la réalité du droit qu’il observe et à développer un regard
critique sur la pratique constitutionnelle.
Si l’étude des travaux préparatoires à la Constitution tunisienne vise à démontrer son
inscription au mouvement du constitutionnalisme global, elle aide surtout à relever « les
éléments de résistance, [et] de divergence par rapport à cette tendance. »94 Afin de
déconstruire l'uniformisation des discours sur le constitutionnalisme global, le comparatiste
met l’accent sur les différences entre les systèmes constitutionnels. Pour ce faire, il donne une
attention particulière à la contextualisation et aux spécificités culturelles du système
constitutionnel étudié. Autrement dit, si le comparatiste essaie de comprendre les discours de
la constitutionnalisation d’une gouvernance globale95, il prend en considération les intérêts du
pays en voie de développement96 objet de son analyse97. En appréhendant la réalité
90 H. MUIR WATT, “Globalization and Comparative Law”, in M. REIMANN et R. ZIMMERMANN (eds.),
The Oxford Handbook of Comparative Law, op.cit., p. 584.
91 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 52.
92 M.-C. PONTHOREAU, « Cultures constitutionnelles et comparaisons en droit constitutionnel. Contribution
à une science du droit constitutionnel », in J. DU BOIS DE GAUDUSSON, P. CLARET, P. SADRAN, et
B. VINCENT (eds.), Mélanges en l’honneur de Slobodan Milacic, Démocratie et liberté : tension,
dialogue, confrontation, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. 219-237.
93 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 247 et s.
94 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 13.
95 La gouvernance s'entend ici dans son acception large : un processus qui vise à organiser et / ou à réguler
des activités d’intérêt public. Pour plus de précisions sur ce point, cf. J. N. ROSENAU, “Governance,
Order, and Change in World Politics”, in J. N. ROSENAU, E.-O. CZEMPIEL (eds.), Governance without
Government, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, pp. 1-29. Voir également Commission on
Global Governance, Our Global Neighbourhood: The Report of the Commission on Global Governance,
Oxford, Oxford University Press, 1995, 432 p.
96 A. PETERS, “The Merits of Global Constitutionalism”, Indiana Journal of Global Legal Studies, 2/2016,
vol. 16, p. 404.
97 La version modérée du comparatisme est ici conjuguée à la version modérée du constitutionnalisme global.
Cette version est notamment défendue par le Professeur Anne PETERS qui suggère qu’ « [u]ne lecture
30
constitutionnelle en Tunisie, le comparatiste observe un nouveau type de constitutionnalisme
qui prend en compte une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam. Complexe et
contradictoire, la réalité constitutionnelle qu'il comprend, le conduit aussi à cerner les
incohérences et les conflits inhérents au droit national.
B. Les éléments culturels et spécificités identitaires du système constitutionnel
tunisien
Expression de l’identité98 de la Tunisie, la Constitution du 27 janvier 2014 réaffirme des
caractéristiques
d’ « identité
constitutionnelle »100, ces caractéristiques renvoient à la structure fondamentale de la
autochtones99. Qualifiées
distinctives
plus
et
Constitution. Concrètement, l’identité constitutionnelle est un socle de principes et de règles
qui représentent la substance et l’esprit d’une architecture constitutionnelle donnée. C’est la
base partagée à la lumière de laquelle tout le régime constitutionnel doit être bâti. C’est aussi
le caractère permanent et fondamental de ce qui forme et de ce qui fait partie de la
constitution101. Ghazi GHERAIRI parle d’horizon indépassable puisqu’il est inimaginable de
passer outre, de supprimer ou encore de perdre cette identité. Ces principes et règles doivent
nécessairement faire l’objet d’un consensus sociétal et politique. Ils doivent également être
constitutionnelle “modérée” n’implique d’aucune manière une constitution mondiale cohérente et
uniforme, ni même – c’est certain – un Etat global. L’idée n’est pas de créer un gouvernement centralisé et
global mais de constitutionnaliser une gouvernance multi-niveaux, globale et polyarchique. Ce projet doit
en effet prendre en compte plus largement les besoins et les intérêts des pays en voie de développement et
leurs populations. » Ibid.
98 Selon Paul RICOEUR, le concept d’identité serait composé de l’identité-idem et de l’identité-ipse. Notion
composite, l’identité-idem suppose une dynamique entre trois facteurs : l’unité (identité numérique), la
similitude (identité qualitative) et la permanence dans le temps (idée de structure invariable, de système
combinatoire). L’identité est aussi une notion dialectique qui implique une conciliation entre le même
(l’identité-idem) et la diversité (l’identité-ipse). L’identité-ipse contiendrait alors le changement, l’autre.
Pour plus de précisions sur le concept d’identité, cf. P. RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris,
Editions du Seuil, 1990, 410 p. et N. ABI RACHED, L’identité constitutionnelle libanaise [microfiche], G.
DRAGO (dir.), Thèse de doctorat en droit, Paris, Université Panthéon-Assas Paris II, 2011, p. 22.
99 H. W. O. OKOTH-OGENDO, “Constitutions Without Constitutionalism: Reflections on an African
Paradox”, in D. GREENBERG, S. N. KATZ, M. B. OLIVIERO, S. C. WHEATLEY (eds.), Constitutions
and Democracy. Transitions in the Contemporary World, New York 1993, p. 65.
100 Sur les différentes acceptions de l’identité constitutionnelle, cf. G.-J. JACOBSOHN, Constitutional
Identity, England, Harvard University Press, 2010, 355 p. Voir également M. ROSENFELD,
« Constitutional Identity », in M. ROSENFELD, A. SAJO (eds.), The Oxford Handbook of Comparative
Constitutional Law, Oxford, Oxford Universitu Press, 2012, pp. 756-775 et, M. TROPER, « L’identité
constitutionnelle », in B. MATHIEU (dir.), Cinquantième anniversaire de la Constitution française, Paris,
Dalloz, 2008, pp. 123-131.
101 Entretien avec l’Ambassadeur de Tunisie à l’UNESCO, Monsieur Ghazi GHERAÏRI, le vendredi 8 juin
2018 à l’UNESCO à Paris.
31
retrouvés au sein des dispositions de la constitution et servir d’éléments d’interprétation du
nouveau texte constitutionnel102.
Le Professeur Gary Jeffrey JACOBSOHN precise d’ailleurs qu’ « une constitution acquiert
une identité par l’expérience ; cette identité n’existe ni comme un objet d’invention discret, ni
comme une essence fortement incrustée dans la culture d’une société, ne nécessitant que
d’être découverte. Au contraire, l’identité émerge dialogiquement et représente un mélange
d’aspirations et d’engagements politiques qui expriment le passé d’une nation, ainsi que la
détermination de ceux de la société qui cherchent d’une certaine façon à transcender ce
passé. »103 L’attention portée à l’histoire constitutionnelle de la Tunisie et aux travaux
préparatoires à la Constitution du 27 janvier 2014 aide le comparatiste à appréhender les
composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne. Actuellement traduites par des clauses
immuables ou non révisables, ces composantes « identifient le noyau dur du système, qui, au
nom de l’identité elle-même, doit être préservé de toute modification, y compris celles qui
sont réalisées à travers la procédure prévue pour la révision constitutionnelle. »104 Gravées
aux articles 1, 2, 49 et 75 de la Constitution du 27 janvier 2014, ces composantes concernent
respectivement la forme de l’Etat, les droits et libertés fondamentaux garantis par la
Constitution, la durée du mandat présidentiel et son nombre.
Si elles éclairent « les éléments de spécificité du cadre constitutionnel national »105, elles
gravent dans le marbre constitutionnel « une divergence par rapport aux standards
globaux. »106 Cette divergence est en partie liée à l’aire civilisationnelle et culturelle dans
laquelle s’inscrit la Tunisie. Inscrit à l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014,
l’Islam est l’une des composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne. Bien qu’il ait fait
l’objet de nombreux débats à l’ANC, l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014
reprend mot pour mot l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959. Identique d’une
constitution à l’autre, l’article premier traverse le temps et fait de la Tunisie, une exception
102 Ibid.
103 G.-J. JACOBSOHN, “The formation of constitutional identities”, in R. DIXON and T. GINSBURG (eds.),
Comparative Constitutional Law, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2011, pp. 129-130.
104 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 : illustration de la globalisation du droit constitutionnel ? »,
Revue française de droit constitutionnel, 114, 2018, p. 349. Voir également M. TROPER, « L’identité
constitutionnelle », précit., pp. 123-131 et G.-J. JACOBSON, “The formation of constitutional identities”,
précit., pp. 129-142.
105 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 13.
106 Ibid.
32
dans le monde arabo-musulman. Cet article indique en effet que : « La Tunisie est un Etat
libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son
régime. » Le possessif « sa » pose la question de savoir qui de l’Etat ou du peuple a pour
religion l’Islam107. Si l’Islam est la religion de l’Etat, cela veut dire que la religion est
normative, alors que si l’Islam est une caractéristique du peuple en Tunisie, la religion aurait
une fonction descriptive. Sujet à interprétations, l’article premier est pourtant lié à l’article
deuxième qui fait de la Tunisie, un Etat « civil » fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple
et la primauté du droit.
Au cœur du compromis constitutionnel108, ces deux articles caractériseraient à eux seuls, la
substance et l’esprit du système constitutionnel tunisien109. La Tunisie est un Etat « civil » qui
a pour référence l’Islam. Cette affirmation pose pourtant la question de savoir si l’Islam
comme composante de l’identité constitutionnelle est compatible avec la limitation du
pouvoir, l’autonomie individuelle et l’égalité homme / femme chers au constitutionnalisme.
L’Islam traite en effet « des questions comme le blasphème, le prosélytisme, l’héritage et le
statut personnel [qui] entrent souvent en conflit avec les dispositions constitutionnelles
concernant l’égalité, la liberté d’expression et la liberté de religion. »110 L’Islam interdit aux
musulmans de quitter la religion, condamne l’apostasie, le takfir et le blasphème111. De la
même manière, il ne reconnaît pas l’égalité successorale entre l’homme et la femme. Or,
depuis le règne d’Ahmed Bey, la Tunisie a aménagé son identité musulmane avec les idées
constitutionnelles européennes. S’il est nécessaire de savoir comment cela est possible112, il
est également fondamental de comprendre ce que ce que veut dire construire le
constitutionnalisme tunisien.
107 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,
POLITEIA – N° 31 (2017), p. 154.
108 Pour plus de précisions sur la naissance de ce compromis cf. le Chapitre 2 du Titre I de la PARTIE I de cette
thèse, relatif à la naissance du « compromis dilatoire » entre théocrates et démocrates, p. 117.
109 Bien qu’ils fassent partie de l’identité constitutionnelle de la Tunisie, les articles 39 et 75 sont liés à l’histoire
récente du pays. Ils rappellent la prise de distance par rapport au passé autoritaire et liberticide de la
Tunisie. Ces deux articles font l’objet de plus amples développements au sein de la thèse.
110 R. HIRSCHL and A. SHACHAR, “Competing Orders? The Challenge of Religion to Modern
Constitutionalism”, The University of Chicago Law Review, 85 (2), 2018, p. 427.
111 Les raisons pour lesquelles l’Islam prohibe ces libertés sont expliquées au sein du A. du Paragraphe 2 de la
Section 2 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE II de cette thèse, relatif à la liberté de ne pas avoir de
religion, p. 499.
112 Voir sur ce point la Section III de cette introduction, p. 42.
33
II.
Ce que veut dire construire le constitutionnalisme tunisien
Le terme construction est intéressant à plusieurs égards. Construire, c'est « [b]âtir, suivant un
plan déterminé, avec des matériaux divers »113, dont les synonymes sont notamment édifier,
ériger, reconstruire. Cette première définition aide le comparatiste à fabriquer l’objet de son
étude, avec des matériaux qui ne sont autres que la contextualisation et l’appréhension
culturelle du droit. Construire signifie également « [f]aire exister (un système complexe) en
organisant des éléments mentaux. »114 Il est aussi synonyme des verbes agencer, arranger,
assembler, composer, créer. Cette seconde signification permet de trouver dans la tradition, la
culture, l’histoire, la politique, la sociologie et le droit, les éléments qui aident le comparatiste
à élaborer de toute pièce, à sa manière et avec les éléments de son choix, l'objet d’étude qu’est
le constitutionnalisme tunisien. L’objet « constitutionnalisme tunisien » n’est donc pas venu
de nulle part, il a été construit au fil de la recherche sur le droit et le système constitutionnel
en Tunisie. S’il est nécessaire d’exposer au lecteur comment le comparatiste a construit et
contextualisé l’objet de sa recherche (B), il est également important à cette fin de situer le
chercheur dans un contexte bien précis (A).
A. La contextualisation du comparatiste
Le Professeur Vivian GROSSWALD CURRAN affirme que « la lentille avec laquelle
l’altérité est perçue, est elle-même culturellement contingente, plutôt qu’absolue et
immuable. »115 Le regard porté sur le constitutionnalisme tunisien est par conséquent
culturellement contingent. Alors, au lieu de prétendre à l’objectivité scientifique, il vaut
mieux « mettre en valeur les facteurs qui, de toute manière, conditionnent le locuteur. Plutôt
donc que de les refouler, il est plus utile de les exorciser. »116 Comme tout juriste, le
comparatiste appartient à une tradition juridique nationale. Cette tradition impacte
nécessairement sa compréhension et ses connaissances en droit. Acquises au cours d’une
formation juridique dans une université française, ses connaissances influencent constamment
113 Construire, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, Paris, Dictionnaires LE ROBERT, 1985,
p. 375.
114 Ibid.
115 V. GROSSWALD CURRAN, “Dealing in Difference: Comparative Law’s Potential for Broadening Legal
Perspectives”, American Journal of Comparative Law, 1998, n° 46, p. 667.
116 S. LAGHMANI, « Islam et droits de l’Homme », in G. CONAC et A. AMOR (dir.), Islam et droits de
l'Homme, Paris, Economica, 1994, p. 44.
34
sa perception du droit tunisien. Le Professeur Pierre LEGRAND constate à ce titre que le
comparatiste ne peut « désapprendre l’intégralité de ce qu’il a appris de façon à ce que ses
connaissances ne colorent en rien sa perception de la culture nouvelle. »117 Alors, pour éviter
l’effet de distorsion auquel peut amener l'étude d’un droit étranger, le comparatiste est tenu de
mettre à plat les connaissances juridiques qu’il a acquises. Autrement dit, il doit tenter
d’intégrer une autre manière de raisonner en droit.
Avant de devenir comparatiste, le juriste doit se spécialiser dans le droit étranger qu’il étudie.
« La compréhension d’un autre droit est un travail de construction ou, plus exactement, de
reconstruction. »118 La reconstruction d’un autre système juridique suppose que le juriste
comprenne « le travail des idées, des pensées et des sensibilités dans un système juridique
déterminé, pour utilement pouvoir restituer les principes, les concepts, les croyances et les
raisonnements qui y sont à l’œuvre. »119 L’étude approfondie du droit étranger amène le
comparatiste à acquérir le savoir-faire du juriste de l’autre droit. Ceci induit une étude
approfondie des éléments structurels et culturels du système constitutionnel tunisien. Le
Professeur Elizabeth ZOLLER recommande de « pénétrer à l’intérieur du système étranger et
[d’]essayer de le comprendre au sens étymologique, c’est-à-dire le “prendre avec soi”. »120
Alors, dans l’objectif de saisir les concepts et les institutions qui fondent ce système121, il faut
« avoir des connaissances linguistiques de manière à accéder à des matériaux de première
main. »122 L’étude du droit tunisien123 est ainsi liée à l'apprentissage de l’arabe littéraire124.
117 P. LEGRAND, Le droit comparé, op.cit., p. 58.
118 M.-C. PONTHOREAU, « Droits étrangers et droit comparé : des champs scientifiques autonomes ? », in
Revue internationale de droit comparé, avril-juin 2015, n° 2, p. 300.
119 E. ZOLLER, « Qu’est-ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », Droits, 2000, n° 32, p. 133.
120 Ibid., p. 132.
121 D’après le Professeur Pierre LEGRAND, le comparatiste doit « [c]omprendre comment et pourquoi le droit
est ce qu’il est, là où il est. » P. LEGRAND, Le droit comparé, op.cit., p. 32.
122 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 73.
123 Pour éviter les confusions et les amalgames, j’ai étudié le droit tunisien telle une étudiante de première
année à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis. Je me suis procuré les ouvrages
de droit public – essentiellement de droit constitutionnel et administratif – et j'ai essayé de mettre à plat mes
connaissances en droit français.
124 N'ayant étudié en langue arabe que jusqu'à dix ans, je ne maîtrisais plus l’arabe littéraire au moment de
l’inscription en thèse. Malgré des cours à l’Université de Bordeaux Montaigne de 2015 à 2017, il m’est
parfois difficile de déchiffrer, de cerner et de retranscrire en Français, les nuances et les subtilités de la
langue. Or, pour pouvoir accéder aux travaux préparatoires à la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014,
je devais savoir lire et comprendre l’arabe. Interprète dans cette langue, ma mère Line FINAN, a joué un
rôle déterminant. Grâce à elle, j’ai pu lire, traduire et retranscrire en droit français, l’ensemble des
documents de la Commission des droits et libertés, de la Commission des pouvoirs législatif, exécutif et des
relations entre eux, de la Commission du préambule, des principes fondamentaux et de la révision de la
Constitution et de
judiciaires, administratives, financières et
juridictions
constitutionnelles.
la Commission des
35
Quand éclate la révolution du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 de nombreux experts se
mobilisent pour comprendre et expliquer les causes et les conséquences de la vague
révolutionnaire qui déferle sur les pays arabo-musulmans. Bien qu’ils viennent des quatre
coins du globe, la majorité d’entre eux est occidentale ou du moins européenne125. Le
Professeur Xavier PHILIPPE a par exemple, été chargé par une délégation de Democracy
Reporting International d’aider les membres de l’ANC à élaborer les articles de la
Constitution126. Fascinés par
rupture constitutionnelle en Tunisie, ces experts
la
internationaux s’intéressent de près aux débats et aux travaux constituants. Leurs observations
et analyses se traduisent souvent par la publication d’innombrables articles en anglais127 et en
français128. Ces experts ne sont pourtant pas les seuls à commenter l’état du droit
constitutionnel et des institutions publiques en Tunisie. En plus de parler l’arabe, les
spécialistes nationaux du droit constitutionnel maîtrisent une, voire plusieurs langues
étrangères. La plupart d’entre eux ont appris l’allemand ou/et l’italien et communiquent
régulièrement en anglais et en français. S’ils suivent de près les travaux des commissions
constituantes, ces experts nationaux129 commentent les différentes versions du texte
constitutionnel. Ils familiarisent ainsi les Tunisiens et la communauté internationale avec la
constitution en élaboration. Bien que de nombreux documents et commentaires soient écrits
en anglais et en français, un accès direct en arabe s’est révélé essentiel.
125 La plupart de ces experts sont de nationalité française et italienne. Le Professeur Tania GROPPI de
l’Université de Sienne a dédié une partie de ses travaux au processus constituant et à la Constitution du 27
janvier 2014. Il en est de même de sa doctorante Tania ABBIATE. Voir à titre d’exemple T. ABBIATE, La
transizione costituzionale tunisina fra vecchie e nuove difficoltà, in Federalismi, Focus Africa, 14 juillet
2014, n. 2, 2 [en ligne], [consulté le 29 septembre 2020], http://www.federalismi.it/nv14/articolo-
documento.cfm?Artid=26821&content=La+transizione+costituzionale+tunisina+fra+vecchie+e+nuove+dif
ficolt%C3%A0&content_author=Tania+Abbiate.
126 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis. Le Professeur Xavier PHILIPPE a d’ailleurs publié de multiples articles sur
le processus constituant et la Constitution du 27 janvier 2014. Voir par exemple X. PHILIPPE, « Les
processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la Tunisie : rupture ou
continuité ? » in F. MELIN-SOUCRAMANIEN (dir.), Espaces du service public. Mélanges en l’honneur
de Jean du Bois de Gaudusson, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2013, pp. 545-546.
127 Pour un exemple significatif en la matière voir R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human
Right and Islam after the Arab Spring, New York, Oxford University Press, 2016, 992 p.
128 Grâce à la contribution financière du Japon, du Royaume de Belgique, de l’Union européenne, de la Suède,
du Royaume du Danemark, de la Norvège et de la Confédération suisse, le PNUD a publié le recueil
d’articles suivant : M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE
LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives,
2018],
2016,
http://www.tn.undp.org/content/tunisia/fr/home/library/democratic_governance/la-constitution-de-la-
tunisie-.html, 631 p.
[consulté
ligne],
mars
[en
24
le
129 Notamment ceux de l’Association Tunisienne de Droit Constitutionnel (ATDC).
36
Langue du tanzîl, c'est-à-dire de la « descente » ou de la révélation, l’arabe a été utilisé par
Dieu pour communiquer avec Mahomet. Langue sacrée, l’arabe véhicule un système normatif
et axiologique particulier. Les mots sont religieusement connotés et comme tous signifiants,
ils peuvent renvoyer à de multiples signifiés. Celui qui maîtrise l’arabe accède aux normes
religieuses et tente de restituer le message divin avec les éléments de contexte que contient la
langue arabe. Bien que de multiples observateurs occidentaux se soient intéressés à la Tunisie,
peu d’entre eux avaient accès aux subtilités et à la religiosité de la langue arabe. Que penser
alors des écrits en anglais et en français des experts tunisiens ? Même s’ils critiquent les
défaillances de l’ANC, les experts nationaux ont été des acteurs de premier plan du processus
constituant. C’est par exemple le cas des Professeurs Yadh BEN ACHOUR et Slim
LAGHMANI. Le premier a présidé la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la
révolution, la réforme politique et la transition démocratique130. Le second est intervenu pour
améliorer la formulation de l’article 49 de la Constitution131. Bien que leurs écrits soient des
références en la matière, il est important pour le comparatiste de se faire sa propre opinion sur
l’expérience tunisienne, notamment en apprenant l’arabe pour accéder aux travaux
préparatoires à la Constitution du 27 janvier 2014.
Afin de maîtriser la religiosité de la langue arabe, il était nécessaire de comprendre ce
qu’implique l’Islam. Religion sociologique de la majorité des Tunisiens, l’Islam « représente
un système de valeurs, de références, de conduites et d’identification socioculturelle, toujours
apte à faire des concessions et à élaborer des compromis à l’égard de la modernité. Il
constitue, pour beaucoup de musulmans, davantage un patrimoine symbolique collectif,
culturel et identitaire, qu’un ensemble de codes moraux et normatifs strictement et
exclusivement religieux. »132 Dans l’objectif de pénétrer ce patrimoine symbolique, il était
nécessaire de s’intéresser à la religion et à ses multiples expressions en Tunisie133. L’Islam
recouvre en réalité des identités plurielles vécues au travers de l’histoire et de la culture de
130 Pour plus de précisions sur le rôle et l’importance de cette instance dans le processus de transition
constitutionnelle tunisien cf. Annexe 2 – Chronologie de la transition tunisienne, 11 février 2011.
131 Salsabil KLIBI affirme que « c’est le Professeur Slim Laghmani qui a introduit l’article 49 de la
Constitution. Il revient aux Pactes de 1968 et aux publications des premières versions de la Constitution
pour l’établir. » Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
132 A. LAMCHICHI, L’islamisme politique, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 16.
133 Parce qu'il existe différentes manières d’être musulman, celles-ci se sont opposées lors de l’écriture de la
Constitution en Tunisie. Pour plus de précisions sur ce point cf. la PARTIE I de cette thèse.
37
chaque pays dans lequel il s’inscrit134. L’intérêt porté à l’expression de l’Islam en Tunisie était
doublée d’une familiarisation avec le dialecte tunisien.
Ceci se justifie par le fait qu’en droit, le langage et le raisonnement sont déterminés par des
cadres épistémologiques et culturels spécifiques. Conscient de ces paramètres, le comparatiste
doit procéder à une contextualisation135, en essayant d’accéder à la « structure cognitive »136
du système constitutionnel qu'il étudie. Chaque notion analysée est en effet articulée à partir
de valeurs et de pratiques juridiques particulières dont il doit rendre compte. Il est également
tenu de mettre au jour les présupposés idéologiques, politiques et juridiques qui fondent la
conception nationale du droit. Ce travail s’avère pourtant difficile pour le comparatiste de
culture arabe. Ses présupposés culturels l’amènent souvent à croire que certaines notions lui
sont acquises puisque familières. Il interprète ainsi certains concepts à l’aune de ses acquis
culturels. Or, les cultures arabes diffèrent à bien des égards les unes des autres. Alors, dans
l’objectif de rester fidèle à la conception nationale du droit qu’il observe, le comparatiste est
amené à s’immerger dans la société qu’il étudie. Des déplacements à Tunis137 et des échanges
avec des spécialistes nationaux et internationaux du droit138, ont de fait, été incontournables :
ils ont permis de comprendre les concepts juridiques dans leur contexte et d’éviter des erreurs
d’interprétation139. L’immersion dans la société tunisienne a ainsi été doublée d’une démarche
interdisciplinaire. Cette démarche a permis d’identifier les traces du constitutionnalisme
134 Le Professeur Ferhat HORCHANI précise à ce titre qu’ « il n’y a pas d’islam unique, mais de nombreuses
lectures et interprétations qui reflètent les spécificités nationales et le poids de la modernité dans chaque
pays. » F. HORCHANI, “Islam and the Constitutional State. Are They in Contradiction?”, précit., p. 200.
Nous traduisons.
135 A. PETERS and H. SCHWENKE, “Comparative Law Beyond Post-Modernism”, International and
Comparative Law Quaterly, octobre 2000, vol. 49, pp. 801-802. Voir également M. VAN HOECKE and
M. WARRINGTON, “Towards a New Model for Comparative Law”, International and Comparative Law
Quaterly, Vol. 47, juillet 1998, N° 3, pp. 495-536.
136 W. EWALD, “Comparative Jurisprudence: What Was It Like to Try a Rat?”, University of Pennsylvania
Law Review, 1995, vol. 143, pp. 1889-2149. Dans un autre important article, William EWALD
énonce : « Ce que nous devrions chercher à comprendre, ce n’est pas le droit dans les livres ni le droit en
action, mais le droit dans les esprits. » W. EWALD, “The Jurisprudential Approach to Comparative Law:
A Field Guide to "Rats"”, American Journal of Comparative Law, 1998, vol. 46, p.704. Nous traduisons.
137 J’ai séjourné en Tunisie : d’abord pour participer aux XXXIIème et XXXIIIème sessions de l’Académie
Internationale de Droit Constitutionnel (AIDC) à Tunis en 2016 et 2017, puis pour une période plus longue
d’échanges à l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC) en 2016 et à la Faculté des
Sciences Juridiques, Politiques et Sociales à Tunis en 2017.
138 J’ai réalisé des entretiens avec les experts internationaux en matière de justice transitionnelle Filippo di
CARPEGNA et Guluzar ÖZLEM CELEBI du Programme des Nations Unis pour le Développement
(PNUD). J’ai également interviewé Slim LAGHMANI et Salsabil KLIBI, experts constitutionnels
nationaux en matière d’élaboration de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014. Ils ont d’ailleurs aidé à
son élaboration. J’échange aussi régulièrement avec l’ambassadeur tunisien à l’UNESCO à Paris, Ghazi
GHERAIRI.
139 Les ouvrages de l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC), de la Libraire juridique
LATRACH et de la Libraire AL KITAB à Tunis, ont servi de base à ma réflexion et à la contextualisation
de ma recherche.
38
tunisien grâce aux apports de l’histoire, de la politique, et de la sociologie. Cela était
d’ailleurs fondamental pour bien contextualiser l’objet de la recherche.
B. La contextualisation de l’objet de la recherche
Afin de rendre compte de la spécificité du constitutionnalisme tunisien, le comparatiste est
tenu de s’attacher « au suivi temporel de l’histoire dont [la Constitution du 27 janvier 2014]
est le produit […] en remontant aussi loin qu’il est nécessaire et qu’il est possible dans le
passé du cas, en même temps qu’une exploitation détaillée du devenir corrélatif du (ou des)
contexte(s) dans lesquels il s’inscrit. »140 Plus le contexte est spécifié, moins le cas tunisien
est substituable par un autre. S’il est primordial d’accorder une attention particulière au
contexte dans lequel émerge et s’épanouit le constitutionnalisme tunisien, la contextualisation
ne doit toutefois pas être poussée à l’extrême. L’observation par le comparatiste de la
construction du constitutionnalisme tunisien a pour objectif d’« extraire une argumentation de
portée plus générale, dont les conclusions pourront être réutilisées pour fonder d’autres
intelligibilités ou justifier d’autres décisions. »141 La recherche par le comparatiste des traces
du constitutionnalisme tunisien est guidée par un objectif bien précis.
Comme toute construction intellectuelle, une étude de droit comparé se fabrique. « Elle
dépend en pratique de la question soulevée qui, elle-même, dépend de l’objectif poursuivi par
celui qui compare. »142 En regardant dans quelles conditions le constitutionnalisme tunisien a
été construit, le comparatiste essaie de comprendre comment une identité constitutionnelle
comprise dans
l’Islam, est conciliable avec
les composantes
traditionnelles du
constitutionnalisme. L’objectif poursuivi par l’étude du constitutionnalisme tunisien est de
proposer, grâce à une connaissance de la réalité constitutionnelle tunisienne, une analyse
alternative à la globalisation du droit constitutionnel. Cette analyse regarde aussi les Etats de
la rive Est et Sud de la Méditerranée qui ont connu ou qui connaissent des soulèvements
populaires d’ordre révolutionnaire.
140 J.-C. PASSERON, J. REVEL, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », précit., pp. 17-18.
141 Ibid., p. 9.
142 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 59.
39
Dans l’objectif de proposer un discours alternatif à la globalisation du droit constitutionnel, il
faut commencer par comprendre le constitutionnalisme tunisien. « Le constitutionnalisme
tunisien, en effet, ne peut être saisi que par référence à un réformisme. »143 Il est alors
impératif d’enquêter sur le réformisme. Au XIXème siècle, KHEREDINE et Ahmed IBN ABI
DHIAF144 cherchaient à concilier les valeurs authentiques de la civilisation arabe et islamique,
avec les valeurs modernes de la civilisation occidentale. Au lieu de rejeter les innovations qui
leur étaient imposées par les puissances européennes et la Sublime Porte145, ils tentèrent de les
ajuster et de les adapter à la société arabo-musulmane dans laquelle ils vivaient. L’un des
premiers concepts qu’ils ont essayé d’assimiler est celui de constitution. Malgré l’observation
scrupuleuse des constitutions et des ordres juridiques européens, leur perception des sociétés
libérales était marquée par les valeurs religieuses et précapitalistes de la Tunisie beylicale. De
plus, ils ne saisissaient pas le processus de sécularisation qui en Occident, faisait de la religion
une affaire privée. En Tunisie, l’Islam régissait tous les aspects de la vie en communauté et
aucune critique de la religion n’était admise. Ainsi, s’ils militaient en faveur d’un pouvoir
monarchique146 limité par une constitution, la constitution de leurs vœux était composée du
Coran et de la Sunna. Décontextualisée et rendue conforme à l’Islam, l’idée de constitution a
pourtant progressé.
Sous
le protectorat français,
les valeurs
libérales véhiculées par
l’occupant sont
progressivement assimilées par les élites nationalistes qui réclament une constitution pour la
Tunisie. Le Néo-Destour147 estimait pourtant que l’élection au suffrage universel d’une
Assemblée Constituante permettrait l’établissement d’un régime constitutionnel et par voie de
conséquence, l’émancipation de la Tunisie. A l’époque, la volonté des Tunisiens en général et
de Habib BOURGUIBA en particulier était de hâter la libération du pays. La Constitution
était mise au service de l’indépendance et l’Islam était quasiment absent des débats
constituants. Volontairement ambigües, les dispositions de l’article premier de la Constitution
du 1er juin 1959 sont sujettes à interprétation. Même si elles ne permettent pas, à elles seules,
de savoir qui de l’Etat ou du peuple a pour religion l’Islam, leur interprétation par
BOURGUIBA et BEN ALI a fait de l’Islam, la religion sociologique de la majorité des
143 M. CAMAU, « Articulation d’une culture constitutionnelle nationale et d’un héritage bureaucratique : la
désarticulation du constitutionnalisme au Maghreb aujourd’hui », précit., p. 143.
144 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Ahmed IBN ABI DHIAF.
145 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Sublime Porte.
146 Ce type de pouvoir ne peut, d’après Ahmed IBN ABI DHIAF s’obtenir que par la révolution d’un peuple en
quête de liberté contre le despotisme ou par l’octroi d’une constitution.
147 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Néo-Destour.
40
Tunisiens. Sous l’ancien régime, l’Islam n’était pas une source formelle du droit et de la loi.
Bien que le processus constituant et les dispositions de la Constitution du 1er juin 1959 aient
été l’œuvre du Néo-Destour, il est intéressant de relever que les réformes et idées libérales
imposées à la Tunisie au XIXème siècle, sont progressivement comprises dans leur contexte,
intégrées par les élites nationalistes et mises au service des Tunisiens.
Après l’indépendance cependant, la constitution n’est comprise que comme un instrument au
service du pouvoir politique. Alors même qu’elle garantissait la séparation des pouvoirs et les
droits et libertés des Tunisiens, elle a été instrumentalisée par BOURGUIBA et BEN ALI.
Les multiples révisions qu’elle a subies et l’ineffectivité des droits et libertés consacrés
amenaient les Tunisiens à croire qu’elle servait les intérêts des gouvernants et non ceux des
gouvernés. Ce n’est qu’avec le renversement du régime autoritaire de BEN ALI que les
Tunisiens se sont trouvés à l’origine de la constitution. Avec la révolution du 17 décembre
2010 au 14 janvier 2011, les Tunisiens ont pris conscience de l’impact de l’expression
souveraine de leur volonté et de l’importance du droit constitutionnel dans la réalisation de
leur aspiration démocratique. Leurs revendications constitutionnelles replacent la constitution
au centre de la réflexion sur le constitutionnalisme en Tunisie. La constitution n’est plus
considérée comme un instrument du pouvoir mais comme un instrument de gouvernement
limité148.
Le 23 octobre 2011, quand ils envoient une majorité de Nahdhaouis à l’ANC, ils placent les
débats sur la religion au cœur du processus constituant. Comme l’affirme le Professeur
Abdullahi AHMED AN-NA’IM, « pour être durable et efficace, une constitution doit
atteindre la légitimité islamique au sein de la population en général, mais elle ne peut pas
être qualifiée de constitution du tout si ou dans la mesure où elle ne respecte pas les
caractéristiques fondamentales du constitutionnalisme. »149 Entre 2011 et 2014, la question
de la relation entre l’Islam et le constitutionnalisme est posée et largement débattue. L’Islam
comme religion est associée au caractère « civil » de l’Etat. Le compromis constitutionnel
auquel ont abouti les Tunisiens permet à la Constitution du 27 janvier 2014 de prendre en
considération l’appartenance religieuse des Tunisiens tout en respectant les droits et libertés
148 Sur la culture de la constitution, voir M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit.,
p. 272 et s.
149 A. AHMED AN-NA’IM, “The Legitimacy of Constitution-Making Processes in the Arab World: An
Islamic Perspective”, in R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam
after the Arab Spring, op.cit., p. 30. C’est nous qui traduisons.
41
découlant de la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. Il est alors
intéressant de savoir comment la Tunisie aménage son identité constitutionnelle comprise
dans l’Islam avec les fondements du constitutionnalisme.
III. L’aménagement d’une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam avec
les fondements du constitutionnalisme
Le Professeur Ferhat HORCHANI avoue que « [l]a question de la relation entre l’islam et le
constitutionnalisme se pose parce que la Constitution est censée définir l’identité de l’Etat, la
source du pouvoir et la manière dont les normes, en particulier celles qui régissent les droits
et les libertés, sont générées et respectées. »150 Cette question se pose en Tunisie après la
révolution du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 pour deux raisons principales. La
première est que l’Islam est la religion de la majorité des Tunisiens. La deuxième est liée à la
victoire du parti islamiste Ennahdha aux élections constituantes du 23 octobre 2011. Alors
même que le programme électoral du parti avait précisé la volonté des Nahdhaouis de
maintenir la formulation de l’article 1er de la Constitution du 1er juin 1959, en 2012, ils
changent de position : ils désirent faire de la charia151, la source de la législation et de Dieu, le
seul souverain. Ceci contredit pourtant la volonté d’une partie des Tunisiens d’installer un
Etat « civil » fondé sur la citoyenneté, la souveraineté du peuple et la primauté du droit. Cet
Etat « civil » distinguerait la religion de la politique et non la religion de l’Etat.
« L’idée de séparer la religion et la politique a une histoire. Celle-ci est chrétienne, prend ses
racines dans l’expérience de la chrétienté européenne et a été rendue possible parce que les
chrétiens considéraient, pratiquement dès les origines, que l’église et l’Etat étaient des entités
conceptuellement séparées, dont les compétences et les pouvoirs, ainsi que la logique, étaient
150 F. HORCHANI, “Islam and the Constitutional State. Are They in Contradiction?”, précit., p. 199.
151 La référence à la charia ne donne pas d’indication sur le droit matériel mis en œuvre. Composé du Coran et
de la Sunna, la charia est un corpus de textes. Ce dernier renvoie surtout aux obligations du musulman
(ibadat), au droit de la famille et, à l’héritage. Le législateur et le juge sélectionnent dans ce corpus les
textes dont ils ont besoin. Suite à cela, ils se livrent à un travail d’interprétation. Quand Ennahdha fait
référence à la charia, deux questions se posent. Quel texte sera appliqué ? Quel est l’objectif de la référence
à la charia. Pour de plus amples explications sur la charia cf. Jean-Philippe BRAS, « Droit, Islam et
Politique dans les Printemps arabes », Conférence Cycle 2012-2013 : Religion et politique en Islam,
EHESS,
le 19 septembre 2020], https://www.canal-
u.tv/video/ehess/11_conference_de_jean_philippe_bras_droit_islam_et_politique_dans_les_printemps_arab
es.12040.
le 2 avril 2013,
[consulté
ligne],
[en
42
différents. »152 Contrairement au Christianisme, il n’y a pas d’Eglise dans l’Islam. Aucun
intermédiaire n’existe entre l’humain et le divin. La séparation de la religion et de la politique
s’oppose au message, à l’esprit et aux objectifs de l’Islam153. A l’origine de l’Islam, se trouve
d’ailleurs l’idée d’Umma154. L’Umma est une « communauté politico-religieuse unifiée dans
laquelle l’autorité politique est à la fois soumise au droit divin et chargée de l’appliquer. »155
Il semble alors logique que les partisans d’Ennahdha aient voulu lier la religion et la
politique. A l’instar des Frères musulmans en Egypte, ils voulaient aussi faire de l’Islam, la
religion de l’Etat. Or, depuis la promulgation de la Constitution du 1er juin 1959, la spécificité
de la Tunisie résidait dans son article premier. Sous les régimes autoritaires de BOURGUIBA
et de BEN ALI, cet article n’a jamais été interprété de manière à faire de l’Islam, la religion
de l’Etat. L’Islam a toujours été géré par l’Etat et il ne servait pas de source formelle à la loi.
Nonobstant pour éviter le scénario égyptien156 et rester au pouvoir, Ennahdha renonce à ses
prétentions premières. Il accepte de reconduire l’article premier de la Constitution du 1er juin
1959 et de faire de la Tunisie un Etat « civil ». Toutefois, lors du neuvième congrès du
parti157, Ennahdha rappelle que l’Etat « civil » doit être construit sur les valeurs de l’Islam.
Malgré le maintien de l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959, les Nahdhaouis
considèrent que les gouvernants peuvent s’inspirer des préceptes religieux. Contrairement à
l’article 2 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014 qui fait de l’Islam, la religion de
l’Etat et des principes de la charia, la source principale de la législation, en Tunisie, le peuple
est souverain mais ses représentants peuvent s’inspirer des préceptes et principes de l’Islam
pour élaborer la loi, selon la volonté du peuple et les attentes du corps social. La Tunisie est
de ce fait, un Etat « civil » dont la référence est l’Islam.
Phénomène sociologique saisi par la loi, l’Islam ne devrait s’opposer ni aux droits et aux
libertés du citoyen, ni à leur protection juridictionnelle et encore moins, à l’instauration de
152 S. LAST STONE, « La religion et l’Etat : des exemples de séparation en droit hébraïque », in H. RUIZ
FABRI et M. ROSENFELD (dir.), Repenser le constitutionnalisme à l’âge de la mondialisation et de la
privatisation, Paris, Société de Législation Comparée, 2011, p. 355. Voir également S. MANCINI, “The
Tempting of Europe, the Political Seduction of the Cross: A Schmittian Reading of Christianity and Islam
in European Constitutionalism”, in S. MANCINI and M. ROSENFELD (eds.), Constitutional Secularism in
an Age of Religious Revival, Oxford, Oxford University Press, 2014, pp. 111-135.
153 L’Islam ne connaît ni dans son histoire, ni sans ses textes, une séparation entre le temporel et le spirituel.
154 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Umma.
155 S. LAST STONE, « La religion et l’Etat : des exemples de sépration en droit hébraïque », précit., p. 355.
156 En Egypte, la société civile renverse le régime politique des Frères musulmans et pousse le Président
MORSI à la démission.
157 Ce dernier s’est tenu en Tunisie du 12 au 16 juillet 2012.
43
l’Etat de droit en Tunisie. Or, « la religion et le constitutionnalisme se heurtent souvent à des
valeurs fondamentales et à des préférences politiques. »158 Quand bien même l’Islam n’admet
ni la liberté de conscience159 ni l’égalité successorale entre l’homme et la femme160, le droit et
la loi en Tunisie les reconnaissent explicitement. L’article 6 de la Constitution du 27 janvier
2014 prévoit la garantie par l’Etat de la liberté de conscience. Le 23 novembre 2018, le
Gouvernement de Youssef CHAHED a approuvé puis déposé à
l’Assemblée des
Représentants du Peuple (ARP), un projet de loi relatif à l’égalité successorale. Bien qu’ils
soient révolutionnaires, ces deux exemples posent la question de savoir si la liberté de
conscience et l’égalité successorale sont pleinement effectives dans les textes et la pratique.
Ce n’est qu’après avoir étudié les travaux préparatoires à la Constitution du 27 janvier 2014 et
la réalité constitutionnelle tunisienne qu’une réponse à la question pourra être apportée.
L’article 6 de la Constitution du 27 janvier 2014 enjoint l’Etat à protéger la religion et à
garantir la liberté de conscience. En ne constitutionnalisant que l’Islam, les constituants
excluent du texte constitutionnel les individus athées, non croyants, non pratiquants et non
musulmans. Or la liberté de conscience consiste en la possibilité pour un individu de décider
librement de ses opinions politiques et religieuses, de son système de valeurs et de principes
existentiels et cela inclut de ne pas en avoir161. La liberté de conscience doit par ailleurs
pouvoir s’exercer sans crainte de représailles, de manière libre et s'il y a lieu, publique. Bien
qu’elle soit reconnue par l’article 6 de la Constitution, la liberté de conscience est comprise
dans l’Islam. Socialement et culturellement important, l’Islam n’admet pourtant aucune
critique en Tunisie. Aucun comportement ou propos allant à l’encontre des principes et
valeurs de l’Islam ne peut donc être tenu en public. Dès lors, la liberté de conscience n’est pas
pleinement garantie. Malgré ce constat il est remarquable de constater que la Tunisie est le
seul pays arabo-musulman qui, suite à la vague révolutionnaire de 2010-2011, a
158 R. HIRSCHL and A. SHACHAR, “Competing Orders? The Challenge of Religion to Modern
Constitutionalism”, précit., p. 426.
159 Dans l’Islam, on est libre d’adhérer au message coranique mais il est difficile de se rétracter. Pour plus de
précision sur la conception islamique de la liberté de conscience cf. « Islam et liberté de conscience -
Conférence “Islam au XXIème siècle” du 26 février 2019 à l’UNESCO » [en ligne], [consulté le 10
septembre
https://www.youtube.com/watch?v=obc
MDijaOtA&t=5611s&fbclid=IwAR3XWUZkgcspeAUXUhXNLDiMm9V3AkNat634lmCp3mxxAWgVN
OBbgpUaWis.
2019],
160 Le verset 11 de la Sourate 4 An-Nisa’ du Coran précise en effet que le fils hérite le double de la part de la
fille.
161 La liberté de conscience est plus large que la liberté de religion puisqu’elle inclut la métaphysique et la
philosophie.
44
constitutionnalisé la liberté de conscience. Cela n’est pas le cas en Egypte par exemple. La
Constitution du 18 janvier 2014 ne fait mention que de la liberté de croyance162.
Au demeurant, la Tunisie est le seul pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient qui pense
introduire dans sa législation, le principe d’égalité successorale163. Toutefois, pour ne pas
heurter les convictions religieuses de certains Tunisiens, les réformes proposées établissent la
possibilité pour le défunt d’appliquer les prescriptions religieuses en matière de succession.
En laissant la possibilité au mourant de choisir le régime successoral appliqué à ses biens,
l’égalité en matière d’héritage n'est qu'une option. En dépit de cela, cet exemple est
significatif de la volonté des Tunisiens de concilier leur identité constitutionnelle comprise
dans l’Islam avec les valeurs et principes au fondement du constitutionnalisme. Quoique
certaines expressions de l’Islam aillent à l’encontre des droits et des libertés des citoyens, la
spécificité du cas tunisien n’apparait qu’après la comparaison avec des expériences arabo-
musulmanes similaires ou proches. C’est d’ailleurs tout l’intérêt d’une étude de droit
comparé.
IV. Une étude de droit comparé
L’étude menée vise à prendre en charge et à analyser ce qui résiste aux discours
homogénéisant sur
la globalisation du droit constitutionnel. L’analyse des
travaux
préparatoires à la Constitution tunisienne démontrent qu’elle contient à la fois des outils
constitutionnels globaux et des « détails étranges »164. Liés à l’aire civilisationnelle et
culturelle dans laquelle se situe la Tunisie, ces détails relèvent essentiellement de l’Islam.
Certaines valeurs et principes de l’Islam s’opposent pourtant à l’autonomie individuelle chère
au constitutionnalisme. Alors, pour savoir jusqu’où la reconnaissance de la diversité peut
aller, sans perdre les fondements à la base du constitutionnalisme, le comparatiste observe la
construction du constitutionnalisme en Tunisie. Ce dernier essaie tant bien que mal de
concilier une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam avec l’autonomie individuelle et
162 Article 64 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014.
163 Discuté par la commission Santé et Sécurité Sociale de l’ARP depuis février 2019, les débats parlementaires
relatifs à l’égalité successorale ont été arrêtés. Le décès du président Béji CAÏD ESSEBSI, les élections
présidentielles et législatives de 2019, la difficile mise en place du Gouvernement d’Elyes FAKHFAKH
puis sa démission ont longuement occupé les Tunisiens.
164 G. FRANKENBERG, “Constitutional Transplants: The IKEA Theory Revisited”, précit., p. 563.
45
l’égalité homme / femme. L’appréhension par le comparatiste de la réalité constitutionnelle
tunisienne l’amène à cerner les incohérences et les conflits inhérents au constitutionnalisme
national. Bien que le discours tenu par la doctrine sur le constitutionnalisme tunisien se
veuille progressiste et cohérent, les pratiques qui en découlent sont souvent discriminatoires.
Moralement et socialement important, l’Islam empêche l’expression des droits et libertés des
Tunisiens. C’est l’exemple de la liberté de ne pas jeûner en public pendant le mois de
ramadan.
Ces pratiques n’enlèvent cependant rien à la spécificité du constitutionnalisme tunisien. Cette
spécificité n’apparaît pourtant qu’après la comparaison avec des expériences arabo-
musulmanes similaires ou proches. Même si elle n’est pas systématique, la comparaison sert
la démonstration. Dans l’objectif de souligner la singularité du constitutionnalisme tunisien, la
Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 est souvent comparée à la Constitution égyptienne
du 18 janvier 2014 et à la Constitution marocaine du 29 juillet 2011. La comparaison peut
également être établie pour démontrer les similitudes entre la Tunisie, l’Egypte et le Maroc.
Le choix de ces deux pays n’est par conséquent pas anodin et nécessite d’être justifié.
A la différence de l’Egypte et de la Tunisie, le Maroc n’est pas une république mais une
monarchie constitutionnelle. Malgré les mobilisations populaires de 2010-2011, le Maroc n’a
pas connu de révolution ou/et de rupture constitutionnelle. Le 9 mars 2011, le Roi confie la
révision du texte constitutionnel à une commission consultative composée de dix-sept
membres165. Acquise à la cause du pouvoir, la commission consultative adopte un projet de
constitution accepté par le Roi dans son discours du 17 juin 2011. Approuvée par référendum
le 1er juillet 2011, la Constitution est promulguée le 29 juillet 2011. A l’opposé des
Constitutions égyptienne et tunisienne de 2014, le préambule de la Constitution marocaine de
2011 fait du Maroc un Etat musulman souverain. A cela s’ajoute l’article 3 de la Constitution
qui fait de l’Islam, la religion de l’Etat. Même si l’article 2 prévoit que la souveraineté
appartient à la Nation166, les lois adoptées par le législateur ne doivent en aucun cas
165 « [D]ans son discours du 9 mars 2011, le souverain exprime sa volonté de procéder à l’élaboration d’un
nouveau texte constitutionnel et de confier cette mission à une commission consultative composée de 17
membres. Cette commission, formée de membres nommés par le roi est principalement composée de
juristes, d’économistes et de sociologues. » O. BENDOUROU, « La nouvelle Constitution marocaine du 29
juillet 2011 », Revue française de droit constitutionnel, 2012/3, 91, p. 512.
166 L’article 2 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 précise que : « La souveraineté appartient à la
Nation qui l’exerce directement, par voie de référendum, et indirectement, par l’intermédiaire de ses
représentants. / La Nation choisit ses représentants au sein des institutions élues par voie de suffrages
libres, sincères et réguliers. »
46
contrevenir aux prescriptions de l’Islam. L’Islam règne sur les institutions de l’Etat et le Roi
en est le garant. Malgré la révision constitutionnelle de 2011, la conception traditionnelle et
religieuse du pouvoir reste inchangée. La Constitution écrite s’impose aux pouvoirs publics et
le Roi a une autorité religieuse et morale dont ne dispose aucune institution de l’Etat. Qualifié
d’Amir Al Mouminine ou de Commandeur des Croyants, le Roi bénéficie d’une légitimité
religieuse incontestée. C’est la raison pour laquelle, en vertu de l’article 41 de la Constitution
actuelle, il veille au respect de l’Islam167, protège les droits et les libertés des citoyennes et des
citoyens168 et préside le Conseil supérieur des Ouléma169.
A l’inverse, l’Egypte et la Tunisie sont des républiques qui ont connu des révolutions et
l’élaboration de nouvelles constitutions. A l’instar de la Tunisie, l’Islam est la religion de la
majorité des Egyptiens. Contrairement à l’ANC tunisienne, le Comité des 50170 égyptien ne
comprenait que deux représentants des partis islamistes. En dépit de cela, les constituants
égyptiens ont gravé dans le marbre constitutionnel l’identité religieuse de l’Etat : la charia a
une valeur normative171 et l’Islam est la religion de l’Etat. En tant que religion de l’Etat,
l’Islam s’oppose à l’expression de certaines droits et libertés. Il est par exemple difficile pour
les musulmans de quitter la religion, de débattre ou de contester publiquement les raisons qui
fondent le droit et/ou la loi, ou de revendiquer l’égalité des droits entre l’homme et la femme.
167 Le dernier alinéa de l’article 41 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 prévoit que : « Le Roi
exerce par dahirs les prérogatives religieuses inhérentes à l’institution d’Imarat Al Mouminine qui Lui sont
conférées de manière exclusive par le présent article. »
168 Articles 41 et 42 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011.
169 Dans l’ensemble de cette thèse, le terme Ouléma a été écrit Uléma. Dans l’objectif de rester fidèle à la
traduction française officielle de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011, ce paragraphe opte pour la
translation Ouléma. Pour plus de précisions sur la traduction française officielle de la Constitution
marocain du 29 juillet 2011, cf. http://www.sgg.gov.ma/Portals/0/constitution/constitution_2011_Fr.pdf.
170 Composé de 50 personnages publics, le Comité des 50 est formé par le décret présidentiel n° 570/2013 du 2
septembre 2013. Sa composition offre une représentation de toutes les forces égyptiennes qu’elles soient
politiques ou sociales. Il regroupe deux représentants des mouvements islamiques, un de l’armée, trois de
l’Eglise, trois d’Al-Azhar et, trois leaders du mouvement Tamarrod. Le décret précité nomme un
représentant de chaque parti politique et de chaque syndicat égyptien important. En vertu de l’article 29 de
la déclaration constitutionnelle du 8 juillet 2013 (régissant la période de transition constitutionnelle), le
Comité des 50 était chargé d’approuver les travaux de la commission des 10. Composée de dix experts
juridiques, cette dernière commission avait émis un rapport proposant des amendements constitutionnels
limités. L’idée de l’établissement d’une nouvelle Constitution n’était pas encore envisagée. Le Comité des
50 va pourtant aller au-delà de la mission qui lui était initialement attribuée puisqu’il a mené une réflexion
sur l’intégralité du texte constitutionnel de 2012. Son rapport propose des réformes sur les institutions
publiques, le caractère « civil » de l’Etat et les dispositions constitutionnelles relatives aux droits et libertés.
Le 3 décembre 2013, le Comité des 50 a remis le nouveau texte constitutionnel au président de la
République.
171 La Constitution égyptienne de 2014 reprend mot pour mot les dispositions de l’article 2 de la Constitution
égyptienne de 1971 selon lesquelles : « Les principes de la charia islamique sont la source principale de
législation ». La Constitution de 1971 est la première Constitution égyptienne à consacrer la valeur
normative de la charia. Alors qu’elle prévoyait initialement que la charia était « une source principale de
la législation », elle a été amendée en 1980. Depuis, la charia est « la » source principale de la législation.
47
En Tunisie et en Egypte pourtant, les Constitutions de 2014 reconnaissent le caractère
« civil » de l’Etat ou du gouvernement. Contrairement au préambule de la Constitution
égyptienne de 2014172, l’article 2 de la Constitution tunisienne de 2014 fonde l’Etat « civil »
sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. L’article 2 de la Constitution
du 27 janvier 2014 empêche le législateur d’adopter des lois contraires aux libertés et aux
droits inhérents à la citoyenneté. En Egypte, bien que la Constitution du 18 janvier 2014
consacre la notion de citoyenneté, son article 2 fait de la charia, la source principale de la
législation. L’Islam est une source formelle et matérielle du droit et de la loi en Egypte. De
plus, depuis la révision d’avril 2019, l’armée égyptienne est placée au-dessus du système
constitutionnel. L’article 200 de la Constitution égyptienne de 2014 fait de l’armée, la
gardienne de la Constitution et la garante de la démocratie, des composantes fondamentales
de l’Etat, de son caractère « civil », ainsi que des acquis du peuple et des droits et des libertés
individuelles. Le rôle de l’Islam et de l’armée en Egypte empêche l’expression pleine et
entière des droits et libertés des citoyens. La comparaison de l’expérience tunisienne avec le
Maroc et l’Egypte ne fait qu’accentuer la spécificité du cas tunisien.
Même si les islamistes ont milité pour réintroduire la charia dans le texte constitutionnel, les
modernistes ont lutté pour insérer l’article 2 de la Constitution, qui dispose du caractère
« civil » de l’Etat. Malgré les dissensions entre les constituants sur la place à accorder à
l’Islam au sein de l’Etat, la société tunisienne actuelle est régie par le droit. Toutefois, si en
Tunisie l’Islam est géré par l’Etat, le droit et la loi peuvent avoir une connotation religieuse en
fonction de l’interprète et de la lecture de l’article premier. L’étude du cas tunisien appelle en
outre à une mise à l’épreuve constante : il est important d’être au fait de l’actualité tunisienne
pour savoir si l’analyse menée sur la singularité du constitutionnalisme tunisien est confirmée
ou infirmée par la pratique du droit en Tunisie. Cette étude est également une expérimentation
dont les conclusions restent provisoires : elles dépendent en effet de la mise en place de la
Cour constitutionnelle et des lois à venir sur les droits et les libertés des Tunisiens, notamment
l’égalité homme / femme.
En observant comment le constitutionnalisme tunisien se construit, le comparatiste essaie de
comprendre comment une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam, est conciliable
avec les composantes traditionnelles du constitutionnalisme. Afin de mener à bien son
enquête, le comparatiste commence par analyser la place de l’Islam dans la formation d’une
172 Le préambule de la Constitution égyptienne de 2014 retient la notion de « gouvernement civil ».
48
identité constitutionnelle éclatée (PARTIE I). Ceci suppose qu’il étudie le rôle, l’importance
et les fonctions attribuées à l’Islam par les 217 élus à l’ANC. S’il s’intéresse aux travaux
préparatoires à la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014, il identifie les éléments qui
relèvent de la globalisation du droit constitutionnel et ceux qui résistent à cette tendance. Dans
l’objectif de saisir l’ensemble des composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne, le
comparatiste emprunte une démarche historique. Les traces de l’identité sont ainsi
recherchées dans la Constitution du 1er juin 1959, la Constitution de 1861 et le Pacte
fondamental de 1857.
En remontant aussi loin qu’il est possible dans le passé de la Tunisie, le comparatiste
comprend que l’Islam comme caractéristique de l’identité constitutionnelle est symptomatique
du constitutionnalisme tunisien. Partagée entre l’universel et le national, la Constitution du 27
janvier 2014 en est la dernière expression. Inscrit dans l’aire arabo-musulmane, ce
constitutionnalisme interroge l’impact de l’Islam sur les droits et libertés fondamentaux. S’il
étudie le sort et l’essor du constitutionnalisme en Tunisie, le comparatiste cerne les conflits
qui le traversent (PARTIE II). Instruit de la réalité constitutionnelle, il oppose le discours
progressiste tenu par la doctrine sur le constitutionnalisme tunisien aux pratiques nationales
du droit. Bien qu’il relève la tension entre les standards constitutionnels globaux et les
spécificités culturelles et identitaires régionales et nationales, le comparatiste arrive au constat
que le constitutionnalisme tunisien tente malgré tout et contrairement aux expériences arabo-
musulmanes similaires de concilier les valeurs universelles et identitaires qui font sa
spécificité. Ce constat n’est pourtant pas définitif puisque le constitutionnalisme tunisien est
en mouvement et sa consolidation n’est pas achevée.
PARTIE I. La place de l’Islam dans la formation d’une identité constitutionnelle éclatée
PARTIE II. Les conflits inhérents au constitutionnalisme tunisien
49
50
PARTIE I. LA PLACE DE L’ISLAM DANS LA
FORMATION D’UNE IDENTITE
CONSTITUTIONNELLE ECLATEE
La chute du régime autoritaire de Zine El Abidine BEN ALI amène les Tunisiens à établir un
système politique et juridique nouveau. Après le 14 janvier 2011, le champ politique s’ouvre.
La campagne électorale qui précède les élections constituantes mobilise plus de 100 partis
politiques et plus de 1600 listes électorales, dont la plupart est peu structurée et n’a aucun
ancrage dans la société. Le nombre excessif de partis et l’assimilation des partis
démocratiques aux élites occidentalisées ont poussé les classes défavorisées à voter
majoritairement pour les islamistes. Si la volonté exprimée le 23 octobre 2011 reflète la
diversité et l’hétérogénéité des idées politiques des électeurs, le parti islamiste Ennahdha est
majoritaire à l’ANC. « Toutefois, aucun parti ne remport[e] à lui seul la majorité absolue et
encore moins la majorité qualifiée des deux tiers qui apparaîssait nécéssaire pour l’adoption
de la future Constitution. »173 Afin d’élaborer la Constitution et de mettre en place de
nouvelles institutions, Ennahdha est contraint de s’allier aux partis politiques séculiers ou/et
d’ancien régime.
Une coalition se forme alors pour mener à bien le processus de transition constitutionnelle et
démocratique. La présidence de la République revient au Congrès Pour la République
(CPR)174, la présidence de l’ANC à Ettakatol175 et celle du gouvernement à Ennahdha176.
Hormis la rédaction de la Constitution, le fonctionnement et les missions de l’ANC n’ont été
fixés qu’après sa mise en place177. « En effet, bien que rien n’ait été prévu en ce sens,
l’Assemblée nationale constituante devait jouer un double rôle d’écrivain de la Constitution
mais également d’assemblée législative pour l’adoption de textes indispensables au
173 X. PHILIPPE, « Les processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la
Tunisie : rupture ou continuité ? » précit., p. 534.
174 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Congrès Pour la République.
175 Egalement appelé Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés. Pour plus de précisions sur ce point
cf. Annexe 1 – Glossaire – Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés.
176 Pour plus de précisions sur ce point voir R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition
démocratique en Tunisie : entre légalité constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », Revue française de
droit constitutionnel, 2012/4, n° 92, p. 729.
177 Loi constituante n° 6 du 16 décembre 2011 relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics,
également appelée « Petite constitution ». JORT, n° 97 des 20 et 23 décembre 2011, p. 3111.
51
fonctionnement ordinaire de l’Etat. »178 L’organisation des pouvoirs publics et les dissensions
à l’ANC retardent l’adoption de la Constitution.
Absent de la révolution, l’Islam fait l’objet de tous les débats constituants. Comme le constate
Baudouin DUPRET « [l]’un des nombreux paradoxes était la polarisation de la scène
politique autour de l’opposition entre Islamists et Libéraux179, alors que les textes officiels
faisaient peu référence à l’Islam et à la charia. »180 Habituée à la formulation ambigüe de
l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959, une partie des Tunisiens ne voulait pas
que l’Islam règne sur les institutions de l’Etat. Cela contraste pourtant avec la volonté
d’Ennahdha de faire de la charia la source de la législation et de Dieu, le seul souverain.
Après des années de repression, le parti islamiste exprime librement et publiquement son
ambition de constitutionnaliser la charia. « Or cette constitutionnalisation de la charia
équivalait à une remise en cause de l’équilibre des principes énoncés dans l’article 1er de la
Constitution de 1959, relatifs aux caractéristiques de l’Etat, dont la reconduction était au
cœur du consensus acté par le pacte républicain, signé le 1er juillet 2011. »181 La contestation
de la société civile et l’opposition des partis politiques à l’ANC conduisent Ennahdha à
renoncer à ses prétentions. L’absence de consensus sur le rôle et la place de l’Islam dans
l’Etat et la Constitution amène les constituants à conserver l’article premier de la Constitution
du 1er juin 1959.
Craignant l’islamisation du droit et des institutions, les démocrates à l’ANC militent pour la
constitutionnalisation du caractère « civil » de l’Etat. « Notion charnière, notion coopérative,
l’ “État civil” (dawla madaniyya) pouvait être approprié par l’ensemble des parties au débat
constitutionnel, bien que celles-ci lui aient conféré des significations tantôt convergentes,
tantôt divergentes. »182 A l’instar de l’article premier, les théocrates et les démocrates
s’accordent sur les termes et non sur la signification de l’article deuxième. Ambigües et
contradictoires, les dispositions constitutionnelles traduisent les conceptions opposées de la
178 X. PHILIPPE, « Les processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la
Tunisie : rupture ou continuité ? » précit., p. 535.
179 Les dévelopements qui suivent optent plutôt pour l’opposition entre théocrates et démocrates. Cette
opposition est réductrice et ne restitue pas la complexité des positions et des jeux d’alliance entre les partis
politiques à l’ANC. Elle sera pourtant maintenue dans l’objectif d’opposer au camp conservateur
(essentiellement composé d’islamistes), le camp libéral ou moderniste. Bien que réductrice, cette
opposition sert la démonstration.
180 B. DUPRET, “The Relationship between Constitutions, Politics, and Islam. A comparative Analysis of the
North African Countries”, in R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam
after the Arab Spring, op.cit., p. 241.
181 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », Pouvoirs, 2016/1, n° 156, p. 58.
182 Ibid., p. 63.
52
société, de l’identité et de l’Etat en Tunisie. La consécration constitutionnelle de l’identité
(Titre I) est donc le reflet de la composition hétérogène de l’ANC. En se penchant sur la mise
en place de l’ANC, le comparatiste cherche à savoir comment et dans quelles conditions la
Constitution du 27 janvier 2014 a été élaborée. L’analyse des travaux préparatoires à la
Constitution le conduit à comprendre le compromis constitutionnel et à cerner les
composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne.
Bien que l’Islam comme religion et le caractère « civil » de l’Etat fixent en partie, l’identité
de l’Etat en Tunisie, ce ne sont pas les seules composantes de l’identité constitutionnelle
tunisienne. Cette dernière est également composée des droits de l’Homme garantis par la
Constitution. Malgré la consécration constitutionnelle de la dignité et de la liberté, l’identité
arabe et islamique du peuple obsédait la majorité des élus à l’ANC. Si l’identité
constitutionnelle est à la croisée des valeurs universelles et identitaires (Titre II), les
premières sont souvent neutralisées par les secondes.
53
54
Titre I La consécration constitutionnelle de l'identité
Le 23 octobre 2011, les premières élections libres de la Tunisie indépendante ont été
remportées par le parti islamiste Ennahdha. Prohibé par le Président BOURGUIBA ce parti a
été légalisé puis réprimé par son successeur BEN ALI : processus inattendu par lequel, à la
suite d'élections démocratiques, un parti islamiste est arrivé au pouvoir183. N’ayant pas obtenu
la majorité absolue des sièges à l’ANC184, le parti islamiste a été contraint de composer avec
les partis politiques séculiers. Son objectif a été de doter le pays d’une constitution fidèle aux
nouvelles aspirations du peuple tunisien. Ce « mariage contre nature »185 a donné une identité
constitutionnelle à l’image de la composition hétérogène de l’Assemblée Nationale
Constituante (Chapitre 1).
Si les élections constituantes ont cristallisé l’opposition entre deux visions de la société et de
l’identité du peuple en Tunisie, les travaux préparatoires ont prouvé qu’il existait deux
perceptions bien différentes du rôle de l’Etat en matière religieuse. La Constitution du 27
janvier 2014 a été par conséquent, bien plus le fruit d’un compromis que d’un consensus
politico-constitutionnel186. Qualifié de « dilatoire »187 par le Doyen Yadh BEN ACHOUR, le
compromis s'est traduit dans le texte, par des dispositions ambiguës et contradictoires qui
témoignent des conceptions opposées des théocrates et des démocrates de la fonction de l’Etat
en Tunisie (Chapitre 2).
183 Cf. Annexe 2 – Chronologie de la transition tunisienne.
184 Le Rapport de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections, (ISIE), de novembre 2011 énonce les
résultats des 217 députés élus : Ennahdha : 89, Congrès Pour la République (CPR) : 29, Ettakatol : 20,
Parti des Démocrates Progressistes (PDP) : 16, Al Moudabara : 5, Afek Tounes : 4, Parti Communiste
Ouvrier Tunisien (PCOT) : 3, Echaâb : 2, Mouvements des Démocrates Socialistes (MDS) : 2, Parti Libéral
Maghrébin (PLM) : 1, Justice et Equité : 1, Néo-Destour : 1, El Oumma Démocratique : 1, El Oumma
Culturel et Unioniste : 1, Union Patriotique Libre (UPL) : 1, Patriotes Démocrates : 1. Listes
indépendantes : Al Aridha : 26, El Mostakella : 1, Front National : 1, Espoir : 1, Wafa : 1, Annidhal : 1,
Justice : 1, Fidélité aux Martyrs : 1, Coalition, Parti Démocratique Moderniste (PDM) : 5.
185 N. RJIBA (Om Zied), in H. NAFTI, Tunisie, dessine-moi une révolution. Témoignages sur la transition
démocratique (2011-2014), Paris, L’Harmattan, 2015, p. 44.
186 La différence entre le « compromis » et le « consensus » sera traitée au sein du Chapitre 2 de ce Titre.
187 Référence à l’expression utilisée par Carl SCHMITT qui sera expliquée au sein du Chapitre 2 de ce Titre.
55
56
Chapitre 1 Une identité constitutionnelle à l’image de la composition hétérogène de
l’Assemblée Nationale Constituante
Au lendemain des élections du 23 octobre 2011, la révolution du 17 décembre 2010 au
14 janvier 2011 a été récupérée par le parti islamiste Ennahdha et ses partisans politiques. Les
Tunisiens qui ont fait la révolution, n'étaient pas ceux qui s’exprimaient le jour des élections.
Comme l’affirme le Professeur Xavier PHILIPPE « [s]i l’unité de la Révolution du jasmin
s’est faite autour de la volonté de rejeter le régime autoritaire en place, la cohésion s’est
délitée avec l’élection de l’Assemblée nationale constituante et la mise en œuvre du processus
constituant. »188 Alors que la mise en place de l’ANC supposait l’expression des multiples
aspirations politiques du peuple, les travaux préparatoires à la Constitution requéraient
l’assentiment de la majorité des élus et l’approbation nationale.
Du 14 février 2012 au 22 novembre 2013189, les débats constituants ont opposé les théocrates
aux démocrates. Si les premiers cherchaient à organiser la cité terrestre conformément aux
impératifs célestes imposés par le Coran, les seconds considéraient que la démocratie et ses
valeurs étaient les fondements de l’organisation étatique. Les présupposés idéologiques et
politiques du parti islamiste étaient par essence, inconciliables avec ceux des partis
modernistes (Section 1). La légitimité historique et électorale des théocrates les poussait à
considérer que la religion était la composante essentielle de la société et l’essence même de
l’identité tunisienne. Les Nahdhaouis190 négligeaient qu’ils devaient composer avec des partis
modernistes se réclamant de la démocratie et que le paysage politique tunisien était « travaillé
par des années de sécularisation. »191 Ainsi, en surgissant à tout moment, l’Islam fera l’objet
de tous les débats et permettra l’expression d'identités multiples au sein de l’Assemblée
Nationale Constituante (Section 2). L’expression juridique de l’identité du peuple se traduira
par deux visions bien différentes de l’identité tunisienne ou tunisianité192.
188 X. PHILIPPE, « Les processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la
Tunisie : rupture ou continuité ? », précit., pp. 545-546.
189 Le 14 février 2012 marque le début des travaux des commissions constituantes à l’ANC en Tunisie. Le 22
novembre 2013 est le jour de la dernière séance où les députés paraphent le texte final de la Constitution.
190 Ou partisans d’Ennahdha.
191 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 127.
192 « Notion construite dans la lutte pour l’indépendance, cette identité s’incarnait, depuis l’indépendance dans
l’idée bourguibienne de tunisianité. Ce concept se caractérise par son ouverture aux influences successives
qu’a connues la Tunisie et ce, depuis la préhistoire. Il s’incarne dans une langue, l’arabe, langue
d’expression politique pour le Néo-Destour à l’époque de Bourguiba. Tant le poids de son héritage
57
Section 1
Les présupposés idéologiques inconciliables à l’Assemblée Nationale
Constituante
Avant de montrer la récupération de la révolution par les islamistes (Paragraphe 2), il est
essentiel d’exposer les oppositions qui ont alimenté les derniers jours de la révolution et les
confrontations entre majorité et opposition au sein de l’ANC. La légalité constitutionnelle
issue des urnes contredisait la légitimité révolutionnaire arrachée par les gouvernés aux
gouvernants en place (Paragraphe 1).
Paragraphe 1
Légitimité révolutionnaire contre légalité constitutionnelle193
La légitimité de la révolution revendiquée par le peuple s'est vue refusée par une majorité
islamiste à l’Assemblée. Le « peuple de la révolution » s’est ainsi opposé au « peuple des
élections » (A). L’unité qui avait présidé à l’élection de la première Assemblée Constituante
et à l’élaboration de la Constitution du 1er juin 1959, s’effritait dès le lendemain du 23 octobre
2011, au profit du pluralisme et de la bipolarisation de la Constituante. Au sein de l’ANC, les
débats opposaient constamment les théocrates aux démocrates les amenant à convenir de
compromis et à s’accorder sur des actions politiques communes. A cela s’ajoute l’activité
non-constituante de l’ANC194 : elle devait adopter les actes portant organisation provisoire des
pouvoirs publics. Ces actes ne sont généralement pas « analysés comme relevant de l’exercice
du “pouvoir constituant”. »195 Le pouvoir constituant émane d’une délégation expresse du
peuple souverain et consiste pour la doctrine en l’adoption d’une constitution formelle. Cette
explication est le reflet de conceptions théoriques plus profondes héritées de l’adhésion
historique que son appartenance à plusieurs cercles géopolitiques – la Méditerranée, l’Afrique, le monde
arabo-musulman – justifient son ouverture vers la modernité : cette modernité s’appuie sur une forte
tradition syndicale, sur une tradition constitutionnaliste pionnière ainsi que sur un projet social résolument
progressiste (à travers un cadre juridique – le statut personnel – et des réalisations concrètes sur le plan
des politiques éducatives, des politiques de santé, des infrastructures et de l’administration). » D. PEREZ,
« L’évolution des cultures politiques tunisiennes : l’identité tunisienne en débat », Le Carnet de l’IRMC, 7
janvier 2013, [en ligne], [consulté le 22 mai 2018], http://irmc.hypotheses.org/723.
193 Titre inspiré de l’article de R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en
Tunisie : entre légalité constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., pp. 715-732.
194 A. LE PILLOUER, Les pouvoirs non-constituants des assemblées constituantes, Essai sur le pouvoir
instituant, Paris, Dalloz, 2005, 360 p.
195 Ibid., p. 56.
58
générale de la doctrine française à la thèse épistémologique défendue par CARRE DE
MALBERG et KELSEN. En effet, selon ces deux auteurs, c’est la constitution qui pose les
limites du droit positif. Seule la constitution définit le droit qu’il est possible de décrire. C’est
la raison pour laquelle le pouvoir non-constituant des assemblées constituantes n’est pas pris
en compte par les analyses juridiques. L’organisation des pouvoirs publics n’est par
conséquent qu’un simple « pouvoir de fait »196 au sens où il ne résulte d’aucune habilitation
juridique du souverain. Malgré ce constat théorique, il est nécéssaire d’insister sur le pouvoir
non-constituant de l’ANC. Devant adopter le règlement intérieur de l’Assemblée et définir
l’organisation provisoire des pouvoirs publics, Ennahdha et ses partenaires politiques se sont
servi du principe majoritaire pour s’arroger les postes clefs au sein de la Constituante et de
l’Etat. Ceci poussera les Tunisiens à assimiler, voire à identifier, le parti islamiste majoritaire
à l’ANC à la majorité gouvernante (B).
A.
L’opposition du « peuple de la révolution » au « peuple des élections »
Les différentes classes sociales et catégories professionnelles s'étaient rassemblées pour
réclamer plus de libertés et le respect de leur dignité en tant qu’Hommes et citoyens tunisiens.
Mais alors que la révolution donnait naissance au « peuple de la révolution » (1), l’expression
du pluralisme politique et religieux197 a permis la création d’un nouveau peuple, celui des
élections (2). Ce dernier est d’ailleurs bien différent de celui qui s’était exprimé le 25 mars
1956, à l’occasion des premières élections constituantes de la Tunisie indépendante.
1. La naissance du « peuple de la révolution »
Le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, Mohamed BOUAZIZI s'immole par le feu. Il devient
alors le symbole des laissés pour compte du développement économique et social de la
capitale et le déclencheur d'une révolte contre un régime autoritaire et défaillant, celui du
Président Zine El-Abidine BEN ALI. Les mouvements spontanés des classes sociales
196 Dans un article consacré au « gouvernement de fait », Ferdinand LARNAUDE estime qu’un gouvernement
de fait est celui qui succède irrégulièrement au gouvernement légal. Son irrégularité résulte du fait qu’il
n’est pas établi selon les normes en vigueur. Autrement dit, il ne dispose d’aucune habilitation juridique
pour agir. Pour plus de précisions sur ce poin voir. F. LARNAUDE, « Le gouvernement de fait », Revue
générale de droit international public, 1921, p. 471.
197 Suite à la fuite, le 14 janvier 2011 du couple présidentiel BEN ALI-TRABELSI.
59
déshéritées ont été qualifiés d’intifadha198 et se sont amplifiés avec le ralliement des
organisations syndicales au niveau local et des professions libérales de la capitale199. Sans
leadership et contrairement à d’autres révolutions, les mouvements protestataires qui ont
secoué la Tunisie n'ont pas débuté à Tunis200. Les revendications économiques et sociales des
régions périphériques du pays se sont associées aux diverses demandes politiques des
paysans, ouvriers, diplômés chômeurs et même aux classes sociales aisées de la capitale. Aux
revendications premières de justice sociale, s’est ajoutée l’ambition démocratique d'un peuple
qui retrouvait sa souveraineté201 en exprimant à nouveau sa volonté.
Ce n’est qu’en gagnant Tunis que les révoltes ou intifadha, se sont transformées en une
révolution, thawra. « C’est par l’agrégation, puis par la coordination de ces mouvements
spontanés, que nous passons de la mobilisation, à l’insurrection sporadique puis générale et
de l’insurrection générale à la Révolution. »202 Bien que se fondant sur des considérations
matérielles, le message révolutionnaire des Tunisiens était éminemment politique. En se
détachant des considérations identitaires et religieuses, la population a investi certains lieux
symboliques203 et, fait des locaux de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT)204 le
siège de la révolution. Les Tunisiens réclamaient le respect des valeurs universelles que sont
la dignité, la liberté, l’égalité et la justice. Cet esprit de désenclavement politique et culturel
s'est également manifesté par les slogans révolutionnaires exprimés – en plus de l’arabe –, en
français et en anglais. Le 14 janvier 2011, le peuple tunisien scandait des « Dégage ! » à
l’encontre du Président BEN ALI, des « Yes we can. Sidi Bouzid », ou des « I have a tunisian
Dream » devant le ministère de l’Intérieur, à l’avenue Habib BOURGUIBA.
198 H. YOUSFI, L’UGTT, une passion tunisienne. Enquête sur les syndicalistes en révolution 2011-2014,
Tunis, IRMC-Med. Ali éditions, 2015, p. 60.
199 Pour plus de détails sur les évènements qui secouèrent la Tunisie à partir du 17 décembre 2010 cf. « De
l’intifadha au soulèvement général », in Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam,
op.cit., pp. 72-77, et « Du soulèvement populaire de Sidi Bouzid à la chute de Ben Ali (17 décembre 2010-
14 janvier 2011) », in L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance,
Paris, La Découverte, 2015, p. 86.
200 F. KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions that Shook the World, op.cit., p. 35.
201 On passait du slogan « [l]’emploi est un droit, bande de voleurs » à celui plus révélateur : « Le peuple veut
la chute du régime. »
202 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 74. Voir également B. NABLI,
Comprendre le monde arabe, Paris, Armand Colin, 2013, p. 231.
203 A l’exemple des maisons de l’UGTT, de la place Mohamed Ali AL HAMMI, secrétaire général de l’UGTT
à Tunis, de l’avenue Habib BOURGUIBA, des maisons municipales, des chefs-lieux de gouvernorat et de
délégation. Pour plus de précisions sur ce point cf. H. YOUSFI, L’UGTT, une passion tunisienne. Enquête
sur les syndicalistes en révolution 2011-2014, op.cit., p. 63.
204 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Union Générale Tunisienne du Travail.
60
Par conséquent, ce peuple révolté et mobilisé pour le droit et contre la dictature, s’oppose
radicalement au « peuple des élections »205. A la manière du Doyen Yadh BEN ACHOUR, le
« peuple de la révolution » doit être compris au sens emblématique du terme. Il « sort du
foyer vers la rue et de l’obéissance vers la désobéissance civile. »206 Il s’insurge pour
défendre ses idées, faire aboutir ses revendications et installer de nouvelles institutions. Les
revendications politiques des premiers jours de la révolution se transforment pourtant au
lendemain des élections. Si les Tunisiens se battaient pour le respect de leurs droits sociaux et
politiques, à partir du 23 octobre 2011, les constituants ont posé les bases d’une société et
d’un Etat nouveaux, fondés sur des considérations identitaires et religieuses.
2. L’expression politique du « peuple des élections »
Le 25 mars 2011, le décret-loi n° 14-2011207 portant organisation provisoire des pouvoirs
publics, suspend la Constitution du 1er juin 1959 et organise le fonctionnement des institutions
politiques jusqu’à ce qu’une Assemblée Constituante soit élue : « Il dissout officiellement les
Chambres des députés et des conseillers, le Conseil constitutionnel et le Conseil économique
et social (art. 2). »208 Cependant, il maintient en l’état le Tribunal administratif et la Cour des
comptes (art. 3). L’entrée en vigueur du décret-loi n° 14-2011 conduit Fouad MEBAZZA,
président de la République par intérim à exercer le pouvoir législatif et exécutif209. Le dernier
pouvoir
revient également à un gouvernement provisoire dirigé par Mohamed
GHANNOUCHI. « Quoique de valeur juridique indéfinie dans un ordre normatif en pleine
recomposition »210, ce décret-loi de légitimité révolutionnaire fonde un système politique et
juridique nouveau211. Suivi du décret-loi n° 35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection de
l’ANC212, il consacre un scrutin au suffrage universel libre, direct et secret213.
205 La différence entre le peuple de la révolution et celui des élections est empruntée au Doyen Yadh BEN
ACHOUR. Pour plus de précisions sur ce point cf. « Qui est le peuple de la Révolution ? » et,
« L’alternance et le nouveau peuple des élections », in Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en
pays d’islam, op.cit., respectivement aux pp. 77-80 et 139-144.
206 Ibid., p. 78.
207 Décret-loi n° 14 du 23 mars 2011, JORT n° 20 du 25 mars 2011, p. 363.
208 R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité
constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., p. 722.
209 Il l’exerce sous forme de décrets-lois après délibération du Conseil des ministres.
210 R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité
constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., p. 723.
211 Son préambule fonde le nouveau pouvoir politique sur la souveraineté du peuple et le suffrage universel
libre et équitable : « Le Président de la République par intérim,
Sur proposition du Premier ministre,
61
Le scrutin mis en place est un scrutin de liste à la représentation proportionnelle au plus fort
reste au niveau de chaque circonscription électorale. Il permet l’expression de toutes les
catégories sociales et de toutes les formations politiques. En favorisant « la multiplication des
listes électorales et l’éparpillement du vote sur une multitude de candidats indépendants »214,
ce mode de scrutin avantage les partis politiques imposants, à l’exemple d’Ennahdha.
L’abrogation de la loi du 3 mai 1988 et l’adoption du décret-loi n° 87 du 24 septembre 2011
sur les partis politiques215, permet l’expression du pluralisme politique et religieux ouvrant la
voie aux antagonismes et aux dissidences multiples. D’inspiration démocratique216, le décret-
loi n° 87 du 24 septembre 2011 légalise une multitude de partis qui « couvre un très large
spectre politique : nationaliste arabe,
libéral, destourien, socialiste, communiste et
islamiste. »217 Contrairement au Néo-Destour ou au Rassemblement Constitutionnel
Considérant que le peuple tunisien est souverain et exerce sa souveraineté par le biais de ses représentants
élus au suffrage direct, libre et équitable,
Considérant que le peuple a exprimé au cours de la révolution du 14 janvier 2011 sa volonté d'exercer sa
pleine souveraineté dans le cadre d'une nouvelle Constitution,
Considérant que la situation actuelle de l'Etat, après la vacance définitive de la Présidence de la
République le 14 janvier 2011, telle que constatée par le Conseil constitutionnel dans sa déclaration
publiée au Journal Officiel de la République Tunisienne en date du 15 janvier 2011, ne permet plus le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics, et que la pleine application des dispositions de la
Constitution est devenue impossible,
Considérant que le président de la République est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du
territoire et du respect de la loi et de l'exécution des traités, et qu'il veille au fonctionnement régulier des
pouvoirs publics et assure la continuité de l'Etat,
Après délibération du Conseil des ministres.
Prend le décret-loi dont la teneur suit :
Article premier - Jusqu'à ce qu'une Assemblée Nationale Constituante, élue au suffrage universel, libre,
direct et secret selon un régime électoral pris à cet effet, prenne ses fonctions, les pouvoirs publics dans la
République tunisienne sont organisés provisoirement conformément aux dispositions du présent décret-
loi. » Décret-loi n° 14 du 23 mars 2011, JORT n° 20 du 25 mars 2011, p. 363.
212 JORT, n° 33 du 10 mai 2011, pp. 647-656.
213 Le décret-loi n° 35 du 10 mai 2011 a été complété par plusieurs textes réglementaires. Les plus importants
étant : le décret n° 1088 du 3 août 2011 relatif au découpage des circonscriptions électorales et au nombre
des sièges attribués à chaque circonscription (JORT, n° 59 du 9 août 2011, pp. 1434-1442). Le décret n°
1087 du 3 août 2011 fixant le plafond de la subvention électorale et ses modalités d’ordonnancement
(JORT, n° 59 du 9 août 2011, p. 1434). Le décret n° 1089 du 3 août 2011 fixant le niveau des
responsabilités au sein du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) déterminant l’inéligibilité à
l’ANC conformément à l’article 15 du décret-loi n° 35 du 10 mai 2011 (JORT, n° 59 du 9 août 2011, p.
1443).
214 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 85.
215 JORT, n° 74 du 30 septembre 2011, pp. 1993-1996.
216 Ce décret-loi abroge les lois liberticides de 1988 et fonde le nouveau régime sur le principe de la liberté
d’organisation des partis politiques. L’autorisation préalable du ministre de l’Intérieur est supprimée et
remplacée par une déclaration auprès du Premier ministre. Les autorités politiques ne peuvent plus entraver
directement ou indirectement l’organisation et le fonctionnement des partis.
217 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 86.
62
Démocratique218, les partis politiques qui se mobilisent sont peu organisés et, nouvellement
implantés dans la société tunisienne.
De plus, même si les revendications populaires ne sont ni identitaires ni religieuses, une
révolution politique « peut avoir pour résultat paradoxal de renforcer les réactions et réflexes
identitaires majoritaires dans la société. »219 C'est effectivement ce qui s'est produit : la
multiplication excessive de partis et la comparaison des partis démocratiques aux élites
occidentalisées ont poussé les classes deshéritées à voter majoritairement pour les islamistes.
En effet, « l’électeur moyen a eu l’impression que le combat politique opposait “le défenseur
de la religion” et le “négateur de la religion”. Il y a eu par conséquent une mobilisation
forte pour défendre
assez
les “laïques”,
al’almâniyyun. »220 Certes le « peuple de la révolution » retrouve sa souveraineté mais, la
la religion qu’on croyait menacée par
flamme révolutionnaire qui avait réussi à rassembler les Tunisiens autour d’un objectif
commun, s’éteint rapidement. Du fait du désintérêt de la population pour les élections et du
faible taux d’inscriptions volontaires sur les listes électorales, aucun parti politique n’obtient
la majorité absolue des sièges à l’Assemblée : 89 des 217 sièges de l’ANC sont occupés par
les islamistes d’Ennahdha, alors même qu’ils n’avaient pas participé de manière directe, à la
révolution. Les exactions commises par les régimes autoritaires de BOURGUIBA et BEN
ALI leur ont donné une légitimité historique sans précédent.
En 2011, aucun parti ne symbolise à lui seul l’unité nationale, contrairement aux élections
constituantes du 25 mars 1956. Alors, Habib BOURGUIBA avait éliminé ses adversaires
politiques221, avant même que le Bey n’accepte de sceller – le 29 décembre 1955 – le décret
portant convocation d’une Assemblée Constituante. En écartant les défenseurs de l’identité
arabe et musulmane et en s’alliant à l’UGTT, il s’assurait de la part de ses alliés, du respect de
sa politique du "plan par étapes222". La loi électorale promulguée le 6 janvier 1956 faisait le
218 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD).
219 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp. 113-114.
220 Ibid., p. 138.
221 L’opposition politique à Habib BOURGUIBA s’organisait essentiellement au sein de trois mouvements.
Ses principaux adversaires étaient les yousséfistes, les zeïtouniens et, les caciques du Vieux-Destour. Pour
plus de précisions sur l’identité des militants yousséfistes et leur rôle dans la formation de l’identité
constitutionnelle tunisienne cf. le 2. du A. du Paragraphe 2 de ce chapitre relatif à l’adaptation de l’Islam à
la conception occidentale de la souveraineté, p. 75.
222 Le "plan par étapes" ou « méthode des petits pas » est la technique politique par laquelle Habib
BOURGUIBA va arracher progressivement la souveraineté tunisienne à la France. Les concessions
accordées à l’adversaire n’étaient par conséquent que des étapes intermédiaires pour avancer vers un
objectif déterminé à savoir l’indépendance de la Tunisie. Pour plus de précisions sur ce point cf. « La
63
choix du scrutin majoritaire à un tour. Elle permettait au Front National constitué le 15 mai
1956223 de faire cavalier seul et au Néo-Destour d’être la principale force au sein de l’ANC224.
La volonté exprimée le 23 octobre 2011 n’est plus celle du seul Combattant Suprême, al
mujâhid al akbar225. Elle reflète la diversité et l’hétérogénéité des idées politiques de la
population. Majoritaires à l’Assemblée, les islamistes sont amenés à former un gouvernement
de coalition226 et de s’allier avec deux partis séculiers de l’ancien régime : le CPR et
Ettakatol. Mais alors que les Tunisiens avaient été appelés pour élire les membres d’une
Assemblée Nationale Constituante, les élections du 23 octobre 2011 ont divisé la scène
politique et cristallisé les débats au sein de l’ANC entre partisans de la coalition
gouvernementale et opposants à la politique de la troïka227.
B.
La confrontation entre majorité et opposition au sein de l’Assemblée Nationale
Constituante
La composition hétérogène de l’ANC laisse penser que la division majeure se situe entre le
parti islamiste majoritaire et les partis séculiers, mais c'est la division entre partisans de la
majorité au pouvoir et opposants à la politique gouvernementale (2) qui prime. Cette alliance
forcée entre les théocrates et les démocrates est le fruit d’un islam politique de type
particulier : l’islam du juste milieu (1). Afin d’appréhender l’islam du juste milieu, il est
nécessaire de comprendre l’islam politique en général et son expression en Tunisie.
L’islam politique recouvre en réalité divers courants politiques et religieux de contestation,
qui naissent dans des contextes de crise socio-économique et identitaire. Ces différents
courants présentent une lecture idéologique de l’Islam. Bien qu’ils émergent dans les années
méthode des petits pas », in C. DEBBASCH, La République tunisienne, Paris, Librairie générale de droit et
de jurisprudence, coll. « Comment ils sont gouvernés », 1962, pp. 7-10.
223 Le Front National « à la tête duquel se trouvait le Néo-Destour et dans lequel étaient alliés à l’Union
générale des travailleurs tunisiens (UGTT), l’Union nationale des agriculteurs de Tunisie (UNAT) et
l’Union tunisienne des artisans et commerçants (UTAC). » C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie,
Manouba, Centre de Publication Universitaire, 2015, p. 206. Voir également C. DEBBASCH, « Les
Assemblées en Tunisie », Annuaire de l’Afrique du Nord, Paris, Editions du CNRS, 1962, pp. 86-87. Pour
plus de précisions sur le Front National cf. Annexe 1 – Glossaire – Front National.
224 Sur les 108 députés élus, 99 d’entre eux, soit 91,69%, ont des affinités avec le Néo-Destour.
225 Surnom qu’Habib BOURGUIBA s’est attribué pour signifier son rôle dans l’avènement de la Tunisie
indépendante. Pour plus de précisions sur ce point cf. Annexe 1 – Glossaire– Habib BOURGUIBA.
226 Dénommée troïka en Tunisie.
227 Les origines de la coalition gouvernementale sont abordées dans le 2. du B. qui suit.
64
1930, leur essor le plus récent dans le monde arabo-musulman remonte aux années 1970-
1980. Les différents courants qui composent l’islam politique sont divisés sur les stratégies à
adopter et les moyens d’accès au pouvoir. Bien souvent, ils ont des positions relativement
différentes à l’égard de la violence et surtout, à l’égard de la question de la participation
démocratique et légale au jeu politique228. Le combat des islamistes est un combat
éminemment politique inscrit dans le cadre national, exigeant que tous les aspects de la vie en
société soient soumis aux préceptes de la charia. Leur but est de conquérir le pouvoir et
d'instaurer un Etat islamique, car leur conception radicale et théocratique du pouvoir refuse
toute autonomie à l’individu229. Ils intègrent le jeu politique légal et national pour bénéficier
des instruments et des rouages de l’Etat.
De manière générale, face aux désarrois socio-économiques, politiques et culturels des
sociétés arabo-musulmanes, les islamistes proposent une lecture politique et absolue du
Coran. Concernant l’organisation sociale et étatique, leur but est d'appliquer le modèle
prophétique de Médine, rejetant les idéologies contemporaines telles que le libéralisme, le
socialisme, le nationalisme, le modernisme ou le laïcisme, qu’ils considèrent contraires à la
culture des sociétés islamiques230. Refusant ainsi la modernisation de l’Islam, ils prônent
l’islamisation de la modernité, afin de renverser l’ordre établi et de fonder des Etats
islamiques.
En Tunisie, la répression du Mouvement de Tendance Islamique par Z. BEN ALI dans les
années 1980-1990 a entraîné la radicalisation du parti, alors même qu’il rejetait la violence231.
A la suite de la révolution tunisienne, la participation d’Ennahdha à l’élaboration de la
constitution marque la naissance d’une nouvelle génération d’islamistes, capables d’assumer
des responsabilités et de faire des compromis politiques. L’accès au pouvoir d’Ennahdha l’a
amené à modérer sa ligne idéologique : il ne fait plus référence à la charia et il se présente
comme un parti musulman démocrate232.
228 A. LAMCHICHI, L’islamisme politique, op.cit., p. 8.
229 Ibid., p. 9.
230 Pour plus de précisions sur l’islam politique sunnite cf. R. ALILI, Qu’est-ce que l’islam ?, op.cit., pp. 322-
336.
231 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Ennahdha.
232 Il semblerait avoir abandonné son projet d’Etat islamique. En 2016, à l’occasion de son dixième congrès, le
parti a même déclaré séparer l’action politique de la prédication religieuse.
65
1. L’islam du juste milieu et la mise en œuvre des mécanismes de la démocratie
procédurale
Bien que n’ayant pas obtenu la majorité absolue des sièges à l’ANC, Ennahdha est le parti qui
totalise le plus de voix. Sa cohabitation avec des partis politiques séculiers l’amène à
composer avec les défenseurs de la démocratie. Si les théocrates cherchent à organiser la cité
terrestre conformément aux impératifs célestes du Coran, les démocrates considèrent que la
démocratie et ses valeurs doivent être les fondements de l’organisation étatique233. Les points
de vue théologiques des théocrates s’opposent radicalement au « relativisme et [à] l’élasticité
des horizons mentaux »234 des démocrates. Il est d’ailleurs politiquement impossible de les
harmoniser, puisque les théocrates rejettent l’idée de démocratie et celle de citoyenneté pour
deux raisons fondamentales : « La première, est que le concept [de démocratie] appartient à
une culture étrangère à la culture islamique235, la deuxième, est qu’il constitue une négation
du dogme islamique relatif à la souveraineté divine236. »237 En reconnaissant la règle qui
attribue à la majorité élue la direction des affaires publiques, les islamistes se servent pourtant
d’une des procédures de la démocratie. Seules ces procédures permettent d’ailleurs la
cohabitation entre théocrates et démocrates à l’ANC.
En novembre 2005 déjà, Ennahdha s’était joint aux partis d’opposition démocratique pour
contester la tenue à Tunis du Sommet Mondial sur la Société de l’Information (SMSI)238. En
233 Le Doyen Yadh BEN ACHOUR expose sur son blog les différents types de démocrates et de théocrates. Il
y aurait selon lui, le démocrate de conviction, le démocrate stratège et le démocrate par nécessité. Alors que
pour le premier la démocratie est une valeur fondamentale et une fin en soi, pour le second la démocratie
n’est qu’un moyen pour atteindre un but stratégique. Le dernier voit la démocratie comme la seule voie
envisageable pour cohabiter avec des forces politiques hostiles. Son objectif est essentiellement la
recherche de la paix dans une société divisée. A ces trois démocrates, il oppose le théocrate mondain, le
théocrate militant et le théocrate radical. Alors que le premier compose avec le monde en acceptant le mal
qui s’y trouve, le théocrate militant veut combattre le mal en s’engageant politiquement ou/et
caritativement. Le dernier voit le mal terrestre comme la négation des lois de Dieu et veut l’éradiquer par la
violence. Cf. Y. BEN ACHOUR, Le blog de Yadh BEN ACHOUR. Propos, articles et réflexions,
« L’action politique commune entre “démocrates” et “théocrates” dans le monde arabe », [en ligne],
[consulté le 23 mars 2018], http://yadhba.blogspot.com/2012/10/laction-politique-commune-entre.html.
234 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 132.
235 Contrairement à ce que les théocrates pensent, le terme de démocratie a été introduit dans la pensée
politique arabe à partir du XVIIème siècle. Kâtib CHELEBI (1609-1657) transcrit phonétiquement le terme
(dîmuqrâtiyya) dans son Irshâd al Hayâra ilâ tarîkh al yûnan wa-rûmi wa-nasâra. Il ne fut cependant
approprié par le langage politique arabe qu’au XIXème siècle. On le retrouve notamment en 1989 dans Um
al qûra de KAWAKIBI.
236 La souveraineté divine fait l’objet du Paragraphe 2 de ce chapitre.
237 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 130.
238 Ce Sommet devait réunir des délégations étrangères et représentants gouvernementaux du monde entier.
Opposés à la tenue de ce Sommet dans une Tunisie qui réprime la liberté d’information, les partis politiques
d’opposition constituent le Mouvement du 18 octobre 2005. Ce Mouvement conteste le régime autoritaire
66
s’alliant à l’opposition démocratique, Ennahdha fait preuve de modération. L’islam politique
se transforme alors et s’inscrit dans une nouvelle perspective, celle du juste milieu, de
wasatiyya ou d’i’tidâl. L’islam du juste milieu est une théorie ancienne qui a été reprise par
les islamistes en Tunisie au moment du processus constituant. Aux origines de l’Islam, elle
avait opposé les tenants du pouvoir (les « Gens de la Sunna et du Consensus ») aux dissidents
(qu’ils soient sectaires, a-shî’a, sortants de l’Islam, al khawârij ou le refutant, a-rawâfidh)239.
Suite aux élections du 23 octobre 2011, l’islam du juste milieu est le fruit des concessions
faites par Ennahdha. Dans l’objectif de conserver sa légitimité électorale et sa place au
pouvoir, le parti islamiste accepte les procédures de la démocratie à l’instar des élections et du
principe majoritaire.
« Contrairement aux tendances salafistes, l’islam du juste milieu n’hésite pas à poser le
principe de la souveraineté du peuple et sa fonction législatrice, le principe de l’alternance
au pouvoir, la citoyenneté sans distinction religieuse, la liberté de conscience et d’opinion,
l’égalité de l’homme et de la femme, notamment le droit pour celle-ci d’être juge et chef de
l’Etat. »240 Bien que la pratique du pouvoir réforme l’islam politique, les procédures de la
démocratie sont au service de la cohabitation entre théocrates et démocrates à l’ANC241.
Autrement dit les théocrates n’adhèrent pas aux valeurs de la démocratie mais utilisent ses
mécanismes pour accéder à l’arène politique. Contrairement à eux, les démocrates croient aux
valeurs de la démocratie mais pactisent avec les islamistes à des fins stratégiques. En effet, en
familiarisant leurs ennemis avec les comportements concertés, ils les obligent à communiquer
et à les reconnaître comme des partenaires politiques242.
et liberticide de BEN ALI. Les partis politiques qui composent ce Mouvement organisent une grève de la
faim collective qui dure près d’un mois. Pour plus d’informations sur ce point cf. M. BEN JAAFAR, Un si
long chemin vers la démocratie : Entretien avec Vincent GEISSER, Tunis, Editions Nirvana, 2014, pp. 130-
132.
239 L’objectif de ces développements n’est pas de s’attarder sur la théorie et ses évolutions mais sur la prise de
position politique d’Ennahdha. Pour plus de précisions sur l’expression actuelle de l’islam du juste milieu
dans les Etats musulmans du continent africain cf. C. BAYLOCQ et A. HLAOUA, « Diffuser un “islam du
juste milieu” ? Les nouvelles ambitions de la diplomatie religieuse africaine du Maroc », Afrique
contemporaine, 2016/1, n° 257, pp. 113-128.
240 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp.130-131. Les notions de
souveraineté du peuple, de citoyenneté, de liberté de conscience et d’opinion et d’égalité homme-femme
font l’objet de développements ultérieurs. Chacune d’elle sera exposée en prenant en compte le contexte
tunisien.
241 Bilal TALIDI, un des représentants du Parti de la justice et du développement au Maroc exprime
parfaitement ce point dans l’article qui suit : B. TALIDI, « Les sources doctrinales du pluralisme
politique », in Fondation Konrad Adenauer et Centre Al Qods d’Etudes politiques (ed.), Vers un discours
islamique démocratique et civil, (Nahwa khitab islâmi dîmuqrâtî madanî), Amman, 1er édition, 2007, p.
203.
242 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp.131-132.
67
Il est d’ailleurs important de noter que, Rached GHANNOUCHI243 propose à deux partis
séculiers de l’opposition politique sous BEN ALI, de constituer un gouvernement national de
coalition, une troïka. Les partisans de la coalition sont Ennahdha, le Congrès Pour la
République et Ettakatol ; ils s’accordent sur la répartition des responsabilités au sein des
nouvelles institutions. « Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaafar244 sont respectivement élus
par les constituants aux présidences de la République et de l’ANC, alors que Hamadi Jebali,
le secrétaire général d’Ennahdha est nommé Premier ministre. »245 Le compromis
institutionnel246 précède les compromis constitutionnels qui matérialiseront les divisions au
sein de l’ANC. Au lieu de s’accorder sur l’élaboration de la constitution et la mise en place de
nouvelles
institutions,
les débats constituants se polarisent autour de
la politique
gouvernementale d’Ennahdha. A l’ANC les constituants sont divisés entre partisans de la
coalition gouvernementale et opposants à la majorité au pouvoir.
2. La cristallisation de la division entre partisans de la troïka et opposants à la politique
gouvernementale
La division des assemblées parlementaires s’effectue traditionnellement entre la « majorité »
et l’« opposition ». La majorité est généralement comprise comme « le parti ou la coalition
qui réunit le plus grand nombre de suffrages ou d’élus dans une assemblée et acquiert ainsi la
vocation de prendre en charge le gouvernement et d’exercer le pouvoir. »247 En vue de former
une majorité de 137 sièges sur les 217, Ennahdha est amené à cohabiter et à composer avec
les élus du Congrès Pour la République et d’Ettakatol. Les 80 sièges restant248 sont par
conséquent, ceux de l’opposition. Cette dernière est traditionnellement composée de
« l’ensemble des représentants des partis des indépendants qui n’appartiennent pas à cette
majorité au pouvoir, et qui normalement ont pour rôle de surveiller et de critiquer le
243 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Rached GHANNOUCHI.
244 Ces deux hommes politiques sont les leaders respectifs du Congrès Pour la République et d’Ettakatol.
245 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., pp. 91-92.
246 Malgré la présentation de trois candidats pour l’élection du président de l’ANC et de dix candidats pour
celle du président de la République, Mustapha BEN JAAFAR a été élu à 145 voix et Moncef MARZOUKI
à 153 voix. Soutenus par la majorité, les candidats de l’opposition n’avaient aucune chance d’être élus.
Pour plus de précisions sur ce point cf. F. MOUSSA, « Débat majorité-opposition au sein de la
Constituante », in Association Tunisienne d’Etudes Politiques (dir.), Les IIIèmes Conférences de l’ATEP.
Gouvernements de coalition et enjeux politiques, Tunis, Imprimerie MAN, 2012, p. 25.
247 Ibid., p. 18.
248 Qui totalisent 14 partis politiques et des indépendants.
68
gouvernement. »249 La division de l’ANC entre « majorité » et « opposition » ne recoupe
cependant pas celle entre théocrates et démocrates. « Chaque parti politique [est] libre dans
ses choix et [peut] s’opposer à certaines options défendues par le parti majoritaire dans la
coalition au sujet de la Constitution. »250 La répartition des responsabilités au sein des
nouvelles institutions entre les trois partis de la majorité à l’ANC251 ne devait pas avoir
d’impact sur la constitution en élaboration. Or, les textes fondamentaux de l’ANC ont fait
l’objet de délibérations entre le parti islamiste et ses deux alliés. Ceci a d’ailleurs retardé
l’adoption de la constitution.
Arnaud LE PILLOUER emploie l’expression « pouvoir instituant » pour désigner l’ensemble
des actes adoptés par les assemblées constituantes et qui ne font pas partie de la constitution
formelle. Il précise que le « pouvoir instituant » désigne « la faculté d’adopter une
organisation des pouvoirs publics (c’est-à-dire une constitution au sein matériel), dont la
particularité (qui le distingue par conséquent du “pouvoir constituant” entendu au sens
large), est que l’organe qui la crée exclut de cette organisation le ou les organes qui lui
succèderont. »252 En instituant la troïka, la majorité au pouvoir délaisse la fonction
constituante et insiste « sur la nécessité de gouverner et sur la dimension parlementaire de la
nouvelle Chambre. »253 Alors que le décret-loi n° 35 du 10 mai 2011254 ne donne aucune
indication sur les compétences de l’ANC, le compromis institutionnel pousse la majorité à
penser que l’ANC est « souveraine pour statuer sur l’étendue de ses prérogatives et sur sa
durée. »255 En adoptant la loi constituante n° 6 du 16 décembre 2011256, le parti islamiste fait
249 F. MOUSSA, « Débat majorité-opposition au sein de la Constituante », précit., p. 18.
250 Ibid., p. 23.
251 Il est d’ailleurs intéressant de noter que les trois partis formant la troïka font chacun des paris différents sur
l’alliance politique contractée. Le CPR avait pour objectif principal de marginaliser les islamistes et les
sécularistes radicaux. Il espérait une alliance entre islamistes et sécularistes modérés. Même s’il croyait en
cet idéal, Ettakatol souhaitait surtout exercer le pouvoir. Il en était de même pour Ennahdha qui avait été
réprimé et exclu de la scène politique pendant des années.
252 A. LE PILLOUER, Les pouvoirs non-constituants des assemblées constituantes, Essai sur le pouvoir
instituant, op.cit., p. 71.
253 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 91.
254 Décret-loi relatif à l’élection d’une Assemblée Nationale Constituante. JORT, n° 33 du 10 mai 2011, pp.
647-656.
255 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 91.
256 Décret relatif à l’organisation des pouvoirs publics. JORT, n° 97 des 20 et 23 décembre 2011, p. 3111. En
plus du pouvoir constituant, ce texte dispose du pouvoir législatif et du contrôle du gouvernement par la
mise en œuvre de la responsabilité du gouvernement (investiture et révocation) devant l’Assemblée. Appelé
« Petite Constitution », il attribue l’essentiel du pouvoir exécutif au chef du gouvernement. Même s’il est
nommé par le président de la République au sein du parti qui a obtenu le plus de sièges à l’Assemblée
(article 15), il dispose seul du pouvoir réglementaire. Son pouvoir de nomination aux hautes fonctions
publiques, diplomatiques et militaires est partagé avec le président de la République qui n’a qu’une
fonction de représentation. Responsable devant l’Assemblée (article 19), il peut modifier la composition du
69
du chef du Gouvernement la pièce maîtresse du pouvoir exécutif. Coopté par les dirigeants et
partisans d’Ennahdha, Hamadi JEBALI exerce l’essentiel du pouvoir. Le rôle du président de
la République n’est que symbolique et le régime mis en place est un véritable régime
parlementaire. Seulement, l’absence d’un programme politique précis et le manque
d’expérience gouvernementale du parti islamiste, exacerbent les tensions et dissensions au
sein de la Constituante. A cela s’ajoutent les débats relatifs à la durée du mandat de l’ANC.
L’article 6 du décret n° 1086 du 3 août 2011 relatif à la convocation des électeurs pour élire
les membres de l’ANC avait fixé une période d’un an pour rédiger une constitution257. « Or,
dès l’adoption du préambule du texte sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics,
l’ANC, par vote majoritaire, a rejeté cette limitation arguant de son caractère souverain et de
la légitimité populaire ! »258 L’opposition conteste les choix politiques et les textes adoptés
par la majorité au pouvoir.
Accaparé par les travaux du compromis institutionnel, l’avènement des compromis
constitutionnels est retardé259. Les débats constituants se polarisent par ailleurs sur des
revendications identitaires et religieuses260. Le 23 octobre 2012, la crise de légitimité qui
frappe l’ANC « sera évidemment exploitée par ses opposants, à la tête desquels se trouvait le
parti Nidaa Tounès, constitué en janvier 2012. »261 Fédérant un certain nombre de partis
politiques de l’opposition autour d’un message simple, centré sur la préservation des « acquis
modernes » de la Tunisie, le parti politique de Béji CAÏD ESSEBSI262 se présente comme « le
principal concurrent électoral du parti islamiste. »263 Il reproche aux Nahdhaouis de
méconnaître « le poids de l’héritage bourguibien dans la société tunisienne, la force et les
gouvernement après avoir informé le président et consulté le Conseil des ministres. Pour plus de précisions
sur ce point cf. R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre
légalité constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., p. 731.
257 JORT, n° 59 du 9 août 2011, p. 1432.
258 R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité
constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., p. 731.
259 Pour une étude détaillée des compromis institutionnels et constitutionnels égyptiens voir A. BLOUËT, Le
pouvoir pré-constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel égyptien après la
Révolution du 25 janvier 2011, Institut Francophone de la Justice et de la Démocratie, « Collection des
Thèses », n° 178, 2019, 328 p.
260 Ces débats font l’objet du Paragraphe 2 qui suit.
261 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 140.
262 Nommé Premier ministre par intérim le 3 mars 2011, Béji CAÏD ESSEBSI est une figure politique du
régime de BOURGUIBA et de BEN ALI. Sous BOURGUIBA, Il a été directeur de la Sûreté nationale de
1963 à 1965, ministre de l’Intérieur de 1965 à 1969, ministre de la Défense de 1969 à 1970 et, ministre des
Affaires étrangères de 1981 à 1986. Sous BEN ALI, il a été président de la Chambre des députés de mars
1990 à octobre 1991. Pour plus de précisions sur la vie de Béji CAÏD ESSEBSI cf. Annexe 1 – Glossaire –
Béji CAÏD ESSEBSI.
263 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 93.
70
caractères des organisations et associations non-gouvernementales laïques et démocratiques
œuvrant dans le domaine social et politique, la nature véritable de l’esprit civique en Tunisie,
l’attitude de la majorité des Tunisiens sur le problème des rapports entre la religion et
l’Etat. »264 Nida Tounes rassemble alors l’ensemble des partis politiques qui contestent la
gestion de la période transitoire par la majorité au pouvoir. Le message du parti est simple : il
refuse l’islamisation des institutions et de l’Etat voulue par Ennahdha.
Au moment de la rédaction de la Constitution, les idées d’Ennahdha sur la nature de l’Etat et
celle de la société ne sont pas toujours suivies par ses deux partenaires. Quand les théocrates
empiètent sur les fondements mêmes de la démocratie, les démocrates – qu’ils soient de la
majorité ou de l’opposition –, s’insurgent. Ils ne peuvent admettre que la charia soit la source
de législation et Dieu, le seul souverain. Face à l’obsession de la religion et à la recrudescence
de la violence politique, la démocratie procédurale atteint ses limites. L’assimilation de la
majorité aux islamistes est ainsi contrecarrée par l’opposition entre théocrates et démocrates à
l’ANC.
Paragraphe 2
La récupération de la révolution par les islamistes
Le programme électoral du parti Ennahdha avait explicitement précisé la volonté des
islamistes de maintenir la formulation de l’article 1er de la Constitution du 1er juin 1959. Ce-
dernier dispose que : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa
religion, l’arabe sa langue et la République son régime. »265 Une fois au pouvoir, les
Nahdhaouis en décident autrement. Alors que leur légitimité électorale s’essouffle, les
revendications identitaires et religieuses se font plus présentes. En 2012, ils manifestent leur
volonté de faire de la charia, la source de la législation et de Dieu, le seul souverain (A).
Cependant, « [à] la suite de manifestations organisées par les associations sécularistes au
moment du cinquante-sixième anniversaire de l’indépendance, Ennahdha recule sur
264 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 142. Ces différents points sont
abordés dans les développements et chapitres qui suivent.
265 La formulation vague de l’article ne permettait pas de faire de l’Islam le fondement de la Constitution ou/et
de la législation en Tunisie. Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution
du 1er juin 1959, article premier.
71
l’inscription de la charia dans la Constitution. »266 A ce moment-là et dans l’objectif de rester
majoritaire à l’ANC, les théocrates vont devoir « s’acclimater au climat social et politique
sécularisé »267 propre à la Tunisie. A l’instar de la démocratie procédurale, l’islam du juste
milieu fait le choix de la laïcité procédurale (B).
A.
La volonté des islamistes de faire de la charia la source de la législation et de
Dieu, le seul souverain
Pour les islamistes, l’Islam est normatif et le Coran est à la fois conçu comme foi et loi (1).
Seulement, le contexte dans lequel la Constitution du 1er juin 1959 a été adoptée, adapte
l’Islam à la conception occidentale de la souveraineté (2). Sous les régimes autoritaires de
BOURGUIBA et de BEN ALI, l’expression de l’islam politique n’était pas libre. A la fuite de
BEN ALI, le retour à Tunis de Rached GHANNOUCHI et la victoire électorale d’Ennahda
permet au parti islamiste de revendiquer publiquement la constitutionnalisation de la charia et
la souveraineté de Dieu. Alors même qu’en signant le le Pacte républicain268 le 1er juillet
2011, Ennahdha avait renoncé à l’inscription de la formule faisant de l’Islam la religion de
l’Etat, une fois au pouvoir le discours des islamistes change radicalement (3).
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266 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 93.
267 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 133.
268 Le Pacte républicain rappelle en premier lieu, les principes et objectifs de la révolution tels que la liberté,
la dignité, la justice, l’égalité et la rupture avec la dictature et le système de corruption. Il insiste également
sur la volonté exprimée par le peuple tunisien de fonder la société civile sur le dialogue, la tolérance, le
droit à la différence et de baser le régime politique sur la citoyenneté et les valeurs de la République. En
plus de consacrer le caractère « civil » de l’Etat, il dispose de l’identité arabe et islamique du peuple. Il
souligne également l’importance de :
La souveraineté populaire, d’un régime politique fondé sur la séparation des pouvoirs, l’indépendance du
pouvoir judiciaire et la neutralité de l’administration ;
L’autonomie individuelle de chaque citoyen et la séparation du champ religieux du champ politique ;
L’égalité des citoyens devant la loi sans discrimination aucune, la reconnaissance des libertés publiques et
la pénalisation de la torture ;
La reconnaissance des acquis de la femme consacrés par le Code du Statut Personnel (CSP) du 13 août
1956 ;
La reconnaissance des droits de la jeunesse, de l’enfance et des citoyens tunisiens résidant à l’étranger ;
La mise en place d’un modèle de développement basé sur une distribution équitable des richesses,
l’équilibre entre les régions et la garantie des droits fondamentaux ;
L’emploi de la langue arabe comme langue nationale officielle qui reste ouverte sur les langues et cultures
étrangères ;
Le respect de l’indépendance nationale et du droit à l’autodétermination.
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72
1. La normativité de l’Islam et la conception du Coran comme foi et loi
Contrairement à la Bible, le Coran n’est ni rédigé par des apôtres ni pensé par des esprits
humains. Il est « le Logos même de Dieu »269, la parole révélée. En énonçant qu’« il faut
rendre à César ce qui est à César et à Dieu, ce qui est à Dieu »270, l’Evangile selon Matthieu
sépare le pouvoir temporel de la royauté du pouvoir spirituel incarné par l’Eglise. A l’opposé
de la Bible, il est difficile de distinguer les prescriptions divines du Coran des considérations
matérielles de l’époque de Mahomet. D’ailleurs, aucune institution à l’exemple de l’Eglise
n’existe en Islam. A la seule lecture du Coran, le croyant accède à la parole révélée. Il n’y a
aucun intermédiaire entre l’humain et le divin. Si le musulman n’applique pas à la lettre les
prescriptions coraniques, il se défait de la foi et de la loi271. Par conséquent, comment
interpréter le texte sans s’éloigner de la volonté souveraine de Dieu ? Comment détacher la foi
de la loi ? Le verset 13 de la Sourate 35 Al-Fatir du Coran énonce : « Tel est Dieu, votre
Seigneur ! La royauté lui appartient. Ceux que vous invoquez en dehors de lui ne possèdent
même pas une pellicule de noyau de datte » (XXXV, 13). »272 Aucune séparation n’existerait
entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel en Islam. La souveraineté serait un attribut
exclusif de Dieu. Mais alors, qu’est-ce que la souveraineté ?
« La théorie générale du droit constitutionnel ramène la souveraineté à deux qualités
essentielles, elle est d’abord puissance unique et ensuite puissance souveraine. »273 La
souveraineté unifie les éléments composant le corps social et le représente. Nul ne peut
d’ailleurs contester sa puissance puisqu’elle est suprême. « Comme la souveraineté exprime
l’idée d’un pouvoir (ou puissance) de commander que détient un Etat – elle est le critère de
l’Etat –, elle fait figure de type déterminé de pouvoir ou de puissance ; elle est l’espèce du
genre plus vaste que constitue le pouvoir ou la puissance. »274 Inventée par Jean BODIN dans
ses Six Livres de la République en 1576, la souveraineté fonde la théorie juridique du pouvoir
269 J.-P. CHARNAY, Esprit du droit musulman, Paris, Dalloz, 2008, p. 4.
270 Evangile selon Matthieu, Chapitre 22, verset 21.
271 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
272 P. D’IRIBARNE, L’islam devant la démocratie, Paris, Editions Gallimard, 2013, p. 117. Mis à part ce
verset, la plupart des versets du Coran traduits en français et cités dans ce travail sont issus de la traduction
du Coran en français [en ligne], [consulté le 3 mai 2019], https://www.coran-francais.com/coran-francais-
sourate-35-0.html.
273 S. KLIBI, « Les principes républicains », in Association Tunisienne de Droit Constitutionnel (dir.), La
République, Tunis, Centre de Publication Universitaire, 1997, p. 46.
274 O. BEAUD, « Souveraineté », in P. RAYNAUD et S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la philosophie
politique, op.cit., p. 735.
73
politique. Unifié, indivisible et suprême, ce pouvoir est attribué à un être impersonnel, l’Etat.
Or en Islam, seul l’être métaphysique – Dieu –, est souverain. L’étude de l’introduction du
concept de souveraineté dans la pensée politique et juridique islamique, passe nécessairement
par une analyse linguistique de l’arabe.
« Etymologiquement, il est difficile de trouver au terme souveraineté son équivalent
arabe. »275 Si le Coran est sacré par son origine divine, la langue arabe, langue du tanzîl, de la
« descente » ou révélation, a été sacralisée puisqu’utilisée par Dieu pour communiquer avec
Mahomet. En arabe classique, l’adjectif Sayed est l’équivalent de l’honnête homme. En arabe
moderne, il signifie Monsieur et non le souverain. « Il faut attendre les temps modernes pour
qu’une nouvelle approche de la souveraineté soit élaborée. »276 C'est en reconnaissant
l’indépendance et la souveraineté de l’Etat irakien, que la Convention de 1927 entre le
Royaume-Uni et l’Irak a permis l’appropriation et l’interprétation du concept de souveraineté,
Syïada, par les idéologues islamistes. Du fait de la colonisation, les idées politiques
occidentales vont pénétrer l’esprit politique du droit musulman277 et l’Islam va peu à peu,
adopter la perception occidentale de la souveraineté.
Dans l’objectif de transformer la société des temps modernes et de l’adapter aux préceptes
coraniques, Abu Ala MAWDUDI278 reprend à son compte une nouvelle forme de
275 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 363.
276 Ibid. La référence aux « temps modernes » renvoie à l’idée d’Etat moderne. Souvent comparé et opposé à
l’organisation politique anté et anti-étatique de la cité romaine, l’Etat moderne suppose une nouvelle
représentation et structuration du pouvoir politique basé -entre autres- sur une puissance de commandement
civile exercée sur un territoire délimité.
277 L’expression « droit musulman » est occidentale. Elle renvoie à l’opposition des deux grands systèmes
juridiques de l’Occident. La tradition civiliste ou romano-germanique issue du droit romain consiste en
l’ensemble de principes et de règles hiérarchisées posées par les textes. La tradition de Common Law issue
du droit anglo-saxon consiste en l’ensemble des précédents émanant des litiges judiciaires. Le droit
musulman serait un mélange des deux traditions. C’est un droit révélé puisque posé par un texte, le Coran.
Mais, c’est également un droit composé d’une série de précédents, de fatwa, consultations/opinions. Pour
plus de précisions sur ce point cf. J.-P. CHARNAY, Esprit du droit musulman, op.cit., p. 6. Voir également
B. DUPRET et L. BUSKENS, « De l’invention du droit musulman à la pratique juridique contemporaine »,
in B. DUPRET (dir.), La charia aujourd’hui. Usage de la référence au droit islamique, Paris, La
Découverte, 2012, pp. 9-17.
278 Né le 25 septembre 1903 à Heyderabad au Sud de l’Inde et décédé en 1979, Abu Ala MAWDUDI a mené
un combat vigoureux pour l’islamisation du pouvoir politique. En voulant refonder l’Etat sur l’Islam, il a
montré que l’Islam n’avait pas qu’un aspect religieux et spirituel. Son aspect juridique et politique
permettrait de fonder un Etat islamique dans les temps modernes. Alors que Dieu est la seule source de
l’autorité, dans sa « théocratie démocratique », le croyant pourrait exercer le pouvoir temporel
conformément aux prescriptions coraniques. Pour plus de précisions sur ce point cf. M. R. BEN
HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-musulman,
Manouba, Centre de Publication Universitaire, 2010, pp. 103-113 et C. HOUKI, Islam et Constitution en
Tunisie, op.cit., p. 364.
74
souveraineté, la hakimiyya propre à la pensée politique arabe279. Alors que Dieu détient le
pouvoir souverain, les hommes qui croient en la loi fondamentale280, sont légitimes à
gouverner selon les prescriptions coraniques. Même si le détenteur de la souveraineté reste
l’être métaphysique, les hommes édictent et appliquent les lois coraniques. En opposant la
hakimiyya à la jahiliyya, Abu Ala MAWDUDI récupère le concept occidental de souveraineté
et l’introduit dans le langage et la pensée politique arabes modernes. Même si la conception
de MAWDUDI est consacrée par un certain nombre de constitutions dans le monde arabo-
musulman281, les deux Constitutions tunisiennes vont faire coexister au sein d’un même
article (l’article premier), l’Islam et la souveraineté. Ceci est notamment dû au contexte dans
lequel la Constitution du 1er juin 1959 et celle du 27 janvier 2014 ont été adoptées.
2. L’adaptation de l’Islam à la conception occidentale de la souveraineté
Afin d’expliquer le revirement radical des islamistes au pouvoir en 2011, il est essentiel de
montrer que les revendications identitaires et religieuses du peuple ne sont pas nouvelles.
Elles naissent avec l’indépendance de la Tunisie. Alors que Salah BEN YOUSSEF282,
secrétaire général du Néo-Destour milite en faveur de l’indépendance totale du pays, Habib
BOURGUIBA lui préfère la politique du "plan par étapes283". En acceptant les conventions
franco-tunisiennes d’autonomie interne du 3 juin 1955284, le Combattant Suprême impose aux
Tunisiens une vision particulière du rapport à la France et au monde arabe. Imprégné des
valeurs occidentales de progrès, de rationalité et de modernisation, BOURGUIBA
instrumentalise les composantes identitaires de la tunisianité285, afin d’édifier par étapes, un
279 Il reprend les concepts de hakimiyya et de jahiliyya à IBN KHALDOUN. Ces deux notions ne sont abordées
ici que dans l’objectif de démontrer la transformation de la société musulmane à l’aune des expériences
européennes.
280 Le Coran ou parole révélée.
281 Pour un aperçu général de ces constitutions arabes avant l’avènement du Printemps arabe, cf. « III. La
souveraineté dans les constitutions arabes », in C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., pp.
365-367. Voir également A. AMOR, « La place de l’Islam dans les constitutions des Etats arabes : Modèle
théorique et réalité juridique », in G. CONAC et A. AMOR (dir.), Islam et droits de l'Homme, op.cit., pp.
13-27.
282 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Salah BEN YOUSSEF.
283 Cf. Note de bas de page 222.
284 Ces conventions n’étaient qu’une étape à la réalisation de l’indépendance. Pour plus de précisions sur ce
point cf. M. CHARFI, Introduction à l’étude du droit, Tunis, Cérès Editions, Troisième édition revue et
augmentée, 1997, pp. 110-111.
285 Que sont l’Islam, la langue arabe et l’adhésion à la patrie tunisienne. Pour plus de précisions sur la notion
de tunisianité, cf. D. PEREZ, « L’évolution des cultures politiques tunisiennes : l’identité tunisienne en
75
Etat indépendant. Ce discours s’oppose à celui de BEN YOUSSEF qui voit dans la lutte pour
la libération nationale, l'une des batailles visant à délivrer les pays du Maghreb de
l’occupation occidentale. Si le premier séduit les catégories socio-professionnelles intégrées à
l’économie et à l’ordre colonial286, le discours nationaliste du second lui rallie les élites
religieuses arabophones formées à la Zitouna287 et particulièrement sensibles « aux accents
islamiques de son discours. »288 L’inspiration française et la dimension séculière du projet
politique de BOURGUIBA révoltent les défenseurs de l’identité arabe et musulmane de la
Tunisie que sont les fellaga289, le palais beylical, les familles beldi290, les partisans du Vieux-
Destour291 et les propriétaires terriens de l’Union Générale des Agriculteurs Tunisiens
(UGAT)292.
En excluant les yousséfistes293 du Front National et en les éliminant physiquement294, Habib
BOURGUIBA s’assure une mainmise sur la vie politique et constituante. Les travaux de la
première ANC sont précédés par des réformes audacieuses des pratiques et institutions de
l’Islam. Cumulant les fonctions de chef de Gouvernement, de ministre des Affaires
étrangères, de ministre de la Défense et de président du Conseil, BOURGUIBA avait résolu la
question religieuse avant même que les constituants ne s’en saisissent. En effet, le 2 mars
1956, le système des habous295 publics est aboli. Celui des habous privés ne le sera que le 18
juillet 1957 alors que le 31 mai 1956, la dejemaia des habous296 est liquidée. S’ensuit la
suppression, le 3 août 1956 des tribunaux charaïques et le 27 septembre 1957, des tribunaux
rabbiniques. Du fait de l’entrée en vigueur le 1er juillet 1957, de la convention judiciaire
franco-tunisienne, les tribunaux français de Tunisie sont remplacés par des tribunaux tunisiens
débat », Le Carnet de
http://irmc.hypotheses.org/723.
l’IRMC, 7
janvier 2013, [en
ligne], [consulté
le 22 mai 2018],
286 Catégorie essentiellement composée des professions libérales, d’une partie de la bourgeoisie tunisoise, des
employés des secteurs publics et privés, des fonctionnaires et ouvriers.
287 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Zitouna.
288 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p.14.
289 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Fellaga.
290 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Beldi.
291 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Vieux-Destour.
292 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Union Nationale des Agriculteurs Tunisiens.
293 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Yousséfiste.
294 C’est à la suite du discours de Salah BEN YOUSSEF à la Grande Mosquée de la Zitouna, le 7 octobre 1955
qu’Habib BOURGUIBA décide d’éliminer progressivement les opposants à sa politique du "plan par
étapes". Il écarte Salah BEN YOUSSEF du poste de Secrétaire général du Néo-Destour et l’exclut du parti.
Le 28 janvier 1956, les procès politiques devant la Cour criminelle spéciale liquident politiquement les
partisans de BEN YOUSSEF. La mort de Salah BEN YOUSSEF à Francfort en 1961 laisse penser
qu’Habib HOURGUIBA était l’un des instigateurs de l’assassinat.
295 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Habous.
296 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Dejemaia des habous.
76
modernes. Le Code du Statut Personnel (CSP)297 est promulgué le 13 août 1956 et celui de la
nationalité le 26 janvier 1956. Alors que le premier code procède « d’une vision libérale de la
condition féminine »298, le second détache la religion de l’acquisition et de la déchéance de la
nationalité tunisienne. Enfin, la loi n° 58/27 du 4 mars 1958299 relative à la tutelle publique, à
la tutelle officieuse et à l’adoption, vient heurter de front le droit islamique en autorisant
l’adoption, prohibée par le Coran aux versets 4 et 5 de la Sourate 33 Al Ahzab. La
constitution à venir ne pouvait faire de la charia la source de la législation sans contredire les
réformes législatives entreprises.
Bien que la religion soit l’une des caractéristiques de la Tunisie, Habib BOURGUIBA ne veut
pas que l’Islam règle les institutions et l’organisation étatiques. C’est la raison pour laquelle
les dispositions relatives à l’Islam au sein de la Constitution du 1er juin 1959, sont
volontairement imprécises et sujettes à interprétations. Au moment de l’élaboration de
l’article premier,
le Combattant Suprême ne permet pas
l’étude des dispositions
constitutionnelles par une commission spécialisée et fixe une séance à l’ANC en plein jour du
mois de
ramadan. A cause de
la
rupture du
jeûne,
les délibérations sur
la
constitutionnalisation de l’Islam sont précipitées et superficielles, alors que les principaux
débats opposaient pourtant Naceur MARZOUGUI pour qui « [l]a Tunisie est un Etat
islamique » à Bahi LADGHAM qui milite pour « un Etat arabo-musulman indépendant et
souverain. »300 La polémique cesse avec le choix de la formulation « l’Islam est sa
religion »301 approuvée par Habib BOURGUIBA, qui s’impose lors de la troisième lecture du
projet de Constitution, au cours du vote sur le texte. L’article premier de la Constitution du
1er juin 1959 établit ainsi que : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain,
l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ». Ce faisant, la
perception tunisienne de l’Islam n'a d'autre choix que de s’adapter à la conception occidentale
de la souveraineté.
297 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Code du Statut Personnel. Le Code du Statut Personnel fera l’objet de
développements ultérieurs. Cf. le A. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre II de cette
partie relatif au Code du Statut Personnel ou la première révolution par le droit, p. 275.
298 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 216.
299 JORT, n°19 du 7 mars 1958, p. 236.
300 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 225.
301 Sur le sens de cette expression cf. les développements sur l’interprétation de l’article 1er de la Constitution
du 27 janvier 2014 [Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 2 du Titre I de cette partie relatif aux
interprétations de l’article premier faisant de « l’Islam sa religion », p. 173].
77
Pour autant, les références successives à la souveraineté et à l’Islam sont pondérées par le
peuple, source de tous les pouvoirs en Tunisie302. L’Islam ne règne donc pas en maître sur
l’Etat. L’Etat gère la religion. Si les constituants cherchent à instaurer une « démocratie
fondée sur la souveraineté du peuple », ils restent fidèles aux « enseignements de
l’Islam »303. D'ailleurs, le verset épigraphe au texte constitutionnel304 suivi de la formule
scellant le préambule305, pourrait laisser croire que la Constitution est placée toute entière
sous la bannière de l’Islam. Or, la valeur normative du préambule n’a pas été clairement
tranchée par les premiers constituants à l’ANC306. De plus, les dirigeants du Néo-Destour,
membres de la première Constituante, détachent la première Constitution des sources
formelles et matérielles de l’Islam. Ni le Coran, ni la Sunna du Prophète ne sont perçus
comme des Constitutions, la charia n’est pas une source de législation et le caractère
islamique de l’Etat n’est pas clairement souligné. Ainsi, certaines institutions de droit public
musulman à caractère politique (l’Umma et le Califat307), à caractère juridictionnel (à l’instar
des tribunaux charaïques) ou à caractère financier (tels que les waqf308 publics et privés), ne
sont pas constitutionnalisées.
En tout état de cause, même si les sources traditionnelles de l’Islam – qu’elles soient
formelles ou matérielles – ne sont pas explicitement mentionnées, le régime constitutionnel
mis en place se doit d’être conforme aux préceptes de l’Islam. La preuve en est la demande
d’une fatwa309 par BOURGUIBA à Tahar BEN ACHOUR alors Mufti de la République310.
Dans un communiqué de presse du ministre de la Justice en date du 3 août 1956, ce dernier
reconnaît la compatibilité du régime républicain et des principes islamiques : « la ligne de
conduite adoptée aujourd’hui par le peuple tunisien par le canal de ses représentants
302 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
303 Respectivement alinéas 7 et 6 du préambule de la Constitution tunisienne du 1er juin 1959. Le sens des «
enseignements de l’Islam » fera l’objet du B. du Paragraphe 2 de ce chapitre.
304 A savoir : « Au nom de Dieu, Clément et miséricordieux »
305 A savoir : « Nous, représentants du peuple tunisien libre et souverain, arrêtons, par la grâce de Dieu, la
présente Constitution ».
306 La séance du 17 juillet 1956 oppose Ahmed MESTIRI, Ahmed BEN SALAH et Mongi SLIM à l’ANC. Ils
se disputent la valeur normative du préambule. Ils considèrent qu’il a une nature philosophique et n’a donc
pas de valeur normative. Contrairement à eux, Mohamed AL-GHOUL lui reconnaît une valeur normative.
Supposé faire l’objet de deux lectures avant d’être validé définitivement par les constituants, le préambule
n’a été soumis qu’à une seule lecture. La Commission du préambule et de coordination aura la tâche
décisive de rédiger la version finale du préambule et de l’adopter définitivement sans revenir aux membres
de la Constituante.
307 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Califat.
308 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Waqf.
309 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Fatwa.
310 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Mufti de la République.
78
légalement élus : choix du régime républicain, abolition de la monarchie et désignation d’un
président de la République est conforme aux prescriptions islamiques. »311 Il en est de même
du Code du Statut Personnel entré en vigueur avec l’assentiment du Mufti de la République,
qui « confirmait le compromis entre l’entrée dans la modernité et le respect de l’esprit du
Coran. »312 Malgré l’adaptation de l’Islam à la conception occidentale de la souveraineté,
l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir en 2011 change la donne.
3. Le changement de discours des islamistes au pouvoir
Cela a été dit, le programme électoral du parti Ennahdha avait explicitement assuré la volonté
des islamistes de maintenir la formulation de l’article premier de la Constitution du 1er juin
1959. Une fois au pouvoir, les Nahdhaouis en décident autrement313 : la charia devient la
source de la législation et Dieu, le seul souverain. La répartition des sièges au sein de chacune
des commissions constituantes314 a permis à Ennahdha de disposer d’un nombre important de
représentants, notamment au sein de la Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution (CPPFRC). 10 membres sur 22. Ils orienteront
la composition et les travaux de cette commission qui aura un impact considérable sur la
Constitution du 27 janvier 2014315. Présidée par Sahbi ATIG316, la Commission a permis aux
311 C. DEBBASCH, La République tunisienne, op.cit., p. 147.
312 Z. E. HAMDA CHERIF, L’Islam politique face à la société tunisienne : Du compromis politique au
compromis historique ?, Tunis, Nirvana, 2017, pp. 188-189.
313 Une proposition du 4 mars 2012 prévoyait un Conseil supérieur islamique chargé de l’interprétation de
l’article premier de la Constitution. Cette proposition n’a cependant jamais pu être formalisée dans le texte
constitutionnel. Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté
des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
314 Les principales commissions au sein de l’ANC sont au nombre de six : La Commission des droits et
libertés, la Commission des pouvoirs législatif, exécutif et des relations entre eux, la Commission du
préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution, la Commission des collectivités
publiques, régionales et locales, la Commission des instances constitutionnelles, et la Commission des
juridictions judiciaires, administratives, financières et constitutionnelles. Pour plus de détails sur les
différentes commissions au sein de l’ANC voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Commissions
constituantes [en ligne], [consulté le 24 mars 2018], http://majles.marsad.tn/fr/assemblee/commissions.
315 Les analyses qui suivent se basent exclusivement sur les travaux de la Commission du préambule. Le
préambule et les articles qu’elle élabore (tant en matière de principes fondamentaux/généraux qu’en matière
de révision de la Constitution) fixent dans le marbre constitutionnel la fonction de l’État en matière
religieuse et la nature de la société en Tunisie.
316 Né le 14 août 1959, Sahbi ATIG est issu d’une famille pieuse qui lui enseigne les valeurs de l’Islam. Après
un baccalauréat scientifique et technologique, il intègre la Faculté de Mathématiques et de Sciences de
Tunis. Il effectue ensuite une licence en Théologie à l’Université de la Zitouna en 1985. Il intègre le
mouvement Jamaat Islamiyya au lycée puis s’engage auprès du Mouvement de la Tendance Islamique
(MTI) et du mouvement Ennahdha. Emprisonné une première fois pour un an en 1987, il bénéficie de
l’amnistie générale du 7 novembre 1978. Emprisonné une deuxième fois pour seize ans entre 1991 et 2007,
il côtoie des prisonniers de droit commun et d’autres militants d’Ennahdha. Pour plus d’informations sur la
79
théocrates de réclamer – dès février 2012 –, l’inscription de la charia comme source
principale de la législation et comme fondement de la Constitution en discussion. A la suite de
nombreuses manifestations de la société civile à partir du 20 mars 2012317, l’organe délibérant
du parti Ennahdha, Majles Choura318 renonce le 25 mars 2012, à ses prétentions. En effet,
l’article 3 des dispositions finales de la première version du texte constitutionnel319 en date du
14 août 2012, disposait que l’ « Islam en tant que religion de l’État » ne pouvait faire l’objet
d’aucune révision. Egalement présente à l’article 141 du projet de Constitution du 1er juin
2013, la disposition problématique ne disparaîtra qu’avec l’avènement de la version finale du
texte constitutionnel320. En disposant explicitement de l’ « Islam comme religion de
l’État »321, Ennahdha voulait supprimer l’ambiguïté de la formulation de l’article premier, en
affirmant que l’Islam est la religion de la Tunisie et non seulement de sa population ou de la
majeure partie des Tunisiens322.
Le parti de Rached GHANNOUCHI n'a fait de concessions aux partis séculiers présents à
l’ANC que, devant la pression de la rue et les manifestations des organisations de la société
civile devant le Palais du Bardo ou sur la Place de la Kasbah à Tunis. Le 27 mars 2012, les
membres de la Commission du préambule s’accordent sur la conservation des dispositions et
de l’esprit de l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959. Auditionné le 28 mars 2012,
le Professeur de droit constitutionnel et d’institutions politiques, Kaïs SAÏED323, insiste sur la
valeur juridique de l’article. Contrairement aux membres de la Commission du préambule qui
jugeaient que l’article n’avait qu’une valeur descriptive, il affirme que la Constitution n’a pas
pour objet de décrire l’état d’une société à un moment donné, mais doit régir et organiser les
institutions étatiques par des dispositions juridiques324. Si la juridiction constitutionnelle à
biographie de Sahbi ATIG cf. AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Assemblée, Bloc parlementaire :
Mouvement
2018],
https://majles.marsad.tn/2014/fr/elus/Sahbi_Atig.
Ennahdha,
25 mai
[consulté
ligne],
ATIG,
Sahbi
[en
le
317 Le 20 mars est une journée de fête commémorative de l’indépendance en Tunisie. Le 20 mars 2012, elle a
cependant été l’occasion de manifestations des organisations de la société civile contre l’inscription de
l’Islam comme religion de l’État.
318 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Majles Choura.
319 Intitulé « Projet de brouillon ».
320 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
321 Sur la distinction entre religion de l’Etat et religion d’Etat cf. le 1. du A du Paragraphe 2 de la Section 1 du
Chapitre 2 du Titre I de cette partie relatif au problème de l’Islam comme religion de l’Etat, p. 137.
322 C’est, en tout cas, l’interprétation qui a été retenue par plusieurs juristes tunisiens depuis 1956. L’objectif
pour eux était de barrer la route à un droit d’origine religieuse.
323 Alors, Kaïs SAÏED n’était pas encore président de la République.
324 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mr. Kaïs SAÏED ainsi que des représentants
80
venir est saisie d’un projet de loi contraire à la charia, le projet ne pourrait être déclaré
conforme à la Constitution. L’article 1er de la Constitution du 27 janvier 2014 serait donc
normatif. C’est en tout cas ce que pensait Kaïs SAÏED au moment de son audition par la
Commission du préambule.
Contraint de maintenir la formulation de l’article premier de la Constitution du 1er juin
1959325, Rached GHANNOUCHI avance trois arguments pour rassurer ses partisans et les
défenseurs de l’Islam. Selon lui, il ne faut pas diviser les Tunisiens autour de la charia. Il n’y
aurait d’ailleurs aucune distinction à faire entre Islam et charia. Enfin, même si la
Constitution pose un certain nombre de normes, elle n’établit pas la loi. Cette dernière ne
tirera sa force que des personnes qui l’édicteront et la feront appliquer. Autrement dit, elle
sera le fruit de la volonté du législateur tunisien et des rapports de force de la charia326. Ayant
perdu la bataille de l’article premier, les partisans d’Ennahdha obtiennent d'inscrire en en-tête
du troisième paragraphe du préambule des trois premiers projets de Constitution327,
l’attachement du peuple tunisien aux « constantes de l’Islam »328.
Le point de vue différent entre théocrates et démocrates, sur le rôle et l’importance du référent
islamique au sein de la Constitution et des futures institutions, témoigne de deux visions bien
distinctes de l’identité de l’Etat et du peuple en Tunisie. Alors que pour les premiers l’Islam
est la composante essentielle de l’identité tunisienne, pour les seconds, ce n’est que l’une de
ses composantes329. Malgré l’opposition des points de vue, théocrates et démocrates font le
choix de la laïcité procédurale.
de l’UGTT, Mme Ikbel BEN MOUSSA et, Mr. Mohamed GUESMI », 28 mars 2012 [en ligne], [consulté le
24 mars 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252f1 (en arabe).
325 Pour plus de précisions sur ce point cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 1 de ce chapitre.
326 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis. Le Professeur précise que : « Même s’il n’a surement pas lu les
propos de Michel TROPER sur la théorie réaliste de l’interprétation, Rached GHANNOUCHI insiste sur le
fait que la loi tire sa force des personnes qui l’appliquent. C’est la théorie réaliste de l’interprétation selon
laquelle l’acte de volonté est un rapport de force. »
327 Le premier projet de Constitution est daté du 14 août 2012 et s’intitule « Projet de brouillon ». Le
deuxième, paru le 14 décembre 2012, quatre mois après le premier porte le nom de « Brouillon de projet ».
Le troisième, du 22 avril 2013 est dénommé « Projet de Constitution ». Le quatrième, du 1er juin 2013 est
l’avant-projet final du texte constitutionnel.
328 Cf. le 1. du B. du Paragraphe 2 de la Section 2 de ce chapitre.
329 Cf. le Paragraphe 1 de la Section 2 de ce chapitre.
81
B.
Le choix de la laïcité procédurale
Si la religion est un système basé sur des faits relevant du sacré et de la révélation, la sphère
politique est un système de confrontation d'idées qui bénéficie d’un éventail de points de vue
considérable dans un environnement pacifié. Est-ce à dire que la religion s’opposerait ainsi à
la politique, la charia au droit positif, l’Islam à la modernité, la laïcité au confessionnalisme ?
Avant d’exposer le sens de la « laïcité procédurale », il est primordial de définir le concept de
laïcité et de se défaire de sa conception française. La laïcité tunisienne pourra ainsi, mieux
être appréhendée. La laïcité renvoie essentiellement à un concept politique. L’Etat laïque est
celui qui ne privilégie aucune confession : chacun est libre d’exprimer ses convictions
qu’elles soient religieuses, philosophiques ou politiques. Le pouvoir politique au sein d’un
Etat laïque, pourrait d’ailleurs avoir deux fonctions en ce qui concerne la liberté de
conscience. Soit il impose une certaine vision du monde et sert une conception
confessionnelle du bien et de la vie bonne ; soit il considère qu’en matière d’existence, la
contrainte politique est illégitime et que les consciences individuelles sont autonomes. Si dans
le premier cas, la politique est subordonnée à une religion dominante, dans le second, elle
joue le rôle d’un arbitre entre les différentes conceptions et orientations individuelles.
Malgré le régime de liberté de conscience et d’égalité des cultes reconnus, la France du
XIXème siècle donne tout naturellement une place privilégiée au catholicisme. Même si l’Etat
n’impose pas par
la violence
la religion de
la majorité,
le catholicisme reste
institutionnellement dominant. « Tout le problème consistera à se demander si l’Etat est déjà
“laïque” quand il reconnaît les différents cultes sans discrimination, ou s’il est nécessaire
d’établir une séparation véritable entre les différentes confessions, d’une part, la sphère
publique, d’autre part. »330 Au XXème siècle, la loi de 1905 entérinera la séparation de l'Eglise
et de l'Etat. En séparant les pouvoirs politique et religieux, la France a retiré à l'Eglise toute
autorité politique et législative sur la nation. Cette séparation s’effectue dans les mentalités et
les faits. La religion perd sa position dominante dans la société. L’expérience française
d’élaboration de la laïcité, rend difficile la construction d’un concept de laïcité différent du
modèle français. Certes, la France est laïque, mais la laïcité n’est pas propre à la France.
330 G. HAARSCHER, La laïcité, Que sais-je ?, Paris, PUF, 1996, p. 16.
82
Contrairement à la France, la Tunisie est historiquement et majoritairement musulmane. La
religion était l’une des caractéristiques de la Tunisie de BOURGUIBA et de BEN ALI bien
qu’elle ait été gérée par l’Etat. Il est intéressant de relever qu’entre 2011 et 2014, les
démocrates à l’ANC ne réclament pas une ‘almaniyya shâmilah ou laïcité complète331. L’Etat
n’impose pas par la violence la religion de la majorité mais l’Islam est institutionnellement et
socialement dominant. Le 2 mars 2012, le leader d’Ennahdha, évoque, lors d’une conférence
donnée au Center of Studies on Islam and Democracy (CSID), la notion de ‘almâniyya
‘ijrâ’iyya ou de « laïcité procédurale »332. Emprunté à l’égyptien Abdelwahab MSIRI333, ce
concept est acceptable pour Ennahdha dans la mesure où il rejette l’athéisme et ne remet pas
en cause les fondements de la croyance. Contrairement à la notion de ‘almâniyya shâmilah ou
de laïcité intégrale, la laïcité procédurale compose avec la religion et ses dogmes. Pour faire
accepter à sa base électorale, les concessions faites aux démocrates, Rached GHANNOUCHI
assure que le droit et les lois en Tunisie ne pourront être hostiles à la religion. A l’instar de la
démocratie procédurale, la laïcité procédurale est un moyen par lequel théocrates et
démocrates peuvent atteindre un but stratégique : celui de la cohabitation et de l’élaboration
d’une Constitution de compromis qui mêle au droit objectif des considérations religieuses.
En effet, les partis conservateurs s’accordent avec les partis progressistes de l’ANC, sur la
vision que l’Etat a de la religion334. L’Etat ne peut avoir une vision de la société totalement
athée ou/et déconnectée des prescriptions de la parole révélée. En s’accordant sur le fait que
l’ « Islam est sa religion », les constituants privilégient une confession et respecte les
croyances des musulmans. Est-ce pour autant que la politique est subordonnée au religieux ?
Le 31 juillet 2012, Rached GHANNOUCHI a eu l’occasion de préciser que : « Ce n’est pas à
l’Etat d’imposer une religion aux gens, d’imposer l’islam ; la question de l’islam relève de la
société. Le rôle de l’Etat est de préserver la paix civile et de présenter des services. Il n’est
pas d’imposer un type particulier de pratiques religieuses ni un type particulier de
modernité. »335 Contrairement au projet politique de Habib BOURGUIBA qui visait à
331 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
332 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 133.
333 R. GHANNOUCHI, « La laïcité et le rapport entre la religion et l’Etat du point de vue du mouvement
Ennahdha », texte établi par le CSID, le 2 mars 2012 (en arabe).
334 Vision qui fera l’objet de la Section 2 de ce chapitre.
335 O. BELHASSINE et R. SEDDIK, « Entretien avec Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha. Il
n’appartient pas à l’Etat d’imposer un mode particulier de se vêtir, de se nourrir, de consommer des
boissons ou de suivre des coutumes », La Presse de Tunisie [en ligne], publié le mardi 31 juillet 2012,
[consulté le 24 mars 2018], http://www.lapresse.tn/component/nationals/?task=article&id=53338.
83
imposer unilatéralement et par le haut, la sécularisation de l’Etat, les débats entre théocrates et
démocrates expriment les diverses revendications sociales du peuple. A l’instar de la
démocratie procédurale, la laïcité procédurale permet la naissance d’une culture politique
sécularisée et travaillée par les représentants du peuple. Représentants qui, restent
culturellement et traditionnellement attachés à l’Islam.
Mais, avant que les constituants n’aboutissent aux différents compromis constitutionnels, les
séances constituantes ont été l’occasion tant pour les islamistes que pour les modernistes,
d’exprimer deux conceptions bien différentes de l’identité tunisienne. Ces conceptions
s’opposent sur la valeur et la place à donner à l’Islam comme composante de l’identité du
peuple, de la Constitution et de l’Etat en Tunisie.
Section 2
L’expression des identités multiples au sein de l’Assemblée Nationale
Constituante
Théocrates et démocrates considèrent le rôle et l’importance du référent islamique au sein de
la Constitution, de façon différente, témoignant ainsi de deux visions distinctes de l’identité
du peuple et de l’Etat en Tunisie. A l’instar de la Constitution du 1er juin 1959, les partis
modernistes sont contre l'idée d'un Islam réglant les institutions et l’organisation étatiques. Au
sein de la Commission du préambule, l’identité culturelle et religieuse du peuple s’oppose à
son identité civique et politique (Paragraphe 1). De leur côté, n’ayant pu faire de l’Islam la
religion de l’État, les partisans d’Ennahdha ont dans un premier temps, obtenu l’insertion des
« constantes de l’Islam »336 au troisième paragraphe du préambule des trois premiers projets
de Constitution. Dans un second temps, la Commission des consensus337 a opté pour la
formule « enseignements de l’Islam » (Paragraphe 2).
336 Cf. le 1. du B. du Paragraphe 2 de la Section 2 de ce chapitre.
337 Pour plus de précisions sur la mise en place et les fonctions de la Commission des consensus cf. le B. du
Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 2 de ce titre relatif à la politique compromissoire de la
Commission des consensus, p. 127.
84
Paragraphe 1
L’opposition de l’identité culturelle et religieuse à l’identité civique
et politique
Salsabil KLIBI explique qu’il y a deux types d’identités en Tunisie qui revendiquent leur
place au sein de la Constitution : une identité culturelle et religieuse et une identité civique et
politique338. L’opposition de ces deux conceptions de l’identité a abouti, au moment de
l’écriture de la Constitution, à la binarité entre les articles premier et deux339. En effet, les
travaux préparatoires à la Constitution, à commencer par ceux de la Commission du
préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution, témoignent des avis
divergents sur l’importance du référent islamique au sein du texte constitutionnel (A). La
centralité de l’Islam dans la pensée politique des théocrates et leurs croyances religieuses font
de l’Islam, la composante essentielle de l’identité du peuple et de la Constitution. Bien que
caractérisant culturellement et traditionnellement le peuple, l’Islam n’est pour les démocrates
que l’une des composantes de l’Etat et de sa constitution. Ces débats illustrent deux visions
précises de la fonction de l’Etat en matière de religion. Certes, l’identité arabo-musulmane est
fondamentale, mais elle est d’importance égale avec le caractère « civil » de l’Etat (B).
A.
Des avis divergents sur l’importance du référent islamique
Au moment de l’élaboration de la Constitution, les partenaires d’Ennahdha et les partis
modernistes de l’ANC s’opposent à ses idées politiques sur la nature de la société et celle de
l’Etat. Les démocrates ne peuvent admettre que le référent islamique soit l’essence même de
l’identité tunisienne. La place de ce référent au sein de la Constitution fait l’objet de tous les
débats et de tous les désaccords à la Commission du préambule (1). Afin de s’accorder sur
l’importance du référent religieux pour le peuple et l’Etat, les constituants ont l’idée de
séparer la religion de la politique et non la religion de l’Etat (2).
338 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
339 Ces articles feront l’objet d’analyses ultérieures. Cf. le Chapitre 2 de ce titre relatif à la naissance du
« compromis dilatoire » entre théocrates et démocrates, p. 117.
85
1. La place du référent islamique au sein de la Constitution
A la suite de l’élection le 13 février 2012, du bureau de la Commission, les travaux sur le
préambule, les principes fondamentaux et la révision de la Constitution débutent le 17
février340. Au cours de la séance, les avis divergent sur la fixation par le préambule des
référents essentiels de la Constitution, à commencer par le référent islamique. Les
conservateurs représentés en majorité par les élus du parti islamiste Ennahdha militent en
faveur de la reconnaissance du référent islamique comme référent principal au fondement
même de la Constitution. Selon les théocrates, le référent islamique a une valeur axiologique,
législative, culturelle et civilisationnelle. Il renvoie aux croyances et à l’esprit religieux des
Tunisiens. Seules les croyances des Tunisiens musulmans sont ici prises en compte, puisqu’il
n’est à aucun moment question du référent religieux au sens large, mais du seul référent
islamique. Ainsi, il permet de faire de la charia, la source des lois341 et de faire valoir une
culture et une civilisation spécifiques qui supposent de s’inspirer des écoles réformistes qui se
sont succédé en Tunisie. Quelles sont ces écoles ? Quelles ont été leurs apports ? Ni les
constituants, ni les experts auditionnés par la Commission ne le précisent de manière non
équivoque et claire. Le 18 avril 2012, les membres de la Commission s’accordent sur le fait
de traiter de la pensée réformiste, sans préciser ce à quoi elle renvoie342.
Analysant les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les
principes généraux de la Constitution, le Professeur Salwa HAMROUNI affirme que « les
valeurs liées aux spécificités culturelles restent indéterminées et en étant indéterminées elles
deviennent un prétexte pour limiter les valeurs universelles de la dignité, de l’égalité et de la
liberté. »343 Si les constituants identifient les trois valeurs universelles, ils ne caractérisent à
aucun moment les valeurs culturelles et civilisationnelles spécifiques à la Tunisie. Que
340 Voir respectivement, AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des
principes fondamentaux et de révision de la Constitution, « Election du bureau de la Commission et
2018],
organisation
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252bc (en arabe). Et, « Début des travaux sur le
préambule, les principes fondamentaux et l’amendement de la Constitution », 17 février 2012 [en ligne],
[consulté le 24 mars 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252bf (en arabe).
générale »,
24 mars
[consulté
février
ligne],
2012
[en
13
341 Cf. le 3. du A. du Paragraphe 2 de la Section 1 de ce chapitre, p. 79.
342 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs. Ahmed MESTIRI et Moustapha
FILALI »,
2018],
[consulté
ligne],
2012
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25302 (en arabe).
mars
avril
[en
24
18
343 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL
SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et
perspectives, op.cit., p. 386.
le
le
86
signifie la culture pour les Tunisiens ? Se différencie-t-elle de la civilisation ? « Dans le
langage courant les concepts de culture et de civilisation sont quasiment synonymes et
interchangeables. Pourtant des nuances les distinguent. La civilisation est en effet un concept
plus compréhensif, aussi bien au niveau du champ que de la matière. »344 La civilisation
engloberait les cultures. Elle couvrirait une multiplicité de systèmes organisés ou non, qu’ils
soient politiques, juridiques ou autres. La civilisation est donc « l’unité morale ou spirituelle
la plus large à laquelle puisse se rattacher une société, mais plus généralement un groupe de
sociétés. Elle comprend l’ensemble des caractères ou traits spécifiques, à caractère politique,
linguistique, religieux, moral, scientifique, technique, civique, qui définissent ou marquent
une société ou plus sûrement un groupe de sociétés. »345
Auditionné le 12 mars 2012 par la Commission du préambule, le Doyen Yadh BEN
ACHOUR considère que les valeurs civilisationnelles346 priment sur les valeurs islamiques347,
sans exposer cependant, la différence entre les premières et les secondes. Selon lui, les valeurs
islamiques sont liées mais bien distinctes des valeurs civilisationnelles, car la civilisation
arabe ne représenterait qu’une partie infime de la civilisation islamique. Qu’est-ce alors que la
civilisation islamique ? Quels liens existeraient-ils entre les civilisations arabe et islamique et
quels sont les critères qui permettraient de les distinguer ? La civilisation arabe serait-elle liée
à la civilisation islamique du seul fait de la langue arabe, langue du tanzîl ou de la révélation ?
Si l’Islam est au fondement de la civilisation islamique, la religion englobe tous les aspects –
qu’ils soient culturels, moraux, juridiques ou politiques – de la vie du musulman. Le rapport
du divin à l’humain et le Coran font l’unanimité parmi les musulmans du globe. Ils affectent
profondément la personnalité et la mentalité des individus composant les communautés
musulmanes. Les musulmans seraient unis par la foi et dirigés par un chef pieux. Les
métaphores coraniques du Livre, de la Balance et du Fer seraient appropriées pour résumer la
344 Y. BEN ACHOUR, Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations
internationales), op.cit., p. 1.
345 Ibid., p. 2.
346 Les travaux préparatoires ne permettent pas de savoir de quelle(s) civilisation(s) il est question. La suite de
l’audition permet de penser qu’il fait référence à deux grands types de civilisations : la civilisation arabe
(basée exclusivement sur le critère linguistique) et la civilisation islamique (basée quant à elle sur le
fondement religieux).
347 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs. Ahmed BEN SALAH et Yadh BEN
ACHOUR
2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252df (en arabe).
12 mars
24 mars
[consulté
ligne],
2012
[en
»,
le
87
pensée politique au sein de la civilisation islamique348. Dominée par la souveraineté de Dieu,
la vie terrestre du musulman consisterait à retrouver en se conformant aux prescriptions de la
charia, l’unité perdue du divin et de l’humain. Le Livre représente alors la révélation. La
Balance symbolise la justice et le droit. Le Fer, la contrainte ou violence légitime destinée à
préserver l’ordre divin en combattant le mal humain349. La civilisation islamique est le résultat
de la fusion de diverses cultures locales, à l’exemple des cultures berbère, persane et turque,
entre autres350. Renvoyant à des ensembles humains plus restreints, la culture personnifie une
communauté humaine particulière351 et forme ainsi le segment spécifique d’une civilisation
plus globale.
Les travaux préparatoires de la Commission du préambule prouvent que les Nahdhaouis font
de l’Islam le fondement de la civilisation islamique qu’a connu au cours de son histoire, la
Tunisie. L’Islam est également pour eux, la base de la culture nationale. Néanmoins, même si
certaines valeurs islamiques peuvent servir de sources d’inspiration à la Constitution, le
Doyen Yadh BEN ACHOUR précise qu’elles ne le seraient qu’à la condition d’être
conformes aux valeurs universelles352. Quelles sont spécifiquement ces valeurs islamiques et
en quoi sont-elles distinctes des valeurs de la civilisation arabe ? Le Doyen ne le précise
pas353. Il semblerait que la langue arabe et l’espace géographique qui s’étend de la péninsule
arabique aux rives méditerranéennes du continent africain, lient la civilisation islamique à la
civilisation arabe354. Mais alors que le critère religieux fonde les valeurs de la civilisation
islamique, il est difficile d’identifier les valeurs arabes distinctes de l’Islam.
A l’instar des membres de la Commission du préambule, le Doyen insiste sur la spécificité
tunisienne qui distingue la Tunisie des autres Etats arabes et musulmans. Quelle serait cette
spécificité et en quoi la pensée des écoles réformistes consisterait-elle en Tunisie ? Avant de
348 Y. BEN ACHOUR, Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations
internationales), op.cit., p. 178.
349 Y. BEN ACHOUR, « Le Livre, la Balance et le Glaive. La symbolique du droit et de la politique dans le
Coran et la pensée de ses interprètes », in L’architecture du droit, Mélanges en l’honneur de Michel
Troper, Paris, Economica, 2006, pp. 167-183.
350 El H. EL TIMOUMI, Kayfa sâr el tounisiyôun tounisiyîn ?, Sfax, Dar Mohammed Ali, Deuxième Edition,
2015, p. 28. C’est nous qui traduisons littéralement le titre de l’ouvrage arabe ؟نيّيسنوت نوّيسنوتلا راص فيك
351 Ibid. C’est nous qui traduisons.
352 L’avis du Doyen n’a pas été suivi sur ce point. Le préambule actuel de la Constitution du 27 janvier 2014
place les valeurs identitaires avant les valeurs universelles.
353 Y. BEN ACHOUR, Jura Gentium, Rivista di filosofia del diritto internazionale e della politica globale,
« Les relations entre les civilisations islamique et occidentale », [en ligne], [consulté le 4 avril 2018],
http://www.juragentium.org/topics/islam/int/fr/achour.htm.
354 Pour plus de précisions sur ce point cf. Annexe 1 – Glossaire – Arabe.
88
répondre à la question, il est essentiel de s’attarder sur la place accordée au référent islamique
par les démocrates de la Commission. Ils considèrent que la Constitution a pour fonction
l’organisation des pouvoirs publics et la détermination des fonctions exécutives, législatives et
judiciaires. Les membres les plus modernistes de la Commission estiment que les dispositions
constitutionnelles sur le référent islamique, ne sont que l’une des composantes de l’identité du
peuple. Elles n’ont nullement une valeur législative et ne doivent en aucun cas faire de la
charia la source des lois.
Deux avis bien distincts s’affrontent au cours de la première séance de travaux. Non
seulement les membres s’opposent sur la place de la religion dans la formation de l’identité
tunisienne, mais ils sont en désaccord sur sa fonction au sein de la Constitution en élaboration.
Cependant, qu’ils soient en faveur de l’une ou de l’autre des positions, les membres de la
Commission du préambule insistent sur l’attachement à l’identité arabo-musulmane de la
Tunisie et à l’Histoire réformiste du pays. Ils souhaitent que l’identité arabe et musulmane soit
en accord avec le siècle et la modernité. Qu’est-ce alors que le réformisme tunisien ?
Né au XIXème siècle au sein des provinces orientales de l’Empire ottoman, le mouvement des
idées réformistes exerce son influence sur la Tunisie des Beys. L’Homme malade355 est
enjoint par les puissances européennes de procéder à des réformes pour améliorer les
conditions de vie des dhimmis356 de l’Empire. Connues sous le nom de Tanzimat357, la
Sublime Porte adopte deux textes de réformes importants : le Khati Cherif de Gul-Khaneh en
1839358 et le Khati Houmayoun en 1856359. Sous suzeraineté ottomane, la Tunisie est
supposée appliquer les réformes adoptées360 à Istanbul. « C’est sous l’influence de ces idées
réformistes ainsi que sous la pression des puissances étrangères que s’inscrivent la
promulgation par le Bey du “Pacte fondamental” de 1857 et l’adoption de la première
constitution dans le monde arabo-musulman en 1861. »361 Octroyée par le Bey, la
355 Les puissances européennes dénommaient ainsi l’Empire ottoman décadent au XIXème siècle.
356 Les dhimmis des puissances sous suzeraineté ottomane appellent les puissances européennes à l’aide. Ils
souhaitent que le Sultan reconnaisse l’égalité des populations chrétiennes et juives de l’Empire avec les
musulmans.
357 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Tanzimat.
358 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Khati Cherif de Gul-Khaneh.
359 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Khati Houmayoun.
360 Pour plus de précisions sur ce point cf. le Chapitre 2 « Le réformisme tunisien », in M. R. BEN HAMMED,
Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-musulman, op.cit., pp. 199-
200.
361 Ibid., p. 200.
89
Constitution de 1861 est influencée par la Constitution française de 1814362. Le Pacte
fondamental de 1857 et la Constitution de 1861 sont essentiellement l’œuvre de deux grands
penseurs et hommes d’Etat tunisiens, KHEREDINE363 et IBN ABI DHIAF364.
Fasciné par l’esprit libéral et les avancées politiques de la civilisation occidentale365,
KHEREDINE souhaite limiter par le droit, le pouvoir du monarque et protéger ainsi les
libertés individuelles en pays d’Islam. Afin d’emprunter ou/et d'importer en Tunisie, les
institutions des systèmes politiques européens, il veut faire adopter une réforme pour
introduire un gouvernement limité à l’exemple de la monarchie constitutionnelle. Le
monarque serait limité par une loi fondamentale et assisté d’un gouvernement responsable. Ce
gouvernement serait contrôlé par une assemblée délibérante non élue. Sous ce gouvernement,
les individus composant le corps social devraient être aptes à résister à l’oppression, au cas où
le pouvoir politique se révèlerait injuste. Son plaidoyer est en faveur des Tanzimat et vise à
démontrer que la monarchie constitutionnelle, est compatible avec la pensée politique
islamique. Ses propos tendent à lutter contre l’ignorance politique des Uléma366 et contre le
despotisme des hommes d’Etat musulmans. « Or, ce despotisme est la cause principale selon
notre penseur de l’état de régression du monde arabo-musulman. Le refus de découvrir et
d’introduire les principes d’équité, de liberté et de justice utiles pour régénérer et
transformer le monde musulman à la lumière de l’expérience des autres ne peut selon
Khérédine que perpétuer et aggraver la décadence. »367 L’argument de droit comparé est
employé par KHEREDINE pour prouver le bienfait des avancées occidentales et des
Tanzimat promulgués par la Sublime Porte.
362 Pour plus de précisions sur le constitutionnalisme tunisien cf. le Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE II relatif
à la naissance du constitutionnalisme et l’idée de constitution en Tunisie, p. 319.
363 Cf. Annexe 1 – Glossaire – KHEREDINE.
364 Les pensées des deux auteurs réformistes se rejoignent fortement. Seules seront exposées ici les idées
politiques de KHEREDINE. Pour plus de précisions sur la pensée d’IBN ABI DHIAF cf. Annexe 1 –
Glossaire – Ahmed IBN ABI DHIAF et, le 2. du A. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I
de la PARTIE II relatif à KHEREDINE et IBN ABI DHIAF, précurseurs du constitutionnalisme tunisien,
p. 325.
365 KHEREDINE a souvent été chargé par le Bey de missions auprès des Cours européennes à l’exemple de la
France, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Autriche, de la Suède, de la Hollande, du Danemark et de la
Belgique. Pour plus d’informations sur la vie, l’œuvre et l’apport de KHEREDINE cf. le documentaire
d’AL-JAZEERA «
», du vendredi 25 mai 2018, [en ligne], [consulté le 25 juin 2018],
ريخ-نيدلا
http://doc.aljazeera.net/video/%D8%AE%D9%8A%D8%B1-
%D8%A7%D9%84%D8%AF%D9%8A%D9%86-
%D8%A7%D9%84%D8%AA%D9%88%D9%86%D8%B3%D9%8A (en arabe).
يسنوتلا
-
366 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Uléma.
367 M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-
musulman, op.cit., p. 208.
90
En réfléchissant sur les causes de la décadence et du progrès des sociétés, KHEREDINE
considère que le pouvoir absolu conduit à la décadence et à l’injustice, alors que le pouvoir
limité conduit au progrès des sociétés et à l’application des principes de justice et de liberté.
Seule la monarchie constitutionnelle peut limiter le pouvoir absolu du monarque par une loi
fondamentale rédigée par les hommes. « Cette loi fondamentale avec les institutions libérales
qu’elle met en place et la bonne organisation du pouvoir qu’elle implique, affirme Khérédine,
est la condition première de tout progrès. La prospérité des Etats européens, est selon notre
auteur, due à leur loi fondamentale. La nature des institutions qui en découlent et qui
régissent l’Etat conditionne son essor. »368 La Constitution permettrait la mise en place d’un
pouvoir politique limité et respectueux des libertés et droits individuels. Mais, la loi
fondamentale en pays d’Islam est d’essence divine et non humaine. Bien qu’il distingue à la
manière d’IBN KHALDOUN369, la loi religieuse (Siyassa Chariyya) déduite du Coran, de la
loi rationnelle (Siyassa Aqliyya) créée par les hommes, KHEREDINE considère que les
Tanzimat sont des réformes législatives édictées par les hommes qui viennent préciser la loi
religieuse. Adaptées aux circonstances de temps et de lieux, les prescriptions divines sont – du
fait des Tanzimat – appliquées par les hommes qui respectent les valeurs et principes de
l’Islam, tout en réformant les institutions en place. Les Tanzimat sont donc bien conformes à
la pensée politique en Islam.
Le gouvernement limité qu’il promet à la société serait d’ailleurs compatible avec la
conception islamique du pouvoir. En effet, il rappelle les versets 30 à 33 de la Sourate 20 Ta-
Ha du Coran, dans laquelle Moïse demande au Tout-Puissant de lui donner un conseiller de sa
famille. En délégant certaines fonctions exécutives à un Vizir370 ou Wazir, le souverain
musulman se conforme à la parole révélée, en imitant le Prophète Moïse qui avait fait appel à
un conseiller pour régir les affaires courantes de la société. Ce dernier serait responsable
puisque la responsabilité est basée sur le principe de la division du travail, principe qui
reproduit la volonté de Dieu et qui est aussi au fondement de la civilisation occidentale. Ce
gouvernement créé par la Constitution et soumis au droit, doit cependant être contrôlé par une
assemblée délibérante non élue, dénommée Ahl el-Hall wa’l-Aqd371, c'est-à-dire "les gens qui
lient et qui délient". Selon KHEREDINE, l’assemblée aurait pour fonction essentielle de
conseiller et de contrôler le dirigeant lors de l’exercice de son pouvoir. Il assimile Ahl el-Hall
368 Ibid., p. 209.
369 Cf. Annexe 1 – Glossaire – IBN KHALDOUN.
370 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Vizir.
371 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Ahl el-Hall wa’l-Aqd.
91
wa’l-Aqd aux représentants de la Nation des Etats européens et conseille au souverain
musulman de les consulter avant d’agir, afin d’accomplir le bien et d’éviter la perpétuation du
mal.
Pourtant, dans la pensée politique islamique, l’assemblée délibérante non élue a pour fonction
essentielle, de désigner et de destituer le calife, non de le conseiller. Ces "gens qui lient et qui
délient" ne sont d’ailleurs pas élus directement par le peuple, mais désignés parmi les Uléma
du pays. L’objectif de la démonstration de KHEREDINE est de montrer que les assemblées
délibératives en terres d’Islam, sont prévues par la Choura372 ou consultation coranique. Déjà,
chaque musulman a le devoir de recommander le bien et d’interdire le mal373. Ce devoir doit
s’exercer à la lumière de la loi religieuse que le monarque est tenu de respecter. Afin de faire
évoluer les sociétés musulmanes et de concilier la parole révélée et les apports de la
civilisation occidentale, KHEREDINE engage les pouvoirs publics à se moderniser, tout en
restant fidèles à leur identité arabe et musulmane. Son argument est que les institutions
européennes ne sont pas simplement importées mais assimilées et intégrées à une culture
supérieure, puisque l’Islam est transcendantal. La société serait alors modernisée et ressourcée
des principes et préceptes divins.
Lorsqu'en février 2012 les membres de la Commission ont souhaité rappeler l’héritage arabo-
musulman et les acquis humains sur lesquels ont été bâties les organisations constitutionnelles
et législatives dans le monde, ils ont fait référence à la tradition et à la pensée réformiste
tunisienne. De plus, fixer les bases d’un Etat moderne conservant l’identité arabe et
musulmane, sans employer la religion politiquement, fait partie des principes fondamentaux
de la nouvelle Constitution. En d'autres termes, les islamistes et les modernistes lient la
religion à l’Etat mais la séparent et la distinguent de la politique374. L’identité culturelle et
religieuse du peuple est fondamentale pour la construction des individualités et de la
communauté en Tunisie. Pour y parvenir, deux théories sont proposées : les islamistes veulent
faire de l’Islam le fondement de la Constitution et des futures institutions, alors que selon les
modernistes, il est obligatoire de consacrer le régime républicain, le caractère « civil » de
l’Etat et les droits et libertés acquis, sur lesquels aucun retour en arrière n'est possible. Quand
bien même, les modernistes – particulièrement au sein de la Commission du préambule –
372 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Choura.
373 Verset 110 de la Sourate 3 Al-Imran du Coran.
374 Cf. le 2. qui suit.
92
appellent de leurs vœux un Etat moderne ou « civil », ils ne l'envisagent que dans une
conception islamique du pouvoir, c'est-à-dire gardant un lien avec les valeurs islamiques.
2. La volonté de séparer la religion de la politique et non la religion de l’Etat
Toujours ce 22 février 2012, lorsque les membres de la Commission présentent leurs visions
du préambule375, les avis divergent sur le rapport à établir entre la religion et l’Etat. Certains
estiment que le débat doit porter sur le lien entre la religion et la politique. Pour d'autres, c'est
le lien entre la religion et l’Etat qui est au cœur de la question, l’Etat devant assurer une
protection adéquate à la religion376 contre toute ingérence extérieure. En matière de neutralité
des lieux de culte, la seule possibilité pour l’Etat d’intervenir dans le domaine religieux est
d'empêcher ou/et d'interdire leur exploitation partisane. Dans l’Islam sunnite majoritaire, la
théorie politique est fondée sur la foi comme référent supérieur de tout pouvoir. « L’Etat est
conçu comme le protecteur, l’organisateur de la religion (police des mosquées, financement
du culte, appel à la prière sur les chaînes publiques de radio et de télévision, présidence des
cérémonies religieuses, existence d’instances religieuses au sein de l’Etat…). »377 Le
spécialiste de droit constitutionnel et d’institutions politiques, Hafedh BEN SALEH a
pourtant exhorté les membres de la Commission à séparer les institutions juridiques des
institutions religieuses.
Au cours de son audition du 13 mars 2012378, il affirme qu’il faut se baser sur une vision
islamique moderne du pouvoir de l’Etat et de la société. La vision moderne qu’il prône se
»,
375 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Les membres de la commission présentent leurs visions
du
2018],
[en
février
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252c7 (en arabe).
préambule
[consulté
ligne],
2012
avril
22
376 Le 5 mars 2012, certains membres de la Commission proposent de disposer de la religion et de l’Etat dans
le chapitre lié à l’Etat. Les tenants de cet avis considèrent que le fait de disposer de la religion dans un
chapitre indépendant de celui de l’Etat n’a aucun intérêt au regard des dispositions à venir sur l’Etat et le
régime politique. C’est justement en discutant du lien entre la religion et l’Etat que la nature du régime
politique et de l’Etat seront définis. Les opposants à cet avis considèrent qu’il faut conserver l’élément
religieux dans une partie indépendante qui ne traite de manière exclusive que de l’importance de la religion.
Pour plus de précisions sur ce point voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission
du préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution, « Les membres de la
commission présentent leurs visions du préambule », 5 mars 2012 [en ligne], [consulté le 4 avril 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252d3 (en arabe).
377 Y. BEN ACHOUR, Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations
le
4
internationales), op.cit., p. 283.
378 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs Sadok BELAÏD et Hafedh BEN
93
fonde sur la séparation des pouvoirs et la protection des libertés individuelles et collectives. Il
considère qu’il ne serait pas impossible d'associer la charia à la nouvelle Constitution, à
condition que cette association soit faite dans l'esprit de la Constitution du 1er juin 1959. Sous
l’ancien régime, l’Islam était l’une des caractéristiques de la Tunisie mais il ne réglait ni les
institutions ni l’organisation étatiques. En un mot, l’Etat n’était pas détaché de la religion
mais l’Islam ne règnait pas sur l’Etat. C’est l’Etat qui gèrait la religion. Pour le Professeur
Hafedh BEN SALEH, l’Etat a fait de la charia une source d’inspiration essentielle pour les
dispositions du Code de Statut Personnel. Néanmoins, la charia – pour être appliquée – doit
être conforme à la modernité, adaptée au présent et ouverte aux évolutions et changements à
venir. Les constituants ne peuvent en faire une source formelle des lois, mais s’inspirer de ses
principes généraux tels que la justice, l’égalité ou encore la sûreté.
En résumé, le débat était de savoir si le pouvoir politique au sein de l’Etat, devrait imposer
une certaine vision du monde et servir une conception confessionnelle du bien et d'une vie
honorable ou s’il devait s’abstenir d’intervenir dans le domaine religieux, pour laisser les
consciences individuelles autonomes. Au moment du processus constituant, les 217 élus à
l’ANC optent pour une position intermédiaire. En Tunisie, l’Etat respecte les préceptes et
valeurs de la religion dominante, l’Islam, tout en l’encadrant. La religion n’est pas
complètement détachée de l’Etat puisqu’il la gère. C'est dans ce contexte que les individus
sont libres de croire et de pratiquer leur culte379. Contrairement à ce que les islamistes
considèrent, « la liberté de religion ne consiste pas dans la liberté d’entrer dans l’islam sans
pouvoir en sortir, mais dans une liberté beaucoup plus générale d’adopter la religion de son
choix, et de refuser toute religion, au profit d’une quelconque autre conviction d’ordre
philosophique. »380 C’est la raison pour laquelle Hafedh BEN SALEH affirme qu’en
disposant du caractère « civil »381 de l’Etat et en y associant la religion382, tous les citoyens
musulmans et non musulmans pourront pratiquer librement leurs cultes. De cette façon, l’Etat
s’inspirera des trois principes généraux de l’Islam (justice, égalité, sûreté) tout en respectant
les autres religions et cultes reconnus.
SALAH »,
[consulté
2012
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252e2 (en arabe).
ligne],
mars
[en
13
le
4
avril
2018],
379 Cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de cette partie relatif à l’article 6 comme
archétype de la contradiction constitutionnelle, p. 146.
380 Y. BEN ACHOUR, Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations
internationales), op.cit., p. 284.
381 Ce caractère est abordé dans le 2. qui suit.
382 Cf. le B qui suit et, la Section 2 du Chapitre 2 du Titre I de cette partie relative au choix constitutionnel de
la détermination du signifié par les interprètes authentiques, p. 152.
94
Si la religion et l’Etat peuvent être liés, il en est autrement de la religion et de la politique. En
effet, pour les tenants de la séparation de la religion et de la politique, il est impératif
d’assurer la neutralité des mosquées et autres lieux de culte, du prosélytisme et de
l’exploitation partisane. Conformément à la théorie politique de l’Islam sunnite majoritaire,
l’Etat gère la religion et protège le domaine religieux des ingérences extérieures. Dans ce
cadre, aucun prêche en faveur d’un courant ou d'un régime politique ne doit être dispensé au
sein d’un lieu de culte.
Au moment du débat sur les lieux de culte et la préservation du sacré, il a été question du
respect des « moukadassat », choses sacrées. En mars 2012383, certains membres de la
Commission ont proposé d’employer le terme « hourmat » pour éviter la polémique que peut
causer « moukadassat » qui a plusieurs significations et laisse libre cours à l’interprétation.
Notamment, il fait référence à des institutions chrétiennes absentes de la religion musulmane.
Le débat sur les termes employés révèle la place accordée au référent islamique pour une
partie des membres conservateurs de la Commission : il est inenvisageable d’employer un
terme de la religion chrétienne quand la religion majoritaire est l’Islam. Il serait plus
approprié d’employer un terme qui rappelle les institutions islamiques, tel que « hourmat »
qui renvoie aux choses sacrées des musulmans, qu’ils soient ou non pratiquants : le respect de
soi, la religion, le patrimoine, l’honneur ou l’intégrité. Très vite, ce débat a été dépassé et le
texte final de la Constitution emploiera le terme de « moukadassat ». Le référent islamique a
donc une place primordiale au sein des travaux préparatoires et de la Constitution en
élaboration. Bien qu’il n’ait pas la même valeur pour les théocrates ou les démocrates, il est
d’importance égale avec le caractère « civil » de l’Etat.
B.
L’importance égale de l’Etat « civil » et de l’identité arabo-musulmane du peuple
tunisien
L’Islam est lié au caractère « civil » de l’Etat, mais il est nécessaire de définir cette dernière
notion : le 12 mars 2012, la question de la signification de l’Etat « civil » a été posée au
383 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Les membres de la commission présentent leurs visions
du
2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252d3 (en arabe).
préambule
5 mars
[consulté
ligne],
2012
avril
[en
»,
le
4
95
Doyen Yadh BEN ACHOUR384. Sa réponse est bâtie sur deux idées principales.
Premièrement, l’Etat « civil » ou Dawla Maddaniyya n’est ni un Etat militaire, Dawla
Asskariyya gouverné par l’armée ni, un Etat sécuritaire, Dawla Amniyya gouverné par les
forces de sécurité. Il n’est pas non plus un Etat théocratique, Dawla Dinniyya où la religion
participe à l’organisation et au fonctionnement des institutions de l’Etat. Deuxièmement,
l’Etat « civil » selon lui, doit séparer le domaine religieux du domaine politique ou/et partisan
tout en maintenant un lien entre la religion et l’Etat. Le 14 mai 2012385, les membres de la
Commission ont toutefois insisté sur le fait que la démocratie et le caractère « civil » de l’Etat
s’inscrivaient au sein d’une Tunisie arabe et musulmane. Aucune des quatre caractéristiques
de l’Etat (démocratique, « civil », arabe et musulman) ne doit primer sur l’autre. En évoquant
le caractère « civil » de l’Etat, les membres ont réitéré la portée et le sens à donner à ce
qualificatif dans le contexte tunisien386.
Selon les membres de la Commission du préambule, l’expression "Etat civil" peut faire
référence à un Etat laïc ou à un Etat religieux. Il est intéressant de relever qu’en traitant de
l’Etat laïc, les constituants précisent que la compréhension du caractère laïque de l’Etat, varie
en fonction de l’école à laquelle il est fait référence. L’école peut ainsi être française,
américaine ou anglaise387. Le 25 avril 2012388, ils affirment que la laïcité est déterminée par le
contexte géographique et historique propre à chaque Etat. Bien que la Tunisie de
BOURGUIBA n’ait jamais été un Etat religieux, elle n’a jamais été un Etat purement laïque.
Lors d’un entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI à la Faculté des Sciences
384 Auditionné le 12 mars 2012, le Doyen Yadh BEN ACHOUR a dû répondre à une série de questions
adressées par les membres de la Commission du préambule. Ses réponses juridiques visaient à faciliter les
travaux de la Commission en matière d’élaboration du préambule et des principes fondamentaux de la
Constitution. Il a essentiellement insisté sur les éléments clefs qu’il jugeait essentiels à la réussite du
processus constituant.
385 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Etude du 1er brouillon du préambule », 14 mai 2012 [en
ligne], [consulté le 4 avril 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec2531a (en arabe).
386 Il ne s’agit pas ici de faire une étude détaillée du sens de la notion d’Etat « civil ». Il est simplement question
d’aborder la naissance de la notion au sein de la Commission du préambule. La signification du concept
dans les contextes tunisien et égyptien d’élaboration des constitutions fait l’objet du Chapitre 1 du Titre II
de la PARTIE II de cette thèse, relatif à un Etat « civil » pour un peuple musulman, p. 435.
387 L’élaboration de la Constitution du 27 janvier 2014 a conduit les constituants tunisiens à regarder le droit et
les systèmes juridiques de certains pays du monde. En matière de laïcité, les constituants ont opposé la
vision tunisienne à la vision française entre autres. Sur la conception tunisienne de la laïcité cf. le B. du
Paragraphe 2 de la Section 1 de ce chapitre, p. 82. Sur le recours à l’argument de droit comparé cf. le 2. du
A. du Paragraphe 2 de la Section 2 de ce chapitre, relatif au recours à l’argument de droit comparé, p. 103.
388 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Etude des principaux axes : Préambule, principes
fondamentaux et amendement de la Constitution », 25 avril 2012 [en ligne], [consulté le 4 avril 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25313 (en arabe).
96
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, il a été précisé que les démocrates tunisiens n'ont
pas revendiqué la laïcité de l’Etat tunisien. L’Islam est normatif puisque le Coran est la foi et
la loi. Rejeter la législation chariaïque revient à rejeter la foi389. Qu’il soit islamiste ou
moderniste, le constituant tunisien est attaché à l’Islam. C’est la raison pour laquelle les
démocrates à l’ANC et en particulier à la Commission du préambule, ont milité en faveur de
la reconnaissance du caractère « civil » et non laïque de l’Etat. La Tunisie est donc bien un
"Etat civil", plus qu'un Etat laïque ou civique390.
En tirant sa légitimité du peuple391 et non d’un pouvoir métaphysique quelconque, le peuple
est souverain et à la base des institutions. Ainsi, il existe un contrat social entre le peuple et le
pouvoir mais l’Etat a pour référence l’Islam. Autrement dit, la religion ne sert pas de source
formelle ou matérielle à la Constitution ou à l’Etat. Pourtant, comme Mustapha EL
FILALI392, les membres de la Commission du préambule pensent d’une part que, la plupart
des lois sont inspirées de la charia et du fiqh393 malékite394 et d’autre part, que le régime
constitutionnel à venir doit être conforme aux préceptes de l’Islam. Les lois ne doivent pas
aller à l’encontre des valeurs de l’Islam. La seule exception concerne le droit pénal car les
peines prévues par le droit tunisien sont inspirées des peines privatives de libertés des
législations comparées. En conséquence, l’ "Etat civil" est compris dans l’Islam et ses bases,
ce qui signifie qu’il faut autant protéger la souveraineté du peuple comme fondement du
caractère « civil » de l’Etat, que son identité arabe et musulmane395.
389 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
390 Pour plus de précisions sur la définition et les composantes de l’Etat « civil » tunisien cf. le Chapitre 1 du
Titre II de la PARTIE II relatif à un Etat « civil » pour un peuple musulman, p. 435.
391 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
392 Professeur de droit constitutionnel et d’institutions politiques auditionné par la CPPFRC le 14 mars 2012.
Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs Ahmed MESTIRI et Moustapha
FILALI »,
2018],
[consulté
2012
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252e6 (en arabe).
ligne],
mars
avril
[en
14
393 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Fiqh.
394 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Malékisme.
395 Il est à noter que la volonté des constituants de traiter du caractère « civil » de l’Etat est concomitante à
celle des islamistes de faire de la charia, la source des lois et le fondement de la Constitution. Précisions
apportées par les travaux préparatoires, voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents,
Commission du préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution, « Etude des
principaux axes : Préambule, principes fondamentaux et amendement de la Constitution », 25 avril 2012
[en ligne], [consulté le 4 avril 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25313 (en
arabe).
le
4
97
Cette identité religieuse va d’ailleurs resurgir au moment de l’élaboration du préambule de la
Constitution. Actuellement, le troisième paragraphe du préambule tunisien dispose de
l’attachement du peuple aux « enseignements de l’Islam »396.
Paragraphe 2
L’inscription des « enseignements de l’Islam » au sein du
préambule de la Constitution
Le but des islamistes à l’ANC était d’intégrer « le maximum de références à la charia, faute
de mieux à l’Islam, faute de mieux à l’identité arabo-musulmane. »397 Bien qu’ayant supprimé
du troisième paragraphe du préambule, des trois premiers projets de Constitution,
l’attachement du peuple tunisien aux « constantes de l’Islam », le préambule fixe dans le
marbre constitutionnel, l’attachement du peuple aux « enseignements de l’Islam » (B). Les
constituants ont longuement débattu de la valeur du préambule et de sa possible
exportation (A). Se posait alors la question de savoir si les références identitaires contenues
dans le préambule devaient être conservées en vue de l’éventuelle exportation de la
Constitution.
A.
Les débats sur la valeur du préambule et sa possible exportation
Les débats sur la valeur du préambule ont alimenté une bonne partie des travaux de la
CPPFRC. Alors que pour certains experts le préambule n’avait qu’une valeur politique, pour
d’autres il était doté d’une valeur juridique (1). La valeur supra-constitutionnelle398 du
préambule a même été évoquée. Son élaboration a conduit les constituants à étudier les
préambules constitutionnels à travers le monde et à se focaliser sur certains de manière plus
396 Paragraphe 3 du préambule de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 : « Exprimant l’attachement de
notre peuple aux enseignements de l’Islam et à ses finalités caractérisés par l’ouverture et la tolérance,
ainsi qu’aux valeurs humaines et aux principes universels et supérieurs des droits de l’Homme. S’inspirant
de notre patrimoine civilisationnel tel qu’il résulte de la succession des différentes étapes de notre histoire
et des mouvements réformistes éclairés qui reposent sur les fondements de notre identité arabe et islamique
et sur l’acquis civilisationnel de l’humanité, attachés aux acquis nationaux réalisés par notre peuple ; »,
Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
troisième paragraphe du préambule.
397 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 386.
398 Valeur qui est définie dans le 1. qui suit.
98
spécifique. Bien qu’ayant eu recours à l’argument de droit comparé, le constituant a établi une
vitrine constitutionnelle propre à l’Etat et au peuple tunisien (2). Modèle de l’évolution du
droit dans des sociétés traditionnellement considérées comme religieuses ou du moins
conservatrices, la Tunisie est toujours un exemple régional de réformes juridiques. C'est pour
cette raison que les constituants pensaient la Constitution et son préambule dans un contexte
élargi, c'est-à-dire comme un modèle constitutionnel pour les Etats du Printemps arabe (3).
1. Les enjeux de la valeur du préambule
Le Professeur Marie-Claire PONTHOREAU affirme que « [l]e préambule est en quelque
sorte la vitrine de la constitution qui est considérée aussi bien par les citoyens que par les
juristes. »399 En effet, elle expose au premier plan, les référents les plus caractéristiques du
texte constitutionnel. A la seule lecture de l’introduction constitutionnelle, les citoyens
doivent se reconnaître. Mais, en plus de se reconnaître, les Tunisiens doivent se faire
connaître. « Le contenu des préambules se caractérise par la formulation de valeurs, d’idéaux
(élevés), de convictions, de motivations, bref par la conception que se fait de lui-même le
constituant. »400 Véhiculant un certain nombre de valeurs et de principes axiologiques
spécifiques401, le préambule doit permettre de distinguer le Tunisien de ses homologues
maghrébins. Son étude permet de cerner la spécificité et la singularité du cas tunisien.
En 1959, la valeur normative du préambule n’avait pas été clairement tranchée par les
constituants402, écueil que la Constitution du 27 janvier 2014 évitera en prévoyant deux
articles : l’article 145 dispose que « [l]e Préambule de la présente Constitution en est une
partie intégrante »403 et l’article 146 précise que « [l]es dispositions de la présente
Constitution sont comprises et interprétées les unes par rapport aux autres, comme une unité
399 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 269.
400 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, M. ROFFI (trad.), C. GREWE (éd.), Paris, Economica, 2004, p. 221.
Sur les différentes fonctions des préambules voir C. CADINOT, Les préambules des Constitutions –
Approche comparative, M.-C. PONTHOREAU (dir.), Thèse de doctorat en droit, Bordeaux, Université de
Bordeaux, soutenue le 10 décembre 2018, 481 p.
401 Les spécificités axiologiques du peuple tunisien font l’objet du Titre II de cette partie relatif à une identité
constitutionnelle à la croisée des valeurs universelles et nationales, p. 189.
402 Cf. le 2. du A du Paragraphe 2 de la Section 1 de ce chapitre relatif à l’adaptation de l’Islam à la
conception occidentale de la souveraineté, p. 75.
403 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 145.
99
cohérente. »404 Bien que le texte constitutionnel soit clair, les débats constituants et les
travaux préparatoires à la Constitution, ont opposé les membres de la CPPFRC. Les avis au
sein de la CPPFRC étaient partagés entre la valeur politique purement programmatique et la
valeur constitutionnelle du préambule. Ces deux points de vue ont été exposés par deux
juristes : le Doyen Yadh BEN ACHOUR et le Professeur Kaïs SAÏED.
Lors de son exposé, le Doyen Yadh BEN ACHOUR a affirmé que le préambule n’était pas un
catalogue de règles juridiques et ne revêtait aucune valeur juridique obligatoire. A l'inverse, il
l'a décrit comme un ensemble de valeurs, de référents et de principes politiques pour l’Etat et
la société. Selon lui, l’Etat devrait réaliser ces principes en fonction des moyens politiques
dont il dispose. Le préambule lierait donc l’Etat par une obligation de moyen et non une
obligation de résultat. Il distingue d’ailleurs le préambule des principes fondamentaux et juge
que seuls ces derniers ont une valeur juridique. A l’exemple de certaines constitutions
européennes qui ne disposent pas de préambule, il propose de spécifier un chapitre deuxième
pour les principes fondamentaux. Ce chapitre viendrait directement après « la Déclaration
tunisienne des droits et libertés »405 de ses vœux406.
Avec pédagogie, le Doyen Yadh BEN ACHOUR a relevé qu'une constitution courte,
construite comme un texte de principes et non comme une revue juridique, aurait l'adhésion
de la population, contrairement à un texte constitutionnel long et répétitif, normativement plus
faible et difficile à lire407. « La simplicité participe de la durée. »408 Il est vrai que
404 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 146. Cette dernière disposition a été introduite par Habib KHEDHER, le rapporteur général de la
Constitution. D’obédience islamiste, il ne voulait pas que les futurs interprètes de la Constitution fassent
primer l’article 2 qui dispose du caractère « civil » de l’Etat sur l’article 1er qui précise que l’« Islam est sa
religion ». En insérant l’article 146, les Nahdhaouis s’assuraient du fidèle respect des deux articles par les
différents interprètes de la Constitution. Pour plus de précisions sur l’article 146 de la Constitution cf. le
Paragraphe 1 de la Section 2 du Chapitre 2 du Titre I de cette partie relatif à l’immunisation
constitutionnelle du texte contre tout conflit d’interprétation, p. 153.
405 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs. Ahmed BEN SALAH et Yadh BEN
ACHOUR
2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252df (en arabe).
12 mars
24 mars
[consulté
ligne],
2012
[en
406 Certains juristes à l’exemple du Doyen Yadh BEN ACHOUR avaient pensé élaborer une Déclaration
tunisienne des droits et libertés. Ils voulaient l’insérer au sein du texte constitutionnel. A l’instar de la
Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, elle devait être un des textes fondateurs du pacte
social tunisien.
407 Au sein de la Commission du préambule, deux s’avis s’opposent sur la longueur du texte constitutionnel.
Certains proposent de raccourcir les phrases du préambule et de choisir des termes plus significatifs. Ils
affirment qu’il faut éviter la répétition puisque le fait de disposer du même sujet plusieurs fois réduit la
force des mots et ne renforce pas son caractère obligatoire. Un autre avis préconise que plus il y a de mots
et de phrases et plus la disposition a de la valeur et de l’allure. L’exemple du Coran est alors donné. Si la
»,
le
100
« [l]’adhésion des citoyens est tributaire de la simplicité de sa présentation. C’est parce
qu’elle est bien comprise par le peuple à qui elle s’applique, qu’une constitution s’applique
durablement. »409 La constitution doit être un texte « populaire » facile d’accès. Elle « doit
pouvoir appartenir à tous »410.
A l'inverse, le Professeur Kaïs SAÏED considère que le préambule doit présenter l’ensemble
des objectifs que le texte constitutionnel veut réaliser. En ayant la même valeur que les autres
dispositions de la Constitution, la juridiction constitutionnelle à venir pourrait juger la plupart
des lois non conformes aux objectifs du préambule. Alors que le Doyen Yadh BEN ACHOUR
précise le contenu des principes fondamentaux, le Professeur Kaïs SAÏED décrit précisément
ce qui selon lui, doit être le contenu du préambule411. Mohamed GUESMI, l’un des deux
représentants syndicaux auditionnés par la Commission, rejoint le Professeur Kaïs SAÏED en
considérant que le préambule développe un projet collectif qui doit se réaliser. L’Etat n’aurait
donc pas une obligation de moyen mais une obligation de résultat. Il est tenu de réaliser les
objectifs de la révolution fixés par le constituant au sein du préambule.
même phrase se répète plusieurs fois dans la même Sourate, la répétition ne réduit pas la force du texte. Au
contraire, cela signifie que pour comprendre la disposition, on a besoin de répéter le terme plusieurs fois.
Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs Ahmed MESTIRI et Moustapha
2018],
[consulté
2012
FILALI »,
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252e6 (en arabe).
408 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 269.
409 Ibid., p. 270. Un collectif à l’initiative de Salsabil KLIBI a même pensé à rédiger la Constitution en dialecte
ligne],
mars
avril
[en
14
le
4
tunisien pour la vulgariser et la rendre encore plus facile d’accès.
410 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 269.
411 Au cours de son audition du 28 mars 2012 par la Commission du préambule, le Professeur Kaïs SAÏED
insiste sur l’obligation de baser le préambule sur deux valeurs essentielles : la liberté (accordée par Dieu) et
la justice (commandée par Dieu). Souvent, l’équilibre entre la justice et la liberté est recherché. Il considère
que la justice est transmise par la dignité et que la dignité se réalise au travers de la liberté. De là, il discute
les points importants que doit contenir le préambule :
Exposer la pensée réformiste tunisienne.
Exposer la libération (la libération de l’occupation et de la tyrannie).
-
-
- Montrer que le préambule est une partie indivisible de la Constitution.
- Assurer l’attachement de la Tunisie à l’Umma arabe et musulmane et l’attachement aux enseignements de
l’Islam et à ses objectifs (qui sont le respect de soi, de la religion, du patrimoine, de l’honneur et de
l’intégrité). Il ajoute à ces points la liberté et il considère que sa réalisation est un des objectifs de la charia.
La liberté et la justice réalisent la dignité.
- Assurer la souveraineté du peuple et les principes de l’élection comme expression de la volonté du peuple.
- Assurer la mise en place d’un régime qui garantisse la séparation entre les pouvoirs et leur équilibre.
- Assurer le pluralisme politique et l’alternance pacifique au pouvoir.
- Assurer les droits de la femme en considérant que les femmes sont les sœurs des hommes.
Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mr Kaïs SAÏED ainsi que des représentants
de l’UGTT, Mme Ikbel BEN MOUSSA et Mr Mohamed GUESMI », 28 mars 2012 [en ligne], [consulté le
4 avril 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252f1 (en arabe).
101
Au moment de leurs interventions, Ikbel BEN MOUSSA et Mohamed GUESMI ont observé
que la valeur supra-constitutionnelle412 du préambule pouvait être une source de despotisme,
de totalitarisme. Selon eux, le préambule a la même valeur juridique que les autres
dispositions de la Constitution. L’expérience de la première constituante aurait servi de base
pour les constituants. En effet, le fait de ne pas avoir tranché la valeur normative du
préambule lors de l’élaboration de la première Constitution, a permis aux interprètes du texte
de considérer certaines dispositions comme supra-constitutionnelles. Il en est ainsi du concept
de république.
Par une décision du 25 juillet 1957, l’Assemblée Nationale Constituante a proclamé la
République, mais cette décision n’a pas été intégrée dans le corps même de la Constitution.
Elle figure avant le préambule et après le décret beylical du 29 décembre 1955 qu’elle est
censée annuler. Formellement séparée de la Constitution du 1er juin 1959, la décision du 25
juillet 1957 « a servi à celle-ci comme source d’inspiration, ce qui pourrait lui conférer un
statut supra-constitutionnel. »413 La lecture du second alinéa de ladite décision laisse penser
que l’idée républicaine prime sur la Constitution414. Même s’il semble formellement et
matériellement que la république a une valeur supra-constitutionnelle, les dispositions de la
Constitution la concernant ont été vidées de leur sens par la pratique politique de l’ancien
régime. Seul BOURGUIBA était « le dépositaire du sens de la république. »415 Pour éviter
l’interprétation politique du texte constitutionnel par les hommes au pouvoir, les deux
représentants syndicaux ont milité en faveur de
la reconnaissance de
la valeur
constitutionnelle du préambule. En plus de vouloir prévenir les dérives de la pratique en
apprenant des erreurs passées, les constituants recourent à l’argument de droit comparé. Mais
alors, quelle fonction aurait cet argument au sein d’un processus constituant typiquement
national ? Le peuple tunisien serait-il un peuple qui importe mais ne crée point ?
412 Lors de leur intervention, les deux experts n’ont pas défini pas ce qu’ils entendaient par valeur supra-
constitutionnelle du préambule. Dans l’objectif de lier les développements relatifs à la supra-
constitutionnalité du préambule de la Constitution en élaboration au raisonnement sur la valeur supra-
constitutionnelle de la république, il est logique de reprendre la définition de Naoufel SAÏED. Ce-dernier
précise que l’idée de supra-constitutionnalité « consiste à conférer à une norme donnée une valeur
supérieure à celle conférée à la constitution. » N. SAÏD, « La République dans la Constitution tunisienne »,
in Association Tunisienne de Droit Constitutionnel (dir.), La République, op.cit., p.75. Pour plus de
précisions sur la notion de supra-constitutionnalité cf. S. RIALS, « Supra-constitutionnalité et systématicité
du droit », in Archives de Philosophie du Droit, Paris, Sirey, 1986, p. 59.
413 N. SAÏD, « La République dans la Constitution tunisienne », précit., p. 78.
414 Pour plus de précisions sur ce point cf. « La proclamation de la République tunisienne (25 juillet 1957) »,
in V. SILVERA, « Du régime beylical à la République tunisienne », Politique étrangère, 22ᵉ année, 1957,
n°5, pp. 608-609.
415 N. SAÏD, « La République dans la Constitution tunisienne », précit., p. 84.
102
2. Le recours à l’argument de droit comparé
La « Tunisie a choisi de faire table rase de l’ordre constitutionnel en vigueur depuis le
1er juin 1959, et de bâtir une nouvelle constitutionnalité à travers l’élection d’une Assemblée
nationale constituante appelée à doter le pays d’une nouvelle constitution. »416 Dès les
premières réunions, les 217 élus des commissions constituantes se sont accordés sur le choix
de la politique de la page blanche. Aucun texte, qu’il soit constitutionnel ou autre, ne devait
servir de base à l’écriture de la Constitution ; ni le texte constitutionnel du 1er juin 1959, ni les
autres Constitutions en vigueur dans le monde et encore moins les projets de Constitutions
proposés par les experts nationaux ou internationaux, les associations et organisations de la
société civile. Il fallait élaborer un texte neuf et typiquement tunisien, mais les travaux
préparatoires prouvent le recours par les constituants et les experts constitutionnels
auditionnés, au droit étranger417. Ainsi, comment le constituant peut-il avoir recours à la
comparaison constitutionnelle alors même que la constitution est considérée comme « une
autobiographie nationale »418 ?
Lors des auditions, le Doyen Yadh BEN ACHOUR a relevé la valeur normative et
constitutionnelle du préambule en exposant la valeur obligatoire de la plupart des
constitutions dans le monde. Le recours à la comparaison constitutionnelle sert la
démonstration du Doyen. Aucun article de la Constitution du 1er juin 1959 ne disposait de la
valeur du préambule. Or, « “le silence de la tradition nationale” peut conduire à chercher
ailleurs l’inspiration. »419 S’il est employé pour combler le vide constitutionnel national,
l’argument de droit comparé contribue, dans un premier temps, à informer les constituants. Il
vise en effet à ouvrir « les yeux et les esprits »420 et à « mettre les institutions nationales en
situation et en perspective. »421 Le Doyen Yadh BEN ACHOUR expose les règles étrangères
sur la valeur normative des préambules pour exhorter dans un deuxième temps, les
416 R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité
constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., pp. 716-717.
417 Le droit étranger constitue un préalable nécéssaire au droit comparé. Le spécialiste d’un droit étranger étudie
en pronfondeur un droit qui n’est pas le tien pour transmettre un savoir juridique particulier. Le
comparatiste ne cherche pas uniquement à étudier l’autre droit. En confrontant ses connaissances nationales
et son raisonnement juridique à ceux d’un juriste d’un autre droit, il retranscrit une manière différente de
penser le droit. Pour une étude détaillée des distinctions à effectuer entre le droit étranger et le droit
comparé voir M.-C. PONTHOREAU, « Droits étrangers et droit comparé : des champs scientifiques
autonomes ? », précit., pp. 299-315.
418 W. HOFFMAN-RIEM, “Constitutional Court Judges’ Roundtable”, précit., p. 558.
419 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 153.
420 E. ZOLLER, « Qu’est-ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », précit., p.123.
421 Ibid.
103
constituants à ne pas les suivre. Il prend le contrepied de l’argument avancé pour opposer la
constitution nationale aux constitutions étrangères. « Connaître les systèmes étrangers, c’est
avoir des points de repères pour mieux comprendre le sien. Ceci implique, d’une part, de bien
connaître la règle ou l’institution étrangère, et d’autre part, de la rapporter utilement à la
règle ou à l’institution nationale soit pour dresser une opposition, soit pour souligner une
similitude. »422 L’argument de droit comparé est un repoussoir : les constituants ne doivent
pas suivre les solutions adoptées par les droits constitutionnels étrangers. Ils ne doivent pas
reconnaître de valeur juridique au préambule. Le Doyen juge d’ailleurs que le fait de regarder
les autres constitutions pour élaborer la tunisienne est une erreur. Il conforte ainsi le
constituant dans sa volonté de faire table rase du passé et d’élaborer un texte qui soit
typiquement "tuniso-tunisien". Mais est-ce vraiment possible ?
A la question posée et qui visait à savoir si les cadres du droit constitutionnel occidental se
modifient au contact de cultures ou de traditions autres, le Professeur Guy CARCASSONNE
répond : « À des interlocuteurs qui réclament, par exemple, “une constitution spécifiquement
afghane”, je réponds qu’une constitution, c’est comme un autobus. Il doit vous emmener là où
vous voulez aller. Ce n’est pas l’autobus qui fixe votre destination, mais c’est lui qui doit
pouvoir vous emmener où vous voulez. Pour cela, il faut qu’il y ait un moteur, il faut qu’il y
ait un accélérateur, il faut qu’il y ait un frein. Il faut qu’il y ait tout un tas de choses qui sont
indispensables car si vous ne les avez pas, même si vous avez le meilleur conducteur du
monde, vous irez dans le fossé. Or il y a une manière afghane de conduire les voitures, mais il
n’y a pas de voitures afghanes. L’automobile constitutionnelle est le fruit d’une histoire
universelle. Il existe quelques grands modèles de base, qui sont à peu près connus. On peut y
ajouter des couchettes, six sièges, des petites fleurs autour, mais ça ne permet pas de faire
l’économie d’un moteur, d’un accélérateur, d’un frein et d’un volant. C’est aussi bête que ça,
mais je crois que c’est profondément vrai. »423 Est-ce alors possible d’élaborer un texte
typiquement "tuniso-tunisien" ? Ne s’agit-il pas d’un leurre idéologique ?
Les définitions formelle et matérielle communément admises de la constitution amènent à
penser qu’une constitution doit contenir un certain nombre de caractéristiques universellement
422 Ibid., p. 122.
423 G. CARCASSONNE, « Militant de la démocratie », in Critique internationale, 2004, n°24, pp. 183-184.
104
reconnues424. Bien que la constitution contienne les valeurs identitaires propres à un peuple
particulier, l’organisation des pouvoirs publics et les droits et libertés fondamentaux qu’elle
consacre sont partagés par la plupart des pays du monde. Autrement dit, seule l’application de
la constitution peut être spécifiquement nationale425.
De son côté, le Professeur Kaïs SAÏED se réfère également à l’argument de droit comparé
pour développer l'idée de la reconnaissance de la valeur juridique du préambule. Il affirme
que les préambules peuvent contenir des règles juridiques à l’exemple de la Constitution du
Sénégal qui rappelle la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen française. Le
Professeur SAÏED compare la Constitution nationale à la Constitution sénégalaise et essaie
d’évaluer la première par rapport à la seconde. Pour étayer son argumentation en faveur de la
reconnaissance de la valeur juridique du préambule, il utilise l’exemple sénégalais comme un
modèle à suivre. Bien que le modèle de référence ne soit pas directement français, le
Professeur SAÏED « espère tirer profit du mimétisme institutionnel »426 en amenant le
constituant à suivre l’exemple du préambule sénégalais. En effet, en imaginant une
Constitution d’Afrique francophone, le Professeur SAÏED propose une valeur au préambule
dans le droit africain de tradition juridique française. Le recours au droit comparé est avant
tout stratégique ici puisqu’en plus de rechercher « un gain en crédibilité internationale »427, il
sert à « attirer les investisseurs étrangers. »428
424 Les bases de la constitution formelle ont été posées par R. CARRE DE MALBERG dans sa Contribution à
la théorie générale de l’Etat. Selon lui, une constitution est un document écrit voté par le pouvoir
constituant originaire situé au sommet de la hiérarchie des normes et qui prévoit des dispositions
particulières en cas de révision du texte par le pouvoir constitué. La constitution matérielle consisterait
quant à elle en des règles écrites ou non relatives à l’organisation des pouvoirs publics, à leur
fonctionnement, aux rapports mutuels entre ses organes, et dans certains systèmes juridiques des règles
écrites ou non relatives à la détermination de la garantie des droits et des libertés. Pour de plus amples
définitions de la constitution voir. J. GICQUEL et J.-E. GICQUEL (dir.), Droit constitutionnel et
institutions politiques, Paris, LGDJ, 2013, 27ème édition, pp. 191-217.
425 Pour plus de précisions sur ce point voir R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects
généraux du nouveau constitutionnalisme
(dir.), Le
constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui : entre renouveau juridique et essor démocratique ?,
Paris, Kimé, 2015, pp. 31-32.
in C.-M. HERRERA
latino-américain »,
426 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 154.
427 Ibid.
428 Ibid. Ce point là sera nettement développé dans la partie relative à l’insertion au sein du préambule de la
cause palestinienne. Voir plus particulièrement le B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre
II de cette partie, relatif à la défense des peuples opprimés en particulier, le mouvement de libération de la
Palestine, p. 201.
105
Tous deux à leur façon, tiennent à rappeler lors de l’étude des principaux axes du
préambule429, que le peuple tunisien est un peuple qui crée, conçoit, invente et qu’il ne se
suffit pas de consommations passives d’éléments étrangers importés. Mais les arguments de
droit comparé employés par les deux experts n’ont pas été suivis puisque les constituants ont
inséré les articles 145 et 146 au sein de la nouvelle Constitution. Ces derniers disposent
clairement de la valeur constitutionnelle du préambule430. Au lieu d’emprunter aux
constitutions étrangères, les constituants pensent la Constitution tunisienne et son préambule
comme un modèle à exporter.
3. Un préambule pensé comme un modèle
Le 6 mars 2012431, lors de l’étude des principaux axes du préambule, les membres de la
Commission se sont opposés sur sa possible exportation. Il est intéressant de noter que dès le
début des travaux constituants et avant même l’élaboration d’un projet de préambule, les
constituants ont pensé à l’exportation de leur Constitution. Initiateurs des révolutions du
Printemps arabe, les Tunisiens ont été les premiers à réclamer aux gouvernants, la dignité, la
liberté, l’égalité et la justice sociale. La vague révolutionnaire qui a déferlé sur les pays arabo-
musulmans, a entraîné l’embrasement des régimes autoritaires environnants432.
Depuis le XIXème siècle, la Tunisie a pris l’habitude d’être un exemple régional de réformes
juridiques. Elle est aussi un modèle de promotion des droits de la femme dans le monde arabe
et ce, depuis l’adoption du Code de Statut Personnel le 13 août 1956433. Qu’elles soient
429 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Etude des principaux axes du préambule », 3 avril 2012
[en ligne], [consulté le 10 mars 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252f6 (en
arabe).
430 La Constitution tunisienne actuelle ne fait ni référence à la Déclaration française des droits de l’Homme et
du citoyen ni à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH). Cette dernière déclaration a
pourtant servi de texte de référence lors de l’élaboration de la nouvelle Constitution. Pour plus de
précisions sur ce point cf. le A. du Paragraphe 1 de la Section 2 du Chapitre 2 du Titre II de cette partie,
p. 289.
431 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Etude des principaux axes du préambule », 6 mars 2012
[en ligne], [consulté le 10 mars 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252d7 (en
arabe).
432 Au point de dire que « lorsqu’un Etat arabe se rase le voisin doit mouiller sa barbe ! », A. AZZOUZI et A.
CABANIS (dir.), Le néo-constitutionnalisme marocain à l’épreuve du printemps arabe, Paris, l’Harmattan,
2011, p. 69.
433 La Tunisie est l’un des premiers pays arabes à avoir adopté en 1857, une Déclaration des droits et libertés
dénommée Pacte fondamental et une Constitution en 1861. Ces deux textes révolutionnaires à l’époque de
106
imposées par le haut et notamment par les dirigeants comme Ahmed Bey et Habib
BOURGUIBA ou initiées par le peuple, les avancées juridiques de la Tunisie ont servi
d’exemple aux autres Etats arabes et musulmans de la région. Il semble alors logique que
certains constituants aient pensé ériger la Constitution en modèle et voulu la diffuser dans les
pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient qui connaissaient des soulèvements populaires.
Le préambule résumerait l’esprit de la Constitution « [qui] fixe le sens de la norme
constitutionnelle. […] Il exprime à la fois son principe et sa finalité, il oriente, en un mot, la
constitution. »434 Comment diffuser, exporter l’esprit d’une Constitution s’il incarne l’âme
d’un peuple spécifique ? Les défenseurs de l’exportation étaient eux-mêmes divisés. Une
partie proposait d’exporter la Constitution par un slogan ou une phrase symbolisant la
personnalité du citoyen tunisien et déterminant l’origine de l’homme. Une autre partie
préférait choisir un verset coranique évoquant la dignité humaine. Qu’ils soient du premier
avis ou du second, les défenseurs de l’exportation n’envisageaient la dignité humaine qu'à
travers l’Islam et ses fondements. L’esprit de la Constitution tunisienne n’était alors
exportable qu’aux peuples arabes qui plus est musulmans, qui connaissaient des
bouleversements d’ordre constitutionnel.
Aux défenseurs de l’exportation s’opposaient ceux qui considéraient que la Constitution
n’était pas exportable, par nature, alors qu'ils étaient justement ceux qui proposaient
l’insertion d’un verset coranique épigraphe à l’exemple de la basmala435. Comment exporter
un préambule précédé d’un verset du Coran ? Serait-il adapté/adaptable à toutes les sociétés
arabes et/ou musulmanes ? « Le contenu et les fonctions spécifiques des préambules –
intégration des citoyens et des groupes c’est-à-dire du peuple pluraliste dans la Constitution,
traitement de l’histoire, présentation d’un concentré du texte qui va suivre – exigent une
langue propre avec des “timbres” spécifiques. »436 La basmala est l’un des timbres qui
caractérisent la Constitution et le peuple tunisien. Certes elle est connue et commune aux
peuples musulmans mais, toutes les constitutions arabes n’en disposent pas.
l’Empire ottoman ont été suivis, au moment de l’indépendance de la Tunisie par l’adoption du Code du
Statut Personnel en 1956. Ce Code consacre un certain nombre d’avancées des droits de la femme dans le
monde arabe.
434 S. PIERRE-CAPS, « L’esprit des Constitutions », in Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet ; L’esprit des
institutions, l’équilibre des pouvoirs, Paris, Dalloz, 2003, pp. 376-377.
435 De l’arabe ( ِمْي ِح َّرلا ِن ٰم ْح َّرلا ِالله ِمْسِب), Bismi-llah r-Rahman r-Rahim (c’est nous qui traduisons). La basmala
(ةلمسب) est un mot qui fait référence à la formule coranique « Au nom de Dieu clément et miséricordieux »
utilisée en entête aux Sourates du Coran à l’exception de la Sourate 9, At-Tawba.
436 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., p. 74.
107
A l’instar de la constitution, le préambule est un vêtement, un gant qui ne s’adapte qu’à la
main qui l’a écrite. Selon Franc DE PAUL TETANG, le préambule contiendrait « les
principes structurants de l’ordre constitutionnel que la doctrine qualifie en termes plus
contemporains d’identité constitutionnelle. »437 Même si les Etats au Sud et à l’Est du bassin
méditerranéen partagent un certain nombre de traits identitaires avec la Tunisie, ils ont des
caractéristiques différentes. Il semble impossible d’exporter le préambule constitutionnel
précédé de la basmala en Syrie par exemple, même si l’Islam est la religion de la plupart des
communautés religieuses. A l’opposé de la Syrie, le Maroc est historiquement et
sociologiquement attaché à l’Islam mais le constituant ne met pas en premier lieu l’identité
religieuse du peuple. Il s’ouvre aux minorités et aux identités infranationales qui le
composent. La basmala n’est nulle part évoquée dans le texte constitutionnel alors même que
la monarchie marocaine fait du Roi le Commandeur des croyants.
Une fois le préambule élaboré, les débats sur l’exportation ont finalement été abandonnés, la
CPPFRC ayant décidé de remettre cette question à plus tard. Il est tout de même important de
noter qu'en mentionnant la cause palestinienne au sein du préambule constitutionnel, les
constituants pensent le préambule comme un modèle régional à suivre438. Vécue comme une
tragédie par les Etats arabes, la cause palestinienne permet de rassembler la majorité des
Arabes du monde. Penser à l’insérer dans le préambule ferait de la Constitution tunisienne un
modèle à suivre. C’est en tout cas ce que croyait une partie des constituants à l’ANC.
B.
L’attachement du peuple aux « enseignements de l’Islam »
Même en ayant perdu la bataille de l’article 1er de la Constitution, Ennahdha a réussi à
inscrire en tête du troisième paragraphe du préambule des trois premiers projets de
Constitution439 l’attachement du peuple tunisien aux « constantes de l’Islam ». Quelles sont
ces constantes ? A quoi renvoient-elles ? Mais surtout, comment sont-elles interprétées par le
constituant tunisien ? L’indétermination du sens des « constantes de l’Islam » a poussé
l’opposition séculariste à l’ANC, a milité en faveur de la suppression de cette référence du
437 F. DE PAUL TETANG, « La normativité des préambules des Constitutions des Etats africains », Revue
française de droit constitutionnel, 2015, 104, p. 964.
438 Sur l’attachement du constituant aux mouvements de libération nationale et plus spécifiquement à la cause
palestinienne cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de cette partie relatif à la
défense des peuples opprimés en particulier, le mouvement de libération de la Palestine, p. 201201.
439 Cf. Note de bas de page 327.
108
préambule (1). Grâce à l’intervention de la Commission des consensus, les constituants ont
remplacé, dans la quatrième version de la Constitution du 1er juin 2013, « les constantes de
l’Islam » par « les enseignements de l’Islam » (2).
1. L’indétermination du sens des « constantes de l’Islam »
Il a précédemment été affirmé que le souci majeur des islamistes à l’ANC était d’intégrer « le
maximum de références à la charia, faute de mieux à l’Islam, faute de mieux à l’identité
arabo-musulmane. »440 Voulant fonder l’édifice constitutionnel sur l’Islam, les Nahdhaouis
ont milité pour que l’attachement du peuple aux « constantes de l’Islam » soit écrit dans le
marbre. Bien que les membres de la Commission du préambule aient été unanimes sur le
référent islamique à insérer, tous n’en avaient pas la même conception. Les discussions entre
théocrates et démocrates ont conduit à la conservation de l’article 1er de la Constitution du 1er
juin 1959, mais selon Ennahdha fonder
l’édifice constitutionnel sur
l’Islam était
incontournable. Les « constantes de l’Islam » permettaient ainsi aux islamistes de la CPPFRC
de se référer aux principes intangibles de la religion qu’est l’Islam.
Généralement définies comme ce qui relève de la « fermeté d’âme » et qui « persiste dans
l’état où il se trouve »441, les constantes renvoient aux dogmes442 et aux vérités incontestables
de la religion musulmane. Quels sont ces dogmes ? Le Professeur Salwa HAMROUNI répond
clairement que personne n’en « connaît la teneur »443. Juxtaposés aux « valeurs humaines »,
elles sont le témoin de la « frilosité excessive de tout ce qui est humain »444 et de la préférence
évidente du constituant pour « ce qui est censé être divin »445. Les différentes versions du
préambule sont évidemment à l’image de la composition de la Commission en charge de son
élaboration. Quand les islamistes citent les « constantes de l’Islam » au sein du préambule
constitutionnel, ils veulent reconnaître la valeur performative de l’énoncé.
440 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 386.
441 Constante, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, op.cit., p. 374.
442 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,
précit., p. 148.
443 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 386.
444 Ibid.
445 Ibid.
109
Considérée comme le « domaine de l’activité du langage marqué de l’autorité et de
l’impérativité »446, la valeur performative des « constantes de l’Islam » est certaine. « Elle
n’en possède certainement pas la couleur, mais elle a en l’odeur. »447 L’énoncé en lui-même
constitue l’acte auquel il se réfère448. Autrement dit, si rien n’indique formellement que les
« constantes » sont dotées d’une valeur normative, ces normes
juridiques sont
fondamentalement impératives. Renvoyant aux invariants de la religion, elles témoignent de
la volonté des Nahdhaouis de faire de l’Islam, le fondement de la Constitution et de la charia,
la source de la législation. Elles prescrivent justement une certaine manière de se comporter,
conforme à la religion et/ou interdisent toute incompatibilité avec la philosophie politique et
religieuse.
Certes l’Islam est la religion officielle, celle de la presque totalité des Tunisiens mais les
communautés juive et chrétienne, bien que largement minoritaires, ont une importance
historique dans la spiritualité du pays. Comment réagiront-elles à l'insertion de préceptes
religieux autres que les leurs dans la Constitution même de leur pays ? Quelle place la
Constitution accordera-t-elle aux berbères ou encore mieux, aux personnes non croyantes ? A
vrai dire, aucune449. C’est la raison pour laquelle l’opposition séculariste à l’ANC, a milité en
faveur de la suppression de la référence aux « constantes de l’Islam ». Grâce à l’intervention
de la Commission des consensus450, « les constantes de l’Islam » de la Constitution du 1er juin
2013, ont été remplacées par « les enseignements de l’Islam »451. Ces modifications n'ont
cependant été inscrites que dans la version finale de la Constitution du 27 janvier 2014. Ce
n'est donc pas la religion en tant que normes dogmatiques et contraignantes qui se trouve au
fondement du système juridique tunisien, mais la somme de principes et valeurs inspirés de
l’Islam452.
446 F. DE PAUL TETANG, « La normativité des préambules des Constitutions des Etats africains », précit.,
p. 958.
447 Ibid., p. 961.
448 Performatif, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, op.cit., p. 1402.
449 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., pp. 381-389.
450 Pour plus de précisions sur le rôle de la Commission des consensus dans l’élaboration de la Constitution du
27 janvier 2014, cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 2 de ce titre relatif à la politique
compromissoire de la Commission des consensus, p. 127.
451 Expression définie dans le 2. qui suit. Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission
du préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution, « Rapport complémentaire n°3
portant avis de la Commission concernant le projet final de la Constitution révisée par le Comité mixte de
le 11 avril 2018],
coordination et de
https://majles.marsad.tn/fr/docs/51c01b337ea2c413d844a8e9 (en arabe).
rédaction », 5
juin 2013
[consulté
ligne],
[en
452 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,
précit., p. 148.
110
Etant une Constitution de compromis453, la pression des démocrates à l’ANC a poussé les
constituants à s’accorder sur les termes employés, pour témoigner d'un attachement aux
valeurs et principes islamiques qui ne soient pas dogmatiques.
2. La préférence pour les « enseignements de l’Islam »
Les députés modernistes de l’ANC et les experts en droit public se sont insurgés contre le
caractère islamiste de l’avant-projet final de Constitution. Ils contestaient le texte du 1er juin
2013, la majorité constituante et ses deux alliés politiques. Ce mécontentement a été soutenu
par le désaveu subi par le Comité mixte de coordination et de rédaction de la Constitution.
« En effet, le Comité mixte de coordination et de rédaction de la Constitution, qui était chargé
de coordonner l’avancée des différents chapitres avait outrepassé son mandat en s’autorisant
introduire des modifications
à
importantes dans
les commissions
constitutionnelles lui avaient soumis. »454 En guise de protestation, le Professeur de droit
les projets que
constitutionnel et d’institutions politiques Fadhel MOUSSA, également membre du groupe
parlementaire le Bloc Démocrates s’était retiré du Comité. Afin de dépasser le conflit, une
commission ad hoc a été nommée : la Commission des consensus est créée, présidée par
Mustapha BEN JAAFAR.
La Commission des consensus avait pour objectif principal, de trouver des solutions
recueillant l'adhésion des théocrates et des démocrates. Réunissant 16 membres et non de 22,
elle représente chaque parti en ayant un nombre équivalent de députés. Non prévue par le
règlement intérieur de l’ANC, elle n’était pas composée à la proportionnelle455. Mais alors
« que plusieurs points de désaccord étaient dissipés grâce aux accords trouvés au sein de la
commission des consensus à partir du 24 juillet 2013, le Député Mohamed Brahmi
(Coordinateur général du Mouvement populaire) est assassiné devant son domicile, le 25
453 Pour mieux comprendre ce à quoi renvoie l’expression « Constitution de compromis » cf. le Chapitre 2 qui
suit.
454 R. MAHJOUB, « De la fracture au consensus rôle et apport de la Commission des consensus », in M.
MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.)
Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 297.
455 Les principales commissions au sein de l’ANC sont au nombre de six. Cf. Note de bas de page 314. Elles
sont composées de 22 membres chacune et les partis politiques composant l’ANC y sont représentés à la
proportionnelle.
111
juillet 2013. »456 L’assassinat d’un deuxième homme politique457 conduit plusieurs membres à
démissionner. Alors que pour certains, il faut abandonner le processus constituant, pour
d’autres, il est nécessaire de suspendre pour un temps, les travaux de l’ANC458.
Parallèlement, la société civile manifeste en Tunisie et en Egypte pour contester les violences
et attentats terroristes que subissent les deux pays. Le caractère islamiste des Constitutions et
l’islamisation rampante du pouvoir sont pour elle responsables de la situation. Soucieux de
rester au pouvoir et de conserver leur légitimité électorale, les Nahdhaouis changent de
stratégie politique. La troïka dirigée par les islamistes, est alors obligée de « renoncer à ses
ambitions de dominer les rouages de l’Etat, mais aussi à accepter une Constitution issue
d’une concertation et abandonner son ambition d’islamisation de la société tunisienne. »459
Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que le parti islamiste adopte une approche
compromissoire de la Constitution. Seulement, selon Ali MEZGHANI, il est évident que :
« Tous les compromis ont été faits entre les états-majors des partis politiques, sur la base “je
te donne tel mot, tu me donnes tel autre mot”. »460
Ce n’est qu’après le projet final de Constitution du 1er juin 2013 que les islamistes acceptent
de remplacer les « constantes » par les « enseignements de l’Islam ». Contrairement aux
« constantes », les « enseignements » sont des « précepte[s] qui enseigneme[nt] une manière
d’agir, de penser. »461 Aux fondements du système juridique tunisien, se trouvent maintenant
des principes et des valeurs inspirés de l’Islam. Ces derniers aident ou guident les Tunisiens
dans leurs actions et leurs pensées, sans les diriger. Il faut d’ailleurs rappeler que ces
456 O. PIERRE-LOUVEAUX, « L’Assemblée, au cœur », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P.
KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie.
Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 306.
457 Chokri BELAÏD est assassiné le 6 février 2013 par des membres présumés d’Ansar Al-Charia. Chokri
BELAÏD et Mohammed BRAHMI sont deux membres du Front Populaire, coalition politique anti-
nahdhaoui. Le 29 juillet 2013, dans le mont Chaâmbi, huit militaires tunisiens tombent dans une
embuscade organisée par des groupuscules armés et terroristes. Tous ces évènements sont à l’origine d’une
grave crise politique. Pour plus de précisions sur ce point cf. L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de
la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 95.
458 H. ABASSI, « Le rôle national de l’Union Générale Tunisienne du Travail », in M. MARTINEZ
SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD,
La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 293.
459 M. EL HAMDI, « Apaisement des tensions entre les différents groupes et reprise des activités de
l’Assemblée constituante. L’expérience de la transition en Tunisie : entre conflit et concorde », in M.
MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.)
Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 293.
460 A. MEZGHANI, « Une Constitution minée et régressive par rapport à celle de 1959 », La Presse de Tunisie
2018],
[en
vendredi
http://www.lapresse.tn/component/nationals/?task=article&id=77611.
24 mars
[consulté
janvier
ligne],
publié
2014,
17
le
le
461 Enseignement, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, op.cit., p. 651.
112
« enseignements » sont suivis des « finalités [de l’Islam] caractérisées par l’ouverture et la
modération »462. Il est intéressant de noter que le constituant exhorte les citoyens à être
tolérants à l’égard des Tunisiens d’une religion différente. Est-ce pour autant que les religions
judaïque, chrétienne, bouddhiste ou autre sont prises en compte et respectées par le droit
tunisien ? L’interprétation à venir des dispositions de la Constitution conduit à penser qu’elles
ne sont que tolérées463.
462 C’est nous qui traduisons du rapport complémentaire n°3 précité.
463 Pour plus de précisions sur ce point et sur la distinction faite entre le respect et la tolérance à l’égard des
autres cultes et/ou religions cf. le 2 du B. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de cette
partie relatif à la difficile conciliation du rôle de l’Etat en tant que protecteur de la religion et du sacré et
garant de la liberté de conscience, p. 149.
113
114
CONCLUSION
Au sein de l’Assemblée de toute évidence, les théocrates se servent des principes de la
démocratie comme moyens d’accession au pouvoir, tandis que les démocrates en se pliant au
principe majoritaire, acceptent les impératifs de la cohabitation et renoncent en partie, aux
valeurs démocratiques qui sont les siennes. Si cet état de chose peut paraître contestable, il
permet aux théocrates de reconnaître les instruments de la démocratie et fait d’eux des
interlocuteurs privilégiés. Le but ultime visé par les deux parties est d’aboutir à un climat de
paix sociale, tant au sein de l’Assemblée qu’à l’extérieur de l’enceinte du Palais du Bardo.
La Constitution du 27 janvier 2014 est ainsi, le reflet de la composition hétérogène des
membres de l’ANC, puisqu’elle est bien plus le fruit d’un compromis que d’un consensus
politico-constitutionnel. Ce compromis est d’ailleurs qualifié de « dilatoire »464 par le Doyen
Yadh BEN ACHOUR.
464 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 202.
115
116
Chapitre 2 La naissance du « compromis dilatoire » entre théocrates et démocrates
La Constitution que l’ANC avait la charge de rédiger, devait refléter les aspirations de tous les
Tunisiens. En accédant au pouvoir, le parti Ennahdha avait embrassé un des mécanismes de la
démocratie : reconnaître publiquement le principe majoritaire. L’article 3 de la loi
constituante n° 6 du 16 décembre 2011 disposait que le projet de Constitution devait dans un
premier temps, être adopté article par article, à la majorité absolue des membres de l’ANC. Le
texte ainsi voté, devait ensuite être adopté dans son ensemble, par la majorité des deux tiers
des députés. Mais, en dépit de la volonté de collaborer pour rédiger une constitution dans les
plus brefs délais, la période d’une année initialement fixée par le décret n° 1086 du 3 août
2011 pour l’élaboration de la Constitution, arrivait à son terme. Compris comme un accord de
principe sur le fond, le consensus entre théocrates et démocrates devenait « une nécessité pour
garantir le vote »465 du texte constitutionnel.
Afin de sortir la Tunisie de l’impasse politique dans laquelle elle se trouvait, l’UGTT a eu
l’initiative d’un Dialogue national466. Ce dernier avait pour but de réaménager le principe
majoritaire, en établissant un véritable dialogue entre les acteurs politiques. Cet échange
devait mener à un consensus sur la gestion de la période transitoire. Cependant, attachés à leur
légitimité électorale, les Nahdhaouis se sont – dans un premier temps – opposés à l’initiative
de l’UGTT. Le compromis institutionnel entre les partisans de la troïka s’épuisait pourtant et
retardait l’avènement des compromis constitutionnels. L’ANC était traversée par des
divergences sur les valeurs à inscrire au sein du texte constitutionnel et sur les moyens de
procéder pour élaborer la Constitution.
A la crise de légitimité de l’ANC, s'ajoutait le contexte national467 et régional468 qui allait
pousser les islamistes à écouter les revendications de l’opposition et de la société civile. A
partir de 2013, le compromis allait prendre le pas sur le consensus. Or, le compromis
465 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 221.
466 Cf. Annexe 2 – Chronologie de la transition tunisienne, Initiative du « Dialogue national ».
467 Les multiples actes de terrorisme qui ont secoué la Tunisie à partir de 2013, font l’objet des
développements suivant.
468 La révolution tunisienne a entraîné avec elle la remise en cause des régimes autoritaires en Afrique du Nord
et au Proche-Orient. A partir de décembre 2010, il y a eu une série de soulèvements populaires et de
contestations des régimes autoritaires en place en Egypte, au Yémen et en Libye.
117
« constitue rarement le signe de la synthèse ou de l’harmonie. »469 Visant essentiellement à
« éviter les confrontations et les crises »470, « [i]l crée, par conséquent, des situations
d’attente dont chaque acteur espère une issue favorable. »471
Alors même que les Tunisiens espéraient un accord entre les députés sur le signifiant et le
signifié des articles rédigés, l’écriture du texte constitutionnel n’a permis qu’un accord sur le
signifiant employé. Si les constituants ont simultanément constitutionnalisé deux conceptions
de l’Etat (Section 1), ils ont laissé la détermination du signifié aux acteurs politiques et
interprètes institutionnels du texte constitutionnel (Section 2). La Constitution du 27 janvier
2014 n’est par conséquent, qu’un ensemble de potentialités sur la nature de l’Etat472 : elle
consacre deux positions antagonistes extrêmes et crée, de ce fait, une situation d’attente qui ne
sera résolue que par
texte
constitutionnel473. C’est en ce sens que le Doyen Yadh BEN ACHOUR emploie le mot
la pratique politique ou
l’interprétation
juridique du
« dilatoire » pour qualifier le compromis. Reprenant l’expression de Carl SCHMITT, il insiste
sur le fait que les constituants ont eu « recours à une solution qui n’en est pas une. »474 Les
développements qui suivent livrent une analyse critique de la solution ainsi adoptée.
469 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 240.
470 Ibid.
471 Ibid.
472 S. BELAÏD, « Un Etat dans la société. L’identité de l’Etat tunisien dans la Constitution », in M. MARTINEZ
SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD,
La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., pp. 398-399.
473 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,
précit., p. 151.
474 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 202.
118
Section 1
La constitutionnalisation simultanée de deux conceptions de l’Etat
Les constituants devaient s’accorder sur le fond pour pouvoir établir une constitution
consensuelle, mais la cohabitation forcée entre théocrates et démocrates ne leur a pas permis
d’harmoniser leurs points de vue idéologiques. « Toute la stratégie idéologique des acteurs
consist[ait], pour les islamistes, à montrer ou à convaincre de ce que l’autre, le moderniste,
est contraire à l’Islam et pour les modernistes à montrer ou à convaincre de ce que
l’islamiste est contraire aux droits de l’Homme. »475 Alors, comment faire respecter le
principe majoritaire et appliquer convenablement l’article 3 de la loi constituante n° 6 du 16
décembre 2011476 ? A la veille du 23 octobre 2012, l'affaiblissement de la légitimité électorale
des islamistes et la fin de l'année initialement fixée par le décret n° 1086 du 3 août 2011477,
pour élaborer la Constitution, allaient conduire les députés de l’ANC à préférer le tawâfuq ou
choix du compromis par consensus au principe majoritaire (Paragraphe 1). Ce choix ne
permettait pourtant qu’un accord de principe, sur les signifiants des articles non révisables de
la Constitution (Paragraphe 2). Le contrat social qui résulte du « mariage contre nature »478
des théocrates et des démocrates est nécessairement à son image, ambiguë et contradictoire.
Paragraphe 1
Le tawâfuq
Le tawâfuq « constitue une figure du compromis par consensus. Il consiste soit à renoncer à
des procédures majoritaires formelles de prise de décision, au profit d’une procédure
informelle par tacite acceptation, soit à faciliter le recours au vote majoritaire formel, par
suite de l’établissement préalable du consensus sur les questions de fond. »479 Dans le
contexte d’élaboration de la Constitution, c’est la première proposition qui a été suivie. En
475 S. LAGHMANI, « Islam et droits de l’Homme », in G. CONAC et A. AMOR (dir.), Islam et droits de
l'Homme, op.cit., p. 42.
476 Loi constituante n° 6 du 16 décembre 2011 relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics,
également appelée « Petite constitution ». JORT, n° 97 des 20 et 23 décembre 2011, p. 3111.
477 Décret n° 1086 du 3 août 2011 relatif à la convocation des électeurs pour élire les membres de l’ANC.
JORT, n° 59 du 9 août 2011, p. 1432.
478 N. RJIBA (Om Zied), in H. NAFTI, Tunisie, dessine-moi une révolution. Témoignages sur la transition
démocratique (2011-2014), op.cit., p. 44.
479 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp. 219-220.
119
effet, la légitimité électorale des membres de l’ANC a été réaménagée en dehors de l’enceinte
du Palais du Bardo, en vue de limiter l’excès de pouvoir majoritaire (A). Initié par l’UGTT le
16 octobre 2012, le Dialogue national a permis la création au sein de l’ANC, d’une
commission constitutionnelle ad hoc, la Commission des consensus, dont la politique
compromissoire, sortira l’ANC de l’impasse politico-juridique dans laquelle elle se
trouvait (B).
A.
Le réaménagement de la légitimité électorale pour limiter l’excès de pouvoir
majoritaire
Le vote du texte constitutionnel cristallisait les oppositions entre majorité et opposition à
l’ANC. L’article 3 de la loi constituante n° 6 du 16 décembre 2011 supposait un consensus
assez large pour l’adoption de la Constitution. Or, le délai d’une année initialement prévu
pour l’adoption de la Constitution arrivait à échéance sans que les députés ne se soient
accordés sur le fond des articles de la Constitution. La crise de légitimité de l’ANC et la
contestation du principe majoritaire (1), allaient se résoudre par la mise en œuvre du Dialogue
national à l’initiative de l’UGTT (2). Cette initiative allait d’ailleurs permettre d’amorcer la
sortie de l’impasse politique dans laquelle se trouvait la Tunisie.
1. La crise de légitimité de l’ANC et la contestation du principe majoritaire
Il a été dit précédemment qu’en accédant au pouvoir, le parti Ennahdha acceptait le principe
majoritaire et utilisait ainsi l’une des procédures de la démocratie. Ceci avait d’ailleurs permis
de qualifier la démocratie naissante en Tunisie de démocratie procédurale. Néanmoins, si le
principe majoritaire devait permettre la cohabitation entre théocrates et démocrates, il a été
l’une des causes de dissensions entre majorité et opposition à l’ANC.
Afin de cerner les tenants et aboutissants de la crise connue par l’ANC à l’approche du
23 octobre 2012, il est essentiel de définir le principe majoritaire et de le distinguer de la
notion de majorité. « [L]e mot majorité a un triple sens en droit constitutionnel. Il désigne
d’abord un mécanisme de décision ; c’est ce qu’on appellera ici une “technique de décision”.
Il se réfère ensuite à un ensemble “organique” qui est soit le parti ou les partis qui décident
120
de soutenir le gouvernement en place (sens organique 1), soit la “majorité consolidée” qui
structure le fonctionnement d’un gouvernement parlementaire stable (sens organique 2).
Cette tripartition du sens du mot de majorité, en droit constitutionnel, n’épuise cependant pas
l’analyse que l’on doit en faire. L’ambivalence fondamentale de la majorité tient à ce qu’elle
est à la fois présentée comme une “technique de décision” et comme un principe
démocratique. »480
Jusqu’à présent, la majorité a été comprise dans le sens organique 1. Autrement dit, dans le
contexte tunisien d’élaboration de la Constitution, le terme de majorité renvoie à la coalition
de partis politiques qui ont acquis « la vocation de prendre en charge le gouvernement et
[d’] exercer le pouvoir. »481 Or, à ce stade de la réflexion, il est pertinent de s’attarder sur le
principe majoritaire envisagé comme une technique de décision.
Consacré à l’article 3 de la loi constituante n° 6 du 16 décembre 2011, le principe majoritaire
suppose un consensus minimum entre les théocrates et les démocrates sur le texte
constitutionnel. Bien qu’il ait permis aux démocrates de familiariser leurs « ennemis avec les
comportements concertés »482, le principe majoritaire a été transformé en dogme par la
majorité à l’ANC. En effet, les partis de la coalition gouvernementale « ont exploité ce
principe, pour conforter leur prestige, exprimer leur volonté d’être les maîtres du lieu ou
narguer les partis de l’opposition. »483 Si le principe majoritaire est généralement considéré
comme une technique de décision, au moment de l’élaboration de la Constitution, il a servi
d’instrument d’oppression des partis politiques d’opposition. Dotés de la légitimité électorale,
les membres de la coalition gouvernementale – à commencer par les partisans d’Ennahdha –
estimaient leur position dominante et prenaient insuffisamment en compte les avis et droits
des partis minoritaires à l’ANC.
Le témoignage de Sélim BEN ABDESSALEM484 ajoute d’ailleurs que les vainqueurs des
élections – les islamistes d’Ennahdha – déconsidéraient également les deux partis
démocratiques de la troïka. Il raconte qu’ils « ont daigné nous accorder quelques postes
480 O. BEAUD, « Le principe majoritaire dans la théorie constitutionnelle des formes politiques », Jus
Politicum, n° 15, [en ligne], [consulté le 30 juillet 2018], http://juspoliticum.com/article/Le-principe-
majoritaire-dans-la-theorie-constitutionnelle-des-formes-politiques-1071.html.
481 F. MOUSSA, « Débat majorité-opposition au sein de la Constituante », précit., p. 18.
482 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp. 132-133.
483 Ibid., p. 222.
484 Membre d’Ettakatol, l'un des partis de la coalition gouvernementale.
121
ministériels, pour le reste nous ne sommes que des faire-valoir et nous devons leur obéir et
tout laisser passer. »485 A aucun moment les Nahdhaouis n’envisageaient la remise en
question de leur responsabilité politique en tant que gouvernants. « A partir de là, le principe
majoritaire est devenu l’objet d’une certaine contestation, précisément au nom du principe
consensuel. »486 A l’ANC, certains démocrates487 de la coalition gouvernementale se sont
alors alliés à l’opposition démocratique pour revendiquer le tawâfuq. Nonobstant, la
démocratie procédurale s’est épuisée et a conduit l’ANC à une crise de légitimité : le
23 octobre 2012, l’ANC, le président de la République et le gouvernement provisoire
devenaient des autorités de fait, sans légitimité aucune488. Craignant ainsi pour les valeurs
démocratiques et les futures institutions de la République, la plupart des députés démocrates
de l’ANC se sont de plus en plus tournés vers le tawâfuq. Cette technique a permis aux partis
d’opposition de contester et de combattre la majorité au pouvoir489. Elle était le moyen de
maintenir la cohésion de la classe politique et de la coalition gouvernementale en place et
favorisait le pluralisme politique et la participation de l’opposition.
Dans le but d'atteindre les objectifs de la révolution et de contribuer à résoudre les crises
politique, économique, sociale et sécuritaire, l’UGTT a eu l’initiative du Dialogue national le
16 octobre 2012. Il invitait les divers partis politiques en présence, à établir un véritable
dialogue les menant à un consensus sur la gestion de la période transitoire.
485 S. BEN ABDESSELEM, in H. NAFTI, Tunisie, dessine-moi une révolution. Témoignages sur la transition
démocratique (2011-2014), op.cit., p. 206.
486 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 222.
487 Il s’agissait essentiellement des partisans d’Ettakatol.
488 R. BEN ACHOUR, « Qu’adviendrait-il de l’ANC, le 22 octobre 2012 ? », La Presse de Tunisie [en ligne],
publié le mardi 4 septembre 2012, [consulté le 30 juillet 2018], http://www.lapresse.tn/component/nationals
/?task=article&id=54842.
489 L'une des plus virulentes contestations du principe majoritaire venait du leader de Nidaa Tounes, Béji
CAÏD ESSEBSI. Il rappelait que la victoire électorale des partisans de la troïka n’était qu’une victoire en
demi-teinte puisque pour former une majorité stable, les trois partis que sont Ennahdha, le CPR et Ettakatol
ont dû s’allier. Il ajoutait également que la Constitution devait refléter les aspirations de tous les Tunisiens
et non seulement celles d’une partie ou d’un parti de Tunisiens. Il achevait son argumentation en rappelant
qu’à partir du 23 octobre 2012, l’ANC et les institutions qui en résultaient, n’auraient plus aucune
légitimité. Pour plus de précisions sur les propos de Béji CAÏD ESSEBSI et notamment sur le contenu de
sa Déclaration du 26 janvier 2012, cf. I. ENAULT, « Béji Caïd Essebsi s’insurge », Lepetitjournal Tunis
[en
2018],
https://lepetitjournal.com/tunis/actualites/politique-beji-caid-essebsi-sinsurge-52429.
[consulté
vendredi
janvier
ligne],
publié
juillet
2012,
31
27
le
le
122
2. Le Dialogue national où l’amorce d’une sortie de crise
Le 18 juin 2012, l’UGTT lance « une "initiative politique" visant à recréer un consensus entre
les forces politiques, le gouvernement et la société civile pour s’entendre sur les grandes
questions suscitant des divergences entre les différents acteurs politiques et notamment sur
les grands axes de la Constitution, le calendrier électoral et la composition de la commission
électorale. »490 Dans la continuité de cette « initiative politique », l’UGTT propose de créer –
dès le 16 octobre 2012 – le « Congrès national pour le dialogue »491. Ce dernier a pour but de
favoriser le dialogue entre les différentes forces en présence, afin de proposer des solutions
consensuelles pour sortir l’ANC et les institutions provisoires de l’impasse dans laquelle elles
se trouvaient492. En effet, l’impossible conciliation des points de vue idéologiques des
théocrates et des démocrates rendait le consensus sur les questions de fond improbable.
L’instrumentalisation du principe majoritaire par la majorité élue et surtout par les islamistes,
poussait l’opposition démocratique à l’ANC et les associations ou organisations de la société
civile, à s’accorder sur une procédure informelle, non prévue par les textes et les institutions
de la période transitoire, pour adopter la Constitution.
Bien qu’il n’ait pas la légitimité électorale des députés à l’ANC, le Dialogue national a
permis d'entendre les revendications des Tunisiens et de favoriser un échange entre les
citoyens et les acteurs politiques de la transition. « Houcine Abassi, secrétaire général de
l’UGTT, avait déclaré à l’époque, que cette initiative viendra en aide au pays grâce à un
dialogue entre tous les acteurs, en précisant qu’elle n’est dirigée contre personne et qu’elle
n’aspire pas à être une alternative au gouvernement ou même à la légitimité ; au contraire,
490 H. YOUSFI, L’UGTT, une passion tunisienne. Enquête sur les syndicalistes en révolution 2011-2014,
op.cit., p. 222.
491 Plus communément appelé Dialogue national. Pour plus de précisions sur le rôle de l’UGTT dans la mise
en place du Dialogue national, cf. « L’UGTT, artisan du dialogue national », in H. YOUSFI, L’UGTT, une
passion tunisienne. Enquête sur les syndicalistes en révolution 2011-2014, op.cit., pp. 220-237. Voir
également Association Tunisienne d’Etudes Politiques (dir.), Le Dialogue National en Tunisie, Tunis,
Nirvana, 2015, p. 159.
492 Afin de créer un consensus sur la gestion de la période transitoire, le Dialogue national proposait aux
acteurs de se fier à un certain nombre de principes tels que :
L’attachement au caractère « civil » de l’Etat, au caractère démocratique et républicain du régime politique
et aux acquis modernes accumulés par le peuple tunisien au fil des années,
Le respect des droits de l’homme, la garantie des libertés publiques et individuelles, la consécration de la
citoyenneté et de la justice,
Le rejet de tout type de violence,
Le respect de l’opinion adverse et l’acceptation de l’autre,
La lutte contre le terrorisme et les multiples appels à la violence.
-
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123
c’est une initiative pour s’unir pour l’intérêt supérieur du pays. »493 Mais, en raison de la
participation de Nidaa Tounes et contrairement à Ettakatol, Ennahdha et le CPR n’ont pas
participé au Dialogue national, considérant l’initiative de l’UGTT comme une tentative de
résurrection et de restauration de l’ancien régime. Pour autant, les travaux des députés à
l’ANC n’ont pas été bloqués.
Le compromis par consensus revendiqué par le Dialogue national devait « empêcher l’excès
du pouvoir majoritaire, protéger les droits et les ambitions de l’opposition, [et] assurer
l’équilibre général de la société politique dans cette période de transition si difficile. »494
Cependant, à la suite de l’assassinat de Chokri BELAÏD495 le 6 février 2013, l’UGTT a appelé
à la grève générale et Béji CAÏD ESSEBSI à la dissolution de l’ANC. Avant que Hamadi
JEBALI ne présente la démission du gouvernement à Moncef MARZOUKI, ce dernier a eu
l’initiative d’un second Dialogue national496 qui rassemblait les différents partis politiques
représentés à l’ANC497. Par contre, les syndicalistes de l’UGTT et plusieurs partis politiques
d’opposition498 en étaient absents.
Ce deuxième dialogue devait résoudre les points de désaccord retardant l’élaboration de la
Constitution499 mais en réalité, il a court-circuité la deuxième réunion500 du Dialogue national
initié par l’UGTT501. Les partis politiques se heurtaient entre les deux initiatives de Dialogue
national et les institutions constitutionnelles poursuivaient leurs travaux, revendiquant la
légitimité des urnes et non celle de la rue. Ainsi, les députés ont rendu public deux versions du
texte constitutionnel, le Projet de Constitution du 22 avril 2013 et l’avant-projet final du texte
constitutionnel du 1er juin 2013. Ces deux versions ont été publiées avant même que les
différentes tentatives de Dialogue national n’aboutissent à un consensus, en dehors de l’ANC.
493 H. ABASSI, « Le rôle national de l’Union Générale Tunisienne du Travail », précit., p. 274.
494 Ibid., p. 225.
495 Membre du Front Populaire assassiné par balles devant chez lui à El Menzah 6, par des membres présumés
d’Ansar Al-Charia.
496 Ce deuxième Dialogue national débute le 15 avril 2013 à Dar Dhiafa à Carthage et prend fin le 15 mai
497
2013.
Il s’agissait essentiellement d’Ennahdha, du CPR et, d’Ettakatol. Certains partis de l’opposition
démocratique à l’exemple du Parti républicain, de Nidaa Tounes, de l’Alliance démocratique et d’Al-
Moubadara étaient également représentés.
498 Il s’agissait entre autres des partis Al Massar, Wafa ou encore du Front Populaire.
499 A l’exemple de la liberté de conscience, de la nature du régime, du lien entre le président de la République
et le chef du Gouvernement et de la formulation générale du préambule.
500 Du 16 mai 2013.
501 Réunion boycottée par les partisans d’Ennahdha et du CPR, au cours de laquelle les participants se sont
accordés sur le fait que le vote de la Constitution devrait se faire avant la fin de l’année 2013.
124
Les deux versions du texte constitutionnel étaient contestées par l’opposition démocratique et
la société civile et lorsque le 25 juillet 2013, le constituant Mohammed BRAHMI502 a été
assassiné, tous les débats relatifs au travail du gouvernement et de l’ANC ont été suspendus.
Des manifestations ont éclaté dans tout le pays. L’UGTT a appelé à la grève générale et a
suspendu le Dialogue national. Ailleurs, certains partis politiques à l’instar du Front
Populaire503, de Nidaa Tounes, d’Al Massar et d’Al Joumhouri ont appelé à la dissolution de
l’ANC, à la démission du président et du chef du Gouvernement provisoire et à la mise en
place d’un gouvernement de salut public504. Le lendemain, 42 députés se sont retirés de
l’ANC, paralysant ainsi l’avancée des travaux. Face à l’ampleur de la crise, l’UGTT déclare le
29 juillet, l’échec de la troïka505. Le 6 août, Mustapha BEN JAAFAR gèle la reprise des
502 Député nationaliste arabe et membre du Front Populaire assassiné comme Chokri BELAÏD : deux
individus à moto tirent quatorze balles, il décède devant chez lui dans la banlieue de Tunis, sous le regard
de sa fille handicapée.
503 Le Front Populaire en appelle à la désobéissance civile et organise un sit-in devant la Place du Bardo. Dans
l’objectif de défendre la légitimité des institutions, des contre-manifestations sont organisées par les
islamistes d’Ennahdha.
504 L’assassinat de Mohammed BRAHMI aura permis de rapprocher le Front Populaire et Nidaa Tounes. Ces
deux partis constituent, avec des organisations de la société civile, le Front de Salut National (FSN). Ce
dernier a pour objectif de finaliser la Constitution et de mettre en place un gouvernement de salut public qui
se chargerait de mener à bien le processus de transition démocratique.
505 La Déclaration de l’UGTT du 29 juillet 2013 vise essentiellement à dénoncer :
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L’échec de la troïka dans la gestion de la sécurité du pays,
Le silence du gouvernement devant le développement des groupes terroristes, des attentats et de la crise
économique et sociale,
Le dépassement du mandat de l’ANC et son échec à adopter une Constitution dans les délais,
Le recours excessif au principe majoritaire,
La logique partisane pour la conduite des travaux de l’ANC,
La mainmise de la majorité sur les institutions et l’administration de l’Etat.
L’UGTT demande également :
La démission du gouvernement,
La constitution d’un gouvernement compétent,
La dissolution des Ligues de Protection de la Révolution (LRP),
La neutralisation de l’administration, des institutions éducatives, universitaires, culturelles et les lieux de
culte,
La révision de l’ensemble des nominations dans la fonction publique,
La constitution d’une commission d’enquête sur les assassinats politiques,
L’adoption d’une loi sur la lutte contre le terrorisme,
La constitution d’un comité d’experts chargé d’étudier la dernière version de Constitution pour l’épurer des
dispositions portant atteinte au caractère « civil » de l’Etat et au caractère républicain et démocratique du
régime dans un délai de quinze jours,
L’adoption d’une loi constitutionnelle visant à limiter les compétences de l’ANC au vote du projet de
Constitution adopté par le comité d’experts,
L’élaboration et l’adoption du projet de loi électorale,
La mise en place de l’instance électorale indépendante.
A défaut de l’accomplissement de toutes ces revendications, l’ANC sera réputée avoir achevé ses travaux
constituants.
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125
travaux de l’ANC jusqu’à l’ouverture d’un Dialogue national qui rassemblerait toutes les
parties506.
Les islamistes d’Ennahdha déjà dévalorisés par leur gestion de la période transitoire507, leurs
tentatives répétées d’islamisation de l’Etat et de la société et les multiples attentats et actes
terroristes508 perpétrés dans le pays, le sont d'autant plus par la politique régionale des Frères
musulmans. En effet, le soulèvement populaire509 qui avait poussé le président MORSI à la
démission, a impacté les Nahdhaouis. Aux yeux de l’opposition démocratique, des partis
minoritaires à l’ANC et de la société civile, la politique de la troïka devenait l’expression de
l’islamisme politique. Les Tunisiens craignaient également la déliquescence de l’Etat, comme
en Libye.
C’est à ce moment-là qu’un Quartet510 composé de l’UGTT, de l’Union Tunisienne de
l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA), de l’Ordre national des avocats et de la
Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH)511 s'est formé dans l’objectif de sortir la
Tunisie de la crise grâce à la reprise du Dialogue national512.
Le 17 septembre 2013, le Quartet a publié « une feuille de route qui deviendra[it] le
programme de sortie de crise. »513 Signée le 5 octobre par 21 partis politiques dont Ennahdha,
elle avait pour objectifs : la constitution d’un gouvernement de technocrates, la limitation des
mandats ministériels514 et le choix d'un chef de Gouvernement indépendant515. Parallèlement,
506 Pour plus de précisions sur le contexte du 6 août 2013, cf. M. BEN JAAFAR, Un si long chemin vers la
démocratie : Entretien avec Vincent GEISSER, op.cit., pp. 179-190.
507 Pour plus d’informations sur les raisons qui poussèrent Ennahdha à vouloir se maintenir au pouvoir, cf. N.
MARZOUKI, « La transition tunisienne : du compromis démocratique à la réconciliation forcée »,
Pouvoirs, 2016/1, n° 156, pp. 83-94.
508 Pour plus de détails sur les actes terroristes perpétrés dans le pays, cf. M. KRAIEM, La révolution
kidnappée, Tunis, La Maghrébine pour l’Impression et la Publication du Livre, 2014, p. 526.
509 Il est intéressant de noter qu’aux moments des troubles en Egypte et en Tunisie, une partie des membres de
l’ANC a été dépêchée en Egypte, pour y étudier le processus constituant. Pour plus d’informations sur ce
point cf. R. MAHJOUB, « De la fracture au consensus : rôle et apport de la Commission des consensus -
Naissance de la Commission des consensus », précit., p. 300.
510 Ce Quartet proposera dès septembre 2013, une feuille de route destinée à boucler le processus de transition
démocratique en organisant des élections présidentielles et législatives. Pour ce faire, trois étapes sont
mises en place : 1. Election de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE), 2. Formation
d’un gouvernement de technocrates présidé par une personnalité nationale indépendante, 3. Accélération de
la rédaction de la Constitution en adoptant le consensus.
511 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme.
512 Les délibérations du Dialogue national ont eu lieu entre le 13 octobre et le 10 novembre 2013.
513 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 308.
514 Les ministres devaient s’engager à ne pas se présenter aux futures élections.
126
les objectifs étaient aussi de déterminer clairement des attributions de l’ANC, d'achever les
travaux constituants, de trouver un accord sur la fin de la période transitoire, d'élaborer un
calendrier pour les élections présidentielles et législatives516, de fixer un délai (quatre
semaines) à l’ANC pour : mettre en place l’Instance Supérieure Indépendante pour les
Elections (ISIE), voter la loi électorale, et surtout, adopter la Constitution avec l’assistance
d’un comité d’experts.
« En signant la feuille de route le parti Ennahdha acceptait la démission du gouvernement et
la constitution d’un gouvernement non partisan. Il venait payer ses fautes politiques ainsi que
les lenteurs de l’ANC. »517 Les députés de la majorité ont accepté avec difficulté de renoncer à
leur légitimité électorale et à l’exercice du pouvoir constituant518. Le parti islamiste a pourtant
abandonné ses prérogatives basées sur le principe majoritaire et s’est plié aux impératifs du
processus consensuel519. Acceptant le tawâfuq, la majorité constituante permettait la mise en
place de procédures informelles, telles que la Commission de coordination du Dialogue
national avec l’ANC. Instaurée le 25 décembre 2013, cette commission a eu pour rôle de faire
passer les actes du Dialogue national auprès de l’ANC par le biais de la Commission des
consensus. Elle a aussi fait connaître aux acteurs du Dialogue national, les résistances ou
contre-propositions de députés à l’ANC.
Etant donné ce qui précède, le rôle très vaste de la Commission des consensus, était-il de
favoriser les accords de principe sur les articles constitutionnels entre les constituants ?
B.
La politique compromissoire de la Commission des consensus
Grâce au Dialogue national, les institutions de la période transitoire ont mis en place des
procédures de dialogue interne « dérogatoire[s] à leurs procédures légales ordinaires, en vue
515 Seule une motion de censure initiée à la majorité absolue et adoptée par deux tiers des membres de l’ANC,
pouvait renverser ce gouvernement.
516 Ces deux mesures devaient faire l’objet d’une loi adoptée en séance spéciale à l’ANC, qui aurait d’ailleurs
modifié l’organisation provisoire des pouvoirs publics.
517 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp. 309-310.
518 Pouvoir constituant qu’ils s’étaient attribués en élaborant la loi constituante du 16 décembre 2011.
519 Le jour de l’ouverture du Dialogue national le président de la LTDH a fait un lapsus qui a été
instrumentalisé par les députés d’Ennahdha. En voulant discuter du dialogue ou hiwâr en arabe, le
président de la LTDH a parlé de himâr (d’âne). Ce malencontreux lapsus a notamment été repris par Néjib
MRAD, un député nahdhaoui pour critiquer le Dialogue national et la feuille de route du Quartet.
127
d’aboutir à des accords qui seront ensuite ratifiés par des procédures ordinaires de
l’institution en cause. »520 Tel a notamment été le cas de Lajnat a-tawâfuqât ou Commission
des consensus à l’ANC, née du Dialogue national. Cette commission constitutionnelle ad hoc
s'est vue attribuer un certain nombre de compétences et a agi selon un fonctionnement
particulier (1), ayant essentiellement pour but d’aboutir à la mise en place d’un compromis à
défaut d’un véritable consensus (2). Bien qu’il ait été qualifié d’historique par les
observateurs nationaux et internationaux, le compromis constitutionnel auquel les constituants
tunisiens ont abouti, reste un compromis d’attente.
1. Le fonctionnement de la Commission des consensus
A l'origine, l’ANC comptait sur un Comité mixte de coordination et de rédaction de la
Constitution, en plus des six commissions constituantes521. Celui-ci devait coordonner les
travaux des différentes commissions et proposer une version unique du texte constitutionnel
en séance plénière à l’ANC. Mais dès la publication de la troisième version du texte
constitutionnel, il est apparu que le Comité était allé bien au-delà de son champ de
compétences : il avait modifié les projets que les commissions constituantes lui avaient
soumis522. De surcroît, le Comité ne publiait pas ses procès-verbaux et ne les communiquait
pas aux députés de l’ANC. Dès le mois de juillet, Mustapha BEN JAAFAR a annoncé la
création d’une commission constitutionnelle ad hoc, la Commission des consensus, alors que
se préparait en séance plénière la présentation de l’avant-projet final de la Constitution du 1er
juin 2013.
Pour mettre en pratique le Dialogue national initié par l’UGTT, les députés ont souhaité
mettre en place une commission, dont les règles de représentation des différents partis
politiques présents à l’ANC, seraient fidèles au principe consensuel. « Alors que le comité
mixte de coordination et de rédaction était dominé par Ennahdha puisque y siégeaient les
présidents des commissions, la Commission des consensus n’était pas composée à la
proportionnelle mais chaque groupe y avait un nombre presque équivalent de députés. Cela
520 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 226.
521 Cf. Note de bas de page 314.
522 R. MAHJOUB, « De la fracture au consensus : rôle et apport de la Commission des consensus - Naissance
de la Commission des consensus », précit., p. 297.
128
revenait à donner moins de poids à la majorité et davantage à l’opposition. »523 Ennahdha a
contesté la légitimité524 de la nouvelle commission, sans rejeter pour autant, sa mise en place.
Concrètement, cette commission composée de seize membres525, siégeait pour finaliser les
accords entre les différents groupes parlementaires et élaborer les textes qui seraient soumis à
discussion en séance plénière. Les présidents de groupe participaient aux débats pour
déterminer la tendance générale à adopter et à inscrire dans le texte constitutionnel. Cette
étape ne concernait que 9 membres526 de l’ANC. Ce n’est qu’après leur réunion que la
Commission des consensus siégeait pour amender le texte, plus tard introduit en séance
plénière par le rapporteur général de la Constitution. Un débat limité à deux interventions
(l’une pour et l’autre contre), était alors suivi du vote de l’amendement et/ou de l’article
constitutionnel. Quand un article ou un amendement n’était pas adopté ou l’était à une très
faible majorité, le rapporteur général de la Constitution mettait en œuvre l’article 93 du
règlement intérieur de l’ANC.527 Ce dernier autorisait l’examen ultérieur d’un article déjà
adopté. Les points de discorde étaient par conséquent renvoyés à la Commission des
consensus qui siégeait alors à huit clos, pour résoudre les points de désaccord persistants.
En conséquence et contrairement à ce que son nom pouvait laisser penser, la Commission des
consensus mettait en œuvre le principe du compromis et non celui du consensus.
2. La mise en place d’un compromis d’attente
Qu’est-ce qu’un compromis ? Est-il différent du consensus et pourquoi est-il qualifié de
« dilatoire » par le Doyen Yadh BEN ACHOUR dans le contexte tunisien d’élaboration de la
Constitution ? Telles sont les questions qui méritent une explication claire et convaincante à
523 Ibid.
524 Les débats constituants en séance plénière débutèrent le 2 janvier 2014. Les députés y ayant participé
avaient voté plusieurs amendements du règlement intérieur de l’ANC. L’un d’eux accordait un cadre
juridique à la Commission des consensus. Grâce à cette consécration, les amendements proposés qui
venaient modifier l’avant-projet final du texte constitutionnel du 1er juin 2013, pouvaient directement être
soumis à la discussion en séance plénière.
525 Contrairement aux autres commissions constituantes qui elles, étaient composées de vingt-deux membres.
526 Il s’agissait essentiellement de Mustapha BEN JAAFAR (Ettakatol), de Habib KHEDHER (Ennahdha), de
Sahbi ATIG (Ennahdha), de Mohamed HAMDI (Groupe Démocrates), de Mouldi RIAHI (Ettakatol), de
Haythem BEN BELGACEM (CPR), d’Azed BADI (Wafa), d’Ahmed SAFI (Front Populaire) et de
Hichem HOSNI (représentant des non-inscrits).
527 Pour plus de précisions sur la procédure suivie par la Commission des consensus, cf. O. PIERRE-
LOUVEAUX, « L’Assemblée, au cœur », précit., pp. 303-312.
129
ce stade de la réflexion528. Avant de définir le compromis de manière juridique, il est
intéressant de s’attarder sur ses définitions traditionnelles, telles que la « [c]onvention par
laquelle les parties, dans un litige, recourent à l’arbitrage d’un tiers. »529 Le compromis peut
également signifier un « [a]rrangement dans lequel on se fait des concessions mutuelles. »530
Il est alors pertinent de noter que le compromis auquel a abouti la Commission des consensus
peut être compris dans les deux sens du terme.
Du fait de l’opposition frontale des théocrates et des démocrates, les constituants ont eu
recours à l’arbitrage d’un tiers : la Commission des consensus dont l'objectif est d'harmoniser
les points de vue idéologiques. Les résultats auxquels elle est parvenue, découlaient d’ailleurs
des nombreuses concessions des islamistes et des modernistes. Celles-ci ont été obtenues
grâce à un instrument politique stratégique, le compromis. Destiné à éviter les confrontations
entre les différents acteurs en présence, le compromis peut être obtenu de différentes
manières : « soit on ignore les positions en jeu, sans décider pour l’une ou pour l’autre, soit
on adopte une position médiane, ce qui est relativement aisé dans les cas où seulement deux
positions sont en lice ; soit on adopte une tierce position plus proche de l’une que de l’autre
ou des deux autres propositions initiales à la fois, ce qui constitue en réalité une position
d’attente. Toutes ces modalités du compromis ont été expérimentées en Tunisie au cours des
cinq dernières années. »531
Le principe du compromis renvoie ainsi à ce qui est appelé l’“incrementalist approach” ou
approche progressive, développée par Hanna LERNER532. Cette stratégie permet aux
constituants d’éviter de faire un choix constitutionnel particulier, qui pourrait favoriser un pan
de la société, plus qu'un autre. Dans des sociétés religieusement, culturellement et/ou
ethniquement divisées, l'approche progressive peut notamment conduire les constituants
à différer l’écriture de l’autobiographie nationale (à l’exemple d’Israël), à utiliser des
formulations constitutionnelles ambiguës (à l’exemple de l’Inde) ou encore à rédiger des
dispositions constitutionnelles contradictoires (à l’exemple de l’Irlande). Afin de savoir quels
sont les écueils que les Tunisiens doivent éviter, il est essentiel d’exposer les solutions
adoptées et, d’identifier les limites auxquelles ces trois pays sont confrontés. Ce n’est
528 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la
Tunisie », précit., p. 149.
Ibid.
529 Compromis, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, op.cit., p. 353
530
531 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 202.
532 H. LERNER, Making Constitutions in Deeply Divided Societies, Cambridge, Cambridge University Press,
2011, 262 p.
130
qu’après cet exposé que la déclinaison de l’“incrementalist approach” en Tunisie sera
abordée.
Etabli en 1948 comme Etat démocratique, l’Etat d’Israël n’a jamais disposé d’une constitution
dans le sens formel du terme. Entre 1948 et 1950, les débats relatifs à l’élaboration de la
constitution ont opposé les défenseurs d’une conception religieuse, aux représentants d’une
conception séculière de l’Etat et de l’identité israélienne. La division des Israéliens sur la
nature de l’Etat et de la société, n’a pas permis aux premiers membres de la Knesset de
trouver un accord sur le contenu et la procédure d’adoption de la constitution. En outre,
l’impossibilité d’aboutir à un consensus sur la relation appropriée entre les institutions de
l’Etat moderne et les prescriptions religieuses, a amené les constituants à adopter une stratégie
d’évitement et à constamment reporter l’élaboration de la constitution écrite. Le transfert de la
sphère constitutionnelle à la sphère politique, des décisions concernant les rapports entre
l’Etat et le Judaïsme et l’identité du peuple, a permis l’émergence d’arrangements informels
entre les acteurs politiques.
Or, en l’absence d’un document écrit qui contient une ou plusieurs procédures de révision de
la constitution, il est pratiquement impossible de modifier les conventions constitutionnelles
qui naissent de la pratique et qui forment matériellement la constitution. Bien que les
constituants tunisiens n’aient pas tranché le débat sur la nature de l’Etat et celle de la société,
ils ont fixé aux articles 1 et 2 de la Constitution deux visions bien distinctes de la Tunisie et
des Tunisiens. Les arrangements constitutionnels informels auxquels ont abouti les membres
de la Commission des consensus ne sont-ils pas plus difficiles à modifier que le texte
constitutionnel lui-même ? En quoi consistent-ils exactement ? Dans l’attente de la mise en
place de la Cour constitutionnelle533, les acteurs politiques sont les dépositaires du sens des
articles de la Constitution et les seuls maîtres de la perpétuation des conventions
constitutionnelles.
Ces dernières conduisent l’Etat à respecter les préceptes et les valeurs de l’Islam, tout en
l’encadrant. La religion n’est donc pas complètement détachée de l’Etat puisque ce dernier la
gère. C'est dans ce contexte que les citoyens sont libres de croire et de pratiquer leur culte.
533 En vertu de l’article 120 de la Constitution, la Cour constitutionnelle dispose de compétences d’attributions.
Au cours du contrôle de constitutionnalité qu’elle effectuera, elle sera forcément amenée à déterminer la
nature de l’Etat en interprétant les articles 1 et 2 de la Constitution. Pour plus de précisions sur ce point cf.
le Chapitre 2 du Titre 2 de la PARTIE II de cette thèse relatif au parachèvement du constitutionnalisme
tunisien : la mise en place de la Cour constitutionnelle, p. 509.
131
Toutefois, en comprenant de la sorte la fonction de l’Etat en matière religieuse, les acteurs
politiques trahissent les composantes de son caractère civil (autrement dit la citoyenneté, la
volonté du peuple et la primauté du droit). Comment garantir la citoyenneté et exprimer la
volonté du peuple si l’Etat est sommé de respecter et de gérer la religion des seuls Tunisiens
musulmans ? Comment faire primer le droit si l’Etat doit consacrer les préceptes et valeurs de
la seule religion dominante ? Les arrangements informels apportent une réponse politique à la
question constitutionnelle de la nature de l’Etat mais ils trahissent en partie, les composantes
constitutionnelles de son caractère « civil » et excluent les minorités religieuses. Il en est de
même en Israël. L’Etat juif et ses lois fondamentales ne reconnaissent aucune des minorités
chrétiennes ou musulmanes qui le composent. De fait, peut-il véritablement être qualifié de
démocratique, dans la mesure où le droit des minorités n’est ni consacré par les lois adoptées
par la Knesset, ni préservé par les juridictions israéliennes ? Certes la pratique politique du
texte constitutionnel doit respecter la volonté des constituants, mais elle doit par-dessus tout
traduire les aspirations diverses et variées des individus qui composent la société534.
Contrairement au cas israélien où les membres de la première Knesset ont différé l’écriture de
l’autobiographie nationale, la possibilité de ne pas adopter de constitution écrite n’a jamais été
envisagée en Inde. Au moment de l’indépendance, l’Inde était caractérisée par sa diversité
religieuse, culturelle, communautaire, linguistique, économique et sociale. Entre décembre
1946 et janvier 1950, l’objectif des constituants a été de forger une identité nationale qui fasse
front à la diversité du peuple indien. La constitution devait faciliter la naissance d’une unité
politique basée sur des engagements et des valeurs communes mais deux modèles d’identité
nationale s’opposaient. Leurs fondements étaient par nature, inconciliables : alors que le
premier modèle était exclusif dans le sens où l’identité nationale était envisagée comme
homogène et uniforme, le second était inclusif puisqu’il permettait l’expression de la variété
et de la diversité communautaire indienne535.
Afin d’éviter de faire des choix controversés, la traduction de l’objectif d’unité nationale dans
le langage constitutionnel a amené les constituants à adopter des dispositions ambiguës. Ces
dernières leur permettent de ne pas se prononcer de manière claire et univoque en faveur d’un
534 C. KLEIN, Le droit israélien, Que sais-je ?, Paris, PUF, 1990, 124 p. Voir surtout le III. du Chapitre III
relatif au droit public qui traite d’« Israël comme Etat juif : remarques sur quelques problèmes juridiques
particuliers (notamment la loi du Retour et le droit de la nationalité », pp. 49-51. Sur le caractère juif et
démocratique de l’Etat d’Israël voir « 1.2. Le cas d’Israël comme “Etat juif et démocratique”, relations
entre la règle et l’exception ou la loi et les applications », in R. AMIT, Les Paradoxes constitutionnels. Le
cas de la constitution israélienne, Paris, Connaissances et Savoirs, 2007, pp. 449-469.
535 H. LERNER, Making Constitutions in Deeply Divided Societies, op.cit., p. 111.
132
modèle de société. Ils laissent, comme en Tunisie, aux acteurs politiques et interprètes
institutionnels de la constitution, la possibilité d'expurger le débat identitaire. Le caractère
équivoque des dispositions constitutionnelles reflète sans nul doute, l’identité conflictuelle du
peuple. Ceci suggère d’ailleurs, que l’identité en question n’est pas rigide et fixée à jamais
dans le texte constitutionnel. Elle est amenée à évoluer en fonction des circonstances de temps
et de lieu. Ce changement dans la continuité de l’identité du peuple suppose une interprétation
constante et évolutive de ses composantes par les acteurs politiques. Seulement si, en matière
de définition de l’identité du peuple, il est compréhensible que le texte constitutionnel soit
ambigu, il peut être préjudiciable de laisser la détermination de la nature de l’Etat aux acteurs
politiques et interprètes institutionnels. Les exemples indien et tunisien sont révélateurs sur ce
point, leurs constitutions n'étant pas conçues comme des systèmes cohérents de normes et de
valeurs. Le texte constitutionnel indien est partagé entre la modernité et le traditionalisme, le
réformisme social et le conservatisme, la séparation de la sphère politique de la sphère
religieuse et l’intervention de l’Etat dans les affaires religieuses. Ce dernier point se retrouve
dans la Constitution tunisienne qui dispose à la fois du caractère « civil » de l’Etat et de son
rôle de protecteur de la religion et du sacré. Alors que signifient exactement les dispositions
de l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014 ? Sont-elles compatibles avec celles
de l’article deuxième ? Quel est la nature de l’Etat en Tunisie : est-ce un État religieux ou un
État laïque ?536 Seuls les interprètes authentiques du texte constitutionnel sont à même de le
déterminer et cela ouvre la voix à tous les excès.
En effet, dans le cas où le parti au pouvoir est un parti religieux fondamentaliste, voire
extrémiste, l’ambiguïté des dispositions constitutionnelles537 et l’indétermination des rapports
entre l’Etat et l’Islam seront interprétés dans le sens d’une intervention massive de la religion
dans l’arène politique. Afin de parer à cette éventualité, les conventions constitutionnelles
auxquelles les acteurs politiques et interprètes institutionnels ont abouti, doivent être ancrées
dans les esprits et la pratique. Par ailleurs, il faudrait que ces arrangements informels soient
accompagnés d’une certaine culture constitutionnelle538. Le peuple s’insurgera en cas de non-
respect par les pouvoirs publics, des accords informels nés de l’application du texte
536 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la
Tunisie », précit., p. 145.
537 A commencer par celle de l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014. Sur les diverses
interprétations possibles de l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014, cf. le 1 du A du
Paragraphe 2 de ce chapitre relatif au problème de l’Islam comme religion de l’Etat, p. 137.
538 Pour plus de précisions sur ce point cf. le Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE
II de cette thèse relatif à une culture constitutionnelle nécessaire à l’appropriation de l’idée de constitution,
p. 362.
133
constitutionnel. De plus, certaines institutions ou/et juridictions doivent servir de garde-fou,
d’arbitre ou de garant de la constitution, telles que notamment la Cour constitutionnelle et les
instances constitutionnelles indépendantes539.
Contrairement au cas indien, l’ambivalence des dispositions constitutionnelles en Irlande est
le témoin de la coexistence de deux visions contradictoires de la nation et de l’Etat. Mis en
œuvre et encadrés par le gouvernement britannique, les débats constituants de 1922 se sont
polarisés sur la définition du nationalisme et de la souveraineté de l’Etat irlandais. Ces débats
étaient en partie liés au traité anglo-irlandais de 1921 qui définissait les rapports entre
l’Irlande et le Commonwealth540. Se posait alors la question de savoir si la Constitution allait
renforcer la soumission de l’Irlande à la Grande-Bretagne ou si elle faciliterait son accès à
l’indépendance. Les deux traditions rivales du mouvement nationaliste irlandais ont apporté
des réponses opposées.
Le nationalisme culturel prônait le caractère distinct de l’identité irlandaise et rejetait toute
assimilation – qu’elle soit culturelle, économique ou politique – avec les Anglais. A l’inverse,
le nationalisme politique était incarné par une tradition anglo-irlandaise et suivait une logique
d'assimilation. Si la première tradition impliquait une politique isolationniste, la seconde
visait à faire de l’Irlande un partenaire de l’empire britannique. Les Irlandais espéraient que le
processus constituant évacuerait le conflit entre les deux traditions, mais les présupposés
idéologiques des constituants étant inconciliables, la constitution a renvoyé l'image du conflit.
Dans les cas irlandais et tunisien, deux visions opposées de la société et de l’Etat ont été
constitutionnalisées. La Constitution irlandaise de 1922 contient à la fois des symboles de la
monarchie britannique et des affirmations relatives à la souveraineté nationale. L’ambivalence
des dispositions et des symboles constitutionnels a permis aux acteurs politiques de jouer un
rôle décisif dans la détermination de la future Irlande. Il en est de même en Tunisie.
La déclinaison de l’approche progressive en Tunisie rappelle celle employée par les
constituants indiens et irlandais. Ceci amène à relativiser la singularité du cas tunisien :
comme dans toutes les sociétés divisées, les membres de l’ANC ont dû s’accorder pour
539 Cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre II de cette partie, relatif à la consécration
de la plupart des droits découlant de la liberté, p. 268.
540 Traité signé le 6 décembre 1921 entre la Grande-Bretagne et l’Irlande. Ce traité dispose de l’Etat libre
d’Irlande à qui est attribué un statut constitutionnel de dominion. La relation entre le Royaume-Uni et
l’Irlande est similaire à celle du Royaume-Uni et du Canada. Ceci suppose que le Royaume-Uni désigne un
gouverneur général qui supervise la politique du dominion. Le traité précise que la Constitution de l’Etat
libre d’Irlande doit être élaborée par les Irlandais, suivant les directives qu’il impose et qu’elle doit être
adoptée en l’espace d’une année.
134
élaborer la constitution la plus représentative de leur identité plurielle. La technique du
compromis à laquelle la Commission des consensus a eu recours, a créé des situations
d’attente541, car les dispositions constitutionnelles sont à la fois contradictoires et ambiguës.
En outre, le compromis n’est qu’apparent, dans le sens où il ne porte pas sur des questions de
fond, mais renvoie à l’ajournement de la décision constitutionnelle542. Selon Carl SCHMITT,
« [l]e compromis ne porte donc pas sur la résolution du fond d’un problème grâce à des
concessions mutuelles, l’accord consiste au contraire à se contenter d’une formule dilatoire
qui satisfait toutes les revendications. »543 D’après le Professeur Sadok BELAÏD, la
Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 est finalement un ensemble de potentialités sur la
nature de l’Etat en combinaison des articles 1 et 2544.
Force est de constater que le compromis entre les constituants d'idéologies différentes s’est
donc fait sur la formulation des articles et sur les signifiants, non sur le fond constitutionnel.
Paragraphe 2
L’accord de principe sur les signifiants des articles de la
Constitution
Pour des constituants dont les représentations idéologiques et politiques sont inconciliables,
« il était nécessaire, d’élaborer une architecture notionnelle, soit un complexe de notions qui
peuvent s’agréger de différentes manières. »545 Même si les théocrates et les démocrates se
sont accordés sur des termes au « potentiel interprétatif large »546, le compromis
constitutionnel ne peut aboutir au pluralisme démocratique que « lorsqu’il émane d’une
délibération concernant les principes, et pas quand il relève d’une simple tactique de
541 Le compromis employé dans le contexte tunisien d’élaboration de la constitution, a été qualifié de
« pourri » par Nadia MARZOUKI. En reprenant les propos d’Avishai MARGALIT, elle précise qu’ : « un
compromis est pourri lorsqu’il a pour motivation le sentiment de l’un des protagonistes que, s’il n’accepte
pas ce pacte, son existence même pourrait être menacée. Ce type d’accord a pour effet non seulement de
déstabiliser les valeurs et principes du protagoniste ainsi contraint, mais il met aussi en danger les règles
du jeu démocratique, en vidant de son sens l’idée même de compétition idéologique. » N. MARZOUKI,
« La transition tunisienne : du compromis démocratique à la réconciliation forcée », précit., p. 89.
Il est essentiellement fait référence ici, à l’opposition des articles 1 et 2 de la Constitution. L’analyse de ces
deux articles fait l’objet du paragraphe qui suit.
542
543 C. SCHMITT, Théorie de la Constitution, Paris, PUF, 1993, p. 162.
544 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la
Tunisie », précit., p. 151.
545 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 56.
546 Ibid.
135
neutralisation ou d’apaisement. »547 Or, non seulement les différents articles de la
Constitution se contredisent, mais les dispositions d’un seul et même article se neutralisent.
Comme il a été dit précédemment, Salsabil KLIBI a expliqué qu’il y avait deux types
d’identités qui se disputaient la place au sein de la Constitution : une identité culturelle et
religieuse et une identité civique et politique548. D’une part, l’opposition de ces deux visions
de la société et de l’Etat s'est soldée au moment de l’écriture de la Constitution, par la binarité
des articles 1 et 2 (A). D’autre part, les ressources de la sémantique ont permis aux
constituants, de conférer aux termes retenus, des significations antagonistes, non seulement
entre les différents articles de la Constitution, mais au sein même des dispositions
constitutionnelles. L’article 6 de la Constitution est d’ailleurs l’archétype de la contradiction
constitutionnelle (B).
A.
La binarité des articles 1 et 2 de la Constitution
Bien qu’Ennahdha ait été contraint de renoncer à l’inscription de la charia comme source
principale de la législation et comme fondement de la Constitution, les Nahdhaouis ont réussi
à introduire dans l’article 3, des dispositions finales de la première version du texte
constitutionnel549, une formule qui fait de l’Islam la « religion de l’Etat ». Cette disposition ne
pouvait faire l’objet d’aucune révision et a été maintenue dans les quatre versions du texte
constitutionnel550. En procédant de la sorte, Ennahdha faisait « revenir sur le devant de la
scène le débat sur l’article 1er. »551 Alors que « la charia sortait du débat constitutionnel par
la porte, elle allait y revenir par la fenêtre. »552 Le problème de l’Islam comme religion de
l’Etat (1), a cependant été contrecarré par l’insertion de l’article 2 disposant du caractère
« civil » de l’Etat (2).
547 N. MARZOUKI, « La transition tunisienne : du compromis démocratique à la réconciliation forcée »,
précit., p. 91.
548 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
549 Publiée le 14 août 2012, la première version du texte constitutionnel est intitulée « Projet de brouillon ».
550 Cf. Note de bas de page 327.
551 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 61.
552 Ibid., p. 59.
136
1. Le problème de l’Islam comme religion de l’Etat
D’après le culturaliste Henri SANSON, « lorsqu’il s’agit de “religion de l’Etat”, c’est que
l’islam règne. En cas de “religion d’Etat”, cela suppose que l’islam est géré par l’Etat. »553
En maintenant à l’article 3-9 des dispositions finales de la première version du texte
constitutionnel, la formule qui fait de l’Islam la « religion de l’Etat », « Ennahdha voulait
supprimer l’ambigüité qui pourrait planer sur la formulation de l’article premier. »554 Bien
qu’ayant conservé l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959, l’Islam était pour les
Nahdhaouis la religion de la Tunisie, de l’Etat et non seulement, de sa population ou de la
majeure partie des Tunisiens. Avant d’analyser les signifiants employés à l’article premier de
la Constitution du 27 janvier 2014, il est essentiel de revenir sur le double langage des
théocrates en matière de charia après la révolution.
Bien avant les élections du 23 octobre 2011, le parti islamiste avait explicitement renoncé à
l’inscription de la formule faisant de l’Islam la religion de l’Etat. Sous la présidence BEN
ALI, il s’accordait avec les anciens partis d’opposition démocratique, sur le fait que l’Islam en
Tunisie était géré par l’Etat. D’ailleurs, en signant le Pacte républicain555 le 1er juillet 2011,
Ennahdha reconnaissait « l’équilibre des principes énoncés à l’article 1er de la Constitution
de 1959, relatifs aux caractéristiques de l’Etat »556 et le caractère « civil » de l’Etat. Charte
fondamentale signée par de multiples partis politiques557, le Pacte républicain était « censé
identifier les grands principes sur lesquels s’accordent les forces politiques présentes dans
l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique
et de la transition démocratique. »558 Les principes dont dispose le Pacte devaient s’imposer à
l’ensemble des partis politiques signataires et aux autorités légales qui allaient découler des
élections constituantes559. Il en était ainsi de l’article premier de la Constitution du 1er juin
1959 et du caractère « civil » de l’Etat.
553 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 152.
554 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
555 Cf. Note de bas de page 268.
556 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 58.
557 Démocrates, laïcs, libéraux, nationalistes, gauchistes, syndicalistes et islamistes.
558 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 58.
559 Ayant fait l’objet de diverses tractations politiques, les principes posés par le Pacte républicain allaient être
intégralement consignés dans la Constitution du 27 janvier 2014. Il est par ailleurs intéressant de relever
que le Pacte républicain est un exemple de la politique du compromis en Tunisie. En effet, du fait de la
participation des islamistes, les forces démocratiques et laïques ont dû accepter sous réserve de la
137
Mais la signature du Pacte républicain par Ennahdha, n’a pas empêché les théocrates
d’inscrire dans les différentes versions du texte constitutionnel et alors même que l’article
premier de la Constitution du 1er juin 1959 avait été maintenu, la formule faisant de l’Islam la
religion de l’Etat. Avant de traiter des différentes versions du texte constitutionnel et de la
contradiction qu’elles maintiennent entre l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959
et les dispositions non révisables qui font de l’Islam la religion de l’Etat, il est impératif
d'analyser l’article premier de la Constitution de l’indépendance.
En ne modifiant pas l’article premier de la Constitution de la Première République, les
constituants pérennisaient les caractéristiques de l’Etat tunisien de l’indépendance. Ils
s’accordaient sur les signifiants et non sur la signification de l’article. Le Professeur Jean-
Philippe BRAS précise d’ailleurs que c’est « la possibilité d’un désaccord sur sa signification
qui emporte l’accord sur le texte [et], rend [ainsi] possible le consensus. »560 Reproduisant
intégralement les dispositions de la loi constitutionnelle du 14 avril 1956, qui organisait
provisoirement les pouvoirs publics au moment de l’indépendance, l’article premier de la
Constitution du 1er juin 1959 affirmait la souveraineté récemment acquise de l’Etat tunisien.
Œuvre du Combattant Suprême, l’article premier avait été voté à l’unanimité et sans débat au
sein de la première ANC. Le père de l’indépendance561 « délivre un texte médian qui, tout à
la fois, inscrit l’islam dans les référents identitaires de la Tunisie et laisse ouverte, par un
artifice rédactionnel, la gamme des interprétations de ce texte, sur la portée de ce référent
religieux. »562
Cet article dispose que : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est
sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime. »563 Qui de l’Etat ou du peuple a
pour religion l’Islam ? Même si les règles grammaticales diffèrent entre la version arabe et la
version française, il est intéressant de noter qu’en langue arabe l’adjectif possessif « sa » peut
autant renvoyer à l’Etat (dawla) qui est féminin en arabe qu’à la Tunisie (Tounes) également
féminin. Il est d’ailleurs intéressant de relever les propos du rapporteur général de la
Constitution Habib KHEDHER, qui s'interroge sur les raisons pour lesquelles est
renonciation par les islamistes à l’inscription de l’Islam comme religion de l’Etat, les dispositions relatives
à l’identité et à la condamnation de la normalisation avec l’entité sioniste.
560 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 59.
561 Autrement dit Habib BOURGUIBA.
562 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 60.
563 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, article
premier.
138
« inlassablement [recherchée] la pression des termes et des formulations dans tous les autres
articles de la Constitution, pour les soustraire aux interprétations ambiguës, et on tient à
maintenir l’ambiguïté de l’article 1er et à la pérenniser ? »564
Deux interprétations principales de « l’Islam est sa religion » peuvent découler de la
formulation vague de l’article. Alors que pour les théocrates, l’Islam règne sur l’Etat puisqu’il
est la religion de la Tunisie, pour les démocrates, l’Islam est la religion sociologique de la
grande majorité des Tunisiens. Ces différentes lectures du même article conduisent à
reconnaître deux valeurs bien distinctes à l’article premier. Si l’Islam règne sur les institutions
étatiques, cela veut dire que la religion est normative, alors que si l’Islam est une
caractéristique du peuple en Tunisie, la religion aurait donc une fonction descriptive et non
prescriptive. « Aujourd’hui, chacun interprète l’expression “sa religion est l’Islam” à l’aune
de son propre agenda politique. Pour certains, c’est la preuve que la Tunisie est un Etat
musulman ; pour d’autres, il s’agit d’une religion d’Etat ; pour d’autres encore, il est fait
simplement mention à une identité culturelle. »565
Mais si les constituants voulaient conserver l’ambiguïté de l’article premier de la Constitution
de la Première République, pourquoi ont-ils inséré au sein des différentes versions du texte
constitutionnel, des dispositions non révisables qui font de l’Islam la religion de l’Etat ? « Le
13 août 2012 on a eu l’avant-projet de brouillon de Constitution. Le Projet de brouillon
établit la première version de Constitution selon laquelle, l’article 3-9 contenu dans les
dispositions finales dispose que l’Islam comme religion de l’Etat n’est pas révisable566. Il n’y
avait pas encore le caractère “civil” de l’Etat. Cet article est maintenu jusqu’au dernier
moment dans le projet de Constitution du 1er juin 2013 au sein de l’article 141. Il ne
564 H. HABIB, « ANC : 10 jours de travail pour boucler une nouvelle monture de la Constitution – Les points
litigieux toujours en suspens », La Presse de Tunisie [en ligne], publié le mardi 21 mars 2013, [consulté le
16 août 2018], http://www.lapresse.tn/component/nationals/?task=article&id=64521.
565 F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », Confluences
Méditerranée, 2011/2, n° 77, p. 30.
566 Au sein du Chapitre 9 relatif aux dispositions finales, le Projet de brouillon du 14 août 2012 consacrait un
projet d’articles suivant lequel : aucune révision constitutionnelle ne peut porter atteinte ;
à l’Islam en tant que religion de l’Etat,
à la langue arabe en tant que langue officielle,
au caractère républicain du régime,
au caractère « civil » de l’Etat,
aux acquis des droits de l’homme et de ses libertés consacrés par la présente Constitution,
au nombre et à la durée des mandats présidentiels par augmentation.
-
-
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-
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-
139
disparaîtra qu’avec l’avènement de la version finale de la Constitution. »567 En effet, l’article
148 du Brouillon de projet du 14 décembre 2012, l’article 136 du Projet de Constitution du 22
avril 2013 et l’article 141 de l’avant-projet final du texte constitutionnel du 1er juin 2013,
énonçaient la liste des dispositions non révisables de la Constitution, dont l’Islam comme
« religion de l’Etat ». Ces différents articles contredisaient l’article premier de la Constitution,
puisqu’en faisant de l’Islam la religion de l’Etat, la religion devait régner sur les institutions
étatiques.
Or, bien que la religion soit l’une des caractéristiques de la Tunisie, en élaborant l’article
premier de la Constitution du 1er juin 1959, Habib BOURGUIBA ne voulait pas que l’Islam
règle les institutions et l’organisation étatiques. La religion n’était et ne devait être que l’une
des caractéristiques de la Tunisie. De plus, « [d]ans le rapport du 24 juin 2013 sur le projet
du 1er juin élaboré par un comité d’experts568 saisi par le président de la République le 10
juin 2013, les problèmes et soucis découlant de l’article 141 ont été soulevés. »569 Non
seulement le comité d’experts a relevé la contradiction entre l’article 141 de l’avant-projet
final du texte constitutionnel et l’article 2 relatif au caractère « civil » de l’Etat, mais il a
également souligné la contradiction interne des termes de l’article 141 qui consacre à la fois
l’Islam comme religion de l’Etat et le caractère « civil » de l’Etat570.
A tout le moins, la formule « religion de l’Etat » semblait problématique pour l’opposition
démocratique à l’ANC et pour la société civile puisqu’elle pouvait faire « l’objet d’une
interprétation fondamentaliste et théocratique. »571 Elle avait pour objet de réintroduire la
charia au sein des dispositions constitutionnelles, pour en faire la source principale de
législation. Si la formule avait été retenue, le droit tunisien n’aurait plus été objectif et serait
devenu matériellement et fondamentalement religieux. Face au risque de blocage que pouvait
susciter cette formule non révisable au moment du vote final du texte constitutionnel,
Ennahdha a été contraint d’y renoncer en mars 2012. Néanmoins, même si la Commission des
consensus a supprimé la référence à l’ « Islam en tant que religion de l’Etat » des dispositions
567 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
568 Comité présidé par le Doyen Yadh BEN ACHOUR et composé de Salsabil KLIBI, Hafidha CHEKIR,
Mohamed SALAH BEN AÏSSA, Néji BACCOUCHE, Slim LAGHMANI, Amin MAHFOUDH, Chafik
SARSAR, Mustapha BELTAIEF et Ghazi GHERAÏRI.
569 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 335.
570 L’insertion dans le texte constitutionnel de l’article 2 disposant du caractère « civil » de l’Etat fait l’objet du
paragraphe qui suit.
571 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 335.
140
finales du texte constitutionnel572, elle n’a certainement pas pu résoudre la question de la
nature de l’Etat et celle de la société.
« Aussi, le texte proposé au vote final de l’ANC fait disparaître l’article relatif à la liste des
dispositions non révisables et lui substitue la mention de la prohibition de la révision à la fin
de chaque article concerné, dont l’article 1er. »573 Le texte actuel de la Constitution contient
deux articles non révisables en tête du chapitre relatif aux principes généraux de la
Constitution : l’article premier reprend mot pour mot la formulation de l’article premier de la
Constitution tunisienne du 1er juin 1959, l’article deuxième pose le caractère « civil » de l’Etat
en Tunisie574. « Quoi qu’il en soit, la présence de ces deux articles révèle un conflit de normes
prenant ses racines dans le fonds social lui-même. »575
Malgré tout, la suppression de la formule selon laquelle l’Islam est la religion de l’Etat, a eu
pour mérite d’éviter l’islamisation du droit et des institutions, ce qui n’a pas été le cas dans
tous les pays secoués par le Printemps arabe. Les débats relatifs à la nature de l’Etat et à la
place de la religion dans le système juridique, ont également constitué l’un des principaux
enjeux du processus d’élaboration de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014576.
Contrairement au Maroc, l’Egypte partage avec la Tunisie le même type de régime politique à
savoir le régime républicain. De plus, à l’instar de la Tunisie, l’Islam est la religion de la
majorité des Egyptiens. D’ailleurs, les deux voisins ont pour habitude d’évoluer l’un en
fonction de l’autre577. La Constitution de 2012 et celle de 2014 reprennent mot pour mot les
dispositions de l’article 2 de la Constitution égyptienne de 1971 selon lesquelles : « Les
principes de la charia islamique sont la source principale de législation »578. Nathalie
572 La Commission des consensus a essentiellement révisé l’avant-projet final du texte constitutionnel en date
du 1er juin 2013.
573 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 62.
574 Opposition traitée dans le 2 qui suit.
575 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 335.
576 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », Revue française de droit constitutionnel, 2015, 103, p. 526.
577 Les deux Etats sont dotés d’une histoire et d’une culture riches qui font leur spécificité dans le monde arabe
et musulman. Il semble alors logique qu’étant voisins, ils cherchent à s’arroger les avancées et réformes à
l’œuvre dans les Etats arabes d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. L’exemple le plus flagrant étant la
compétition entre G. NASSER et H. BOURGUIBA au sujet de la conception du nationalisme arabe et de la
résolution du conflit israélo-palestinien. Chacun des deux présidents voulait s’arroger le leadership du
monde et du nationalisme arabes. Pour plus de précisions sur ce point, cf. le 1 du B. du Paragraphe 1 de la
Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de cette partie relatif à la volonté des constituants de faire de la
Constitution un modèle valable régionalement, p. 202.
578 Pour mémoire, la Constitution de 1971 est la première Constitution égyptienne à consacrer la valeur
normative de la charia. Alors qu’elle prévoyait initialement que la charia était « une source principale de
la législation », elle a été amendée en 1980. Depuis, la charia est « la » source principale de la législation.
141
BERNARD-MAUGIRON précise que « pour une bonne partie de la population, la charia
pourrait avoir une dimension éthique plus que juridique. »579 L’application des préceptes
religieux vise à rétablir l'ordre moral, la justice sociale et à améliorer la gouvernance
publique.
Bien qu’au stade actuel de la réflexion, la comparaison avec l’Egypte n’est que brièvement
évoquée, elle permettra de démontrer que la relation entre l’Etat et l’Islam en Tunisie est des
plus singulières580. Même si le processus constituant tunisien perd sa singularité au contact
des sociétés divisées à l’instar d’Israël, de l’Inde et de l’Irlande, l’exception tunisienne
réapparaît au contact d’autres constitutions du monde arabo-musulman. Malgré les dissensus
entre les constituants sur la place à accorder à l’Islam au sein de l’Etat, la société tunisienne
actuelle est régie par le droit. En dépit de cela, le droit et la loi peuvent avoir une connotation
religieuse en fonction de l’interprète et de la lecture de l’article premier. Même si les
islamistes ont voulu réintroduire la charia dans le texte constitutionnel, les modernistes ont
obtenu l’insertion de l’article 2 de la Constitution, qui dispose du caractère « civil » de l’Etat.
2. L’insertion de l’article 2 disposant du caractère « civil » de l’Etat
L’article 2 a été introduit dans la version du 22 avril 2013. « Il est pensé et écrit de manière
ambigüe. On parle de régime civil qu’on oppose normalement au régime militaire. Comme on
oppose l’Etat religieux à l’Etat laïc. »581 Afin d’expliquer les propos du Professeur Slim
LAGHMANI et avant même de savoir pourquoi l’article 2 a été introduit, il est essentiel de
rappeler que les évènements de 2013 ont largement impacté le processus constituant et
l’écriture du texte constitutionnel. Pour éviter l’islamisation rampante du pouvoir et du texte
constitutionnel, les partisans du Dialogue national ont fait le choix de l’insertion d’un article
579 L’insertion de l’article 2 au sein de la Constitution égyptienne de 1971 a inspiré d’autres constituants dans
le monde arabe et musulman. La référence à la charia et l’adhésion de l’Etat à la loi islamique se trouvaient
également dans la Constitution du Yémen, de Bahreïn, du Koweït et des Emirats arabes. N. BERNARD-
MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle
réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », précit., p. 526 et A. MOHAMED-AFIFY, « La Constitution égyptienne de 2014 : entre
traditions et tendances révolutionnaires », Revue française de droit constitutionnel, 2015, 101, pp. 133-134.
580 La comparaison avec le voisin égyptien sur la relation entre l’Etat et l’Islam fait l’objet du le Chapitre 1 du
Titre II de la PARTIE II de cette thèse relatif à un Etat « civil » pour un peuple musulman, p. 435.
581 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
142
établissant le caractère « civil » de l’Etat582. C’est en partie grâce au travail effectué par le
comité d’experts du Dialogue national583, en collaboration avec la Commission de
coordination entre le Dialogue national et l’ANC, que les députés ont réussi à s’accorder sur
le caractère « civil » de l’Etat.
Le terme « civil » a été choisi parce que la laïcité est synonyme d'apostasie et surtout, parce
que l’ambiguïté du signifiant peut autant être interprétée par les démocrates que par les
théocrates. En fait, comme l’affirme le Professeur Jean-Philippe BRAS, les acteurs politiques
et interprètes institutionnels du texte joueront « énormément sur "l’incertitude sémantique" du
concept pour pouvoir se l’approprier formellement, en lui donnant substantiellement une
signification qui s’accorderait avec les présupposés doctrinaux et idéologiques de base du
parti majoritaire aux élections. »584 Même si les démocrates ne vont pas jusqu’à revendiquer
la laïcité, les théocrates – comme le dit le Professeur Slim LAGHMANI – croient que l’Etat
« civil » s’oppose à l’Etat dé-religieux585. Afin d’expliquer le sens attribué au caractère
« civil » de l’Etat par les différents constituants, il convient de comprendre les raisons de cet
accord sur le terme « civil ».
Bien qu’ils soient inquiets de la possible mise en place d’un gouvernement théocratique, les
démocrates à l’ANC ne revendiquent pas l’instauration d’un Etat laïque. Socialement et
culturellement prohibée, la laïcité n’a pas droit de cité. Ils emploient alors la notion d’Etat
« civil » pour qualifier la Tunisie. Cette notion a un double objectif : en évitant l’emploi du
terme « laïcité », ils restent « dans un entre soi national, à distance des complots ourdis par
l’Occident. De plus, la civilité de l’Etat est pour les partis séculiers un butin qui va leur
permettre de guerroyer contre Ennahdha dans la suite du débat constitutionnel, puis plus tard
dans les arènes législatives ou judiciaires face à toute tentative d’islamisation du droit. »586
L’article 2 leur permet également de s’opposer à la volonté d’Ennahdha, de maintenir la
582 L’objet de ces développements est de savoir pourquoi les constituants ont opté pour le terme « civil ». La
définition de l’Etat « civil » tunisien et égyptien fait l’objet du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE II de
cette thèse relatif à un Etat « civil » pour un peuple musulman, p. 435.
583 Ce comité d’experts essentiellement composé d’Hafidha CHEKIR, de Mohamed SALAH BEN AÏSSA, de
Mohamed GUESMI, de Ghazi GHERAÏRI et de Yadh BEN ACHOUR, avait refusé de s’intégrer à l’équipe
des juristes choisis par l’ANC. En effet, l’équipe de l’ANC n’avait pas de formation en droit public ou avait
collaboré avec les institutions d’ancien régime.
584 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp. 315-316.
585 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
586 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit, p. 68. Voir égalment la
Section 2 de ce chapitre relative au choix constitutionnel de la détermination du signifié par les interprètes
authentiques, p. 152.
143
formule qui fait de l’Islam la religion de l’Etat, au sein des dispositions finales de l’avant-
projet final du texte constitutionnel. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le deuxième alinéa
de l’actuel article 2 précise que « [l]e présent article ne peut faire l’objet de révision. »587
Dorénavant et grâce à l’insertion de cet article, la charia ne peut plus faire office de source de
législation. Ennahdha est-il d’accord avec cette dernière affirmation ?588 Pour le Doyen Yadh
BEN ACHOUR, il y aurait une « confusion des genres, dans la mesure où les deux
perspectives, exploitant les mêmes mots, se situent dans une relation d’antagonisme radical
des sens. »589
En s’accordant sur le signifiant « civil », les théocrates voulaient prouver qu’ils avaient
intégré les règles de la compétition politique pour l’accès au pouvoir. La formule leur
« permet[tait] d’éviter l’accusation de “théocratique”, tout en maintenant la voie ouverte aux
fondamentaux de
l’idéologie
islamiste. »590 Cette stratégie du parti
islamiste visait
essentiellement à démontrer aux observateurs internationaux et surtout occidentaux du
processus constituant, qu’il était l’acteur politique à l’origine des concessions permettant
l’une des transitions démocratiques du monde arabe les plus inédites. L'autre message à faire
passer était qu’il contrôlait l’aile radicale de son parti, à l’exemple de ses deux membres
Sadok CHOUROU591 et Habib ELLOUZE592.
587 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 2, deuxième alinéa.
588 La conception d’Ennahdha de l’Etat « civil » est fondamentale. Elle fait l’objet du Chapitre 1 du Titre II de
la PARTIE II de cette thèse relatif à un Etat « civil » pour un peuple musulman, p. 435.
589 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 238.
590 Ibid., p. 239.
591 Né en 1952, Sadok CHOUROU est un candidat de la circonscription de Ben Arous du parti Ennahdha.
Ayant un doctorat en chimie, il a enseigné à la Faculté de Médecine de Tunis jusqu’à son arrestation en
1991. Connu pour son engagement politique au sein du mouvement islamiste, Sadok CHOUROU faisait
partie de l’Union Générale des Etudiants de Tunisie (UGET). Dans les années 1980, il rejoint l’organe
délibérant, Majles Choura du Mouvement de Tendance Islamique (MTI). En 1988, il est élu président du
mouvement Ennahdha. Emprisonné en 1991, il est torturé et régulièrement amené à l’hôpital. Jugé avec
265 membres d’Ennahdha par le Tribunal militaire de Tunis en 1992, il est sauvé in extremis de la peine de
mort mais est condamné à perpétuité. Libéré en octobre 2010, Moncef MARZOUKI le surnomme « Le
Mandela de la Tunisie ». Le 23 janvier 2012, lors d’une séance plénière à l’ANC, il suscite la controverse
en citant le verset 33 de la Sourate 5 Al-Maidah du Coran et en insistant à réprimer sévèrement les
manifestants à Tunis. Pour plus d’informations sur la biographie de Sadok CHOUROU cf. AL BAWSALA,
MAJLES MARSAD, Assemblée, Bloc parlementaire : Mouvement Ennahdha, Sadok CHOUROU, [en
ligne], [consulté le 3 mai 2019], https://majles.marsad.tn/fr/deputes/4f4fbcf3bd8cb56157000014.
592 Originaire de Sfax, Habib ELLOUZE se consacre dans les années 1970 à la prédication et à l’enseignement
religieux. Membre fondateur du MTI, il a été, de 1988 à 1991, président par intermittence du Majles
Choura puis président du mouvement de juin 1991 à septembre 1991 (date à laquelle il a été arrêté). Très
conservateur, Habib ELLOUZE s’était opposé au changement de nom du mouvement : il était nécessaire
pour lui de conserver la qualité islamique du mouvement pour traduire sur la scène politique, la bataille
identitaire du parti. Connu pour son éloquence et son sens de la rhétorique, il appelait régulièrement à
former des prédicateurs religieux. Condamné par contumace à dix ans de prison en 1981, il s’exile en
Algérie avec sa famille et ne revient en Tunisie qu’en 1984, suite au décès de sa femme. Pour plus
144
Les concessions faites par Ennahdha se sont manifestées durant les travaux de la Commission
des consensus. En même temps que la Commission des consensus retirait l’article 141 de
l’avant-projet final du texte constitutionnel, elle insérait l’article 2 qui prévoit que : « La
Tunisie est un Etat civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du
droit. » A l'évidence, il existe une contradiction d’inspiration entre l’article 1 et l’article 2 de
la Constitution, mais à l’instar du Professeur Slim LAGHMANI, force est de constater qu’ « il
n’y a pas d’identité unique en Tunisie mais une identité plurielle et c’est un problème
puisqu’elle crée le malaise. La Constitution est l’expression de ce qui n’a pas été réglé. »593
Certes, la démocratie procédurale594 a servi un temps à dépasser les conflits, à achever le
processus constituant et à mettre un terme à la période transitoire, mais le texte élaboré par le
couple théocrate/démocrate ne garantit pas la démocratie substantielle595. Cette dernière
dépendra de l’interprétation donnée par les acteurs politiques et institutionnels aux articles 1
et 2 du texte constitutionnel.
La question qui se pose alors est de savoir lequel des deux articles, premier ou deuxième,
permettra de définir la nature de la société et de l’Etat en Tunisie. Si l’Etat tunisien se veut
véritablement « civil », il se doit de garantir sans limites, la liberté de conscience des
Tunisiens. Or, l’article 6 garantit la liberté de conscience tout en faisant de l’Etat le protecteur
de la religion et du sacré. Il est donc l’archétype même de la contradiction constitutionnelle.
d’informations sur la biographie de Habib ELLOUZE cf. AL BAWSALA, MAJLES MARSAD,
Assemblée, Bloc parlementaire : Mouvement Ennahdha, Habib ELLOUZE, [en ligne], [consulté le 3 mai
2019], https://majles.marsad.tn/fr/deputes/4f4fbcf3bd8cb56157000010.
593 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
594 Cf. le 1 du B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I de cette partie relatif à l’islam du juste
milieu et la mise en œuvre des mécanismes de la démocratie procédurale, p. 66.
595 La démocratie est une doctrine politique qui suppose une organisation politique au sein de laquelle le peuple
exerce la souveraineté. Alors que la démocratie substantielle recouvre un ensemble de valeurs relatives aux
droits de l’Homme, la démocratie procédurale suppose une certaine manière de gouverner qui reconnaît
l’intangibilité de certains principes tels que la représentation et la séparation des pouvoirs. La démocratie
substantielle reconnaît la liberté, l’égalité des individus et garantit la pluralité des opinions et des
confessions. La démocratie procédurale s’appuie sur un certain nombre d’institutions et de procédures
définies par le régime politique. Pour une définition antique et moderne du terme de démocratie cf. J.-F.
KERVEGAN, « Démocratie », in P. RAYNAUD et S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la philosophie
politique, op.cit., pp. 149-155.
145
B.
L’article 6 comme archétype de la contradiction constitutionnelle
Qualifié de véritable, « cour des miracles »596 ou encore de « pot-pourri constitutionnel »597,
l’article 6 est symptomatique des ambiguïtés et contradictions que recèle la Constitution du 27
janvier 2014598. « Il est le résultat de confrontations objectives, profondes et multiples entre
les tenants conservateurs d’une constitution protectrice de l’islam et son rôle dans la société
et dans l’Etat et les tenants d’une séparation de la politique, du droit, de l’Etat et de la
religion. »599 En consacrant la liberté de conscience ou hurriyat adhamîr, l’article 6 rompt
totalement avec le shar’600 islamique classique qui interdit au musulman de quitter sa religion.
Il fait également de l’Etat, le protecteur de la religion et du sacré. Comment alors concilier le
rôle de l’Etat en tant que protecteur de la religion et du sacré et celui qu’il doit assumer en tant
que garant de la liberté de conscience ? La conciliation entre ces deux fonctions est
difficile (2). Elle témoigne du climat non sécularisé d’élaboration de l’article (1).
1. Le climat non sécularisé d’élaboration de l’article
Entre juin 2011 et juin 2012, une série de manifestations culturelles est jugée blasphématoire
par les théocrates et provoque des agressions de différentes sortes. Les islamistes considèrent
que deux films601 et une exposition artistique au Palais d’Al-Abdelia602 à La Marsa, portent
596 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit, p. 334.
597 Ibid., p. 240.
598 De nombreux articles de la Constitution tunisienne se contredisent. A l’instar de l’article 6, leur élaboration
a suscité des débats controversés à l’ANC. Ils sont les témoins des valeurs opposées des théocrates et des
démocrates. Il s’agit essentiellement des articles 1, 2, 15, 16, 39, 42, 21 et 46. Ces-derniers disposent des
caractéristiques de l’Etat, de la neutralité de l’Administration, de l’enseignement, de la culture et de
l’égalité homme-femme. La contradiction entre les différentes dispositions sera abordée et analysée dans la
PARTIE II de cette thèse.
599 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit, p. 240.
600 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Shar’.
601 Le premier est réalisé par Nadia El FANI et s’intitule « Ni Allah ni maître ». Sa diffusion est à l’origine de
l’attaque du cinéma de l’Afric’Art le 26 juin 2011. Les spectateurs sont agressés et la salle saccagée par des
islamistes. Le second, « Perspepolis » est un dessin animé diffusé le 7 octobre 2011 par la chaîne de
télévision Nessma. Il est réalisé par Merjane SATRAPI et décrit les conséquences de la révolution
islamique en Iran. Les islamistes jugent une scène dans laquelle Dieu est représenté, blasphématoire, alors
que la représentation de Dieu est interdite par l’Islam sunnite. Des milliers de salafistes et d’islamistes
manifestent dans le pays. La maison de Nabil KAROUI, président de la chaîne, est incendiée.
602 Le 11 juin 2012, une exposition d’arts plastiques au Palais d’Al-Abdelia à La Marsa, est jugée
blasphématoire. Des centaines de salafistes d’obédience djihadiste manifestent dans de nombreuses cités
des gouvernorats du Grand-Tunis. A Sousse, ils attaquent le siège d’un tribunal et des postes de police. Les
trois partis de la coalition gouvernementale estiment que les tableaux exposés ont provoqué la foi des
musulmans. Par ailleurs, du fait de l’agression de nombreux journalistes, artistes et intellectuels, une grande
partie des Tunisiens tient le parti majoritaire responsable des évènements du fait de sa passivité.
146
atteinte aux choses sacrées603. Renvoyant à « Dieu, Allah, qu’il soit glorifié, ses prophètes,
livres,
ses
les
synagogues »604, les Nahdhaouis jugèrent que les choses sacrées devaient faire l’objet d’une
la Sunna du Prophète, ses envoyés,
les églises et
les moquées,
protection de l’Etat. Ils ont alors déclenché une campagne visant à réprimer l’atteinte aux
choses sacrées ou l’i’tidâ ‘alâ l muqaddasât. Dans le projet de modification de l’article 165
du Code pénal proposé par Ennahdha et déposé à l’ANC le 1er août 2012, l’atteinte au
sacré est définie comme « l’injure, la profanation, la dérision et la représentation d’Allah et
de Mahomet. »605 La protection des choses sacrées par l’Etat se retrouvait aussi dans la
première version du texte constitutionnel en date du 14 août 2012. L’article 4 du Chapitre
premier relatif aux « Principes généraux » prévoyait que : « L’Etat protège la religion,
garantit la liberté de croyance et l’exercice des cultes. Il protège les choses sacrées,
muqaddasât, et garantit la neutralité des lieux de culte contre la propagande partisane. »
Simultanément, un article du Chapitre 2 relatif aux « Droits et libertés » précisait que :
« L’Etat garantit la liberté de croyance ainsi que l’exercice des cultes et punit toute atteinte
aux valeurs sacrées de la religion. » En criminalisant l’atteinte au sacré, le Projet de
brouillon ne reconnaissait ni la liberté de pensée, ni la liberté de conscience.
Il faut alors rappeler qu’en Tunisie, le compromis autour du sacré suppose qu’aucune
contestation philosophique ou politique de la religion ne soit tenue en public. Bien qu’il y ait
des Tunisiens non croyants ou/et non pratiquants, ils refusent d'exprimer leur point de vue
dans l’espace public, afin de respecter les conventions culturelles et sociales. Cependant,
malgré l’attachement culturel de la Tunisie à l’Islam, le droit tunisien a toujours été issu des
normes juridiques élaborées par les représentants du peuple. Puisqu’aucun être métaphysique
n’est au fondement du droit et de la loi, les modernistes à l’ANC ont demandé l’inscription
la Constitution de
dans
internationales606 et les associations de la société civile.
la
liberté de conscience, appuyés par
les organisations
603 Cette expression est employée par les constituants. Elle se retrouve dans les travaux préparatoires et les
différents brouillons de Constitution.
604 Définition des choses sacrées par le projet de loi introduit par Ennahdha au Palais du Bardo à la suite des
évènements d’Al-Abdelia. Ce projet visait essentiellement à modifier l’article 165 du Code pénal.
605 Le projet de modification de l’article 165 du Code pénal introduit par les Nahdhaouis sanctionnait l’atteinte
au sacré par une peine de prison pouvant aller de deux à quatre ans en cas de récidive et par une amende de
2 000 dinars. Du fait des multiples réactions de la société civile, de l’opposition démocratique et du Comité
d’experts juristes de l’Instance Supérieure pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution (ISROR), ce
projet a échoué et a été retiré.
606 L’Organisation Non Gouvernementale (ONG) Human Rights Watch (HRW) a adressé une lettre aux
membres de l’ANC à propos de la criminalisation constitutionnelle de l’atteinte au sacré. Elle craignait
qu'en criminalisant cet acte, se prépare un terrain favorable à la censure, donc à la punition de l’expression
147
De manière générale, la liberté de conscience, hurriyat adhamîr, consiste en la possibilité
pour un individu de choisir de manière consciente, de changer sa religion, de la modifier ou
de ne pas en avoir. Elle est plus large que la liberté de religion puisqu’elle comprend en plus,
une liberté métaphysique et une liberté philosophique. Ainsi définie, la liberté de conscience
est en rupture avec le shar’ islamique classique qui interdit au musulman de quitter sa
religion. Sans la consécration de cette liberté, l’apport historique de la Révolution aurait été
nié. Les Tunisiens n’auraient pas été libérés des idées dominantes admises par la société et
l’ancien régime.
En refusant de constitutionnaliser la liberté de conscience, les islamistes se sont réservé la
possibilité de recourir aux commandements de la charia qui condamne l’apostasie, le takfir607.
En accusant un musulman de renier l’Islam, le takfir constitue un appel au meurtre. Ceci est
déduit de l’interprétation de la plupart des législates musulmans qui, au cours de l’histoire, ont
sanctionné par la mort, le renégat, murtadd. L’opposition des organisations internationales et
les manifestations des associations et organisations de la société civile ont encore une fois
poussé les islamistes à faire des concessions. Les articles problématiques du Projet de
brouillon ont alors été revus par les partisans du Dialogue national, initié par Moncef
MARZOUKI à partir du 15 avril 2013, à Dar Dhiafa à Carthage.
Le 5 janvier 2014, au moment du vote final de la Constitution, un incident a opposé Mongi
RAHOUI608 à Habib ELLOUZE609. Ce dernier avait accusé le premier d’être un laïciste,
ennemi juré de l’Islam, avant d’ouvrir la voie à des appels au meurtre pour apostasie610. « Je
suis musulman, mon père est musulman, ma mère musulmane, mon grand-père musulman
d’un père musulman ! » lui rétorqua Mongi RAHOUI. Si l’Etat et les Tunisiens étaient
d’avis divergents ou virulents, à l’égard de la religion. Dans le même sens, les résolutions clés du Conseil
des droits de l’Homme des Nations Unies, les 16/18 mars 2011 abandonnent la notion de diffamation des
religions, comme motif possible pour limiter la liberté d’expression.
607 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Takfir.
608 Né le 13 juin 1964, Mongi RAHOUI est originaire de Jendouba. Il suit des études universitaires en France à
Marseille puis à Paris. De retour à Tunis, il devient un militant politique et syndical : il rejoint le
Mouvement des Démocrates Socialistes (MDS) mais est emprisonné en 1982 pour incitation au désordre. A
partir de mars 2011, Mongi RAHOUI rejoint le Mouvement des Patriotes Démocrates (MPD) qu’il
représente à l’ANC. Personnage politique très médiatisé, il prend part à de nombreuses polémiques au
cours du processus constituant : le 7 février 2013, il remet en cause la légitimité de l’ANC et critique
Ennahdha pour son absence de position politique. Pour plus d’informations sur la biographie de Mongi
RAHOUI cf. AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Assemblée, Bloc parlementaire : Bloc Démocrates,
Mongi
2019],
[en
https://majles.marsad.tn/fr/deputes/4f4fbcf3bd8cb561570000be.
RAHOUI,
[consulté
ligne],
mai
609 Député islamiste ultraconservateur. Cf. Note de bas de page 592.
610 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
le
4
Politiques et Sociales de Tunis.
148
véritablement détachés de la religion, ni l’accusation, ni la réponse n’auraient été autant
médiatisées. Dans un climat sécularisé, les convictions personnelles n’interfèrent pas dans les
affaires publiques et restent cantonnées à la sphère privée. Or, en Tunisie, l’athéisme et le
blasphème ne sont pas encore socialement admis. Malgré le caractère anecdotique de cet
incident, il a été à l’origine de la constitutionnalisation de la liberté de conscience et de la
condamnation du takfir. Cependant, il est évident qu’Ennahdha ne s’est engagé à combattre
les discours contre la haine et les accusations d’apostasie qu’à la condition d’insérer la
protection du sacré611 à l’article 6 de la Constitution.
Cet article précise que : « L’Etat protège la religion, garantit la liberté de croyance, de
conscience et de l’exercice des cultes. Il assure la neutralité des mosquées et des lieux de
culte de l’exploitation partisane. L’Etat s’engage à diffuser les valeurs de modération et de
tolérance et à protéger le sacré et empêcher qu’on y porte atteinte. Il s’engage également à
prohiber et empêcher les accusations d’apostasie, ainsi que l’incitation à la haine et à la
violence et à les juguler. »612 Mais comment dire que la liberté de conscience est garantie en
Tunisie si par ailleurs, l’Etat est sommé de protéger la religion et le sacré ?
2. La difficile conciliation du rôle de l’Etat en tant que protecteur de la religion et du
sacré et garant de la liberté de conscience
L’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014 établit que : « La Tunisie est un Etat
libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son
régime. / Le présent article ne peut faire l’objet de révision. »613 En ne constitutionnalisant
que l’Islam, les constituants excluent du texte constitutionnel les individus athées, non
croyants, non pratiquants et non musulmans. Il aurait été préférable que « l’Etat soit le
gardien des religions d’autant que l’article 6 ne manque pas d’affirmer solennellement
l’engagement de celui-ci de diffuser les valeurs de modération et de tolérance. »614 Comment
tolérer les autres religions si la Constitution ne les reconnaît pas ? En effet, il est intéressant
611 Ibid.
612 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 6.
613 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, article
premier.
614 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », Revue française de droit
constitutionnel, décembre 2014, N° 100, p. 790.
149
de souligner l’emploi par les constituants du terme tolérance à l’article 6. Contrairement au
respect qui consiste à « prendre en considération »615, la tolérance réside dans le fait « de ne
pas
interdire ou exiger, alors qu’on
le pourrait. »616 Au
lieu de consacrer
constitutionnellement une place aux différentes religions et de les intégrer dans le document
constitutionnel, l’Etat tunisien s’abstient de les interdire et ne leur reconnaît aucun statut
particulier ou privilégié à l’exemple de l’Islam.
Dans le même sens, l’article 74 de la Constitution empêche les Tunisiens qui souhaiteraient
candidater à la présidence de la République, d’avoir une autre religion que celle définie à
l’alinéa premier : « La candidature à la présidence de la République est un droit pour toute
électrice ou tout électeur de nationalité tunisienne par la naissance et de confession
musulmane. »617 Bien que le texte constitutionnel mette sur un pied d’égalité les femmes et les
hommes, il empêche le ou la candidat(e) à la plus haute fonction de l’Etat d’avoir une autre
confession que celle déterminée par l’article 74. Dans ce contexte, comment faire respecter et
appliquer, le principe d’égalité si la Constitution ne sacralise que le référent islamique de
l’identité du peuple ? La liberté de conscience consacrée à l’article 6 peut-elle ainsi être
véritablement respectée ? En plus de ne reconnaître pour seule religion que l’Islam et de
mettre sous conditions la liberté de conscience des citoyens tunisiens areligieux, l’article 6
impose à l’Etat la protection du sacré.
Lors d’un entretien avec Salsabil KLIBI618, une autre interprétation de l’article 6 a été
exposée. En effet selon elle, la protection étatique du sacré ne cible aucun culte et aucune
religion en particulier, « il ne précise pas que l’Islam est une religion privilégiée. »619 Elle
ajoute que cet article aurait posé un problème si l’Etat tunisien avait été qualifié de laïc. Or
l’Etat est « civil » pour justement, permettre la protection étatique du sacré. Autrement dit,
l’article 2 de la Constitution a été pensé pour laisser place à l’article 6 ; l’Etat en protégeant le
615 Respect, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, op.cit., p. 1687.
616 Tolérance, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, op.cit., p. 1973.
617 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, article
74, alinéa premier.
618 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
619 Ibid.
150
sacré, reconnaît la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes620. Par
conséquent, comment comprendre l’article 1er de la Constitution ?
L’Etat a pour souverain le peuple. Le droit est positif mais non détaché de toute référence à
l’Islam puisque d’après l’article 146 de la Constitution : « Les dispositions de la présente
Constitution sont comprises et interprétées les unes par rapport aux autres, comme une unité
cohérente. »621 La liberté de conscience est alors comprise dans l’Islam et ses bases et par
conséquent, aucun comportement ou propos allant à l’encontre des principes et valeurs de
l’Islam, ne doit être tenu en public. Bien qu’il y ait des Tunisiens athées, non croyants ou non
pratiquants, ils ne peuvent par exemple, ni manger, ni boire, ni fumer dans un espace public
en période de ramadan. Même si aucun texte juridique n’interdit ces actions, des Tunisiens
ont été arrêtés et déférés devant la justice pour « atteinte aux bonnes mœurs » depuis la
Révolution du Jasmin622. En 2017, quatre hommes ont été condamnés à un mois de prison
pour « outrage public à la pudeur » après avoir mangé et fumé dans un jardin public pendant
le ramadan623. Chaque année, des évènements similaires ont lieu à Tunis et dans d'autres villes
du pays.
Le processus constituant et l’étude des travaux préparatoires à la Constitution, permettent de
cerner la difficulté de concilier les valeurs et idées politiques des théocrates et des démocrates.
Même si la Constitution consacre la liberté de conscience, les Tunisiens ne peuvent dans la
pratique, l’exercer pleinement624. Ceci est dû non seulement aux contradictions internes au
texte constitutionnel, mais aussi au
fait que
la société
reste culturellement et
traditionnellement attachée aux rites et pratiques de l’Islam. En ne reconnaissant que l'Islam,
le texte induit que les Tunisiens ne sont constitutionnellement pas égaux en religion. Il génère
également que la compréhension et le signifié des termes constitutionnels employés ne seront
définis que par les interprètes authentiques de la Constitution.
620 Au cours de l’entretien, Salsabil KLIBI a tenu à préciser : « C’est le Professeur Yadh BEN ACHOUR qui a
insisté pour intégrer la liberté de conscience au sein de l’article 6 ! Aucun expert international ne s’y est
mêlé. » Ibid.
621 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 146.
622 Pour une étude détaillée de la pratique des droits et libertés en Tunisie cf. la Section 2 du Chapitre 1 du Titre
II de la PARTIE II de cette thèse relatif à une citoyenneté contredite par les conventions sociales liées à
l’Islam, p. 488.
623 S. HAMDOUNI, « Tunisie : un mois de prison pour avoir fumé en plein ramadan », Le Parisien [en ligne],
publié le 13 juin 2017, [consulté le 11 mai 2018], http://www.leparisien.fr/international/tunisie-un-mois-de-
prison-pour-avoir-fume-en-plein-ramadan-13-06-2017-7045590.php.
624 Cf. le Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE II de cette thèse relatif aux droits
et libertés brimés du fait de leur inadéquation avec l’Islam, p. 498.
151
Section 2
Le choix constitutionnel de la détermination du signifié par les interprètes
authentiques
A l’instar du Professeur Michel TROPER, « [o]n entendra par “interprètes” non pas tous
ceux qui se livrent à une interprétation de la constitution, mais exclusivement ceux qui
produisent ce que Kelsen, appelle une “interprétation authentique”, c’est-à-dire celle à
laquelle l’ordre juridique fait produire des effets, qui ne peut être valablement contestée et
qui s’incorpore par conséquent au texte interprété. »625 Conformément à l’adage « [e]jus est
interpretari cujus est condere legem », l’interprétation authentique d'un texte est celle de son
auteur. Quels sont alors, les interprètes authentiques de la Constitution du 27 janvier 2014 ?
Bien que l’article 148 alinéa 7 prévoit un interprète juridictionnel626, dans l’attente de la mise
en place de la Cour constitutionnelle627, ce sont actuellement les autorités publiques qui sont
en charge de l’interprétation du texte constitutionnel. Contrairement aux Etats constitutionnels
européens à l’instar de l’Allemagne, l’interprétation de la Constitution en Tunisie est
« gouvernée par la prise en compte et la réalisation de la Constitution dans le processus
politique de la législation et dans l’activité des organes de l’administration. »628 Autrement
dit, elle n’est pas encore « orientée sur la décision judiciaire définitive relative au contenu de
la constitution. »629 L’interprétation présente donc un caractère multiple et collectif.
En effet, la lecture de la Constitution et notamment de l’article premier par les théocrates, est
radicalement différente de celle que peuvent en faire les démocrates. C’est la raison pour
laquelle au regard des multiples contradictions que recèle le texte constitutionnel, Habib
625 M. TROPER, « L’interprétation constitutionnelle »,
L’interprétation constitutionnelle, Paris, Dalloz, 2005, p. 15.
in F. MÉLIN-SOUCRAMANIEN
(dir.),
626 A l’exemple de l’Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de lois (IPCCPL), dont
dispose la loi organique 2014-14 du 18 avril 2014 (JORT, n° 32 du 22 avril 2014, pp. 939-942). Prévue par
l’alinéa 7 de l’article 148 de la Constitution, cette instance a pour objectif de contrôler la constitutionnalité
des projets de lois, au cours des trois mois qui suivent la promulgation de la Constitution. Dans les faits,
cette instance est toujours en place. Dans l'attente de la mise en place de la Cour constitutionnelle, elle
contrôle les projets de lois dont elle est saisie.
627 La Cour constitutionnelle et l’Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de lois font
l’objet du dernier chapitre de cette thèse. Cette section est essentiellement dédiée aux travaux préparatoires
à la Constitution et à l’insertion des articles relatifs à l’interprétation du texte constitutionnel.
628 E.-W. BÖCKENFÖRDE, « Les méthodes d’interprétation de la Constitution : un bilan critique », in E.-W.
BÖCKENFÖRDE, Le droit, l’Etat et la Constitution démocratique. Essais de théorie juridique, politique et
constitutionnelle, (traduit par O. JOUANJAN avec la collaboration de W. ZIMMER et O. BEAUD), Paris,
Editions Bruylant, LGDJ, 2000, p. 225.
629 Ibid.
152
KHEDHER, rapporteur général de la Constitution, a voulu immuniser le texte contre les
conflits d’interprétation630 (Paragraphe 1). En introduisant l'article 146 au Chapitre IX,
relatif aux dispositions finales, il engage les interprètes de la Constitution à comprendre les
articles les uns par rapport aux autres, « comme une unité cohérente »631. Concrètement, si les
articles premier et deuxième doivent être appréhendés l'un par rapport à l'autre, la valeur
axiologique à donner à l'énoncé dans l’article premier, faisant de « l’Islam sa religion », reste
dépendante de l’interprète (Paragraphe 2).
Paragraphe 1
L’immunisation constitutionnelle du texte contre tout conflit
d’interprétation
Pour lire la Constitution « comme une unité cohérente »632 et concilier les dispositions des
articles 1 et 2 (B), le rapporteur général de la Constitution a inséré l’article 146 au sein des
dispositions finales du texte constitutionnel (A). Les membres de l’ANC se sont accordés sur
l’idée de fonder l’Etat « civil » sur les valeurs et principes de l’Islam. Introduite par Habib
KHEDHER à l’article 146, la directive d’interprétation vise à faire respecter la volonté des
constituants et à éviter une interprétation laïque de la Constitution. Comme toutes les
dispositions constitutionnelles, la directive d’interprétation formulée à l’article 146 est sujette
à interprétations. Bien qu’elle oriente les interprètes du texte constitutionnel dans un sens
donné, elle n’expose ni les différentes méthodes ni les objectifs d’interprétation de la
Constitution (C).
L’étude de l’article 146, des différentes méthodes et objectifs d’interprétation de la
Constitution permettra d’éclairer la conception que les Tunisiens se font de la Constitution633.
630 La Cour constitutionnelle à venir est, en vertu de l’article 101 de la Constitution, compétente pour trancher
les conflits de compétences entre le président de la République et le chef du Gouvernement.
631 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 146.
632 Ibid.
633 Sur ce point, nous rejoignons la pensée du constitutionnaliste allemand Ernest Wolfgang BÖCKENFÖRDE
selon laquelle : « Il existe un lien réciproque permanent entre une méthode d’interprétation de la
constitution et la théorie ou le concept de la constitution qui lui sert de base. […] Ici se confirme une vieille
expérience que l’on fait, dans le débat méthodologique, de la mutuelle dépendance entre l’objet et la
méthode. […] La conséquence en est qu’une discussion méthodologique sur l’interprétation de la
constitution est toujours en même temps une discussion sur le concept de constitution et sur la théorie de la
153
Avant d’évoquer la place et le rôle des juges634 dans le système juridique, il est essentiel de
savoir quelles sont les spécificités culturelles de l’interprétation constitutionnelle. Certes, « le
texte constitutionnel limite l’interprétation, mais ne la commande pas puisqu’il recèle
plusieurs interprétations possibles. Autrement dit, le texte n’est pas tout, mais il compte. »635
Même si la Constitution ne formule pas les objectifs que l’interprétation doit poursuivre, les
autorités publiques actuellement en charge de son interprétation doivent tenir compte de la
lettre et de l’esprit de la Constitution. Ce dernier consiste en la volonté des constituants
d’allier la religion qu’est l’Islam au caractère « civil » de l’Etat.
A.
L’article 146 et les différentes méthodes d’interprétation de la Constitution
Comme il a précédemment été énoncé, « le texte constitutionnel comprend une synthèse de
différentes visions qui ont toujours été considérées comme incompatibles. Leur coexistence
dans le texte nécessitait d’immuniser le texte contre tout conflit d’interprétation. »636 Bien que
l’Islam ne soit pas la religion de l’Etat, pour les Nahdhaouis, l’Etat « civil » ne signifie
nullement « une déconnexion totale entre le religieux, le droit et le politique. »637 Le
neuvième congrès du parti Ennahdha, qui s’est tenu en Tunisie du 12 au 16 juillet 2012, a
rappelé que l’Etat « civil » doit être construit sur les valeurs de l’Islam, car « rien n’empêche
que l’islam soit religion d’Etat, ni que les gouvernants s’inspirent des préceptes
religieux. »638 Malgré le maintien de l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959, pour
les théocrates, l’Etat doit gérer les affaires religieuses et les gouvernants doivent mettre en
œuvre les principes de la charia.
Mais, « si la charia peut inspirer la législation à travers ses principes et ses buts, elle ne la
détermine pas par des règles dans la plus grande partie des domaines de l’action publique,
qui relèvent donc d’un exercice séculier du pouvoir. »639 En d'autres termes, le peuple est
constitution et qu’elle ne peut en être détachée. » E.-W. BÖCKENFÖRDE, « Les méthodes d’interprétation
de la Constitution : un bilan critique », précit., p. 246.
634 Objet du dernier chapitre de cette thèse.
635 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 296.
636 H. KHEDHER, « Le rapporteur général de la Constitution et le comité mixte de coordination et de
rédaction et la nouvelle constitution », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K.
ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus,
principes et perspectives, op.cit., p. 97.
637 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 67.
638 Ibid.
639 Ibid.
154
souverain et ses représentants peuvent s’inspirer des préceptes et principes de l’Islam pour
élaborer la loi, selon la volonté du peuple et les attentes du corps social.
L’objectif des constituants a été de fixer dans le marbre constitutionnel, l’esprit dans lequel
théocrates et démocrates se sont accordés, pour juxtaposer à l’article premier, l’article deux.
Un article consacré à l’interprétation du texte constitutionnel a été inséré, pour que la
Constitution fasse l’objet d’une lecture harmonisée. Œuvre des partisans d’Ennahdha, il a été
inséré dans le Projet de Constitution du 22 avril 2013, par le rapporteur général de la
Constitution Habib KHEDHER. Devenu l’article 146 de la Constitution actuelle, il précise
que : « Les dispositions de la présente Constitution sont comprises et interprétées les unes par
rapport aux autres, comme une unité cohérente. »640 Avant d’interpréter l’article, il est
essentiel de savoir quel a été l’objectif de son insertion au sein des dispositions
constitutionnelles.
Chargé « d’assurer la cohérence de la matière constitutionnelle et la clarté de ses articles
afin d’éviter toute incohérence »641, le rapporteur général de la Constitution a voulu que « le
droit tunisien reste dans le cadre et les limites de l’Islam tant que le législateur n’a pas
véritablement tranché pour une législation neutre à l’égard de la religion. »642 Se méfiant de
l’opposition démocratique à l’ANC et voulant lutter contre la déconnexion de l’Etat des
valeurs et principes religieux, l’article 146 incite les interprètes authentiques du texte
constitutionnel, à associer les dispositions des deux premiers articles de la Constitution.
Même s’il y est fait référence aux dispositions de la Constitution, son rôle était
essentiellement de lier les articles 1 et 2. Quelle est l’importance de ces deux articles dans la
détermination de la nature de l’Etat ? Comment interpréter la directive d’interprétation de
l’article 146 ?
L’approche comparative peut être éclairante notamment
l’apport des
travaux des
constitutionnalistes allemands. Considérée comme un cadre, la Loi fondamentale allemande
« fixe des conditions générales et des règles de procédures aux processus d’action et de
décision politiques et adopte des décisions fondamentales (de principe) s’agissant du rapport
640 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 146.
641 H. KHEDHER, « Le rapporteur général de la Constitution et le comité mixte de coordination et de rédaction
et la nouvelle constitution », précit., p. 100.
642 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,
précit., p. 153.
155
entre l’individu, la société et l’Etat mais elle ne contient pas de règles détaillées qui soit par
elles-mêmes déjà prêtes à être appliquées au sens judiciaire ou exécutées au sens
administratif. »643 Autrement dit, l’ensemble des dispositions constitutionnelles contiennent
des principes qui, pour être appliqués, ont besoin d’être précisés.
L’imperfection de
la structure normative matérielle des dispositions644 de
la Loi
fondamentale, conduit la doctrine allemande à considérer la méthode systémique développée
par SAVIGNY, comme importante. Visant à préserver l’unité et la cohérence de l’ordre
constitutionnel, cette méthode consiste à interpréter les dispositions constitutionnelles les unes
par rapport aux autres645. « Il y a plus : cette unité, irréductible aux dispositions du texte
constitutionnel, renvoie à un ensemble de principes qui donne sens au système
constitutionnel. »646 La méthode systémique a été insérée dans la Constitution du 27 janvier
2014. A l’instar de la Loi fondamentale, la Constitution tunisienne est conçue comme
un cadre dont la structure normative et matérielle est imparfaite. Ce cadre contient des
principes élémentaires qui donnent sens au système constitutionnel. Quels sont ces principes ?
Découleraient-ils des dispositions des articles 1 et 2 de la Constitution ?
Alors que l’article premier fait de la Tunisie un Etat libre, indépendant et souverain dont la
religion est l’Islam, la langue l’arabe et la République le régime, l’article deuxième fait de
l’Etat un Etat « civil », fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit.
Bien que structurant la Constitution, ces principes ne sont pas les mêmes d’un interprète à
l’autre647. Derrière l’importance accordée à chacun d’eux se profilent des conceptions
différentes de la société, du droit et de l’Etat. Chaque interprète défend son interprétation,
présentée comme seul sens véritable du texte. Alors, comment prétendre immuniser le texte
contre les éventuels conflits d’interprétation ?
Le Professeur Michel TROPER considère que
l’interprétation
constitutionnelle tient aux interprètes648. Quand les acteurs politiques et interprètes
la spécificité de
institutionnels se réfèrent à la constitution, ils en assurent moins l’application ou la garantie,
643 E.-W. BÖCKENFÖRDE, « Les méthodes d’interprétation de la Constitution : un bilan critique », précit.,
p. 227.
644 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 307.
645 L’attachement à cette méthode d’interprétation a été exprimé dans l’une des décisions majeures de la Cour
constitutionnelle allemande en date du 23 octobre 1951.
646 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 307.
647 Sur ce point voir les Paragraphes B. et C. qui suivent.
648 M. TROPER, « L’interprétation constitutionnelle », précit., p. 20.
156
qu’ils n’imposent leur propre interprétation et conception du texte constitutionnel649. Sa
conception de
l’interprétation « a pour conséquence de considérer
les méthodes
d’interprétation comme des préférences idéologiques »650 des interprètes. Certes le texte
constitutionnel doit être interprété pour être appliqué. Dans le cas tunisien, la directive
d’interprétation prévue par l’article 146 traduit la volonté que le texte ne disparaisse pas
derrière ses interprètes. Elle insiste sur la fonction d’unité qui revient à la Constitution et sert
de rempart à certaines interprétations. En effet, bien qu’elle ait été pensée comme un frein à la
volonté des démocrates de séparer l’Islam de l’Etat, elle empêche l’interprétation théologique
de la Constitution et l’islamisation du droit et des institutions651.
Afin d’éviter l’instrumentalisation du texte par le parti politique au pouvoir, Habib
KHEDHER a décidé d'intégrer à la Constitution, la méthode systémique d’interprétation de la
Constitution. Quel que soit l’interprète, cette méthode suppose que l’interprétation soit en
accord avec la lettre et l’esprit de la Constitution. L’interprète doit se souvenir du compromis
dilatoire auquel ont abouti les constituants, pour rester fidèle à leur volonté d’asseoir les
institutions de l’Etat « civil » sur les valeurs et principes de l’Islam. Pour autant, une question
demeure : pourquoi le choix de la méthode d’interprétation n’a-t-il pas été laissé à la doctrine
ou à la Cour constitutionnelle ?
Contrairement à l’Allemagne où la question de l’interprétation est enracinée dans la Loi
fondamentale et où les théories élaborées par la doctrine ont un poids, la pratique politique du
texte constitutionnel sous BOURGUIBA et BEN ALI a dénaturé les débats relatifs à la
Constitution. Dépositaires du sens des articles de la Constitution, les deux présidents
ont empêché
l’épanouissement des méthodes d’interprétation proposées par
les
constitutionnalistes. La doctrine tunisienne a alors renoncé à la réflexion sur les finalités de la
Constitution et a abandonné ses fonctions aux interprètes institutionnels. Si ces derniers jouent
actuellement un rôle dans l’interprétation des dispositions de la Constitution du 27 janvier
2014, il est possible que leur interprétation soit contrecarrée par celle de la Cour
constitutionnelle. Cette dernière tarde pourtant à être mise en place : les autorités de
nomination des membres de la Cour constitutionnelle n’arrivent pas à s’accorder sur les
649 Pour plus de précisions sur ce point, cf. R. GUASTINI, Leçons de théorie constitutionnelle, (traduit et
présenté par V. CHAMPEIL-DESPLATS), Paris, Dalloz, 2010, 270 p.
650 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 311.
651 Ces deux points font l’objet d’une étude détaillée dans les Paragraphes B. et C. qui suivent.
157
candidats à présenter652. Ces problèmes sont d’ailleurs liés à la conception que les Tunisiens
se font de la Constitution.
Conçue comme un instrument du pouvoir politique, la Constitution n’a jamais été considérée
sérieusement par les citoyens. Afin d’inverser la tendance, il faut impérativement que les
Tunisiens voient la Constitution comme un instrument du gouvernement limité et non
seulement, comme un instrument du pouvoir653. Cela ne sera possible que par la naissance
progressive – dans les mentalités et la pratique – d’une culture constitutionnelle du peuple654.
Cette dernière n’émerge qu’avec le temps655 et grâce à la consolidation de la démocratie dans
un pays en pleine transition.
Outre les acteurs politiques et la doctrine, n’existerait-il pas d’autres interprètes à la
Constitution ? N’y aurait-il pas une autre méthode qui permette de conserver la lettre et
l’esprit de la Constitution ?
Il est intéressant d’envisager ici, l’application de la version radicale de la méthode topique-
problématisante développée par le Professeur Peter HÄBERLE. Visant à résoudre des
problèmes juridiques concrets par le biais d’une approche ouverte de l’interprétation, cette
méthode suppose la pluralité des interprètes de la constitution. « Il n’y a pas de numerus
clausus des interprètes de la Constitution. L’interprétation constitutionnelle a été jusqu’à
présent, plus dans sa perception qu’en réalité, l’affaire de la société fermée des interprètes
constitutionnels appartenant à la corporation des juristes et de ceux qui participent
formellement au processus constitutionnel. Elle est en fait beaucoup plus l’affaire d’une
société ouverte, c’est-à-dire de tous ceux qui y participent matériellement et sont dès lors des
acteurs publics parce que l’interprétation constitutionnelle concourt continuellement à la
constitution de cette société ouverte et est constituée par elle. Ses critères sont aussi ouverts
que la société est pluraliste. »656
La structure ouverte de la Constitution de la Deuxième République a été favorisée par le
caractère participatif du processus constituant. Un grand nombre d’acteurs publics ont
652 Le dernier chapitre de cette thèse traite exclusivement de la Cour constitutionnelle.
653 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 249.
654 Pour plus de précisions sur ce point cf. le B du Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre I de la
PARTIE II de cette thèse relatif au besoin d’une culture constitutionnelle travaillée par les gouvernés,
p. 367.
655 D. BARANGER, « Temps et Constitution », Droits, n° 30, 1999, pp. 45-46.
656 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., p. 126.
158
participé aux débats et ont fait des propositions à l’ANC657. Le caractère ouvert et public de
l’interprétation prônée par le Professeur Peter HÄBERLE se reflète dans le processus
d’élaboration et la structure de la Constitution en Tunisie. Les associations et organisations de
la société civile vivent au quotidien la norme constitutionnelle. Il semble alors logique
qu’elles en soient des interprètes. La société civile est pourtant à l’image de l’ANC : les
acteurs publics qui la composent ont des conceptions de la société, du droit et de l’Etat,
radicalement opposées. La diversité des interprètes et la multiplicité des interprétations ne
porteraient-elles pas atteinte à la fonction d’unité « qui revient à la constitution en tant
qu’ordre juridique fondamental de la vie politique »658 ? Comment faire pour que la structure
ouverte de la Constitution ne porte pas atteinte à sa lecture harmonisée par les éléments du
corps social ?
La méthode topique-problématisante du Professeur Peter HÄBERLE suppose que la
constitution, « considérée dans ses décisions fondamentales comme dans ses règles de détail,
devien[ne] un assemblage de points de vue devant servir à résoudre des problèmes, des points
de vue parmi d’autres, et dont la pertinence est déterminée, dans le cas concret, non pas par
elle-même, mais par la précompréhension qui, à chaque fois, est susceptible de créer le
consensus. »659 La précompréhension de la constitution serait sous-tendue par l’idée qu’en
Tunisie, l’Etat « civil » a pour référence l’Islam mais cette précompréhension est-elle
compatible avec le contenu qu’il est possible de tirer de la Constitution ? Le Professeur Peter
HÄBERLE précise que la lecture harmonisée du texte constitutionnel est favorisée par
l’existence d’une juridiction constitutionnelle qui réceptionne en dernier lieu le processus
interprétatif. La Cour constitutionnelle serait alors l’instance qui légitime le consensus autour
de la précompréhension du texte constitutionnel. Pour que cette méthode d’interprétation
prenne effet en Tunisie, il faudrait que les acteurs de la société civile s’accordent sur la
précompréhension du texte constitutionnel et que le consensus ainsi formé, soit légitimé par la
Cour constitutionnelle.
Même si la société civile participe de manière active à la vie juridique et politique du pays, les
acteurs publics sont multiples, leurs interprétations de la Constitution divergent, malgré la
657 Cf. la Section 2 du Chapitre 1 du Titre II de cette partie relative à l’inspiration internationale du
constituant, p. 228.
658 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., p. 126.
659 E.-W. BÖCKENFÖRDE, « Les méthodes d’interprétation de la Constitution : un bilan critique », précit.,
p. 233.
159
directive d’interprétation prévue à l’article 146660. Il est alors logique de penser que ce n’est
qu’avec la mise en place de la Cour constitutionnelle que la doctrine et les citoyens pourront
s’intéresser à la question de l’interprétation de la Constitution. Dans l'intervalle, l’éventuel
consensus formé autour de la précompréhension de la Constitution ne peut être légitimé. En
l’état actuel des choses, il semble impossible d’appliquer en Tunisie, la méthode
d’interprétation prônée par le Professeur Peter HÄBERLE.
Le choix d’un type d’Etat et de société est donc renvoyé aux institutions et autorités
publiques. Bien qu’il soit déterminé par leur interprétation, il respecte pour l’instant, la
directive d’interprétation prévue à l’article 146 de la Constitution.
B.
La conciliation des dispositions des articles 1, 2 et 146
Les deux institutions généralement chargées par le texte constitutionnel de l’interprétation de
la Constitution, sont la Cour constitutionnelle et le président de la République. A l’instar de la
Constitution française du 4 octobre 1958, la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 confie
le contrôle de constitutionnalité à la Cour constitutionnelle et le respect de la Constitution, au
président de la République. Du fait de l’article 120 de la Constitution, les constituants n’ont
voulu confier à la juridiction constitutionnelle, que des compétences d’attribution en matière
d’interprétation du texte constitutionnel. En plus d'énumérer les différentes matières pour
lesquelles la Cour constitutionnelle est compétente, le dernier alinéa de l’article 120 précise
que : « La Cour exerce les autres attributions qui lui sont conférées par la Constitution. »661 Il
est donc sensé d'imaginer que la Cour constitutionnelle à venir, se limitera à ses attributions
constitutionnelles.
Si la Cour ne dispose que de compétences d’attribution en matière d’interprétation du texte
constitutionnel, la compétence de principe revient nécessairement, au président de la
République. Selon l’article 72 de la Constitution actuelle : « Le Président de la République est
le Chef de l’Etat et le symbole de son unité. Il garantit son indépendance et sa continuité et
660 Voir les Paragraphes B. et C. qui suivent.
661 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 120, dernier alinéa.
160
veille au respect de la Constitution. »662 De fait, le Professeur Michel TROPER considère que
les autorités publiques « peuvent naturellement être amenées à interpréter [la Constitution]
dans les cas où il n’existe pas de contrôle de constitutionnalité, mais aussi dans ceux où un tel
contrôle existe, soit parce que certaines difficultés d’interprétation ne sont pas justiciables,
c’est-à-dire ne relèvent pas de la compétence d’une juridiction quelconque, soit parce que
l’autorité juridictionnelle ne peut produire une interprétation que de concert avec une autre
autorité, qui ne la saisira qu’après avoir elle-même donné une première interprétation de la
constitution. »663 Le contrôle de constitutionnalité existe puisque prévu par la Constitution.
Mais, le retard accumulé dans la mise en place de la Cour constitutionnelle a pour
conséquence de faire du président de
la République
la seule autorité publique
constitutionnellement compétente en matière d’interprétation de la Constitution.
Soucieux de rester fidèle à la lettre et à l’esprit de la Constitution, le slogan employé au cours
de la campagne présidentielle de 2014 par le défunt président de la Deuxième République664,
Béji CAÏD ESSEBSI665, explicite l’articulation entre les articles 1, 2 et 146. La Tunisie serait
pour lui et pour bon nombre de Tunisiens : « Un Etat civil, pour un peuple musulman ». Se
pose alors la question de savoir comment Béji CAÏD ESSEBSI en est-il venu à rassembler les
Tunisiens autour d’un projet politique commun, en fusionnant les apports des articles 1 et 2 de
la nouvelle Constitution666. Bien que le « “peuple musulman” constitue une description de
culte, de mœurs, de culture et de civilisation pour la majorité »667, l’Etat « civil » est une
« prescription de Constitution, de droit et de loi pour la nation. »668
Du fait de la victoire de Nidaa Tounes aux élections législatives du 26 octobre 2014 et de son
leader Béji CAÏD ESSEBSI, aux deux tours des élections présidentielles du 23 novembre et
662 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 72.
663 M. TROPER, « L’interprétation constitutionnelle », précit., p. 16.
664 Le 25 juillet 2019, le président Béji CAÏD ESSEBSI est décédé à l’âge de 92 ans. Si l’intérim de la
présidence a été assuré par le président de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) Mohamed
ENNACEUR, une réunion de la Cour constitutionnelle était indispensable pour constater la vacance
définitive du pouvoir et officialiser l’intérim présidentiel (article 84 de la Constitution du 27 janvier 2014).
Pour plus de précisions sur ce point cf. « Tunisie : le président Béji Caïd Essebsi est décédé », Jeune
Afrique
2019],
https://www.jeuneafrique.com/808437/politique/tunisie-le-president-beji-caid-essebsi-est-decede/.
le 18 novembre
ligne], publié
juillet 2019,
jeudi 25
[consulté
[en
665 Elu le 21 décembre 2014.
666 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,
le
précit., p. 145.
667 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 343.
668 Ibid.
161
du 21 décembre 2014669, les citoyens ont tranché en faveur d’une interprétation de la
Constitution. Ils ont opté pour celle du « Bajbouj »670. « L’article premier signifie [dorénavant
et,] d’après le choix électoral, que l’islam est la religion du peuple majoritaire. Le peuple a
choisi
donc
et
communautaire. »671 L’Islam serait donc – pour la majorité des Tunisiens – un ensemble de
l’allégeance
citoyenneté
détriment
fidéiste
au
de
la
valeurs et de principes culturels et civilisationnels. La charia n’est donc pas la source de la
législation, ni le fondement de la Constitution. Cette lecture du texte constitutionnel est l'une
des interprétations à donner à la formule de l’article premier qui fait de « l’Islam sa
religion »672.
La lecture de la Constitution et notamment celle de l’article deuxième par les théocrates, est
radicalement différente de celle que peuvent en faire les démocrates673. Avant d’aborder les
élections présidentielles et législatives de 2019674, il est intéressant d'identifier la façon dont
les députés d’Ennahdha conçoivent le caractère « civil » de l’Etat pour en déduire leur
interprétation du texte constitutionnel, une fois un des leurs élu président de la République675.
Mise en avant par les écrits des grands réformistes musulmans que sont l’égyptien Mohamed
ABDUH (1849-1905) et son disciple Rachid RIDHA (1865-1935)676, la notion d’Etat « civil »
669 Le décès de Béji CAÏD ESSEBSI a bouleversé le calendrier électoral : alors que les élections présidentielles
étaient précédées par les élections législatives, la vacance définitive à la présidence de la République a
amené l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE) à prévoir des élections présidentielles
anticipées. Le 2 août 2019, l’ISIE a ouvert le bal des candidatures mais n’a retenu que vingt-six sur quatre-
vingt-dix-sept prétendants à la fonction présidentielle. La campagne officielle a débuté le 2 septembre 2019
et a pris fin le 13 septembre 2019. Initialement prévues pour le 6 octobre 2019, les élections législatives ont
été maintenues. Les Tunisiens ont donc été appelé à voter à trois reprises en six semaines. Pour plus de
précisions sur ce point cf. « Tunisie : petit guide de la présidentielle », Le Point Afrique [en ligne], publié le
mardi 3 septembre 2019, [consulté le 7 décembre 2019], https://www.lepoint.fr/afrique/tunisie-petit-guide-
de-la-presidentielle-03-09-2019-2333316_3826.php.
670 Surnom familier que les Tunisiens donnent à Béji CAÏD ESSEBSI.
671 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 346.
672 Sur la diversité des interprétations données à la formule de l’article premier cf. le A. du Paragraphe 2 qui
suit.
673 Pour plus de précisions sur ce point cf. le Paragraphe C. qui suit.
674 Elections abordées dans le Paragraphe C. qui suit.
675 Grâce à l’article 72 de la Constitution, le Nahdhaouis élu président de la République sera le seul à disposer
du pouvoir d’interprétation de principe de la Constitution. Ceci lui permettrait de revenir sur les
déclarations progressistes du parti et/ou de considérer qu’il n’y a aucune déconnexion entre le religieux, le
droit et le politique.
676 Pour plus de précisions, cf. J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit,
pp. 66-67. Sur les réformistes musulmans avant la naissance des islamismes politiques cf. L. DAKLHI
« Les mouvements réformistes musulmans (du milieu du XIXème siècle à nos jours) », Conférence Cycle
2012-2013 : Religion et politique en Islam, EHESS, le 29 janvier 2013, [en ligne], [consulté le 11 décembre
2019],
https://www.canal-
u.tv/video/ehess/04_conference_de_leyla_dakhli_les_mouvements_reformistes_musulmans_du_milieu_du
_xixe_siecle_a_nos_jours.11322.
162
ne signifie nullement pour Ennahdha, la déconnexion totale de la religion du champ politique
et juridique677. L’expression signifie bien au contraire, que l’Islam constitue en lui-même, un
Etat « civil » qui s’inscrit « dans le cadre théorique constitutionnel global de la religion
islamique. »678 Néanmoins, pour le Doyen Yadh BEN ACHOUR : « Loin d’être un Etat civil,
[…] l’Etat en islam est un Etat au service d’une religion, un Etat religieux au sens le plus fort
du terme. »679 Au service de Dieu, l’Etat religieux rassemble les croyants et assure la
soumission de l’être humain à la volonté divine qui commande tous les aspects de la vie en
société qu’ils soient privés ou publics. « Il est donc contradictoire de dire à la fois que l’islam
est un système unique de croyance, de morale, de droit et de politique et qu’il est un “Etat
civil”. »680
Pourtant, le programme constitutionnel d’Ennahdha à l’ANC681 consacre « son premier point
à la fondation de la Constitution et des lois fondamentales ou ordinaires de l’Etat sur le
système des valeurs islamiques en vue d’une conciliation entre l’identité religieuse et
culturelle du peuple tunisien et le texte constitutionnel. »682 Afin que la Constitution n’aille
pas à l’encontre de la volonté du peuple, il faut qu’elle ne contredise pas les thawâbit,
pérennités du Coran et de la Sunna. La séparation de la religion et de la politique s’oppose au
message, à l’esprit et aux objectifs de l’Islam, cadre général et principe de vie qui « ne peut
relever de la conscience interne particulière. »683 De plus, la politique pour les théocrates, est
un stimulant qui « peut s’élever au plus haut niveau du culte, ibâdât. »684 Ainsi ancrés dans
une conception islamique de l’Etat, Ennahdha affirme dans son programme constitutionnel
que l’Etat « constitue bel et bien un “Etat civil” fondé sur la volonté populaire et le contrat
7
le
le
mercredi
677 T. PORTES, « Rached Ghannouchi : “L’Etat tunisien n’est pas laïque” », Le Figaro International [en ligne],
publié
2019],
2016,
https://www.lefigaro.fr/international/2016/06/22/01003-20160622ARTFIG00280-rached-ghannouchi-l-
etat-tunisien-n-est-pas-laique.php. Voir également F. DAHMANI, « Rached Ghannouchi : “islam et
politique sont indissociables” », Jeune Afrique [en ligne], publié le lundi 27 août 2012, [consulté le 7
décembre 2019], https://www.jeuneafrique.com/140312/politique/rached-ghannouchi-islam-et-politique-
sont-indissociables/.
décembre
[consulté
juin
22
678 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 238. La conception d’Ennahdha et
des Frères musulmans égyptiens de l’Etat « civil » fait l’objet de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de la
PARTIE II de cette thèse relatif à la signification du caractère « civil » de l’Etat, p. 437.
679 Y. BEN ACHOUR, « Le peuple, créateur de son droit, interprète de sa Constitution », in Konrad-Adenauer
Stiftung (dir.), Mouvances du droit. Etudes en l’honneur du Professeur Rafâa Ben Achour, Tunis, Simpact,
Tome 1, 2015, p. 161.
680 Ibid., p. 160.
681 Document daté du 28 février 2012. Préparé par les députés nahdhaouis, il fixe les lignes directives des
idées du parti et son programme d’action au sein de l’ANC.
682 Y. BEN ACHOUR, « Le peuple, créateur de son droit, interprète de sa Constitution », précit., p. 159.
683 Ibid.
684 Ibid.
163
social et que le pouvoir dans cette conception n’a ni caractère sacré ni caractère infaillible et
ne reconnaît nullement l’existence d’une église officielle. »685 Or, l’absence d’une Eglise
officielle ne suffit pas à faire d’un Etat, un Etat « civil ». Ce programme relève à lui seul les
difficultés pour comprendre la notion d’Etat « civil » d’un pays appartenant à l’aire culturelle
islamique686. Qui dit Etat « civil » dit exclure l’idée de bâtir la Constitution ou/et les lois sur
des normes, des règles et des principes islamiques. L’Etat « civil » suppose une séparation
entre les organes de l’Etat et les institutions religieuses. Bien qu’ils comprennent l’Etat
« civil » comme celui qui écarte les Uléma de l’arène politique, les islamistes veulent
construire l’Etat « civil » sur « les valeurs de l’Islam »687. Selon les théocrates, les
gouvernants peuvent s’inspirer de l’Islam dans la mesure où les gouvernés l’acceptent. En
faisant de la volonté des gouvernés la source des décisions politiques, ils replacent le peuple
au centre des institutions.
Lors du neuvième congrès du parti, les Nahdhaouis avaient pour position que l’Etat gère les
affaires religieuses et que les gouvernants mettent en œuvre les principes de la charia. Au
cours du dixième congrès, ils ont admis la séparation des sphères politique et religieuse,
reconnaissant en filigrane le caractère « civil » de l’Etat et adoptant la lecture du texte
constitutionnel des démocrates. Cependant, si au sein de la coalition gouvernementale dirigée
par Nidaa Tounes, ils se sont adaptés au slogan de Béji CAÏD ESSEBSI « Un Etat civil, pour
un peuple musulman », il est à craindre qu’une fois la majorité présidentielle688 et/ou
parlementaire acquise à leur cause, ils aient une lecture islamique de la Constitution689.
685 Ibid.
686 Cf. la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE II de cette thèse relatif à la signification du caractère
« civil » de l’Etat, p. 437.
687 Comme le rappelle la plateforme du 9ème congrès du parti Ennahdha, tenu du 12 au 16 juillet 2012.
688 Les élections présidentielles et législatives de 2019 font l’objet du Paragraphe C. qui suit. Il est cependant
nécessaire de préciser que Kaïs SAÏED, un juriste de formation, a été élu président de la République le 13
octobre 2019. Bien qu’il ne se revendique d’aucun parti politique, Kaïs SAÏED est un conservateur assumé.
Pour plus de précisions sur Kaïs SAÏED cf. « Tunisie : qui est vraiment Kaïs SAÏED ? », Le Point Afrique
le 11 décembre 2019],
[en
https://www.lepoint.fr/afrique/tunisie-qui-est-vraiment-kais-saied-11-10-2019-2340693_3826.php.
le vendredi 11 octobre 2019,
ligne], publié
[consulté
689 Les élections législatives du 6 octobre 2019 n’ont pas permis de dégager une majorité stable à l’Assemblée.
Ennahdha a néanmoins été le seul parti politique à remporter le quart des 217 sièges de l’ARP. Alors que le
14 novembre 2019, Rached GHANNOUCHI a été élu président de l’ARP, le 15 novembre 2019, Habib
JEMLI, ancien secrétaire d’Etat à l’Agriculture a été proposé par le porte-parole du parti islamiste au poste
de chef du Gouvernement. Le même jour, Kaïs SAÏED l’a nommé chef du Gouvernement. Pour plus de
précisions sur ces deux points cf. F. DAHMANI « Tunisie : jeux d’alliances et volte-faces, les dessous de
l’élection de Rached Ghannouchi à la tête du Parlement », Jeune Afrique [en ligne], publié le vendredi 15
novembre 2019, [consulté le 11 décembre 2019], https://www.jeuneafrique.com/856604/politique/tunisie-
jeux-dalliances-et-volte-faces-les-dessous-de-lelection-de-rached-ghannouchi-a-la-tete-du-parlement/
et,
Jeune Afrique avec AFP « Tunisie : Habib Jemli devient le nouveau chef du gouvernement », Jeune
le 11 décembre 2019],
Afrique [en
le vendredi 15 novembre 2019, [consulté
ligne], publié
164
Actuellement, le caractère « civil » de l’Etat est reconnu par les islamistes mais la culture et la
civilisation islamiques restent prégnantes.
Malgré le maintien de l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959, ils pourraient
essayer d'obtenir que l’Etat gère les affaires religieuses et que les gouvernants mettent en
œuvre les principes de la charia. Depuis la Révolution du Jasmin, la société civile a pris
conscience de l’importance d’exprimer sa volonté mais en attendant la mise en place de la
Cour constitutionnelle, seules les autorités publiques, à l’instar du président de la République,
sont en charge de l’interprétation du texte constitutionnel. Vainqueur des élections
présidentielles du 15 septembre et du 13 octobre 2019690, le nouveau président de la
République KAÏS SAÏED est un juriste conservateur « extérieur au système »691. Si les
Tunisien(ne)s ont élu un président qui ne se revendique d’aucun parti politique, ils ont envoyé
11
2020,
janvier
https://www.jeuneafrique.com/857258/politique/tunisie-habib-jemli-devient-le-nouveau-chef-du-
gouvernement/. Par un vote de défiance en date du 10 janvier 2020, l’ARP a désavoué le gouvernement
JEMLI. Le 20 janvier 2020, Kaïs SAÏED remplace Habib JEMLI par Elyes FAKHFAKH et le charge de
constituer un gouvernement. Pour plus de précisions sur ces deux points cf. F. DAHMANI « Tunisie : le
Parlement refuse la confiance au gouvernement de Habib Jemli », Jeune Afrique [en ligne], publié le
2020],
samedi
https://www.jeuneafrique.com/880228/politique/tunisie-le-parlement-refuse-la-confiance-au-
gouvernement-de-habib-jemli/, F. DAHMANI « Désignation d’Elyes Fakhfakh à la tête du gouvernement
tunisien : le pari risqué de Kaïs Saïed », Jeune Afrique [en ligne], publié le mardi 21 janvier 2020, [consulté
le 21 février 2020], https://www.jeuneafrique.com/884217/politique/designation-delyes-fakhfakh-a-la-tete-
ethttps://www.jeuneafrique.com/880228/politique/tunisie-
du-gouvernement-le-pari-risque-de-kais-saied/
le-parlement-refuse-la-confiance-au-gouvernement-de-habib-jemli/, B. DELMAS,
une
mosaïque gouvernementale », Le Point Afrique [en ligne], publié le jeudi 20 février 2020, [consulté le 21
février
https://www.lepoint.fr/afrique/tunisie-une-mosaique-gouvernementale-20-02-2020-
2363656_3826.php. En juillet 2020, Elyes FAKHFAKH a été poussé à la démission et en août 2020,
Hichem MECHICHI a été désigné chef du Gouvernement par Kaïs SAÏED.
« Tunisie :
[consulté
février
2020],
21
le
le
690 Le premier tour des élections présidentielles du 15 septembre 2019 a placé le juriste conservateur Kaïs
SAÏED (18,40 %) devant l’homme d’affaires et magnat de la télévision tunisienne Nabil KAROUI
(15,58 %). Kaïs SAÏED remporte le 13 octobre 2019 le second tour des élections présidentielles à plus de
70% des voix. Pour plus de précisions sur les deux tours des élections présidentielles de 2019 cf. F.
BOBIN, « Présidentielle en Tunisie : les trois inconnues du second tour », Le Monde Afrique [en ligne],
publié
2019],
2019,
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/23/presidentielle-en-tunisie-les-trois-inconnues-du-second-
tour_6012749_3212.html et, Le Monde avec AFP, « Tunisie : le juriste Kaïs SAÏED remporte largement
l’élection présidentielle », Le Monde [en ligne], publié le dimanche 13 octobre 2019, [consulté le 7
décembre 2019], https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/13/les-tunisiens-appeles-a-voter-
pour-le-second-tour-de-la-presidentielle_6015331_3210.html.
septembre
décembre
[consulté
lundi
23
691 Dans son billet qui analyse les propositions constitutionnelles de Kaïs SAÏED, Azza REKIK précise que :
« Si Kaïs Saïed est indubitablement un homme politique conservateur, il refuse néanmoins de s’inscrire
dans la classification traditionnelle “progressistes / islamistes”. Il estime en effet qu’un tel clivage est
superficiel et que les revendications de la révolution tunisienne ne sont pas de nature identitaire mais de
nature économique et sociale. » A. REKIK, « L’élection présidentielle en Tunisie : vers un renforcement
du rôle du président ? », Le blog de Jus Politicum, revue internationale de droit constitutionnel [en ligne],
[consulté
le 11 décembre 2019], http://blog.juspoliticum.com/2019/11/07/lelection-presidentielle-en-
tunisie-vers-un-renforcement-du-role-du-president-par-azza-rekik/#_ftn5.
le
7
165
une majorité d’islamistes à l’ARP692. Même si la directive d’interprétation prévue à l’article
146 guide l’interprétation de la Constitution, rien n’empêche qu’elle soit à son tour interprétée
dans un sens islamique. Tout dépend finalement des interprètes et des objectifs de
l’interprétation constitutionnelle.
C. Les objectifs de l’interprétation
La constitution ne formule pas les objectifs que l’interprétation doit poursuivre, elle trace un
cadre institutionnel693 à l’exercice du pouvoir et à la fonction de juger : « les buts sont donc
implicites et demandent à être reconstruits. »694 Si le texte constitutionnel ne disparaît pas
complètement derrière ses interprètes, les interprétations qui en sont faites devraient chercher
à l’adapter aux évolutions politiques et sociales. Or, la reconstruction par les interprètes des
buts de la constitution varie d’un interprète à l’autre. Tout comme le chef de l’Etat sous la
Cinquième République en France, le président de la République en Tunisie est l’arbitre des
institutions et le garant du respect de la Constitution. Il interprète le texte constitutionnel à
l’aune des présupposés théoriques dont il est équipé et qui conditionnent sa lecture de la
Constitution. A l’instar du Général de Gaulle en 1962, il est le seul à disposer, en vertu de
l’article 72 de la Constitution, de la compétence de principe, en matière d’interprétation du
texte constitutionnel.
Censée durer, la Constitution du 27 janvier 2014 prévoit aux articles 143 et 144, une
procédure de révision spécifique. Cependant, par l’article 144 : « Toute initiative de révision
de la Constitution est soumise, par le Président de l’Assemblée des représentants du peuple, à
la Cour constitutionnelle, pour dire que la révision ne concerne pas ce qui, d’après les termes
692 Avec 52 sièges sur 217 Ennahdha est arrivé en tête des élections législatives du 6 octobre 2019. Pour former
une majorité stable à l’ARP, il aurait eu besoin de 109 sièges. Qalb Tounes, le parti de Nabil KAROUI
n’obtient quant à lui que 38 sièges. Pour plus de précisions sur les résultats des élections législatives du 6
octobre 2019 cf. Jeune Afrique avec AFP, « Législatives en Tunisie : Ennahdha en tête avec 52 sièges,
selon les résultats officiels », Jeune Afrique [en ligne], publié le dimanche 10 octobre 2019, [consulté le 11
décembre 2019], https://www.jeuneafrique.com/841028/politique/legislatives-en-tunisie-ennahdha-en-tete-
avec-52-sieges-selon-les-resultats-officiels/.
693 Les notions à texture ouverte que contient la Constitution cherchent à répondre aux attentes de l’ensemble
des forces politiques en présence. Pour plus de précisions sur ce point cf. H. L. A. HART, The Concept of
Law, 2e éd., Oxford, Oxford University Press, 1994, pp. 125-129.
694 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 295.
166
de la présente Constitution, ne peut faire l’objet de révision. »695 Dans l’attente de la mise en
place de la Cour constitutionnelle, aucune révision ne peut être engagée696. Seules les
autorités publiques sont donc aptes à adapter par leur interprétation, la Constitution aux
évolutions politiques et sociales du pays. Le débat tunisien sur l’interprétation des dispositions
constitutionnelles n’est pas sans rappeler celui que connaîssent les Etats-Unis : les
constitutionnalistes sont divisés entre les « conservateurs » et les « libéraux ». Il est
intéressant de relever que cette division ne recoupe pas nécessairement celle entre théocrates
et démocrates. S’il est nécéssaire d’effectuer un parallèle entre la Tunisie et les Etats-Unis, il
est important de commencer par préciser l’état du débat au Etats-Unis.
Les « conservateurs » américains prônent l’intention des constituants ou une interprétation au
plus près du texte originel. « Ce courant interprétatif souligne que la constitution est avant
tout un document écrit dont les dispositions doivent être interprétées de manière
restrictive. »697 Au lieu de promouvoir l’adaptation de la constitution aux évolutions
politiques et sociales, la volonté constituante telle que fixée dans le marbre constitutionnel,
constitue la limite à la transformation du texte par la pratique. « Cette conception fixiste de la
constitution commande de ne rien changer sous peine de dénaturation. En particulier, il
s’agit de mettre certains droits à l’abri des atteintes que les générations futures pourraient
leur faire subir. »698 Ce courant interprétatif cherche donc à empêcher l’émergence de
nouvelles valeurs.
A ce courant de « conservateurs » s’oppose celui des « libéraux » ou « progressistes » qui
conçoit la constitution comme un ensemble de principes à actualiser, en fonction de la réalité
politique, économique et sociale du pays. Qualifiée de dynamique, cette approche de la
constitution a pour objectif d’adapter le texte au contexte dans lequel vivent les citoyens.
« Cette méthode insiste donc sur le fait que chacun des articles ou principes abstraits doit
être interprété et appliqué de façon à former un tout cohérent sur le plan des principes avec
695 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 144, alinéa premier.
696 La volonté du constituant originaire s’exprime aux articles 1, 2, 49 et 75 de la Constitution. Ces articles ne
peuvent faire l’objet d’aucune révision constitutionnelle. La procédure de révision constitutionnelle est
soucieuse de respecter la volonté du constituant originaire puisque la Cour constitutionnelle à venir devrait
préserver ces articles de toute modification. Pour plus de précisions sur la procédure de révision
constitutionnelle telle que prévue par le Chapitre VIII de la Constitution du 27 janvier 2014 cf. le B. du
Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de la PARTIE II relatif à l’expression tunisienne du
constitutionnalisme transformateur, p. 382.
697 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 301.
698 Ibid.
167
les interprétations acceptées pour d’autres parties de la Constitution et avec les principes de
morale politique qui apportent la meilleure justification fondamentale possible à l’ensemble
de la structure constitutionnelle. »699 L’intégrité constitutionnelle doit certes être respectée
mais les principes qui servent d’inspiration à l’interprétation, ne sont pas forcément écrits.
C’est d’ailleurs ce que Béji CAÏD ESSEBSI avait choisi de faire dans l’objectif de se faire
réélire en 2019 : il a livré une interprétation de la Constitution qui se basait exclusivement sur
les dispositions de l’article 2 et les normes internationales. Son discours du 13 août 2017700 a
exhorté le législateur tunisien à réfléchir aux réformes à introduire en matière de libertés
individuelles et d’égalité homme / femme. C’est dans ce cadre qu’a été fixée par décret701, la
création d’une Commission chargée de penser ces réformes702. « L’égalité hommes / femmes
dans les droits successoraux et la levée de l’interdiction de mariage d’une Tunisienne avec un
non-musulman doivent être érigées en tête des avancées à accomplir pour faire entrer la
Tunisie de plain-pied dans le XXIème siècle. »703 Tout en exhortant les membres de la
Commission des Libertés Individuelles et de l’Egalité (COLIBE), à se conformer aux
dispositions de la nouvelle Constitution et aux normes internationales relatives aux droits de
l’Homme, il ouvre la voie à la modernisation du droit et à la reconnaissance par et dans la loi,
de l’égalité homme / femme en Tunisie.
L’article premier de la Constitution est passé sous silence. L'énoncé de l’article premier qui
fait de l’« Islam sa religion » n’est pas un obstacle à la modernisation du droit tunisien en
matière d’égalité homme / femme. Ceci surprend dans la mesure où, l’introduction dans
l’ordre juridique interne du droit international relatif aux droits des femmes est contredite par
la Déclaration générale du gouvernement selon laquelle la Tunisie « n’adoptera en vertu de la
Convention, aucune décision administrative ou législative qui serait susceptible d’aller à
699 R. DWORKIN, « Controverse constitutionnelle », Pouvoirs, 1991, n° 59, p. 9.
700 La journée du 13 août est traditionnellement considérée comme la fête de la femme puisque le Code du
Statut Personnel, consacrant un certain nombre de droits aux Tunisiennes a été adopté le 13 août 1956.
701 Décret présidentiel n° 2017-111 du 13 août 2017, portant nomination des membres de la Commission des
Libertés Individuelles et de l'Egalité. JORT, n° 65 du 15 août 2017, p. 2594.
702 La Commission des Libertés Individuelles et de l’Egalité (COLIBE) est présidée par Madame Bochra
BELHAJ HMIDA. Elle est composée de Mesdames Salwa HAMROUNI, Dora BOUCHOUCHA et Ikbel
GHARBI et de Messieurs Abdelmajid CHARFI, Slim LAGHMANI, Salaheddine JOURCHI, Malek
GHAZOUANI, et Karim BOUZOULTA.
703 « Comment Bochra Belhaj Hmida conduira les travaux de la Commission Egalité et libertés individuelles,
missionnée par Caïd Essebsi », Leaders [en ligne], publié le jeudi 21 septembre 2017, [consulté le 27 août
2018],
http://www.leaders.com.tn/article/23017-egalite-et-libertes-individuelles-le-grand-defi-de-la-
commis sion-de-bce.
168
l’encontre des dispositions de l’article premier de la Constitution ».704 En évoquant l’égalité
dans l’héritage Béji CAÏD ESSEBSI a affirmé qu’ : « Il ne faut pas croire que ceci va à
l’encontre de la religion. Notre constitution est celle d’un Etat civil. Cette égalité n’est pas
une affaire religieuse mais qui concerne les hommes. »705 Détachant l’Islam de la politique et
du droit, il lit la Constitution tunisienne comme celle d’un Etat « civil ».
Ce premier discours basé exclusivement sur les dispositions de l’article 2 de la Constitution,
est appuyé par celui prononcé le 13 août 2018. A la suite de la publication du rapport de la
COLIBE, le 12 juin 2018706, Béji CAÏD ESSEBSI a solennellement affirmé707 qu’il est chargé
de veiller au respect de la Constitution, en application des dispositions de l’article 72. Il a
d’ailleurs rappelé qu’en l’élisant, le peuple tunisien lui a fait confiance et qu’il se doit
d’appliquer la Constitution, sans se soucier des référents théologiques, idéologiques ou
politiques des Tunisiens, puisque ces derniers varient d’un individu à l’autre708. A l’appui de
l’article 21, il affirme que la Constitution dispose clairement de l’égalité homme / femme. Il
précise toutefois que même si l’Etat est « civil » en Tunisie, le peuple est musulman. Bien que
cette donnée soit importante et qu’il ne faille pas porter atteinte à l'identité du Tunisien, il
propose de modifier les dispositions du Code du Statut Personnel qui n’ont pour lui, aucun
rapport avec la religion. A l’instar de tous les codes, ce dernier doit être basé sur un droit
objectif. C’est la raison pour laquelle il insiste pour que l’égalité dans l’héritage soit
formalisée par une loi. Même si la proposition soumise à l’Assemblée des Représentants du
Peuple (ARP) laisse – conformément aux propositions de la COLIBE – le choix au défunt
»
le
[en
704 Voir sur cette question, « La levée des réserves à la Convention "CEDAW" et le maintien de la Déclaration
https://lib.ohchr.org/HRBodies
générale
/UPR/Documents/session13/TN/UNFPA_UPR_TUN_S13_2012_UNFPA_F.pdf.
[consulté
2018],
ligne],
août
705 A. KLAI, « Le discours du 13 août, véritable coup de tonnerre ou manœuvre politique ? », Espace Manager
[en ligne], publié le vendredi 18 août 2017, [consulté le 27 août 2018], https://www.espacemanager.com/le-
discours-du-13-aout-veritable-coup-de-tonnerre-ou-manoeuvre-politique.html.
29
706 Pour suivre toutes les actualités de la Commission des Libertés Individuelles et de l’Egalité :
https://colibe.org/actualites/. Le rapport de la COLIBE devait être remis en mai au président de la
République mais pour éviter que les débats sur les élections municipales du 6 mai 2018 ne prennent le pas
sur le contenu du rapport de la COLIBE, il n’a été remis que le 8 juin 2018.
707 Voir l’intégralité de son intervention en arabe, publié par Présidence Tunisie, en fin d’article de S. H.,
« Béji Caïd Essebsi : L’égalité successorale sera soumise à l’ARP », Business News, [en ligne], publié le
lundi 13 août 2018, [consulté le 27 août 2018], http://www.businessnews.com.tn/beji-caid-essebsi-legalite-
successorale-sera-soumise-a-larp,520,81889,3.
708 Il précise également que sa seule référence est la Constitution tunisienne qui est l’expression même de la
volonté du peuple. L’intégralité des propos cités de Béji CAÏD ESSEBSI au cours de son discours du 13
août 2018 sont traduits par nos soins à la suite de l’écoute du discours diffusé par Présidence Tunisie, en fin
d’article de S. H., « Béji Caïd Essebsi : L’égalité successorale sera soumise à l’ARP », Business News, [en
ligne], publié le lundi 13 août 2018, [consulté le 27 août 2018], http://www.businessnews.com.tn/beji-caid-
essebsi--legalite-successorale-sera-soumise-a-larp,520,81889,3.
169
d’appliquer à ses héritiers les principes constitutionnels ou les principes de la charia, Béji
CAÏD ESSEBSI insiste sur son rôle de garant de la Constitution.
S’il précise qu’il faut appliquer les dispositions de la Constitution qui prévoient que l’Etat est
« civil » et juge fausses les affirmations selon lesquelles, le référent de la Tunisie est
islamique, il livre une lecture particulière de la Constitution. Malgré les réformes qu’il
avance, certaines voix se sont élevées pour contester la modernisation tardive du droit et de la
loi. Ces voix accusaient Béji CAÏD ESSEBSI de ne vouloir réformer la législation qu'en vue
de sa réélection. Par ailleurs, bien que les « libéraux » soient favorables à une lecture
dynamique de la Constitution, ils ne partageaient pas tous la lecture de Béji CAÏD ESSEBSI.
Considéré comme la « constitution sociale »709 de la Tunisie, le Code du Statut Personnel est
symbole de modernité710. Le remettre en cause reviendrait à porter atteinte à la modernité
tunisienne telle qu’envisagée et imposée par Habib BOURGUIBA. S’il fait primer les
dispositions de l’article 2 sur celles de l’article 1er, l’interprétation de Béji CAÏD ESSEBSI
n’est qu’une manière de préserver l’esprit avec lequel la Constitution du 27 janvier 2014 a été
élaborée. L’heure est venue de savoir si cet esprit est présevé par l’actuel président de la
République.
Bien qu’il ne soit pas considéré comme étant un théocrate, Kaïs SAÏED a une lecture
conservatrice du droit, de la Constitution et de l’Islam en Tunisie. S’il se réfère régulièrement
aux articles de la Constitution711, il est nécessaire pour lui de préserver les valeurs de la
société712. Professeur de droit constitutionnel et d’institutions politiques, il lit les dispositions
709 Intervention du Professeur Monia BEN JEMIA à Sciences Po Bordeaux, le jeudi 28 mars 2019, au
séminaire du LAM (Les Afriques dans le Monde) au sujet des « Femmes et de la transition politique en
Tunisie ».
710 Ce code participe à la qualification du constitutionnalisme tunisien de constitutionnalisme transformateur.
Bien que ce constitutionnalisme fasse l’objet de développements ultérieurs il est important de souligner
qu’il est caractérisé par la reconnaissance d’un catalogue étendu de droits. Tel est notamment le cas du
CSP. Pour plus de précisions sur ce point cf. R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU,
« Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme latino-américain », in C.-M. HERRERA (dir.), Le
constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui : entre renouveau juridique et essor démocratique ?,
op.cit., pp. 31-32. Voir surtout la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse relatif au
constitutionnalisme transformateur en Tunisie, p. 374.
711 S’il insiste régulièrement sur la liberté religieuse, il ne parle que rarement de la liberté de conscience. Cette-
dernière est pourtant consacrée à l’article 6 de la Constitution du 27 janvier 2014. Pour plus de précisions
sur ce point cf. C. LAFRANCE, « Présidentielle en Tunisie : quatre questions sur le programme de Kaïs
Saïed en matière de libertés », Jeune Afrique [en ligne], publié le mardi 8 octobre 2019, [consulté le 18
décembre
2019], https://www.jeuneafrique.com/834460/politique/presidentielle-en-tunisie-quatre-
questions-sur-le-programme-de-kais-saied-en-matiere-de-libertes/.
712 Bien qu’il ne précise pas quelles sont ces valeurs, il est facile de penser qu’elles découlent de
l’ « appartenance culturelle et civilisationnelle [de la Tunisie] à l’Ummah arabe et islamique » (cinquième
paragraphe du préambule de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014).
170
constitutionnelles de manière restrictive et, conservatrice. L’exemple le plus frappant dans ce
domaine est sa conception des droits des femmes et de l’égalité dans l’héritage. Dans sa
prestation de serment, sa conception fixiste de la Constitution se traduit notamment par sa
volonté de mettre les droits des Tunisiennes à l’abri des atteintes que les générations futures
pourraient leur faire subir. L’alinéa premier de l’article 46 de la Constitution précise en effet
que « [l]’Etat s’engage à protéger les droits acquis713 de la femme et veille à les consolider et
à les promouvoir. »714 Le 23 octobre 2019 alors qu’il prête serment devant l’Assemblée des
Représentants du Peuple (ARP), il affirme qu’ « il n’est pas question de toucher aux droits
des femmes. »715 De quels droits s’agit-il ? Il est possible de penser qu’il fait référence aux
« droits acquis de la femme » tels que consacrés à l’article 46 de la Constitution. Allusion à
l’ensemble des droits reconnus à la Tunisienne par les dispositions du Code du Statut
Personnel (CSP) du 13 août 1956, les droits acquis renvoient essentiellement au divorce, au
libre et plein consentement au mariage et à la possibilité d’adopter716. Est-ce à dire que dans la
sphère privée la femme en Tunisie ne peut bénéficier d’autres droits ? Il poursuit son discours
en évoquant la nécessité de renforcer, conformément à l’article 46 de la Constitution, les
droits économiques et sociaux des femmes. Il passe donc sous silence les droits qui touchent à
leur vie familiale.
Dit en d’autres termes, il ne cherche absolument pas à adapter le texte constitutionnel aux
évolutions politiques et sociales de la Tunisie du XXIème siècle. Pis encore, il rappelle que
dans le Coran, l’héritage est fondé non pas sur une égalité formelle mais sur l’idée de
justice717. L’homme et la femme ne seraient pas égaux en droits successoraux puisque
713 Pour une définition explicite de l’expression « droits acquis de la femme » cf. le 2. du A. du Paragraphe 2 de
la Section 1 du Chapitre 2 du Titre II de cette thèse, relatif à la signification de l’expression « droits acquis
de la femme », p. 278.
714 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 46, alinéa premier.
715 AFP et Reuters, « Le nouveau président Kaïs Saïed appelle les Tunisiens à “s’unir contre le terrorisme” »,
le 18 décembre 2019],
le 23 octobre 2019,
France 24
https://www.france24.com/fr/20191023-tunisie-direct-live-nouveau-president-kais-saied-prestation-
serment?fbclid=IwAR0dL8sKPQrqUt5BGr4rcB-jwL1j-XJaUGef8DT3NLKtqFkerpPlOIeji_c&ref=fb.
716 La polygamie, la répudiation, le tuteur matrimonial et le droit de contrainte sont abolis en Tunisie depuis le
ligne], publié
[consulté
[en
13 août 1956.
717 Voir l’interview accordée par Kaïs SAÏED à la Radio Express FM sur sa conception de la fonction
présidentielle et sa vision de
le 18 décembre 2019],
[en
https://www.youtube.com/watch?v=EJ2Gg_PK3Dg&feature=youtu.be (en arabe). Kaïs SAÏED maintient
ce discours le 13 août 2020 à l’occasion de l’anniversaire du CSP. Pour plus de précisions sur ce point voir
L. BLAISE, « Tunisie : le discours du président contre l’égalité dans l’héritage irrite la société civile », RFI
[en
2020],
https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200817-tunisie-reactions-position-president-contre-egalite-
heritage?fbclid=IwAR0zTy3ZTsIVpiuPct6J8AmHCvsOApcb3iHQoGaiutUfCwPNe50qgcbaS2M&ref=fb.
la Tunisie,
[consulté
[consulté
octobre
ligne],
ligne],
publié
2020,
lundi
août
17
le
le
9
171
l’homme représente le chef de la famille718. Même s’il ne s’oppose pas à ce que le défunt
redistribue à sa convenance son héritage à ses descendants, il comprend la dignité, la liberté et
la justice dans leur acception coranique719. Sa lecture du droit des femmes est donc fidèle aux
débats constituants qui ont secoués l’ANC lors de l’élaboration de l’article 46 : il ne crée pas
un nouveau domaine du possible en évoquant l’égalité en droits et dans la loi du Tunisien et
de la Tunisienne720. Cet exemple-là est donc révélateur de sa lecture littérale ou conservatrice
du texte constitutionnel721.
A cela s’ajoute sa volonté de rétablir la peine de mort. Le 28 septembre 2020, au cours du
Conseil national de sécurité, le Chef de l’Etat a solennellement déclaré que « celui qui a
commis un meurtre doit être condamné à mort. »722 Bien qu’elle n’ait pas été abolie723, la
peine de mort n’a, depuis 1991, plus été appliquée en Tunisie724. A la suite de son discours du
28 septembre 2020725, Amna GUELLALI, directrice régionale adjointe pour l’Afrique du
Nord et le Moyen-Orient à Amnesty International a déclaré que « [l]a reprise des exécutions
serait un coup dur pour toutes les avancées en matière de droits humains que le pays a
718 Redevable de l’équilibre des dépenses pour les siens, il est naturel que l’homme hérite d’une plus grande
part que la femme. Cette conception de la famille est basée sur l’interdépendance de ses membres. Elle
rejoint d’ailleurs l’idée de complémentarité entre l’homme et la femme prônée par Ennahdha au moment de
l’élaboration des articles 21 et 46 de la Constitution.
719 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mr Kaïs SAÏED ainsi que des représentants
de l’UGTT, Mme Ikbel BEN MOUSSA et Mr Mohamed GUESMI », 28 mars 2012 [en ligne], [consulté le
4 avril 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252f1 (en arabe).
720 Pour plus de précisions sur les conditions d’élaboration de l’article 46 de la Constitution et sur la distinction
entre égalité en droits et, dans la loi cf. le Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre II relatif à la
reconnaissance de l’égalité en droits du Tunisien et de la Tunisienne, p. 274.
721 Le 13 août 2020, il a déclaré que le Coran était clair au sujet de l’héritage et qu’il n’était pas sujet à
interprétation. Au cours de son discours, il a affirmé que : « Le système de l’héritage en islam n’est pas
basé sur l’égalité théorique mais est fondé sur la justice et l'équité. L'égalité dans la pensée libérale est
l'égalité formelle qui n'est pas fondée sur la justice comme elle veut bien paraitre, de sorte que l'égalité
n'est appréciée que par ceux qui sont financièrement capables d’en profiter. » S. T., « La Première dame
fait de l’ombre à l’égalité dans l’héritage », Business News, [en ligne], publié le jeudi 13 août 2020,
[consulté
le 9 octobre 2020], https://www.businessnews.com.tn/la-premiere-dame-fait-de-lombre-a-
legalite-dans-
lheritage,537,101159,3?fbclid=IwAR0LjPSyNqrnYIf7Ju23QFTYV1epfo3PFLhRmvoWRLPi-
_MprWwjucxiKEg.
722 M. GALTIER, « En Tunisie, le Président exhume la peine capitale », Libération [en ligne], publié le mardi
29 septembre 2020, [consulté le 9 octobre 2020], https://www.liberation.fr/planete/2020/09/29/en-tunisie-
le-president-exhume-la-peine-
capitale_1800823?fbclid=IwAR1UkS1yfPYPfx3GYm9A1oR_2pH6b4kDmmX374HQEi9jHoNN6q47IP0
E1Qw.
723 Depuis 2012, la Tunisie a voté en faveur de la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies appelant
à un moratoire sur l'application de la peine de mort.
724 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., p. 790.
725 Discours de Kaïs Saïed sur la peine de mort en date du 28 septembre 2020, [en ligne], [consulté le 9 octobre
2020], https://www.youtube.com/watch?v=yvDN_n8R5jg (en arabe).
172
connues jusqu’à présent. »726 Même s’il est encore tôt pour savoir si le président mettra à
exécution ses propos, il est utile de s’interroger sur l’avenir du droit à la vie, consacré à
l’article 22 de la Constitution727. Force est de constater qu’en l’absence de la Cour
constitutionnelle, seuls les présidents de la République sont habilités à interpréter les
dispositions de la Constitution. La lecture conservatrice que le président Kaïs SAÏED a du
texte constitutionnel contraste radicalement avec celle de son précédesseur.
Bien qu’ils aient leurs adeptes, ces deux courants interprétatifs sont très peu homogènes : qu’il
soit conservateur ou libéral, chaque interprète va lire le droit et la Constitution en fonction de
ses valeurs et de ses principes fondamentaux. Ces derniers peuvent relever des idéaux de la
démocratie ou de l’Islam. La création d'une Cour constitutionnelle permettrait d’harmoniser
ou du moins, d’identifier les principes qui serviraient de fondement à l’ordre constitutionnel.
Dans l’attente de sa mise en place, le législateur essaie d’allier tant bien que mal le caractère
« civil » de l’Etat à l’Islam. Malgré les différents types d’interprétation de la Constitution en
combinaison des articles 1 et 2, un autre point reste primordial pour l’avenir du pays. Il s’agit
des interprétations possibles de l’article premier faisant de « l’Islam sa religion ».
Paragraphe 2
Les interprétations de l’article premier faisant de
« l’Islam sa religion »
Comme il a précédemment été affirmé, la doctrine et les autorités publiques sont actuellement
chargées d’interpréter la Constitution du 27 janvier 2014. Mais alors que les juristes essaient
de dégager les multiples significations à donner à la formule « Islam sa religion » de l’article
premier de la Constitution, sans en choisir aucune728 (A), les autorités publiques font le choix
d’une interprétation déterminée729 parmi les multiples significations identifiées (B). Si la
726 Voir également le communiqué de presse d’Amnesty International, « Tunisie. La déclaration du président en
faveur de la peine de mort est choquante », Amnesty International [en ligne], publié le mardi 29 septembre
2020, [consulté le 9 octobre 2020], https://www.amnesty.fr/presse/tunisie-la-dclaration-du-prsident-en-
faveur-de-la-.
727 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 22.
728 Ils mobilisent ainsi l’interprétation connaissance. Selon Riccardo GUASTINI, l’interprétation connaissance
est un acte qui consiste à dégager les significations possibles d’un texte sans en choisir aucune.
729 Ici, il est essentiellement fait référence à l’interprétation décision. Même si à la base, l’interprétation
décision est un acte de connaissance, il se transforme en un acte de volonté puisqu’il réside dans le choix
d’une signification déterminée parmi les multiples significations identifiées.
173
première activité d’interprétation relève de la connaissance, la seconde est un acte de volonté,
de décision et également, de création730.
A.
La valeur juridique attribuée à l’article 1er de la Constitution : une interprétation
dépendant de l’interprète
La formulation de l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014 précise que : « La
Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue
et la République son régime. » Cet énoncé est ambigu et pose deux questions auxquelles il est
important de répondre : d’une part, y a-t-il une religion d’Etat en Tunisie ? Autrement dit, « la
religion musulmane pratiquée en Tunisie est[-elle] impulsée et/ou contrôlée par l’Etat »731 ?
D’autre part, le droit musulman732 est-il une source du droit tunisien ? « En d’autres termes,
que
est-ce
règlements
droit
musulman ? »733 Aujourd’hui comme hier, les Tunisiens interprètent les dispositions de cet
conformer
doivent
lois
les
les
au
ou
se
article en fonction de leurs présupposés idéologiques et politiques. Ils s’accordent uniquement
sur son caractère polysémique. En effet, comme le dit Chaker HOUKI, cet article serait
juridiquement normatif, alors que pour le Professeur Abdelfattah AMOR, « cette formule n’a
pas de valeur juridique précise. »734
Si pour Hédi KERROU, l’article premier est mobilisé pour « pallier l’omission du législateur
ou en cas de silence ou d’ambiguïté du droit »735, pour Mohamed ARBI HACHEM, l’article
premier « relève de l’ordre international public tunisien. »736 Non seulement les dispositions
de l’article premier posent les principes fondamentaux à l’aune desquels est appréciée la
norme internationale, mais les préceptes et valeurs de l’Islam vont servir de source principale
730 L’interprétation création quant à elle consiste soit à attribuer au texte une interprétation nouvelle non
comprise dans les significations identifiables par l’interprétation connaissance, soit à tirer du texte des
normes qualifiées d’implicites par des moyens logiques, des raisonnements non déductifs ou au moyen
d’arguments analogiques. L’interprétation création est selon Ricardo GUASTINI un véritable acte de
création normative, puisqu’à l’appui d’un texte, un nouveau domaine du possible peut être créé. Cf. R.
GUASTINI, Leçons de théorie constitutionnelle, (traduit et présenté par V. CHAMPEIL-DESPLATS),
Paris, Dalloz, 2010, 270 p.
731 F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », précit., p. 30.
732 Pour plus de précisions sur l’expression « droit musulman », cf. Note de bas de page 277 et,
J.-P. CHARNAY, Esprit du droit musulman, op.cit., p. 6.
733 F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », précit., p. 30.
734 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 152.
735 Ibid., p. 153.
736 Ibid.
174
pour le Code du Statut Personnel737. Même si les propos de ces deux juristes concernent
l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959, ils peuvent s’appliquer à l’article premier
de la Constitution actuelle. Il en est de même des propos du juge d’ancien régime Mabrouk
BEN MOUSSA. « Pour le juge M. Ben Moussa, bien que la Constitution n’ait pas prévu la
charia comme source de droit, le statut de l’islam dans la Constitution ne devrait pas être
réduit à son article 1er, mais doit être associé au préambule qui précise que le peuple tunisien
proclame son attachement aux préceptes de l’islam et l’article 38 qui insiste sur la condition
de l’islamité du chef de l’Etat. »738
Dans le cadre de la Constitution du 27 janvier 2014, il est possible d’associer le paragraphe 3
du préambule qui exprime l’attachement du peuple « aux enseignements de l’Islam » et
l’article 74 qui établit la « confession musulmane » comme condition pour présenter sa
candidature à la présidence de la République. Bien que le texte constitutionnel ne dispose pas
explicitement de la charia, les juristes précités la considèrent comme une source matérielle du
droit. Les principes et valeurs de l’Islam s’imposeraient alors au législateur et au juge.
Mohamed HABIB CHERIF précise d’ailleurs « que l’islam, par essence, n’est pas seulement
une religion de culte, mais il est à la fois Etat et religion et que le droit en est naturellement
une partie intégrante. »739 Le droit musulman serait donc une source du droit tunisien. Mais,
si ces auteurs voient en l’Islam la religion de la Tunisie comme Etat musulman, « pour
d’autres, il s’agit d’une religion d’Etat »740.
En effet, pour le Professeur Mohamed CHARFI, la religion qu’est l’Islam est contrôlée et
gérée par l’Etat, puisqu’il appartient à l’Etat « d’assurer la construction, l’entretien et le
fonctionnement des lieux de culte, comme il lui appartient d’assurer l’enseignement
religieux. »741 La religion serait donc pour lui, protégée par l’Etat. « Il est intéressant de noter
737 Au cours de son audition du 13 mars 2012 par la Commission du préambule, le Professeur Hafedh BEN
SALEH avance que l’Etat a fait de la charia une source d’inspiration essentielle pour les dispositions du
Code du Statut Personnel. Néanmoins, la charia – pour être appliquée – doit être conforme à la modernité,
adaptée au présent et ouverte aux évolutions et changements à venir. Les constituants ne peuvent en faire
une source formelle des lois, mais s’inspirer de ses principes généraux, tels que la justice, l’égalité ou
encore la sûreté. Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des
principes fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs Sadok BELAÏD et Hafedh
BEN SALAH », 13 mars 2012 [en ligne], [consulté le 4 avril 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/
518e5bfc7ea2c422bec252e2 (en arabe).
738 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 153.
739 Ibid., p. 154.
740 F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », précit., p. 30.
741 M. CHARFI, Introduction à l’étude du droit, op.cit., pp. 82-83.
175
que le principe d’une religion d’Etat n’est pas propre aux pays musulmans. »742 Alors que la
Constitution irlandaise du 1er juillet 1937 est adoptée « [a]u nom de la Très Sainte Trinité »743,
l’article 3-1 de la Constitution grecque du 9 juin 1975 proclame que « [l]a religion dominante
en Grèce est celle de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ. »744
Selon le Professeur Michel VERPEAUX, « [l]a consécration d’une religion comme
dominante ou officielle ou de l’Etat et encore moins la référence du Préambule et des phrases
précédant le texte au Dieu, aussi bien que le maintien des liens entre l’Etat et l’Eglise pour ce
qui est de la nomination ou le paiement du traitement des ministres des cultes ne suffisent pas
à transformer un Etat en Etat théocratique ou non laïque ou à conduire à la suppression de la
liberté religieuse. »745 La consécration d’une religion d’Etat n’exclut pas forcément les autres
religions de la Constitution et n’empêche pas l’Etat de garantir à ses citoyens, les libertés de
croyance, de conscience et de religion. D’ailleurs, la reconnaissance constitutionnelle d’une
religion officielle ne veut pas dire que le pouvoir séculier est au service de la religion
dominante746. Est-ce vraiment le cas ? Afin de mieux comprendre les propos du Professeur
Mohamed CHARFI, il est essentiel de comparer l’organisation constitutionnelle des rapports
entre la religion et l’Etat en Irlande à celle qui a lieu en Tunisie747. De la sorte, il sera plus
facile d’évaluer si le pouvoir en Tunisie est soumis au respect de la religion dominante.
Le premier alinéa de l’article 44 de la Constitution irlandaise de 1937 prévoit que « l’Etat
reconnaît que l’hommage de l’adoration publique est dû au Dieu Tout-Puissant. Il révérera
Son nom ; il respectera et honorera la religion. »748 Le deuxième alinéa de cet article précise
que l’Etat s’engage à « ne doter aucune religion »749 d’un statut particulier. Il en est de même
en Tunisie : même si l’Islam est reconnu comme la religion officielle, les dispositions
constitutionnelles n’interdisent pas expressément les autres religions, confessions ou cultes.
742 F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », précit., p. 33.
743 M. VERPEAUX, « La garantie de la liberté religieuse impose-t-elle un Etat laïque ? », in J. ILIOPOULOS-
744
745
STRANGAS (ed.), Constitution & Religion, Bruxelles, Bruylant, Coédition Sakkoulas, 2005, p. 6.
Ibid., p. 5.
J. ILIOPOULOS-STRANGAS, « La garantie de la liberté religieuse impose-t-elle un Etat laïque et
notamment la séparation des Eglises de l’Etat ? », in J. ILIOPOULOS-STRANGAS (éd.), Constitution &
Religion, op.cit., p. 26.
746 M. VERPEAUX, « La garantie de la liberté religieuse impose-t-elle un Etat laïque ? », précit., pp. 5-6.
747 Ayant exposé le contexte d’élaboration de la Constitution irlandaise de 1922, il était plus pertinent de
reprendre la comparaison avec le cas irlandais. La comparaison avec la Constitution grecque de 1975 aurait
été intéressante mais dans l’objectif d’être exhaustif, il était préférable de reprendre un cas déjà
contextualisé.
J. ILIOPOULOS-STRANGAS, « La garantie de la liberté religieuse impose-t-elle un Etat laïque et
notamment la séparation des Eglises de l’Etat ? » précit., p. 25.
Ibid.
748
749
176
D’ailleurs, Ali MEZGHANI considère que la formule de l’article premier faisant de « l’Islam
sa religion » n’a pas d’effet juridique. « Qu’il soit doté d’une religion, cela veut dire
qu’il750 est censé veiller sur les affaires religieuses aussi bien islamiques que chrétiennes et
juives, sans plus. Dès lors, toute interprétation normative de l’article 1er de la Constitution
n’est en aucun cas fidèle à la vérité historique. »751 Même si l’Islam est reconnu comme la
religion officielle, les institutions religieuses sont et demeureront toujours séparées des
institutions politiques et juridiques.
Pourtant, la Constitution du 27 janvier 2014 ne dispose que de l’Islam, contrairement au cas
irlandais. Il aurait été préférable que « l’Etat soit le gardien des religions d’autant que
l’article 6 ne manque pas d’affirmer solennellement l’engagement de celui-ci de diffuser les
valeurs de modération et de tolérance. »752 Mais, comment respecter les autres religions si la
Constitution ne les reconnaît pas ?
L’Etat tunisien doit d’une part, protéger la religion et le sacré et d’autre part, garantir la liberté
de conscience. Bien que la Constitution du 27 janvier 2014 ne dispose que de l’Islam, la
protection étatique du sacré ne cible aucun culte et aucune religion en particulier. L’article 44
de la Constitution du 1er juillet 1937 impose également à l’Etat irlandais de respecter et
d’honorer « la religion » et de garantir « la liberté de conscience, la profession et la pratique
libre de la religion, … sous réserve de l’ordre public et de la moralité. »753 En Tunisie et en
Irlande, la liberté de conscience est comprise dans la religion et ses bases : aucune disposition
constitutionnelle n’est consacrée aux individus athées, non croyants et/ou non pratiquants.
Même si au sein des deux Etats la souveraineté appartient au peuple, les deux Constitutions
contiennent de multiples références et symboles religieux. Les deux sociétés sont
traditionnellement et culturellement attachées aux rites et pratiques du Catholicisme et de
l’Islam. Pour autant, les deux Etats respectent-ils les autres religions ?
Alors que l’article 44 de la Constitution irlandaise précise que l’Etat ne fait aucune
discrimination entre les différents statuts religieux, la Constitution tunisienne est muette à ce
sujet. Plus encore, alors que le même article traite du droit de l’enfant d’aller dans une école
subventionnée par l’Etat sans assister à l’enseignement religieux, l’article 39 de la
Constitution tunisienne précise que l’Etat veille « à l’enracinement des jeunes générations
Ici, il est également fait référence à l’Etat.
750
751 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 156.
752 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., p. 790.
753 M. VERPEAUX, « La garantie de la liberté religieuse impose-t-elle un Etat laïque ? », précit., p. 6.
177
dans leur identité arabe et islamique. »754 Il est facile de penser que l’enseignement religieux
des mineurs est obligatoire en Tunisie et qu’il incombe à l’Etat de l’inculquer. Quid du droit
des enfants à ne pas assister aux cours d’éducation religieuse ? Qu’en est-il du respect par
l’Etat du droit des parents d’inscrire leurs enfants dans des établissements non religieux ?
Alors que la Constitution irlandaise répond à ces questions et traite de toutes les religions sur
un pied d’égalité, la Constitution tunisienne n’accorde de statut privilégié qu’à l’Islam et reste
dans le flou constitutionnel pour ce qui est de l’organisation et du fonctionnement effectif des
relations entre l’Islam et l’Etat.
Pour le Doyen Yadh BEN ACHOUR et la féministe Hafidha CHEKIR, même si l’Islam
dispose de certains privilèges, l’article premier de la Constitution en fait simplement « une
identité culturelle. »755 L’Islam ne serait donc pas normatif mais aurait uniquement un effet
déclaratif. Rien dans la formulation de l’article premier n’affirme la primauté de l’Islam sur
les autres caractéristiques de la Tunisie. L’article premier servirait donc d’annonce, puisqu’il
ne ferait qu’exposer les grands traits qui caractérisent l’Etat. Mais alors, une constitution peut-
elle contenir des dispositions purement déclaratoires et sans portée normative ? Afin de
répondre de manière claire à la question, il est essentiel de dire que la norme constitutionnelle
est la signification conférée par un interprète, à un énoncé des sources du droit. Elle est le
produit d’une interprétation et suppose la médiation d’un pouvoir d’appréciation de
l’interprète756. Or, puisque les juristes échouent à trancher le débat relatif à la valeur à
attribuer à l’article premier de la Constitution, il est logique qu’en attendant la mise en place
de la Cour constitutionnelle, ce soient les autorités publiques qui interprètent le contrat social
du 27 janvier 2014.
754 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 39, deuxième alinéa.
755 F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », précit., p. 30.
756 R. GUASTINI, Leçons de théorie constitutionnelle, (traduit et présenté par V. CHAMPEIL-DESPLATS),
Paris, Dalloz, 2010, 270 p.
178
B.
Le choix des autorités publiques d’une interprétation déterminée de la formule
« l’Islam sa religion »
Ce n’est qu’en janvier 2015757, après l’installation du premier gouvernement, que le système
politique de la Deuxième République tunisienne est officiellement et complètement entré en
vigueur. Bien que – comme dans tout régime parlementaire – l’effectivité du pouvoir est
attribuée au gouvernement, élu directement par le peuple, le président de la République « s’est
transfiguré en une autorité supérieure de fait sous couvert de la fonction arbitrale
présidentielle, tandis que le chef du gouvernement Habib Essid, un technocrate, sans parti,
désigné par le Président, fait office d’autorité subalterne de fait, faisant écho à la volonté
présidentielle. »758 Attribuée au président de la République par l’article 72 de la Constitution,
la fonction arbitrale varie d’un chef de l’Etat à l’autre759. Chaque président « veille au respect
de la Constitution » à sa manière760.
Contrairement à l’interprétation connaissance qui consiste en une opération scientifique
dépourvue de tout effet pratique761, l’interprétation décision et l’interprétation création sont
des opérations politiques, accomplies par des organes d’application, qui entraînent des
conséquences juridiques. Précédemment, il a été dit que le défunt président de la République a
757 Arrivé en tête aux élections législatives du 26 octobre 2014, le 5 janvier 2015, le parti Nidaa Tounes charge
Habib ESSID de former un gouvernement. Ancien secrétaire d’Etat sous BEN ALI et ministre-conseiller de
Hamadi JEBALI au cours de la période transitoire, Habib ESSID présente un premier gouvernement à
l’ARP le 26 janvier 2015. Le 2 février 2015, il présente la deuxième version de son gouvernement, (la
première n'ayant pas été avalisée), qui est cette fois, acceptée par l’ARP le 5 février. Il s’agit d’une coalition
entre Nidaa Tounes, Ennahdha, Afek Tounes, l’Union Patriotique Libre (UPL) et le Front de Salut National
(FSN).
758 H. MRAD, De la Constitution à l’accord de Carthage : Les premières marches de la Deuxième
République, Tunis, Nirvana, 2017, p. 9.
759 Sur l’évolution du rôle et des fonctions du président de la République dans le régime parlementaire cf. « Le
régime parlementaire », in P. LAUVAUX et A. LE DIVELLEC (dir.), Les grandes démocraties
contemporaines, Paris, PUF, 2015, pp. 196-207.
760 Le régime parlementaire en Tunisie est inspiré du « système dualiste [français] renouvelé, expérimenté
avant-guerre, qui restitue une part d’autorité gouvernementale au chef de l’Etat sur le fondement de son
élection au suffrage universel direct. Ce système a pris en France la figure du présidentialisme majoritaire
dans lequel le chef de l’Etat est aussi le chef de la majorité parlementaire et gouverne en tant que tel. » P.
LAUVAUX et A. LE DIVELLEC (dir.), Les grandes démocraties contemporaines, op.cit., p. 203. Du fait
de son élection au suffrage universel direct, le président Béji CAÏD ESSEBSI détenait une part d’autorité
gouvernementale. Suite aux élections législatives du 26 octobre 2014 et, du fait du mode de scrutin à la
proportionnelle au plus fort reste, aucun parti politique n’a pu disposer d’une majorité pour gouverner seul.
Leader de Nidaa Tounes, Béji CAÏD ESSEBSI était en 2015, l’un des chefs de la coalition
gouvernementale formée en partie avec Ennahdha. En 2019, la configuration des pouvoirs exécutif et
législatif est somme toute différente : bien qu’élu au suffrage universel direct, Kaïs SAÏED se situe en
dehors du jeu partisan et ne se réclame d’aucun parti politique. Mais, à l’instar des élections législatives du
26 octobre 2014, les élections législatives du 6 octobre 2019 n’ont permis à aucun parti politique de
disposer d’une majorité pour gouverner seul.
761 Interprétation généralement faite par des juristes comme précisé dans le paragraphe précédent.
179
relié – par sa lecture du texte constitutionnel – le caractère « civil » de l’Etat à l’Islam comme
religion. Cette liaison des articles 1 et 2 de la Constitution a permis à son parti de remporter
les élections législatives et présidentielles de 2014. La lecture du texte constitutionnel par Béji
CAÏD ESSEBSI a donc dépassée l’acte d’interprétation puisqu’il s’agit en fait d’un véritable
acte de création normative. C’est à l’appui des dispositions constitutionnelles et de la directive
d’interprétation que Béji CAÏD ESSEBSI crée un nouveau domaine du possible : il met en
œuvre des institutions « civiles » pour un peuple musulman. Kaïs SAÏED procède-t-il ainsi ?
Massivement mobilisés pour les élections de 2014, 55% des Tunisiens se sont abstenus de
voter le 15 septembre 2019 au premier tour des élections présidentielles762. Déçus par les
partis et les hommes politiques au pouvoir, ils ont désigné Kaïs SAÏED763 président de la
République. Sans véritable programme politique, Kaïs SAÏED est élu grâce à un message
simple : « les formations politiques traditionnelles n’ont pas su répondre aux attentes de la
jeunesse en matière de travail, de liberté et de dignité. »764 Ce message ravive la flamme
révolutionnaire et lui rallie les jeunes désœuvrés, une frange des diplômés chômeurs, de la
gauche, les nationalistes arabes et les islamistes entre autres765. Bien qu’il ait des idées
conservatrices assez tranchées766, il n’a pas fait de ses convictions personnelles un slogan
762 Contre 37% le 23 novembre 2014 au premier tour des élections présidentielles. Pour plus de précisions sur
ce point cf. M. VERDIER, « En Tunisie, les jeunes plébiscitent le “révolutionnaire-conservateur” Kais
Saied », La Croix [en ligne], publié le lundi 16 septembre 2019, [consulté le 17 décembre 2019],
https://www.la-croix.com/Monde/Afrique/En-Tunisie-jeunes-plebiscitent-revolutionnaire-conservateur-
Kais-Saied-2019-09-16-1201047912.
763 Juriste de formation, Kaïs SAÏED n’est pas un professionnel de la politique. Les Tunisiens le connaissent
surtout grâce à ses multiples interventions télévisées. Il intervenait régulièrement pour expliquer des points
de droit et des articles de la Constitutions du 1er juin 1959 et de celle du 27 janvier 2014.
764 K. MOHSEN-FINAN, « Kaïs Saïed, le candidat tunisien qui cultive la différence », Orient XXI [en ligne],
publié le mercredi 6 octobre 2019, [consulté le 20 décembre 2019], https://orientxxi.info/magazine/kais-
saied-le-candidat-qui-cultive-la-difference,3325.
765 Les destouriens et les modernistes à l’instar d’Abir MOUSSI, de Mohsen MARZOUK, d’Abdelhamid
ZBIDI et de Youssef CHAHED ont plus de mal à se rallier à sa cause.
766 Issue d’une famille pieuse mais réformiste, il estime que la religion est un choix personnel. Fin connaisseur
de la Constitution du 27 janvier 2014, ses discours renvoient à la liberté religieuse mais ne mentionnent pas
la liberté de conscience. S’il considère que l’Etat est une personne morale a-religieuse, il estime que l’Islam
est la religion de l’Umma, de la communauté des croyants musulmans. En faveur de la peine capitale pour
les cas de terrorisme et de viol, il est également opposé à la dépénalisation de l’homosexualité. Bien qu’il
critique l’article 230 du Code pénal qui criminalise la sodomie et qui autorise les tests anaux, il affirme
qu’il faut préserver les valeurs de la société. Est-ce à dire que les droits et libertés prévus par la Constitution
sont, selon lui, compris dans l’Islam ? Seule sa lecture à venir du texte constitutionnel le dira. Son discours
du 28 septembre 2020 laisse pourtant croire qu’il privilégie la loi de talion à la justice de l’Etat de droit.
Pour plus de précisions sur son programme en matière de libertés cf. C. LAFRANCE, « Présidentielle en
Tunisie : quatre questions sur le programme de Kaïs Saïed en matière de libertés », Jeune Afrique [en
ligne],
2019],
https://www.jeuneafrique.com/834460/politique/presidentielle-en-tunisie-quatre-questions-sur-le-
programme-de-kais-saied-en-matiere-de-libertes/.
le mardi
décembre
[consulté
octobre
publié
2019,
18
le
8
180
politique. Il considère justement que les revendications révolutionnaires des Tunisien(ne)s ne
sont pas de nature identitaire mais de nature économique et sociale767.
Bien qu’il soit attaché aux dispositions de la Constitution, il n’est pas aussi soucieux de
respecter la volonté des constituants que d’écouter les revendications du peuple. Comme
l’affirme l’historienne Sophie BESSIS, son projet768 politique se résume à la formule
suivante : A sha’b yurîd, « Le peuple veut »769. Il estime que le peuple a été déposé de son
pouvoir et cherche par la fonction présidentielle à lui restituer ses droits souverains. En
réalité, son projet est « une remise en question du système politique doublé d’une nécessité de
repenser la Constitution de 2014. »770 A l’opposé de Béji CAÏD ESSEBSI sa volonté n’est
pas de faire un choix de société et de fixer la nature de l’Etat. Il se réapproprie les slogans
révolutionnaires et veut faire du niveau local le centre de la décision politique.
Ayant enseigné le droit constitutionnel et les institutions politiques, il maîtrise les rouages du
régime parlementaire et connaît l’histoire politique et juridique de la Tunisie. Il sait donc
qu’au sein d’un régime parlementaire, l’essentiel du pouvoir réside dans la chambre élue
directement par le peuple. Contrairement à son prédécesseur, Kaïs SAÏED ne cherche pas à
préserver la technique du tawâfuq ou choix du compromis par consensus mais à favoriser
l’expression de la volonté multiple du peuple. Conscient de la réalité de la fonction
présidentielle dans le régime parlementaire, il compte actuellement sur le rôle de l’ARP. Il
précise d’ailleurs que s’il n’a pas le soutien de l’ARP pour réaliser les réformes de ses vœux,
la sanction qu’il subira sera de nature politique et non juridique. Seul ce que décident le
peuple et ses représentants réunis en assemblée compte pour lui771.
767 A. REKIK, « L’élection présidentielle en Tunisie : vers un renforcement du rôle du président ? », Le blog
de Jus Politicum, revue internationale de droit constitutionnel [en ligne], [consulté le 11 décembre 2019],
http://blog.juspoliticum.com/2019/11/07/lelection-presidentielle-en-tunisie-vers-un-renforcement-du-role-
du-president-par-azza-rekik/#_ftn5.
768 Lors du débat télévisé qui l’a opposé à son concurrent Nabil KAROUI, Kaïs SAÏED a martelé qu’il n’avait
pas de programme mais qu’il pensait au projet politique à offrir aux Tunisiens cf. le débat entre les
candidats Kaïs SAÏED et Nabil KAROUI au second tour de la présidentielle en date du 11 octobre 2019,
[en ligne], [consulté le 18 décembre 2019], https://www.youtube.com/watch?v=vGf35QHvYUg (en arabe).
[en
769 Interview de Sophie BESSIS, « Tunisie : lendemains d’élections », publié le vendredi 18 octobre 2019 par
2019],
[consulté
l’IREMMO
https://www.youtube.com/watch?v=3LAsTFDTAyA&t=1s&fbclid=IwAR1vPLkY8xft6HpKITGLVGNmi
7RW_-YKQnBIUTTtjH-d-ecvWYJGXk9GOpc.
décembre
ligne],
770 K. MOHSEN-FINAN, « Kaïs Saïed, le candidat tunisien qui cultive la différence », Orient XXI [en ligne],
publié le mercredi 6 octobre 2019, [consulté le 20 décembre 2019], https://orientxxi.info/magazine/kais-
saied-le-candidat-qui-cultive-la-difference,3325.
20
771 Voir l’interview accordée par Kaïs SAÏED à la Radio Express FM sur sa conception de la fonction
le 18 décembre 2019],
présidentielle et sa vision de
https://www.youtube.com/watch?v=EJ2Gg_PK3Dg&feature=youtu.be (en arabe).
la Tunisie,
[consulté
ligne],
[en
le
181
Arrivé en tête des élections législatives du 6 octobre 2019, Ennahdha optera-t-il pour la
technique du tawâfuq ou sera-t-il soucieux de respecter la volonté du peuple ? Seuls les débats
parlementaires à venir le diront. Pour autant, comment un parti religieux comme Ennahdha,
peut-il procéder pour que ses aspirations politiques soient conformes aux concessions qu’il a
faites durant le processus constituant et qui sont consignées dans le texte constitutionnel ?
Soucieux de conserver le pouvoir et de prouver aux observateurs internationaux qu’il est
l’acteur politique à
l’origine des concessions qui ménagent
l’une des
transitions
démocratiques du monde arabe les plus inédites, Ennahdha va progressivement se plier aux
exigences de la démocratie, en se conformant à la volonté électorale des Tunisiens. Au cours
de son dixième congrès tenu à Hammamet du 20 au 22 mai 2016, le parti islamiste « a en effet
décidé de séparer le volet politique de la prédication, de rompre avec l’islam politique des
Frères musulmans, de devenir moins wahhabite que tunisien, en tant que parti politique
"spécialisé" dans la politique, intégré dans le jeu institutionnel et démocratique ».772 Rached
GHANNOUCHI veut diriger Ennahdha « vers un parti politique, national, civil à référent
islamique, qui œuvre dans le cadre de la Constitution du pays et s’inspire des valeurs de
l’islam et de la modernité »773. Les théocrates sortent de l’islam politique pour entrer dans une
démocratie musulmane774. Le discours des islamistes avance et s’adapte progressivement aux
exigences de la Tunisie du XXIème siècle.
Seulement comme l’affirme le Professeur Hatem MRAD « [c]’est dans la politique de détail
qu’on pourra évaluer l’étendue du changement d’Ennahdha sur le plan doctrinal. Est-ce
qu’elle va continuer à rejeter la logique démocratique égalitaire entre les hommes et les
femmes en matière d’héritage ? Est-ce qu’ils vont accepter l’égalité sur le plan politique et la
refuser dans la vie privée ? Est-ce qu’ils vont accepter la liberté pleine et entière des
femmes ? Les droits des homosexuels ? L’abolition de la peine de mort ? Ou vont-ils
772 H. MRAD, De la Constitution à l’accord de Carthage : Les premières marches de la Deuxième
République, op.cit., p. 11.
773 Y. BELLAMINE, « Retour sur le 10ème Congrès d’Ennahdha », Huffpost Maghreb/Tunisie, [en ligne],
publié le lundi 23 mai 2016, [consulté le 24 août 2018], https://www.huffpostmaghreb.com/2016/05/23
/ennahdha-tunisie_n_10105590.html.
774 La démocratie suppose le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Dans une démocratie
musulmane, le peuple est musulman. Autrement dit même s’il gouverne, il reste attaché aux valeurs et
principes de l’Islam. Seulement l’Islam n’est plus en confrontation directe avec les institutions de l’Etat : le
domaine politique est distingué du domaine religieux et, les partis islamistes acceptent le pluralisme
politique et les procédures démocratiques. Ces-dernières découlent en partie des principes de représentation
et de séparation des pouvoirs. Pour plus de précisions sur la mue d’Ennahdha cf. « Tunisie : Ennahdha acte
sa mue en parti civil », Jeune Afrique [en ligne], publié le dimanche 22 mai 2016, [consulté le 24 août
2018], http://www.jeuneafrique.com/327596/politique/tunisie-ennahdha-acte-mue-parti-civil/.
182
continuer à faire prévaloir la morale communautaire islamique ? Y aura-t-il une différence
profonde pour eux entre l’islam comme un dogme, et à l’avenir, l’islam comme référence
morale ? »775 Du fait des élections législatives du 6 octobre 2019, Ennahdha est le parti qui
dispose du plus grand nombre de sièges à l’ARP. Si les débats sur l’amendement de la loi
électorale et le décès de Béji CAÏD ESSEBSI ont retardé si ce n’est stoppé ceux qui sont
relatifs à la loi sur l’égalité successorale, se pose la question de savoir si la nouvelle
configuration de l’ARP permettra son adoption776. Seul l’avenir et les débats parlementaires
relatifs au projet sur l’égalité homme / femme en matière d’héritage, le diront777. Le
Professeur Monia BEN JEMIA précise qu’au sein de l’ARP, on assiste actuellement à une
« guerre des interprétations »778 entre islamistes et sécularistes. Alors que les premiers
estiment que le projet de loi en discussion est contraire au texte clair et intangible du Coran,
les seconds considèrent que l’article premier de la Constitution fait de l’Islam la religion de la
majorité des Tunisiens et non une source du droit.
775
H. MRAD, De la Constitution à l’accord de Carthage : Les premières marches de la Deuxième
République, op.cit., p. 306.
776 Le projet de loi relatif à l’égalité successorale a été approuvé par le Gouvernement de Youssef CHAHED le
23 novembre 2018 puis déposé à l’ARP.
777 La présidente de la Commission des Libertés Individuelles et de l’Egalité (COLIBE) Bochra BELHAJ
HMIDA a récemment affirmé que le projet de loi sur l’égalité successorale pourrait être adopté sans le
soutien d’Ennahdha. La seule condition étant que les députés progressistes soient tous présents à l’ARP le
jour du vote. Pour plus de précisions sur ce point cf. S. ATTIA, « Tunisie – Bochra Belhaj Hmida : “Le
projet de loi sur l’héritage est un pas de géant” » Jeune Afrique [en ligne], publié le jeudi 13 décembre
2018 et mis à
le 11 décembre 2019],
https://www.jeuneafrique.com/mag/679408/politique/tunisie-bochra-belhaj-hmida-le-projet-de-loi-sur-
lheritage-est-un-pas-de-geant/.
le mardi 12 novembre 2019,
[consulté
jour
778 Intervention du Professeur Monia BEN JEMIA à Sciences Po Bordeaux, le jeudi 28 mars 2019 au séminaire
du LAM (Les Afriques dans le Monde) au sujet des « Femmes et de la transition politique en Tunisie ».
183
184
CONCLUSION
Du fait de la constitutionnalisation simultanée de deux conceptions de l’Etat, la Constitution
tunisienne du 27 janvier 2014 est un ensemble de potentialités sur la nature de l’Etat et de la
société. La Constitution consacre deux positions antagonistes extrêmes et crée, de ce fait, une
situation d’attente qui ne sera résolue que par la pratique politique ou l’interprétation juridique
du texte constitutionnel. Le compromis dilatoire auquel ont abouti les constituants, renvoie
aux interprètes authentiques l’interprétation du texte constitutionnel. L’ambiguïté et la
contradiction des formulations constitutionnelles employées sont et devront être exploitées
par les interprètes lors de l’application du contrat social tunisien. Alors que ces derniers lisent
la Constitution à l’aune de leurs présupposés théologiques, politiques ou autres, la décision
relative au choix de société et à la nature de l’Etat, relève également du législateur.
185
186
CONCLUSION DU TITRE I
La cohabitation forcée des théocrates et des démocrates à l’ANC a conduit à l’adoption d’une
Constitution de compromis. Ses dispositions ambiguës et contradictoires renvoient la
détermination de la nature de l’Etat aux acteurs publics. S’il est facile de penser qu’en vertu
de la directive d’interprétation, la volonté des constituants de faire de la Tunisie un Etat
« civil » à référent islamique est respectée, sans la mise en place de la Cour constitutionnelle,
la nature véritable de l’Etat ne sera pas déterminée. Elle dépend actuellement de la lecture
présidentielle qui en est faite.
Bien que l’Islam comme religion d’Etat, la langue arabe comme langue officielle et le
caractère « civil » de l’Etat fixent en partie la nature de l’Etat en Tunisie, ce ne sont pas les
seules composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne. Cette dernière est également
composée des droits de l’Homme garantis par la Constitution. L’identité constitutionnelle
tunisienne reste cependant partagée entre les valeurs humaines universelles et les valeurs
arabes et musulmanes du peuple tunisien.
187
188
Titre II Une identité constitutionnelle à la croisée des
valeurs universelles et nationales
Qualifiée de révolution de la liberté et de la dignité779, la révolution du 17 décembre 2010 au
14 janvier 2011 s’est fondée sur la volonté des Tunisiens de se rattacher à l’ensemble de
l’humanité. Ces derniers réclamaient le respect des valeurs universelles que sont la dignité, la
liberté, l’égalité et la justice. Ces valeurs780 sont « aux fondements de tout l’arsenal juridique
des droits humains »781 dans le sens où l’être humain est universel par son essence, sa nature.
Si la Constitution du 27 janvier 2014 est le fruit d’un accord sur les valeurs à graver dans le
marbre constitutionnel, les théocrates n’en ont pas eu la même perception que les démocrates.
Ce qui relève de l’universel et des droits de l’Homme a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses
polémiques au sein de l’ANC. En effet, les expressions et formulations employées étant
vagues et sujettes à interprétation, les références à l’universel et aux valeurs humaines782
étaient compromises, voire neutralisées par les valeurs identitaires (Chapitre 1).
L’obsession tunisienne de l’identité arabe et musulmane limite et dénature les revendications
et objectifs de la révolution. La frilosité du constituant pour ce qui relève de l’humain et sa
préférence pour ce qui est divin mettent à mal le rattachement des Tunisiens à l’ensemble de
l’humanité. La quête du particulier poursuivie par une partie des constituants783 révèle les
traits qui distinguent les Tunisiens de leurs semblables maghrébins, orientaux, européens et
779 Paragraphe 2 du préambule de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 : « Fiers du combat de notre
peuple pour l’indépendance, l’édification de l’État et la délivrance de la tyrannie, et en réponse à sa libre
volonté. En vue de réaliser les objectifs de la Révolution de la liberté et de la dignité, Révolution du 17
décembre 2010 - 14 janvier 2011, fidèles au sang versé par nos braves martyrs et aux sacrifices des
Tunisiens et Tunisiennes au fil des générations et rompant avec l’oppression, l’injustice et la corruption ; »
Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
deuxième paragraphe du préambule.
780 Sur le rapport entre droit et valeurs, cf. J.-C. ROCHER, Fondements éthiques du droit, Livre 1.
Phénoménologie, Paris, FAC éditions, 1993, 216 p.
781 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 383.
782 Le préambule de la Constitution du 27 janvier 2014 ne fait référence qu’aux valeurs humaines. Dans
l’objectif de rester fidèle à la formulation de la Constitution, cette expression sera employée dans la suite
des développements. Ceci n’empêche pourtant pas d’employer l’expression « valeurs universelles ».
Qu’elles soient humaines ou universelles ces valeurs renvoient à la dignité, à la liberté, à l’égalité et, à la
justice.
783 Dont les islamistes d’Ennahdha.
189
occidentaux784. Les spécificités identitaires du cadre constitutionnel national sont souvent
génératrices de repli. Ces « éléments de résistance, ou de divergence »785 par rapport aux
standards globaux, s’expliquent en partie par le fait que la constitution est « un lieu
d’expression de l’identité d’un pays. »786 Elle réaffirme ses caractéristiques les plus
spécifiques et autochtones787. Dès lors, il apparaît logique, voire normal, que l’identité
constitutionnelle tunisienne soit respectueuse des seuls droits reconnus à l’Homme par l’Islam
(Chapitre 2). L’universel auquel il est fait référence dans la Constitution de la Deuxième
République se concentre sur des particularismes culturels régionaux et locaux788.
784 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 388.
785 T. GROPPI, « La Constitution
constitutionnel ? », précit., p. 348.
tunisienne de 2014 :
illustration de
la globalisation du droit
786 Ibid.
787 H. W. O. OKOTH-OGENDO, « Constitutions without Constitutionalism: Reflexions on an African
Political Paradox », précit., p. 65.
788 La Constitution tunisienne actuelle passe sous silence les déclarations internationales et régionales relatives
aux droits de l’Homme. Pour plus de précisions sur ce point cf. le A. du Paragraphe 1 de la Section 2 du
Chapitre 2 du Titre II de cette partie relatif à la criante absence des déclarations internationales des droits
de l’Homme, p. 290.
190
Chapitre 1 La neutralisation des valeurs humaines par les valeurs identitaires
Le philosophe français Ruwen OGIEN déclare qu’ « [à] première vue, normes et valeurs
appartiennent à des familles de notions différentes. Dans les théories des normes, il est
question de règles, raisons, principes, devoirs, droits, obligations, etc. Dans les théories des
valeurs, on parle plutôt de bien, mal, meilleur, pire, etc. »789 Alors que le concept de norme
renvoie au droit, celui de valeur est lié à la philosophie et surtout, à l’éthique790. Se pose donc
la question de savoir si les énoncés constitutionnels véhiculent aussi bien des normes que des
valeurs. Bien qu’il existe différentes manières de distinguer les normes des valeurs791, les
deux concepts ne sont jamais clairement séparés, du fait de leur commune vocation
prescriptive. Plus encore, après la Seconde Guerre mondiale, certaines valeurs philosophiques
à l’instar de la dignité humaine, ont investi le droit « pour mettre fin à certaines pratiques
négatrices de l’humanité de l’homme. »792 La protection juridique accrue des droits de
l’Homme, tant au niveau interne qu’international793, est concomitante à l’émergence d’une
« nouvelle vague de constitutionnalisme. »794 Grâce à la chute du mur de Berlin, les nouvelles
démocraties apparues en Europe et un peu partout dans le monde, se sont dotées de
constitutions écrites souvent rigides, partageant certaines caractéristiques matérielles
communes. C'est à cette occasion que les observateurs ont commencé à parler de
« constitutionnalisme global »795.
789 R. OGIEN, « Normes et valeurs », in CANTO-SPERBER (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie
morale, Paris, PUF, Tome 2, 2004, p. 1354.
790 A. DE LASTIC, « Une approche philosophique du sens des valeurs. Se transformer soi-même pour
https://ccfd-
transformer
terresolidaire.org/IMG/pdf/valeurs-delastic.pdf, pp.2-11.
791 R. OGIEN, « Normes et valeurs », précit., pp. 1354-1368.
792 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
le monde
[consulté
5 mai
2019],
ligne],
» [en
le
?
généraux de la Constitution », précit., p. 382.
793 Les Constitutions qui naissent après la Seconde Guerre mondiale contiennent des catalogues de droits qui
influencent les textes internationaux des droits de l’Homme. Ces derniers impactent à leur tour
l’élaboration et la rédaction de nouvelles constitutions.
794 T. GROPPI, « La Constitution
la globalisation du droit
constitutionnel ? », précit., p. 344. A l’instar de Lorraine E. WEINRIB, certains juristes évoquent le
concept de “postwar constitutional paradigm”, cf. L. E. WEINRIB, “The Postwar Paradigm and American
Exceptionalism”, in S. CHOUDRHY (ed.), The Migration of Constitutional Ideas, Cambridge, Cambridge
University Press, 2006, p. 89.
tunisienne de 2014 :
illustration de
795 Bruce ACKERMAN parle de “word constitutionalism” cf. B. ACKERMAN, “The Rise of World
Constitutionalism”, 83 Virginia Law Review, pp. 771-797. Le Professeur Mark TUSHNET évoque quant à
lui, la “globalization of domestic constitutional law” cf. M. TUSHNET, “The Inevitable Globalization of
Constitutional Law”, précit., p. 987. Voir D. S. LAW, M. VERSTEEG, “The Evolution and Ideology of
Global Constitutionalism”, précit., pp. 1163-1257 mais surtout les travaux menés par A.-M. SLAUGHTER
synthétisés dans son ouvrage, A New World Order, Princeton, Princeton University Press, 2004, 226 p.
191
A l’époque de la globalisation, la circulation des modèles constitutionnels et des catalogues de
droits se produit aux différents stades de la vie d’une constitution ; celui de son élaboration et
celui de son application. Même si de nos jours la circulation du droit est inévitable, le recours
au droit comparé et aux textes internationaux relatifs aux droits de l’Homme, peut être
volontaire ou imposé. Au cours du processus constituant tunisien, les théocrates et démocrates
ont eu volontairement recours aux modèles étrangers796. Cependant, si les constitutions
contiennent désormais « des marques d’appartenance à la communauté globale »797, elles
restent des « instruments d’expression de l’identité nationale »798. Bien que la standardisation
et la convergence des droits et libertés consacrés transforment les constitutions, l’inspiration
internationale du constituant tunisien (Section 2) est à relativiser. La Constitution du 27
janvier 2014 n’est pas importée. Elle est l’œuvre des seuls Tunisiens.
Conçue comme une « structure identitaire »799, la Constitution « conduit le groupe social à se
construire une identité à la fois reflet de la réalité et projection idéale de ce qu’elle veut
être. »800 Elaborée par des hommes et des femmes aux idéaux philosophiques et axiologiques
inconciliables, la Constitution tunisienne navigue « entre les valeurs universelles de la liberté,
de l’égalité et de la dignité et entre des valeurs liées à une spécificité culturelle hautement
discutée. »801 Les valeurs culturelles liées à l’identité arabe et musulmane prévalent
matériellement et formellement802 sur les valeurs humaines. La lecture du texte constitutionnel
– à commencer par le préambule – permet d’ailleurs de constater cette obsession de
l’identité (Section 1).
796 A rappeler qu’au stade du processus constituant, certains Etats étrangers et organisations internationales
sont intervenus pour poser des conditions, en vue d’inciter les constituants à adopter une/des solutions
spécifiques. Cf. le 2. du B. du Paragraphe 1 de la Section 1 de ce chapitre relatif aux conséquences
économiques et internationales du soutien au peuple palestinien, p. 208 et, le B. du Paragraphe 1 de la
Section 2 de ce chapitre relatif à l’appui des organisations nationales et internationales à l’ANC, p. 234.
tunisienne de 2014 :
illustration de
la globalisation du droit
797 T. GROPPI, « La Constitution
constitutionnel ? », précit., p. 347.
798 Ibid.
799 M.-C. PONTHOREAU, « La constitution comme structure identitaire », in D. GHAGNOLLAUD (dir.),
Les 50 ans de la Constitution 1955-2008, Paris, Lexis Nexis / Litec, 2008, pp. 31-42.
800 F. BORELLA, « Préface », in S. PIERRE-CAPS, Nation et peuples dans les Constitutions modernes, F.
BORELLA (dir.), Thèse de doctorat en droit, Nancy, Université de Nancy II, Presses Universitaires de
Nancy, 1986, p. 13.
801 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 382.
802 Le Professeur Salwa HAMROUNI précise que « le pouvoir constituant tunisien commence toujours par
nous rappeler les valeurs arabo-musulmanes avant de citer les valeurs humaines universelles. » S.
HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 387.
192
Section 1
L’obsession de l’identité arabe et islamique du peuple
Faute d’avoir fait de la charia la source des lois et de l’Islam, le fondement de la Constitution,
les théocrates ont inséré des dispositions relatives à l’identité arabe et islamique du peuple. En
dehors de l’espace européen, l’identité constitutionnelle tend à s’estomper dans la projection
de l’identité culturelle. De manière générale, le préambule « est la partie de la Constitution
qui reflète le mieux l’entendement constitutionnel des constituants, ce que Carl Schmitt
appelle les “décisions politiques fondamentales”. »803 En retraçant l’histoire qui précède
l’élaboration de la constitution et en véhiculant un certain nombre de valeurs et de principes
spécifiques, le préambule et les principes généraux804 permettent de cerner les traits
caractéristiques de l’identité d’un peuple. Même si la Tunisie n’appartient pas uniquement aux
seuls espaces arabo-musulmans (Paragraphe 1), les spécificités identitaires et valeurs
culturelles nationales ont dominé le processus constituant et prévalent au sein des dispositions
constitutionnelles actuelles, sur l’universalité de l’espèce humaine (Paragraphe 2). Les
particularités du cadre constitutionnel national traduisent donc bien une divergence avec les
standards globaux.
Paragraphe 1
L’appartenance de la Tunisie aux seuls espaces arabo-musulmans
Au premier plan, le préambule expose les références les plus caractéristiques du texte
constitutionnel805. Ces dernières sont assez spécifiques puisqu’ « ancrées dans un
particularisme excessif et sélectif. Excessif vu la redondance liée à l’appartenance arabo-
803 Extrait de V. L. ORGARD, “The Preambule in Constitutional Interpretation”, 8 International Journal of
Constitutional Law, 2010, p. 715. C’est nous qui traduisons.
804 Généralement situés à l’intérieur des premiers articles du texte constitutionnel.
805 Ce paragraphe est exclusivement consacré à l’étude du cinquième paragraphe du préambule de la
Constitution du 27 janvier 2014. « Considérant le statut de l’Homme en tant qu’être doué de dignité et en
vue de consolider notre appartenance culturelle et civilisationnelle à l’Ummah arabe et islamique, en se
basant sur l’unité nationale fondée sur la citoyenneté, la fraternité, l’entraide et la justice sociale, et en vue
de consolider l’unité du Maghreb, en tant qu’étape vers la réalisation de l’unité arabe, la complémentarité
avec les peuples musulmans et africains et la coopération avec les peuples du monde, en vue de défendre
les opprimés en tout lieu et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ainsi que la juste cause de tous les
mouvements de libération, à leur tête le mouvement de libération de la Palestine, et en vue de combattre
toutes les formes d’occupation et de racisme ; » Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie
indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, cinquième paragraphe du préambule.
193
musulmane et sélectif car réduisant l’histoire de la Tunisie à la conquête arabo-
musulmane. »806 L’histoire de la Tunisie est donc réduite à la conquête arabo-musulmane (A)
et l’intérêt porté à l’environnement arabe et musulman est doublé par l’engagement des
constituants à défendre le mouvement de libération de la Palestine (B).
A.
La réduction de l’histoire de la Tunisie à la conquête arabo-musulmane
Au lieu de rattacher les Tunisiens à l’ensemble de l’humanité, les constituants insistent sur la
consolidation de « l’unité du Maghreb » comme étape à la « réalisation de l’unité
arabe »807 (1). L’appartenance de la Tunisie à l’aire culturelle et civilisationnelle arabe et
islamique prime donc sur son appartenance à l’espèce humaine. Même si être Tunisien c'est
être maghrébin et africain, il n’est pas constitutionnellement reconnu comme étant
méditerranéen. Plus encore, son histoire berbère n’est pas consacrée par le texte
constitutionnel (2).
1. La consolidation de « l’unité du Maghreb » comme étape à la « réalisation de l’unité
arabe »
Avant d’évoquer la « réalisation de l’unité arabe » le constituant tunisien s’attache, en tête du
cinquième paragraphe du préambule de la Constitution, à consolider « l’appartenance
culturelle et civilisationnelle808 [de la Tunisie] à l’Ummah arabe et islamique ». Transcription
anglo-saxonne d’Al Oumma Al Islamiya, l’Umma ou Ummah « désigne la communauté des
croyants musulmans, soit la communauté islamique mondiale. »809 Employé pour la première
fois par le Prophète Mahomet, son histoire aurait commencé avec l’Hégire810. Selon la
définition du Professeur Antoine SFEIR, il y a une distinction à faire entre le caractère
806 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 387.
807 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
cinquième paragraphe du préambule.
808 Sur la différence entre culture et civilisation cf. le 1. du A. du Paragraphe 1 de la Section 2 du Chapitre 1 du
Titre 1 de cette partie relatif à la place du référent islamique au sein de la Constitution, p. 86.
809 « Oumma », in A. SFEIR (dir.), Dictionnaire du Moyen-Orient : histoires/cultures/révolutions, Paris,
Bayard Editions, 2011, p. 656.
810 Soit le 16 juillet 622 de l’ère chrétienne. Cf. Annexe 1 – Glossaire – Hégire.
194
islamique de la communauté des croyants et l’arabité ou identité arabe. Or, « l’arabe811, se
trouve face à une confusion quant à la définition même de son identité. Arabophone, Arabe de
race ou musulman, être Arabe aujourd’hui n’est pas évident. »812 La construction de l’identité
arabe est difficile et les mythes politiques qui fondent la filiation et la nation arabe, rendent la
distinction entre islamité et arabité d'autant plus complexe. La confusion entre islamité et
arabité est d’ailleurs entretenue par les constituants. Ces derniers inscrivent au sein du
préambule la poursuite de deux objectifs : celui du renforcement de l’appartenance de la
Tunisie à l’ « Ummah arabe et islamique » et celui de la réalisation de l’« unité arabe ».
Contrairement au préambule de la Constitution de la Deuxième République, le préambule de
la Constitution du 1er juin 1959 distingue bien « les enseignements de l’Islam » de l’
« appartenance [de la Tunisie] à la famille arabe »813.
Il va sans dire que toute tentative de définition de l’identité arabe passe nécessairement par le
rattachement à l’origine et à la nation arabes. Comme toute identité, l’identité arabe s’est
construite par rapport aux autres, principalement les Ottomans et les Occidentaux. Du temps
de l’occupation européenne des pays du Proche-Orient et d’Afrique du Nord, ce sont les
Occidentaux qui « dictèrent ce qui était oriental, arabe. Le “moi arabe” est originairement
un “vous Arabes”. »814 Dans l’objectif de lutter et de combattre cet Occident dominateur et
colonisateur, « les intellectuels “arabes” ont produit “l’arabité” en recourant à une
démarche qui a consisté à se définir par rapport à l’autre, en lui empruntant ses théories. »815
Les intellectuels arabes ont effacé les spécificités territoriales, afin d’unir les populations et
résister à l’occupant, qu’il soit ottoman ou occidental. L’arabité a cependant été construite
contre les sentiments nationaux, alors qu’elle devait se faire à partir d’eux816. Aujourd’hui,
811 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Arabe.
812 A. AJOURY, Les mythes dans les constructions identitaires au Liban, Mémoire en Sciences politiques,
Beyrouth, Université Saint-Joseph, 2005, p. 44.
813 Le quatrième paragraphe du préambule de la Constitution du 1er juin 1959 dispose de la volonté du peuple
tunisien de « demeurer fidèle aux enseignements de l’Islam, à l’unité du Grand Maghreb, à son
appartenance à la famille arabe, à la coopération avec les peuples “africains pour édifier un avenir
meilleur et à la solidarité avec tous les peuples” qui combattent pour la justice et la liberté, » Cf.
Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, quatrième
paragraphe du préambule.
814 A. AJOURY, Les mythes dans les constructions identitaires au Liban, op.cit., p. 45.
815 Ibid.
816 D. SCHNAPPER, « Existe-t-il une identité française ? », in J.-C. RUANO-BORBALAN (éd.), L’identité,
l’individu, le groupe, la société, Auxerre, Sciences Humaines, 1998, p. 304.
195
être arabe consiste à partager la même Histoire, la même tragédie817 et surtout les mêmes
espoirs818.
A l’instar de l’identité arabe, le nationalisme arabe819 s’est exclusivement basé sur les critères
linguistique, culturel et historique820. Les idéologues du nationalisme arabe ont ainsi négligé
le territoire et les frontières. « Théoriquement, le nationalisme arabe mettait les Arabes de
différentes religions et confessions sur le même rang, et par conséquent éliminait la
discrimination politique et sociale utilisée sous l’empire ottoman et par la suite par l’armée
turque. Mais, pratiquement, l’arabité ne fonctionnait pas de cette manière. »821 Croyant
délaisser le critère religieux pour rassembler les populations composant les provinces de
l’Empire ottoman, le nationalisme arabe ou arabisme a servi de substitut à l’Islam en tant
qu’idéologie unificatrice. Du fait de la décadence de l’Empire ottoman au XIXème siècle,
l’Islam était menacé par les puissances occidentales et il n’existait plus de califat pour fournir
à l’ensemble des fidèles une direction globale.
Bien que se voulant détaché de la religion, le nationalisme arabe baignait dans les rites et
traditions religieuses islamiques. En effet, la question de la filiation telle que comprise dans
l’Islam, était essentielle dans l’établissement de l’origine arabe. Dans la culture arabo-
musulmane, « la filiation est un élément essentiel de légitimation. Dans l’islam, il est interdit
d’adopter des enfants et par suite de donner son nom à une personne étrangère au groupe ou
à la famille. On remarque d’ailleurs l’existence du préfixe “ben” ou “ibn” devant bon
nombre de noms de familles arabes. Ces termes signifient “ fils de”. »822 La filiation telle que
comprise dans l’Islam est donc au fondement de la légitimation et de la reconnaissance de
817 L’occupation de la Palestine.
818 La libération des territoires palestiniens occupés et la réalisation de l’unité arabe.
819 Sur le nationalisme en général voir E. GELLNER, Nation et nationalisme, (traduit par B. PINEAU), Paris,
Payot, 1989, 208 p. Sur le nationalisme arabe en particulier voir O. CARRE, Le Nationalisme arabe, Paris,
Payot & Rivages, 1996, 304 p.
820 Les chrétiens d’Orient à l’exemple des Libanais Constantine ZREIK et Edmond RABBATH furent les
pionniers et premiers théoriciens du nationalisme arabe. Grâce à l’influence des Libanais ayant fréquentés
les missions occidentales à Beyrouth, au Mont Liban et à Alep, les Syriens furent les premiers musulmans à
prendre conscience de leur arabisme. Le nationalisme arabe s’est développé en réaction au nationalisme
turc qui rejetait les Arabes musulmans. Pour plus de précisions sur ce point cf. A. AJOURY, Les mythes
dans les constructions identitaires au Liban, op.cit., p. 46.
821 Ibid.
822 Ibid., p. 50.
196
l’identité arabe. Toutefois, les populations autochtones en Tunisie n’étaient pas arabes. Elles
ont été arabisées à partir du VIIème siècle823.
Habib BOULARES constate d’ailleurs que « [j]usqu’à présent, il n’est pas rare de rencontrer
des personnes instruites qui ne savent pas qu’il a fallu plus de cinquante ans pour asseoir en
Ifriqiya le pouvoir arabe, des générations pour atteindre l’objectif de l’islamisation générale
et des siècles pour assurer l’arabisation du pays. Peut-être cette ignorance était-elle due, en
partie, à la facilité avec laquelle les Musulmans d’Arabie ont conquis les régions voisines en
Orient. »824 La conquête arabe de la Tunisie a permis de généraliser en Ifriqiya825 la langue
arabe et l’Islam. S’étendant aux populations et territoires d’Afrique du Nord, les berbères qui
s’y trouvent vont s’exprimer en arabe. Se développeront alors progressivement, les différents
dialectes qui varient d’un pays arabe à l’autre et d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Mais
rapidement, le critère religieux va prendre le pas sur le critère linguistique.
Afin d’étendre l’empire arabe des Omeyyades826 et rester au pouvoir, les dirigeants arabes
devaient adopter l’Islam. Le concept d’Umma va alors servir à regrouper la communauté des
croyants musulmans, dans l’objectif de lutter contre le non-croyant ou le non-musulman.
Historiquement, culturellement et axiologiquement connoté, le concept d’Umma est repris par
les constituants tunisiens. Ces-derniers cherchent à consolider l’ « appartenance culturelle et
civilisationnelle [de la Tunisie] à l’Ummah arabe et islamique ». Pourquoi avoir qualifié
l’Ummah d’islamique, alors que le concept renvoie ontologiquement à la communauté des
croyants musulmans ? Pourquoi insister sur le caractère arabe de l’Ummah alors qu’il est
originellement arabe ? Il semblerait que les constituants aient impérativement voulu rattacher
leur pays à l’unité morale et spirituelle que constitue l’Ummah. Cette appartenance permettrait
de relever les traits linguistiques, religieux et moraux qui définissent les sociétés arabes et
musulmanes dont fait partie la Tunisie. Pour mémoire, l’Ummah date des conquêtes arabes et
des premiers temps de l’Islam. Il visait à unir les musulmans du globe, au-delà des frontières
823 « C’est donc en 647 que fut organisée la Ghazouat ou l’expédition des “Sept Abd-Allah”, ainsi libellée par
les chroniqueurs parce qu’elle a bénéficié de la participation de plusieurs compagnons du Prophète dont
sept avaient pour prénom Abd-Allah avec à leur tête le commandant en chef Abd-Allah Ibn Abi-Sarh, frère
de lait du Khalife en exercice à Médine, Othman Ibn ‘Affane. Les Musulmans, à partir de l’Egypte, avaient
déjà poussé l’avantage jusqu’en Cyrénaïque. Vingt mille hommes ont été mobilisés pour cette nouvelle
“ouverture” à l’Ouest. » H. BOULARES, Histoire de la Tunisie : Les grandes dates de la préhistoire à la
révolution, Tunis, Cérès Editions, 2011, pp. 193-194.
824 Ibid., p. 193.
825 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Ifriqiya.
826 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Omeyyades.
197
et de l’identité arabe ou autre des peuples. En Tunisie pourtant, le renforcement de
l’appartenance à l’Ummah se base sur l’ « unité nationale ». Or, le concept de nation, né au
XVIème siècle, est concomitant à la naissance des Etats modernes. Les concepts de nation et
d’Ummah se voient réunis en une même phrase alors qu’ils appartiennent à des temps
radicalement différents et qu’ils renvoient à des réalités contradictoires.
Ce premier objectif des constituants est doublé par la volonté du peuple de réaliser « l’unité
arabe ». Alors que la Constitution de l’indépendance dispose de l’ « appartenance [de la
Tunisie] à la famille arabe », la Constitution de la Deuxième République traite d’un idéal
d’« unité arabe », fruit des idéologues du nationalisme arabe. Version dépassée des
nationalismes européens du XIXème siècle, le nationalisme arabe est fondé sur la conception
objective ou allemande de la nation, par opposition à sa conception subjective ou française. Se
basant exclusivement sur les critères linguistique, culturel et historique, les nationalistes
arabes affirment l’existence d’une nation arabe en devenir, qui serait une et indivisible et qui
s’étendrait du Maroc à l’Irak827. Cet idéal de la nation arabe s’oppose pourtant à la
reconnaissance des Etats-Nations, des peuples et des diverses patries indépendantes arabes. Le
préambule tunisien actuel cherche à « consolider l’unité du Maghreb » en vue de « réaliser
l’unité arabe ». En 1959, il n’était pas question de « consolider l’unité du Maghreb » puisque
les constituants affirmaient souverainement la volonté du peuple, de « demeurer fidèle […], à
l’unité du Grand Maghreb ». L’unité des pays arabes d’Afrique du Nord existait et les
Tunisiens ne l’envisageaient pas comme une étape à la réalisation de « l’unité arabe ».
Contrairement au nationalisme arabe du XIXème siècle, la construction par étapes de « l’unité
arabe » laisse penser que les constituants tunisiens ont pris conscience des échecs des
diverses expressions du nationalisme arabe. Ils cherchent effectivement à l’adapter aux
réalités régionales et politiques dans lesquelles évolue la Tunisie. Bien qu’elle ait été prévue
comme un objectif à accomplir par les générations présentes et à venir, les constituants
tunisiens ancrent l’unité arabe dans le temps présent, induisant qu’elle serait à terme,
réalisable.
Selon la Constitution du 1er juin 1959, les Tunisiens étaient solidaires de tous les peuples.
Cependant, depuis le 27 janvier 2014, ils ne sont dorénavant complémentaires que des peuples
827 A. AJOURY, Les mythes dans les constructions identitaires au Liban, op.cit., p. 55.
198
qui partagent leur vision d'une identité arabe, des valeurs islamiques ou/et du continent
africain. Ils écartent leurs composantes Imazighen828 et leur rattachement géographique et
historique au bassin méditerranéen. Si la majorité des Tunisiens est arabe et musulmane, il
n’en ait pas de même des minorités juives, chrétiennes et berbères.
2. L’occultation de l’appartenance méditerranéenne et des acquis historiques autres
qu’arabes
Exposant les valeurs fondatrices de la Deuxième République, le Professeur Salwa
HAMROUNI affirme que le pouvoir constituant tunisien est guidé par « des préceptes
idéologiques fixes. »829 Ayant fait de l’Islam, la base de la culture nationale, les Nahdhaouis
ont réduit l’Histoire de la Tunisie à la conquête arabo-musulmane. Tout ce qui était en lien de
près ou de loin avec l’héritage arabo-musulman, devait figurer dans le texte constitutionnel.
Que faire alors des Tunisiens chrétiens ou juifs ? Quelle place la Constitution consacre-t-elle
aux Imazighen ou populations berbères ? A vrai dire aucune. L’ « unité nationale » et
l’« unité arabe » dont dispose le préambule sont comprises dans l’Islam et ses bases.
Contrairement au Maroc où le constituant « a exprimé son attachement à une “unité, forgée
par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est
nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen” »830, le
constituant tunisien passe sous silence les populations et minorités qui ne sont ni arabes ni
musulmanes.
Pourtant, comment réduire l’Histoire de la Tunisie à la seule conquête arabo-musulmane sans
évoquer la période romaine ? Que faire de l’héritage phénicien et des richesses accumulées
grâce à la navigation dans le bassin méditerranéen ? L’appartenance méditerranéenne de la
Tunisie est oblitérée « malgré l’objectivité de l’appartenance géographique et malgré
l’appartenance de la Tunisie à l’union pour la méditerranée. »831 Il en est de même de
l’appartenance au continent africain. Ceci est d’autant plus surprenant que les travaux
préparatoires à la Constitution, notamment ceux de la Commission du préambule, prouvent
828 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Amazigh.
829 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 387.
830 Ibid.
831 Ibid.
199
que l’importance de l’environnement géographique et culturel tant méditerranéen qu’africain,
a été soulignée.
En effet, au cours de son audition du 12 mars 2012832, Ahmed BEN SALAH met l’accent sur
la précision des termes employés lors de l’élaboration du chapitre premier de la Constitution
de 1959. Il insiste sur l’appartenance africaine de la Tunisie et sur l’importance de sa
constitutionnalisation. Il considère que les origines de la Tunisie sont liées aux civilisations
d’Afrique du Nord et à celles du continent africain dans son intégralité. Il montre également
l’importance de l’appartenance de la Tunisie à l’espace méditerranéen. Il affirme d’ailleurs
que cette appartenance prime sur les origines et le rattachement du peuple tunisien à l’Umma.
Alors pourquoi les considérations d’Ahmed BEN SALAH n’ont-elles pas été prises en
compte par les constituants et intégrées au sein du préambule ? Il est intéressant de relever
qu’il avait été question d’ajouter dans le préambule, l’appartenance méditerranéenne de la
Tunisie. Cette proposition d’amendement n’a pourtant été acceptée que par 105 députés sur
les 217. La raison principale de ce refus réside dans la volonté d’une partie des constituants,
de s’engager pour la cause palestinienne et d’envoyer un message à la communauté
internationale : celui du refus de la Tunisie d’appartenir à un espace géographique également
occupé par l’Etat d’Israël833.
Le préambule de la Constitution du 27 janvier 2014 est en recul par rapport à celui de la
Constitution du 1er juin 1959. Alors que la nouvelle Constitution dispose de « la
complémentarité avec les peuples musulmans et africains et la coopération avec les peuples
du monde »834, l’ancienne Constitution insistait sur la fidélité du peuple tunisien « à la
coopération avec les peuples “africains pour édifier un avenir meilleur et à la solidarité avec
tous les peuples” qui combattent pour la justice et la liberté »835. La coopération avec les
peuples africains n’était – sous le règne de l’ancienne Constitution – qu’une étape à la
réalisation d’un monde meilleur. Actuellement, l'unité avec les peuples musulmans et
832 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs. Ahmed BEN SALAH et Yadh BEN
ACHOUR », 12 mars 2012 [en ligne], [consulté le 13 septembre 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs
/518e5bfc7ea2c422bec252df (en arabe).
833 Bien que ces développements ne figurent pas clairement dans les travaux préparatoires à la Constitution, le
Professeur Salwa HAMROUNI les expose dans son article précité. En ce qui concerne les tenants et les
aboutissants de l’engagement des constituants en faveur de la cause palestinienne, cf. le B. qui suit.
834 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
cinquième paragraphe du préambule.
835 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, quatrième
paragraphe du préambule.
200
africains est une fin en soi. Plus encore, les Tunisiens ne sont plus solidaires de l’intégralité
des peuples du monde puisque leur solidarité se résume à renforcer leur engagement et leur
attachement aux peuples arabes, qui plus est musulmans. Ils cherchent certes à « défendre les
opprimés en tout lieu » mais leur préférence va à la cause palestinienne.
B.
La défense des peuples opprimés en particulier, le mouvement de libération de la
Palestine
L’identité collective trouve ses fondements dans les spécificités culturelles propres aux
Tunisiens mais elle s’est aussi forgée836 par réaction à l’implantation d’un « ennemi
commun »837 dans le bassin méditerranéen : l’Etat israélien. Dans l’objectif de lutter contre les
anciens colons occidentaux et l'actuel ennemi israélien, l’arabité s’est construite contre les
sentiments nationaux, alors qu’elle devait se faire à partir d’eux838. Aujourd’hui, être Arabe
consiste à partager la même Histoire, celle de la civilisation arabe et musulmane et des
mouvements de libérations nationales ; la même tragédie, celle de l’occupation de la Palestine
et surtout les mêmes espoirs, à savoir la réalisation de l’unité arabe et la libération des
territoires palestiniens occupés.
Contrairement au préambule de la Constitution du 1er juin 1959839, celui de la Constitution du
27 janvier 2014 a fait l’objet de tractations entre les partisans de la solidarité avec les peuples
arabes et musulmans et les défenseurs de la souveraineté nationale. Initiateurs des révolutions
du Printemps arabe, les Tunisiens ont pensé ériger leur Constitution en modèle. Ils ont voulu
l’exporter dans les autres pays arabes d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. La volonté des
constituants de faire de la Constitution un modèle valable régionalement (1) allait s’exprimer
par l’insertion au sein du préambule de l’engagement et du soutien de la Tunisie au
« mouvement de libération de la Palestine ». Or, l’inscription constitutionnelle de cet
836 A l’instar de toutes les identités arabes.
837 « La Constitution ne peut toutefois à elle seule constituer l’identité collective puisque la Nation trouve ses
fondements dans les préconditions constitutionnelles telles qu’une langue, une histoire, une culture ou/et
une religion communes, voire un ennemi commun. » in M.-C. PONTHOREAU, « La constitution comme
structure identitaire », précit., p. 32.
838 D. SCHNAPPER, « Existe-t-il une identité française ? » précit., p. 304.
839 Inspiré et rédigé par les partisans du Néo-Destour, le préambule de la Constitution du 1er juin 1959 ne
mentionne ni l’attachement au nationalisme arabe, ni l’engagement des Tunisiens en faveur du peuple
palestinien. Il dispose uniquement de la souveraineté nationale et de l’indépendance de la Tunisie.
201
engagement allait entraîner certaines conséquences économiques et internationales pour la
Tunisie (2).
1. La volonté des constituants de faire de la Constitution un modèle valable
régionalement
Pour mémoire, le 6 mars 2012840, lors de l’étude des principaux axes du préambule et avant
même l’élaboration d’un projet de préambule, les constituants ont pensé l’exportation de leur
Constitution841. Au-delà des « “timbres” spécifiques »842 propres à la Tunisie, les constituants
ont intégré au sein du préambule, des éléments fondateurs de l’identité et du nationalisme
arabes843. L’insertion de la cause palestinienne suppose que la Constitution du 27 janvier 2014
est un modèle régional à suivre. En effet, « Bruce Ackerman a identifié des “moments
constitutionnels” tout à fait essentiels autres que le moment constituant qui correspondent à
des ruptures porteuses de sens et constitutives de l’identité constitutionnelle. »844 La cause
palestinienne est au fondement des identités arabes. Elle a servi à catalyser les sentiments et la
plupart des mouvements nationalistes arabes autour de la volonté de réaliser l’unité arabe.
Seulement comme l’affirme Béligh NABLI, le « lien entre les peuples arabes et la “cause
palestinienne” ne saurait masquer les turpitudes et ambivalences de leurs dirigeants. »845
Gamal Abdel NASSER est l’un des dirigeants arabes qui a instrumentalisé la “cause
palestinienne” pour asseoir son leadership politique sur la région846.
Contrairement à lui, Habib BOURGUIBA « osait envisager la question palestinienne en
termes critiques d’impératifs de paix négociée avec Israël selon les résolutions de l’ONU.
840 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Etude des principaux axes du préambule », 6 mars 2012
[en ligne], [consulté le 10 mars 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252d7 (en
arabe).
841 Cf. le 3. du A. du Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE I relatif à un
préambule pensé comme un modèle, p. 106.
842 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., p. 74.
843 A l’instar de la cause palestinienne et du refus de la normalisation des relations des Etats arabes avec
« l’entité sioniste ». Ces deux points font l’objet du présent paragraphe.
844 M.-C. PONTHOREAU, « La constitution comme structure identitaire », précit., p. 34.
845 B. NABLI, « La profonde onde de choc qui secoue le monde arabe connaîtra des répliques révolutionnaires
et contre-révolutionnaires », El Watan Week-end décortiqué sur le site de l’IRIS [en ligne], publié le
vendredi 1er novembre 2013, [consulté le 10 octobre 2020] https://www.iris-france.org/44466-la-profonde-
onde-de-choc-qui-secoue-le-monde-arabe-connatra-des-rpliques-rvolutionnaires-et-contre-rvolutionnaires/.
846 Ibid. Pour une étude détaillée du rapport des Arabes à la cause palestinienne voir le « Chapitre 6. La
Palestine : symbole de l’unité et de la division des Arabes », in B. NABLI, Comprendre le monde arabe,
op.cit., pp. 193-222.
202
[…] Il stigmatisait ainsi le projet hégémonique de Nasser, qui aspirait à bâtir la nation arabe
sous la direction égyptienne et comptait se servir de la Ligue arabe et du problème
palestinien à ses propres fins. Conscient que la question palestinienne mettait aussi en jeu
l’indépendance de la Tunisie, il dénonça la prétention hégémonique de Nasser en affirmant :
“La Tunisie ne sera le satellite de personne.” »847 La volonté de BOURGUIBA d’émanciper
la Tunisie de la domination coloniale française et de l’hégémonie politique égyptienne a
empêché les constituants entre 1956 et 1959 de faire de la cause palestinienne, un fondement
de l’identité tunisienne. Dans un tel contexte, pourquoi les constituants ont-ils inséré la cause
palestinienne au sein de leur carte d’identité nationale, entre 2011 et 2014 ?
Les mentions qui figurent dans le préambule sont généralement considérées comme
essentielles et hissées en tête du texte constitutionnel848. Bien que le Doyen Yadh BEN
ACHOUR ait exhorté les constituants à s’éloigner de tout sujet de controverse849, la majorité
constituante présidée par Ennahdha, voulait envoyer un message à la communauté
internationale : celui de l’engagement politique du pays en faveur du mouvement de libération
de la Palestine.
A ce stade de la réflexion, il est essentiel de comprendre la position de la Tunisie sur la
question palestinienne en se penchant sur le rôle des acteurs politiques, à l’instar de Habib
BOURGUIBA et sur l’élaboration du texte de la Constitution du 1er juin 1959.
Au cours de son audition du 14 mars 2012 par la Commission du préambule850, Ahmed
MESTIRI851 a précisé que les contextes d’élaboration des constitutions impactaient l’écriture
et la compréhension des textes constitutionnels. Comparant les conditions historiques ayant
présidé à l’élaboration des deux Constitutions, il constate qu’elles ont toutes deux pour
objectif de construire une nouvelle étape : en 1959, la Constitution a été élaborée dans un
847 M. BRONDINO, « Bourguiba, Policy Maker entre mondialisation et tunisianité : une approche systémique
et interculturelle », in M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba. La trace et l’héritage, Aix-en-
Provence, Karthala, 2004, p. 470.
848 M.-C. PONTHOREAU, « La constitution comme structure identitaire », précit., p. 33.
849 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs. Ahmed BEN SALAH et Yadh BEN
ACHOUR », 12 mars 2012 [en ligne], [consulté le 24 mars 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5
bfc7ea2c422bec252df (en arabe).
850 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs Ahmed MESTIRI et Moustapha
FILALI », 14 mars 2012 [en ligne], [consulté le 4 avril 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5
bfc7ea2c422bec252e6 (en arabe).
851 Un des membres de la première ANC tunisienne (1956-1959).
203
contexte de crise852, une période de transition et de passage d’un régime d’occupation
coloniale à une indépendance et une souveraineté nationale. En 2014, la Constitution est le
résultat d'une révolution ayant entrainé la chute du régime autoritaire de Zine El Abidine BEN
ALI. Certes, l'objectif respectif des deux constitutions n’était pas le même, mais leur
application dépendait de la prise en compte par les acteurs juridiques et politiques, du
contexte national et international dans lesquels se situait alors le pays.
Obtenant progressivement et suivant un "plan par étapes853", la souveraineté de la Tunisie à la
France, Habib BOURGUIBA et la majorité destourienne à l’ANC ont cherché, entre 1956 et
1959, à établir la constitution d’un Etat indépendant. Ayant exclu les yousséfistes du Front
National, Habib BOURGUIBA s’était assuré une mainmise sur le pouvoir politique et
constituant. Alors que les défenseurs de l’identité arabe et musulmane étaient réduits au
silence, les partisans du Néo-Destour ont organisé l’élaboration et la rédaction de la
constitution. Contrairement à Gamal Abdel NASSER, Habib BOURGUIBA a agi de manière
souveraine et s’est positionné à contre-courant des discours nationalistes arabes. « Durant les
années 1960, le panarabisme854 sous le leadership de Nasser portait l’espoir des masses
arabes, qui considéraient que la libération de la Palestine ne pouvait se réaliser que par la
guerre afin, comme disait un slogan de l’époque, de “jeter les Juifs à la mer”. »855 Or,
l’indépendance politique revendiquée par le Combattant Suprême n’était pas seulement une
indépendance nationale vis-à-vis de l’occupant français ou occidental. Elle faisait également
face aux positions arabes dominantes. Ainsi, le préambule de la Constitution de 1959 ne fait-il
aucune mention ni de la nation arabe, ni de la cause palestinienne. Fervent défenseur du
modèle tunisien de paix négociée pour l’indépendance, Habib BOURGUIBA invitait les
Palestiniens à lutter eux-mêmes pour l’indépendance de leur Etat, en acceptant la légalité
internationale et les résolutions de l’ONU.
Le fait de partager un environnement géographique et linguistique commun n’empêchait pas
Habib BOURGUIBA d’affirmer l’existence de pays, nations et patries arabes indépendantes.
Il allait même plus loin en se prononçant en faveur de la reconnaissance de deux Etats
852 Le contexte était celui des décolonisations et des luttes pour l’indépendance des Etats-Nations arabes. Mais,
la crise était également interne au Néo-Destour. La question était de savoir qui de Habib BOURGUIBA ou
de Salah BEN YOUSSEF allait prendre la direction du parti.
853 Cf. Note de bas de page 222.
854 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Panarabisme.
855 M. BRONDINO, « Bourguiba, Policy Maker entre mondialisation et tunisianité : une approche systémique
et interculturelle », précit., pp. 467-468.
204
indépendants et souverains : l’un israélien et l’autre palestinien. « En effet, en 1965, à Jéricho,
devant les réfugiés palestiniens, le président tunisien prononce un retentissant discours dans
lequel, pour sortir de l’impasse, il appelle le leadership palestinien et les dirigeants arabes à
reconnaître la réalité du fait israélien et il souligne la nécessité d’entamer un processus de
négociation lucide avec Israël. »856
Il est intéressant de constater que la Constitution du 27 janvier 2014 dispose davantage des
caractéristiques de l’identité et du nationalisme arabes que la Constitution du 1er juin 1959.
Pourtant contemporaine de l’occupation des territoires palestiniens et de la fondation de l’Etat
d’Israël, cette dernière ne fait pas état de l’engagement et du soutien de la Tunisie au peuple
palestinien. Contrairement au premier processus constituant, la composition de l’ANC entre
2011 et 2014, était plus hétérogène. La majorité constituante présidée par le parti Ennahdha a
eu la possibilité d’exprimer librement et publiquement sa volonté. Il est donc possible de
penser que les idées yousséfistes sont réapparues en filigrane, dans le discours des défenseurs
de l’identité arabe et musulmane. Ce sont d’ailleurs ces derniers qui ont œuvré à faire de la
Constitution tunisienne un modèle de Constitution arabe. De là cette question : qu’est-ce
qu’un modèle en droit constitutionnel ?
Selon le Professeur Marie-Claire PONTHOREAU, « [l]a définition lexicale du terme de
“modèle” renvoie à deux niveaux de significations complémentaires : un modèle est une
représentation construite et souvent simplifiée de la réalité qui peut être ce qui sert de support
à une tentative de reproduction ou bien un instrument de mesure (l’origine latine du mot
“modulus” signifie “mesure”.) »857 Du fait de l’embrasement des régimes autoritaires
environnants, les constituants pensaient que la Tunisie pouvait encore une fois servir
d’exemple, de modèle à imiter pour les sociétés arabes. Comme les théocrates présidaient une
grande partie des commissions constituantes, ils ont considéré comme une réalité, l’idéologie
nationaliste arabe et leur désir de fonder l’unité arabe. Toutefois, le mythe de la nation arabe
856 A. AIT-CHAALAL, « Habib Bourguiba et les Etats-Unis (1956-1987) : une relation pragmatique,
constante et indépendante », in M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba. La trace et
l’héritage, op.cit., p. 451. Sur la politique internationale et la position de H. BOURGUIBA sur le problème
palestinien à l’époque de la présidence égyptienne d’Anouar EL SADATE, cf. « Bourguiba, le sage
international », in S. BESSIS et S. BELHASSEN (dir.), Bourguiba, Tunis, Editions Elyzad, 2012, pp. 372 à
378.
857 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 187.
205
revendiqué par les islamistes et une partie des constituants conservateurs est construit sur la
volonté d’anéantir l’occupant israélien et de libérer les territoires palestiniens858.
Il est assez logique de retrouver cette volonté dans les travaux préparatoires à la Constitution.
Le Pacte républicain signé le 1er juillet 2011 par les forces politiques de l’Instance Supérieure
pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution (ISROR)859, consacrait déjà un principe
relatif à « l’indépendance nationale, au droit à l’autodétermination, à la lutte contre
l’occupation et le racisme, l’approfondissement de la conscience arabe commune, la
solidarité maghrébine, africaine et internationale et le soutien de toutes les causes justes à la
tête desquelles la cause palestinienne et la lutte contre “toutes les formes de normalisation
avec l’entité sioniste”. »860 Les débats sur le soutien de la cause palestinienne, témoignent de
la volonté d’une partie des constituants861 de reconstruire la réalité de l’occupation israélienne
telle que la majorité des populations arabes la perçoivent et la comprennent : autrement dit
comme la privation du peuple palestinien de son territoire et de sa souveraineté.
La cause palestinienne est une question qui se pose « en permanence quels que soient
l’époque et le lieu. »862 En conséquence, ériger la cause palestinienne en une cause juste et la
graver dans le marbre constitutionnel transforme la Constitution tunisienne et son préambule
en modèle historique, puisque ce dernier « renvoie à une réalité juridique exemplaire que
l’on863 s’efforce de reproduire. »864 La Constitution tunisienne devient ainsi, le fer de lance du
nationalisme arabe. En agissant ainsi, les constituants tunisiens donnent leur vision du
858 Il faut rappeler que dans le préambule, l’appartenance méditerranéenne de la Tunisie n’est pas mentionnée,
car certains constituants ne voulaient pas que leur pays appartienne à la même zone géographique qu’Israël.
859 Cf. Annexe 2 – Chronologie de la transition tunisienne, 11 février 2011.
860 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 289.
861 Le 26 mars 2012, au cours de l’étude des principaux axes du préambule, les constituants vont s’opposer sur
l’insertion au sein de la Constitution, de l’engagement de la Tunisie à défendre les peuples opprimés et les
mouvements de libération nationaux, avec en tête de liste, le mouvement de libération de la Palestine. Seule
une partie des constituants conçoit la cause palestinienne comme une cause fondamentale, même si
l’occupation des terres palestiniennes a été considérée comme un coup de poing en plein cœur de l’Umma.
Ils jugent d’ailleurs qu’il faut allier à l’engagement en faveur de la cause palestinienne, la lutte contre le
sionisme et disposer de Jérusalem comme de la capitale de la Palestine au sein de la Constitution. D’après
eux, la Palestine n’aurait aucun sens sans Jérusalem. Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD,
Documents, Commission du préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution,
« Etude des principaux axes du préambule », 26 mars 2012 [en ligne], [consulté le 19 septembre 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c42 2bec252e9 (en arabe).
862 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 189.
863 Il est plus convenable ici de modifier la citation et d’écrire : « Que les sociétés arabes devraient s’efforcer
de reproduire. »
864 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 187.
206
problème palestinien, même si elle n’est qu’une des représentations du conflit israélo-
palestinien.
Toutefois, si les différents Etats arabes du pourtour méditerranéen partagent une langue et une
religion communes, la cause palestinienne est une cause politique qui ne suscite pas
l’unanimité des pays arabes865. Qui plus est, pour servir de modèle – qu’il soit historique ou
instrument de mesure – la Constitution tunisienne doit être reconnue comme « une expérience
étrangère qui sert de référence pour le travail constituant ou législatif »866 par les
représentants du peuple d’un autre ou d’autres Etats. Or, dans le contexte tunisien, seuls les
constituants nationaux pensent leur Constitution comme un modèle. Ils ne prennent pas en
compte que pour véritablement servir de modèle, la Constitution doit être plus qu'une
référence. Elle doit surtout être réappropriée et adaptée à la réalité sociologique et juridique
du peuple qui s'inspire du modèle.
Le 26 mars 2012, au cours de l’étude des principaux axes du préambule, certains constituants
ont estimé que bien que la cause palestinienne soit fondamentale867, la Constitution n’avait
pas pour objet de traiter du problème israélo-palestinien. Deux grands pôles se dessinent alors
au sein de l’ANC : l'un veut faire de la Constitution tunisienne le fer de lance de l’identité et
du nationalisme arabe ; l'autre souhaite qu’elle soit l’expression de la souveraineté du peuple
et de l’Etat tunisien. Ces derniers considèrent d'ailleurs que dans sa définition matérielle, la
Constitution a pour fonction de régir les rapports entre gouvernants et gouvernés, de traiter les
affaires intérieures de la Tunisie et non d’un autre Etat. Raison pour laquelle en s’opposant, ils
proposent de s’en tenir à disposer de l’engagement de la Tunisie à défendre les mouvements
de libération et toutes les causes justes, sans plus de précision. Ce point de vue ne l'emportera
pas. Le cinquième paragraphe du préambule de la Constitution tunisienne actuelle prévoit
« de défendre les opprimés en tout lieu et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ainsi
que la juste cause de tous les mouvements de libération, à leur tête le mouvement de
libération de la Palestine, et […] de combattre toutes les formes d’occupation et de
racisme. »868
865 La cause palestinienne a d’ailleurs été à l’origine du déclenchement de la guerre civile libanaise de 1975 à
1990.
866 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 188.
867 Du fait de la persécution religieuse du peuple palestinien et de la privation de sa terre.
868 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
cinquième paragraphe du préambule.
207
Bien que la lutte contre « toutes les formes de normalisation avec l’entité sioniste »869 inscrite
au sein du Projet de Constitution du 22 avril 2013 ait finalement été supprimée, les
constituants ont préservé les dispositions relatives à la cause palestinienne. Ces deux segments
de phrase sont problématiques car ils ne suscitent pas le consensus chez les Tunisiens. Le
dissensus existe également dans la communauté internationale et même dans les différents
pays du monde arabe. Leur insertion au sein de la Constitution entraîne par ailleurs des
conséquences économiques et diplomatiques certaines.
2. Les conséquences économiques et internationales du soutien au peuple palestinien
Le 27 mars 2012870, les membres de la Commission du préambule ont débattu sur la manière
d’exprimer l’engagement de la Tunisie en faveur des mouvements de libération nationale871.
Avant d’aborder la question de la criminalisation de la normalisation avec l’entité sioniste872,
les constituants se sont encore une fois opposés sur l’insertion de la cause palestinienne. Deux
grandes orientations se sont dessinées. Chacune d’elle était caractérisée par des positions
différentes.
Certains ont estimé que la cause palestinienne était une cause fondamentale mais qu’il ne
fallait pas l’inclure dans la Constitution. Norme des normes, une constitution selon eux, n’a
pas vocation à établir des programmes politiques ou/et stratégiques. Même s’ils partageaient
ce point de vue, d'autres ont considéré que l’insertion de la cause palestinienne pouvait
représenter une ingérence dans les affaires intérieures de l’Etat palestinien. En outre, ils ont
estimé que l’engagement en faveur de la cause palestinienne enverrait un message négatif à la
communauté internationale car il témoignerait de la frustration du peuple palestinien873.
869 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 289. Phrase explicitée dans le
paragraphe qui suit.
870 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Etude des principaux axes du préambule », 27 mars 2012
[en ligne], [consulté le 20 septembre 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422be c252ec
(en arabe).
871 A la tête desquels figure le mouvement de libération de la Palestine.
872 Cette formule est empruntée aux travaux préparatoires à la Constitution. Elle est employée telle qu’elle pour
rester fidèle aux propos des constituants.
873 Ils jugent d’ailleurs qu’il faudrait plutôt envoyer un message positif ou rempli d’espoir.
208
Parallèlement, si les constituants pensent la Constitution comme modèle régional, le texte
constitutionnel peut-il disposer des compétences régaliennes d’une autre entité, qu’elle soit
étatique ou autre ? Délimitant juridiquement la souveraineté d’un Etat, le texte constitutionnel
n’a vocation à régir que l’organisation des pouvoirs publics et à garantir les droits et libertés
des nationaux. Toutefois constitutionnaliser la question palestinienne était pour certains, un
moyen d’arriver au règlement du conflit israélo-palestinien. La question reste ouverte : est-ce
à la Constitution d’un Etat ou aux résolutions internationales de gérer ce conflit ? La
Constitution d’un Etat peut-elle matériellement contenir les instruments et moyens de
résolution d’un conflit qui dépasse ses frontières et influence la communauté internationale ?
Disposer de la cause palestinienne aurait deux conséquences certaines : en premier lieu, cela
entraînerait à plus ou moins long terme, le pouvoir constituant à réviser la Constitution, pour
modifier la position politique et conjoncturelle de l’Etat tunisien874. En second lieu, l'impact
sur les relations internationales et les conséquences politiques certaines devraient être
mesurées. Les Etats soutenant Israël – à commencer par les Etats-Unis – pourraient mettre un
terme aux relations diplomatiques et/ou économiques entretenues avec la Tunisie. Certes, les
constituants pensent la Constitution comme un modèle régional à suivre, mais ils veulent
aussi et surtout, la rattacher au mouvement du constitutionnalisme global. La Tunisie doit
alors satisfaire certaines exigences constitutionnelles pour s’assurer la reconnaissance et
l’acceptation de la communauté internationale. « D’un point de vue sociologique, l’adhésion à
la “société mondiale” d’Etats-Nations requiert une certaine conformité avec les normes et
standards de la “culture mondiale”. Les Etats cherchent à démontrer cette conformité en
incorporant ces normes dans leurs Constitutions. »875 C’est la raison pour laquelle les tenants
de ce premier avis, ont exhorté les membres de la Commission à ne pas inscrire le soutien à la
cause palestinienne dans la Constitution. Espérant gagner une légitimité internationale en se
conformant à certains standards constitutionnels876, le but était d'assurer la reconnaissance du
régime constitutionnel par la communauté internationale877.
874 Bien que les défenseurs du nationalisme arabe souhaitent la création d’un Etat palestinien indépendant et
distinct de l’Etat israélien, il est fort probable – surtout depuis que Jérusalem a été déclarée capitale
d’Israël – que l’entité et les territoires dits occupés se réduisent et soient intégrés à l’Etat israélien.
875 D. S. LAW, M. VERSTEEG, “The Evolution and Ideology of Global Constitutionalism”, précit., p. 1179.
876 J. MERCIER, « Sur la standardisation constitutionnelle », IXème Congrès Mondial de l’AIDC, Les défis
constitutionnels : Globaux et locaux, 16-20 juin 2014, Oslo, [en ligne], [consulté le 10 septembre 2018],
http://www.jus.uio.no/english/research/news-and-events/events/conferences/2014
/wccl-cmdc/wccl
/papers/ws5/w5-mercier.pdf, pp.1-19.
877 D. S. LAW, M. VERSTEEG, “The Evolution and Ideology of Global Constitutionalism”, précit., p. 1182.
La reconnaissance de l’Etat par la communauté internationale lui confère trois avantages notables : sa
reconnaissance politique par la communauté internationale et son acceptation par les gouvernements, la
209
En effet, celle-ci pourrait dans un premier temps servir à apaiser les tensions entre théocrates
et démocrates. De cette façon, le gouvernement tunisien risquerait moins d'être confronté à
des menaces extérieures et pourrait par conséquent, consacrer davatange de ressources à la
consolidation du contrôle politique sur le territoire étatique. La reconnaissance de la
communauté internationale donnerait alors l’opportunité à l’Etat de participer à diverses
organisations internationales qui ont un impact sur les décisions politiques collectives878.
Encore une fois, ce point de vue n'a pas remporté l'unanimité.
Une partie des constituants a considéré que la spécificité de la cause palestinienne résidait
dans l’extrême violence879 de l’occupation coloniale subie par les Palestiniens. Ce point
crucial appelait à un positionnement clair et imposait au pouvoir constituant d’employer des
termes explicites, témoignant de l’engagement constitutionnel de la Tunisie. L’inscription
constitutionnelle de la cause palestinienne aurait par conséquent supposé que les futures
assemblées représentatives et dispositions législatives prennent en considération l’engagement
politique des constituants. Le principal argument de ce point de vue était que le soutien au
mouvement de libération de la Palestine enverrait un message positif à la communauté
internationale. Indubitablement, celle-ci apprécierait le combat d'un peuple pour la libération
de son territoire et la réappropriation de l’exercice de ses droits souverains. D’autres
constituants du même avis ont ajouté que l’Etat n’était pas politiquement libre, puisqu’il
devait assumer certaines positions internationales et s’engager pour des causes, telles que la
cause palestinienne880.
Bien que la Tunisie comme tout Etat, ait des positions et orientations politiques au niveau
international, il est légitime de s’interroger sur les conséquences de l’engagement des
représentants du peuple, pour une cause qui par essence, est problématique. Si pour les
stabilité de son autorité sur le territoire national, le bénéfice des ambassades et des privilèges diplomatiques
d’usage.
878 Ces organisations internationales améliorent généralement la réputation de l’Etat et l’aident à examiner
d’importantes questions politiques ayant une dimension transnationale. Elles peuvent également régler les
différends étatiques entre Etats, sans prendre forcément en compte l’avis ou/et l’acceptation du ou des
régime(s) concerné(s).
879 Puisque le peuple palestinien a été exilé de sa terre et que celle-ci a été occupée par la force des armes par
des colons étrangers. Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule,
des principes fondamentaux et de révision de la Constitution, « Etude des principaux axes du préambule »,
27
2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252ec (en arabe).
septembre
[consulté
ligne],
2012
mars
[en
20
880 Il est intéressant de noter que les constituants se sont posé la question de savoir si l’engagement
constitutionnel de la Tunisie en faveur du mouvement de libération de la Palestine est de nature formelle ou
matérielle. Ils ont par conséquent affirmé que si l’engagement n’est que formel, il n’apporterait aucune
plus-value à la Constitution.
le
210
constituants tunisiens il est question de la Palestine, la communauté internationale ne
reconnaît que l’Etat d’Israël. La reconnaissance constitutionnelle et le soutien accordé au
mouvement de libération de la Palestine, pourraient causer des problèmes d’ordre
diplomatique à la Tunisie. Au cours de la réunion du 27 mars 2012, le débat soulève la
question de la criminalisation de la normalisation avec l’entité sioniste (Israël). Il est
intéressant de noter que les constituants emploient le terme « entité » pour faire référence à
Israël. Ils ne lui reconnaissent pas la qualité d’Etat et la qualifie de « sioniste » et non
d’israélienne. Les termes employés témoignent de l’engagement politique des constituants et
placent les Tunisiens à contre-courant d’un bon nombre d’Etats de la communauté
internationale.
C’est la raison pour laquelle certains constituants considèrent que la constitutionnalisation de
la criminalisation de la normalisation avec l’entité sioniste, aurait des impacts négatifs et
nuirait économiquement à la Tunisie. Or, pour un pays qui cherche à assurer une transition
démocratique et dont le processus constituant a été médiatisé et analysé par les observateurs
internationaux, il était/est fondamental d’attirer les investisseurs étrangers. C’est d’ailleurs ce
qu’ont pensé les défenseurs de cet avis, puisqu’ils ont jugé que cette constitutionnalisation
représenterait une contrainte sérieuse au développement économique du pays : il pourrait
bloquer l’entrée des flux et/ou investissements étrangers sur le marché tunisien.
Cet avis n’a pourtant pas empêché les constituants d’inscrire la lutte contre « toutes les formes
de normalisation avec l’entité sioniste »881 au sein du Projet de Constitution du 22 avril 2013.
A noter que le Pacte républicain contenait déjà cette formule. Les forces démocratiques ont
dû alors accepter – sous réserve de la renonciation par les islamistes à l’inscription de l’Islam
comme religion de l’Etat – les dispositions relatives à la condamnation de la normalisation
avec l’entité sioniste. Les différentes versions de la Constitution élaborées par l’ANC,
contenaient donc les principes posés par le Pacte républicain à l’instar de la lutte contre
l’entité sioniste. »882 Cette disposition
formes de normalisation avec
« toutes les
problématique ne disparaîtra qu’ « à la suite de l’intervention de la République fédérale
allemande par la voix de son président. »883 Mais le représentant d’un Etat étranger peut-il
881 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 289.
882 Ibid.
883 Ibid. Malgré de nombreuses recherches, aucun document n’a permis d’accéder au contenu et à la teneur des
propos du président de la République fédérale allemande.
211
intervenir au stade du processus constituant ? Surtout, quels sont l’objectif et l’impact de son
intervention ?
La circulation des idées et des modèles constitutionnels à l’époque de la globalisation est une
évidence en Tunisie, au moment du processus constituant. « Ainsi, une certaine dose de
circulation est induite par des facteurs externes à l’Etat à travers le recours, de la part
d’organisations internationales ou d’Etat étrangers, à des outils de conditionnalité plus ou
moins accentués sous la forme de mesures d’incitation qui visent à l’adoption de solutions
spécifiques. »884 Dans le contexte tunisien, l’intervention du président de la République
fédérale allemande a convaincu les constituants conservateurs de retirer la lutte, voire la
criminalisation de la normalisation des relations avec l’Etat israélien. Certes, au stade du
constitution-making, seule la volonté des constituants nationaux est souveraine et aucune
ingérence d’un Etat étranger ou d’une organisation internationale n’est permise et/ou tolérée.
Cependant, les conseils prodigués aux constituants par les acteurs de la scène internationale,
peuvent les guider et leur permettre de faire le choix éclairé de certains standards
constitutionnels. Ce choix se justifie ici par le besoin de reconnaissance internationale de la
Tunisie. Il est en effet essentiellement question de la légitimation externe de l’Etat tunisien et
de sa reconnaissance par la communauté et les organisations internationales.
Conscients de l’impact politique, économique et diplomatique d’une phrase telle que la lutte
contre l’entité sioniste, certains constituants ont proposé que le législateur tunisien se charge
de la question885, lors de la séance du 27 mars 2012. Même si la criminalisation de la
normalisation des relations avec l’entité sioniste n'a pas été retenue, la Constitution actuelle
fait référence à la cause palestinienne. En d'autres termes, les valeurs culturelles nationales et
régionales priment constitutionnellement sur l’appartenance à l’universalité de l’espèce
humaine.
884 T. GROPPI, « La Constitution
constitutionnel ? », précit., p. 348.
tunisienne de 2014 :
illustration de
la globalisation du droit
885 Alors que certains constituants insistaient sur l’importance de la constitutionnalisation de la criminalisation
de la normalisation avec l’entité sioniste, d’autres voulaient que la question soit contenue dans le Code
pénal. Le fait de renvoyer cette question au domaine de la loi permettrait au législateur de disposer de
manière claire et précise sur les conditions matérielles (l’identification des pratiques, avis ou transactions
considérées comme faisant partie de la normalisation) et sur l’impact (les peines encourues par celui qui
commet le crime) de la normalisation avec l’entité sioniste. D’autres encore voulaient que cette question
fasse l’objet d’un principe constitutionnel. Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents,
Commission du préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution, « Etude des
principaux axes du préambule », 27 mars 2012 [en ligne], [consulté le 20 septembre 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252ec (en arabe).
212
Paragraphe 2
La prévalence des valeurs identitaires sur les valeurs universelles
Les mouvements protestataires à partir du 17 décembre 2010, ont permis aux Tunisiens de
contester l’oppression, l’injustice, la corruption et le népotisme du régime autoritaire du
Président Zine El Abidine BEN ALI. A cette fin, l’ANC avait la charge d’élaborer une
constitution fondant la Deuxième République sur les valeurs révolutionnaires et universelles
de dignité, de liberté, d’égalité et de justice sociale. « A l’image du pouvoir constituant, la
Constitution tunisienne flotte finalement entre les valeurs universelles de la liberté, de
l’égalité et de la dignité et entre des valeurs liées à une spécificité culturelle hautement
discutée. »886 La référence à l’universel n’a pourtant pas été une chose aisée : l’opposition de
la majorité constituante à l’introduction des valeurs humaines, a été combattue par
l’opposition démocratique et la société civile.
Le Professeur Salwa HAMROUNI avoue que « [l]’universalité des valeurs, celle des droits
de l’homme nous semble être prononcée à demi-mots. »887 Les valeurs liées aux spécificités
culturelles sont placées avant les valeurs humaines. Ces dernières font l’objet d’expressions
vagues et laissent aux interprètes de la Constitution, une marge de manœuvre certaine. Ce
d’autant plus que l’indétermination de sens des valeurs liées aux spécificités culturelles, peut
devenir un prétexte pour limiter les valeurs humaines. Les valeurs identitaires prévalent donc
formellement et matériellement sur les valeurs humaines (A). Inscrites au sein du préambule
et des premiers articles de la Constitution, elles renvoient à certains symboles au fondement
de la Deuxième République (B).
A.
Une prévalence formelle et matérielle
Le préambule de la Constitution du 27 janvier 2014 est « largement imprégné par une
référence abondante aux particularismes culturels. D’ailleurs, il est étonnant de voir que
même l’ordre des référentiels exprime cette prévalence du particulier. Ainsi, le pouvoir
constituant tunisien commence toujours par nous rappeler les valeurs arabo-musulmanes
886 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 382.
887 Ibid., p. 384.
213
avant de citer les valeurs humaines universelles. »888 Bien qu’ayant cerné les spécificités de
l’identité arabe et islamique du peuple, les valeurs humaines889 dont dispose le préambule
n’ont – jusqu’à présent – pas encore été définies. Avant d’analyser formellement et
matériellement le préambule, il est nécessaire d’identifier les valeurs humaines dont dispose la
Constitution. D’après le Professeur Salwa HAMROUNI, « la liberté, la dignité et l’égalité
sont aux fondements de tout l’arsenal juridique des droits humains »890, dans le sens où l’être
humain est universel par son essence même, sa nature. Les valeurs universelles sont donc
celles qui se rattachent de près ou de loin à ces trois concepts clefs que sont la liberté, la
dignité et l’égalité.
Pour commencer, le troisième alinéa du préambule de la Constitution du 27 janvier 2014
proclame « l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam et à ses finalités
caractérisées par l’ouverture et la tolérance, ainsi qu’aux valeurs humaines et aux principes
universels et supérieurs des droits de l’Homme. »891 Puis il fait reposer le patrimoine
civilisationnel de la Tunisie, premièrement « sur les fondements de notre identité arabe et
islamique » et deuxièmement, sur « l’acquis civilisationnel de
l’humanité ». Les
particularismes culturels du peuple tunisien priment donc formellement sur la référence à
l’universel.
Pourtant, les travaux préparatoires de la Commission révèlent que les valeurs humaines
énoncées dans les différents brouillons du préambule, ont été qualifiées de « nobles »892. Cette
888 Ibid., p. 387.
889 Analysant les valeurs juridiques fondamentales, le Professeur Antal ADAM précise que les valeurs
juridiques sont celles qui peuvent être créées, soutenues et protégées par les normes juridiques. Il poursuit
en affirmant que : « Parmi ces groupes de valeur on peut mentionner, en priorité, la vie, la santé, la dignité
et la sécurité de l’Homme, ses droits – entre autres le droit à la propriété – les libertés fondamentales, les
droits politiques, les droits sociaux et à la protection de la santé, les droits d’information, les droits
biogénétiques et biomédicaux ainsi que l’environnement naturel, la biosphère, l’environnement secondaire
c’est-à-dire construit, comme les organisations, organes et établissements étatiques, religieux et sociaux. »
A. ADAM, « Sur les valeurs juridiques fondamentales », in J. DU BOIS DE GAUDUSSON, P. CLARET,
P. SADRAN, et B. VINCENT (eds.), Mélanges en l’honneur de Slobodan Milacic, Démocratie et liberté :
tension, dialogue, confrontation, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 28.
890 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 383.
891 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
troisième paragraphe du préambule.
892 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution : « Brouillon numéro 1 du préambule du Projet de
2018],
Constitution
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25307 (en arabe), le brouillon numéro 1 n’employait
pas le terme arabe de valeurs « ميقلا » mais celui d’exemple « لثملا » ; « Brouillon numéro 2 du préambule de
2018],
la
Constitution »,
14 mai
[consulté
[consulté
octobre
octobre
ligne],
ligne],
2012
2012
avril
[en
[en
23
le
»,
le
5
5
214
qualification suppose que certaines valeurs soient considérées comme nobles alors que
d’autres ne le soient pas. Egalement, les constituants n’ont voulu constitutionnaliser que les
principes universels et supérieurs des droits de l’Homme. Autrement dit, ils ne consacrent pas
directement les droits de l’Homme mais les principes universels et supérieurs qui peuvent
découler de certains droits humains. Quels seraient ces droits et a fortiori quels seraient ces
principes ? Ces derniers découleraient-ils de la dignité, de la liberté et de l’égalité ? Seraient-
ils contenus dans les textes internationaux relatifs aux droits et libertés fondamentaux ?
Comment identifier un principe universel et supérieur des droits de l’Homme et écarter celui
qui ne l’est pas ? La Constitution n’apporte aucune précision.
Synonymes de « règles juridiques abstraites, fournissant les bases d’un régime juridique
susceptible de s’appliquer à de multiples situations concrètes, soit pour les réglementer de
façon permanente, soit pour résoudre les difficultés qu’elles font naître »893, le sens premier
des principes est large et laisse libre l’interprétation des acteurs publics, en ce qui concerne les
droits de l’Homme. Les expressions employées pour faire référence à l’universel étant
particulièrement vagues, les interprètes de la Constitution peuvent leur attribuer de multiples
sens. Ceci pose la question de l’effectivité et du respect des principes des droits de l’Homme
par les institutions de la Deuxième République.
5
le
»,
1er
[en
août
2012
ligne],
octobre
[consulté
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25319 (en arabe), le brouillon numéro 2 remplaçait
le terme d’exemple par celui de valeurs ; « Brouillon numéro 3 du préambule de la Constitution », 30 mai
2012 [en ligne], [consulté le 5 octobre 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec2532a
(en arabe) ; « Brouillon de la Commission du préambule, des principes fondamentaux et de révision de la
Constitution
2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec2535b (en arabe) ; « Le texte initial du préambule,
des principes généraux et de révision de la Constitution avant les recommandations du Comité mixte de
le 5 octobre 2018],
coordination et de rédaction », 20 octobre 2012 [en
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25373 (en arabe) ; « Le texte du préambule, des
principes généraux et de révision de la Constitution après les modifications du Comité mixte de
coordination et de rédaction », 20 octobre 2012 [en
le 5 octobre 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25374 (en arabe), cette version est la première à
contenir - suite aux valeurs humaines -, les principes des droits de l’Homme ; « Préambule, principes
généraux et révision de la Constitution : Le texte final proposé à l’Assemblée Nationale Constituante et
soumis à
le 5 octobre 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25375 (en arabe)
; « La dernière version du
préambule du Projet de Constitution après l’examen de la Commission des propositions de la plénière, de la
société civile et du débat national », 29 mars 2013 [en ligne], [consulté le 5 octobre 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec253b1 (en arabe), cette version de préambule qualifie
les principes des droits de l’Homme d’universels ; « Le texte révisé du préambule, des dispositions
générales et de la révision de la Constitution », 1er avril 2013 [en ligne], [consulté le 5 octobre 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/51c01bb07ea2c413d844a8ea (en arabe).
la discussion », 20 octobre 2012
ligne], [consulté
ligne], [consulté
[consulté
ligne],
[en
893 M. VIRALLY, « Le rôle des “principes” dans le développement du Droit international », in M. VIRALLY
(dir.), Le Droit international en devenir : Essais écrits au fil des ans, Paris, PUF, 1990, p. 197.
215
La référence aux valeurs humaines est d’autant plus compromise que la nouvelle Constitution
ne traite pas du droit international des droits de l’Homme. La Déclaration Universelle des
Droits de l’Homme (DUDH) a servi de référence aux différentes Commissions constituantes à
l’exemple de la Commission du préambule et celle des droits et libertés. Certains experts894
ont même attiré l’attention des constituants sur « un gain en crédibilité internationale »895
dont pourrait bénéficier la Tunisie en faisant référence au droit international des droits de
l’Homme en général et, à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, en particulier.
Sur ce point, la Constitution du 27 janvier 2014 est moins favorable que la Constitution du 1er
juin 1959 qui garantissait en son article 5 alinéa 1 « les libertés fondamentales et les droits de
l’Homme dans leur acception universelle, globale, complémentaire et interdépendante. »896
La première Constitution tunisienne est plus ouverte sur l’universel que celle de la révolution.
Même si certaines valeurs humaines à l’exemple de la dignité, sont consacrées au sein de la
Constitution de la Deuxième République, elles ont pu être entérinées parce qu’elles étaient
dépourvues de sens unique et univoque. Il en est de même des valeurs identitaires.
En effet, « les valeurs liées aux spécificités culturelles restent indéterminées et en étant
indéterminées elles deviennent un prétexte pour limiter les valeurs universelles de la dignité,
de l’égalité et de la liberté. »897 Si la définition des principes autorise les pouvoirs publics à
une grande latitude en matière d’interprétation des droits de l’Homme, la précision avec
laquelle le constituant caractérise les enseignements de l’Islam et le patrimoine civilisationnel
reposant sur les fondements de l’identité arabe et islamique des Tunisiens, restreint le pouvoir
d’interprétation. La religion peut être utilisée par les interprètes authentiques, pour restreindre
les valeurs humaines par des principes et valeurs inspirés de l’Islam. Il est alors essentiel de
894 Voir à ce propos la lecture du premier brouillon de la Constitution par les Professeurs Slim LAGHMANI,
Salwa HAMROUNI et Salsabil KLIBI lors de la première journée d'étude Abdelfattah AMOR organisée
par l’ATDC et l’ARTD le 15 janvier 2013 à la Bibliothèque Nationale, [en ligne], [consulté le 26 octobre
2018], https://www.youtube.com/watch?v=J30t4k-Lgg8 (en arabe). Voir également, l’intervention du
Professeur Salwa HAMROUNI portant sur le préambule et les principes généraux au cours de la deuxième
journée d'étude Abdelfattah AMOR à l'Africa autour du thème « La Constitution, entre discussion et
adoption ». Cette journée a été organisée par l'ATDC en partenariat avec DRI le 9 janvier 2014, [en ligne],
[consulté le 26 octobre 2018], https://www.youtube.com/watch?v=diJKnh78hA4 (en arabe).
895 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 154.
896 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, article 5,
alinéa premier.
897 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 386.
216
savoir ce qu'il faut entendre par enseignements de l’Islam et fondements de l’identité arabe et
islamique898.
Bien que les valeurs universelles soient à la fois « partout et nulle part »899, elles sont « à la
remorque de valeurs plus spécifiques que sont les valeurs identitaires. »900
B.
L’importance des valeurs et des symboles de la Deuxième République
La constitution n’est pas un texte juridique comme les autres puisqu’elle doit pouvoir
appartenir à tous. Elle fonde à la fois le système juridique et, la communauté étatique901. Le
droit ne suffit pourtant pas à renouveler le consensus fondamental qui a présidé à l’élaboration
de la constitution. L’appropriation de la constitution par les citoyens, se fait grâce à l’insertion
constitutionnelle d’un ensemble de croyances902, valeurs et symboles903. En les activant en
permanence, la constitution remplit sa fonction intégrative904, qui s’exprime notamment par la
puissance symbolique de
la constitution. Il apparaît alors
intéressant « d’entendre
“symbolique” comme naguère E. Durkheim ou E. Cassirer : est dit symbolique, pour ces
auteurs, tout ce qui a statut de représentation collective et rapport avec leur fonctionnement
spécifique. S’il est vrai, en ce sens, qu’une Constitution est toujours d’une certaine façon
l’enregistrement des valeurs collectives d’une époque ou de plusieurs époques successives, en
même temps que la référence de tel acte, de tel geste ou de telle pratique à ces valeurs, toute
Constitution est un produit symbolique. »905 En d'autres termes, sans référence aux faits, le
898 Sur ces deux points cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE I relatif
à l’attachement du peuple aux « enseignements de l’Islam », p. 108 et, le 1. du A. du Paragraphe 1 de la
Section 1 de ce chapitre relatif à la consolidation de « l’unité du Maghreb » comme étape à la « réalisation
de l’unité arabe », p. 194.
899 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 386.
900 Ibid.
901 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., pp. 269-270.
902 J. CHEVALLIER, « Pour une sociologie du droit constitutionnel », in L’architecture du droit, Mélanges en
l’honneur de Michel Troper, Paris, Economica, 2006, p. 297.
903 Le Professeur Claude KLEIN précise par ailleurs que « la constitution est pratiquement devenue l’un des
attributs symboliques de la souveraineté, au même titre que le drapeau, l’hymne national, le palais
présidentiel ou encore celui de l’Assemblée nationale. Dans un certain imaginaire, on ne conçoit pas qu’un
Etat puisse exister ou être “parfait” sans la présence de ces divers éléments, véritables “gadgets” de la
respectabilité étatique internationale. » C. KLEIN, « Pourquoi écrit-on une constitution », in M. TROPER,
L. JAUME (dir.), 1789 et l’invention de la Constitution, Paris, LGDJ, 1994, p. 91.
904 D. GRIMM, “Integration by Constitution”, 3,
I-CON, 2005, p. 193. Voir également M.-C.
PONTHOREAU, « La constitution comme structure identitaire », précit., p. 34.
905 B. LACROIX, « Les fonctions symboliques des constitutions : bilan et perspectives », in J.-L.
SEURIN (dir.), Le constitutionnalisme aujourd’hui, op.cit., p. 189.
217
renvoi constitutionnel aux valeurs est sectaire. Pourtant, sans référence aux valeurs, la
compréhension des faits constitutionnels est impossible906. Une constitution n’est adaptée à la
société que si elle restitue certaines caractéristiques identitaires du peuple.
Bien que les différentes conceptions de l’identité sociale et étatique aient structuré la
Constitution du 27 janvier 2014, cette dernière contient à son tour des éléments qui fondent et
structurent l’identité du peuple. Symboliquement, la référence faite à la langue arabe renvoie à
un système de valeurs déterminé. La langue arabe est étroitement liée à l’Islam (1). Même si
pour la plupart des Tunisiens, l’Islam est la religion de la majorité des citoyens, du fait de
l’emploi de la langue arabe, les valeurs de la société sont teintées de religiosité. Ce système de
valeurs est d’ailleurs soutenu par un certain nombre de symboles qui caractérisent plus
spécifiquement la République tunisienne (2).
1. Le lien entre la langue arabe et l’Islam
En dépit des multiples interprétations pouvant découler de la formulation de l’article premier
de la Constitution du 27 janvier 2014, le Professeur Salwa HAMROUNI affirme qu’il « ne
contient aucune norme prescriptive, et qu’il se limite à annoncer un fait : l’Islam est la
religion de la Tunisie, de la majorité des Tunisiens. Mais il est vrai aussi que symboliquement
faire la référence à l’Islam comme religion et à l’arabe comme langue renvoie à un système
de valeurs bien déterminé. »907 La structure ouverte du texte constitutionnel laisse libre
l’interprétation et offre une marge de manœuvre qui préserve le pouvoir discrétionnaire du
pouvoir politique. « La puissance symbolique d’une Constitution s’accroît avec les
ambiguïtés de son interprétation. C’est dans ce sens que le symbolisme de la Constitution
n’est jamais univoque et incontestable. »908 S’ajoute à l’ambiguïté de « l’Islam sa religion »
de l’article premier, la nécessité d’explorer la religiosité de la langue arabe.
Pour les croyants, le Coran est sacré car d'origine divine. Sa langue, l'arabe est la langue du
tanzîl ou de la révélation. Utilisée par Dieu pour communiquer avec Mahomet, elle a été
sacralisée. « Donc, phénomène particulier à l’islam : le droit musulman est sacré à un double
906 Ibid., p. 192.
907 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 388.
908 M.-C. PONTHOREAU, « La constitution comme structure identitaire », précit., p. 34.
218
point de vue. Et par son origine, et par son signifiant. La chaîne verbale – le signifiant – ne se
borne pas à “porter” ou permettre la modulation intellectuelle des propositions de conduite –
le signifié –, il est également suscitateur d’émotion religieuse. »909 Il serait par conséquent
interdit d’employer une autre langue que l’arabe pour formuler les règles de droit applicables
aux musulmans910. L’arabe est un don de Dieu qui doit servir à la formulation des valeurs et
des normes qui s’appliquent aux musulmans.
Le droit en pays d’Islam doit donc se fonder sur une connaissance exacte des subtilités et de la
religiosité de la langue. D’ailleurs, « [l]a culture musulmane s’est posée comme une
logocratie : le contenu de la norme l’emportait sur sa procédure d’application. Le droit,
porté par la langue de la Révélation était plus sacré que les comportements qu’il régissait et
qui participent à l’imperfection de la nature humaine. »911 Autrement dit, celui qui maîtrise
parfaitement l’arabe, accède à la vérité de la révélation, perce les mystères de la foi et par
conséquent, détient la sagesse. Il accède aux normes religieuses et peut les communiquer à la
communauté des croyants. Il semble alors logique que traduire le Coran ait été interdit
pendant longtemps. Béligh NABLI constate d’ailleurs que si le Coran « peut être traduit, il
n’est rituellement valide qu’en arabe »912. Ne pouvant porter atteinte à la parole révélée, il
fallait savoir restituer le message divin avec les éléments de contexte que contient la langue
arabe. Par conséquent, la connaissance même excellente de l’arabe par un étranger, ne lui en
livre pas la dimension affective, religieuse.
Il en est de même de l’invitation à adopter certains modes de vie intrinsèques à l’inconscient
collectif des arabophones ou des musulmans. « D’autant plus que les catégories mentales
(modes de raisonnement, système de causalité, hiérarchie des valeurs, ordonnancements
théologiques ou philosophiques…) se reflètent dans la langue, mais sont [également]
influencée par elle. »913 La syntaxe et la sémantique arabes transmettent des valeurs
islamiques spécifiques, tangibles dans la réalité quotidienne. La particularité de cette langue
est son système normatif et axiologique déterminé. Les mots sont religieusement connotés et
comme tous signifiants, ils peuvent renvoyer à de multiples signifiés. Sachant ce qui précède,
909 J.-P. CHARNAY, Esprit du droit musulman, op.cit., p. 11.
910 Ibid. Pour plus de precisions sur le lien entre la langue arabe et l’Islam voir le paragraphe « Arabe et
arabité », in B. NABLI, Comprendre le monde arabe, op.cit., pp. 11-13.
911 J.-P. CHARNAY, Esprit du droit musulman, op.cit., p. 207.
912 B. NABLI, Comprendre le monde arabe, op.cit., p. 12.
913 J.-P. CHARNAY, Esprit du droit musulman, op.cit., p. 32.
219
pourquoi la Constitution tunisienne a-t-elle été pensée, élaborée et rédigée en arabe littéraire,
alors même que le dialecte des constituants est le tunisien ?
« Pour qu’une langue ou un dialecte soient représentatifs de l’identité culturelle et de
l’appartenance de ceux qui les parlent, il faut toutefois qu’ils fassent l’objet d’une
reconnaissance, de leur part et de la part des autres. Ainsi, les différentes langues arabes
parlées ou les dialectes nationaux n’ont pas de véritable poids, puisqu’il n’y a aucune volonté
politique pour qu’ils soient reconnus officiellement comme des
langues à part
entière. »914 Utilisée par les dirigeants des régimes arabes qui ont pris place après les
indépendances, la langue arabe a servi à développer les idéologies du nationalisme arabe.
Pourtant, l’arabe devait unifier les populations du pourtour méditerranéen au-delà des
frontières nationales. Cette vision unificatrice de la langue est partagée par les Arabes et les
Occidentaux qui « aident à créer un phénomène d’identification, de ressemblance entre les 22
Etats arabes par opposition à l’Occident ou même à d’autres pays musulmans comme la
Turquie ou l’Iran. »915
Pour ce qui est du cas particulier de la Tunisie, après l’indépendance, l’affirmation de l'arabe
comme langue unique de la République n’a pas été chose aisée, l’identité linguistique des
Tunisiens étant multiple916. Ainsi, la richesse linguistique et le métissage de l’arabe tunisien
seront examinés dans un premier temps. Puis, la raison pour laquelle les constituants ont
choisi l'arabe plutôt que le dialecte tunisien comme langue constituante, sera abordée. En
Tunisie et plus généralement dans les pays du Maghreb, les individus emploient trois langues
de manière concurrente : la langue maternelle qui est la langue de l’environnement proche de
l’individu, de sa communauté de base, de sa assabiya ou tribu917 ; la langue française qui est
la langue de la colonisation, de l’économie et de l’administration postcoloniale918 et enfin, la
langue arabe dialectale – la langue du Coran – qui véhicule les principes axiologiques de sa
communauté de religion, de l’Umma Arrabiya919.
914 A. AJOURY, Les mythes dans les constructions identitaires au Liban, op.cit., p. 61.
915 Ibid., p. 60.
916 G. GRANDGUILLAUME, « Langue, identité et culture nationale au Maghreb », Peuples Méditerranéens,
Oct.- Déc. 1979, N° 9, pp. 3-38.
917 Cette langue peut être l’arabe comme le berbère.
918 La langue française est généralement perçue comme la langue de l’émancipation sociale et de la
différenciation de la masse. C’est une langue d’ouverture. Le plus souvent, le français et l’arabe sont des
langues écrites à la seule différence que l’arabe parlé, est différent de l’arabe écrit puisque teinté du dialecte
local.
919 Dans son article précité, Gilbert GRANDGUILLAUME établit un tableau qui contient les trois langues
employées par les populations arabes du Maghreb. A chaque langue correspond un système de valeurs
220
Le problème de la langue en Tunisie est qu’elle véhicule des référents culturels français
introduits dans la langue pendant le protectorat. Le modèle français de droit administratif a été
importé et il est appliqué depuis 1881. Or, la langue de l’administration et de la justice était le
français jusqu’à ce que les juges administratifs et judiciaires affirment l'usage nécessaire de la
langue arabe et son caractère exclusif au sein de l’Etat-Nation.920 Au moment de
l’indépendance, une politique d’arabisation a été menée par les gouvernements successifs921
mais Habib BOURGUIBA a obtenu que le contenu des manuels scolaires (surtout en
Histoire/Géographie) suive les programmes d’enseignements français. S'il est vrai que l'arabe
est maintenu, force est de constater qu'il est impacté par les idées, notions et concepts propres
à la perception française de l’enseignement922. Malgré le métissage de la langue, l’arabe est la
seule langue reconnue comme étant officielle au moment de la décolonisation et de
l’édification constitutionnelle de l’Etat-Nation. Affranchissant l’identité tunisienne de
l’identité française, l’arabe inscrit la Tunisie au cœur d’une civilisation et d’une culture
arabes, qui plus est musulmanes. Par conséquent, l'arabe apparaît légitimé à deux titres :
déterminé par la communauté de rattachement. Pour plus de précisions cf. G. GRANDGUILLAUME,
« Langue, identité et culture nationale au Maghreb », précit., p. 29.
Communauté de base
Nation arabe
Nation moderne
(QAWM)
(UMMA)
(WATAN)
Langue maternelle
Langue arabe classique
Langue française ?
920 Les juges administratifs et judiciaires tunisiens faisaient systématiquement référence à l’article premier de
la Constitution du 1er juin 1959 pour justifier de la nécessité de l’emploi de la langue arabe. En matière
administratives, cf. T. A., cass., affaire n° 15, 13 déc. 1976 c/La direction générale des impôts, Recueil,
1975-77, pp. 109-110 ; T. A., REP, affaire n° 1158, 7 juin 1985, Hédi Mabrouk c/Le ministre des Finances,
Recueil, 1975-1977, p. 99 ; T. A., REP, affaire n° 4641, 30 déc. 1995, Hédi Belhadj c/CNRPS et autres,
RTD, 1996, p. 410. En matière judiciaire, cf. C. A., Tunis, arrêt n° 21168, 12 oct. 1960, RJL 1960, II,
Recueil 1985-1987, p. 99 ; Ch. civ., arrêt n° 4729, 21 fév. 1967, RTD, pp. 123-124.
921 L’exemple le plus marquant est celui du Journal Officiel de la République tunisienne. « Le journal “Erraïd
Ettounsi” (en Arabe) est historiquement le premier journal tunisien. […] Sous le protectorat, il est devenu
bilingue, avec donc en plus une édition en langue française, et il a pris le nom de Journal Officiel Tunisien
par le décret du 27 janvier 1883. Avec la proclamation de la République, le journal officiel a changé de
nom devenant le Journal Officiel de la République Tunisienne (JORT). Malgré l’indépendance, le Journal
Officiel continue à être édité en deux langues, notamment parce que plusieurs services de l’administration
tunisienne fonctionnent encore en langue française. Mais en cas de différence de rédaction des textes
français et arabes, c’est la version arabe qui prime ; l’arabité de la langue officielle de l’Etat est en effet
un élément fondamental de la souveraineté. […] Aujourd’hui, l’art. 1er de la Constitution affirme
clairement que la langue de l’Etat tunisien est l’arabe. De ce fait, seule la version arabe du JORT constitue
“l’édition originale”, la version française n’étant qu’une “traduction”. » M. CHARFI, Introduction à
l’étude du droit, op.cit., pp. 141-143.
922 D. ABBASSI, Entre Bourguiba et Hannibal. Identité tunisienne et histoire depuis l’indépendance, Aix-en-
Provence, Karthala, 2005, 239 p.
221
langue de la révélation, il est sacré par son origine ; langue du lien entre les peuples arabes à
travers le monde, il lui est aussi reproché d'avoir été instrumentalisée par les idéologues du
nationalisme arabe.
Malheureusement, cette conception de la langue et de l’identité arabes prévalant au moment
de la fondation des Etats-Nations dans le monde arabe, n'explique pas la raison pour laquelle
les constituants n’ont pas utilisé le dialecte tunisien entre 2011 et 2014, pour rédiger la
Constitution de la Deuxième République. Non seulement le dialecte tunisien n’a pas été
reconnu officiellement mais la Constitution a dû être écrite en arabe littéraire pour servir de
modèle et être diffusée à l’ensemble des pays arabes et musulmans secoués par le Printemps
arabe. Nonobstant ces points, un collectif présidé par Salsabil KLIBI a considéré comme
important de familiariser les citoyens avec le texte constitutionnel. En traduisant ses articles
de l’arabe classique au tunisien923, il a permis de rendre le droit constitutionnel moins
technique et plus accessible.
L’article premier de la Constitution qui consacre la langue arabe comme langue officielle, est
appuyé par l’article 39 qui précise que l’Etat « veille à l’enracinement des jeunes générations
dans leur identité arabe et islamique et leur appartenance nationale. Il veille à la
consolidation de la langue arabe, sa promotion et sa généralisation. »924 De manière
intéressante, le soutien de la langue arabe vient en complément de la mission de l’Etat qui est
d’inculquer aux jeunes générations, les fondements de leur identité arabe et islamique. La
langue arabe est un instrument au service de la promotion de l’identité et du nationalisme
arabe. Comme toutes les langues, elle structure une identité, elle est le véhicule d’une culture
spécifique. Bien que la suite de l’article 39 précise que l’Etat « encourage l’ouverture sur les
langues étrangères et les civilisations », le Professeur Slim LAGHMANI n'en remarque pas
moins que de nombreux débats ont eu lieu sur cet article « qui disposait de l’identité “arabo-
923 Une Constitution écrite en dialecte tunisien a été publiée à l’initiative de l’Association Tunisienne de Droit
Constitutionnel (ATDC) fin mars 2014 et est diffusée à plus de 4.000 exemplaires. Cf. « Communiquer
entre l’arabe et le français, en Tunisie, aujourd’hui », Histoire et culture dans la Tunisie contemporaine -
Hypothèses
le 26 octobre 2018],
[en
http://hctc.hypotheses.org/1070.
le samedi 10 mai 2014,
ligne], publié
[consulté
924 Article 39 de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 : « L’instruction est obligatoire jusqu’à l’âge de
seize ans. L’État garantit le droit à l’enseignement public et gratuit à tous ses niveaux. Il veille à mettre les
moyens nécessaires au service d’une éducation, d’un enseignement et d’une formation de qualité. L’État
veille également à l’enracinement des jeunes générations dans leur identité arabe et islamique et leur
appartenance nationale. Il veille à la consolidation de la langue arabe, sa promotion et sa généralisation.
Il encourage l’ouverture sur les langues étrangères et les civilisations. Il veille à la diffusion de la culture
des droits de l’Homme. » Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du
27 janvier 2014, article 39, deuxième alinéa.
222
musulmane”. On a longuement insisté pour y inscrire et ajouter “ouverte sur les langues
étrangères et les civilisations”. Cette dernière écriture est une bataille de dernière heure. »925
Admettant par là même qu’ouvrir l’enseignement aux langues étrangères rendrait la culture
nationale plus perméable aux idées venues d’ailleurs, les fondements de l’identité arabe et
islamique pourraient être amenés à évoluer en fonction des valeurs nouvelles importées.
Vectrices d’une culture et d’un cadre de pensée bien déterminés, les langues étrangères ont été
considérées comme un danger par une partie des constituants conservateurs de l’ANC926.
A l’instar de la langue qui est une partie de la production culturelle, « le droit est à la fois un
système de pensées et de valeurs qui correspond à une certaine représentation (construction
du monde), un langage, et un système d’autres signes non langagiers. »927 Chaque droit
reflète la réalité d’une manière particulière et voit dans les choses, ce que la société veut y
voir928. Les sociétés croyantes comme la société tunisienne associent au droit, des
représentations collectives psychiques liées à l’Islam, puisque justement l’arabe est la langue
de la révélation.
Or, l’intégration des citoyens comme processus mental collectif ne peut être ordonné,
commandé par le droit929. « Une constitution aura un effet intégrateur seulement si elle
exprime les valeurs fondamentales et les aspirations de la société et si cette dernière perçoit
que sa constitution reflète précisément ces valeurs dans lesquelles elle s’identifie et qui sont
la source de sa nature propre. »930 Afin de restituer la réalité sociale et sociétale du peuple et
poser les bases constitutionnelles de l’identité, la Constitution devait consacrer la langue
arabe, en plus de la religion. « La constitution est alors imaginée comme un imaginaire
collectif ; c’est le stade du miroir chez LACAN qui conduit le groupe social à se construire
une identité à la fois reflet de la réalité et projection idéale de ce qu’elle veut être. »931 De
façon plus prosaïque, la constitution doit aussi contenir des symboles qui permettent aux
citoyens de s’identifier.
925 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
926 Ibid.
927 Y. BEN ACHOUR, Normes, foi et loi, Tunis, Cérès Production, 1993, pp. 48-49.
928 Ibid., p. 52.
929 D. GRIMM, “Integration by Constitution”, précit., p. 196.
930 Ibid., p. 199.
931 F. BORELLA, « Préface », in S. PIERRE-CAPS, Nation et peuples dans les Constitutions modernes,
op.cit., p. 13.
223
2. Les symboles dans la Constitution
Le Professeur Peter HÄBERLE avoue que « [l]es prétendus symboles de l’Etat sont dans une
perspective traditionnelle l’expression de l’Etat, souvent pensé comme préexistant à la
Constitution. »932 Le drapeau, l’hymne, les armoiries et la capitale ont longtemps été
considérés comme des éléments étatiques. Cependant, en plus de symboliser l’Etat, ils
« indiquent la dimension culturelle de la collectivité politique »933, « ils “portent” des
fonctions intéressant la société civile. »934 La Constitution du 27 janvier 2014 précise en son
article 4 que « [l]e drapeau de la République tunisienne est rouge, en son milieu figure un
disque blanc comportant une étoile rouge à cinq branches entourée d’un croissant rouge,
conformément à ce qui est prévu par la loi. L’hymne national de la République tunisienne est
“Humat Al-Hima”. II est fixé par loi. La devise de la République tunisienne est “Liberté,
Dignité, Justice, Ordre”. »935 Avant de s’attarder sur chacun des trois symboles, il est
essentiel d’étudier l’emplacement de l’article 4 dans l’architecture constitutionnelle.
Se trouvant au sein du Chapitre premier relatif aux principes généraux, l’article 4 serait, selon
la conception culturaliste du Professeur Peter HÄBERLE, un article-symbole. Du fait qu’il est
placé « dans le contexte d’autres valeurs fondamentales, [il est] dès lors conçu de façon
normative. »936 Les articles 1 et 2 évoquent les caractéristiques de l’Etat et l’article 3 traite de
la souveraineté. Se pose alors la question de savoir si la valeur normative des symboles
contenus dans l’article 4 fait consensus. Si la valeur symbolique du drapeau national est
certaine, sa valeur axiologique ne fait pas l’unanimité. La majorité des Tunisiens est d’accord
pour affirmer que le drapeau tunisien a symboliquement participé à l’œuvre d’unification
nationale. « Créé en 1831, il avait pour objectif de permettre de reconnaître la flotte
tunisienne et de pouvoir la distinguer des flottes étrangères. […] Ce drapeau ressemble en
partie à celui de la Turquie car il a été créé sous le règne d’Hussein II Bey937, vassal de
932 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., p. 34.
933 Ibid.
934 Ibid.
935 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 4.
936 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., p. 35.
937 Les auteurs ne sont pas unanimes sur la date et la paternité du drapeau. Alors que certains font remonter sa
création à 1827, d’autres - à l’instar de Chaker HOUKI - précisent que « l’émergence de notre emblème
national dans sa forme et symboles actuels remonte au 19ème siècle et notamment pendant le règne de
Mustapha Bey (1835-1837) et Ahmed Bey (1837-1855), lorsqu’il a été utilisé dans les différentes armées et
lors de cérémonies officielles, et que c’est sur ordre de Ahmed Bey que le drapeau tunisien a été conçu
dans sa forme actuelle en renfermant une étoile à cinq branches avec la couleur de sang étamine (rouge
224
l’Empire ottoman, comme tous les Beys. »938 Signe de reconnaissance, le drapeau tunisien est
pourtant devenu un signe d’appartenance939. Le symbolisme du drapeau fait donc l’unanimité
des Tunisiens.
Ces derniers s’opposent pourtant sur sa valeur axiologique. Pour certains, l’étoile rouge à cinq
branches « pourrait renvoyer aux cinq piliers de l’islam. Dans ce cas, le respect exigé, alors,
de tout citoyen à l’égard du drapeau implique le respect de l’islam quelles que soient les
raisons, soit par comportement civique ou obligation juridique. »940 Selon cet avis, les
Tunisiens seraient tenus d'observer les ibadat941, cinq obligations ou cinq piliers de l’Islam.
« Ces ibadat, marques d’adoration de l’homme pour Dieu, obligatoires et codifiées, sont la
profession de foi ou chahada942, l’aumône légale ou zakat943, le jeûne du mois de ramadan ou
sawm944, la prière ou salat945 et le grand pèlerinage à La Mecque ou hajj946. »947 Liée à
l’Islam et inscrite dans la Constitution, l’étoile rouge à cinq branches aurait une valeur
religieuse, qui plus est juridique. Cet avis n’est pourtant pas partagé par tous les Tunisiens.
Pour certains en effet, « les symboles et couleurs qui distinguent le drapeau tunisien
remontent à la nuit des temps. Ils sont antérieurs à la conquête islamique et à la présence des
mamelouks948 ottomans sur le sol tunisien. »949 Les différents symboles qui caractérisent le
drapeau national – à savoir la couleur rouge, le disque blanc contenant l’étoile à cinq branches
et le croissant – remonteraient à l’ère de Carthage. La couleur ourjouane ou pourpre renverrait
aux ancêtres des Tunisiens, les Phéniciens africains950. Ils auraient découvert, industrialisé et
commercialisé « le pourpre, mollusque d’origine marine produisant une substance rouge
foncé tirant sur le violet et dont la valeur s’approchait beaucoup de l’or et qui fut l’une des
vif). » C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 157. Il semblerait pourtant que la plupart des
auteurs fait remonter la création du drapeau au XIXème siècle et la paternité aux Beys de Tunis.
938 W. TAMZINI, Tunisie, Bruxelles, De Boeck, coll. Monde arabe/Monde musulman, 2013, p. 122.
939 F. RUEDA, « L’hymne et le drapeau : des symboles de l’Etat en droit comparé », [en ligne], [consulté le 12
octobre 2018], www.academia.edu, p. 1.
940 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 157.
941 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Ibadat.
942 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Chahada.
943 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Zakat.
944 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Sawm.
945 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Salat.
946 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Hajj.
947 R. ALILI, Qu’est-ce que l’islam ?, op.cit., p. 86.
948 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Mamelouk.
949 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 157.
950 Ces derniers tirent leur nom du grec phonios qui signifie rouge.
225
sources de richesse de Carthage. »951 Cette couleur symbolisait la prospérité et/ou un rang
social élevé. L’orientaliste Eusèbe BASSEL rapproche le disque blanc du disque solaire qui
représentait Baâl Hamoun ou le Dieu Suprême. Le croissant et l’étoile symboliseraient –
selon l’archéologue CAUKLER – les caractéristiques de Carthage. Pour d'autres, le croissant
signifierait l’eau de la vie et ferait référence à TANIT, « déesse ailée, portant une colombe
dans une main et une fiole de parfum dans l’autre. »952 Ces symboles ne renverraient donc pas
aux cinq piliers de l’Islam et n’auraient aucune valeur normative. Se pose pourtant la question
de savoir si la loi relative au drapeau de la République tunisienne prévoit une valeur
normative à ces symboles.
L’article 4 de la Constitution actuelle reprend les dispositions de l’article 4 de la Constitution
du 1er juin 1959. Les deux articles renvoient à la loi, le soin de prévoir le drapeau national. La
loi organique n° 99-56 du 30 juin 1999, relative au drapeau de la République tunisienne953,
n'apporte pas de précisions sur la valeur normative des symboles du drapeau national. C’est
d’ailleurs toujours cette loi qui est applicable actuellement, alors même que la Constitution du
1er juin 1959 a été remplacée par celle du 27 janvier 2014. Que faire donc en cas de
profanation ? L’atteinte au drapeau serait-elle considérée comme un blasphème et dans ce cas
sanctionnée ? La sanction serait-elle de nature juridique ou religieuse ? L’état actuel du droit
tunisien ne permet pas de répondre convenablement à ces interrogations, auxquelles s'ajoute
le statut de l’hymne national.
« Le choix de l'hymne national, et son inscription éventuelle dans la Constitution, peut tout
d'abord être considéré comme l'affirmation et l'expression de l’identité de la Nation. Il peut
également se révéler être l'expression d'une idéologie. »954 Humat Al-Hima ou Défenseurs de
la Patrie est l’hymne révolutionnaire qu’entonnaient les militants du Néo-Destour sous le
protectorat. Il a remplacé Al Iyalla Attounisia où l’Hymne de la Régence de Tunis, au moment
où la monarchie a été abolie955 et la République proclamée. L'hymne avait essentiellement
pour fonction, d’affirmer et d’affranchir l’identité de la Nation tunisienne des Français. C’est
donc un chant patriotique qui a servi aux idéologues du Néo-Destour pour rassembler et unir
951 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 158.
952 Ibid.
953 JORT, n° 54 du 6 juillet 1999, p. 1088.
954 A. ROUX, « Hymne national et Constitution », rapport au colloque “ Droit et musique ”, Faculté de Droit
et de Science politique, Aix en Provence, 30 juin-1er juillet 2016, [en ligne], [consulté le 12 octobre 2018],
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01449230/document, p. 4.
955 Le 25 juillet 1957.
226
les forces vives de la Nation. Bien qu’il ait été remplacé le 28 mars 1958 par l’hymne national
Ala Khalidi, Rendez éternel956, le président BEN ALI le remettra à l’ordre du jour dès le 12
novembre 1987957 suite à son coup d’Etat. De nos jours, deux vers du poète tunisien Abou El
Kacem CHEBBI y sont incorporés958. Extraits de son poème La volonté de vivre, ces deux
vers ont été repris par les Tunisiens, les Egyptiens et les Yéménites lors des soulèvements
populaires de 2010-2011.
Les Tunisiens se reconnaissent dans ces symboles et la Constitution leur permet de retrouver
les signes qui font de leur identité ce qu’elle est. C’est en cela qu’ « une constitution, toute
constitution, est un emblème. Remarque d’évidence, dira-t-on, s’il n’est pas de constitution
qui n’officialise les figures en lesquelles le groupe se reconnaît, hymne, drapeau ou
devise. »959 Pour ce qui est de la devise de la République tunisienne, elle a été modifiée pour
contenir la valeur révolutionnaire de la Dignité. Alors que la Constitution de la Première
République consacrait en son article 4 les valeurs de « Liberté, Ordre, Justice », le nouvel
article 4 place la Dignité après la Liberté960 et intervertit la Justice et l’Ordre, aboutissant
ainsi à Liberté, Dignité, Justice, Ordre.
Les valeurs qui sous-tendent la Constitution du 27 janvier 2014 témoignent « d’une identité
éclatée entre l’aspiration à l’universel et le frein identitaire, entre un humanisme universel et
un particularisme culturel en quête de reconnaissance. »961 Finalement, grâce au droit
comparé, à l’expertise tant nationale qu’internationale et surtout aux parcours individuels des
constituants, les valeurs humaines coexistent et se partagent le texte constitutionnel avec les
valeurs identitaires et les spécificités culturelles nationales.
956 Hymne national officiel. Humat Al-Hima avait été employé de manière temporaire entre la fin de la
monarchie et la proclamation de l’hymne national officiel.
957 Pour plus de précisions sur l’évolution de l’hymne national tunisien, voir « L’évolution de l’hymne national
tunisien », Wepostmag [en ligne], [consulté le 12 octobre 2018], http://www.wepostmag.com/levolution-de-
hymne-national-tunisien/.
958 Deux vers sont intégrés à la fin de l’hymne national : « Lorsqu’un jour le peuple veut vivre, force est pour le
destin de répondre, force est pour les ténèbres de se dissiper, force est pour les chaînes de se
briser. » C’est nous qui traduisons.
959 B. LACROIX, « Les fonctions symboliques des constitutions : bilan et perspectives », précit., p. 195.
960 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Brouillon de la Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution », 1er août 2012 [en ligne], [consulté le 5 octobre 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec2535b (en arabe).
961 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 388.
227
Section 2
L’inspiration internationale du constituant
La Constitution du 27 janvier 2014 n’est ni « importée » ni « imposée » et encore moins
« préfabriquée dans un atelier constitutionnel – national, étranger ou international –. Si telle
avait été la situation, l’adoption du nouveau texte se serait réalisée dans de meilleurs
délais. »962 Ayant opté pour la politique de la page blanche, aucun texte, qu’il soit
constitutionnel ou autre, ne devait servir de base à l’écriture de la Constitution. Ont alors été
écartés le texte constitutionnel du 1er juin 1959, les constitutions en vigueur dans le monde et
les projets proposés par des experts nationaux, internationaux ou les associations et
organisations de la société civile963. Les 217 élus de l’ANC devaient « (ré)écrire
complètement le texte constitutionnel. »964 L’absence d’expertise constitutionnelle des
membres élus, a cependant conduit les Commissions constituantes à élaborer un texte
constitutionnel à partir des réflexions, consultations, auditions et avis fournis par des experts
en droit constitutionnel nationaux et internationaux.
Ces experts ont constitué un appui indispensable pour les constituants et s’en priver aurait
constitué « une prise de risque et de potentialités d’échec [de la Constitution] peu
compréhensibles. »965 D'autant plus que la Tunisie « possédait et possède de nombreux
experts constitutionnels capables d’élaborer un texte constitutionnel de grande qualité ou de
constituer un pôle susceptible d’alimenter un processus participatif dans lequel ils pourraient
prendre la pleine mesure de leur rôle. »966 Actifs au niveau national et international, ces
experts ont une culture juridique comparative. Ils collaborent avec un ensemble de collègues
africains et européens qui partagent leurs préoccupations. Leurs entretiens avec les membres
des Commissions constituantes, ont impacté l’écriture du texte constitutionnel967. Ce dernier
962 F. DELPEREE, « La Constitution nouvelle », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS,
P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la
Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 23.
963 La société civile est l’ensemble des associations, des groupements d’intérêts (formalisés ou non), des
organisations (qu’elles soient non gouvernementales ou pas) engagé dans la défense et la diffusion des
droits civils, politiques, économiques et sociaux.
964 X. PHILIPPE, « Les processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la
Tunisie : rupture ou continuité ? », précit., p. 536.
965 Ibid., p. 545.
966 Ibid., p. 532.
967 La volonté originelle de certains constituants était de ne pas avoir recours aux experts extérieurs. De
nombreux constituants n’ont pas souhaité se laisser influencer par des spécialistes qui n’avaient pas été
directement élus par le peuple. De plus, certains d’entre eux avaient des désaccords personnels avec des
experts. Ceci n’a pourtant pas empêché les Commissions constituantes d’auditionner des spécialistes
228
est également influencé par les parcours individuels des constituants. En effet, leurs
formations universitaires dans leur pays ou à l’étranger, ont contribué à l’élaboration d’une
Constitution conforme aux standards constitutionnels globaux (Paragraphe 2).
Bien que les constituants aient choisi de faire table rase de l’ancienne Constitution, ils se sont
appuyés sur certaines Constitutions étrangères et des textes internationaux relatifs aux droits
de l’Homme. Le recours au droit comparé n’avait pas pour objectif d’ « imposer un modèle de
pensée ou une forme de constitution déterminée mais [devait] offrir une idée de la variété des
solutions existantes et de leur taux d’efficacité en termes de fonctionnement. »968 En d'autres
termes, aucun modèle constitutionnel n’a servi d’exemple exclusif à la Constitution de la
révolution. Source d’inspiration, le droit comparé a permis aux constituants d’importer,
d'intégrer et de "tunisifier" plusieurs mécanismes étrangers.
En plus d’avoir mobilisé et auditionné des experts nationaux, certaines institutions
internationales à l’instar du Conseil de l’Europe – via la Commission de Venise et de
l’Organisation des Nations Unies (ONU) – via le Programme des Nations Unies pour le
Développement (PNUD), ont apporté leur soutien au processus participatif tunisien
(Paragraphe 1). Le recours au droit comparé et aux experts au stade du processus constituant
permet de comprendre « la présence d’éléments de convergence et de standardisation, surtout
sur le terrain des droits et libertés. »969 La Constitution actuelle n'est pas seulement l’un des
instruments d’expression de l’identité nationale, elle est aussi une marque d’appartenance à la
communauté globale970.
nationaux et internationaux de droit constitutionnel et d’institutions politiques. D’ailleurs, en avril 2013, le
Comité de coordination chargé de rédiger le texte du projet final de Constitution a fait appel à un groupe
d’experts juristes/linguistes mais ce dernier a décliné l’invitation. Il estimait qu’elle était trop tardive.
968 X. PHILIPPE, « Tours et contours des transitions constitutionnelles … Essai de typologie des
transitions », in X. PHILIPPE et N. DANELCIUC-COLODROVSCHI (dir.), Transitions constitutionnelles
et Constitutions transitionnelles. Quelles solutions pour une meilleure gestion des fins de conflit ?, op.cit.,
p. 22.
969 T. GROPPI, « La Constitution
constitutionnel ? », précit. p. 346.
970 Ibid., pp. 346-347.
tunisienne de 2014 :
illustration de
la globalisation du droit
229
Paragraphe 1
L’apport de la comparaison des textes constitutionnels et le rôle des
organisations nationales et internationales
Selon les vœux des Tunisiens, la Constitution devait être écrite par le peuple et pour le peuple,
autrement dit, elle devait être made in Tunisia971. La souveraineté théorique du pouvoir
constituant originaire conduit à penser que juridiquement, il n’est tenu de respecter que les
normes qu’il élabore et qu’il s’impose de respecter972. Les travaux préparatoires à la
Commission des droits et libertés973 prouvent qu’une place spéciale a été donnée aux
constitutions étrangères et aux textes internationaux relatifs aux droits de l’Homme (A).
Même si « la référence à un modèle [constitutionnel] donné est dépassée »974, le recours des
constituants au droit constitutionnel comparé avait un objectif bien déterminé : « disposer
d’un ordre constitutionnel correspondant aux standards internationaux. »975 Cet objectif est
d’ailleurs soutenu par l’intervention plus ou moins directe de puissances étrangères dans le
processus constituant. L’appui des organisations nationales et internationales à l’ANC (B) a
eu pour but « d’orienter le pouvoir constituant local en faveur des principes libéraux afin de
satisfaire les paramètres imposés par l’adhésion aux organisations internationales. »976
971 C’est-à-dire purement tuniso-tunisienne.
972 R. DECHAUX, « La légitimation des transitions constitutionnelles », in X. PHILIPPE et N. DANELCIUC-
COLODROVSCHI (dir.), Transitions constitutionnelles et Constitutions transitionnelles. Quelles solutions
pour une meilleure gestion des fins de conflit ? op.cit., p. 170.
973 Les développements qui suivent se baseront en partie sur les travaux préparatoires de la Commission des
droits et libertés. Devant constitutionnaliser un certain nombre de droits et de libertés, cette Commission a
eu recours au droit constitutionnel comparé. Ses travaux préparatoires renvoient à des constitutions
étrangères et à quelques textes internationaux / régionaux relatifs aux droits de l’Homme. Il est également
intéressant de relever que, les constituants précisent et inscrivent dans les travaux préparatoires de la
Commission, la place et le rôle qu’ils attribuent aux textes constitutionnels étrangers. Ces derniers leur
servent de source d’inspiration. La Commission des pouvoirs législatif, exécutif et des relations entre eux a
également eu recours au droit comparé mais - comme la Commission des droits et libertés - elle a précisé
que ses travaux se baseraient sur la technique de la page blanche.
974 N. DANELCIUC-COLODROVSCHI, « L’incidence des influences constitutionnelles externes sur
l’écriture et l’adoption des constitutions postconflictuelles », in X. PHILIPPE et N. DANELCIUC-
COLODROVSCHI (dir.), Transitions constitutionnelles et Constitutions transitionnelles. Quelles solutions
pour une meilleure gestion des fins de conflit ? op.cit., p. 116.
975 Ibid.
976 Ibid., p. 111.
230
A.
La place des constitutions étrangères et des textes internationaux relatifs aux
droits de l’Homme au sein du processus constituant
Le 25 juin 2012, le rapport d’avancement des travaux de la Commission des droits et libertés
précise qu'elle a décidé – et ce, dès sa première réunion du 13 février 2012 – que l’élaboration
des dispositions relatives aux droits et libertés allait se faire à partir de la technique de la page
blanche977. Même si elle prend en considération tous les projets de Constitutions proposés et
soumis à l’ANC, elle ne donnera la priorité à aucun d’eux978. Pour mémoire, l'ANC s'est basée
sur la Constitution de 1959, des projets de Constitutions élaborés par des experts nationaux,
des associations et organisations de la société civile979. Certaines constitutions étrangères ont
de surcroît, été distribuées à l’ANC et au bureau de la Commission. Il s'agit notamment des
Constitutions marocaine, turque, jordanienne, égyptienne, américaine, espagnole, portugaise,
suédoise et sud-africaine.
Il était ainsi possible aux constituants d’emprunter aux systèmes juridiques « des uns et des
autres un certain nombre de mécanismes, de procédures, d’équilibres ayant fait leur preuve
ou [qui sont] suffisamment séduisants pour inciter à les expérimenter. »980 Si pour certains les
constitutions deviennent des « boîte[s] à outils »981 dans lesquelles puiser, pour d’autres, il y
aurait « un fonds commun de concepts, de techniques et de procédures »982 que partagent les
constitutions et qui traduit l’universalisation et/ou la banalisation du langage constitutionnel.
977 Il en est de même de la Commission des pouvoirs législatif, exécutif et des relations entre eux. La
Commission précise dans son rapport final du 19 février 2013 que la Commission adopte la technique de la
page blanche. Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission des pouvoirs législatif,
exécutif et des relations entre eux, « Rapport final de la Commission des pouvoirs législatif, exécutif et des
relations
le 17 octobre 2018],
[en
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25393 (en arabe).
février 2013
eux », 19
[consulté
ligne],
entre
978 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission des droits et libertés, « Rapport de
l’avancement des travaux de la Commission des droits et libertés », 25 juin 2012 [en ligne], [consulté le 17
octobre 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec2534a (en arabe).
979 Il s’agit essentiellement des projets de Constitution proposés par le parti Justice et Développement, le bloc
Al Aridha Al Chaabiya, le Professeur Sadok BELAÏD, l’UGTT, Jawhar BEN MABROUK du réseau
« Doustourna », l’avocat Youssef OBEID, Tahar BELKHODJA, le Comité des experts (de Yadh BEN
ACHOUR), celui de « Watani Habibi » auxquels s'ajoutent le projet de Constitution de l’Association
Tunisienne des Femmes Démocrates, le projet proposé par Boubakr EL TAYEB, la Déclaration commune
relative à la liberté de conscience et de croyance (du Comité du 18 octobre pour les droits et libertés) et des
propositions d'ateliers de réflexion et leurs recommandations relatives « à l’avenir des arts et des médias en
Tunisie ». Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission des droits et libertés,
« Rapport final de la Commission constituante des droits et libertés concernant le chapitre des droits et des
libertés de
le 17 octobre 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25367 (en arabe).
la Constitution », 13 septembre 2012 [en
ligne], [consulté
980 N. DANELCIUC-COLODROVSCHI, « L’incidence des influences constitutionnelles externes sur
l’écriture et l’adoption des constitutions postconflictuelles », précit., p. 116.
981 Ibid.
982 F. DELPEREE, « La Constitution nouvelle », précit., p. 25.
231
L’ANC apparaît ainsi « comme une usine à recevoir, à digérer et à transformer les idées et
les pratiques venues d’ailleurs. Et à leur donner une touche proprement tunisienne. »983 Dans
l’objectif d’être exhaustif ne seront cités que les emprunts les plus flagrants, de mécanismes et
de procédures empruntés aux constitutions étrangères.
Alors que les constitutions des pays arabo-musulmans du Proche-Orient et d’Afrique du Nord
ont servi d’éléments de réflexion sur le rapport entre religion et institutions, les constituants
ont regardé dans les constitutions du sud, ce qu’ils pouvaient y puiser. Par exemple, le droit à
un environnement sain prévu à l’article 45 et la justice transitionnelle de l’article 148, ont été
empruntés à la Constitution de l’Afrique du Sud. Les constituants se sont aussi inspirés des
droits, libertés, procédures et mécanismes énoncés dans les constitutions occidentales. Il
existe d'autres exemples, tels que la protection des personnes handicapées directement
inspirée de la Constitution suisse, la procédure de défiance constructive est quant à elle,
allemande et l’exception de constitutionnalité belge. En ce qui concerne le régime politique, la
diarchie de l’exécutif est directement inspirée de la France et du Portugal. Les constituants ont
d’ailleurs puisé dans la Constitution française de la Cinquième République l’article 3 qui
traite de la souveraineté, la distinction faite entre les lois organiques et ordinaires984 et celle
déjà opérée par la Constitution du 1er juin 1959, entre les matières qui relèvent du pouvoir
législatif et celles qui relèvent du pouvoir réglementaire général. A l’instar de l’article 51-1 de
la Constitution du 4 octobre 1958, un article 60 qui prévoit le statut de l’opposition
parlementaire985, a été introduit.
Mais, comme le précise le Professeur Francis DELPEREE « Carthage n’est ni Athènes, ni
Rome. Pas plus qu’elle n’est Londres ou Paris. Seuls des emprunts ponctuels sont
concevables. »986 Seuls les mécanismes et procédures de référence permettant à l’ordre
constitutionnel en élaboration de correspondre aux standards internationaux, ont été
empruntés aux constitutions étrangères. Il en est de même des textes internationaux.
983 Ibid., p. 27.
984 AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission des pouvoirs législatif, exécutif et des
relations entre eux, « Rapport final de la Commission des pouvoirs législatif, exécutif et des relations entre
eux », 19 février 2013 [en ligne], [consulté le 17 octobre 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs
/518e5bfc7ea2c422bec25393 (en arabe).
985 Pour plus de précisions sur les multiples emprunts aux constitutions étrangères, cf. F. DELPEREE, « La
Constitution nouvelle », précit., pp. 26-27.
986 Ibid., p. 28.
232
Plusieurs engagements internationaux et régionaux relatif aux droits de l’Homme ont été
étudiés par les membres de l’ANC. Il s’agit essentiellement de la Déclaration Universelle des
Droits de l’Homme (DUDH), de la Charte arabe des Droits de l’Homme, de la Déclaration du
Caire relative aux Droits de l’Homme dans l’Islam, de la Charte africaine des Droits de
l’Homme et des Peuples, de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), des
accords de non prescription des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité, des
principes fondamentaux du traitement des prisonniers, de l’accord spécial relatif à la liberté de
vote et de la protection du droit à l’organisation syndicale, du Pacte International relatif aux
Droits Civils et Politiques (PIDCP), du Pacte International relatif aux Droits Economiques,
Sociaux et Culturels (PIDESC), de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de
discriminations à l’égard des femmes (CEDEF), de la Convention relative aux droits de
l’enfant et de la Convention sur les droits des personnes handicapées987.
La consultation de ces textes par les membres de l’ANC, a notamment permis à la
Commission
des
droits
et
libertés,
d’étudier
les
accords
et
engagements
internationaux/régionaux et d’inclure dans son travail, la troisième et quatrième générations
des droits et libertés988. Néanmoins, contrairement à la Constitution du 1er juin 1959, celle du
27 janvier 2014 ne fait aucune référence à la DUDH. L’article 7 est pourtant proche dans sa
formulation de l’article 16 de la DUDH puisqu’il définit le rôle de la famille comme « cellule
de base de la société ». Cet article 7 se rapproche également de la formulation du premier
alinéa de l’article 18 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples selon
lequel « [l]a famille est l’élément naturel et la base de la société. Elle doit être protégée par
l’Etat qui doit veiller à sa santé physique et morale ». D’autres articles, à l’instar de
l’article 49, sont directement inspirés de la Convention Européenne des Droits de l’Homme989.
Pour ce qui est de l’emprunt de certains mécanismes étrangers, celui-ci a été suggéré par les
experts nationaux et internationaux auditionnés. Dans son rapport du 25 juin 2012, la
Commission des droits et libertés précise qu’elle a consacré dix-huit heures, soit 25 séances
de travail, aux auditions des experts et des associations et organisations de la société civile. In
987 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission des droits et libertés, « Rapport final
de la Commission constituante des droits et libertés concernant le chapitre des droits et des libertés de la
Constitution », 13 septembre 2012 [en ligne], [consulté le 17 octobre 2018], https://majles.marsad.tn/fr/
docs/518e5bfc7ea2c422bec25367 (en arabe).
988 Ibid.
989 L’article 49 fait l’objet des développements du B. du Paragraphe 2 de cette section relatif au rôle des
experts constitutionnels des Facultés de droit tunisiennes, p. 244.
233
fine, elle a élaboré un texte typiquement tuniso-tunisien, en adaptant les mécanismes et
procédures empruntés au système politique tunisien dans lequel ils ont été insérés.
B.
L’appui des organisations nationales et internationales à l’ANC
Qualifié de participatif, le processus constituant était ouvert aux citoyens990 et plus largement
aux associations de la société civile991 et aux Organisations Non Gouvernementales (ONG)
nationales ou internationales. La participation de ces organisations992 a débuté avec la mise en
place du processus électoral qui devait conduire les Tunisiens à élire les membres de
l’ANC993. Bien qu’elles aient encadré le processus d’élaboration de la Constitution, ces
organisations ont permis d’apporter une certaine expertise juridique aux constituants994. « Le
défi des organisations gouvernementales et non gouvernementales, qu’elles soient nationales
ou internationales, consiste à diffuser et à transmettre cette expertise et ces outils à
l’ensemble des parties prenantes au processus constituant, qu’il s’agisse des représentants de
la société civile ou des constituants. »995 Les différentes commissions constituantes ont
auditionné des associations de la société civile. Tel a notamment été le cas de la Commission
des droits et libertés qui a consulté plusieurs experts et représentants de ligues et organisations
nationales. Ces dernières organisations « doivent jouer un rôle essentiel en matière
d’appropriation des processus constituants car ce sont elles qui devront alimenter le débat et
990 B. ABDELKAFI, « L’assemblée nationale constituante et la société civile : Quelle relation ? », in
M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.)
Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., pp. 139-149.
991 Chargées de défendre et de promouvoir les droits civils et politiques, économiques et sociaux.
992 Le terme « organisation » sera compris et employé comme un terme générique. Il désigne ici, l’ensemble
des associations, groupements d’intérêts et ONG actifs en Tunisie à partir des premières élections
constituantes libres du pays.
994 Un rôle de premier plan a été
993 Pour plus de précisions sur ce point cf. C. GADDES, « Les élections du 23 octobre 2011 », in M.
MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.)
Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., pp. 101-117.
l’organisation AL BAWSALA (LA BOUSSOLE :
http://www.albawsala.com/) qui, à travers le projet Marsad (http://www.marsad.tn/fr/) a publié de
nombreux documents de l’ANC. Son rôle visait essentiellement à observer le travail et à assister
juridiquement les membres de l’ANC. Pour plus de précision sur les fonctions de l’organisation cf. A.
YAHYAOUI, « Observer l’Assemblée nationale constituante », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S.
BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution
de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., pp. 253-261.
joué par
995 X. PHILIPPE, « Le rôle des organisations non gouvernementales dans les processus constituants
postconflictuels : expertise ou plaidoyer ? », in X. PHILIPPE et N. DANELCIUC-COLODROVSCHI
(dir.), Transitions constitutionnelles et Constitutions transitionnelles. Quelles solutions pour une meilleure
gestion des fins de conflit ? op.cit., p. 154.
234
représenter la société civile auprès du constituant. »996 Certes, leur expertise dépend du
contexte mais celles qui ont été auditionnées par la Commission des droits et libertés, avaient
une certaine connaissance technique de l’objet social qu’elles défendaient. Avant de
s’intéresser à ces organisations et de détailler leur rôle, il est essentiel de savoir pourquoi les
commissions constituantes ont eu recours à des experts, alors même que les Tunisiens avaient
fait le choix d’un « processus constituant participatif »997 et non d’un comité d’experts998.
De multiples raisons peuvent être avancées. Parmi elles, les 217 élus à l’ANC étaient des
hommes et des femmes politiques qui manquaient – pour certains – de compétence technique
et juridique. Or, le droit et les institutions ont un rôle déterminant à jouer dans l’édification
constitutionnelle de l’Etat. Il semble alors nécessaire de recourir à des « experts capables d’en
utiliser les ressources. »999 La consultation de ces experts produit d’ailleurs des « effets
avantageux pour les acteurs politiques qui [les] sollicitent. »1000 Les experts et représentants
des organisations auditionnées ont donc
joué « le rôle de conseillers du prince-
constituant. »1001 Ils « ne sont plus sollicités pour livrer une constitution “clé en mains”, mais
bien plutôt pour se prononcer sur telle ou telle question constitutionnelle ou pour
accompagner le processus de transition. L’expertise constitutionnelle demandée peut
consister en une simple information pour éclairer un point de droit. »1002 Les membres de la
Commission des droits et libertés avaient besoin d’être éclairés par les représentants des
organisations nationales, sur la situation de certains droits et libertés en Tunisie. Dans son
rapport du 24 juillet 2012, la Commission expose des entretiens menés avec les experts de ces
organisations1003.
996 Ibid.
997 X. PHILIPPE, « Les processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la
Tunisie : rupture ou continuité ? », précit., p. 536.
998 Pour la distinction entre les deux types de processus constituants, cf. X. PHILIPPE, « Les processus
constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la Tunisie : rupture ou continuité ? »,
précit., p. 536.
999 J. DU BOIS DE GAUDUSSON, « Le rôle de l’expertise dans la transition constitutionnelle », in
X. PHILIPPE et N. DANELCIUC-COLODROVSCHI (dir.), Transitions constitutionnelles et Constitutions
transitionnelles. Quelles solutions pour une meilleure gestion des fins de conflit ? op.cit., p. 137.
1000 Ibid.
1001 Ibid., p. 142.
1002 Ibid., p. 143.
1003 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission des droits et libertés, « Les auditions
effectuées au sein de la Commission des droits et libertés de février jusqu’en juillet », 24 juillet 2012 [en
ligne], [consulté le 20 octobre 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7e a2c422bec25359 (en
arabe).
235
Ainsi, le 26 mars 2012, ont été auditionnés Abdessattar BEN MOUSSA et Zouhair EL
YAHYAOUI respectivement président et membre de la Ligue Tunisienne des Droits de
l’Homme (LTDH), de même que Saïda EL AKREMI, présidente de
l’Association
Internationale pour le Soutien aux Prisonniers Politiques1004. Chaque personne auditionnée
devait exposer l’objet social et les objectifs de l’association qu’elle représentait, présenter
l’état du droit et/ou de la liberté défendus par elle. Souvent les représentants des organisations
exposaient les moyens nécessaires pour la mise en œuvre effective du droit ou de la liberté. Ils
recommandaient aux constituants des mesures constitutionnelles à prendre, en vue de leur
protection.
Ces experts ont finalement été des médiateurs entre les élus et les électeurs. Leur rôle a
consisté à « assurer le passage vers un ordre constitutionnel et politique démocratique, qui
constitue le cadre général dans lequel s’inscrit aujourd’hui la thématique de la transition et
[qui] justifie le recours à l’expertise. »1005 D'une part, les auditions des experts des
organisations nationales ont essentiellement consisté à améliorer le système de garantie et
d’application des droits et libertés ; d'autre part, les organisations internationales1006 ont eu le
mérite d’apporter « une connaissance générale des questions constitutionnelles, un soutien
technique, de la formation, des retours d’expériences comparées aux constituants et aux
associations. »1007 En effet, les nouvelles exigences démocratiques revendiquées par les
révolutionnaires supposaient une connaissance des paradigmes de la démocratie, du droit et
1004 Le rapport précité fait état de toutes les auditions effectuées par la Commission des droits et libertés de
février à juillet 2012. Le 27 mars 2012, Imane Al TARIKI, présidente de l’association Liberté et Justice et
Sihem BENSEDRINE, représentante officielle du Conseil National des Libertés en Tunisie (CNLT) ont été
auditionnées. Le 28 mars 2012, la Commission a entendu Sondes GARBOUJ, présidente de la section
tunisienne de l’organisation de réconciliation nationale et Monzer AL CHARMI, rapporteur de
l’association tunisienne de lutte contre la torture. Le 18 avril 2012, c’était au tour de Najiba HAMROUNI,
présidente du Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) et le 23 avril 2012, de Hichem
SNOUSSI, président de l’organisation relative à l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme. Le 24 avril 2012, ont été entendus, Sami BEN YOUNES et Sami BAHRI, représentants de
l’Organisation Tunisienne de Défense des Droits des Personnes Handicapées (OTDDPH) de même que
Basma SOUDANI, présidente de la Ligue des Électrices Tunisiennes (LET). Enfin, le 25 avril 2012, c’était
au tour de Mrad SALIH et d’Ali BEN ASSI, présidents de l’association tunisienne des chômeurs.
1005 J. DU BOIS DE GAUDUSSON, « Le rôle de l’expertise dans la transition constitutionnelle », précit.,
p. 143.
1006 A l’exemple du Centre Carter et de Democracy Reporting International (DRI).
1007 X. PHILIPPE, « Le rôle des organisations non gouvernementales dans les processus constituants
postconflictuels : expertise ou plaidoyer ? », précit., p. 154. Pour un aperçu général du rôle des experts
internes et externes au moment du processus constituant en Tunisie cf. N. MEKKI, « Le processus
constituant tunisien : quels enseignements pour les pays de la région ? », Arab Law Quartely 32 (2018),
pp. 1-30. Pour un aperçu particulier du rôle du Centre Carter entre 2011 et 2014 cf. The Carter Center, The
Constitution-Making Process in Tunisia, Final Report, 2011-2014, [en ligne], [consulté le 11 décembre
2018],
https://www.cartercenter.org/resources/pdfs/news/peace_publications/democracy/tunisia-
constitution-making-process.pdf (en anglais), 206 p.
236
des institutions. De plus, les experts juridiques formés au sein de l’ancien régime n’étaient pas
tous susceptibles d'avoir une capacité d’innovation constitutionnelle. Les constituants ont dû
« s’approprier eux-mêmes les principes de ce que doit comporter leur constitution et ont donc
[eu] besoin de formation et de compréhension des enjeux pour acquérir la connaissance des
solutions envisageables qu’elles ne possèdent pas au départ. »1008 C’est la raison pour
laquelle, les pouvoirs publics ont après la révolution, multiplié les appels à la démocratisation
et aux organisations internationales relatives aux droits de l’Homme.
« Le 28 février 2011, la Tunisie adresse une invitation permanente à toutes les procédures
thématiques de l’ONU relatives aux droits de l’Homme1009. Cette invitation permet la visite,
en Tunisie, de plusieurs rapporteurs spéciaux de l’ONU1010, lesquels élaborent des rapports
sur plusieurs
formulent diverses
recommandations. »1011 Maîtrisant le langage constitutionnel, les experts internationaux
thèmes afférents aux droits de
l’Homme et
étaient les mieux à même d’alimenter le débat et de soutenir l’activité technique de rédaction
de la Constitution. Bien que le processus constituant ait été purement national, le Conseil de
l’Europe et l’Organisation des Nations Unies (ONU) ont apporté leur assistance à l’ANC1012.
Leur objectif était de favoriser la mise en place d’un processus constituant participatif et
ouvert, qui puisse aboutir au vote d’une Constitution dotée d’une forte légitimité et approuvée
par l’ensemble du corps social.
Pour ce faire, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a en 2012,
conclu « un accord de coopération avec l’ANC, dans le but de poursuivre la stratégie de
l’UNCT de soutenir la transition en Tunisie. »1013 Cet accord a permis d’organiser des
1008 X. PHILIPPE, « Le rôle des organisations non gouvernementales dans les processus constituants
postconflictuels : expertise ou plaidoyer ? », précit., p. 157.
1009 Un accord avec le Bureau du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme est conclu en juillet 2011 et
établit la création d'un Bureau des Droits de l’Homme des Nations-Unies en Tunisie.
1010 Il s’agit du Rapporteur spécial sur la torture, du Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la
justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, du Rapporteur spécial sur les défenseurs des
droits de l’Homme, du Rapporteur spécial sur la liberté d’expression et, du Rapporteur spécial sur
l’indépendance des juges et des avocats.
1011 D. CHALEV, M. SHAQUOURA et A. ABASS, « Rôle des Nations Unies dans le processus constitutionnel
tunisien et résultat en termes de garanties relatives aux Droits de l’Homme », in M. MARTINEZ
SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD,
La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 464.
1012 L’United Nations Country Team (UNCT) a été l’équipe des Nations-Unies mobilisée en Tunisie à la suite
de la révolution, au moment du processus constituant. Elle était composée de plusieurs agences de l’ONU.
1013 D. CHALEV, M. SHAQUOURA et A. ABASS, « Rôle des Nations Unies dans le processus constitutionnel
tunisien et résultat en termes de garanties relatives aux Droits de l’Homme », précit., p. 465.
237
dialogues locaux et nationaux entre les citoyens et les institutions de la période transitoire1014.
Ainsi, entre 2012 et 2013, le PNUD a-t-il soutenu les rencontres à l’initiative du Dialogue
national organisées entre les constituants et la société civile, dans les vingt-quatre
gouvernorats tunisiens. L’appui des organisations onusiennes à l’ANC s'est également
manifesté d’autres manières1015. « Une
lettre commune contenant d’importantes
recommandations1016 sur la nécessité d’intégrer des normes internationales aux garanties
visant la protection des droits de l’Homme et la primauté du droit, est adressée [par l’UNCT]
à chacun des membres de l’ANC en août 2012. »1017 En juillet de la même année, une
conférence organisée par le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme (HCDH) a rassemblé
différentes organisations de la société civile. Elle leur a permis de participer activement au
processus constituant en encourageant leur position pour favoriser une meilleure protection
constitutionnelle des droits de l’Homme. Grâce aux auditions menées par les Commissions
constituantes, certains représentants de l’UNCT ont d’ailleurs réussi à se faire entendre. Ils ont
pu prodiguer des conseils sur le contenu d'avant-projets.
Dans son rapport final du 13 septembre 2012, la Commission des droits et libertés a
notamment fait état de sa séance de travail avec l’Organisation des Nations Unies pour
l’Education, la Science et la Culture (UNESCO), au sujet de la liberté d’expression et
d’information. Elle a auditionné Tony MANDELL du Centre juridique et démocratique du
Canada, sur
les garanties constitutionnelles et
juridiques du droit d’expression et
d’information ; Bimabanegh HARIMURTI sur la Charte générale d’information, au sujet de
la transition démocratique en Indonésie et Joseph TOULOUÏ AMIN médiateur journalistique
le
27
[en
ligne],
[consulté
2014/2013,
1014 Voir la mise à jour de l’année 2012-2013 du projet d’appui au processus constitutionnel et parlementaire et
au dialogue national en Tunisie élaboré par le PNUD, newsletter « The UN Constitutional », parution I,
2018],
hiver
https://peacemaker.un.org/sites/peacemaker.un.org/files/UNConstitutional-Issue1.pdf (en anglais), p. 13.
1015 Il a notamment consisté à soutenir le groupe de l’ANC chargé des relations publiques et des relations avec
la société civile, pour élaborer un programme de travail pour ses actions ; à présenter à l’ANC différentes
options constitutionnelles et institutionnelles pour la gestion des relations entre le pouvoir exécutif et le
pouvoir législatif dans un contexte démocratique ; à former les membres des Commissions constituantes
aux techniques de dialogue et à l’animation des consultations publiques avec la société civile ; à organiser
des journées de consultation (les 14 et 15 septembre 2012) permettant de mettre en place un dialogue
institutionnel avec les organisations de la société civile en se fondant sur les travaux des Commissions
constituantes ; à discuter des différentes options et à faciliter les échanges entre les citoyens et l’ANC, pour
ce qui est de leurs attentes.
mars
1016 Des recommandations sont également adressées par différentes ONG à l’instar de Human Rights Watch
(HRW). Voir le communiqué de presse du 22 janvier 2013, [en ligne], [consulté le 27 octobre 2018],
http://www.hrw.org/fr/news/2013/01/22/tunisie-lettre-l-assemblee-nationale-constituante-tunisienne-sur-le-
projet-de-consti.
1017 D. CHALEV, M. SHAQUOURA et A. ABASS, « Rôle des Nations Unies dans le processus constitutionnel
tunisien et résultat en termes de garanties relatives aux Droits de l’homme », précit., p. 466.
238
en Afrique du Sud, au sujet de la liberté d’expression et d’information. Les experts ont livré
leur expérience personnelle et professionnelle sur l’état de la liberté d’expression et
d’information dans chacun des pays concernés.
En plus du soutien technique et des recommandations faites aux constituants, les agences des
Nations-Unies en Tunisie se sont exprimées sur le contenu de dispositions constitutionnelles
relatives aux droits de l’Homme. Elles ont voulu attirer l’attention des constituants sur la
nécessité d’intégrer certaines normes internationales après la publication de l’avant-projet
final du texte constitutionnel du 1er juin 2013. « Suite au projet présenté le 1er juin 2013,
l’UNCT effectue une analyse des droits de la Constitution axée sur les droits de l’homme,
laquelle permet d’identifier les progrès accomplis ainsi que les principales difficultés en
matière de conformité et d’ouverture aux obligations juridiques internationales de l’État
tunisien. »1018 Se fondant sur cette analyse, l’UNCT a adressé ses recommandations aux
autorités, pour améliorer l’avant-projet final de texte constitutionnel en y intégrant les droits
de l’Homme davantage1019. Les organisations onusiennes n'ont pas été les seules à formuler
des recommandations.
Le président de l’ANC Mustapha BEN JAAFAR, a soumis le texte constitutionnel à l’avis de
la Commission de Venise1020. Un groupe de rapporteurs composé de quatre Professeurs de
droit (Guido NEPPI MODONA, Sergio BARTOLE (Italie), Jean-Claude SCHOLSEM
(Belgique) et Ben VERMUELEN (Pays-Bas)), de deux juges en exercice et de deux anciens
juges
(Slavica BANIC
(Croatie),
Jean-Claude COLLIARD,
Jacqueline
de
GUILLENCHMIDT (France) et Wilhelmina THOMASSEN (Pays-Bas)), d’un membre de la
Commission de réforme législative irlandaise (Finola FLANAGAN) et de l’ancien président
de la Chambre des représentants maltais (Michael FRENDO), a été formé pour partager ses
observations sur le texte1021, avec l’ANC, dès le 17 juillet 20131022. Les rapporteurs ont
1018 Ibid.
1019 Le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme communique aux membres de l’ANC un guide abrégé des
constitutions et droits de l’Homme. En janvier 2014, son Bureau adresse au président de l’ANC une lettre
faisant l’éloge des progrès accomplis par l’ANC et demande la constitutionnalisation de garanties plus
solides en matière de protection des droits de l’Homme.
1020 Sur le rôle et les fonctions de la Commission de Venise, cf. G. MALINVERNI, « L’expérience de la
Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) », Revue universelle des
droits de l’homme, 1995, pp. 386-394.
1021 Le groupe de rapporteurs a également fait appel à un expert externe du Congrès des pouvoirs locaux et
l’analyse des provisions
rapporteurs sur
les
régionaux. Christian BEHRENDT devait aider
constitutionnelles relatives à la décentralisation.
239
effectivement constaté
les standards
démocratiques et les droits de l’Homme. Cependant, ayant relevé des contradictions1023, ils
texte constitutionnel avec
la compatibilité du
ont suggéré aux constituants de clarifier
les ambiguïtés de certaines dispositions
constitutionnelles. Mêmes si les constituants n’ont pas tenu compte de l’intégralité des
recommandations de la Commission de Venise, certaines dispositions ont été remaniées ou
intégrées dans la version finale de la Constitution1024.
Bien qu’aucune visite de la Tunisie n’ait été effectuée par ces rapporteurs et que les autorités
tunisiennes n’aient pas formulé d’observations en réponse à l’avis, la Commission de
Venise1025 a assisté les constituants tout au long du processus1026. En 2012, elle a organisé
plusieurs échanges sur le projet de Constitution et d’autres textes législatifs. De leur côté, les
membres de l’ANC ont effectué, les 29 et 30 mars 2012, une visite d’étude à Strasbourg et à
Karlsruhe1027. Ces voyages ont permis aux membres de l’ANC, d’appréhender le droit et les
institutions des systèmes juridiques étrangers. Ils sont revenus en Tunisie avec plusieurs
principes, mécanismes et procédures dont l’efficacité avait été avérée. Il est évident que les
organisations nationales et internationales ont apporté un soutien logistique, technique et
juridique aux constituants mais, la Constitution tunisienne est un produit purement tunisien.
Certes les membres des commissions constituantes ont été conseillés par des experts
le
1022 Voir les observations de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de
Venise) sur le projet final de la Constitution de la République tunisienne, Avis 733/2013. Doc. CDL-AD
(2013)034
2018],
octobre
[en
https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL%282013%29034-f.
[consulté
ligne],
juillet
2013,
1023 Il s’agit essentiellement de l’organisation des relations entre l’Etat et la religion, de la place accordée à
l’Islam dans la nouvelle architecture constitutionnelle et institutionnelle et de l’accès à la nouvelle Cour
constitutionnelle.
23
17
du
1024 Alors que le texte de l’avant-projet final du texte constitutionnel ne donnait qu'au président de la
République la compétence de déférer à la Cour constitutionnelle, un projet de loi pour un contrôle de
constitutionnalité, le texte final prévoit à l'article 120, l’accès de la Cour constitutionnelle à l’opposition. De
même, la Commission de Venise avait suggéré à l’ANC que les restrictions apportées aux droits
fondamentaux prévues à l’article 48 soient conformes au principe de proportionnalité et de nécessité dans
une société démocratique. Ces recommandations ont été intégrées à la version finale de l’article 49 de la
Constitution actuelle. Voir respectivement les paragraphes 175, 176 et 42 des observations de la
Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) sur le projet final de la
Constitution de la République tunisienne, Avis 733/2013. Doc. CDL-AD (2013)034 du 17 juillet 2013, [en
ligne],
2018],
https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL%282013%29034-f.
[consulté
octobre
23
1025 L’avis des rapporteurs a été délivré en moins d’un mois. Publié le 17 juillet 2013, leurs observations ont été
adoptées par la Commission de Venise lors d’une séance plénière du mois d’octobre 2013. Pour plus de
précisions sur ce point cf. M. DE VISSER, “A Critical Assessment of the Role of the Venice Commission
in Processes of Domestic Constitutional Reform”, American Journal of Comparative Law, Vol. 63(4),
2015, No. 4, p. 979.
1026 Pour mémoire, en avril 2013, le ministre des droits de l’Homme et de la justice transitionnelle a demandé à
la Commission de Venise d’analyser la loi prérévolutionnaire relative au Haut-Comité des Droits de
l’Homme et des Libertés Fondamentales.
le
1027 Cette visite fait l’objet d’une étude détaillée dans le dernier chapitre de cette thèse.
240
nationaux et spécialistes du droit constitutionnel mais, ils se sont surtout servis de leurs
expériences personnelles pour intégrer dans le texte constitutionnel des techniques apprises de
leurs formations et séjours à l’étranger.
Paragraphe 2
L’importance des parcours individuels des constituants et le rôle
des spécialistes nationaux de droit constitutionnel
La Constitution tunisienne actuelle contient des droits et des libertés que l’on retrouve dans un
certain nombre de textes constitutionnels étrangers. A l’ère globale, les Hommes et les idées
circulent. Dans le contexte tunisien d’élaboration de la Constitution, il est intéressant de
relever que les constituants ont eux-mêmes élaboré le texte constitutionnel en y intégrant un
certain nombre de mécanismes inspirés de modèles constitutionnels étrangers. Le choix de
l’emprunt n’est donc pas uniquement dû à l’intervention des organisations nationales et
internationales, il est surtout le fait des constituants eux-mêmes. Leurs formations
universitaires et séjours d’étude à l’étranger, ont largement motivé l’ANC à suivre l’exemple
des modèles qui fonctionnent ailleurs et/ou qui sont réputés (A). Ces emprunts sont aussi dus
au rôle des experts constitutionnels des Facultés de droit tunisiennes (B). Auditionnés par les
Commissions constituantes, élus au sein de l’ANC ou œuvrant au sein d’organisations
nationales/internationales en marge du processus constituant, ils ont été inspirés par le droit
comparé et ont à leur tour, inspiré les constituants.
A.
L’impact des formations universitaires et séjours à l’étranger des constituants1028
L’étude des curriculums vitae des 217 élus à l’ANC révèle que plusieurs d’entre eux ont
effectué des formations universitaires ou des séjours d’études plus ou moins longs à
l’étranger. Certains se sont déplacés dans la région : onze députés d’Ennahdha ont suivi des
1028 Ce paragraphe est exclusivement basé sur une étude personnelle faite à partir d’une analyse des curriculums
vitae des 217 élus à l’ANC. Ayant pu trouver toutes les informations biographiques sur le site Majles
Marsad de l’ONG tunisienne AL BAWSALA, le travail a consisté à relever l’élément international du
parcours des constituants, la ou les langues étrangères pratiquées et l’intérêt plus ou moins marqué et porté
à la théologie et à l’Islam. Les éléments les plus marquants qui servent l’argumentation, seront exposés ici.
Le travail sur les biographies de chacun des élus ayant été conséquent, il ne peut être restitué dans son
intégralité en annexes à cette thèse.
241
études ou poursuivi une carrière dans un pays arabo-musulman en Afrique et/ou en Orient1029.
Certains se sont réfugiés dans des pays musulmans voisins, comme l’Algérie1030 ou la
Libye1031, pour échapper à la répression des régimes autoritaires de BOURGUIBA et de BEN
ALI, d’autres encore, ont exploré l’Occident. L’analyse des biographies des 89 députés du
bloc parlementaire Ennahdha permet de relever que 18 d’entre eux ont fait des études dans un
pays occidental1032 : la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Italie, le Canada ou
les Etats-Unis. Même si tous n’ont pas voyagé, certains1033 ont effectué leurs études primaires
dans une école franco-arabe en Tunisie.
La formation scolaire dans une structure bilingue et/ou les études universitaires à l’étranger,
influencent
les schémas
traditionnels des constituants. Ces schémas nationaux de
représentation du monde et de la société varient pourtant d’un élu à l’autre. Karima SOUID,
élue de la circonscription de France 2 au sein du Bloc Démocrates, est née et a grandi en
France. Tunisienne d’origine, elle se fait la porte-parole des Tunisiens à l’étranger et milite en
faveur de la reconnaissance de la bi-nationalité et du principe d’égalité. Son identité, ses
acquis sociaux et culturels et, ses expériences personnelles et professionnelles ont façonné son
esprit et modelé ses engagements politiques. Le regard qu’elle porte sur la Tunisie1034 est
radicalement différent de celui porté par un élu – théocrate ou même démocrate – né et ayant
exclusivement grandi dans le pays.
1029 Le bloc parlementaire Ennahdha est composé de 89 membres. Ces derniers sont classés par le site d’AL
BAWSALA. Le numéro qui précède le nom et le prénom du député est celui qui correspond à son
classement par l’ONG nationale. Les députés nahdhaouis qui ont effectué des déplacements dans le monde
arabo-musulman sont : 20. Kamel BEN ROMDHANE (Maroc), 28. Habib ELLOUZE (Algérie), 38. Kamel
BEN AMARA (Qatar), 48. Ahmed MECHERGUI (Syrie), 55. Béchir CHAMMEM (Lybie, Soudan), 66.
Mohamed TAHAR TLILI (Oman), 72. Ameur LARAYEDH (Algérie), 73. Adel BEN ATTIA
(Mauritanie), 82. Abdelhalim ZOUARI (Algérie), 85. Salma SARSOUT (Maroc) et, Abdelmajid NAJAR
(Egypte, Qatar, Maroc, Emirats Arabes Unis, Algérie).
1030 C’est notamment le cas de : 28. Habib ELLOUZE et 72. Ameur LARAIEDH (Algérie).
1031 C’est le cas de : 55. Béchir CHAMMEM.
1032 Les dix-huit députés ayant étudié et/ou séjourné à l’étranger sont : 1. Néji JMAL (France), 2. Habib
BRIBECH (Etats-Unis), 3. Dalida BABA (France), 8. Zied LADHARI (France, Etats-Unis, Pays-Bas), 11.
Halima GUENI (France), 13. Walid BENNANI (Belgique), 18. Imen BEN MHAMED (Italie),
23. Meherzia LABIDI (France), 30. Ferjani DOGHMANE (France), 35. Béchir LAZZEM (France),
47. Oussama AL SAGHIR (Italie), 48. Ahmed MECHERGUI (France), 49. Ahmed SMIAI (France),
50. Fathi AYADI (Allemagne), 66. Mohamed TAHAR TLILI (France), 67. Mohamed ZRIG (Canada), 69.
Mohamed ESSGHAIER (France) et, 77. Zied DOULATLI (France).
1033 Classé 36ème par le site d’AL BAWSALA, Mohamed SAIDI a fait ses études primaires à Béja. Deux autres
députés n’appartenant à aucun bloc parlementaire ont également étudié dans des écoles franco-arabes. Il
s’agit de (17.) Tahar HMILA qui a entamé sa scolarité à l’école franco-arabe de Msaken et de (26.) Ahmed
Nejib CHEBBI qui a effectué son cycle primaire à l’école franco-arabe de l’Ariana.
1034 Celui d’une femme qui plus est binationale.
242
Le cursus des constituants à l’étranger leur a permis de s’approprier des idées, des procédures
et des mécanismes ayant fonctionné dans leur pays d'études. Par ailleurs, l’ouverture sur
d'autres systèmes politiques se fait aussi grâce à l’apprentissage d’une ou de plusieurs
langues. Cette connaissance conduit les constituants à s’intéresser à une civilisation, une
culture, des concepts nouveaux donc différents du système juridique et linguistique tunisien.
Du fait du protectorat français, les constituants pour la plupart, maîtrisent le français et
certains d’entre eux ont un diplôme de langue étrangère qu'ils peuvent enseigner1035. Tel est
notamment le cas de Béchir NEFZI du bloc CPR qui est diplômé d’une Maîtrise en chinois et
littérature chinoise de l’Institut Supérieur des Langues Vivantes de Tunis, d’un Master I en
études chinoises de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales de Paris et d’un
Master II en études asiatiques de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes de Paris.
D’autres ne connaissent que l’arabe et œuvrent pour sa diffusion. C'est le cas du député
Mourad AMDOUNI1036 : membre du mouvement de la poésie du Chili et de l’Union des
Ecrivains arabes. Il a fondé plusieurs clubs littéraires et a participé à différents colloques en
Tunisie, en Irak, en Syrie, en Lybie, en Algérie et en Jordanie. Ses textes ont été enseignés à
l’Université de Bagdad et dans d’autres universités algériennes. Le prix maghrébin de la
poésie lui a été décerné en 1999 et le titre de poète de 2008 lui est attribué par Poètes Sans
Frontières. Mouldi RIAHI du bloc Ettakatol est lui aussi très actif. En coordination avec
l’enseignement de la langue arabe en France, il a participé à la réforme de son enseignement
dans les écoles françaises en Tunisie. En reconnaissance pour son travail, il a reçu en 2002
l’insigne de Chevalier de L’Ordre des Palmes académiques du ministère de l’Education
français. En œuvrant pour la diffusion des langues étrangères en Tunisie ou de l'arabe dans les
pays étrangers, les constituants ont voulu insuffler dans le ou les systèmes juridiques, de
nouvelles idées et manières de penser. La circulation de ces idées et le déplacement des
constituants ont grandement influencé l’élaboration et l’écriture du texte constitutionnel.
Engagés dans des organisations internationales ou régionales, certains élus ont été sollicités
par d’autres Etats, pour intervenir en tant qu’expert dans un domaine précis. C’est l’exemple
de Moncef CHEIKHROUHOU du bloc Alliance démocratique qui a été membre du Conseil
économique et social des Nations Unies et qui – à la demande du gouvernement chinois – a
1035 (7.) Jawhara TISS a une maîtrise en anglais, (16.) Amel AZZOUZ est agrégée en littérature anglaise et
parle français. De son côté, (59.) Mounira OMRI a enseigné le français pendant quinze ans avant d'être élue
à l’ANC.
1036 Député qui n’appartient à aucun bloc parlementaire.
243
fondé puis dirigé le programme Executive MBA, destiné au patronat à Pékin. En ce qui
concerne Mohamed Elarbi Fadhel MOUSSA du Bloc Démocrates, ses fonctions sont
nombreuses : Professeur d’université, il est depuis 1992, l’invité de plusieurs universités
étrangères. Expert international auprès de multiples organisations internationales, il a été de
2004 à 2006, directeur des programmes et stages au sein de l’Organisation Internationale de
Droit du Développement à Rome1037. Engagé dans plusieurs associations et organisations
nationales et internationales des droits de l’Homme, il participe à des conférences et forums
le droit et
internationaux sur
la science politique. Certains constituants se sont
personnellement investis dans une cause donnée1038, d’autres sont politiquement actifs dans
une région du monde1039. Il semble alors difficile voire impossible, de distinguer le rôle
d’expert du constituant « de son positionnement politique et institutionnel ainsi que de ses
convictions et engagements. »1040
Il est donc logique de penser qu’à l’ère de la globalisation, les constituants nationaux étaient
les mieux à même d’introduire dans le texte constitutionnel des procédures importées et
empruntées à d’autres systèmes juridiques. Le recours à ces emprunts a été facilité par les
constituants, spécialistes du droit constitutionnel et des institutions politiques et par les
experts constitutionnels des Facultés de droit tunisiennes. Ces derniers agissaient dans le
cadre d’organisations nationales en marge des travaux de l’ANC.
B.
Le rôle des experts constitutionnels des Facultés de droit tunisiennes
Les experts constitutionnels travaillent généralement au sein d’universités, d’associations ou
de groupes de réflexion et les constituants cherchent à tirer parti de leurs connaissances du
droit constitutionnel et des institutions politiques. Les élus de l’ANC préfèrent solliciter des
1037 De 2006 à 2008, il s’était engagé au Caire, dans le centre régional arabe de l’organisation.
1038 Après des études en France, Mabrouka MBAREK élue du bloc CPR, a travaillé au Yémen puis aux Etats-
Unis, comme auditrice spécialisée dans le contrôle financier, la sécurité informatique et la gestion des
risques et de prévention de la fraude. Puis, elle s’est consacrée aux ONG humanitaires et de droits de
l’Homme au Moyen-Orient.
1039 C’est le cas d’Amira MARZOUK qui n’appartient à aucun bloc. Membre du parlement africain depuis mai
2012, elle est le rapporteur de la Commission de justice et de droits de l’Homme de ce parlement. En
septembre 2012, elle a participé à la Commission d’investigation relative au litige entre le Nord et le Sud
Soudan en tant que représentante de la région Nord Afrique de ce parlement. En décembre 2012, elle a
participé à la mission spéciale d’observation des élections au Burkina Faso et en février 2013, à celle au
Kenya.
1040 J. DU BOIS DE GAUDUSSON, « Le rôle de l’expertise dans la transition constitutionnelle », précit.,
p. 136.
244
experts nationaux plutôt que des experts étrangers, pour leurs compétences techniques de
grande qualité et parce qu’ils peuvent « comprendre les réalités spécifiques du terrain
auxquelles ils sont confrontés. »1041 Cependant, il n’est pas facile de distinguer les experts
nationaux des experts internationaux puisqu’ils se retrouvent souvent « dans les mêmes
réseaux internationaux professionnels, académiques ou autres, contribuant à intensifier cette
circulation du droit et de ses acteurs qui caractérise le monde actuel »1042.
Ayant suivi de très près les projets de Constitution élaborés par l’ANC, l’Association
Tunisienne de Droit Constitutionnel (ATDC) a consacré une journée d’étude assortie de
propositions concrètes, à chaque version du texte constitutionnel. Même si certains de ses
membres ont été auditionnés par des commissions constituantes1043, l’association en elle-
même n’a jamais pu intervenir de manière directe dans les travaux de l’ANC1044. Ses activités
d’expertise en droit constitutionnel ont pourtant bénéficié aux constituants. L’exemple qui en
témoigne particulièrement, est le remaniement de l’article premier de la Constitution. Alors
que le Professeur Sadok BELAÏD se basait sur celui de la Constitution du 1er juin 1959, les
Professeurs Yadh BEN ACHOUR, Fadhel MOUSSA et Slim LAGHMANI avaient proposé
de le modifier. « L’Association Tunisienne de Droit Constitutionnel, présidée par Farhat
Horchani, a joué un rôle important dans cette remise en cause : elle a été la première à
proposer de remplacer l’article premier par deux articles, un premier article consacré aux
questions d’ordre culturel et un second article qui aborde les enjeux normatifs et
juridiques. »1045 Introduite dans l’avant-projet final du texte constitutionnel, la combinaison
de ces deux articles1046 s’opposait pourtant à l’article 141 définissant les points qui ne
pouvaient pas faire l’objet d’amendements1047. Cette contradiction a été soulevée par les
juristes de l’ATDC et de la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis. Ils
1041 C. CHAUVEL, C. RODRIGUES et, R. DE SILVA, « Réflexions sur l’élaboration des constitutions à
travers le monde : Etude comparative des bonnes pratiques et des enseignements tirés », in M. MARTINEZ
SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD,
La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 365.
1042 J. DU BOIS DE GAUDUSSON, « Le rôle de l’expertise dans la transition constitutionnelle », précit.,
p. 139.
1043 Notamment l’audition du Professeur Slim LAGHMANI par la Commission des pouvoirs législatif, exécutif
et des relations entre eux.
1044 Le Comité des experts présidé par le Doyen Yadh BEN ACHOUR a pourtant proposé un projet de
Constitution à l’ANC.
1045 S. BELAÏD, « Un Etat dans la société. L’identité de l’Etat tunisien dans la Constitution », précit., pp. 392-
393.
1046 La formulation de ces deux articles a essentiellement été l’œuvre de Salsabil KLIBI et de Ghazi
GHERAÏRI.
1047 S. BELAÏD, « Un Etat dans la société. L’identité de l’Etat tunisien dans la Constitution », précit., p. 393.
245
ont alors immédiatement proposé de former une commission d’experts en droit, chargée de
trancher le débat de la valeur normative des deux articles.
Qu’ils soient membres du Comité d’experts de l’ISROR ou de l’ATDC, les juristes qui
œuvraient en dehors de l’ANC, ont également facilité l’intégration ou la greffe d'éléments de
droit comparé, dans la Constitution et le système juridique national. « Tout en répondant aux
standards démocratiques, les différents outils qui sont mis à la disposition des constituants
ont une histoire propre. Ils sont apparus et se sont développés dans des contextes politiques,
économiques et culturels différents. Le pouvoir constituant doit donc mener en amont une
véritable étude de transposabilité et de compatibilité des outils qu’il va retenir. Leur réunion
hasardeuse peut s’avérer au mieux inefficace et au pire dangereuse. »1048 Cette étude a été
menée par les spécialistes nationaux du droit constitutionnel et des institutions politiques. Elle
a été guidée par la volonté des experts d’aider les constituants à se conformer aux standards
constitutionnels globaux. Pour se faire, les experts nationaux étaient tenus de savoir ce qui a
fonctionné ou non « tant en termes de processus constitutionnel qu’en termes de contenu
constitutionnel. »1049Au cours de l’entretien organisé à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis, Salsabil KLIBI a insisté sur l’apport de certains juristes à la
Constitution tunisienne. Il est intéressant d’en donner quelques exemples.
Les premières versions du texte constitutionnel contenaient des limitations spécifiques à
plusieurs droits et libertés1050. Selma MABROUK, membre de la Commission des droits et
libertés et d'autres professeurs de droit, membres de l’ATDC1051 à l’instar de Slim
LAGHMANI, « ont commencé, dès la première version, à faire pression sur la commission
pour intégrer une clause générale et pour éliminer les limitations spécifiques dans certains
articles. »1052 Après que les experts nationaux aient étudié l’article 19 du Pacte International
1048 N. DANELCIUC-COLODROVSCHI, « L’incidence des influences constitutionnelles externes sur
l’écriture et l’adoption des constitutions postconflictuelles », précit., p. 122.
1049 C. CHAUVEL, C. RODRIGUES et, R. DE SILVA, « Réflexions sur l’élaboration des constitutions à
travers le monde : Etude comparative des bonnes pratiques et des enseignements tirés », précit., pp. 364-
365.
1050 Il s’agissait essentiellement de la liberté d’expression, de réunion, d’association ainsi que des libertés
syndicales.
1051 Par exemple, voir le rapport de l’Association Tunisienne de Droit Constitutionnel (ATDC) sur l’avant-projet
le 27 octobre 2018], http://www.fichier-
ligne], [consulté
final du
texte constitutionnel, [en
pdf.fr/2013/06/03/projet/preview/page/1/ (en arabe).
1052 A. GUELLALI, « La clause générale de limitation dans la nouvelle Constitution : Genèse, portée et défis »,
in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.)
Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., pp. 392-393.
1052 Ibid, p. 413.
246
relatif aux Droits Civils et Politiques et les articles 8, 9, 10, 11 et 18 de la CEDH, un article
48 a été intégré dans l’avant-projet final du 1er juin 2013. Cet article précise que « [l]a loi
détermine les limitations aux droits et libertés garantis dans cette Constitution ainsi que les
modalités de leur exercice d’une manière qui ne touche pas à leur substance. La loi protège
les droits d’autrui, l’ordre public, la défense nationale, ou la santé publique. Les instances
judiciaires veillent à la protection des droits et libertés de toute violation. »1053 Du fait de leur
spécialité, les juristes des Facultés de droit étaient les mieux à même de formuler des articles
conformes aux standards constitutionnels globaux1054. Ces formulations ont été prises en
compte et
intégrées dans
l’avant-dernière version du
texte constitutionnel. Puis,
conformément aux observations de la Commission de Venise et suivant la mise en place de la
Commission des consensus, les constituants ont modifié la formulation de la clause générale
de limitation des libertés. Ils ont intégré les remarques des rapporteurs internationaux et ont
exigé que « toute ingérence respecte le principe de proportionnalité et de “nécessité dans une
société démocratique”. »1055 L’insertion de l’article 49 au sein de la Constitution est
l’exemple le plus caractéristique de l’apport et du rôle des experts constitutionnels nationaux.
Il est également intéressant de savoir que « Hafidha Chekir est celle qui a fait partie du
comité des experts formés par le Doyen Yadh Ben Achour et [qui] a insisté sur l’inscription de
l’article 46 et de l’égalité en droits de l’homme et de la femme. »1056 Maître de conférences,
spécialiste des questions portant sur le principe d’égalité, elle a pleinement contribué à
1053 Ibid. Salsabil KLIBI affirme que « c’est le Professeur Slim Laghmani qui a introduit l’article 49 de la
Constitution. Il revient aux Pactes de 1968 et aux publications des premières versions de la Constitution
pour l’établir. » Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis. La Tunisie a adhéré au Pacte International relatif aux Droits
Civils et Politiques en 1968, en vertu de la loi n° 68-30 du 29 novembre 1968, autorisant l’adhésion de la
Tunisie au Pacte International relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels et au Pacte
International relatif aux Droits Civils et Politiques.
1054 Il est intéressant de relever que les constituants ont également fait appel à des juristes qui ne sont pas
forcément des Professeurs des Facultés de droit. C’est l’exemple de Monsieur Nidhal MEKKI, ancien
conseiller au Parlement sous BEN ALI et à l’Assemblée Nationale Constituante de Tunisie. Dans son
article précité il affirme d’ailleurs que : « L’assistance juridique interne est assurée par des juristes ou
conseillers travaillant au sein-même de l’assemblée constituante. Leur rôle est de conseiller les
constituants sur des questions juridiques de manière individuelle ou collective. Il va sans dire que ces
experts et conseillers doivent être des juristes très compétents, dotés d’une connaissance profonde de toutes
les branches du droit et en particulier du droit constitutionnel. Ils doivent, en outre, avoir des
connaissances en matière de légistique. Ils doivent être suffisamment nombreux pour répondre aux besoins
d’une assemblée comptant plusieurs dizaines d’élus. » N. MEKKI, « Le processus constituant tunisien :
quels enseignements pour les pays de la région ? », précit., p.10.
1055 Voir le paragraphe 42 des observations de la Commission européenne pour la démocratie par le droit
(Commission de Venise) sur le projet final de la Constitution de la République tunisienne, Avis 733/2013.
le 23 octobre 2018],
juillet 2013,
Doc. CDL-AD
https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL%282013%29034-f.
(2013)034 du 17
[consulté
ligne],
[en
1056 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
247
l’élaboration et à l’adoption de la dernière version de l’article 46 de la Constitution. Il en est
de même du Doyen Yadh BEN ACHOUR « qui a insisté pour intégrer la liberté de
conscience au sein de l’article 6 ! Aucun expert international ne s’y est mêlé. Le Professeur
Xavier Philippe était chargé par une délégation du DRI1057 et aidait les membres de l’ANC
puis de l’ARP. »1058 La Constitution tunisienne, bien qu’inspirée par certains traités
internationaux et constitutions étrangères, est le produit des constituants élus, aidés par des
experts tant nationaux qu’internationaux. Si elle respecte les exigeances démocratiques
communément admises en droit intrrntaional, elle les adapte à la société et au système
juridique en Tunisie. Salsabil Klibi constate d’ailleurs que « les experts internationaux étaient
même surpris des avancées de la Tunisie et leur disaient (aux constituants) qu’ils avaient
atteint un bon point. »1059
La volonté des Tunisiens de faire table rase du passé et d’élaborer un texte qui soit
typiquement "tuniso-tunisien" a donc été respectée.
1057 Democracy Reporting International (DRI) est une ONG internationale agissant en Tunisie au moment du
processus constituant.
1058 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
1059 Ibid.
248
CONCLUSION
Partagée entre l’universel et le particulier, la Constitution tunisienne s’insère dans le
mouvement du constitutionnalisme global1060. Se conformant en grande partie aux standards
constitutionnels globaux, elle contient cependant, des caractéristiques identitaires qui
renvoient à des spécificités régionales et nationales particulières. La formulation vague et
ambiguë du préambule et des premiers articles du texte constitutionnel laisse une grande
marge d’interprétation aux interprètes authentiques et aux autorités politiques.
Lieu d’expression de l’identité, la Constitution actuelle est finalement respectueuse des droits
reconnus à l’Homme par l’Islam.
1060 Le constitutionnalisme global fait l’objet de la PARTIE II de cette thèse.
249
250
Chapitre 2 Une identité constitutionnelle respectueuse des droits reconnus à l’Homme
par l’Islam
Aux premières revendications d’égalité et de justice sociale s’est ajoutée la protestation contre
la répression politique. Les Tunisiens exigeaient un régime démocratique qui leur assure les
libertés élémentaires et qui reconnaisse et préserve pleinement leur dignité. Consacrées par la
Constitution du 27 janvier 2014, les valeurs humaines que sont la dignité, la liberté et l’égalité
sont adaptées aux spécificités culturelles et aux valeurs arabo-musulmanes du peuple tunisien.
Bien que voulant se rattacher à l’ensemble de l’humanité, les constituants ne reconnaissent
que les seuls droits de l’Homme situé (Section 1). Dans l’objectif de ne pas dénaturer les
revendications de la révolution, les valeurs de dignité et de liberté devaient être
constitutionnalisées. Il en a été de même de l’égalité bien que la Constitution ne consacre
pleinement que l’égalité devant la loi. Les démocrates œuvrent actuellement pour la
reconnaissance législative de l’égalité en droits entre les Tunisiennes et les Tunisiens.
Même si les valeurs humaines sont adaptées aux spécificités culturelles des Tunisiens, elles
sont contenues dans les instruments internationaux approuvés et ratifiés par la Tunisie. Du fait
de la garantie des mêmes droits et libertés et de la constitutionnalisation d’un certain nombre
d’institutions, les systèmes constitutionnels convergent. Leur convergence est qualifiée par les
juristes nationaux ou/et
internationaux de constitutionnalisme global1061. Or,
la
constitutionnalisation des droits et libertés est le résultat de deux processus inter-liés de
l’internationalisation du droit. Les processus informels1062 ayant été étudiés, il est temps
d’analyser
les processus formels (d’approbation et de ratification des
instruments
internationaux) qui conduisent à la convergence des droits et des libertés reconnus dans les
catalogues constitutionnels.
1061 Pour une définition exhaustive du constitutionnalisme global cf. le A. du I. de l’introduction générale de
cette thèse, relatif aux discours sur le constitutionnalisme global, p. 25.
1062 A savoir : l’apport de la comparaison des textes constitutionnels, le rôle des organisations nationales et
internationales, l’importance des parcours individuels des constituants et le rôle des spécialistes nationaux
de droit constitutionnel. Pour plus de précisions sur les éléments liés aux processus informels, cf. la
Section 2 du chapitre précédent relatif à l’inspiration internationale du constituant, p. 228.
251
Alors, afin de rattacher
janvier 2014 au mouvement du
constitutionnalisme global1063, il est intéressant de se pencher sur la valeur et les effets des
la Constitution du 27
conventions internationales dans l’ordre juridique interne (Section 2). Liée par un certain
nombre d’accords, la Tunisie est tenue de respecter ses engagements internationaux. Même si
un certain nombre de droits et de libertés a été définitivement entériné, il est essentiel de
savoir si le droit international des droits de l’Homme prime sur les dispositions
constitutionnelles. Dans l’attente de la mise en place de la Cour constitutionnelle, des
instances nationales1064 ont été prévues pour garantir et protéger de manière efficace et
effective les droits et libertés des Tunisiens.
1063 L’expression tunisienne du constitutionnalisme global fait l’objet de la PARTIE II de cette thèse.
1064 Les instances constitutionnelles indépendantes du Chapitre VI de la Constitution, articles 125 à 130.
252
Section 1
La consécration constitutionnelle des seuls droits de l’homme situe
En plus de revendiquer l’égalité et la justice sociale, les Tunisiens réclamaient les droits et
libertés inhérents à la dignité humaine. Base anthropologique de l’Etat constitutionnel1065, le
contenu de la dignité humaine provient de « la culture d’un peuple et des droits universels de
l’humanité, vécue à travers l’individualité de ce peuple qui trouve son identité dans ses
traditions et expériences historiques, et exprime ses espérances à travers ses projets et sa
volonté d’organiser l’avenir. »1066 Certes, les valeurs humaines de dignité1067 et de liberté sont
reconnues par le texte constitutionnel (Paragraphe 1) mais leur conception dépend de la
culture et des traditions1068 tunisiennes. Il en est de même de l’égalité. La société tunisienne
reste de fait, conservatrice et patriarcale et seule l’égalité devant la loi a fait consensus à
l’ANC. Cependant, ce pays historiquement réformiste travaille sur des réformes législatives
qui tendent à reconnaître l’égalité en droits entre le Tunisien et la Tunisienne (Paragraphe 2).
Paragraphe 1
La reconnaissance des valeurs humaines de dignité et de liberté
Le 17 décembre 2010, le suicide du jeune vendeur ambulant Mohamed BOUAZIZI, a été
expliqué par l’humiliation qu'il a ressentie lorsque l’Etat en lui confisquant sa charrette, l’a
privé de son travail, donc de sa source de revenus. Au surplus, la policière Faida HAMDI le
giflant lors de l'interpellation, l’aurait publiquement déshonoré1069. Sa dignité d'être humain a
pour lui, été bafouée par les pouvoirs publics et ce, à double titre : il perdait son droit à un
1065 Ce type d’Etat est composé d’éléments réels et idéaux qui visent à décrire un état "possible d’être" et un
état "optimal de devoir être" de l’Etat et de la société. Les divers éléments qui composent ce type d’Etat
sont d’après le Professeur Peter HÄBERLE, la dignité humaine, le principe de la souveraineté populaire, la
Constitution comme contrat social de base, le principe de la séparation des pouvoirs, le principe de l’Etat de
droit, la garantie des droits fondamentaux et l’indépendance des juridictions. Pour plus de précisions sur la
définition et les caractéristiques de l’Etat constitutionnel cf. P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit.,
249 p.
1066 Ibid., p. 11.
1067 La définition de la dignité fait l’objet du Paragraphe 1 qui suit.
1068 Qu’elles soient religieuses ou autres.
1069 Les rumeurs et l’indignation suscitées par l’acte de Mohamed BOUAZIZI sont à l’origine de ce mythe. La
policière n’aurait ni frappé ni insulté le jeune vendeur. Acquittée de toutes les charges retenues contre elle,
Faida HAMDI a livré à plusieurs reprises sa version des faits. Cette dernière prouve que les révolutions
contribuent à
inventer des mythes populaires. Pour plus de precisions sur ce point cf. F.
KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions that Shook the World, op.cit., p. 37.
253
travail décent et à une vie digne. L’indignation populaire qui s'en est suivie, a servi de socle à
la transformation des révoltes sporadiques des régions périphériques en une révolution à
l’échelle nationale.
De fait, les revendications de justice et d’égalité sociales, les demandes répétées de libertés
économiques, civiques et politiques ne pouvaient aboutir sous le régime autoritaire de BEN
ALI. Bien que certains droits et libertés aient été constitutionnalisés, aucune garantie
constitutionnelle et/ou institutionnelle ne permettait la protection des individus en cas de
violation des droits de l’Homme. Dans la Constitution du 1er juin 1959, l’Etat n'avait pas à
préserver la dignité de ses citoyens. Il fallait donc reconnaître constitutionnellement la dignité
pour se rattacher à l’ensemble de l’humanité (A). Une fois constitutionnalisée, la dignité
permettait la consécration de la plupart des droits découlant de la liberté (B).
A.
L’évidence de la dignité
Les slogans révolutionnaires des Tunisiens contenaient pour la plupart, le terme karamah,
c'est-à-dire "dignité". Ils réclamaient la reconnaissance pleine et entière de leur dignité d'être
humain et la consécration de l’intégralité de leurs droits de citoyens. Il est néanmoins
intéressant de se demander, comme le fait le Professeur Peter HÄBERLE, s’il existe « un
noyau de la dignité humaine indépendante des sphères culturelles. »1070 En effet, la valeur
universelle de la dignité transmet à l’individu une certaine conception normative de la
personne1071. Ainsi, « [o]n partira de la thèse selon laquelle l’ensemble des garanties des
droits personnels et des devoirs doit permettre à l’homme de devenir, d’être et de demeurer
une personne. Dans cette assurance d’être une personne et d’avoir une identité qui,
juridiquement organisée, protège le domaine de la vie de manière spécifique, la dignité
humaine occupe sa place centrale. La manière dont l’homme devient une personne donne
aussi des indications sur ce qu’est la dignité humaine. »1072 Il est intéressant de savoir
comment le Tunisien est devenu une personne juridiquement protégée.
1070 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., p. 141.
1071 Ibid., p. 142.
1072 Ibid., pp. 141-142.
254
Se sentant déshumanisé et déshonoré, M. BOUAZIZI se suicide par le feu en place publique.
Acte d’insurrection contre le régime politique, le suicide est contraire à l’Islam (1). Au-delà
des spécificités culturelles, le concept de dignité empêche l'objectification de l'être humain et
permet l’expression universelle de la promotion du sujet1073. En sécularisant la notion de
karamah et en rendant les citoyens sujets de leurs actes, la nouvelle Constitution tunisienne
réalise pleinement la dignité humaine (2). Bien que cette notion soit déjà dans l’Islam et ses
bases, de sa reconnaissance constitutionnelle découlent plusieurs droits (3).
1. L’immolation par le feu de Mohamed BOUAZIZI : un acte contraire à l’Islam
Dans le monde musulman, le suicide est un acte qui traduit une rupture avec les préceptes
islamistes et qui reflète un haut degré de sécularisation de la société1074. En effet, les Uléma
considèrent l’acte comme une violation du commandement divin selon lequel personne ne
peut s’ôter la vie. L’acte de M. BOUAZIZI est compris comme une profanation de la norme
religieuse fixée au verset 145 de la Sourate 3 Al-Imran, selon laquelle « [p]ersonne ne peut
mourir que par la permission d’Allah et au moment prédéterminé. »1075 La mort ne peut donc
résulter que de la volonté souveraine d’Allah, de Dieu.
Quelle conséquence le suicide de M. BOUAZIZI a-t-il sur la représentation de l’Homme dans
les sociétés arabo-musulmanes secouées par le Printemps arabe ? En se donnant la mort, le
vendeur ambulant désacralise la vie. Ne bénéficiant pas d’un travail décent et de conditions de
vie dignes, son être et son existence n’ont plus de sens à ses yeux. Son corps est réifié. En se
détachant des commandements de la parole révélée, il devient le maître de sa destinée. Loin
d'adhérer à ce qui précède, l’imaginaire collectif a pris possession de son décès et a érigé le
jeune homme en martyr. Avant de revenir sur la notion de martyr, il est essentiel de rappeler
que son suicide est devenu un modèle de protestation sociale et a déclenché une série
1073 Ibid., p. 141.
1074 “In the Arab world, self-immolation by fire – particularly after the movements to Islamize society – is a
daring action, denoting a rupture with Islamist rhetoric and reflecting a high level of secularization.” F.
KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions that Shook the World, op.cit., p. 208.
1075 Traduction du Coran en français [en ligne], [consulté le 4 décembre 2018], https://www.coran-
francais.com/coran-francais-sourate-3-0.html. Ce commandement religieux figure de manière plus explicite
au verset 29 de la Sourate 4 An-Nisa qui ordonne « ne vous tuez pas vous-mêmes » et au verset 195 de la
Sourate 2 Al-Baqara, « ne vous jetez pas par vos propres mains dans la destruction. » Traduction du Coran
en français [en ligne], [consulté le 4 décembre 2018], https://www.coran-francais.com/coran-francais-
sourate-4-0.html et, https://www.coran-francais.com/coran-francais-sourate-2-0.html.
255
d’imitations en Tunisie et dans les pays arabes1076. Le 22 décembre 2010, Houcine NEJI, un
jeune chômeur escalade le poteau d’une ligne à haute tension à Sidi Bouzid pour protester
contre le chômage massif des jeunes. Il meurt électrocuté et sa mort relance la révolte sociale
qui s’étend alors aux petites villes voisines, telles que Meknassy et Menzel Bouzaïane. A la
même période au Maroc, un jeune s’immole par le feu au cours d’un sit-in organisé par des
professeurs devant le ministère de l’Education à Rabat1077. Les réactions en chaînes ne
s’arrêtent pas avant le décès de huit personnes et le renversement du régime BEN ALI1078.
Les souffrances endurées avant la mort disparaissent devant les conséquences symboliques de
l’acte. D’une part, les hommes politiques et les régimes autoritaires en place perdent leur
immunité et doivent justifier les conditions de vie de leurs citoyens devant la communauté
internationale. D’autre part, des individus dont l’existence était inconnue, acquièrent une
reconnaissance post-mortem et la qualité de martyr. Qu’est-ce alors qu’un martyr ? La notion
conserve-telle encore un sens religieux ? Même si les Tunisiens célèbrent la mort héroïque de
M. BOUAZIZI1079, il y a une déconnexion entre la connotation religieuse du terme et sa
signification populaire actuelle. Dorénavant, la mort que s’inflige un musulman est un acte
politique dont la portée religieuse est écartée, voire ignorée.
Il est intéressant de relever que « [s]ur le plan étymologique, l’expression souvent utilisée
dans les hadiths1080 et dans la charia pour désigner “la mort dans le chemin d’Allah” est
chahada (martyre) et chahid (martyr). Dans le Coran, par contre, ces deux mots, utilisés sous
différentes formes et à cinquante-six reprises, désignent plutôt le témoignage, et non la mort
sacrée. »1081 La notion de martyr a une double acception en Islam. Le sens général du terme
1076 Pour plus de précisions sur l’ensemble des suicides dans les pays arabes (tels qu’au Maroc, en Mauritanie,
en Algérie et en Arabie Saoudite) à partir de 2010 cf. F. KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions
that Shook the World, op.cit., p. 209.
1077 Ibid.
1078 L’immolation par le feu a même atteint certains Etats européens à l’exemple de l’Italie. Le 11 février 2011,
Noureddine ADNANE, un jeune Marocain de 27 ans s’est immolé à Palerme en Sicile, pour protester
contre la confiscation de sa marchandise par les autorités municipales. Il est décédé le 16.
1079 Des chansons et des vidéos ont été créées en son honneur. Une vidéo sur YouTube le déclare : « héros de la
nation tunisienne, fondateur de la démocratie ». Le chant d’un homme en dialecte tunisien accompagne des
images du jeune homme et des traductions françaises et anglaises de la chanson. Certains propos lui sont
attribués à l’exemple de : « Le tumulte s’accroît ; avec un long fracas s’élancent des vaisseaux, des
barbares soldats. Partout plane la mort et le glaive homicide perce aux pieds des autels le héros intrépide.
Mohamed Bouazizi l’aigle porteur du feu, bienfaiteur de l’humanité, oiseau d’augure de bonheur. » cf.
« Mohamed Bouazizi Héros Tunisian Révolution Tunisie Túnez سنوت ةروثلا » [en ligne], [consulté le 4
décembre 2018], https://www.youtube.com/watch?v=5Nir6FcXDM8&feature=related.
1080 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Hadîths.
1081 A. DIZBONI, « Le concept de martyre en islam », Théologiques, 13(2), 2005, [en ligne], [consulté le 4
décembre 2018], https://doi.org/10.7202/013605ar, p. 71.
256
renvoie à « l’intention du croyant et [à] la nature de ses actes sans que la mort survienne
obligatoirement sur un champ de bataille. »1082 Ainsi, le décès d’une femme en couches est-il
qualifié de chahada. Autrement dit, tout acte qui provoque la mort peut entraîner la
qualification de chahid, s’il résulte d’un effort du croyant et de sa volonté d’atteindre un
objectif déterminé.
Le sens particulier du terme suppose par contre « la mort du croyant dans une guerre pour la
cause d’Allah (djihad). Dans les hadiths et dans la charia, le mot chahid renvoie souvent à
cette signification spécifique. »1083 Même si ce sens est celui qui prévaut de nos jours, la
notion de martyr est devenue areligieuse depuis la mort de M. BOUAZIZI. En effet, dans les
Etats arabo-musulmans secoués par la vague révolutionnaire, le décès des individus par
immolation est un acte de protestation contre le régime autoritaire en place. Victime
d'exactions, le corps est réifié et devient le médium par lequel témoigner des injustices subies.
Etrangement, ce n'est pas celui qui se donne la mort qui revendique la position de martyr, c'est
la société elle-même qui la lui attribue, après l’acte. Détachés des considérations religieuses,
certains concepts généralement compris dans l’Islam et ses bases acquièrent depuis la
Révolution du Jasmin un sens plus séculier. Il en est ainsi de karamah, dignité.
2. La dignité de l’Homme dans l’Islam : entre sécularisation de karamah et
reconnaissance de la citoyenneté
Les slogans révolutionnaires des Tunisiens contenaient pour la plupart, le terme karamah1084
car ils réclamaient la reconnaissance de leur dignité d’être humain et la consécration de
l’intégralité de leurs droits de citoyens. Mais que recouvre exactement le concept de dignité
humaine ? Au croisement de la philosophie et du droit, l’acception moderne de la dignité
humaine1085 vise « à caractériser un attribut intrinsèque à tout individu de par son insertion à
la collectivité humaine ; elle est dans l’ADN juridique de toute personne, sans même que
1082 Ibid.
1083 Ibid.
1084 Au singulier, le terme karamah en arabe signifie aussi la générosité.
1085 La conception moderne de la dignité humaine remonte à la Seconde Guerre mondiale. Pour plus de
précisions sur ce point cf. le 3. qui suit.
257
chacun en soit nécessairement conscient. »1086 Inhérente à l’humanité de l’Homme1087, elle est
un concept abstrait, absolu et universel qui s’adresse à tout un chacun.
Longtemps réifiés par les régimes autoritaires de BOURGUIBA et BEN ALI, les Tunisiens
ont voulu adhérer à la définition de karamah déjà présente dans l’Islam, dans son acception
moderne. La notion de dignité étant appréhendée en fonction de la culture et des traditions
d’un peuple, il est essentiel d’étudier aussi, les premiers écrits qui y font référence, certains
versets du Coran. En envisageant les différentes acceptions, il sera plus aisé de comprendre la
condition de l’Homme en Islam et le type de société arabo-musulmane dans laquelle vivent
les Tunisiens.
A l'origine et dans l’Islam, karamah n'a pas la définition actuelle de la dignité humaine. Ses
significations sont multiples : elles varient d’un verset à l’autre du Coran et dépendent de
l’interprète et du contexte d’interprétation. Le verset 13 de la Sourate 17 Al-Hujurat par
exemple, avise les Hommes par la formule suivante : « Ô hommes ! Nous vous avons créés
d'un mâle et d'une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que
vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d'entre vous [de l’arabe ْمُكَمَرْكَأ, akramakum],
auprès d'Allah, est
le plus pieux. Allah est certes Omniscient et Grand-
Connaisseur. »1088 Traduit par le plus noble d’entre vous, le terme akramakum est le
superlatif de karim, qui a la même racine que karamah. Ceux qui disposent du plus haut degré
de karamah sont les plus pieux. Ce verset signifie qu’aucune distinction en termes d’ethnicité
ou de nationalité ne doit être faite entre les Hommes. Le seul élément anoblissant l’Homme
ou le dignifiant est la piété. Définie ici comme l’idéal de l’humanité, la dignité est baignée de
religiosité. Tous les versets qui emploient le terme karamah ne revêtent pourtant pas la même
signification.
1086 P. CASSIA, Dignité(s), Paris, Dalloz, collection Les sens du droit, 2016, p. 51.
1087 Ancrée dans l’idée du statut unique du genre humain, la dignité de la personne humaine porte en elle
quelque chose d’évident. Consubstantielle à l’Homme : la personne humaine en est dotée du seul fait de sa
naissance et ne peut jamais s’en défaire. La recherche des ingrédients principiels du concept de dignité
trouve son origine dans différentes traditions : la tradition sécularisée de l’image judéo-chrétienne de
l’individu, la doctrine philosophique éthique de Kant et, la conception moderne qui consiste en une
affirmation politico-morale de rejet du nazisme. Pour plus de précisions sur les conceptions religieuses,
kantienne et moderne de la dignité cf. « Chapitre 2. L’essence de la dignité de la personne humaine », in P.
CASSIA, Dignité(s), op.cit., pp. 60-67.
َنْلَع َج َو ٰىَثنُأ َو ٍۢ
ٌريِب َخ ٌميِلَع َ
Coran [en ligne], [consulté le 4 décembre 2018], https://www.coran-francais.com/arabe/s-49-0.html.
1088 « ۚ ا ٓوُف َراَعَتِل َلِئٓاَبَق َو ا ًۭ
َّللَّٱ َدن ِع ْمُك َم َرْكَأ َّنِإ ًۭ
َنْقَل َخ اَّنِإ ُساَّنلٱ اَهُّيَأٓ
َي ۚ ْمُك ٰىَقْتَأ ِ
بوُعُش ْمُك ٰ
َّللَّٱ َّنِإ »
رَكَذ ن ِ
ّم مُك ٰ
258
ٰ
Dans un autre verset le 70 de la Sourate 17 Al-Isra : « Certes, Nous avons honoré [de
l’arabe اَنْمَّرَك, karramna] les fils d'Adam. Nous les avons transportés sur terre et sur mer,
leur avons attribué de bonnes choses comme nourriture, et Nous les avons nettement
préférés à plusieurs de Nos créatures. »1089 Le terme arabe karramna de ce verset est ici
traduit par honorer. Renvoyant au terme karamah, il aurait donc pu être traduit par dignifier
mais ici, l’Homme est honoré puisque Dieu a attribué la dignité aux descendants d’Adam avec
une prééminence sur d’autres créatures. Cette dignité est attribuée par Dieu à l’Homme et
aucune organisation politique ne peut par conséquent la lui dénier. Reconnaître ceci signifie
actuellement admettre que l’Homme est un citoyen à part entière.
L’explication de ce verset rejoint la définition attribuée à la notion de dignité par le Professeur
Farhad KHOSROKHAVAR. Selon lui, elle renvoie aux droits humains inaliénables et au
droit d’être citoyen. La citoyenneté1090 signifierait alors, la prise en compte et le respect par
les autorités publiques du droit de vote. Ces dernières autorités devraient également respecter
le groupe d’individus qui constitue le peuple souverain1091. Si le Coran consacre la dignité
humaine, les autocrates du monde arabo-musulman se sont éloignés des prescriptions de la
parole révélée. L’explication de ce verset par le Professeur Farhad KHOSROKHAVAR
conduit à penser que la dérive du régime politique en Tunisie a dénié la dignité humaine aux
Tunisiens, les a privés de leur souveraineté1092 et de leurs droits, en tant que citoyens.
A préciser cependant, que le sens de la dignité donné par le Professeur Farhad
KHOSROKHAVAR est le résultat de deux processus interdépendants : la sécularisation de la
notion religieuse de karamah1093 et l’import de l’Occident de l’idée de citoyenneté. Du fait de
l’immolation de M. BOUAZIZI, les Tunisiens se sont soulevés pour la reconnaissance de leur
dignité en tant qu’Hommes, l’exercice de leur souveraineté en tant que peuple et l’application
de leurs droits en tant que citoyens. Voulant inscrire leur Constitution au mouvement du
1089 «
لي ِضْفَت اَنْقَل َخ ْن َّم ِ
ًۭ
ّم ٍۢ
ري
ِثَك ٰىَلَع ْم
ُه ٰ
َنْلَّضَف َو ِت ٰ
َبِ
ّيَّطلٱ َن ِ
ّم مُه ٰ
َنْق َز َر َو ِر ْحَبْلٱ َو ِ
ّرَبْلٱ ىِف ْمُه ٰ
َنْل َم َح َو َمَداَء ٓىِنَب اَن ْم َّرَك ْدَقَل َو
ligne], [consulté le 4 décembre 2018], https://www.coran-francais.com/arabe/s-17-0.html.
» Coran [en
1090 Pour une définition exhaustive du concept de citoyenneté cf. le Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE II de
cette thèse relatif à un Etat « civil » pour un peuple musulman, p. 435.
1091 “The notion of dignity, meaning inalienable human rights and the right to be a citizen whose vote should be
respected and whose collective group constitutes the sovereign people, is new in the Muslim word.” F.
KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions that Shook the World, op.cit., p. 64.
1092 Même si Dieu est souverain en Islam, le peuple était théoriquement souverain sous l’empire de la
Constitution du 1er juin 1959. Cf. le 2. du A. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I de la
PARTIE I de cette thèse, relatif à l’adaptation de l’Islam à la conception occidentale de la souveraineté,
p. 75.
1093 Comprise dans l’Islam comme l’attribution par Dieu de sa dignité à l’Homme.
259
constitutionnalisme global, les constituants devaient réaliser « la dignité humaine en rendant
les citoyens sujets de leurs actes. La dignité humaine retrace en ce sens l’évolution telle
qu’elle s’est développée et est en train de se développer du rapport citoyen/Etat (et compte
tenu de l’effacement de la séparation entre l’Etat et la société, du rapport Etat/société-
citoyen). »1094 Non seulement la mort intentionnelle que s’inflige un musulman n’est plus en
lien avec la religion mais la dignité humaine n’est plus attribuée par Dieu à l’Homme. Elle
suppose dorénavant l’établissement d’un Etat constitutionnel1095 qui préserve les droits
inaliénables de l’Homme et ceux du citoyen. En consacrant les différentes générations des
droits de l’Homme, la Constitution du 27 janvier 2014 représente l’Homme en tant
qu’individu digne et sujet de droits1096.
3. La reconnaissance constitutionnelle des droits découlant de la dignité
Le catalogue des droits consacrés par le Chapitre II de la Constitution du 27 janvier 2014 est
particulièrement important. Il contient 28 articles1097 et consacre les droits des quatre
générations. La nouvelle Constitution adhère aux standards internationaux et à l’universalité
des droits de l’Homme, tout en les tempérant par des spécificités culturelles propres aux
Tunisiens1098. De la sorte, « nous pourrons considérer l’homme dans son unité et sa diversité
et partager l’avis de Monsieur Mohamed Bedjaoui, qui estime que la conception, l’exercice et
la jouissance des droits de l’Homme, ne peuvent pas se faire de la même manière partout
dans le monde. Les droits de l’Homme sont influencés par plusieurs phénomènes spécifiques,
ayant un caractère historique, politique, économique et culturel. »1099 Il en est ainsi des droits
découlant de la dignité. Bien que la constitutionnalisation de ces droits soit le résultat d’un
1094 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., pp. 142-143.
1095 Concept élaboré par la doctrine italienne et allemande. Voir surtout P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel,
op.cit., 249 p. Cette forme d’Etat se répand à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale en parallèle
avec une protection internationale accrue des droits de l’Homme. Pour plus de précisions sur ce point, cf. T.
GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
pp.7-25.
1096 “From this perspective, the current meaning of karamah, the dignity of a person as a citizen, is related to
the individuation process and the legal recognition of a person as a judicial entity and, more so, an
awareness of the inviolable nature of a person that should be recognized as such by government.”
F. KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions that Shook the World, op.cit., p. 65.
1097 Articles 21 à 49 de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014.
1098 Ne seront envisagés ici que les seuls droits qui découlent de la dignité humaine.
1099 M. BEDJAOUI, « La difficile avancée des droits de l’Homme vers l’universalité », R. U. D. H., Vol. 1,
1989, pp. 5-13. Voir également le texte n° 32 de R. BEN ACHOUR, « Les Droits de l’Homme :
Universalité ou spécificités ? », Congrès mondial de l’Association Internationale de Droit Constitutionnel,
Rotterdam, 13-17 juillet 1999, in D. JAZI, R. BEN ACHOUR, S. LAGHMANI (dir.), Les Droits de
l’Homme par les textes, Tunis, Centre de Publication Universitaire, 2004, pp. 126-134.
260
processus historique et culturel propre à la Tunisie, le manque d’unité en matière de définition
de la dignité et, sa formulation en des termes généraux dans les textes internationaux relatifs
aux droits de l’Homme, accentuent le potentiel d’universalité des droits qui en découlent.
Avant d’évoquer ces droits dans le contexte tunisien, il convient de rappeler la façon dont le
droit international a pris en compte la dignité.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’ampleur des atrocités commises par les
acteurs politiques et les agents de l’Etat pousse la communauté internationale à traduire
l’injonction morale « plus jamais ça ! »1100 en termes juridiques. L’impact des horreurs de la
période 1939-1945 provoque une prise de conscience de la dignité, substance normative des
droits de l’Homme. Jusque-là, la dignité n’était pas explicitement consacrée dans les textes
internationaux relatifs aux droits de l’Homme et n’avait pas vocation à être appliquée en tant
que telle. Demander le respect d’un droit fondamental revenait à se prévaloir de la valeur de
dignité dont il procède. Concept universel, la dignité a pourtant été formalisée dans de
multiples textes juridiques internationaux.
Depuis 1946, une vingtaine de conventions internationales relatives aux droits de l’Homme
font référence à la dignité1101. La première d’entre elle est la Charte des Nations Unies du 26
juin 1946. Dans son préambule, elle affirme la résolution des peuples des Nations Unies à
« proclamer à nouveau [leur] foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et
la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits de l’homme et des femmes, ainsi
que des nations, grandes et petites. » Si le mot dignité entre ainsi dans le vocabulaire
1100 P. CASSIA, Dignité(s), op.cit., p. 65.
1101 Parmi les plus importantes figurent :
-
Le préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 qui énonce que
« la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits
égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde », et
l’article 1er qui précise que « tous les êtres humains naissent libres et égaux dans la dignité et en droits » ;
Le préambule du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques et du Pacte International relatif
aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels du 16 décembre 1966 qui énonce que les droits égaux et
inaliénables de tous les membres de la famille humaine « découlent de la dignité inhérente à la personne
humaine ». L’article 10 du premier pacte et l’article 13 du second pacte renvoient également à la notion de
dignité ;
L’article 5 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples du 28 juin 1981 qui énonce que
« tout individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de
sa personnalité juridique » ;
Le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 qui affirme
que « l’Union se fonde [notamment] sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de
liberté, d’égalité et de solidarité ».
-
-
-
261
juridique, il n’est pas encore un droit applicable et opposable1102 en tant que tel mais un guide
d’interprétation des garanties reconnues à l’Homme, par les différentes conventions.
Cette conception de la dignité comme écrin des droits fondamentaux est notamment reprise
par la DUDH du 10 décembre 1948 et, par le PIDCP du 16 décembre 1966. La DUDH élève
en effet, la dignité au rang des valeurs universelles au fondement de la communauté humaine.
Le préambule et l’article premier de la Déclaration évoquent la dignité sans en donner une
définition, alors que les autres articles énumèrent et précisent la teneur des droits et libertés de
l’Homme. A la différence des droits fondamentaux subjectifs, la dignité est encore dépourvue
de portée juridique. Sa substance et son contenu restent inconnus. « Même après avoir été
affirmé dans des déclarations internationales, le principe de dignité ne fut cependant pas
encore perçu comme autonome et opératoire, c’est-à-dire susceptible d’être invoqué
directement devant les tribunaux. »1103 La définition de la dignité est délicate1104 et son
contenu dépend de l’interprétation1105 et de la culture d’un peuple.
De manière générale, la dignité permet de mesurer juridiquement la valeur des êtres humains
et d’énoncer les traitements inacceptables qu’ils peuvent subir. Elle exige de sauvegarder
l’Homme de l’asservissement et de la dégradation par exemple. Cette affirmation rappelle la
conception kantienne de la dignité1106. Selon Kant, l’Homme doit rester maître de son être ;
d’une part, chaque individu est tenu d’agir en considérant l’humanité comme une fin et non
comme un moyen ; d’autre part, les êtres humains sont hors du champ mercantile car – du fait
de leur dignité – ils ne peuvent être réifiés. Ces deux sens donnés à la dignité vont amener la
consécration de multiples droits dans les conventions internationales relatives aux droits de
l’Homme.
1102 Compris dans le sens où une personne a la possibilité d’en demander l’application ou/et la sanction.
1103 M. FABRE-MAGNAN, « Dignité humaine »,
in J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, H. GAUDIN,
J.-P. MARGUENAUD, S. RIALS et F. SUDRE (dir.), Dictionnaire des Droits de l’Homme, Paris, P.U.F.,
2008, 1ère édition, p. 286.
1104 Alors que le terme ne figure pas dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme du 4 novembre
1950, la Cour européenne des droits de l’Homme a reconnu dans plusieurs arrêts que la dignité est
l’essence même de la Convention. Cf. C.E.D.H., arrêt du 22 novembre 1995, C.R. c/ Royaume-Uni, req.
n° 20190/92 et, C.E.D.H., arrêt du 22 novembre 1995, S.W. c/ Royaume-Uni, req. n° 20166/92 à propos du
viol d’une femme par son époux. Voir également C.E.D.H., arrêt du 29 avril 2002, Petty c/ Royaume-Uni,
req. n° 2346/02.
1105 M. FABRE-MAGNAN, « Dignité humaine », précit., p. 287.
1106 Ibid.
262
Il ne doit donc pas échapper à la manière nationale – tunisienne ou autre – que les concepts
juridiques tel que la dignité et les droits et libertés qui en découlent, reposent sur « des
précompréhensions elles-mêmes fondées sur des valeurs, croyances et pratiques culturelles
diverses. »1107 Ces précompréhensions sont en partie fondées sur la conception kantienne de la
dignité et, largement inspirées de l’histoire européenne.
Socle des droits fondamentaux, la dignité ne devient un droit applicable et opposable qu’à
partir de l’adoption de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Le chapitre
premier de la Charte consacre cinq articles à la dignité. « Alors que le premier d’entre eux
reprend la proclamation solennelle et générale selon laquelle la dignité humaine est
inviolable, les suivants la déclinent en droits identifiables : droit à la vie et interdiction de la
peine de mort (article 2) ; droit à l’intégrité de la personne, qui implique en particulier
l’interdiction du clonage humain, des pratiques eugéniques ayant pour but la sélection des
personnes et de la vente de tout ou partie du corps humain (article 3) ; interdiction de la
torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (article 4) ; interdiction de
l’esclavage et du travail forcé (article 5). »1108 Alors que la dignité est indérogeable et
inviolable, les droits fondamentaux qui en découlent peuvent être limités pour des raisons
d’intérêt général. Le noyau dur des droits qui constitue la substance de la dignité est composé
du droit à la vie, de l’interdiction de la torture, des traitements inhumains ou dégradants et, de
l’interdiction de l’esclavage. Ce noyau est centré sur l’idée que l’Humain ne peut être réifié
dans sa chair et/ou dans son esprit par l’action d’un tiers ou la sienne1109.
Or, comme l’affirme Mohamed BEDJAOUI, la conception, l’exercice et la jouissance de ces
droits ne peuvent pas se faire de la même manière partout dans le monde1110. Avant de savoir
si la Constitution du 27 janvier 2014 consacre ces droits et si le législateur les restreint, il est
essentiel de se pencher sur la conception constitutionnelle de la dignité en Tunisie. Le
préambule de la Constitution du 1er juin 1959 proclame la volonté du peuple de « consolider
l’unité nationale et de demeurer fidèle aux valeurs humaines qui constituent le patrimoine
commun des peuples attachés à la dignité de l’Homme ». L’expression patrimoine commun
1107 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., pp. 123-124.
1108 P. CASSIA, Dignité(s), op.cit., p. 113.
1109 L’article 15 de la CEDH permet aux Etats de déroger à l’application de certains droits en cas de crise, à
l'exception de trois droits inhérents par essence, à la dignité de la personne : le droit à la vie, l’interdiction
de la torture, des traitements inhumains ou dégradants et, l’interdiction de l’esclavage.
1110 M. BEDJAOUI, « La difficile avancée des droits de l’Homme vers l’universalité », précit., pp. 5-13.
263
des peuples renvoie à l’Histoire mondiale en général et à l’histoire européenne en particulier.
Les enseignements de la Seconde Guerre mondiale sont partagés par les peuples du monde
qui héritent également du concept de dignité. Bien que le préambule de la Constitution du 27
janvier 2014 évoque les valeurs humaines et, place « l’Homme en tant qu’être doué de
dignité » avant la consolidation de l’ « appartenance culturelle et civilisationnelle à l’Ummah
arabe et islamique », aucune référence n’est faite au patrimoine commun des peuples attachés
à la dignité de l’Homme. La conception constitutionnelle de la dignité est certainement
impactée par les spécificités culturelles et les valeurs arabo-musulmanes du peuple tunisien.
Nonobstant, le Chapitre II de la Constitution du 27 janvier 2014 consacre le noyau dur des
droits qui constitue la substance de la dignité. Considéré comme sacré par l’article 22 de la
Constitution, le droit à la vie interdit les atteintes au corps et à l’esprit. L’emploi du terme
"sacré" n’est pas anodin. Il renvoie à la conception de l’Homme dans l’Islam. Crée à l’image
de Dieu, l’Homme ne peut se donner la mort, celle-ci est l’œuvre du divin. « Ainsi, ni
l’avortement, ni le libre choix de sa mort ne sauraient être autorisés. »1111 Cependant, il peut
être porté atteinte à ce droit « dans des cas extrêmes fixés par la loi. »1112 En l'occurrence,
l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) légalisé en 1963, est un acte gratuit1113. Quant à
la peine capitale, « [a]u lieu d’être abolie, la peine de mort est maintenue bien que la Tunisie
ne l’ait plus appliqué depuis 1991. »1114 Il est donc légal d'interrompre la vie ou plus crûment,
de tuer, que ce soit en pratiquant l'avortement qui peut non seulement protéger la femme mais
lui permettre aussi de disposer librement de son corps ou en utilisant la peine de mort comme
sanction définitive d'un crime. Dans ces circonstances, comment le législateur peut-il
respecter la dignité humaine s'il peut porter atteinte au droit à la vie ?1115 Ne viole-t-il pas la
clause générale de limitation prévue à l’article 49 de la Constitution1116 ?
1111 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., p. 791.
1112 Article 22 de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014.
1113 Article 214 du Code pénal (modifié par la loi n° 65624 du 1er juillet 1965 et par le décret-loi n° 73-2 du
2 septembre 1973, ratifié par la loi n° 73-57 du 19 novembre 1973) : « L’interruption artificielle de la
grossesse est autorisée lorsqu’elle intervient dans les trois premiers mois dans un établissement hospitalier
ou sanitaire ou dans une clinique autorisée, par un médecin exerçant légalement sa profession.
Postérieurement aux trois mois, l’interruption de la grossesse peut aussi être pratiquée, lorsque la santé de
la mère ou son équilibre psychique risquent d’être compromis par la continuation de la grossesse ou
encore lorsque l’enfant à naître risquerait de souffrir d’une maladie ou d’une infirmité grave. Dans ce cas,
elle doit intervenir dans un établissement agréé à cet effet. » Les débats sur l'abolition de la peine de mort
ont amené une partie des membres de la Commission des droits et libertés à comparer la peine de mort à
l’IVG. La légalisation de l’IVG dans certains pays européens les conduisait à penser qu’en fonction du
contexte culturel propre à la Tunisie, la peine de mort serait légale.
1114 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., p. 790.
1115 Au moment des débats constituants, les membres de la Commission des droits et libertés s’opposaient sur la
suppression de la peine de mort. Alors que pour certains, la peine de mort est contraire aux principes de
264
Les constituants auraient dû prévoir une disposition qui interdise la peine de mort pour les
crimes de droit commun et les délits politiques. Certes, la peine de mort est déjà interdite pour
les femmes enceintes et les mineurs, par les instruments internationaux ratifiés par la
Tunisie1117, mais il aurait fallu que les articles de la Constitution en disposent de manière
explicite. Le maintien – qu’il soit constitutionnel ou législatif1118 – même informel de la peine
de mort, contredit les avancées de la Tunisie en matière de droits fondamentaux. Reste que
conformément aux dispositions de l’article 49, « [l]es instances juridictionnelles se chargent
de la protection des droits et libertés contre toute violation. »1119
S’agissant du droit à l’intégrité de la personne, l’article 23 de la Constitution prévoit
que « [l]’Etat protège la dignité de l’être humain et son intégrité physique et interdit la
torture morale ou physique. »1120 Du fait de la ratification le 23 septembre 1988 de la
Convention des Nations Unies contre la torture ou autres peines et traitements cruels,
inhumains ou dégradants1121, l’article 23 a fait l’unanimité des députés et ce, dans toutes les
versions de Constitution élaborées par l’ANC. « En se fondant sur les instruments
internationaux des droits de l’homme ratifiés par la Tunisie, cela emporte, en toute logique,
l’interdiction de l’esclavage, le travail forcé, la traite des êtres humains, en particulier les
personnes vulnérables tels que les femmes, les enfants, les réfugiés, les personnes
handicapées ainsi que l’interdiction de l’exploitation sexuelle et commerciale, l’interdiction
de l’utilisation du corps humain dans la médecine à des fins de profits, etc. »1122 Bien que les
conventions internationales ratifiées par la Tunisie donnent des indications sur les différents
pardon et de tolérance intrinsèques à l’Islam ; pour d’autres, elle est l’application de la loi du talion, prévue
dans le Coran.
1116 La clause générale de limitation prévue à l’article 49 de la Constitution, définit un noyau essentiel de droits
inviolables. Pour plus de précisions sur ce point cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 2 du
Titre I de la PARTIE II de cette thèse, relatif à l’expression tunisienne du constitutionnalisme
transformateur, p. 382.
1117 Il s’agit essentiellement de l’article 6 du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques dont la
Tunisie fait partie depuis 1969 et de la Convention internationale sur les droits de l’enfant ratifiée le
30 janvier 1992. Depuis le 22 avril 1983, la Tunisie est aussi tenue de respecter la Charte africaine des
Droits de l’Homme et des Peuples et depuis le 16 juin 1995, la Charte africaine des droits et du bien-être de
l’enfant.
1118 L’article 43 du Code pénal tunisien interdit l’application de la peine de mort aux mineurs de dix-huit ans.
Cette peine est remplacée pour les 13 – 18 ans, par une peine de dix ans de prison ferme.
1119 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 49, deuxième alinéa.
1120 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 23.
1121 Convention du 10 décembre 1984.
1122 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., pp. 785-786.
265
types d’atteinte à la dignité humaine et à l’intégrité physique et morale de la personne, la
détermination de la nature des atteintes revient au législateur et au juge national.
L’adhésion de la Tunisie le 29 juin 2011 au Protocole facultatif1123 de ladite Convention
conduit les constituants à ajouter dans l’article 23, une phrase qui fait de la torture un crime
imprescriptible. D’ailleurs, afin de se conformer à l’article 3 du Protocole qui incite les Etats
signataires à mettre en place un mécanisme national de visite chargé de prévenir la torture, les
députés à l’ANC adoptent la loi organique n° 2013-43 du 23 octobre 2013, relative à
l’Instance nationale pour la prévention de la torture1124. Pour autant, si la Constitution
préserve le droit à l’intégrité de la personne et condamne le crime de torture, le traitement des
personnes de couleur en Tunisie est manifestement contraire à la dignité humaine. Or, un
« traitement peut être considéré par certains pouvoirs publics comme constitutif d’une
atteinte à la dignité humaine, alors qu’ailleurs dans le monde ce comportement ou cette
activité – éventuellement insultant, détestable, inapproprié ou violent – serait toléré. »1125
Ayant été le premier pays arabo-musulman à avoir aboli l’esclavage1126, la Tunisie d’ancien
régime ne disposait d’aucun texte juridique qui protège les Tunisiens ou les étrangers résidant
en Tunisie des discriminations commises à leur égard. Ni la Constitution du 1er juin 1959, ni
les lois n’appréhendaient ou ne réprimaient les agissements individuels et/ou collectifs,
universellement prohibés au nom de la dignité. Ces agissements constitués de différents types
de discriminations compartimentent ou hiérarchisent les êtres humains en fonction de leur
couleur, de leur nationalité, de leur croyance, de leur sexe, de leur orientation politique ou
philosophique. Selon l’article 21 de la Constitution actuelle : « Les citoyens et les citoyennes
sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination. L’État
garantit aux citoyens et aux citoyennes les libertés et les droits individuels et collectifs. Il leur
assure les conditions d’une vie digne. »1127 Mais, ce n’est que le 9 octobre 2018 que
1123 Protocole du 18 décembre 2002.
1124 JORT, n° 85, 25 octobre 2013, pp. 3075-3078.
1125 P. CASSIA, Dignité(s), op.cit., p. 114.
1126 L’esclavage est aboli en Tunisie depuis le décret beylical du 23 janvier 1846. Le décret beylical du 29 mai
1890 a regroupé par la suite tous les textes relatifs aux pratiques esclavagistes. Depuis le 7 novembre 2017,
l’expérience tunisienne de l’abolition de l’esclavage de 1841 à 1846 est inscrite au registre « Mémoire du
Monde » de l’UNESCO. Pour plus de précisions sur ce point, cf. « L’abolition de l’esclavage en Tunisie,
inscrite sur le “Mémoire du Monde” de l’UNESCO », Business News [en ligne], publié le mercredi 8
le 13 décembre 2018], http://www.businessnews.com.tn/labolition-de-
novembre 2017, [consulté
lesclavage-en-tunisie-inscrite-sur-le—mémoire-du-monde—de-lunesco,520,75914,3.
1127 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 21.
266
l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) a adopté la loi organique n° 11 de 2018
relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale1128 dont les premières
victimes sont les personnes de couleur.
Certes, elles disposent dorénavant d’une protection législative mais jusqu’à présent, aucune
plainte et aucune action en justice pour discrimination raciale n’a abouti. Deux mois
seulement après l’adoption de cette loi, un Ivoirien du nom de Falikou COULIBALY était
mortellement poignardé à Tunis1129. Aux crimes et délits de discrimination raciale s’ajoutent
des signes évidents de ségrégation : les élèves noirs des écoles primaires et secondaires à Sidi
Makhlouf doivent prendre des bus scolaires différents de ceux occupés par des élèves
blancs1130. Qu’elles soient Tunisiennes ou autres, les personnes de couleur en Tunisie
subissent fréquemment des vexations physiques ou verbales1131. Si les pouvoirs publics
considèrent actuellement certains traitements comme constitutifs d’une atteinte à la dignité
1128 Afin de conforter l’égalité en droit, la loi n° 2018-50 du 23 octobre 2018 relative à l’élimination de toutes
les formes de discrimination raciale a été promulguée au JORT n° 86 du 26 octobre 2018. Cette loi vise à
éliminer toutes les formes et manifestations de discrimination raciale pour protéger la dignité humaine et
réaliser l’égalité entre les individus. Cette loi comprend deux volets. Alors que le premier volet de la loi
vise à sensibiliser et à diffuser la tolérance et l’acceptation de l’autre, le deuxième volet réprime les
infractions de discrimination raciale. « A cet égard, loi prévoit un dispositif spécial pour la répression des
infractions de discrimination raciale. Les plaintes sont déposées auprès du procureur de la République ou
du juge cantonal compétent et elles sont inscrites dans un registre spécial. Pour accélérer le jugement de
l’affaire, la loi prévoit que la phase d’instruction ne doit pas dépasser les deux mois à partir de la date de
l’enregistrement de la plainte. Les peines prononcées par le tribunal peuvent concerner aussi bien les
personnes physiques que les personnes morales. » Democray Reporting International, rapport sur la mise
en œuvre de la Constitution tunisienne au niveau du cadre juridique, 10ème édition, 31 mars 2020, [en ligne],
[consulté le 12 octobre 2020], https://democracy-reporting.org/wp-content/uploads/2020/09/2020-09-09-
TN_FR-rapport-semestriel-2020-03.pdf, p. 26. La loi prévoit également la création d’une Commission de
lutte contre la discrimination raciale rattachée au ministère chargé des Droits de l’Homme.
1129 S. MOSBAH, « Racisme : “La Tunisie doit proclamer son africanité !” », Le Monde Afrique [en ligne],
publié le samedi 29 décembre 2018, [consulté le 6 janvier 2019], https://www.lemonde.fr/afrique/
article/2018/12/29/racisme-la-tunisie-doit-proclamer-son-africanite_5403434_3212.html?fbclid=IwAR3N
BWs0KMvuc3Q0GoaUt1OzVW-BcRE8aLHzUrNjp5STLMwJZW2cRZqEe2k#. Le lendemain du crime,
le ministre chargé des Droits de l’Homme a reçu les membres de la famille de la victime et la justice a
appréhendé les cinq individus impliqués dans l’agression. Au cours de la garde à vue, l’identité du
meurtrier a été révélée. Bien que le motif raciste du crime n’ait pas clairement été identifié, ce meurtre a
permis de relancer la mobilisation contre le racisme dans l’espace public en Tunisie. Pour plus de
précisions sur ce point cf. S. ATTIA, « Meurtre de Falikou Coulibaly en Tunisie : l’association des
Tunisiens en Côte d’Ivoire rejette les amalgames », Jeune Afrique [en ligne], publié le vendredi 28
décembre 2018, [consulté le 1er janvier 2020], https://www.jeuneafrique.com/696284/societe/meurtre-de-
falikou-coulibaly-en-tunisie-lassociation-des-tunisiens-en-cote-divoire-rejette-les-amalgames/.
1130 Même si aucun document officiel ne rapporte ces faits, le reportage mentionné ci-après prouve leur
véracité : « Racisme en terre d’Islam – Être Tunisien noir, le racisme au quotidien » [en ligne], [consulté le
21 février 2018], https://www.youtube.com/watch?v=z9zgpcwMoFo (en anglais).
1131 Idem avec le reportage « Nuances – Documentaire Racisme Tunisie – 2016 » [en ligne], [consulté le 21
février 2018], https://www.youtube.com/watch?v=6smLYPr-HaA.
267
humaine et légifèrent dans ce sens, la société civile est en charge d’éduquer et de faire évoluer
les mentalités1132.
Bien que la jouissance et l’exercice des trois droits fondamentaux intrinsèques à la dignité ne
soient pas pleinement réels1133, les avancées en matière de droits de l’Homme sont notables.
La Constitution du 27 janvier 2014 consacre la plupart des droits qui découlent des valeurs
humaines de dignité mais aussi de liberté.
B.
La consécration de la plupart des droits découlant de la liberté1134
Le deuxième alinéa de l’article 21 de la Constitution précise que « [l]’Etat garantit aux
citoyens et aux citoyennes les libertés et les droits individuels et collectifs. »1135 Quelles sont
ces libertés que consacre la Constitution et qu’il incombe à l’Etat de garantir ? Selon le
Professeur Rafâa BEN ACHOUR, « on ne peut mesurer l’effectivité des droits et libertés sans
nous pencher sur la composante principale de la liberté individuelle : “la sûreté”. »1136
Consacrée aux articles 27, 28, 29 et 30 de la Constitution, la sûreté suppose que la privation
de liberté ne soit pas arbitraire et qu’elle soit conditionnée à un certain nombre de principes.
Quels sont-ils ? L’article 27 dispose du principe de la présomption d’innocence : « Tout
inculpé est présumé innocent jusqu’à l’établissement de sa culpabilité, au cours d’un procès
équitable qui lui assure toutes les garanties nécessaires à sa défense en cours de poursuite et
lors du procès. »1137 En vertu de l’article 102 de la Constitution, le procès équitable est
l’apanage d’un « pouvoir [juridictionnel] indépendant, qui garantit l’instauration de la
1132 C’est d’ailleurs le rôle que s’est attribuée l’Association M’Nemty, présidée par Saadia MOSBAH, qui
œuvre pour une Tunisie plurielle permettant à chacun de s’épanouir dans sa diversité. Son objectif principal
est de combattre les différentes formes de discrimination raciale en sensibilisant, conscientisant et éduquant
pour éradiquer tout racisme, qu’il soit institutionnel, culturel et/ou social.
1133 Cela est notamment démontré dans la Section 2 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE II de cette thèse
relatif à une citoyenneté contredite par les conventions sociales liées à l’Islam, p. 488.
1134 Ce paragraphe est essentiellement consacré aux droits constitutionnels qui découlent de la liberté. L’analyse
de leur effectivité est livrée au sein du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE II de cette thèse, relatif à un
Etat « civil » pour un peuple musulman, p. 435.
1135 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 21, deuxième alinéa.
1136 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., p.786.
1137 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 27.
268
justice, la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et
libertés. »1138
A ce premier principe s’ajoute celui de l’article 28 : la légalité des délits et des peines. La
peine est personnelle et la condamnation ne peut être prononcée pour la commission d’une
infraction non prévue par la loi, au moment où elle a été commise, sauf en cas de texte plus
favorable à l’inculpé. L’article 29 traite lui du principe « selon lequel la garde à vue et la
détention provisoire (préventive) ne peuvent avoir lieu qu’en cas de flagrant délit ou sur
décision judiciaire. »1139 Plus encore, il établit les droits du détenu à être informé de ses
droits, de ce qui lui est reproché, de sa possibilité d'être représenté par un avocat1140. De
l’article 30 découle le principe pour le détenu de préserver sa dignité en bénéficiant d'un
traitement humain. Toutefois, les points grâce auxquels l’article 30 est véritablement novateur
sont qu’il impose à l’Etat de prendre en considération l’intérêt de la famille, de veiller à la
réhabilitation du détenu et à sa réinsertion sociale.
Dans l'article 24 aussi, la Constitution s'intéresse à l'humain et au quotidien des Tunisiens, en
préservant leur vie privée et ce qui la constitue : intimité, domicile, correspondances,
communications, données personnelles sont protégés. Tout comme la liberté de circulation et
le droit de quitter le territoire national, « [d']autres libertés viennent également consolider,
voir enrichir la sphère des libertés intellectuelles, comme la liberté de pensée et d’opinion, la
liberté d’expression, la liberté d’information1141 et la liberté de publication à propos
desquelles aucune autorisation préalable ne saurait être exercée. »1142 Dans l’objectif
1138 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 102, alinéa premier.
1139 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., p. 787.
1140 Pour plus de précisions sur les avancées de la Tunisie en matière de droit au procès équitable cf. « |.1.4. LE
DROIT A UN PROCES EQUITABLE
(ARTICLES 27, 28, 29 ET 108 DE LA
CONSTITUTION) », Democray Reporting International, rapport sur la mise en œuvre de la Constitution
tunisienne au niveau du cadre juridique, 10ème édition, 31 mars 2020, [en ligne], [consulté le 12 octobre
https://democracy-reporting.org/wp-content/uploads/2020/09/2020-09-09-TN_FR-rapport-
2020],
semestriel-2020-03.pdf, pp. 19-20.
1141 Les nouvelles technologies et le droit à la culture sont également consacrés : l'article 32 dispose du droit à
l'information, à l'accès à l'information et aux réseaux de communication et l'article 42 garantit le droit à la
culture et à la liberté de création.
1142 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., p. 788. Ces libertés sont
contenues dans l’article 31. Le 2 mars 2011, le décret-loi n° 10 a abrogé les lois qui instituaient le Conseil
Supérieur de la Communication (CSC) et a créé l’Instance Nationale de Réforme de l’Information et de la
Communication (INRIC). La nouvelle instance était chargée de faire des propositions pour la réforme du
secteur de l’information et de la communication dans le respect des normes internationales en matière de
liberté d’expression. En collaborant avec une sous-commission des médias dépendante de l’Instance
Supérieure pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution (ISROR), elle a rédigé trois projets de loi
fondamentaux en matière d’information. Le premier est relatif à l’accès aux documents administratifs, le
269
d’apporter une protection adéquate à la liberté d’expression et d’information, l’article 127 de
la Constitution prévoit la création de l’Instance de la communication audiovisuelle.
Chargée de la régulation et du développement de la communication audiovisuelle, la Haute
Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA) a été mise en place le
3 mai 20131143. Au 31 mars 2020, l’Instance de la communication audiovisuelle n’a toujours
pas été créée. Le gouvernement de Youssef CHAHED avait pourtant préparé un projet de loi,
le projet n° 2017/97 relatif à l’Instance de la communication audiovisuelle et l’a transmis à
l’ARP. Ce même gouvernement était également en train de préparer un autre projet de loi
relatif au secteur de l’audiovisuel mais la HAICA s’y oppose fermement. Elle considère que le
projet en préparation ne répond pas aux standards en vigueur relatifs aux instances de
régulation audiovisuelle dans le droit comparé1144. De nos jours, seule la HAICA est donc
chargée du secteur de la communication audiovisuelle en Tunisie.
Enfin, à ces droits individuels qui découlent de la liberté, s’ajoutent les droits civils et
politiques. Même si la notion de citoyenneté n’a pas encore été définie1145, il est important de
noter qu’elle impose des droits et des devoirs aux citoyens et citoyennes1146. D'ailleurs, la
citoyenneté induit que l’Etat garantisse l’égalité des chances entre les hommes et les femmes,
pour accéder aux divers postes à responsabilités et ce, dans tous les domaines1147, ainsi que la
représentativité des femmes et la parité dans les assemblées élues. « Elle implique forcément
aussi le droit de participer à la vie publique, c’est-à-dire, à exercer les “pouvoirs” liés à la
deuxième concerne la rédaction d’un nouveau Code de la presse et le dernier porte sur la création d’une
Haute instance régulant le secteur de l’audiovisuel. Le 2 novembre 2011, le gouvernement transitoire de B.
CAÏD ESSEBSI a adopté deux décrets lois : le décret-loi n° 115 de l’année 2011, relatif à la liberté de la
presse, de l’impression et de l’édition et le décret-loi n° 116 de l’année 2011, relatif à la liberté de la
communication audio-visuelle et à la création d’une instance supérieure indépendante pour le secteur de la
communication audio-visuelle. Le premier décret supprime l’autorisation préalable à la publication de
périodiques et d'ouvrages, consacre la liberté du journaliste d’accéder aux informations et de les diffuser et
reconnaît la protection de ses sources. Le deuxième prévoit la création d’une Haute Autorité Indépendante
de la Communication Audiovisuelle (HAICA), qui sert d’instrument de régulation des médias audiovisuels.
1143 Pour plus de précisions sur la mise en place de la HAICA, cf. E. KLAUS, « L’autorité de la HAICA sur le
secteur tunisien des médias : Un anachronisme transitionnel ? », L’Année du Maghreb, 13, 2015, [en ligne],
[consulté le 2 janvier 2019], https://journals.openedition.org/anneemaghreb/2606, pp. 295-304.
1144 Pour plus de précisions sur ce point cf. Democray Reporting International, rapport sur la mise en œuvre de
la Constitution tunisienne au niveau du cadre juridique, 9ème édition, 30 septembre 2019, [en ligne],
janvier 2020], https://democracy-reporting.org/wp-content/uploads/2019/12/web_DRI-
[consulté
TN_rapport_suivi_mise-en-oeuvre_constitution_septembre_2019_FR_VF_2019-12-23.pdf, p. 59.
le 1
1145 La définition de la citoyenneté fait l’objet du B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II
de la PARTIE II de cette thèse, p. 450.
1146 L’analyse de ces derniers fait également l’objet du B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre
II de la PARTIE II de cette thèse, p. 450.
1147 Ces différents points sur l’égalité et la place de la femme dans la société tunisienne, font l’objet du
Paragraphe 2 qui suit.
270
souveraineté. Ainsi, il est clairement indiqué [à l’article 34] que les droits d’élection, de vote
et d’éligibilité sont garantis conformément aux dispositions de la loi. »1148 Ces droits sont
protégés par une instance constitutionnelle indépendante, l’Instance Supérieure Indépendante
pour les Elections (ISIE), prévue aux articles 125 et 126. Chargée d’assurer la régularité, la
sincérité et la transparence du processus électoral et référendaire, l'ISIE a été mise en place au
cours de la période transitoire1149, pour superviser et contrôler les élections1150. Actuellement,
l’ISIE est la seule instance constitutionnelle indépendante du Chapitre VI de la Constitution
qui a été mise en place depuis l’entrée en vigueur de la Constitution du 27 janvier 2014.
L'autre pôle essentiel mis en exergue par M. BOUAZIZI, est celui des droits économiques et
sociaux. Ceux-ci sont consacrés à l’article 40 qui prévoit le droit au travail pour tous et un
salaire équitable ; l'article 36 garantit le droit syndical et le droit de grève et l'article 35 assure
la liberté de constituer des partis politiques, des syndicats et des associations. L'article 37 lui,
assure la liberté de réunion et de manifestation.
Les droits de troisième génération tels que les droits collectifs de la femme (article 46), des
enfants (article 47) et des personnes handicapées (article 48) sont aussi préservés. Il en est de
même des nouveaux droits qui concernent la protection de l’environnement (article 45), le
droit à l’eau (article 44) et le droit au sport (article 43) qui complètent le droit à la santé de
1148 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., pp. 787-788.
1149 L’ISROR avait la charge de préparer et d’adopter les textes fondateurs de la période transitoire, pour ensuite
les présenter pour adoption, au gouvernement. Le 18 avril 2011, elle a adopté le décret-loi n° 2011-27
portant création d’une Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE). Ce décret prévoyait un
collège électoral composé de quatre représentants de la magistrature proposés par l’Association des
magistrats tunisiens. Adopté par le Conseil de l’ISROR le 6 avril 2011, le décret est transmis au
gouvernement pour être promulgué par le président provisoire de la République et publié. Cependant, le
texte publié au Journal Officiel n'est pas la version adoptée par le Conseil de l’ISROR. Deux nouvelles
conditions concernant le collège électoral composé des magistrats avaient été rajoutées dans la version
publiée : premièrement, tous les candidats devaient être proposés à égalité entre l’Association des
magistrats tunisiens et le nouveau syndicat des magistrats. Deuxièmement, les candidats à l’élection
devaient être des magistrats de troisième grade. Ces modifications ont entraîné le retrait de l’Association
des magistrats tunisiens et interrompu les élections des membres de l’ISIE. Pour faire face au blocage,
l’ISROR a alors décidé d’utiliser une procédure exceptionnelle prévue à l’article 8 du décret-loi, la
candidature librement ouverte. Bien que l’Association des magistrats tunisiens ait bloqué les élections des
membres de l’ISIE, neuf membres ont été élus le 9 mai 2011. Pour faire face aux blocages des magistrats,
l’ISROR décide d’utiliser une procédure exceptionnelle prévue à l’article 8 du décret-loi n° 2011-27, qui a
permis de compléter la composition de l’ISIE le 17 mai 2011.
1150 Ceci peut notamment se vérifier par son rôle de premier plan lors des élections municipales et régionales du
6 mai 2018. Voir « ISIE : Les résultats définitifs des municipales 2018 dévoilés », Huffpost Maghreb [en
2019],
ligne],
https://www.huffpostmaghreb.com/entry/isie-les-resultats-definitifs-des-municipales-2018-
devoiles_mg_5b2111a8e4b0bbb7a0e38d50. De manière plus générale et pour plus d’informations sur le
rôle et les activités de l’ISIE, consulter le site internet de l’Instance : http://www.isie.tn/.
le mercredi
[consulté
janvier
publié
2018,
juin
13
le
3
271
l'article 381151. Ces derniers articles sont d'autant plus importants qu'ils pallient en partie la
mise en œuvre sans cesse retardée, de l’article 129 qui prévoit la création de l’Instance du
Développement Durable et des Droits des Générations Futures1152. Créée par la loi organique
n° 2019-60 du 9 juillet 20191153, cette instance a des compétences consultatives et
d’études1154 : elle devra obligatoirement être consultée sur les projets de loi relatifs aux
domaines économiques, sociaux et environnementaux. Certains experts encore dubitatifs
quant à la réalité d'une économie verte fructueuse, estiment que sa mise en place fera naître
une controverse « entre le gouvernement qui cherche à libérer l’activité économique et
l’investissement afin de relancer le développement à tout prix, et l’instance dont le rôle est
d’assurer l’exploitation rationnelle des ressources naturelles […] et de préserver un
environnement sain pour les générations actuelles et futures. »1155
Le respect de l’ensemble des libertés et des droits individuels et collectifs des Tunisiens est
soumis, en vertu de l’article 128 de la Constitution, au contrôle d'une autre instance, celle des
droits de l’Homme. A noter cependant que le projet de loi organique n° 2016-42 relatif à
l’Instance déposé à l’APR en 2016, n’a été adopté à l’unanimité par les députés que le
16 octobre 20181156. Créée par la loi organique n° 2018-51 du 29 octobre 20181157, la nouvelle
instance dispose d’attributions larges en matière de protection et de sauvegarde des droits de
l’Homme1158. Elle n’est cependant pas dotée de moyens efficaces pour mettre fin aux
1151 Les droits économiques et sociaux prévus par la Constitution du 27 janvier 2014 sont exposés et analysés au
sein du A. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse, relatif à
l’importance de la nouvelle voie sociale dans le constitutionnalisme tunisien, p. 390.
1152 « Environnement : Appel à l’activation de l’Instance du développement durable », Le Temps [en ligne],
janvier 2019], http://www.letemps.com.tn/
publié
article/107693/environnement-appel-%C3%A0-l%E2%80%99activation-de-linstance-du-d%C3%A9
veloppement-durable.
le dimanche 15 avril 2018, [consulté
le 3
1153 JORT n° 59 du 23 juillet 2019, p. 2323 et ss.
1154 Pour plus de précisions sur la composition et les missions de l’Instance cf. Democray Reporting
International, rapport sur la mise en œuvre de la Constitution tunisienne au niveau du cadre juridique, 9ème
édition, 30 septembre 2019, [en ligne], [consulté le 1 janvier 2020], https://democracy-reporting.org/wp-
content/uploads/2019/12/web_DRI-TN_rapport_suivi_mise-en-
oeuvre_constitution_septembre_2019_FR_VF_2019-12-23.pdf, p. 59.
1155 J. TOUIR, « Les organes constitutionnels indépendants dans la Constitution – Bien-fondés politiques,
processus de création et horizons », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS,
K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus,
principes et perspectives, op.cit., p. 586.
1156 « Tout ce que vous devez savoir sur l’Instance des Droits de l’Homme », Huffpost Maghreb [en ligne],
publié le mardi 16 octobre 2018, [consulté le 3 janvier 2018], https://www.huffpostmaghreb.com/entry/la-
loi-instituant-linstance-des-droits-de-lhomme-votee-a-larp_mg_5bc5e577e4b0a8f17ee5f515.
1157 JORT, n° 89 du 6 novembre 2018, p. 4938 et ss.
1158 Elle peut « donner son avis sur les projets de lois relatifs aux droits de l’homme et aux libertés, réaliser des
études et faire des propositions pour améliorer la protection des droits de l’homme, émettre des
recommandations en cas de violation des droits de l’homme, effectuer des visites sur les lieux de détention,
mais également elle peut mener des investigations en cas de violation des droits de l’homme, de sa propre
272
violations des droits de l’Homme qu’elle peut constater : elle ne peut que saisir la justice de
dossiers de violation dont elle a connaissance ou informer les pouvoirs et l’opinion publics.
Son autorité n’est donc essentiellement que morale1159. De plus, malgré l’exhaustivité du
catalogue des droits consacrés, il est à regretter l’absence de certaines libertés et/ou leur
insuffisance. C’est notamment le cas de l’article 39 qui dispose du caractère public et gratuit
de l’enseignement pour les enfants mais ne l'a rendu obligatoire que jusqu’à seize ans.
Pourquoi les constituants n’ont-ils pas respecté les dispositions de la Convention sur les droits
de l’enfant de 1989 et du Code de protection de l’enfant de 1995 qui définissent l’enfant
comme un être humain âgé de moins de dix-huit ans ? Quid également de l’instruction et de la
formation professionnelle des adultes ? Aucune réponse n’est apportée par les travaux
préparatoires à la Constitution et les dispositions du texte constitutionnel actuel.
De plus, même si le principe d’égalité entre l’homme et la femme est consacré à l’article 46,
seule l’égalité devant la loi est actuellement effective en Tunisie. Se référant à Sieyès, Claude
FRANCK affirme que « les intérêts par lesquels [les citoyens] se rassemblent sont les seuls
par lesquels ils peuvent réclamer des droits politiques. »1160 Autrement dit, les droits qui
découlent de la qualité de citoyen concernent l’égalité des citoyens devant la loi. Ce type
d’égalité postule que le législateur a une compétence liée, puisqu’il ne peut mettre en œuvre
que l’égalité posée par la Constitution. De plus, bien qu’il reconnaisse les droits qui découlent
de la qualité de citoyenne, il devrait corriger les inégalités de fait qui existent entre les
hommes et les femmes.
Contrairement à l’égalité devant la loi, l’égalité dans la loi suppose que le législateur a, par
rapport à la Constitution, une compétence discrétionnaire. Ainsi, il élabore des régimes
juridiques différenciés en fonction de chaque situation juridique. Or, dans l’Islam, l’homme et
la femme ne disposent pas des mêmes droits et des mêmes devoirs. Le Code du Statut
Personnel est incomplet et ne permet pas aux femmes de jouir des mêmes droits que les
initiative ou suite à une plainte. » Democray Reporting International, rapport sur la mise en œuvre de la
Constitution tunisienne au niveau du cadre juridique, 9ème édition, 30 septembre 2019, [en ligne], [consulté
https://democracy-reporting.org/wp-content/uploads/2019/12/web_DRI-
le
TN_rapport_suivi_mise-en-oeuvre_constitution_septembre_2019_FR_VF_2019-12-23.pdf, p. 58.
janvier
2020],
1
1159 Ibid.
1160 C. FRANCK, « VI - Le principe d'égalité », in Annuaire international de justice constitutionnelle, Les
techniques juridictionnelles du contrôle de constitutionnalité des lois - Dix ans de saisines parlementaires -
Le droit de propriété dans les jurisprudences constitutionnelles européennes, 1-1985, 1987, [en ligne],
[consulté le 22 février 2019], https://www.persee.fr/docAsPDF/aijc_0995-3817_1987_num_1_1985_889.
pdf, p. 191.
273
hommes. Cependant, les réformes législatives en cours visent à corriger les inégalités portant
de fait atteinte à l’égalité telle qu’envisagée par les conservateurs et théocrates au sein de
l’ANC.
Paragraphe 2
Vers la reconnaissance de l’égalité en droits du Tunisien et de la
Tunisienne
L’égalité entre l’homme et la femme suppose la jouissance par les personnes des deux sexes
des mêmes droits et des mêmes devoirs. Ce n’est actuellement pas le cas en Tunisie. Modèle
de l’évolution du droit dans des sociétés traditionnellement religieuses ou conservatrices, la
Tunisie est toujours un exemple régional de réformes juridiques. Depuis l’adoption du Code
du Statut Personnel (CSP), elle est un modèle de promotion des droits des femmes dans le
monde arabe (A). Bien que révolutionnaire en 1956, ce code incomplet ne permet pas aux
femmes de jouir des mêmes droits que les hommes.
Or, un décalage existe entre les règles de droit et les faits économiques et sociaux. « Prenant
en charge, à l’égal des hommes, le développement économique et social de la collectivité, de
la famille et de chacun de ses membres, les femmes continuent de n’être pourtant, au plan du
droit, que des “mineurs”. »1161 Le statut légal de la femme varie d’ailleurs en fonction de la
sphère publique ou privée dans laquelle elle se trouve. De plus, le droit de la famille est
tiraillé entre la rénovation et la conservation du modèle patriarcal, autant qu'entre les droits
universels et les spécificités culturelles1162.
L’article 21 de la Constitution laisse penser que l’égalité dans et devant la loi est respectée et
que l’égalité en droits et dans les faits est reconnue. Seulement, même si l’égalité est
constitutionnelle (B), la Tunisienne ne dispose pas encore des mêmes droits que le Tunisien.
Il est encore habituel que l’homme hérite le double de la part de la femme et que l’héritage
soit interdit à la femme non musulmane mariée à un musulman. Pour autant, ces us et
1161 S. BEN ACHOUR, « Les chantiers de l’égalité au Maghreb », Mélanges offerts au Doyen Sadok Belaïd,
Centre de Publication Universitaire, Tunis, 2004, p. 137.
1162 N. CHAABANE, « Les droits de succession en question », Revue tunisienne de fiscalité, 2009, n° 12.
274
coutumes sont en train de changer : les réformes législatives actuelles conduisent à penser que
la reconnaissance de l’égalité dans la loi et en droits, sera bientôt établie.
A.
Le Code du Statut Personnel ou la première révolution par le droit
Premier texte juridique adopté à l’indépendance, le Code du Statut Personnel (CSP) organise
les droits des femmes au sein de la famille. Révolutionnaire en 1956, ce code reconnaissait
plusieurs droits à la femme et consacrait ainsi, l’avancée du droit dans un Etat arabo-
musulman. Bien qu’il soit le fruit du réformisme tunisien (1), il ne consacre que les droits
acquis de la femme (2). En plus de découvrir le sens de l’expression, il est intéressant de
savoir si, en plus des droits acquis, la Tunisienne peut acquérir de nouveaux droits.
1. La question féminine dans la pensée des réformistes tunisiens
Compris comme la première « tentative de remise en cause historique du soi musulman
amorcée vers la deuxième moitié du 19e siècle (al Islah), le réformisme1163, dont les thèmes
majeurs sont le redressement moral, politique et social de la nation, se présente aussi comme
un moment inaugural dans l’émergence de la question de l’émancipation de la femme
musulmane. »1164 Né dans un contexte de colonisation, le réformisme religieux vise à réviser
le phénomène islamique à la lumière des besoins de la société moderne. « Il s’agit, d’une part,
de restaurer les valeurs “authentiques” de l’islam en l’épurant des multiples déviances qui en
ont entaché le cours et le message, et d’autre part, de réformer les institutions politiques et
sociales frappées de stagnation et d’obscurantisme. »1165 Alimenté par les Tanzimat ottomans
et les échanges avec l’Occident, le réformisme s’exprime en Tunisie en 1856, grâce à
l'historien et homme politique Ahmed IBN ABI DHIAF1166. A l’époque, il s'intéresse à la
politique et inspire une modernisation des institutions étatiques. L’enseignement est réformé,
le droit est codifié, la justice et l’administration sont organisées. Cette année-là, A. IBN ABI
1163 Le réformisme tel qu’il s’exprime en Tunisie au XIXème siècle fait l’objet de la Section 1 du Chapitre 1 du
Titre II de la PARTIE II de cette thèse, relatif à la tradition réformiste tunisienne, p. 320.
1164 S. BEN ACHOUR, « Les chantiers de l’égalité au Maghreb », précit., p. 138.
1165 Ibid., pp. 138-139.
1166 Pour plus de précisions sur la vie, l’œuvre et l’apport d’A. IBN ABI DHIAF cf. le 2. du A. du Paragraphe 1
de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE II de cette thèse, relatif à KHEREDINE et IBN ABI
DHIAF, précurseurs du constitutionnalisme tunisien, p. 325.
275
DHIAF écrit – paradoxalement dans le plus pur conformisme – Rissala fil mar’a (Essai sur la
femme)1167. Bien que novatrices, les réformes qu'il envisage1168 ne rencontrent pas
l’assentiment populaire. Une déconnexion s’opère entre les réformes élaborées et les besoins
de la société. Délaissées pour un temps, elles font leur chemin et s’expriment quelques années
plus tard, dans les écrits de plusieurs penseurs tunisiens1169.
Durant l’entre-deux-guerres1170, le réformisme tunisien apparaît d’une nouvelle manière avec
Tahar HADDAD1171, penseur, syndicaliste et homme politique. Dans son ouvrage Imra’atuna
fi al shariâ wal mujtamâ (Notre femme dans la loi et la société), Tahar HADDAD s’insurge
contre la condition d’infériorité des femmes et traite de leur émancipation1172. « Procédant à
une lecture libérale du texte coranique par référence à ses fins (maqasid), il bouleverse les
schémas traditionnels de la dogmatique juridique et proclame que l’islam consacre la valeur
d’égalité entre les hommes et les femmes, levant par-là “l’hypothèque canonique” sur le
statut juridique des femmes. »1173 Heurtant les milieux zitouniens1174, cet ouvrage creuse les
clivages entre les conservateurs et les libéraux, les modernistes et les traditionnalistes
religieux. Si les derniers prônent l’application de la charia dans les domaines politiques,
économiques et sociaux, les premiers cherchent à adapter les prescriptions religieuses à
l’esprit des temps modernes. Même si les modernistes soulignent l’esprit libéral du Coran à
l’égard des femmes, ils partagent avec les traditionnalistes une conception religieuse du droit
des femmes.
Le clivage ainsi créé entre deux pans radicalement opposés de la société s’exacerbe avec
l’arrivée au pouvoir de BOURGUIBA. Ce dernier « fait de l’émancipation de la femme le
1167 Cet essai est une réponse aux interrogations de Léon ROCHES, Consul général de France en Tunisie.
1168 Pour plus de précisions sur la pensée réformiste de KHEREDINE et d’A. IBN ABI DHIAF, cf. le 1. du A.
du Paragraphe 1 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE I de cette thèse, relatif à la place du
référent islamique au sein de la Constitution, p. 86. Voir également la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I de
la PARTIE II de cette thèse, relative à la tradition réformiste tunisienne, p. 320.
1169 En 1897, le cheikh M. ESSNOUSSI publie L’Epanouissement de la fleur ou étude sur la femme en Islam,
où il préconise l’éducation des filles. Quinze ans plus tard, C. BENATTAR, A. THAALBI et H. SEBAÏ
publient L’Esprit libéral du Coran qui plaide pour l’éducation des filles et la suppression du voile.
1170 Marquée par les tensions coloniales, les replis identitaires et les revendications nationalistes.
1171 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Tahar HADDAD.
1172 Paru en arabe en 1930, l’ouvrage de Tahar HADDAD dénonce l’analphabétisme des femmes, la polygamie,
la répudiation, le confinement dans l’espace domestique et l’asservissement aux hommes. Analysant la
condition de la femme au regard de l’Islam, il traite de sa personnalité, de ses droits civils (à l’exemple du
témoignage, de la capacité de gestion de ses biens et de l’héritage), du mariage (en prenant en compte sa
liberté dans le choix du conjoint, son devoir conjugal et la polygamie) et du divorce. Il traite également de
l’éducation, des mariages forcés et prématurés des femmes et du voile.
1173 S. BEN ACHOUR, « Les chantiers de l’égalité au Maghreb », précit., p.140.
1174 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Zeïtouniens.
276
levier de sa politique moderniste et de son combat pour le “redressement moral de la
société”. »1175 Promulgué le 13 août 1956, le CSP révolutionne le droit tunisien et soumet
l’ordre conjugal à la modernité. La polygamie, la répudiation, le tuteur matrimonial et le droit
de contrainte, sont abolis. Alors que le divorce judiciaire et le libre et plein consentement des
futurs époux sont instaurés, l’adoption est autorisée. Pourtant en 1973, sous peine « d’être
socialement et culturellement invalidé et politiquement contesté, le chef (Zaîm)1176 recule
devant les valeurs pérennes et le donné immuable : d’où le maintien de la dot et du statut du
mari en sa qualité de chef de famille, la reconduction des inégalités successorales, le silence
sur la question du mariage de la musulmane avec un non musulman. »1177 En matière de
statut personnel, la religion n’est jamais loin de la règle de droit retenue et le statut de la
femme reste celui d’un mineur juridique.
Même s’il est en avance par rapport aux codes de statut personnel maghrébins, le CSP ne
déroge pas à la logique patriarcale. L'emploie d'un registre moderne consacrant un certain
nombre de droits à la femme, n'empêche pas le maintien du privilège de la masculinité dans la
société. Les vides juridiques qu’il laisse, ses contradictions et ambiguïtés sont interprétés par
les juges qui réintroduisent des considérations religieuses dans le droit tunisien1178. Ainsi, au
nom de la tradition, les juges « n’adm[ettaient] pas la filiation naturelle1179, vo[yaient] dans
l’apostasie1180 et la disparité de culte des cas d’empêchement à succession1181, rend[aient] nul
de nullité absolue le mariage de la Tunisienne – prédéterminée musulmane – avec un non
1175 S. BEN ACHOUR, « Les chantiers de l’égalité au Maghreb », précit., p. 143. Pour plus de précisions sur
l’instrumentalisation de la question féminine par BOURGUIBA avant l’indépendance, cf. S. BESSIS
« Bourguiba féministe : les limites du féminisme d’Etat bourguibien », in M. CAMAU et V. GEISSER
(dir.), Habib Bourguiba. La trace et l’héritage, op.cit., pp. 101-112.
1176 Autrement dit BOURGUIBA.
1177 S. BEN ACHOUR, « Les chantiers de l’égalité au Maghreb », précit., p. 143.
1178 L’ensemble des jurisprudences judiciaires et administratives relatives aux droits des femmes sont
répertoriées par Chaker HOUKI. Cf. le paragraphe relatif aux « Effets sur les juges », in C. HOUKI, Islam
et Constitution en Tunisie, op.cit., pp. 424-454. Voir également M. BEN JEMIA, « Le juge tunisien et la
légitimation de l’ordre juridique positif par la charia », in B. DUPRET (dir.), La charia aujourd’hui. Usage
de la référence au droit islamique, op.cit., pp. 153-170.
1179 Dans le jugement n° 16198 du 28 octobre 2003 et le jugement n° 16189/53 du 2 décembre 2003, le
Tribunal de Première Instance de la Manouba a opté pour l’établissement de la filiation d’un enfant né hors
mariage. Pour plus de précisions, cf. le paragraphe relatif au « Droit de l’enfant à l’établissement de sa
filiation naturelle », in C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., pp. 441-442.
1180 Sur ce point, cf. le paragraphe relatif au « Droit de l’individu de changer de religion », in C. HOUKI, Islam
et Constitution en Tunisie, op.cit., pp. 442-443.
1181 Ce n’est pourtant pas le cas dans plusieurs arrêts rendus par le juge judiciaire, cf. les paragraphes relatifs au
« Droit de la femme étrangère et non-musulmane d’hériter de son conjoint musulman », au « Droit du
conjoint étranger et non musulman d’hériter de sa femme tunisienne et musulmane » et, au « Droit de la
femme tunisienne et musulmane d’hériter de son conjoint étranger et non-musulman », in C. HOUKI, Islam
et Constitution en Tunisie, op.cit., respectivement aux pp. 427-429, 429-432 et 432-437.
277
musulman1182. »1183 Si le CSP en 1956, était révolutionnaire et en avance sur son temps, il ne
l’est plus aujourd’hui puisqu’il ne consacre pas l’égalité en droits des Tunisiennes et des
Tunisiens. Or, l’égalité en droits ne peut être laissée à la libre détermination des juges1184.
Même si le principe d’égalité est finalement constitutionnalisé, l’article 46 de la Constitution
du 27 janvier 2014 dispose encore des droits acquis de la femme.
2. La signification de l’expression « droits acquis de la femme »
Allusion à l’ensemble des droits reconnus à la Tunisienne, l’expression « droits acquis de la
femme » renvoie aux dispositions du CSP du 13 août 1956. L’inscription de l’expression au
sein de la nouvelle Constitution n’est donc pas anodine. Le premier alinéa de l’article 46
précise que « [l]’Etat s’engage à protéger les droits acquis de la femme et veille à les
consolider et les promouvoir. »1185 Le divorce, le libre et plein consentement au mariage et la
possibilité d’adopter1186 font partie des droits acquis de la Tunisienne.
Traditionnellement holiste, la société tunisienne accorde comme la plupart des sociétés arabo-
musulmanes, une place importante à la famille. Cellule naturelle et fondement de la société, la
famille a suscité de nombreux débats à l’ANC. Ancrée dans une conception conservatrice,
cette vision de la famille ne permettait pas l’égalité entre l’homme et la femme, même dans le
mariage. La consécration des droits acquis de la femme renvoie donc à ses droits au sein de la
vie privée. Autrement dit, les articles 211187 et 28 du Projet de brouillon ne reconnaissaient
1182 Dans le jugement n° 26855 du 29 juin 1999, le Tribunal de Première Instance de Tunis a considéré que le
mariage d'une musulmane avec un non-musulman est valable. Voir aussi le « Droit de la musulmane
tunisienne de choisir son conjoint », in C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., pp. 437-440.
1183 S. BEN ACHOUR, « Les chantiers de l’égalité au Maghreb », précit., p. 143.
1184 Sous l’empire de la Constitution du 1er juin 1959, lorsque le juge se référait uniquement aux dispositions du
CSP, il adoptait des solutions plus proches du droit musulman que du principe universel d’égalité [Voir à
titre d’exemple, Cass.civ., arrêt n° 4487-2006 du 16 janvier 2007 et TPI de Tunis, jugement n° 65760 du 3
décembre 2007]. A l'inverse, lorsqu’il associait les dispositions constitutionnelles aux dispositions du CSP,
il finissait par adopter des solutions modérées et progressistes. Cf. le paragraphe relatif aux « Effets sur les
juges », in C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., pp. 424-454.
1185 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 46, alinéa premier.
1186 Pour mémoire, la polygamie, la répudiation, le tuteur matrimonial, le droit de contrainte sont abolis en
Tunisie depuis le 13 août 1956.
1187 L’article 21 du Projet de brouillon précise que l’Etat garantit les droits de la famille, cellule naturelle et de
la société. L’Etat veille à la protéger et à garantir sa stabilité afin qu’elle remplisse le rôle qui est le sien
dans le cadre de l’égalité entre les époux. L’Etat veille à fournir les conditions nécessaires au mariage et à
garantir un logement décent ainsi qu'un revenu minimum assurant la dignité de ses membres. La traduction
française de la première version du texte constitutionnel est inspirée de celle donnée par le Professeur
Monia BEN JEMIA. Cf. M. BEN JEMIA, « Lecture de l’article 46 de la Constitution », in M. MARTINEZ
278
que le modèle patriarcal où la femme est le complément de l’homme au sein de la cellule
familiale. En disposant des droits acquis de la femme, les théocrates et démocrates ont
néanmoins trouvé un terrain d’entente au niveau des signifiants employés. L’expression sert le
compromis « entre ceux qui sont favorables à l’élimination de toutes les discriminations qui
persistent [à l’égard des femmes] et ceux favorables au statut quo, notamment concernant
l’inégalité dans l’héritage. »1188 Si l’expression reste vague, elle est acceptée par les
théocrates et les démocrates. Elle renvoie aux droits reconnus à la Tunisienne par le CSP.
Bien que consacrés par le texte constitutionnel, les droits acquis ne réalisent pas l’égalité en
droits et dans la loi de l’homme et de la femme. Malgré cela, en vertu de l’article 46 de la
Constitution, l’Etat veille désormais à consolider et surtout, à promouvoir les droits acquis
des femmes. En plus de les protéger, l’Etat doit aider les Tunisiennes à en acquérir de
nouveaux.
Afin de comprendre les différents obstacles à la reconnaissance d’une égalité parfaite entre
l’homme et la femme, il est essentiel de revenir aux débats constituants et à la confusion entre
le juridique et le religieux, pour ce qui est de la condition des femmes.
B.
Une égalité constitutionnelle
Avant d’en venir à constitutionnaliser l’égalité des sexes, les débats constituants menés par les
théocrates ont fait de la femme l’associée/le partenaire de l’homme dans la vie publique et
son complément dans la vie privée/familiale. Mais les partis modernistes et la société
civile ont catégoriquement refusé l’idée de complémentarité (1). Les constituants n'ont donc
consacré que l’égalité de l’homme et de la femme devant la loi, d'autant plus que les
dispositions de l’article premier constituaient un obstacle à la reconnaissance d’une égalité
dans la loi de l’homme et de la femme (2). Le constat est sans appel : les spécificités
culturelles prévalent sur le principe d’égalité au sein de la nouvelle Constitution. Nonobstant
cette situation, les réformes juridiques actuelles visent à consacrer l’égalité en droits du
Tunisien et de la Tunisienne (3).
SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD,
La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 433.
1188 Ibid., p. 438.
279
1. Le refus catégorique de la complémentarité
Moins de cinq mois après les premiers accrochages à l’ANC1189, une nouvelle polémique
concernant la complémentarité des sexes a surgi à la Commission des droits et libertés (CDL).
Présidée par Farida LABIDI, la CDL devait élaborer des projets d’articles conformes aux
objectifs de la Révolution, aux spécificités arabo-musulmanes des Tunisiens et aux principes
généraux des droits de l’Homme1190. En inscrivant la complémentarité dans la première
version du texte constitutionnel1191 en date du 14 août 2012, le parti de Rached
GHANNOUCHI a fait une nouvelle fois scandale auprès des partis modernistes.
Les islamistes considéraient que « l’Etat couvre et protège les droits de la femme1192 et
apporte son soutien aux acquis de la femme comme étant un véritable partenaire de l’homme
dans la construction de la nation, leurs rôles étant complémentaires au sein de la
famille. »1193 Les théocrates opéraient une distinction entre la sphère publique et la sphère
privée en matière d’égalité hommes/femmes. D’après les Nahdhaouis, au sein de la famille, la
femme a des fonctions complétant celles de l’homme1194. Autrement dit, la consécration de la
complémentarité n’était pas – en théorie – opposée à l’égalité des droits dans la sphère
publique. L’idée de complémentarité ne fait que traduire dans le texte constitutionnel et en
matière de vie privée et familiale, la seule différence de genre. Il est important de préciser que
le Projet de brouillon ne garantissait pas de manière explicite l’égalité entre l’homme et la
1189 Ces accrochages concernaient la volonté d’Ennahdha de faire de la charia, la source de la législation. Cf. le
3. du A. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE I de cette thèse, relatif au
changement de discours des islamistes au pouvoir, p. 79.
1190 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission des droits et libertés, « Rapport
mensuel », 23 avril 2012 [en ligne], [consulté le 17 décembre 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs
/518e5bfc7ea2c422bec25306 (en arabe).
1191 Intitulé « Projet de brouillon ».
1192 L’article 28 du Projet de brouillon précise que l’Etat protège les droits de la femme et soutient ses acquis
dans la mesure où elle est une véritable associée/partenaire de l’homme dans la construction de la nation et
possède un rôle complémentaire au sein de la famille. L’Etat garantit l’égalité des chances entre l’homme et
la femme pour assumer les différentes responsabilités. L’Etat garantit l’éradication de toutes les formes de
violence contre la femme. La traduction française de cet article est inspirée de celle du Professeur Monia
BEN JEMIA. Cf. M. BEN JEMIA, « Lecture de l’article 46 de la Constitution », précit., p. 432.
1193 Z. KRICHEN, « Le mouvement Ennahdha à l’épreuve du processus constituant, de la consécration de la
Charia à la liberté de conscience », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS,
K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus,
principes et perspectives, op.cit., p. 188.
1194 Les débats relatifs à la complémentarité ne concernent que la sphère privée. Ceux relatifs à la place des
femmes et à leurs droits dans la sphère publique seront envisagés dans le 3. qui suit.
280
femme dans la vie publique : les articles 61195 et 221196 prévoyaient l’égalité en droits et
devant la loi de tous les citoyens mais aucune mention n’était faite des citoyennes et encore
moins de l’interdiction des discriminations à l’égard des femmes.
Habitués à ne faire de concessions que sous la pression de la rue, les Nahdhaouis n’ont cédé
qu’après la journée de manifestations du 13 août 2012, lancée par la députée du Bloc
Démocrates Selma MABROUK1197. Face aux Palais des Congrès à Tunis, des Tunisiens et
des Tunisiennes clamaient haut et fort que la femme est un être complet et à part entière1198.
La mobilisation populaire a conduit à la suppression de l’idée de complémentarité et à la
consécration de l’égalité au sein de la famille. La victoire des partis progressistes ne mettait
fin qu’à la première bataille idéologique entre théocrates et démocrates. La guerre des idées
n’aurait été remportée par les démocrates qu’avec la consécration constitutionnelle du
principe d’égalité dans la loi entre l’homme et la femme. A la manière de Zied KRICHEN, il
est facile de penser que l’égalité dans la loi est « une idée révolutionnaire qui aurait pu mener
– si elle avait été retenue – à une révision radicale de toutes les législations tunisiennes
discriminatoires à l’égard de la femme. »1199 Notamment en ce qui concerne le droit
successoral car en Tunisie comme dans nombre de pays musulmans, la femme n’hérite de ses
parents que 50% de la part héritée par son frère1200.
En plus de supprimer le principe de complémentarité dans la vie privée, le Brouillon de projet
du 14 décembre 2012 abandonne les notions d’association/de partenariat dans la vie publique
et inscrit dans le marbre constitutionnel le terme de citoyenne1201. L’égalité en droits des
1195 L’article 6 du Projet de brouillon prévoit que tous les citoyens sont égaux en droits et en devoirs et qu’ils
sont égaux devant la loi. La traduction française de cet article est inspirée de celle du Professeur Monia
BEN JEMIA. Cf. M. BEN JEMIA, « Lecture de l’article 46 de la Constitution », précit., p. 433.
1196 L’article 22 du Projet de brouillon indique que les citoyens sont égaux en droits et en devoirs devant la loi,
sans discrimination aucune. La traduction française de cet article est inspirée de celle du Professeur Monia
BEN JEMIA. Ibid.
1197 La journée du 13 août est considérée comme la Fête de la Femme. Le 13 août 2012 les Tunisiens et
Tunisiennes fêtaient le cinquante-sixième anniversaire de la promulgation du Code du Statut Personnel.
Cette journée a également été l’occasion de manifester contre l’inscription de la « complémentarité » entre
l’homme et la femme au sein de la Constitution.
1198 Le Monde avec AFP, « Manifestations en Tunisie pour la défense des droits des femmes », Le Monde [en
2018],
ligne],
https://www.lemonde.fr/tunisie/article/2012/08/14/manifestations-en-tunisie-pour-la-defense-des-droits-
des-femmes_1745836_1466522.html.
le mardi
décembre
[consulté
publié
2012,
août
1199 Z. KRICHEN, « Le mouvement Ennahdha à l’épreuve du processus constituant, de la consécration de la
14
20
le
Charia à la liberté de conscience », précit., p. 188.
1200 Sur les avancées en matière d’égalité successorale, cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 2 qui suit.
1201 N. CHAABANE, « Les droits des femmes dans la constitution tunisienne de 2014 », in La femme et son
environnement, sa priorité … Mélanges en l’honneur de la professeure Soukaina Bouraoui, Tunis, Centre
de Publication Universitaire, 2018, pp. 229-240. Voir également H. BEN MAHFOUDH et M. TABEI,
281
citoyens et citoyennes est constitutionnalisée et le principe d’égalité est reconnu sans
discrimination à l’égard des femmes. Si l’égalité devant la loi entre l’homme et la femme
n’est inscrite dans le chapitre relatif aux droits et libertés qu’avec le projet définitif de
Constitution du 1er juin 2013, le Brouillon de projet a au moins le mérite de créer un
consensus constitutionnel entre théocrates et démocrates.
L’alinéa premier de l’article 21 actuellement en vigueur, indique que « [l]es citoyens et
citoyennes sont égaux en droits et devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination
aucune. »1202 Et l’article 46 précise que : « L’Etat s’engage à protéger les droits acquis de la
femme et veille à les consolider et à les promouvoir. L’Etat garantit l’égalité des chances
entre l’homme et la femme pour l’accès aux diverses responsabilités et dans tous les
domaines. L’Etat s’emploie à consacrer la parité entre la femme et l’homme dans les
assemblées élues. L’Etat prend les mesures nécessaires en vue d’éliminer la violence contre
la femme. »1203 Avant d’en venir à expliquer les trois derniers alinéas1204 de l’article précité, il
est essentiel de connaître les obstacles qui s’opposent à la reconnaissance d’une égalité dans
la loi, du Tunisien et de la Tunisienne.
2. Les obstacles à la reconnaissance d’une égalité dans la loi
L’article 3 des dispositions finales du Projet de brouillon1205 précisait que l’ « Islam en tant
que religion de l’Etat » ne pouvait faire l’objet d’aucune révision. Bien qu’ayant conservé
l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959, l’Islam était pour les Nahdhaouis la
religion de la Tunisie, de l’Etat et non seulement, de sa population ou de la majeure partie des
Tunisiens. Ceci supposait d’une part que les actes juridiques soient matériellement conformes
aux préceptes de la charia et d’autre part, que l’interprétation des dispositions du CSP se fasse
« Tunisie. Table ronde », in Annuaire international de justice constitutionnelle, Egalité, genre et
Constitution – Populisme et démocratie, 34-2018, 2019, pp. 477-496.
1202 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 21, premier alinéa.
1203 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 46.
1204 L’analyse précise de ces alinéas fait l’objet du 3. qui suit.
1205 Pour mémoire, l’article 148 du Brouillon de projet du 14 décembre 2012, l’article 136 du Projet de
Constitution du 22 avril 2013 et l’article 141 de l’avant-projet final du texte constitutionnel du 1er juin
2013, énonçaient la liste des dispositions non révisables de la Constitution, parmi lesquelles l’Islam comme
« religion de l’Etat ». Ces différents articles contredisaient l’article premier de la Constitution, puisqu’en
faisant de l’Islam la religion de l’Etat, la religion devait régner sur les institutions étatiques.
282
à l’aune des prescriptions religieuses. Ces dernières légitiment d’ailleurs les discriminations à
l’égard des femmes, comme dans le verset 11 de la Sourate 4 An-Nisa’, selon lequel le fils
hérite le double de la part de la fille1206.
Egalement présente à l’article 141 du projet de Constitution du 1er juin 2013, la disposition
faisant de l’Islam la religion de l’Etat, ne disparaîtra qu’avec l’avènement de la version finale
du texte constitutionnel1207. Supprimée de la Constitution du 27 janvier 2014, la lecture de
l’article premier est tout de même liée à celle de l’article deuxième, en vertu de l’article 146.
Même si l’égalité en droits et devant la loi sans discrimination aucune à l’égard des femmes
est constitutionnalisée, que faire en cas d’invocation du référent religieux de l’article premier
de la Constitution ? Il faudrait opter pour une interprétation non rigoriste mais conforme à
l’esprit du droit musulman. Autrement dit, les droits de la Tunisienne et le principe
constitutionnel d’égalité seraient à concilier avec les valeurs religieuses. Si cette conciliation
est possible, comment expliquer le maintien de la Déclaration générale du gouvernement
tunisien à la Convention, pour l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard
des
femmes
(CEDEF) ?1208 Le
référent
religieux suspend constitutionnellement la
consécration de l’égalité en droits et dans la loi du Tunisien et de la Tunisienne et l’effectivité
des conventions internationales relatives aux droits des femmes1209. Le constituant ayant été
défaillant, c’est actuellement le législateur qui se charge de l’égalité en droits et dans la loi.
3. Vers la consécration de l’égalité en droits
L’égalité en droits de l’homme et de la femme suppose que l'un et l'autre jouissent des mêmes
droits. A l’ANC, les théocrates et les démocrates s’opposent une nouvelle fois lors des débats
relatifs à l’inscription de l’égalité des chances entre l’homme et la femme et au moment de la
1206 « Voici ce qu'Allah vous enjoint au sujet de vos enfants : au fils, une part équivalente à celle de deux
filles. S'il n'y a que des filles, même plus de deux, à elles alors deux tiers de ce que le défunt laisse.
Et s'il n'y en a qu'une, à elle alors la moitié. Quant aux père et mère du défunt, à chacun d'eux le
sixième de ce qu'il laisse, s'il a un enfant. S'il n'a pas d'enfant et que ses père et mère héritent de lui,
à sa mère alors le tiers. Mais s'il a des frères, à la mère alors le sixième, après exéc ution du
testament qu'il aurait fait ou paiement d'une dette. De vos ascendants ou descendants, vous ne savez
pas qui est plus près de vous en utilité. Ceci est un ordre obligatoire de la part d'Allah, car Allah est,
certes, Omniscient et Sage. » Traduction du Coran en français [en ligne], [consulté le 27 décembre 2018],
https://www.coran-francais.com/coran-francais-sourate-4-0.html.
1207 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
1208 La réponse à cette question est apportée dans le B. du Paragraphe 2 de la Section 2 qui suit.
1209 Ces différents points sont abordés dans la suite des développements de ce chapitre.
283
consécration de la parité dans les assemblées élues. Les alinéas 2 et 3 de l’article 46 de la
Constitution actuelle précisent que : « L’Etat garantit l’égalité des chances entre l’homme et
la femme pour l’accès aux diverses responsabilités et dans tous les domaines. L’Etat
s’emploie à consacrer la parité entre la femme et l’homme dans les assemblées élues. » Si
l’interprétation du deuxième alinéa est très large puisqu’il permet la garantie de l’égalité des
chances entre l’homme et la femme pour l’accès aux diverses responsabilités et dans tous les
domaines, le troisième alinéa ne prévoit la parité qu’au sein des assemblées élues. Les
brouillons constitutionnels antérieurs au projet final de Constitution du 1er juin 2013, ne
prévoyaient la garantie de l’égalité des chances que pour assumer les diverses responsabilités.
De quelles responsabilités s’agissait-il ? Aucune disposition constitutionnelle ne le précisait.
L’article 28 du Projet de brouillon qui avait permis aux islamistes d’inscrire dans la
Constitution les notions d’association/de partenariat dans la vie publique et l’idée de
complémentarité entre les sexes dans la vie privée, ne prévoyait l’égalité des chances que dans
la complémentarité. Autrement dit, la place de la femme pour les islamistes est celle qu’elle
occupe au sein de la cellule familiale. Ses responsabilités ne peuvent relever que du domaine
privé. Ce n’est qu’avec l’avènement du projet final de Constitution du 1er juin 2013 et la
consécration de l’égalité des chances entre l’homme et la femme dans tous les domaines, que
l’interprétation de l’égalité des chances entre les deux sexes s’étend à la sphère publique. Les
Tunisiennes ont les mêmes responsabilités que les Tunisiens, donc les mêmes devoirs que les
hommes en ce qui concerne les droits civils et politiques, économiques et sociaux, culturels et
environnementaux.
Si la participation des femmes à la vie politique ne fait aucun doute puisqu’elles bénéficient
du droit de vote et d’éligibilité depuis la mise en place du régime républicain par
BOURGUIBA, les élections constituantes du 23 octobre 2011 ont été l’occasion pour elles,
d’accéder pour la première fois à une assemblée constituante. Depuis la consécration du terme
citoyenne dans les différentes versions du texte constitutionnel, les Tunisiennes disposent des
mêmes droits civils et politiques que les Tunisiens. Elles peuvent même prétendre à la
fonction présidentielle puisque l’article 74 alinéa 1 de la Constitution du 27 janvier 2014
prévoit que « [l]a candidature à la présidence de la République est un droit pour toute
électrice ou tout électeur de nationalité tunisienne par la naissance et de confession
284
musulmane. »1210 Dans ce cas, pourquoi l’ « Etat s’emploie[-t-il] à consacrer la parité entre la
femme et l’homme dans les assemblées élues »1211, la citoyenne tunisienne dispose
véritablement des mêmes droits civiques et politiques que le citoyen tunisien ?
La reconnaissance par le constituant de la « violence contre les femmes » à l’alinéa 4 de
l’article 46 témoigne de la prise de conscience qu’en Tunisie, la place de la femme au sein de
la famille et les atteintes répétées à son intégrité physique et morale méritent des mesures de
discriminations positives, pour qu’elle soit considérée comme une citoyenne à part entière et
qu'elle puisse participer activement à la vie publique. Même si dorénavant l’ « Etat s’emploie
à consacrer la parité entre la femme et l’homme dans les assemblées élues », le constituant
n’a pas précisé quel type de parité, horizontale ou verticale, est à la charge de l’Etat.
Si les femmes ont pu siéger à l’ANC au même titre que les hommes, le décret-loi n° 35-2011
du 10 mai 2011 relatif à l’élection de l’ANC n’a prévu que la parité verticale par alternance.
Ce type de parité suppose que chaque liste électorale comporte un nombre égal d’hommes et
de femmes, conformément à la règle de l’alternance1212. Cette parité est également consacrée
par l’article 24 de la loi organique n° 16 du 26 mai 2014, relative aux élections et aux
référendums, qui vise à régir les élections de l’ARP. N’ayant pas prévu la parité horizontale,
les députés de l’opposition saisissent l’Instance provisoire chargée du contrôle de
constitutionnalité de la loi organique précitée. L’Instance juge dans la décision n° 2014/02,
que le seul principe de parité horizontale n’est pas contraire à la Constitution1213. Alors que la
parité horizontale suppose que la moitié des listes électorales présentées par les partis
politiques soient présidées par des femmes, « seulement 12 % de femmes étaient têtes de liste
aux élections législatives de 2014. »1214
1210 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, article
74, alinéa premier.
1211 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, article
46, troisième alinéa.
1212 M. BEN JEMIA, « Lecture de l’article 46 de la Constitution », précit., p. 435.
1213 Décision n° 2014/02, JORT du 23 mai 2014, n° 041. La décision précise que la parité impose à l’Etat des
obligations de moyens et non de résultat. Autrement dit, la loi organique n’est pas inconstitutionnelle du
seul fait de ne pas avoir prévu la parité horizontale. Dans sa décision n° 2015/02 du 8 juin 2015, la même
Instance a confirmé sa position : pour elle, les dispositions de la loi électorale sont une mise en œuvre
satisfaisante de la Constitution en matière de parité. Voir sur ce point N. CHAABANE, « Les droits des
femmes dans la constitution tunisienne de 2014 », in La femme et son environnement, sa priorité …
Mélanges en l’honneur de la professeure Soukaina Bouraoui, op.cit., p. 231.
1214 « Droits des femmes en Tunisie : L’ONG “Aswat Nissa” relève les différences entre la Constitution et la
réalité », Huffpost Maghreb [en ligne], publié le lundi 24 août 2015, [consulté le 24 décembre 2018],
http://www.huffpostmaghreb.com/2015/08/24/droits-femmes-tunisie_n_8030852.html.
285
Héla SKHIRI, chargée du programme national ONU Femmes a fait savoir que « l’inscription
de la parité horizontale et verticale dans la loi électorale offre davantage de chances aux
femmes d’être élues lors des prochaines élections locales, ainsi qu’une meilleure
représentation dans les conseils municipaux et régionaux. »1215 Ce n’est pourtant que le
15 juin 2016 que le législateur tunisien a intégré les deux principes de parité à l’article 49 du
projet de loi relatif aux élections et référendums1216. La loi relative aux élections et
référendums a été modifiée par la loi organique n° 2017-7 du 14 février 20171217. La parité
n’est désormais plus uniquement verticale : pour les élections municipales et régionales, les
partis et coalitions électorales qui présentent des listes candidates dans plus d’une
circonscription électorale doivent désigner autant de têtes de listes femmes que de têtes de
listes hommes1218. Alors que les élections municipales et régionales du 6 mai 2018 ont
respecté la parité verticale, l’ISIE constate pourtant que la parité horizontale ne s’est vue
accorder que 29.55 % des femmes élues en tête de liste. « Ainsi, avec 47 % de femmes élues,
le but de parité, recherchée par la loi électorale, a presque été atteint. A noter que le taux de
participation a été de 33.7 % pour un vote sur 2173 listes, composées de 49 % de femmes et
de 51 % d’hommes. »1219 Même si la parité horizontale était à parfaire, il y avait une véritable
promotion du leadership et de la participation politique des Tunisiennes.
Les élections législatives du 6 octobre 2019 changent cependant la donne. Bien que l’article
24 de la loi relative aux élections et référendums prévoie la parité entre les hommes et les
femmes au niveau des listes candidates aux élections législatives, le 6 octobre 2019 parmi les
1 506 listes « seules 14,5 % des têtes de listes sont des femmes. »1220 La participation politique
le
1215 N. DEJOUI, « Héla SKHIRI : “La parité horizontale et verticale offre davantage de chances aux femmes
d’être élues” », L’économiste maghrébin [en ligne], publié le samedi 30 septembre 2017, [consulté le 24
décembre
http://www.leconomistemaghrebin.com/2017/09/30/hela-skhiri-parite-horizontale-
verticale-offre-davantage-de-chances-aux-femmes-detre-elues/.
2018],
17
publié
1216 « Tunisie : la parité hommes-femmes pour les élections municipales a été adoptée », Jeune Afrique [en
2018],
ligne],
http://www.jeuneafrique.com/334670/politique/tunisie-parite-hommes-femmes-elections-municipales-a-
ete-adoptee/. Promulguée le 26 mai 2014, il s’agit de la loi n° 2014-16 du 26 mai 2014 relative aux
élections et référendums.
décembre
[consulté
vendredi
2016,
juin
1217 JORT, n° 14 du 17 février 2017, p. 731 et ss.
1218 Democray Reporting International, rapport sur la mise en œuvre de la Constitution tunisienne au niveau du
cadre juridique, 9ème édition, 30 septembre 2019, [en ligne], [consulté le 1 janvier 2020], https://democracy-
reporting.org/wp-content/uploads/2019/12/web_DRI-TN_rapport_suivi_mise-en-
oeuvre_constitution_septembre_2019_FR_VF_2019-12-23.pdf, p. 21.
1219 « Avancée historique en Tunisie : 47 % de femmes élues aux élections municipales », ONU FEMMES
le 24 décembre 2018],
le mercredi 16 mai 2018,
Maghreb
http://maghreb.unwomen.org/pt/actualites-evenements/actualites/2018/05/elections-tunisie-2018.
ligne], publié
[consulté
[en
24
1220 Déclaration préliminaire de la Mission d’observation électorale de l’Union européenne en Tunisie, élections
2020],
législatives
2019
http://www.epgencms.europarl.europa.eu/cmsdata/upload/90fb0fb2-c52f-4120-bbfa-
[consulté
octobre
janvier
ligne],
[en
du
le
le
3
6
286
des Tunisiennes est en recul et la Tunisie revient sur ses avancées en matière de parité
hommes/femmes.
Il est vrai que le texte constitutionnel pose les jalons de l’égalité mais sans l’intervention du
législateur et la participation politique des Tunisien(ne)s, les dispositions constitutionnelles
restent vaines. Il en est de même du droit à la sûreté qui vise à protéger les femmes et à
éradiquer toute forme de violences à leur encontre. La constitutionnalisation du devoir de
l’Etat d’éliminer la violence faite aux femmes, pousse le législateur tunisien à prendre en
charge les avancées visant à reconnaître l’égalité dans la loi. Le dernier alinéa de l’article 46
de la Constitution indique que « [l]’Etat prend les mesures nécessaires en vue d’éliminer la
violence contre la femme. »1221 Même si l’emploi du singulier ne permet pas de caractériser
les diverses formes de violences que subissent les femmes, la formulation de l’article prouve
que les constituants sont conscients qu’il est plus souvent porté atteinte à l’intégrité physique
et morale des femmes qu’à celle des hommes.
La violence subie par les femmes se manifeste tant dans l’espace public que dans l’espace
privé. Elle est physique, morale, matérielle (économique) et/ou sexuelle. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle l’Etat tunisien est chargé de prendre les mesures nécessaires en vue de
l’éradiquer. Il s’agit alors pour l’Etat d’identifier les différents types de violences et d’essayer
de les prévenir dans un premier temps. Pour ce faire, il faudrait, réformer le CSP et supprimer
toutes les dispositions discriminatoires à l’égard des femmes encore présentes dans les lois.
C’est ainsi que le 26 juillet 2017, la Tunisie a voté une loi « historique » contre les violences
faites aux femmes qui modifie entre autres, l’article 227 bis du Code pénal. Désormais,
l’auteur d’un acte sexuel sur une mineure de moins de quinze ans, ne peut échapper à des
poursuites pénales en épousant sa victime1222. L’adoption de la loi a eu le même effet domino
f38fa53a294a/TUNISIE_2019-10-08_Declaration-preliminaire-MOE-UE.pdf, p. 9. Cette même déclaration
précise que les circonscriptions électorales de Tunis 1, Tunis 2, Ben Arous ou encore de l’Ariana ont eu
plus de 20 % de candidates en têtes de listes. Seulement Médenine, Siliana et Zaghouan ont eu moins de
5 % de candidates en têtes de listes. Dans la circonscription de Tataouine, aucune femme n’a été tête de
liste.
1221 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, article
46, quatrième alinéa.
1222 Le Monde avec AFP, « La Tunisie vote une loi “historique” contre les violences faites aux femmes », Le
le 19 décembre 2018],
Monde
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/27/la-tunisie-vote-une-loi-historique-contre-les-violences-
faites-aux-femmes_5165571_3212.html.
ligne], publié
juillet 2017,
jeudi 27
[consulté
[en
le
287
que la révolution. Les législateurs jordanien et libanais ont respectivement abrogé le 1er1223 et
le 16 août 20171224, les dispositions qui permettaient au violeur d’échapper aux poursuites
pénales en se mariant à sa victime. Mais tout comme la Constitution, la loi n’est efficace que
dans la mesure où elle est appliquée. « Comme l’explique le Professeur Michel Troper, les
principes constituent un instrument rhétorique puissant. Leur évocation au début du
processus constituant et leur inscription dans le texte final démontrent l’intention de les
employer dans la suite du débat. Faisant partie du système constitutionnel, ces principes
peuvent servir de fondement à l’argumentation des autorités d’application, notamment celle
des juges. »1225 Inscrit dans la Constitution, le principe d’égalité va être mobilisé par les
groupes de pression qui militent pour les droits des femmes et par les juges. Les réformes
actuelles qui consacrent l’avancée des droits des femmes en Tunisie, doivent également être
appliquées par les autorités locales dans l’ensemble des gouvernorats de la République. Il
s’agira de savoir si les maires disposent d’une marge de manœuvre dans l’application de ces
réformes et si, à cause de considérations religieuses, ils peuvent refuser d’appliquer les
avancées juridiques en cours1226.
De manière plus générale, se pose la question de savoir si le référent religieux empêche
l’entrée en vigueur des conventions internationales relatives aux droits de l’Homme,
auxquelles prend part la Tunisie. De manière plus particulière, il s’agit de s’assurer que la
CEDEF est pleinement effective dans le système juridique national. Il est donc essentiel
d’analyser
les processus formels d’approbation et de ratification des
instruments
internationaux et d’étudier le sort qui leur est réservé dans l’ordre juridique interne.
Section 2
La valeur et les effets des conventions internationales dans l’ordre
juridique interne
L’ancrage universel de la Constitution du 27 janvier 2014 est compromis à plus d’un titre.
D’une part,
les expressions et formulations employées sont vagues et sujettes à
1223 De l’article 308 du Code pénal jordanien.
1224 De l’article 522 du Code pénal libanais.
1225 N. DANELCIUC-COLODROVSCHI, « L’incidence des influences constitutionnelles externes sur
l’écriture et l’adoption des constitutions post conflictuelles », précit., p. 130.
1226 Les réponses à ces questions sont apportées dans le B. du Paragraphe 2 de la Section 2 qui suit.
288
interprétations ; aussi, les références à l’universel et aux valeurs humaines sont neutralisées
par les valeurs identitaires1227. D’autre part, le refus de prendre en considération les
instruments spécifiques des droits de l’Homme se traduit par le silence de la Constitution sur
le droit international des droits de l’Homme.
Dans un article intitulé “International Human Rights Law as a Framework for Emerging
Constitutions in Arab Countries”1228, Saïd MAHMOUDI analyse la référence aux droits de
l’Homme dans les Constitutions des pays arabes. Si l’article 6 de la Constitution du Yémen et
le préambule de la Constitution égyptienne font explicitement référence à la Charte des
Nations Unies et/ou à la DUDH1229, la Constitution tunisienne et le préambule de la
Constitution marocaine se réfèrent en des termes généraux aux droits de l’Homme1230. Or,
contrairement au préambule de la Constitution marocaine de 2011, la Constitution tunisienne
de 2014 ne mentionne ni le droit international ni la DUDH1231. Sur ce point, la Constitution du
27 janvier 2014 est moins ouverte sur les droits de l’Homme que celle du 1er juin 1959
(Paragraphe 1). Malgré les avancées notables de la Tunisie en matière de droits de l’Homme,
les conventions internationales ne produisent pas toutes leurs effets dans l’ordre juridique
interne (Paragraphe 2). L’entrée en vigueur de certaines d’entre elles est contredite par le
référent religieux de l’article premier de la Constitution.
Paragraphe 1
Une Constitution moins ouverte sur les droits de l’Homme que celle
du 1er juin 1959
Ayant suivi les projets de Constitution élaborés par l’ANC, les experts de l’ATDC1232 avaient
rappelé aux constituants l’importance de la référence au droit international et à la DUDH.
1227 Cf. le Chapitre 1 du Titre II de cette partie relatif à la neutralisation des valeurs humaines par les valeurs
identitaires, p. 191.
1228 S. MAHMOUDI, “International Human Rights Law as a Framework for Emerging Constitutions in Arab
Countries”, in R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam after the Arab
Spring, op.cit., pp. 535-544.
1229 Ibid., p. 536.
1230 Ibid.
1231 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 384.
1232 Voir à ce propos la lecture du premier brouillon de la Constitution par les Professeurs Slim LAGHMANI,
Salwa HAMROUNI et Salsabil KLIBI lors de la première journée d'étude Abdelfattah AMOR organisée
par l’ATDC et l’ARTD le 15 janvier 2013 à la Bibliothèque Nationale, [en ligne], [consulté le 26 octobre
289
Alors que leur prise en compte aurait facilité la crédibilité internationale de la Tunisie, les
déclarations internationales des droits de l’Homme ont dans un premier temps, été absentes
des dispositions de la Constitution (A). Ce n’est qu’après d’âpres critiques adressées par les
experts de l’ATDC que les constituants ont finalement inséré l'article 20, relatif au droit
international et à la valeur juridique des différentes conventions approuvées et ratifiées par la
Tunisie (B).
A.
La criante absence des déclarations internationales des droits de l’Homme
La référence aux valeurs humaines est compromise puisque la nouvelle Constitution n’évoque
pas le droit international des droits de l’Homme. La DUDH a pourtant servi de référence aux
différentes commissions constituantes, à l’exemple de la Commission du préambule et celle
des droits et libertés. De plus, plusieurs engagements internationaux et régionaux relatifs aux
droits de l’Homme et aux libertés fondamentales ont été étudiés par les membres de
l’ANC1233. Les valeurs universelles contenues dans les conventions internationales auraient
permis d’élargir celles de la Constitution du 27 janvier 2014. La DUDH des Nations Unies de
1949 contient d’ailleurs un catalogue de droits plus vaste que celui du texte tunisien. Source
d’inspiration, les textes internationaux relatifs aux droits de l’Homme ne figurent pas
expressément dans le texte constitutionnel du 27 janvier 2014.
Ceci n’est pas sans rappeler l’article précité de Saïd MAHMOUDI qui distingue les
Constitutions des pays arabes en fonction des références explicites ou implicites aux droits de
l’Homme. S’il classe les Constitutions tunisienne(s) et marocaine(s) au rang des Constitutions
2018], https://www.youtube.com/watch?v=J30t4k-Lgg8 (en arabe). Voir également, l’intervention du
Professeur Salwa HAMROUNI portant sur le préambule et les principes généraux au cours de la deuxième
journée d'étude Abdelfattah AMOR à l'Africa autour du thème « La Constitution, entre discussion et
adoption ». Cette journée a été organisée par l'ATDC en partenariat avec DRI le 9 janvier 2014, [en ligne],
[consulté le 26 octobre 2018], https://www.youtube.com/watch?v=diJKnh78hA4 (en arabe).
1233 Ceci a été dit : il s’agit essentiellement de la Charte arabe des Droits de l’Homme, de la Déclaration du
Caire relative aux Droits de l’Homme dans l’Islam, de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des
Peuples, de la CEDH, des accords de non prescription des crimes de guerre et des crimes contre
l’Humanité, des principes fondamentaux du traitement des prisonniers, de l’accord spécial relatif à la liberté
de vote et de la protection du droit à l’organisation syndicale, du PIDCP, du PIDESC, de la CEDEF, de la
Convention relative aux droits de l’enfant et de la Convention sur les droits des personnes handicapées.
Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission des droits et libertés, « Rapport final
de la Commission constituante des droits et libertés concernant le chapitre des droits et des libertés de la
Constitution », 13 septembre 2012 [en ligne], [consulté le 17 octobre 2018], https://majles.marsad.tn/fr/
docs/518e5bfc7ea2c422bec25367 (en arabe).
290
qui se réfèrent en des termes généraux aux droits de l’Homme1234, il est intéressant de
comparer la référence à l’universel du préambule de la Constitution tunisienne à celle de la
Constitution marocaine. La comparaison ainsi menée est au service d’une démonstration :
celle de la naissance d’un constitutionnalisme identitaire dans les pays d’Afrique du Nord et
du Proche-Orient secoués par le Printemps arabe1235.
Contrairement au préambule tunisien du 27 janvier 2014, le préambule marocain du 29 juillet
20111236 énonce le point suivant : « Mesurant l'impératif de renforcer le rôle qui lui revient
sur la scène mondiale, le Royaume du Maroc, membre actif au sein des organisations
internationales, s'engage à souscrire aux principes, droits et obligations énoncés dans leurs
chartes et conventions respectives, il réaffirme son attachement aux droits de l'Homme tels
qu'ils sont universellement reconnus, ainsi que sa volonté de continuer à œuvrer pour
préserver la paix et la sécurité dans le monde. » Malgré l’attachement du Maroc aux
spécificités identitaires de son peuple1237, le préambule engage le Royaume sur la scène
internationale : le renforcement de son rôle mondial est un impératif, il est un membre actif au
sein des organisations internationales et, il réaffirme sa volonté de continuer à œuvrer pour
préserver la paix et la sécurité dans le monde. A l’opposé, les particularismes culturels du
peuple en Tunisie priment formellement sur la référence à l’universel1238 et, le rôle de la
République est moins mondial que régional.
En effet, alors que sous l’empire de la Constitution du 1er juin 1959, la coopération avec les
peuples africains n’était qu’une étape à la réalisation d’un monde meilleur, actuellement
l'unité avec les peuples musulmans et africains est une fin en soi1239. Les dispositions du
préambule du 27 janvier 2014 suggèrent aux Tunisiens de coopérer avec les peuples du
1234 S. MAHMOUDI, “International Human Rights Law as a Framework for Emerging Constitutions in Arab
Countries”, précit., p. 536.
1235 Cf. la Section 2 du Chapitre 2 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse, relatif à l’émergence d’une version
originale du constitutionnalisme dans la région : le constitutionnalisme identitaire, p. 402.
1236 Adoptée par référendum le 1er juillet 2011 à 98,5 % des suffrages, la nouvelle Constitution marocaine ne
sera promulguée que le 29 juillet. Dahir n° 1-11-91 du 29 juillet 2011, BO n° 5964 du 30 juillet 2011,
p. 1902.
1237 Le préambule de la Constitution exprime l’attachement du Royaume du Maroc « à une “unité, forgée par la
convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie
de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen” ». S. HAMROUNI, « Les valeurs
fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes généraux de la Constitution »,
précit., p. 387.
1238 Cf. le A. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE I de cette thèse, relatif à
une prévalence formelle et matérielle, p. 213.
1239 Cf. le 2. du A. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE I de cette thèse,
relatif à l’occultation de l’appartenance méditerranéenne et des acquis historiques autres qu’arabes,
p. 199.
291
monde. Or leur collaboration n’est qu’une contribution, une aide, qui peut être plus ou moins
éphémère. En aucun cas cette collaboration ne relève de l’impératif. Certes les constituants se
basent sur « la paix dans le monde et la solidarité humaine » mais ceci n’est fait que dans
l’objectif de concrétiser la volonté du peuple « d’être créateur de sa propre histoire »1240.
Alors que le préambule de la Constitution du 1er juin 1959 proclame la volonté du peuple de
« demeurer fidèle aux valeurs humaines qui constituent le patrimoine commun des peuples
attachés à la dignité de l’Homme, à la justice et à la liberté et qui œuvrent pour la paix, le
progrès et la libre coopération des nations »1241, les valeurs universelles du préambule de la
Constitution du 27 janvier 2014 sont présentées de façon inorganisée et souvent suivies de
valeurs identitaires. Il en est ainsi de la fraternité, de l’entraide et de la justice sociale, de la
coopération avec les peuples du monde, du triomphe des opprimés en tout lieu, du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes et de la défense de la juste cause de tous les mouvements de
libération.
Malgré la prévalence des valeurs identitaires sur les valeurs universelles et en dépit de
l’importance de l’appartenance aux espaces arabo-musulmans, aucune référence n’énonce
clairement l’engagement de la Tunisie au sein d’une organisation régionale, qu’elle soit arabe
ou autre.
Si le préambule marocain ne précise pas quelles sont les organisations internationales au sein
desquelles œuvre le Royaume, il souscrit aux principes, droits et obligations énoncés dans
leurs chartes et conventions respectives. A la différence des constituants tunisiens qui ne
consacrent pas directement les droits de l’Homme mais les principes universels et supérieurs
qui peuvent découler de certains droits humains, la commission consultative marocaine1242
réaffirme l’attachement du Maroc aux droits de l'Homme tels qu'ils sont universellement
reconnus. Bien qu’aucun instrument spécifique ne soit mentionné, le renvoi aux chartes et
conventions des organisations internationales dont le Maroc fait partie, permet aux interprètes
1240 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, sixième
paragraphe du préambule.
1241 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, troisième
paragraphe du préambule.
1242 Composée de 17 membres nommés par le Roi, cette commission avait pour mission principale de modifier
la Constitution en vigueur. Voir O. BENDOUROU, « La nouvelle Constitution marocaine du 29 juillet
2011 », précit., p. 512.
292
de la Constitution de s’inspirer des textes internationaux relatifs aux droits de l’Homme1243,
pour élargir les droits et obligations contenus dans la Constitution marocaine du 29 juillet
2011. Ceci n’est pas permis par la Constitution tunisienne actuelle.
Mais, bien que la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 semble être plus ouverte sur le
droit international des droits de l’Homme que la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014,
cette ouverture est soumise à conditions. En effet, « la ratification et l’effectivité des
conventions internationales ne peuvent se concevoir que dans la mesure où elles respectent
l’identité nationale qui est sujette à confusion. »1244 Il est vrai que le Maroc s’engage à donner
aux conventions internationales dûment ratifiées et publiées, la primauté sur le droit interne. Il
s’engage également à harmoniser les dispositions pertinentes de sa législation nationale mais
ceci ne peut se faire que dans le cadre des dispositions de la Constitution et des lois du
Royaume, autrement dit, dans « le respect de son identité nationale immuable »1245. Malgré la
référence plus ou moins explicite aux instruments internationaux des droits de l’Homme, les
spécificités identitaires de peuple au Maroc priment sur l’universalité des droits de l’Homme.
Il est donc intéressant de se pencher sur l’effectivité des préambules marocains précédents.
« Si le Préambule des Constitutions de 1992 et 1996 a affirmé “l’attachement du Maroc aux
droits de l’Homme tels qu’ils sont universellement reconnus”, il n’a pas été accompagné de
mesures législatives rendant possibles son application. »1246 Le préambule est resté une
simple déclaration1247 et, la révision de certaines lois (anti-terroriste1248 ou sur les partis
politiques1249 par exemple) a restreint les droits et libertés des Marocains. Or, ces restrictions
sont en contradiction avec les conventions internationales relatives aux droits de l’Homme
ratifiées par le Maroc, telles que le PIDCP. Il est certainement important que les droits de
l’Homme tels qu’ils sont universellement reconnus soient constitutionnalisés mais, sans
1243 Tels que la Charte des Nations Unies et la DUDH.
1244 O. BENDOUROU, « La nouvelle Constitution marocaine du 29 juillet 2011 », précit., p. 515.
1245 Treizième aliéna du préambule de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011.
1246 O. BENDOUROU, « La nouvelle Constitution marocaine du 29 juillet 2011 », précit., p. 515.
1247 « [L]e Conseil constitutionnel n’a pas saisi l’opportunité qui lui était présentée en 1994 lors de l’examen
de la loi relative à l’installation des stations terriennes de réception (liberté d’information) pour confirmer
le caractère juridique et non déclaratif du Préambule. La décision rendue revêt un caractère plus politique
que constitutionnel à imputer à la composition de ce conseil et à sa dépendance à l’égard du pouvoir
politique. » Ibid.
1248 O. BENDOUROU, Libertés publiques et Etat de droit au Maroc, Rabat, Friedrich Ebert, collection Droit
public, 2004, 266 p.
1249 O. BENDOUROU, « La loi marocaine relative aux partis politiques », in Année du Maghreb, Paris, CNRS,
2006, pp. 293-301.
293
législation nationale adaptée et sans contrôle de conventionalité, le droit international ne peut
être appliqué nationalement.
Actuellement au Maroc, même si le préambule fait partie intégrante de la Constitution1250, la
primauté des conventions internationales ratifiées et publiées ne s’exerce sur le droit interne
que dans le respect de l’identité nationale1251. Autrement dit, une convention internationale
n’est ratifiée que dans la mesure où elle respecte les dispositions de la Constitution. « On peut
[donc], à titre d’exemple, souligner que les conventions internationales qui sont en
contradiction avec l’islam, qui constitue l’une de ses composantes essentielles, n’ont pas leur
place dans le droit interne. »1252 Si le préambule marocain du 29 juillet 2011 fait du rôle du
Maroc sur la scène mondiale un impératif, l’engagement constitutionnel du Royaume n’est
possible que dans le respect de l’identité nationale.
Bien que les dispositions constitutionnelles ouvertes sur le droit international des droits de
l’Homme assurent au Maroc la reconnaissance et l’acceptation de la communauté
internationale, le droit international des droits de l’Homme n’est effectif dans l’ordre juridique
interne que s’il est conforme à l’Islam. Afin de mener à bien la comparaison avec le Maroc, il
est utile de savoir quelle est la valeur juridique des conventions approuvées et ratifiées par la
Tunisie dans l’ordre juridique interne. De la sorte, il sera plus facile de voir si l’Islam comme
composante de l’identité constitutionnelle peut bloquer la ratification des conventions
internationales.
B.
La valeur juridique des conventions approuvées et ratifiées par la Tunisie
Alors qu’actuellement et en vertu de l’article 20 de la Constitution « [l]es conventions
approuvées par le Parlement et ratifiées sont supérieures aux lois et inférieures à la
Constitution »1253, les travaux préparatoires à la Constitution révèlent l’intention de certains
constituants de ne reconnaître d’effet juridique qu’aux conventions qui ne contredisent pas les
1250 Dernier alinéa du préambule de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011.
1251 Avant-dernier alinéa du préambule de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011. Il ne s’agit pas ici
d’analyser les composantes de l’identité nationale marocaine mais de démontrer que l’ouverture au droit
international des droits de l’Homme proposée par le texte constitutionnel est contredite par les dispositions
constitutionnelles relatives à l’Islam et la pratique.
1252 O. BENDOUROU, « La nouvelle Constitution marocaine du 29 juillet 2011 », précit., pp. 515-516.
1253 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 20.
294
principes et valeurs de l’Islam1254. De plus, les brouillons de la Constitution précisent que « la
supériorité des traités sur les lois était limitée aux conventions approuvées par la chambre
des représentants du peuple ce qui excluait l’ensemble des conventions déjà ratifiées par la
République. »1255 Ceci ouvrait la voie à la méconnaissance des conventions ratifiées par le
pouvoir exécutif sous l’empire de la Constitution du 1er juin 1959. Avant de voir que le
gouvernement de transition présidé par Mohamed GHANNOUCHI a ratifié un certain nombre
des conventions internationales, il est intéressant de se pencher sur l’article 20 de la
Constitution actuelle.
Grâce aux experts en droit constitutionnel de l’ATDC et aux travaux de la Commission des
consensus, l’article 20 a été inséré à la Constitution. Cet article confère aux conventions
internationales approuvées par le Parlement et ratifiées par le président de la République1256,
une valeur supra-législative1257 et
infra-constitutionnelle. Conférant aux conventions
internationales une force juridique particulière, l’article 20 est selon le Professeur Tania
GROPPI un « élément caractérisant l’Etat constitutionnel »1258 puisqu’il ouvre le texte
constitutionnel au droit international des droits de l’Homme. La disposition n’est pourtant pas
nouvelle en droit constitutionnel tunisien. L’article 32 de la Constitution du 1er juin 1959
reconnaissait déjà aux traités « une autorité supérieure à celle des lois. »1259 Dans les deux
Constitutions, les « traités n’ont une autorité supérieure aux lois nationales qu’après leur
approbation par le pouvoir législatif par une loi. »1260 Se pose alors la question de la valeur
des traités ratifiés par le président de la République mais non soumis à l’approbation du
Parlement et des accords en forme simplifiée. Alors que les premiers auraient une valeur
1254 Pour plus de précisions sur ce point, cf. le Paragraphe 2 qui suit.
1255 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution », précit., p. 383.
1256 D’après l’alinéa 6 du paragraphe 2 de l’article 77 de la Constitution du 27 janvier 2014, le président de la
République est compétent pour ratifier les traités et ordonner leur publication. Le paragraphe 3 de l’article
92 précise que le chef du Gouvernement conclut les traités internationaux à caractère technique. En d'autres
termes, la signature de ces traités relève exclusivement de la compétence du chef du Gouvernement. Selon
la circulaire du Premier ministre du 4 novembre 1988, les accords à caractère technique n’engagent ni la
souveraineté de l’Etat, ni les finances publiques et ne concernent nullement les matières qui relèvent du
domaine de la loi.
1257 Cela comprend les lois organiques et ordinaires.
1258 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 22.
1259 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, article 32,
dernier alinéa.
1260 B. AJROUD, « Les traités dans la Constitution du 27 janvier 2014 », in Konrad-Adenauer Stiftung (dir.),
Mouvances du droit. Etudes en l’honneur du Professeur Rafâa Ben Achour, op.cit., p. 106. A noter que les
traités énumérés à l’article 67 de la Constitution sont soumis à l’approbation de l’ARP et n’entrent en
vigueur qu’après leur ratification. Cette catégorie de traité a donc une valeur supra-législative.
295
législative, en vertu de l’alinéa 3 de l’article 92 de la Constitution du 27 janvier 2014, les
seconds auraient une valeur infra-législative1261.
La valeur supra-législative conférée par l’article 20 aux conventions internationales
approuvées et ratifiées, permet de penser qu’elles vont servir de normes de référence au
contrôle de constitutionnalité des lois, même si elles doivent être conformes à la Constitution.
De plus, la référence expresse à la publication dans l’article 77 paragraphe 2 alinéa 6, suppose
que le défaut de publication puisse être soulevé d’office, par le juge administratif et
judicaire1262. Néanmoins, le Professeur Rafâa BEN ACHOUR critique l’ambiguïté de la
formulation de l’article 20 « car bien qu’elle montre une certaine ouverture au système
international elle pourrait tout de même représenter une source de résistance, au nom des
spécificités locales1263. »1264 C’est d’ailleurs le cas de la CEDEF1265. En effet, l’opposition du
traité à l’ordre public tunisien peut être invoquée pour des considérations religieuses. Si tel est
le cas, la valeur supra-législative du traité pourrait être remise en cause, bien que l’invocation
de l’exception de l’ordre public, soit contraire au droit international. C’est ce que la Cour
Permanente de Justice Internationale (CPJI) a confirmé dans un avis du 21 février 1925
relatif à l’échange des populations turques et grecques, dans lequel elle précise qu’un Etat
« qui a valablement contracté des obligations internationales est tenu d’apporter à sa
législation des modifications nécessaires pour assurer l’exécution des engagements pris. »1266
La lecture de l’article 20 pose également la question de savoir pourquoi les constituants font
référence au Parlement, alors que seule la chambre basse qu'est l’Assemblée des
Représentants du Peuple, exerce actuellement le pouvoir législatif en Tunisie. En arabe,
l’article 20 de la Constitution précise que les conventions internationales sont approuvées par
Al Majles anniabi, l’Assemblée représentative. Les autres articles de la Constitution ne font
référence qu’au Majles annoueb, l’Assemblée des Représentants du Peuple. Est-ce volontaire
de la part des constituants ? L’Assemblée représentative, l’ARP et le Parlement renvoient-ils à
1261 Ibid., pp. 118-120.
1262 Si et seulement si la jurisprudence tunisienne va dans le même sens que la jurisprudence française en
matière de défaut de publication des traités internationaux dans l’ordre juridique interne. En ce qui
concerne le refus des juges français des deux ordres de juridiction d’appliquer une convention non publiée,
voir Cons. d’Etat, Ass., 13 juillet 1965, Société Navigator, Rec. Cons. d’Et., p. 422 ; Cass. Civ. I, 16 mai
1961, Le Breton c./Delle Loesch, JDI 1962, p. 416.
1263 R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., p. 792.
1264 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 22.
1265 Voir le A. du Paragraphe 2 qui suit.
1266 CPJI, avis du 21 février 1925 sur l’échange des populations turques et grecques, série B, n° 10, p. 20.
296
la même entité, au même organe législatif ? Aucune réponse n’est apportée à ces questions et
la disposition constitutionnelle laisse libre l’interprétation.
Pour mémoire, la plupart des conventions internationales relatives aux droits de l’Homme
ratifiées par la Tunisie ont été le fait du gouvernement de transition présidé par
M. GHANNOUCHI1267. Il est alors plus facile de comprendre la première partie de
l’article 20, selon laquelle les conventions approuvées par le Parlement sont supérieures aux
lois et inférieures à la Constitution. Ce serait une stratégie des islamistes qui vise à empêcher
l’entrée en vigueur des conventions et accords internationaux relatifs aux droits de l’Homme
qu’ils n’auraient pas approuvés. Le gouvernement de M. GHANNOUCHI a pourtant
approuvé l'adhésion de la Tunisie à plusieurs conventions internationales importantes : la
Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions
forcées, le Statut de Rome portant sur la Cour Pénale Internationale, le protocole non
obligatoire annexé à la Convention internationale contre la torture et les protocoles non
obligatoires annexés au PIDCP1268. L’ancien régime craignait de se conformer aux
dispositions de ces conventions mais il semble que leur ratification soit toujours un point
délicat, puisqu’elle n’est pas le fait du Parlement comme l’indique l’article 20 mais du
gouvernement de transition1269.
Alors que l’article 20 de la Constitution précise que les conventions internationales
approuvées par le Parlement et ratifiées par le président de la République ont une valeur
supra-législative et infra-constitutionnelle, l’article premier empêche certaines d’entre elles de
produire tous leurs effets dans l’ordre juridique interne.
1267 Pour en savoir plus, cf. Le Monde avec AFP et Reuters, « La Tunisie compte ses morts et avance sur les
droits de l’homme », Le Monde [en ligne], publié le mardi 1er février 2011, [consulté le 20 décembre 2018],
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/02/01/la-tunisie-compte-ses-morts-et-avance-sur-les-droits-de-
l-homme_1473798_3212.html#7iWVc7EDlGQT0fmj.99.
1268 Ibid.
1269 L’entrée en vigueur du décret-loi n° 14-2011 conduit Fouad MEBAZZA, président de la République par
intérim à exercer le pouvoir législatif et exécutif sous forme de décrets-lois après délibération du Conseil
des ministres. Le pouvoir exécutif revient également à un gouvernement provisoire dirigé par Mohammed
GHANNOUCHI. Les Chambres des députés et des conseillers ayant officiellement été dissoutes, le pouvoir
exécutif a exercé un certain nombre de compétences législatives. « N’ayant plus aucune attache avec
l’ancien ordonnancement de la Constitution du 1er juin 1959 devenue caduque, [le décret-loi n° 14-2011]
est paradoxalement un acte constitutif, générateur d’une nouvelle légalité, fondateur d’un ordre nouveau
constitutionnel. » Ce décret régit l’organisation et le fonctionnement provisoires des institutions de l’Etat
dans l’attente de l’élection d’une ANC. Pour plus de précisions sur ce décret-loi cf. R. BEN ACHOUR et S.
BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité constitutionnelle et légitimité
révolutionnaire », précit., pp.722-723.
297
Paragraphe 2
Les effets des conventions internationales dans l’ordre juridique
interne
L’article 120 de la Constitution prévoit le contrôle de la constitutionnalité des traités (A). Ce
contrôle produit des effets dans l’ordre juridique interne puisqu’en vertu de l’article 121 de la
Constitution, les décisions de la Cour constitutionnelle sont obligatoires et s’imposent à tous
les pouvoirs publics. Pourtant, « la valeur infra-constitutionnelle des traités peut poser le
problème de l’éventuelle opposition de certaines conventions à certaines dispositions qui
protègent expressément la religion musulmane dans la constitution. »1270 En d'autres termes,
l’article premier de la Constitution empêche certaines conventions de produire tous leurs
effets dans l’ordre juridique interne. Il en est ainsi des conventions internationales relatives
aux droits des femmes (B).
A.
Le contrôle de la constitutionnalité des traités
En vertu de l’article 120 de la Constitution, la Cour constitutionnelle est compétente pour
contrôler la constitutionnalité des traités que lui soumet le président de la République, avant la
promulgation du projet de loi relatif à leur approbation. Dans la Constitution du 1er juin 1959,
l’alinéa 2 de l’article 72 ne prévoyait la saisine obligatoire du Conseil constitutionnel que
pour les traités conclus dans le cadre du Grand Maghreb arabe et qui modifiaient la
Constitution. Le Conseil constitutionnel avait cependant élargi sa compétence en la matière.
En effet il « a exercé un contrôle constitutionnel sur les projets de loi d’approbation des
traités. Il s’était déclaré compétent pour tous les traités qui étaient mentionnés dans l’ancien
article 32 § 21271. Il a déduit par ailleurs le caractère obligatoire de la saisine du Conseil
lorsque les traités relevaient en même temps du domaine de l’article 72 alinéa 1er de la
1270 B. AJROUD, « Les traités dans la Constitution du 27 janvier 2014 », précit., p. 117.
1271 Paragraphe 2 de l’article 32 de la Constitution tunisienne du 1er juin 1959 : « Les traités concernant les
frontières de l’Etat, les traités commerciaux, les traités relatifs à l’organisation internationale, les traités
portant engagement financier de l’Etat, et les traités contenant des dispositions à caractère législatif, ou
concernant le statut des personnes, ne peuvent être ratifiés qu’après leur approbation par la Chambre des
députés. » Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959,
article 32, deuxième alinéa.
298
constitution1272. Il a ainsi pu contrôler la conformité et la comptabilité des traités à la
constitution. Il a par ailleurs vérifié la conformité et la compatibilité des projets de loi aux
traités. »1273 Même si de nos jours, le contrôle de constitutionnalité ne concerne pas les projets
de lois d’approbation des traités mais les traités déjà approuvés par le Parlement par une loi,
les deux Constitutions ne reconnaissent la saisine du juge constitutionnel qu’au Chef de l’Etat.
Conformément à la Constitution du 27 janvier 2014, la Cour constitutionnelle peut juger un
traité inconstitutionnel s’il contient des dispositions non conformes à la Constitution. Les
dispositions transitoires du Chapitre X précisent au paragraphe 7 de l’article 148, la création
par l’ANC d’une instance provisoire, chargée du contrôle de constitutionnalité des projets de
loi, au cours des trois mois qui suivent la promulgation de la Constitution. Cette instance
provisoire est créée par la loi organique n° 2014-14 du 18 avril 20141274 et prend fin dès la
mise en place de la Cour constitutionnelle. Alors que le premier paragraphe de l’article 3 de la
loi organique précise que la saisine de l’Instance est reconnue au président de la République,
au chef du Gouvernement ou à 30 députés au moins, le deuxième paragraphe définit les
projets de lois possiblement soumis au contrôle de constitutionnalité. Il s’agit des textes de
lois adoptés par l’ANC ou par l’ARP non encore promulgués. Il est alors logique de penser
que l’Instance provisoire pourrait exercer un contrôle de constitutionnalité sur les projets de
loi d’autorisation de ratification des traités1275. Les décisions de l’Instance sont selon le
paragraphe 2 de l’article 21 de la loi organique, motivées et publiées au Journal Officiel de la
République tunisienne. Elles sont en vertu du paragraphe 3 de l’article 21, obligatoires à
l’égard de tous les pouvoirs.
L’article 120 de la Constitution prévoit également l’exception d’inconstitutionnalité.
Désormais, l’une des parties au litige peut demander le contrôle de constitutionnalité d’une loi
et par extension, celle d’un traité. « La partie requérante demande dans ce cas la non
application de la loi sur la base de l’article 20 de la nouvelle constitution tunisienne car les
1272 Voir l’avis 69 du 9 novembre 2005 relatif au projet de loi portant approbation de la Convention sur la
commission africaine de l’énergie.
1273 B. AJROUD, « Les traités dans la Constitution du 27 janvier 2014 », précit., pp. 113-114.
1274 JORT n° 32, du 22 avril 2014.
1275 Les dispositions transitoires de la Constitution n’autorisent pas les tribunaux ordinaires à contrôler la
constitutionnalité des lois. Le troisième paragraphe de l’article 3 de la loi organique n° 2014-14 du 18 avril
2014 reprend d’ailleurs cette interdiction. Conformément aux dispositions de la nouvelle Constitution, le
juge ordinaire ne peut effectuer un contrôle de conventionalité alors même que les traités ont une valeur
supra-législative dans l’ordre juridique interne.
299
traités ratifiés et approuvés par l’Assemblée des représentants ont une autorité supérieure
aux lois. »1276 Toute loi qui s’oppose à un traité devra donc être écartée.
Par ailleurs, il faut lier les dispositions de l’article 120 à celles de l’article 82 de la
Constitution qui précisent qu’ « [e]xceptionnellement et au cours du délai de renvoi, le
Président de la République peut décider de soumettre au référendum les projets de loi
adoptés par l’Assemblée des représentants du peuple relatifs à l’approbation des traités
internationaux, aux libertés et droits de l’Homme ou au statut personnel. Le recours au
référendum vaut renonciation au droit de renvoi. Si le référendum aboutit à l’adoption du
projet, le Président de la République le promulgue et ordonne sa publication dans un délai
n’excédant pas dix jours à compter de la date de proclamation des résultats. »1277 Autrement
dit et en ce qui concerne les projets de lois d’approbation des traités acceptés par référendum,
la Cour constitutionnelle pourrait se déclarer incompétente. Ce n’est pas sans rappeler la
décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962 du Conseil constitutionnel français, qui s'est
déclaré incompétent pour statuer sur une loi adoptée par référendum et relative à l’élection du
président de la République au suffrage universel direct1278.
De plus, en vertu du deuxième alinéa de l’article 121 de la Constitution, la Cour
constitutionnelle rend des décisions motivées et obligatoires qui s’imposent à tous les
pouvoirs. Si la future Cour déclare inconstitutionnelles les dispositions d’un traité, il n’est pas
adopté1279. En France, quand l’engagement international comporte une clause contraire à la
Constitution, l’autorisation de le ratifier ou de l’approuver ne peut intervenir qu’après la
révision du texte constitutionnel. Le contrôle effectué par le Conseil constitutionnel est un
contrôle de compatibilité : la Constitution peut être révisée pour recevoir le traité. Bien que la
Constitution du 27 janvier 2014 soit muette à ce sujet, il est logique de penser que la
Constitution doit être révisée pour recevoir le traité. Se pose alors la question de la révision de
l’article premier de la Constitution. Au fondement de l’identité constitutionnelle, l’article
1276 B. AJROUD, « Les traités dans la Constitution du 27 janvier 2014 », précit., p. 115.
1277 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, article
82, alinéas 1 et 2.
1278 Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a notamment estimé qu’il résultait « de l'esprit de la
Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l'activité des pouvoirs publics
que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le
Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d'un référendum, constituent
l'expression directe de la souveraineté nationale. » Cette jurisprudence a depuis, été confirmée par la
décision n° 92-313 DC du 23 septembre 1992 concernant le contrôle de constitutionnalité de la loi
référendaire, autorisant la ratification du Traité sur l’Union européenne.
1279 B. AJROUD, « Les traités dans la Constitution du 27 janvier 2014 », précit., p. 117.
300
premier ne peut, en vertu de son deuxième alinéa, faire l’objet d’aucune révision. Si la
question de sa révision ne se pose actuellement pas1280, les dispositions constitutionnelles
relatives à l’identité priment sur celles des conventions internationales dans l’ordre juridique
interne. Ceci est d’ailleurs également le cas au Maroc.
Si le préambule marocain du 29 juillet 2011 affirme que les conventions internationales ont
une valeur supérieure à l’ensemble des normes de droit interne y compris la Constitution, la
Constitution demeure au sommet de la hiérarchie des normes. Rédigé en français avant d’être
traduit en arabe1281, le préambule pose le principe de la primauté des conventions
internationales dûment ratifiées sur le droit interne du pays. Mais, « la version arabe – qui est
incontestablement la seule faisant foi – évoque plus précisément la “législation nationale”
(at-tašrî’ât al-wataniya) signifiant ainsi que si les traités priment sur la loi, lato sensu, ils ne
s’imposent aucunement à la Constitution elle-même. »1282 La Constitution prime les normes
internationales dans l’ordre juridique interne.
A l’instar de la France et, en vertu de l’article 55 de la Constitution du 29 juillet 2011 « si la
Cour constitutionnelle […] déclare qu’un engagement international comporte une disposition
contraire à la Constitution, sa ratification ne peut intervenir qu’après la révision de la
Constitution. » Le contrôle effectué par la Cour constitutionnelle est donc un contrôle de
compatibilité. Contrairement à la Constitution tunisienne de 2014, la Constitution marocaine
de 2011 est explicite à ce sujet. Seulement si l’article 133 dispose de l’exception
d’inconstitutionnalité, la Cour constitutionnelle n’est pas compétente en matière de contrôle
de conventionalité des traités. « Il reviendra en particulier au juge constitutionnel de préciser
les modalités d’exercice d’un futur contrôle de conventionalité, et surtout de clarifier la place
de l’islam dans cette nouvelle organisation juridique. »1283 Au Maroc et en Tunisie, la Cour
constitutionnelle a pour tâche de définir le rôle de l’Islam au sein des institutions. Mais à
1280 Aucune révision de la Constitution du 27 janvier 2014 ne peut être entreprise sans la mise en place de la
Cour constitutionnelle. L’alinéa premier de l’article 144 de la Constitution précise que « [t]oute initiative de
révision de la Constitution est soumise, par le Président de l’Assemblée des représentants du peuple, à la
Cour constitutionnelle, pour dire que la révision ne concerne pas ce qui, d’après les termes de la présente
Constitution, ne peut faire l’objet de révision. » Pour plus de précisions sur la procédure de révision
constitutionnelle telle que prévue par le Chapitre VIII de la Constitution du 27 janvier 2014 cf. le B. du
Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse, relatif à l’expression
tunisienne du constitutionnalisme transformateur, p. 382.
1281 D. MELLONI, « La Constitution marocaine de 2011 : une mutation des ordres politique et juridique
marocains », Pouvoirs, 2013, n° 145, p. 15.
1282 Ibid., p. 16.
1283 Ibid.
301
l’opposé de la Tunisie, les décisions de la Cour constitutionnelle au Maroc « pourraient
parfaitement, en vertu de la présence en son sein d’un membre (a priori un alim) proposé par
le secrétaire général du Conseil supérieur des Ouléma, donner lieu à un contrôle
d’islamité. »1284 Ceci n’est pas permis par les dispositions de la Constitution du 27 janvier
20141285. Il n’empêche qu’en Tunisie, le futur juge constitutionnel devra s’assurer du respect
des dispositions de l’article 1er de la Constitution.
De plus au Maroc, malgré la mise en place de la Cour constitutionnelle le Roi est, en vertu de
l’article 42 de la Constitution, le protecteur « des droits et libertés des citoyennes et des
citoyens. » En Tunisie, malgré le retard accumulé dans la mise en place de la Cour
constitutionnelle, l’Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de lois se
charge du contrôle de constitutionnalité. Créée par la loi organique n° 2018-51 du 29 octobre
2018, l’Instance des droits de l’Homme est quant à elle supposée protéger les droits et libertés
fondamentaux des Tunisiens1286. Contrairement au Maroc1287, la Cour constitutionnelle tarde à
être mise en place en Tunisie. Certes en matière de contrôle de constitutionnalité, la
Constitution du 27 janvier 2014 n’est pas pleinement effective mais, ceci ne fait pas d’elle une
« constitution nominale »1288. La transition d’un régime autoritaire à un régime démocratique
prend nécessairement du temps1289.
1284 Ibid., p. 15. Le premier alinéa de l’article 130 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 prévoit
que « [l]a Cour Constitutionnelle est composée de douze membres nommés pour un mandat de neuf ans
non renouvelable. Six membres sont désignés par le Roi, dont un membre proposé par le Secrétaire général
du Conseil Supérieur des Oulémas, et six membres sont élus, moitié par la Chambre des Représentants,
moitié par la Chambre des Conseillers parmi les candidats présentés par le Bureau de chaque Chambre, à
l’issue d’un vote à bulletin secret et à la majorité des deux tiers des membres composant chaque
Chambre. » Le dernier alinéa de l’article 130 précise que « [l]es membres de la Cour constitutionnelle sont
choisis parmi les personnalités disposant d’une haute formation dans le domaine juridique et d’une
compétence judiciaire, doctrinale ou administrative, ayant exercé leur profession depuis plus de quinze
ans, et reconnues pour leur impartialité et leur probité. »
1285 Les deux premiers alinéas de l’article 118 de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 indiquent
que « [l]a Cour constitutionnelle est une instance juridictionnelle indépendante, composée de douze
membres, choisis parmi les personnes compétentes, dont les trois-quarts sont des spécialistes en droit et
ayant une expérience d’au moins vingt ans. Le Président de la République, l’Assemblée des représentants
du peuple et le Conseil supérieur de la magistrature désignent chacun quatre membres, dont les trois-
quarts sont des spécialistes en droit. Les membres de la Cour constitutionnelle sont désignés pour un seul
mandat de neuf ans. » Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27
janvier 2014, article 118, alinéas 1 et 2.
1286 Malgré l’adoption de la loi organique la concernant, l’Instance des droits de l’Homme n’a toujours pas été
mise en place.
1287 La Cour constitutionnelle marocaine a vu le jour le 4 avril 2017. Pour plus de précisions sur ce point cf.
« Maroc : Mohammed VI installe la Cour constitutionnelle », Jeune Afrique [en ligne], publié le mercredi 5
avril 2017, [consulté le 11 mai 2019], https://www.jeuneafrique.com/425192/politique/maroc-mohammed-
vi-installe-cour-constitutionnelle/.
1288 Suivant une approche qualifiée d’ontologique, K. LOEWENSTEIN classifie les constitutions sur la base du
niveau de concordance entre le texte constitutionnel et la réalité politique (c’est-à-dire, sur la base de
l’effectivité des normes constitutionnelles). La “constitution normative” est selon lui, celle qui pose des
302
Les deux Etats se rejoignent pourtant sur deux points. D’une part, des considérations
religieuses interfèrent dans la mise en place ou/et le fonctionnement de la juridiction
constitutionnelle. D’autre part, les dispositions constitutionnelles relatives à l’identité priment
sur celles des conventions internationales dans l’ordre juridique interne.
L’article 20 de la Constitution du 27 janvier 2014 précise que seules les conventions
internationales approuvées par le Parlement et ratifiées par le président de la République, ont
une valeur supra-législative et infra-constitutionnelle. Autrement dit, les dispositions des
conventions internationales contraires à la Constitution, devront nécessairement être écartées
par le juge lors d’un litige. L’ « opposition entre les normes constitutionnelles et les normes
conventionnelles peut concerner les dispositions qui protègent la religion musulmane
mentionnées expressément dans la constitution. »1290 Le référent religieux du texte
constitutionnel – qu’il soit tunisien ou marocain – ne permet pas l’entrée de certaines
dispositions conventionnelles dans l’ordre juridique interne. Il en est ainsi des conventions
internationales relatives aux droits des femmes. Que ce soit au Maroc ou en Tunisie, les
réserves à la CEDEF qui concernent l’égalité dans l’héritage entre l’homme et la femme sont
maintenues1291.
limites aux titulaires du pouvoir et dont le texte est conforme à la réalité politique. La “constitution
nominale” est quant à elle, la constitution qui, tout en limitant le pouvoir politique, n’est pas appliquée.
Bien qu’elle soit appliquée, la “constitution sémantique” cristallise le système politique qui existe, sans
poser de limites aux titulaires du pouvoir. Cf. K. LOEWENSTEIN, Political Power and the Governmental
Process, Chicago, University of Chicago Press, 1957, p. 147 et D. GRIMM, “Types of Constitution”, in
M. ROSENFELD, A. SAJO (eds.), The Oxford Handbook of Comparative Constitutional Law, op.cit.,
p. 107. G. SARTORI qualifie “de façade” les constitutions “nominales” de K. LOEWENSTEIN. Cf. G.
SARTORI, “Constitutionalism: A Preliminary Discussion”, American Political Science Review, 1962,
p. 861.
1289 « La compréhension de la dynamique des systèmes étatiques conduit à prendre en considération à la fois les
règles et leur contexte d’application. En effet, les facteurs politiques et sociaux conditionnent non
seulement l’établissement de l’ordre juridique, mais aussi son évolution et sa transformation. » M.-E.
BAUDOIN, « Le droit constitutionnel et la démocratie à l’épreuve du temps », in J. DU BOIS DE
GAUDUSSON, P. CLARET, P. SADRAN, et B. VINCENT (eds.), Mélanges en l’honneur de Slobodan
Milacic, Démocratie et liberté : tension, dialogue, confrontation, op.cit., p. 39.
1290 B. AJROUD, « Les traités dans la Constitution du 27 janvier 2014 », précit., p. 120.
1291 O. BENDOUROU, « Réflexions sur la Constitution du 29 juillet 2011 et la démocratie », in
O. BENDOUROU, R. EL MOSSADEQ et M. MADANI (dir.), La nouvelle Constitution marocaine à
l’épreuve de la pratique, Casablanca, La Croisée des Chemins, 2014, [en ligne], [consulté le 26 février
2019], https://www.fes.org.ma/common/pdf/publications_pdf/constitution/constitution_fr.pdf, p. 135.
303
B.
Le sort des conventions internationales relatives aux droits des femmes
La valeur infra-constitutionnelle des conventions internationales approuvées par le Parlement
et ratifiées par le président de la République, amène à penser que les dispositions
conventionnelles contraires à la Constitution, seront écartées par le juge. Bien que la nouvelle
Constitution fasse référence à la religion, l’Islam n’est pas une source formelle du droit
tunisien1292. En vertu de l’article 39, l’Etat veille à la fois à « l’enracinement des jeunes
générations dans leur identité arabe et islamique » et à « la diffusion de la culture des droits
de l’Homme. » Il est alors intéressant de savoir de quelle façon la Cour constitutionnelle à
venir et les juges ordinaires vont concilier les dispositions constitutionnelles relatives à
l’Islam aux droits de l’Homme. Il est également important de questionner l'avenir
constitutionnel de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à
l’égard des femmes (CEDEF) et de s’interroger sur le sort réservé à la Convention de New
York sur le consentement au mariage, l’âge minimal du mariage et l’enregistrement des
mariages dans l’ordre juridique interne.
Lorsqu'en 1967, la Tunisie a ratifié cette Convention1293, elle l'a fait sans réserve1294 mais le
gouvernement tunisien a adopté deux circulaires interdisant aux officiers d’état civil de
célébrer l’union d’une musulmane avec un non-musulman1295. Pourtant ni le CSP de 1956, ni
la loi réglementant l'état civil de 1957, n'empêchent le mariage d'une Tunisienne avec un non-
musulman1296. Les deux circulaires n’ont été annulées par le ministre de la Justice que le 13
septembre 2017, bien qu'elles aient toujours été en vigueur dans l’ordre juridique interne,
alors que la Constitution du 1er juin 1959 avait déjà été remplacée par la Constitution du
27 janvier 2014. Dès lors, la convention internationale n’avait jusqu’à récemment, aucun effet
1292 Ceci n’empêche pourtant pas le législateur de s’inspirer de l’Islam.
1293 Convention adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 10 décembre 1962.
1294 B. AJROUD, « Les traités dans la Constitution du 27 janvier 2014 », précit., p. 124.
1295 Circulaire du ministère de l’Intérieur du 17 mars 1962 et circulaire du 5 novembre 1973 portant interdiction
de célébrer le mariage d’une Tunisienne avec un non musulman. Cette dernière circulaire vient rappeler aux
officiers d’état civil et aux notaires, l’interdiction de célébrer ces mariages.
1296 K. BENDANA, « Tunisie : au nom des Femmes », Le Point Afrique [en ligne], publié le vendredi 13
octobre 2017, [consulté le 19 décembre 2018], http://afrique.lepoint.fr/actualites/tunisie-au-nom-des-
femmes-13-10-2017-2164173_2365.php#xtor=CS2-240. L’article 5 du CSP qui prévoit les empêchements
au mariage est écrit de manière ambiguë. La version arabe qui fait foi évoque « ةيعرشلا عناوملا ». Cette
expression peut être interprétée de deux manières. Alors que certains affirment qu’elle doit être traduite par
« empêchements religieux », d’autres penchent pour « empêchements légaux ». Dans l’objectif de rendre
plus claire la formulation de l’article 5, la circulaire du 5 novembre 1973 a été adoptée. Cette dernière opte
pour l’interprétation religieuse de l’article. C’est la raison pour laquelle, au lendemain de la révolution, peu
de voix se sont élevées pour la révision de l’article 5 du CSP. Il a semblé plus logique d’annuler les
circulaires problématiques. Malgré cela, les juges peuvent interpréter l’article 5 dans l’optique religieuse.
304
juridique, notamment à cause de l’interprétation conservatrice des dispositions de l’article 1er
de la Constitution.
Alors même que depuis le 13 septembre 2017, les deux circulaires n’ont plus aucun effet
juridique, le maire de La Marsa et celui de Sidi Bou Saïd ont refusé de célébrer le mariage de
deux Tunisiennes avec des non musulmans1297. Les raisons avancées sont liées à
l’interprétation de l’article 5 du CSP et à la tradition et aux us et coutumes des Tunisiens. En
effet, l’article 5 du CSP qui dispose des empêchements au mariage est écrit de manière
ambiguë. La version arabe qui fait foi évoque « ةيعرشلا عناوملا ». Cette expression peut être
interprétée de deux manières. Alors que certains affirment qu’elle doit être traduite par
« empêchements légaux », d’autres penchent pour « empêchements religieux ».
Malgré les progrès notables de la Tunisie en matière d’égalité hommes / femmes, les
changements juridiques sont vains si les mesures qui consacrent l’égalité dans la loi ne sont
pas appliquées1298. Certes, l’Etat est chargé par la Constitution du 27 janvier 2014 de
promouvoir les droits des femmes mais comment procéder quand les représentants de l’Etat
au niveau local refusent d’obtempérer ? La véritable question est finalement de savoir qui de
la mentalité ou du droit doit évoluer en premier. L’équilibre entre l’Islam comme religion
d’Etat et les droits universels de l’Homme, est tributaire de l’évolution de la conscience
collective et de son impact sur l’Etat et ses représentants.
Pour cela, il est nécessaire que l’Etat favorise la mise en œuvre de programmes scolaires
d’éducation à l’égalité des sexes1299. Tout en veillant à enraciner les « jeunes générations dans
leur identité arabe et islamique et leur appartenance nationale », l’article 39 de la
Constitution exhorte l’Etat à veiller à « la diffusion de la culture des droits de l’Homme ».
Ceci suppose de ne pas sacraliser le modèle patriarcal basé sur une complémentarité de
1297 Ibid.
1298 L’annulation des circulaires de 1962 et de 1973 laissent libre, le choix des Tunisiennes. Le ministre de la
Justice a fondé l’annulation des deux circulaires sur les articles 21 et 46 de la Constitution actuelle et, sur
les conventions internationales sans préciser lesquelles.
1299 Le 2 janvier 2019 l’ARP a adopté une loi sur la protection des enfants contre l’exploitation et les agressions
sexuelles. Le 1er février 2019, date d’entrée en vigueur de la loi, la Tunisie introduira des programmes
d’ « éducation à la santé sexuelle » dans les écoles primaires. L’objectif de la loi est de libérer la parole et
de prévenir contre les violences sexuelles à l’école. Pour plus de précisions sur ce point cf. F.-E.
BENDAMI, « En Tunisie, l’éducation sexuelle bientôt dans les programmes scolaires », Slate.FR [en
ligne], publié le jeudi 2 janvier 2020, [consulté le 7 janvier 2020], http://www.slate.fr/story/185849/tunisie-
education-sexuelle-bientot-programmes-
scolaires?fbclid=IwAR2RTNyKGIFwH4hteaIKQclBamc3axUUsmZupcMsLMReGN2sumQhw5qaMlY.
305
l’homme et de la femme au sein de la cellule familiale mais plutôt, d’inviter les enfants à voir
sur un pied d’égalité les rapports entre les deux sexes.
Si la Tunisie est en train de faire tomber une à une les lois archaïques qui font de la femme un
mineur juridique, à la manière de Hafidha CHEKIR, il est facile de penser qu’ « [e]n dépit de
l’élaboration de textes juridiques qui protègent les femmes et leur reconnaissent des droits
importants, leur statut demeure fragile ; les discriminations qui persistent à leur encontre, au
nom des traditions ou d’us et coutumes empreints de sacralité et de religiosité, sont
consacrées dans la loi interne au pays considéré, dans la pratique sociale et dans les réserves
émises lors de la ratification de conventions internationales, principalement la Convention
internationale relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des
femmes (CEDAW). »1300
En adhérant à la CEDEF le 12 juillet 1985, la Tunisie avait cependant formulé de multiples
réserves1301. Le 23 avril 2014, le gouvernement tunisien a notifié au Secrétaire général de
l’ONU sa volonté de les lever1302. L’introduction dans l’ordre juridique interne du droit
international relatif aux droits des femmes1303, est pourtant contredite par la Déclaration
1300 H. CHEKIR, « Le combat pour les droits des femmes dans le monde arabe », FMSH-WP-2014-70, juin
2014, [en ligne], [consulté le 20 décembre 2018], https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01005544
/document, p. 1.
1301 La première réserve concernait le paragraphe 2 de l’article 9 de la CEDEF. Les femmes ne bénéficiaient
pas des mêmes droits que les hommes en ce qui concerne la nationalité des enfants. La deuxième réserve
portait sur les paragraphes C. D. F. G. et H. de l’article 16. Les femmes ne jouissaient pas des mêmes droits
que les hommes lors du mariage et de sa dissolution. En ce qui concerne la tutelle, la curatelle, la garde et
l’adoption des enfants, elles n’avaient pas les mêmes droits non plus, ne pouvant d'ailleurs pas choisir leur
nom de famille, leur profession ou occupation. Il en était de même en matière de propriété, d’acquisition, de
gestions, d’administration, de jouissance et de dispositions des biens. Suite à l’adhésion à la CEDEF, la
Tunisie avait adopté une série de lois qui témoigne de l’avancée du droit en matière d’égalité hommes /
femmes. Pour plus de précision sur les lois adoptées, cf. le paragraphe relatif aux « Effets sur le
législateur », in C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., pp. 397-420. La Tunisie avait
également émis une réserve au paragraphe premier de l’article 29 : elle refusait que les différends relatifs à
l’interprétation et/ou à l’application de la CEDEF soient soumis à la Cour Internationale de Justice.
1302 Le gouvernement tunisien avait annoncé la levée des réserves faites à la CEDEF le 24 octobre 2011 par un
décret-loi n° 103-2011 du 24 octobre 2011, JORT n° 82, du 28 novembre 2011, p. 2325. Sur le plan
juridique, cette annonce n’a été effective qu’à partir de la notification au Secrétaire général de l’ONU de la
décision du gouvernement tunisien, soit le 23 avril 2014.
1303 Sur ce point la Tunisie et le Maroc se rejoignent. « Ainsi, les conventions internationales qui sont en
contradiction avec l’Islam, qui constitue l’une [des] composantes essentielles [de l’identité nationale
marocaine], n’ont pas leur place dans le droit interne. On songe particulièrement à la Convention sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée en 1979 et ratifiée par le
Maroc avec des réserves liées au droit musulman, notamment à la question de l’héritage. » O.
BENDOUROU, « Réflexions sur la Constitution du 29 juillet 2011 et la démocratie », précit., p. 135. Voir
également N. BERNOUSSI, « La Constitution de 2011 et le juge constitutionnel », in Centre d’études
internationales (dir.), La Constitution marocaine de 2011 : analyses et commentaires, Paris, LGDJ, 2012,
p. 222.
306
générale du gouvernement tunisien selon laquelle la Tunisie « n’adoptera en vertu de la
Convention, aucune décision administrative ou législative qui serait susceptible d’aller à
l’encontre des dispositions de l’article premier de la Constitution. »1304 L’interprétation
donnée aux dispositions de l’article premier de la Constitution est alors fondamentale. Aussi,
se pose la question de savoir comment qualifier l’Etat de « civil » si – pour des considérations
religieuses – le droit tunisien n'accepte toujours pas l’égalité en matière d’héritage. De fait,
une telle situation « pourrait conduire à l’engagement de la responsabilité internationale de
l’Etat tunisien si l’un des Etats parties estimait que les obligations mentionnées dans la
Convention n’ont pas été respectées par la Tunisie. »1305
Plus généralement, la Cour constitutionnelle à venir pourrait s’inspirer de l’avis n° 2-20061306
de l’ancien Conseil constitutionnel selon lequel « [...] la protection de la famille fait partie
des objectifs proclamés dans le préambule de la constitution. [...] il est loisible au législateur,
dans le cadre de ses attributions, de déterminer, les contenus appropriés aux objectifs
proclamés dans la Constitution, à la lumière, d’une part, des valeurs consacrées par celles-ci
et d’autre part, des principes communs consacrés dans les conventions internationales y
afférentes et que la République tunisienne a acceptées par l’effet de la ratification. » Les
principes communs consacrés dans les conventions internationales ratifiées par la Tunisie
pourraient être ceux des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Il suffirait qu’à
l’instar du juge constitutionnel français, le juge constitutionnel tunisien se base sur le
préambule de la nouvelle Constitution pour dégager un bloc de constitutionnalité. Le
préambule de la Constitution du 27 janvier 2014 exprime en effet l’attachement du peuple
« aux valeurs humaines et aux principes universels et supérieurs des droits de l’Homme. »
Même s’ils sont synonymes de « règles juridiques abstraites, fournissant les bases d’un
régime juridique susceptible de s’appliquer à de multiples situations concrètes, soit pour les
réglementer de façon permanente, soit pour résoudre les difficultés qu’elles font naître »1307,
ces principes pourraient renvoyer à ceux contenus dans la DUDH et repris par les Pactes
internationaux relatifs aux droits de l’Homme de 1966. Grâce à l'adhésion aux deux Pactes
1304 Voir sur cette question voir le rapport présenté par M. BEN JEMIA et H. CHEKIR, « La levée des réserves
à la "CEDAW" mais non au maintien de la déclaration générale », CEDAW en Tunisie 2011 – Association
Tunisienne des Femmes démocrates et United Nations Population Fund, [en ligne], [consulté le 20
décembre 2018], http://nawaat.org/portail/wp-content/uploads/2013/03/Cedaw-francais.pdf, p. 3.
1305 B. AJROUD, « Les traités dans la Constitution du 27 janvier 2014 », précit., p. 124.
1306 JORT, n° 20 du 10 mars 2006, pp. 535-5337.
1307 M. VIRALLY, « Le rôle des “principes” dans le développement du Droit international », précit., p. 197.
307
internationaux en 19681308 et au premier protocole facultatif se rapportant au PIDCP1309, le
juge constitutionnel pourrait dégager les principes supérieurs et universels des droits de
l’Homme des textes internationaux ratifiés par la Tunisie. Ces textes n’auraient plus de valeur
infra-constitutionnelle mais « feraient partie de la Constitution tunisienne et auront une
valeur constitutionnelle. »1310
1308 S. LAGHMANI, « Tableau des engagements élaborés par Slim LAGHMANI à jour à la date du 28 octobre
2003 », in D. JAZI, R. BEN ACHOUR, S. LAGHMANI (dir.), Les Droits de l’Homme par les textes,
op.cit., p. 342.
1309 Adhésion du 14 mai 2011. Décret n° 551 du 14 mai 2011, JORT, n° 36 du 20 mai 2011, p. 725.
1310 B. AJROUD, « Les traités dans la Constitution du 27 janvier 2014 », précit., p.125.
308
CONCLUSION
Même si la dignité, la liberté et l’égalité sont constitutionnalisées, ces valeurs universelles
prennent un sens particulier en Tunisie : elles doivent être conformes aux préceptes de
l’Islam. La Constitution possède un catalogue de droits et de libertés commun aux différentes
constitutions à travers le monde mais ces trois valeurs universelles sont comprises en fonction
des spécificités culturelles et traditionnelles des Tunisiens. « Or, c’est cette inscription des
droits universels de l’homme dans la singularité d’une société politique qui fait aujourd’hui
problème. »1311 Erigé en postulat, la religiosité de la société tunisienne occulte la dimension
universelle des droits de l’Homme1312. Seulement, pour que l’Etat soit véritablement « civil »
au sens de l’article 2 de la Constitution, il faut que l’ensemble des conventions internationales
relatives aux droits de l’Homme puisse avoir des effets dans l’ordre juridique interne. Aucune
considération religieuse ne devrait primer sur les droits et libertés fondamentaux.
Ainsi, il s’agit de savoir si l’Etat « civil » peut se conformer aux droits universels de l’Homme
tout en ayant l’Islam pour référence. Pour ce faire, il est intéressant d’étudier la naissance, le
sort et l’essor du constitutionnalisme et de l’idée de Constitution en Tunisie. Il sera ainsi plus
facile d’appréhender les conflits inhérents au constitutionnalisme tunisien et de saisir ce
qu’implique un Etat « civil » pour un peuple musulman.
1311 S. PIERRE-CAPS, « Le droit constitutionnel entre universalisme et particularisme », in J. DU BOIS DE
GAUDUSSON, P. CLARET, P. SADRAN, et B. VINCENT (eds.), Mélanges en l’honneur de Slobodan
Milacic, Démocratie et liberté : tension, dialogue, confrontation, op.cit., p. 214.
1312 Ibid.
309
310
CONCLUSION DU TITRE II
La volonté des Tunisiens de faire table rase du passé et d’élaborer une Constitution fidèle aux
aspirations révolutionnaires a été respectée. Partagée entre l’universel et le particulier, la
Constitution du 27 janvier 2014 est faite par les Tunisiens et pour les Tunisiens. Bien que les
valeurs universelles de dignité, de liberté, d’égalité soient comprises et interprétées dans
l’Islam et ses bases, la Constitution aspire à s’inscrire au mouvement du constitutionnalisme
global.
La Tunisie connaît cependant un constitutionnalisme national et les Tunisiens ont une idée
bien déterminée de la Constitution. Il est donc intéressant de sonder le constitutionnalisme
tunisien et l’idée de constitution en Tunisie en plus de savoir si le constitutionnalisme tunisien
actuel s’érige en discours alternatif au constitutionnalisme global.
311
312
CONCLUSION DE LA PARTIE I
Menés par les théocrates, les débats constituants à l’ANC se polarisent autour de l’identité et
de la politique gouvernementale d’Ennahdha. Si le processus constituant aboutit à l’adoption
d’une constitution de compromis, le rôle de l’Islam au sein de l’Etat et des institutions n’est
pas clairement défini. Il le sera par l’interprétation de la Constitution du 27 janvier 2014.
Composante essentielle de l’identité constitutionnelle, l’Islam pose la question de la place de
la Constitution de la Deuxième République au sein du mouvement du constitutionnalisme
global.
De tradition réformiste, la Tunisie connaît un constitutionnalisme national. Depuis
l’occupation ottomane, les idées modernes venues d’Occident impactent les penseurs et
hommes d’Etat tunisiens. L’Etat « civil » tel que posé par l’article 2 de la Constitution du 27
janvier 2014 est donc le fruit d’un constitutionnalisme typiquement tunisien. Conciliant tant
bien que mal l’Islam comme religion avec les composantes constitutionnelles du caractère
« civil » de
l’Etat, ce constitutionnalisme proposerait-il un discours alternatif au
constitutionnalisme global ? Tel est la question à laquelle il est fondamental de répondre.
313
314
PARTIE II. LES CONFLITS INHERENTS AU
CONSTITUTIONNALISME TUNISIEN
A l’ère globale, l’intensité des échanges juridiques conduit les systèmes constitutionnels et les
catalogues de droits à s’uniformiser. En dépit de ce constat, peu d’études s’intéressent à
l’impact réel de la globalisation du droit constitutionnel sur une culture ou un système
juridique particulier. L’analyse de la réalité constitutionnelle tunisienne amène justement le
comparatiste à mettre l’accent sur les effets cachés de la globalisation du droit constitutionnel.
« Malgré un monde aux prétentions globalisantes, [les comparatistes] découvriraient que
l’intensité du contact met réellement l’accent sur un sentiment de différence, et non de
similitude. […] Une conscience accrue de l’altérité peut générer un besoin d’identité et de
tradition, tandis qu’un contact accéléré et une juxtaposition avec d’autres traditions peuvent
signifier que toutes les parties développent un sens aigu de l’identité. »1313 Afin de mettre
l’accent sur les différences entre les systèmes constitutionnels, le comparatiste accorde une
attention particulière à la contextualisation et aux spécificités culturelles des systèmes
constitutionnels étudiés1314. Pour concevoir différemment
la globalisation du droit
constitutionnel, il est tenu d’appréhender sans préjugés la structure des systèmes juridiques et
la dimension muette des droits1315 qu’il étudie.
L’étude du sort et de l’essor du constitutionnalisme tunisien offre une vision critique des
discours sur le constitutionnalisme global (Titre I). En effet, l’analyse de la naissance du
constitutionnalisme et l’idée de constitution en Tunisie, révèle les contradictions entre les
réformes imposées qui promeuvent les idées constitutionnalistes et le contexte des pratiques
nationales du droit. De plus, en étudiant les manifestations actuelles du constitutionnalisme
tunisien, il est plus facile d’envisager des discours alternatifs aux discours doctrinaux
1313 H. MUIR WATT, “Globalization and Comparative Law”, précit., p. 587.
1314 Bien que la définition du post-modernisme dépende de la discipline dans laquelle il est employé, la critique
post-moderniste du droit comparé part de l’idée que le raisonnement et le langage sont déterminés par des
cadres épistémologiques et culturels spécifiques. La comparaison en droit est donc prisonnière des cadres
de références culturels. Le comparatiste doit en être conscient et redoubler d’effort en matière de
contextualisation. Voir A. PETERS and H. SCHWENKE, “Comparative Law Beyond Post-Modernism”,
précit., pp. 801-802. Voir également M. VAN HOECKE and M. WARRINGTON, “Towards a New Model
for Comparative Law”, précit., pp. 495-536.
1315 R. SACCO, « Le droit muet », R.T.D.Civ., 1995, p. 783.
315
homogénéisant du constitutionnalisme global1316. Comme le suggère le Professeur Marie-
Claire PONTHOREAU, « les constitutionnalistes comparatistes, instruits par la réalité
constitutionnelle, ne peuvent échapper à
formes de
constitutionnalisme. »1317 Développées à partir de l’étude du cas tunisien, celles-ci posent la
l’approche différenciée des
question suivante : le cas tunisien est-il singulier ou peut-il servir d’exemple régional, à
l’émergence de nouveaux types de constitutionnalisme ?
Dans l’objectif de répondre à la question, il est nécéssaire de comparer la Tunisie avec ses
voisins les plus proches (géographiques et surtout culturels). La comparaison avec l’Egypte et
le Maroc est guidée par un objectif bien précis : démontrer la singularité ou les similitudes de
l’expérience tunisienne avec des réalités constitutionnelles voisines. A l’instar de la Tunisie,
le Maroc et l’Egypte font de l’Islam, l’une des composantes de leur identité constitutionnelle.
Bien qu’elle marque « une divergence par rapport aux standards globaux »1318, cette identité
constitutionnelle
systèmes
constitutionnels1319. A l’heure actuelle, la Tunisie est pourtant le seul pays arabo-musulman
régionale des
convergence
l’échelle
permet
la
à
qui tente d’aménager l’Islam avec les fondements du constitutionnalisme du type occidental.
A ce titre, elle s’érige en exemple et serait la promotrice d’une nouvelle forme de
constitutionnalisme dans la région.
L’étude approfondie des aspects culturels du droit en Tunisie permet néanmoins un constat :
celui des contradictions du constitutionnalisme tunisien. Si les discours à son sujet sont
progressistes et se veulent cohérents, les pratiques qui en découlent sont souvent
discriminatoires (Titre II). Bien que l’article 2 de la Constitution du 27 janvier 2014 fonde le
caractère « civil » de l’Etat sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit,
l’expression des droits et libertés inhérents à la citoyenneté est contredite par le référent
islamique de la Constitution. Ce référent empêche l’avancée et la pleine effectivité des droits
et libertés en Tunisie. De plus, le retard accumulé dans la mise en place de la Cour
constitutionnelle pose la question de l’effectivité du constitutionnalisme tunisien actuel.
1316 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., pp. 105-134.
1317 Ibid., p. 133.
1318 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 13.
1319 Les Professeurs D. S. LAW et M. VERSTEEG évoquent l’émergence de « familles constitutionnelles ». Cf.
D. S. LAW, M. VERSTEEG, “The Evolution and Ideology of Global Constitutionalism”, précit., pp.1182-
1183.
316
Titre I Sort et essor du constitutionnalisme tunisien
Afin d’identifier les transformations juridiques nationales qui accompagnent la globalisation
du droit constitutionnel, il est dans un premier temps intéressant d’analyser la naissance du
constitutionnalisme et l’idée de constitution en Tunisie (Chapitre 1). La retranscription en
droit français de l’appropriation de l’idée de constitution en Tunisie, a supposé une
contextualisation des plus poussées. Ainsi, il était essentiel d’appréhender la culture et le droit
d’un pays en voie de développement. En procédant de la sorte, la focale d’observation du
comparatiste change. La perspective qu’il adopte pour étudier la globalisation du droit
constitutionnel n’est plus globale mais locale. Alors, son regard se décentre. Il quitte
l’Occident pour le Maghreb. L’observation et l’étude du droit d’un pays arabo-musulman
interrogent les manifestations locales du constitutionnalisme.
L’analyse des dispositions de la Constitution du 27 janvier 2014 et des applications qui en
sont faites, amène dans un deuxième temps le comparatiste à penser le constitutionnalisme
tunisien actuel comme une alternative aux discours unificateurs sur le constitutionnalisme
global (Chapitre 2). Le constitutionnalisme tunisien replace le peuple au centre de la
constitution et la constitution au cœur de la réflexion sur le constitutionnalisme. L’Islam
comme composante de l’identité du peuple questionne pourtant la compatibilité de la religion
avec les fondements du constitutionnalisme. Si le constitutionnalisme tunisien réussit à
aménager son
identité constitutionnelle avec
les composantes
traditionnelles du
constitutionnalisme, la différence deviendrait une partie intégrante des discours sur la
globalisation du droit constitutionnel. Dans ce cas et seulement ainsi, le constitutionnalisme
tunisien s’érigerait en modèle pour les Etats de la région.
317
318
Chapitre 1 La naissance du constitutionnalisme et l’idée de constitution en Tunisie
Dans un article intitulé « Le peuple, créateur de son droit, interprète de sa Constitution »1320,
le Doyen Yadh BEN ACHOUR affirme que la Révolution du Jasmin a permis aux Tunisiens
de renouer avec leur tradition réformiste et constitutionnaliste. Bien que les réformes et idées
constitutionnalistes aient initialement été imposées à la Sublime Porte et à la Régence de
Tunis par l’Occident, les dignitaires du régime beylical ont joué un rôle déterminant dans la
naissance et l’affirmation de la tradition réformiste (Section 1).
Si les textes au fondement du constitutionnalisme1321 ont été dictés aux Beys par les
Européens (qu’ils aient été Anglais, Français ou Italiens), la notion de constitution « fait
[dorénavant] partie des quelques idées-forces qui animent l’histoire récente »1322. Suggéré par
la France et l’Angleterre, le Pacte fondamental de 1857 a par exemple, servi la mise en place
du protectorat français en Tunisie, ce que les Tunisiens ont difficilement accepté. S'y ajoute le
peu d'intérêt montré à l’introduction de ce texte et le manque de correspondance entre les
réformes insufflées par les Européens dans les années 1850 et la réalité tunisienne. Pour
autant, elles ont été récupérées par les penseurs et/ou politiques tunisiens.
Ayant originellement servi les desseins coloniaux des Européens, l’idée occidentale de
constitution (Section 2) a été instrumentalisée par Habib BOURGUIBA au moment de
l’indépendance. Détournée de ses fonctions par les partisans du Néo-Destour entre 1956 et
1959, elle a été au service du pouvoir politique de BOURGUIBA et de BEN ALI. Ce n’est
qu’avec le renversement du régime autoritaire de ce dernier que le peuple s'est trouvé à
l’origine de la constitution. Ses revendications constitutionnelles replacent d’ailleurs la
constitution au centre de la réflexion sur le constitutionnalisme en Tunisie.
1320 Y. BEN ACHOUR, « Le peuple, créateur de son droit, interprète de sa Constitution », in Konrad-Adenauer
Stiftung (dir.), Mouvances du droit. Etudes en l’honneur du Professeur Rafâa Ben Achour, op.cit., pp. 141-
170.
1321 A l’instar des décrets abolissant l’esclavage, du Pacte fondamental de 1857 et, de la Constitution de 1861.
1322 Y. BEN ACHOUR, « Le peuple, créateur de son droit, interprète de sa Constitution », précit., p. 147.
319
Section 1
La tradition réformiste tunisienne
La contextualisation qu’induit l’étude de la tradition réformiste et constitutionnaliste
tunisienne conduit nécessairement à rechercher dans l’Histoire, les événements et les acteurs à
l’œuvre au moment de la naissance du constitutionnalisme. En multipliant les angles de
visions sur la tradition réformiste et constitutionnaliste tunisienne, « le comparatiste peut ainsi
prétendre à une prise de conscience de la complexité juridique et à une compréhension
critique du droit. »1323 L’interdisciplinarité1324 aide le comparatiste à saisir la partie invisible
du droit. En recherchant dans l’Histoire les origines du constitutionnalisme tunisien
(Paragraphe 1), le comparatiste aborde le droit en profondeur. Il cherche à saisir les éléments
structurels1325 et culturels1326 du système juridique étudié. Or, l’approche culturelle du droit
dans un contexte colonial et post-colonial sert un objectif bien déterminé : envisager
autrement le constitutionnalisme en général et la constitution en particulier.
Imposés à la Tunisie par les Européens dans un contexte d’occupation ottomane, le Pacte
fondamental et la Constitution de 1861 préludent l’instauration du protectorat français.
L’absence de conviction réelle d’introduire les réformes et l’inadéquation entre le texte
constitutionnel et le contexte politique expliquent la fragilité du constitutionnalisme des
origines (Paragraphe 2).
Paragraphe 1
Aux origines du constitutionnalisme tunisien
Bien que les réformes politiques du XIXème siècle1327 n’aient pas empêché la Tunisie de vivre
sous protectorat, elles avaient pour objectif initial de redresser le pays et d’enrayer son déclin.
Impuissant à imposer son pouvoir à ses provinces et à contenir l’avancée européenne, les
1323 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 75.
1324 Voir V. GROSSWALD CURRAN, “Cultural Immersion, Difference and Categories in U.S. Comparative
Law”, American Journal of Comparative Law, n°46, 1998, p. 43 et. P. LEGRAND, « Au lieu de soi », in P.
LEGRAND (dir.), Comparer les droits, résolument, op.cit., p. 11.
1325 A l’instar des concepts et institutions.
1326 Autrement dit la manière de raisonner en droit.
1327 Ces différentes réformes font l’objet des A. et B. de ce paragraphe.
320
puissances occidentales enjoignent l’Homme malade1328 de procéder à des réformes pour
améliorer les conditions de vie des dhimmis1329 de l’Empire. Sous suzeraineté ottomane1330, la
Tunisie est alors supposée appliquer les réformes adoptées à Istanbul. L'occupation ottomane
et la circulation des idées occidentales sont à l’origine d’un mouvement moderniste dans le
pays (A).
L’influence occidentale sur les sociétés arabo-musulmanes date de la campagne d'Egypte
napoléonienne et de la colonisation de l’Algérie par la France. Le décalage entre le monde
musulman décadent et les avancées occidentales conduit à la soumission progressive du
pouvoir beylical aux puissances européennes. Celles-ci initient un processus d’acculturation
juridique et imposent leurs choix socio-culturels à la Tunisie. C’est ainsi que par la force des
choses, certains textes fondateurs du constitutionnalisme tunisien sont adoptés (B). Il s’agit
essentiellement des décrets abolissant l’esclavage, du Pacte fondamental de 1857 et de la
Constitution de 1861.
A.
Le contexte d’occupation ottomane et la circulation des idées venues d’Occident
Les élites qui tentent de déclencher la Nahdha1331 ou renaissance arabo-musulmane, se
trouvent désarmées face à la décadence du monde musulman. Même si les idées réformistes
progressent grâce aux réflexions de KHEREDINE et d’IBN ABI DHIAF (2), l’avancée du
constitutionnalisme tunisien est bloquée par les circonstances politiques, économiques et
sociales désastreuses du pays. C’est alors que les puissances européennes imposent à la
Sublime Porte et à ses provinces, plusieurs réformes politiques (1).
1328 Pour mémoire, les puissances européennes dénommaient ainsi l’Empire ottoman décadent au XIXème siècle.
1329 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Dhimmi.
1330 « Soumise, à compter de 1574 à la domination turque, la Tunisie est parvenue à se libérer de la suzeraineté
de la Sublime Porte, le 10 juillet 1705, date à laquelle Hussein Ben Ali proclamé Bey sur le champ de
bataille, a fondé la dynastie qui a régné sur la Tunisie jusqu'au 25 juillet 1857. Cette dynastie a donné, en
deux siècles et demi, à la Tunisie 19 souverains dont 7 ont régné depuis le protectorat. » V. SILVERA,
« Le régime constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », Revue française de science
politique, 10ème année, 1960, n° 2, p. 367.
1331 Initialement, la Nahdha correspond à une période d’effervescence culturelle et intellectuelle dans le monde
arabe et musulman. Elle est marquée par une volonté de réforme des sociétés au niveau social et politique
entre autres. Pour plus de précisions sur la Nahdha cf. A.-L. DUPONT, « Nahda, la renaissance arabe »,
Manière de voir, n°106, août 2009. Disponible sur le site du Monde diplomatique [en ligne], [consulté le 15
octobre 2020], https://www.monde-diplomatique.fr/mav/106/DUPONT/17685.
321
1. Des réformes imposées à la Sublime Porte et à la Régence de Tunis par l’Occident
Au XIXème siècle, le mouvement des idées réformistes exerce son influence sur la Tunisie des
Beys. La Sublime Porte adopte alors deux textes réformateurs importants1332 : le Khati Cherif
de Gul-Khaneh1333 en 1839 et le Khati Houmayoun1334 en 18561335. Sans se conformer aux
réformes entreprises par la Sublime Porte, Ahmed Bey (1837-1855)1336 entreprend la
modernisation de l’armée tunisienne1337. En 1838, il crée l’Ecole militaire (ou Ecole
Polytechnique) du Bardo. « Cette école a formé, grâce aux enseignements des maîtres
tunisiens tels que Mahmoud Qabadu et étrangers tels que l’Italien Calligaris une élite
fortement ouverte aux idées modernistes1338 et prônant la nécessaire réforme d’une société en
état de décadence et de délabrement. »1339
L’influence des idées européennes est renforcée par le voyage d’Ahmed Bey en France1340,
encouragé par sa mère d’origine sarde et son grand conseiller génois Guiseppe RAFFO. Ce
séjour le convainc d’engager la réforme de la Régence de Tunis, en favorisant l’ouverture des
dignitaires du régime qui l’accompagnent1341 aux idées modernistes. Les réformes ainsi
engagées ne s’adressent pas uniquement aux musulmans. Elles visent à permettre aux
chrétiens résidant en Tunisie, de jouir d’une sécurité absolue et aux esclaves, d’être
1332 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Tanzimat.
1333 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Khati Cherif de Gul-Khaneh.
1334 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Khati Houmayoun.
1335 « Le pays était sous la suzeraineté de la Porte Sublime, c’est-à-dire qu’il faisait partie formellement de
l’Empire Ottoman ; mais en réalité la monarchie instituée était presque détachée de l’Empire ; le bey
exerçait tous les pouvoirs du souverain. Pour traduire cette ambiguïté juridique, on parlait de la “régence
de Tunis” et non du “Royaume de Tunisie”. » M. CHARFI, Introduction à l’étude du droit, op.cit., p. 104.
1336 Dates de son règne.
1337 « En effet, les envoyés de la “Sublime Porte” ont tenté à plusieurs reprises de convaincre le Bey de Tunis
d’appliquer les textes des réformes turques de 1839. Les oulémas ont recommandé l’application des
“Tanzimat” turcs en Tunisie. Le Cheikh Brahim Riahi (qui à l’occasion de son pèlerinage à la Mecque en
1838 a rencontré le Cheick Al Islam turq Arif) a prononcé en 1845 un sermon dénonçant le pouvoir absolu.
Ahmed Bey, sans se conformer à ces sollicitations, tendant à limiter son pouvoir, a entrepris une
modernisation de son armée. » M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème
siècle, Occident Monde arabo-musulman, op.cit., p. 199.
1338 Ahmed Bey confie la direction de l’Ecole militaire du Bardo à « un officier orientaliste italien, le colonel
Caligaris, et fait venir des professeurs français, italiens et anglais, pour y enseigner les mathématiques, la
topographie, l’artillerie, l’organisation des armées, l’architecture des fortifications, l’histoire, la
géographie et les langues italienne et française. Il associe à sa direction, un cheick de formation classique
et de grande notoriété, Mohamed Kabadou. Ce co-directeur est chargé avec le directeur italien et des
étudiants de l’école, de rédiger des condensés des cours donnés par les professeurs étrangers et de traduire
en Arabe des livres militaires européens. » H. BOULARES, Histoire de la Tunisie : Les grandes dates de
la préhistoire à la révolution, op.cit., pp. 447-448.
1339 Ibid. Les jeunes officiers ainsi formés furent plus tard, les partisans les plus fidèles de KHEREDINE. Ils
ont réclamé et essayé de réformer l’administration tunisienne.
1340 Sur invitation du roi Louis-Philippe, Ahmed Bey séjourne en France en novembre-décembre 1846.
1341 A l’instar de KHEREDINE et d’IBN ABI DHIAF.
322
affranchis. Ahmed Bey autorise la construction à Carthage d’une chapelle au nom de Saint
Louis et l’agrandissement de la Cathédrale de Bab Bhar à Tunis1342. Il désaffecte le Souk des
esclaves ou Souk-Al-Birka en 1841 et interdit la traite des Noirs en 1843. Il abolit l’esclavage
en 1846 et institue trois commissions chargées de délivrer des attestations d’affranchissement
aux esclaves de Tunis1343.
Malgré l’accélération du rythme des réformes et le programme ambitieux engagé par Ahmed
Bey pour moderniser le pays, les finances de la Régence sont obérées par sa participation à la
guerre de Crimée, aux côtés de l’armée ottomane. Les hommes au pouvoir tels que le ministre
Mustapha KHAZNADAR (1837-1873) dépensent sans compter. « Arrivé au pouvoir dans un
contexte caractérisé par une crise financière, un mécontentement des contribuables et des
critiques acerbes des consuls européens du mode de gouvernement1344, Mohamed Bey s’est
trouvé obligé d’entreprendre de nouvelles réformes. »1345 De fait, en 1856, les Consuls
d’Angleterre Richard WOOD1346 et de France Léon ROCHES1347, ainsi que le Grand Vizir1348
turc, conseillent à Mohamed Bey (1855-1859)1349 d’adopter de nouvelles réformes. Malgré
ses efforts, ces réformes tardent à voir le jour.
L’application des Tanzimat à Tunis sous le règne d’Ahmed Bey signifiait que la Tunisie était
une simple province de l’Empire ottoman dont elle serait dépendante1350. Or, « Mohamed Bey
était moins hostile qu’Ahmed Bey à un rapprochement avec la Porte. »1351 Les réformes
voulues et vivement conseillées par l’Angleterre et la France sont pourtant adoptées à la suite
1342 Décret du 27 février 1845. L’évêque catholique romain reçoit également des dons et une résidence dans la
Régence.
1343 Pour plus de précisions sur ces différents points, cf. le B. de ce paragraphe.
1344 Le Bey était le seul à pouvoir organiser politiquement la Tunisie. Son autorité n'avait pas de limites.
1345 I. BEN HASSEN, « Le Pacte Fondamental », in Etudes à la mémoire du Doyen Abdelfattah AMOR, Sfax,
Ecole Doctorale de la Faculté de Droit de Sfax, 2014, p. 31.
1346 Consul d’Angleterre à Tunis de 1855 à 1879.
1347 Consul de France à Tunis de 1855 à 1863.
1348 « Au début du XIXème siècle, une administration embryonnaire était constituée avec un Premier Ministre
(Le Grand Vizir) et trois ministres s’occupant l’un de la guerre et l’autre de la marine ; quant au troisième
il portait le titre de Ministre de la Plume, en quelque sorte un Garde des Sceaux avec des fonctions de
conseiller. Enfin, les caïds représentaient le pouvoir central dans les régions. » M. CHARFI, Introduction
à l’étude du droit, op.cit., p. 104.
1349 Dates de son règne.
1350 « Le refus d’Ahmed Bey d’appliquer les principes consacrés par le Khatti-Chérif s’explique, outre le souci
de renforcer son autonomie par rapport à la Sublime Porte, par la spécificité de la société tunisienne. En
effet, Ahmed Bey, pendant tout son régime, a essayé de renforcer et de concrétiser son autonomie. Il savait
pouvoir compter dans sa résistance aux pressions de l’Empire Ottoman sur l’appui de la France, dont les
efforts tendaient à isoler la Régence pour mieux contrôler les confins de l’Algérie. » I. BEN HASSEN,
« Le Pacte Fondamental », précit., p. 37.
1351 Ibid., p. 38.
323
d’un fait divers qui scandalise les puissances européennes. Le 23 juin 1857, un jeune
musulman est renversé par la charrette d’un juif du nom de Samuel SFEZ. Le ton monte entre
les deux hommes : si le musulman blasphème le Judaïsme, le juif ivre, blasphème à son tour
l’Islam et maudit le Bey de Tunis. Assailli par la foule, le charretier juif est traîné devant le
Grand Mufti Beyram (beau-frère de Mohamed Bey) qui le fait incarcérer. Deux jours plus
tard, le Tribunal du Charâa1352 le déclare coupable à l’unanimité et le condamne à mort.
Transmettant la sentence au Bey, les Uléma menacent de donner leur démission et de l'accuser
de mépris pour l’Islam, s’il retarde l’exécution de la peine. Malgré la demande d'un sursis à
exécution de R. WOOD et L. ROCHES au Bey, Samuel SFEZ est décapité à La Marsa. Le
soir même, son corps est remis à sa famille à Tunis. L’émotion est très grande : les Juifs se
barricadent chez eux et les étrangers adressent des réclamations à leur gouvernement,
notamment des mesures de prévention et des garanties de non répétition.
Comme « la menace de recourir à la force était le moyen le plus efficace aux yeux des
puissances étrangères pour obliger le Bey à introduire des réformes »1353, Léon ROCHES
demande à son gouvernement d’envoyer la flotte impériale à Tunis. Son but est de convaincre
le Bey, ses ministres, les Uléma et les Tunisiens, de rompre avec le fanatisme et d’entrer de
plain-pied dans la voie du progrès et de la civilisation occidentale. L’arrivée le 31 août 1857,
du vice-amiral THREHOUART et de sa flotte en rade de La Marsa, achève de persuader le
Bey du bien-fondé des demandes des Consuls français et anglais1354. Lors d'une audience, le
vice-amiral contraint le Bey à donner des garanties aux puissances européennes pour que des
événements similaires à l'affaire SFEZ, ne se reproduisent plus. Le 5 septembre 1857, il est
invité à visiter l’escadre française et alors que les membres de l’équipage passent en revue les
autres unités de la petite flotte, le Bey a l’impression d’avoir été piégé et fait prisonnier : il
promet d’adopter les réformes nécessaires et de promulguer les textes juridiques demandés. A
son retour au Palais, il ordonne la rédaction du document dans la nuit même. « Le lendemain,
le pacte fondamental était prêt. Le 9 septembre 1857, le pacte fut lu au palais du Bardo dans
une cérémonie imposante à laquelle assistaient les hauts fonctionnaires de la Régence et le
corps consulaire. »1355
1352 Tribunal religieux composé des Uléma, Muftis et Cadis de la Régence.
1353 I. BEN HASSEN, « Le Pacte Fondamental », précit., p. 34.
1354 Ibid.
1355 Ibid., p. 35.
324
Bien qu’il fasse aujourd'hui partie des textes juridiques fondateurs du constitutionnalisme
tunisien, le Pacte fondamental1356 a donc été imposé par les puissances étrangères1357.
L’absence de réelle conviction dans l’introduction des réformes souhaitées1358 par les
Européens et la Sublime Porte, fait qu’elles ont été difficilement acceptées par la société
tunisienne1359. Cependant, le voyage d’Ahmed Bey en France a permis aux dignitaires du
régime d’opérer une comparaison entre les sociétés européennes progressistes et la société
tunisienne en déclin. Dans l’objectif de réformer la société et de renouveler les conceptions en
vigueur, les réformateurs tels que KHEREDINE et IBN ABI DHIAF empruntent des concepts
modernes aux puissances européennes et les déclarent conformes à la tradition musulmane
pour pouvoir les faire appliquer.
2. KHEREDINE et IBN ABI DHIAF, précurseurs du constitutionnalisme tunisien
A l’occasion de leur séjour en France, KHEREDINE et IBN ABI DHIAF apprécient la
modernité de la civilisation occidentale. Ils acquièrent d’ailleurs « la conviction de la
nécessaire réforme de leur société par un recours au progrès réalisé en Occident. De tout
cela a résulté un besoin de renouvellement des conceptions jusque-là admises. »1360 Avant
d’analyser l’impact du séjour français sur les deux penseurs et de savoir en quoi consistent les
réformes de la société qu’ils envisagent, il est intéressant de préciser le contexte national dans
lequel les Tunisiens évoluent et de dresser le portrait des deux réformistes.
Dans les années 1860, de nombreux jeunes Tunisiens voyagent en Europe et reviennent avec
des idées nouvelles dont la diffusion est favorisée par la création de l’Imprimerie Officielle le
20 juillet 1860. A partir de 18731361, l’édition en arabe du journal Al Raid devient une tribune
1356 Pour plus de précisions sur la nature du Pacte fondamental de 1857, cf. le 2. du B. qui suit.
1357 Pour plus de précisions sur l’imposition du constitutionnalisme par le Européens, cf. le A. du Paragraphe 2
qui suit.
1358 Analphabète, Mohamed Bey n’a pu, de manière pleinement consciente adhérer aux idées réformistes du
Pacte fondamental.
1359 La pénétration des idées européennes a été facilitée par le régime des Capitulations de 1536. Ce dernier
garantissait aux ressortissants des puissances occidentales résidant à Tunis et dans les provinces de
l’Empire ottoman, le droit d’être soustraits au pouvoir des autorités locales. En plus du droit à la libre
circulation et des privilèges commerciaux divers, les Capitulations reconnaissaient aux Européens un
privilège de juridiction. Ces derniers étaient jugés par leur consul quand ils étaient défendeurs dans des
instances civiles ou commerciales.
1360 M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-
musulman, op.cit., p. 199.
1361 Date à laquelle KHEREDINE a accédé à la direction du gouvernement.
325
de communication de la politique de réforme entreprise par le nouveau ministre
KHEREDINE. Al Raid publie des comptes rendus d’ouvrages imprimés en Tunisie ou
ailleurs, des articles de vulgarisation scientifique, littéraire ou historique, des exposés sur les
structures politiques des pays européens1362. C’est ainsi que les élites tunisiennes s’ouvrent
aux idées nouvelles importées d’Occident, adaptées par KHEREDINE et IBN ABI DHIAF à
la société tunisienne.
KHEREDINE est un ancien esclave, acheté1363 par un dignitaire de l’Empire ottoman qui lui
aurait donné une bonne éducation et enseigné la langue turque. Acheté une seconde fois par
un agent d’Ahmed Bey à Istanbul, il est élevé au palais beylical où il reçoit une éducation en
langue arabe et en science musulmane en 1839 et 1840. Entré dans l’armée, il acquiert des
connaissances militaires sous la direction d’une commission d’officiers envoyés par la France,
pour organiser et instruire les troupes du Bey. Devenu militaire, il accompagne Ahmed Bey à
Paris, en 1846. Avant d’être nommé à la tête du ministère de la Marine et d’être promu
Président du Grand Conseil en janvier 1857, il est chargé de plaider la cause de l’Etat tunisien
contre Mahmoud BEN AYED (l’ancien fermier général de Tunisie)1364 devant un tribunal
arbitral1365.
La confiance du Bey et ses différents déplacements en Europe1366 – particulièrement en
France – font de lui un personnage politique phare de la Tunisie beylicale. Ses missions
diplomatiques et ses séjours occidentaux le font réfléchir sur les causes de la décadence du
monde arabo-musulman et sur les progrès réalisés par les Etats européens1367. Il observe le
1362 M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-
musulman, op.cit., p. 200.
1363 Né en Circassie aux alentours de 1820, KHEREDINE est un Mamelouk. Les Mamelouks sont des esclaves
chrétiens d’origine européenne convertis à l’Islam. En Tunisie, ils avaient accès aux plus hautes fonctions
de l’Etat. Ils fournissaient les cadres politico-militaires de l’Etat beylical.
1364 « Mustapha Khaznadar n’est certainement pas étranger aux différents vols du Trésor commis par des hauts
fonctionnaires qu’il a lui-même placés à la tête des finances. En effet, Mahmoud Ben Ayed, fermier général
de la Tunisie, qui s’envole en 1852 avec quatre-vingts millions est l’associé du premier ministre en même
temps que son confident. » H. KAROUI, A. MAHJOUBI (dir.), Quand le soleil s’est levé à l’Ouest :
Tunisie 1881 - Impérialisme et Résistance, Tunis, Cérès Productions, 1983, p. 21.
1365 Ce tribunal prononce sa sentence le 30 novembre 1856.
1366 Le Bey a souvent chargé KHEREDINE de missions auprès des Cours européennes (Angleterre, France,
Allemagne, Italie, Autriche, Suède, Hollande, Danemark et Belgique). Pour plus d’informations sur la vie,
l’œuvre et l’apport de KHEREDINE, voir le documentaire d’AL-JAZEERA, «
», du vendredi
25 mai 2018, [en ligne], [consulté le 25 juin 2018], http://doc.aljazeera.net/video/%D8%AE%D9%
8A%D8%B1-%D8%A7%D9%84%D8%AF%D9%8A%D 9%86-%D8%A7%D9%84%D8%AA%D9%88
% D9%86%D8%B3%D9%8A (en arabe).
ريخ-نيدلا
يسنوتلا
-
1367 Au cours de leur séjour parisien de novembre-décembre 1846, KHEREDINE et IBN ABI DHIAF
observent les institutions du pouvoir libéral et s’intéressent aux notions telles que la souveraineté de la loi,
la représentation politique, les libertés individuelles, la garantie de la propriété privée, la justice, la gestion
326
pouvoir politique et sa limitation par le droit, ainsi que la protection des libertés individuelles
dans les systèmes libéraux. Du fait de son origine circassienne, de sa formation, de ses
fonctions et de ses missions à l’étranger, KHEREDINE est l’un des précurseurs du droit
comparé dans les sociétés arabo-musulmanes. Sa pensée vise essentiellement à l’instauration
d’un pouvoir limité et modéré en pays d’Islam. Ce pouvoir est d’ailleurs pour lui, conforme à
la pensée politique islamique.
Il publie Aqwaan al massalik fi marifat ahoual el mamélik en 1867 à l’Imprimerie Officielle.
Dès les premières lignes de son ouvrage, il recommande de regarder ailleurs1368, de « ne pas
fermer les yeux »1369 sur tout ce qui est louable et conforme aux enseignements de la parole
révélée, chez les non musulmans1370. L’introduction est traduite en français en 1868, sous le
titre « Réformes nécessaires aux Etats musulmans : la plus sûre direction pour connaître
l’état des nations ». Alors que la première partie vise à expliquer l’organisation et les
institutions de l’Empire ottoman et des Etats européens1371, la seconde donne des indications
sur les différentes régions du monde.
En ce qui concerne Ahmed IBN ABI DHIAF, originaire de Siliana, il a appris le Coran et
suivi des enseignements religieux à la médersa1372 et à la Zitouna1373 à Tunis. En 1822, il
devient adl (notaire) et kattib (secrétaire à la chancellerie) en 1827. Rédacteur habile et
cultivé, il exercera ses missions de secrétaire sous Mustapha Bey, Mustapha Sahib AT TABA,
Ahmed Bey et Mustapha KHAZNADAR. Homme de confiance, il est missionné par le Bey
Hussayn II auprès de la Sublime Porte, pour le défendre contre les accusations de trahison des
intérêts ottomans, lancées par les dignitaires turcs de l’Empire. Afin de défendre
convenablement le Bey, il trouve des arguments politiques, juridiques et religieux. Chargé de
se rendre une nouvelle fois à Istanbul en 1842, il plaide la non-application à Tunis, du Khati
rationnelle du pouvoir, son contrôle et la théorie de la séparation des pouvoirs. L’observation laisse ensuite
place à la réflexion : ces deux penseurs s’interrogent sur les raisons de la décadence du monde arabo-
musulman et sur la nécessaire réforme du système de pouvoir traditionnel qui repose sur l'omnipotence du
monarque.
1368 Autrement dit, chez les peuples d’une religion différente.
1369 M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-
musulman, op.cit., p. 206.
1370 Il reproche aux Uléma et aux hommes d’Etat leur hostilité à l’égard de toute innovation si elle est d’origine
européenne.
1371 L’introduction de cet ouvrage est rééditée à Istanbul et traduite en turc et en anglais.
1372 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Médersa.
1373 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Zitouna.
327
Cherif de Gul-Khaneh de 1839. Collaborateur de confiance d’Ahmed Bey, il l’accompagne
avec KHEREDINE à Paris en 1846.
Observateur attentif du système politique français, il est fasciné par la civilisation occidentale.
En 1857, il est chargé d’élaborer le Pacte fondamental ou Ahd el amen1374 et devient
progressivement un fervent défenseur des Tanzimat ottomans. Ecarté du pouvoir à la suite de
l’insurrection de 18641375, il est conseiller auprès du Premier ministre en 1870 mais
démissionne pour des raisons de santé en 1872. Connu pour son Ithaf ahl az-zaman bi akbar
muluk Tunis wa ahd al aman, Cadeau aux contemporains ou chronique des rois de Tunis et
du Pacte fondamental, il défend ardemment la prééminence de la monarchie constitutionnelle.
Il y expose l’histoire de la Tunisie et fait un plaidoyer en faveur du Pacte fondamental.
A l’instar de KHEREDINE, le séjour en France d'Ahmed IBN ABI DHIAF influence ses
idées et sa manière de penser. Pour lui, le pouvoir limité et mesuré est la meilleure forme de
gouvernement. Dans sa chronique, il écrit que c'est en observant les campagnes et
l’équipement militaire français qu'il a compris que l’ardeur au travail et la prospérité des
Français découlaient « de la liberté qui leur était garantie par l’existence d’institutions telles
que les Assemblées permettant la participation du peuple à l’exercice et au contrôle du
pouvoir. »1376
Ahmed IBN ABI DHIAF défend les mêmes idées que KHEREDINE1377. Les deux hommes
militent en faveur de la reconnaissance d’un pouvoir politique limité par le droit, exhortant les
musulmans à refuser et à rejeter le gouvernement despotique, ne serait-ce que pour deux
raisons : la première est religieuse. Selon lui, les versets du Coran et les hadîths du Prophète
1374 « Le texte définitif du “Pacte Fondamental” de 1857 (“ahd al aman”), la déclaration dans laquelle le Bey
de Tunis reconnaît solennellement à ses sujets, sans distinction de religion et de condition, un certain
nombre de droits et qui a servi de base à la Constitution de 1861, a été rédigé, à la lumière des
observations du Bey et des membres de la Commission chargée de le préparer, par Ahmed Ibn Abi Dhiaf. »
M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-
musulman, op.cit., p. 229.
1375 Cf. le A. du Paragraphe 2 qui suit.
1376 M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-
musulman, op.cit., p. 247.
1377 L’ensemble de la pensée de KHEREDINE est exposée dans le 1. du A. du Paragraphe 1 de la Section 2 du
Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE I de cette thèse, relatif à la place du référent islamique au sein de la
Constitution, p. 86 et suivantes. C’est la raison pour laquelle seule la pensée d’IBN ABI DHIAF est
exposée ici. S’inspirant l’un l’autre, leurs idées se rejoignent. Pour un résumé de leur pensée, voir
également M. R. BEN HAMMED, « Le constitutionnalisme dans la pensée de Khérédine et Ibn Abi
Dhiaf », in Mélanges offerts au Doyen Sadok Belaïd, Centre de Publication Universitaire, Tunis, 2004,
pp. 135-157.
328
défendent à l’individu d’agir capricieusement et de n’obéir qu’à sa seule volonté. Comme
KHEREDINE, il incite les musulmans à recommander le bien et à interdire le mal, au lieu de
se soumettre et d’obéir à un prince injuste pour éviter la guerre civile. La seconde raison est
rationnelle : s’inspirant d’IBN KHALDOUN, il estime que l’arbitraire, l’insécurité et le
pillage des biens par les monarques, empêchent les sujets de vivre dignement et paisiblement.
Opposant le pouvoir absolu, Mulk al mutlaq, au pouvoir limité par le droit, Mulk al muqaïd bi
quanun, il estime que ce dernier peut s’obtenir par la révolution d’un peuple en quête de
liberté contre le despotisme ou par l’octroi d’une Constitution. Bien que la Constitution du 27
janvier 2014 n’ait pas été octroyée aux Tunisiens, il est à remarquer que la Révolution du
Jasmin est une synthèse des deux conditions évoquées1378 par IBN ABI DHIAF.
Ahmed IBN ABI DHIAF considère que le Coran et la Sunna du Prophète constituent la loi
fondamentale, dont l'objectif est de limiter le pouvoir, rendre la justice et respecter la liberté
des individus. Ces deux réformistes considèrent l’organisation nouvelle du pouvoir politique
en fonction des idéaux de justice et de liberté des civilisations arabe et islamique. Ils
cherchent à concilier les valeurs authentiques des civilisations arabe et islamique, avec les
valeurs modernes de la civilisation occidentale, pour se conformer à l’esprit du temps. Au lieu
de rejeter les innovations qui leur sont contemporaines, ils cherchent à les ajuster et à les
adapter à la société arabo-musulmane dans laquelle ils vivent : ils rappellent d’ailleurs que
l’Islam encourage le progrès et impose à ses fidèles d’emprunter tout ce qui peut mieux les
armer dans la vie.
Afin de faire accepter et de prouver les avantages des avancées occidentales et/ou des
Tanzimat promulgués par la Sublime Porte, ils empruntent l’idée de constitution1379 à
l’Occident. De fait, ils pensent que la mise en place d’un pouvoir politique limité serait
respectueux des droits et libertés individuels, puisque la constitution est d’essence divine en
pays d’Islam1380. S'ils considèrent que les Tanzimat sont des réformes législatives édictées par
les hommes, ils les interprètent à l’aune de l’Islam. En effet, les Tanzimat précisent les
prescriptions divines, les valeurs et les principes de l’Islam, tout en réformant les institutions
1378 Pour plus de précisions, cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 2 de ce chapitre relatif au besoin d’une
culture constitutionnelle travaillée par les gouvernés, p. 367.
1379 Pour plus de précisions sur l’introduction de l’idée de constitution en Tunisie, cf. la Section 2 de ce
chapitre.
1380 Pour plus de précisions sur l’idée de constitution dans la pensée politique de KHEREDINE, cf. le 1. du A.
du Paragraphe 1 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE I de cette thèse, relatif à la place du
référent islamique au sein de la Constitution, p. 86.
329
en place. Ainsi, bien que les réformes du monde arabo-musulman aient été imposées à la
Sublime Porte et à la Régence de Tunis par l’Occident, elles sont – du fait de la réflexion de
KHEREDINE et d’IBN ABI DHIAF – conformes à la pensée politique en Islam.
L’observation des peuples occidentaux et l’intérêt porté à leurs constitutions, poussent les
deux réformateurs à penser que les pays musulmans peuvent parvenir à une organisation
politique égale sinon supérieure, à celles des puissances européennes du XIXème siècle. Ils
jugent en effet qu'étant donné sa dimension transcendantale, l’Islam est de fait, supérieur aux
civilisations occidentales1381. Grâce à leur capacité à conjuguer leurs idées aux réformes
entreprises par les Beys de Tunis, ils aboutissent à l’adoption de plusieurs textes fondateurs du
constitutionnalisme tunisien.
B.
Les textes fondateurs du constitutionnalisme tunisien
A partir du règne d’Ahmed Bey, la Tunisie opte pour les réformes et la modernité. Sous
l’influence de la Sublime Porte et des puissances européennes, elle entérine un certain nombre
de textes fondateurs du constitutionnalisme tunisien. Il s’agit essentiellement des décrets
abolissant l’esclavage (1), du Pacte fondamental de 1857 (2) et de la Constitution de 1861 (3).
1. Les décrets abolissant l’esclavage
A l’occasion de la commémoration du 173ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage,
l'ancien président de la République Béji CAÏD ESSEBSI a proclamé le 23 janvier, journée
nationale de l’abolition de l’esclavage1382. En effet, sous l’impulsion d’Ahmed Bey, avant
même les Etats-Unis et la France, la Tunisie désaffecte le Souk des esclaves ou Souk-Al-Birka
en 1841 et interdit la traite des Noirs en 1843. Elle abolit l’esclavage en 1846 et institue trois
commissions chargées de délivrer des attestations d’affranchissement aux esclaves libérés de
Tunis. Seulement, « l’abolition de l’esclavage en Tunisie a été vivement recommandée par les
1381 M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-
musulman, op.cit., p. 251.
1382 W. NASRAOUI « Tunisie : le 23 janvier Journée de l’abolition de l’esclavage, une décision “historique” »,
Jeune Afrique [en ligne], publié le mercredi 23 janvier 2019, [consulté le 30 janvier 2019],
https://www.jeuneafrique.com/713313/societe/tunisie-le-23-janvier-journee-de-labolition-de-lesclavage-
une-decision-historique/.
330
puissances européennes. On ne peut exclure, en effet, l’influence grandissante des idées
abolitionnistes venant de l’Europe et diffusées par les sociétés et les voyageurs européens qui
étaient nombreux en Afrique du nord à cette époque1383. »1384
Afin de se conformer aux idéaux humanistes du siècle des Lumières et de répondre aux
demandes des Consuls d’Angleterre et de France1385, Ahmed Bey proclame que toute
personne née dans la Régence est libre. Il fait détruire les magasins d'esclaves et procède à la
suppression des droits perçus par le gouvernement sur la vente des esclaves. « Le 6 septembre
1841, le bey a interdit la vente des esclaves sur tous les marchés de la régence. En avril 1842,
il avait interdit toute importation d’esclaves. »1386 Quelques mois plus tard, il décide que les
enfants d’esclaves nés après cette date, seront également libres. Dans l’objectif de parer à un
quelconque mécontentement, voire au soulèvement des marchands et propriétaires d’esclaves,
il obtient différentes fatwa1387 assurant que l’abolition de l’esclavage n’est pas incompatible
avec la charia, aidé en cela par le Prophète Mahomet qui considérait que l’affranchissement
d’un esclave était un acte de charité.
En effet, dans un hadîth rapporté par Al-BÛKHARI et IBN MÂJAH, Mahomet aurait affirmé
qu’il serait l’adversaire de trois personnes le jour du jugement dernier. Celui qui asservit un
homme, le vend et en récolte les bénéfices est l’une des trois. Le verset 89 de la Sourate 5 Al-
Maidah du Coran précise aussi : « Allah ne vous sanctionne pas pour la frivolité dans vos
serments, mais Il vous sanctionne pour les serments que vous avez l'intention d'exécuter.
L'expiation en sera de nourrir dix pauvres, de ce dont vous nourrissez normalement vos
familles, ou de les habiller, ou de libérer un esclave. »1388 Plus encore, il était de tradition
d’affranchir des esclaves au moment de l’enterrement d’un Bey. Cet usage servait à honorer le
disparu. Suivant le cortège funèbre, les esclaves portaient leurs lettres d’affranchissement.
1383 Le nombre d’échanges de lettres des consuls européens à Tunis et les correspondances avec les sociétés
abolitionnistes de Paris et de Londres, témoignent du rôle décisif joué par les milieux européens dans le
mouvement abolitionniste de Tunis.
1384 N. ABDEDDEYEM, « L’abolition de l’esclavage en Tunisie », in Etudes à la mémoire du Doyen
Abdelfattah AMOR, op.cit., p. 21.
1385 Alors que Thomas READ, Consul d’Angleterre demande l’interdiction de l’exportation des esclaves, le
Consul de France demande l’interdiction de leur importation et la fermeture du marché aux esclaves.
1386 N. ABDEDDEYEM, « L’abolition de l’esclavage en Tunisie », précit., p. 23.
1387 L’une des plus importantes à l’époque est celle du Mufti Sidi Brahim RIAHI.
1388 Traduction du Coran en français [en ligne], [consulté le 30 janvier 2019], https://www.coran-
francais.com/coran-francais-sourate-5-0.html.
331
Alors que le 23 janvier 1846, Ahmed Bey promettait aux Consuls européens d’affranchir tous
les esclaves de la Régence, c'est dès le 26 janvier qu'un décret abolissant l’esclavage est
promulgué. « Ce dernier texte évoquait comme objectif de rendre service aux pauvres
esclaves, dans leur vie présente et d’éviter à leurs propriétaires des châtiments dans l’au-
delà, étant donné que la plupart d’entre eux ne se conduisaient pas avec leurs esclaves selon
les recommandations de l’islam. »1389 Si les Tunisiens aisés de la cité ont accepté le décret
abolissant l’esclavage de leurs domestiques, il en a été autrement des paysans dans le sud du
pays où les esclaves travaillaient dans l’agriculture et les travaux d’irrigation. Si le rythme de
l’esclavage s'y est vu ralenti, l’abolition n’en a pas été effective dans la pratique1390 pour
autant. Il faudra attendre plusieurs décennies pour que le décret du 29 mai 1890 condamne
l’esclavage de manière explicite et reconnaisse aux esclaves le droit à la liberté. En vertu de
l’article 2 du décret désormais, les propriétaires d’esclaves devaient attester de leur
affranchissement, en leur remettant un acte notarié certifié par un tribunal. Des sanctions
telles que des amendes ou des peines d’emprisonnement étaient prévues pour ceux qui
continuaient à asservir des personnes ou à alimenter ce commerce.
Bien qu' « à la suite de l’abolition un processus de paupérisation et de marginalisation
sociale est devenu perceptible à une grande échelle, dans la mesure où l’affranchissement
assurait l’émancipation juridique mais non sociale de l’esclave »1391, il est essentiel d’insister
sur le fait que la Tunisie du XIXème siècle a participé à l’évolution du monde, en interdisant ce
qui était religieusement toléré ou permis. Ses avancées réformistes vont d’ailleurs se
consolider et déboucher sur l’adoption du Pacte fondamental de 1857.
2. Le Pacte fondamental de 1857
Le Pacte fondamental a été adopté à la suite d’un accident de l’Histoire1392 et sous la pression
des puissances européennes qui défendaient les communautés israélite et étrangère contre le
pouvoir du Bey. « En Tunisie, le souci de sécuriser est manifestement le fait générateur du
1389 N. ABDEDDEYEM, « L’abolition de l’esclavage en Tunisie », précit., p. 24.
1390 L’institution des Mamelouks est restée en vigueur jusqu’à la conclusion du traité du 8 août 1830 qui interdit
la captivité des chrétiens sans distinction de nationalité.
1391 N. ABDEDDEYEM, « L’abolition de l’esclavage en Tunisie », précit., p.27. Voir également A. MOSBAH
« Etre noire en Tunisie » », Jeune Afrique [en ligne], publié le lundi 12 juillet 2004, [consulté le 30 janvier
2019], https://www.jeuneafrique.com/112359/archives-thematique/etre-noire-en-tunisie/.
1392 L’exécution arbitraire du juif tunisien Samuel SFEZ.
332
déclanchement du processus d’institutionnalisation du pouvoir il y a un siècle et demi. »1393
En effet, le dispositif constitutionnel du XIXème siècle a été élaboré avec pour fil conducteur
de rassurer et de sécuriser les habitants, quelles que soient leur nationalité et leur confession.
Avec beaucoup d’insistance, les puissances étrangères ont demandé au Bey de garantir la
sécurité, el-amen, à son peuple. Généralement traduite par Pacte fondamental, la
dénomination arabe du pacte, Ahd el amen, devrait plutôt être traduite par Pacte de sécurité
juridique. Ainsi, le sens arabe de l’intitulé du pacte serait fidèlement respecté.
Déclaration par laquelle le Bey de Tunis « reconnaît solennellement à ses sujets, sans
distinction de religion et de condition, un certain nombre de droits »1394, le Pacte fondamental
a essentiellement été rédigé par Ahmed IBN ABI DHIAF. C’est d’ailleurs en l’élaborant qu’il
devient un fervent défenseur des Tanzimat ottomans. Ceci dit, en quoi consiste véritablement
le Pacte fondamental ? « C’était une sorte de Déclaration des Droits de l’Homme en Tunisie,
garantissant, à tous les sujets de la Régence, la sécurité et l’égalité de droit sans distinction
de race ou de religion. »1395 Composé d’un préambule, de onze articles et d’un serment final,
il consacre des droits et des libertés permettant de « réaliser un climat favorable à l’exercice
du culte et une coexistence pacifique entre les musulmans et les non musulmans. »1396 Sur
onze articles, seuls quatre1397 concernent les Tunisiens musulmans. Même si le contenu du
texte vise à protéger les droits et les intérêts des étrangers résidant dans la Régence, le Pacte
fondamental a le mérite de consacrer la liberté de conscience et de culte, celle du commerce et
de l’industrie, le principe d’égalité, le droit de propriété et la sécurité aux habitants.
Bien que très fortement influencé par l'Europe, ce texte est le premier du monde arabo-
musulman à avoir été promulgué par un gouvernant arabe et musulman, pour accorder au
peuple des droits et des libertés découlant de valeurs modernes au fondement du
constitutionnalisme. Dès lors, le Pacte fondamental mérite sa qualification de Déclaration des
Droits de l’Homme en Tunisie1398. Il est donc essentiel d’étudier ces droits et libertés ainsi
consacrés qui entraînent la liberté de conscience et de culte. En effet, les dispositions du pacte
1393 N. BACCOUCHE, « L’institutionnalisation du pouvoir », in Etudes à la mémoire du Doyen Abdelfattah
AMOR, op.cit., p. 13.
1394 M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-
musulman, op.cit., p. 229.
1395 M. CHARFI, Introduction à l’étude du droit, op.cit., p. 105.
1396 I. BEN HASSEN, « Le Pacte Fondamental », in Etudes à la mémoire du Doyen Abdelfattah AMOR, op.cit.,
p. 43.
1397 Il s’agit des articles, 1, 2, 3 et 5.
1398 Pour une analyse plus précise de cette qualification, cf. le A. du Paragraphe 2 qui suit.
333
s’adressent à « l’être humain vivant dans
faite de ses
croyances. »1399 L’article 4 précise que les « sujets dhimmis ne subiront aucune contrainte
la Régence abstraction
pour changer de religion et ne seront point entravés dans l’exercice de leur culte ; leurs lieux
de culte seront respectés et protégés contre toute atteinte ou offense. »1400 L’article 94 de la
Constitution de 1861 précisera quant à lui, que les Tunisiens non musulmans qui changeront
de religion resteront des sujets tunisiens1401.
Géopolitiquement, l’objectif des Consuls anglais et français était aussi qu'en poussant la
Tunisie à se conformer aux réformes imposées à la Sublime Porte, leur pénétration au sein de
la Régence serait facilitée. Ainsi, le Pacte fondamental proclame-t-il aux articles 9 et 10, la
liberté du commerce et de l’industrie. Cette liberté est d’ailleurs à elle seule révélatrice de la
philosophie libérale, source d’inspiration pour les rédacteurs du pacte. L’article 5 préserve la
liberté du commerce et interdit à l’Etat d’intervenir dans un domaine réservé à l’initiative
privée. Cependant, l’alinéa premier de l’article 10 précise que « les étrangers qui voudront
s’établir dans nos Etats pourront exercer toutes les industries et tous les métiers, à condition
qu’ils se soumettront aux règlements établis et à ceux qui pourront être établis plus tard, à
l’égal des habitants du pays. Personne ne jouira, à cet égard, de privilège sur un
autre. »1402 Autant dire que si le pacte consacre la liberté du commerce et de l’industrie, il
permet aussi aux étrangers de la Régence d’avoir la mainmise sur l’économie du pays. Il acte
la domination française et accélère l’avènement du protectorat en Tunisie1403.
Pour ce qui est des points qui intéressent plus directement le quotidien de la population, les
articles 2, 3 et 5 du pacte garantissent le principe d’égalité devant l’impôt, devant la loi et
dans l’exercice du service militaire. D'ailleurs, l’article 3 a essentiellement été pensé pour
instaurer une égalité entre les sujets musulmans et non musulmans de la Régence, sans
distinction de religion, de nationalité ou de race. Cela dit, l’égalité ne peut être respectée que
par l’instauration de la justice, considérée comme une balance servant « à garantir le bon
1399 I. BEN HASSEN, « Le Pacte Fondamental », précit., 2014, p. 44.
1400 Ibid. Article traduit par Issam BEN HASSEN, auteur de l’article précité. Il est important de noter que le
Pacte fondamental du 10 septembre 1857 est intégralement reproduit en français, en annexe à
l’ouvrage Etudes à la mémoire du Doyen Abdelfattah AMOR, Sfax, Ecole Doctorale de la Faculté de Droit
de Sfax, 2014, 276 p. Cependant, la traduction de l’article 4 renvoie aux seuls « sujets israélites » et
« synagogues », non aux « dhimmis » et « lieux de culte ». Contrairement à la traduction donnée par Issam
BEN HASSEN, l’annexe de l’ouvrage précité ne s'intéresse qu'à la communauté juive et omet les autres
dhimmis tels que la communauté chrétienne.
1401 Pour plus de précisions sur la Constitution de 1861 voir le 3. qui suit.
1402 I. BEN HASSEN, « Le Pacte Fondamental », précit., pp. 44-45.
1403 Pour plus de précisions, cf. le A. du Paragraphe 2 qui suit.
334
droit contre l’injustice, le faible contre le fort. »1404 A la suite de l’affaire SFEZ, les résidents
étrangers ont adressé des réclamations à leur gouvernement, contraignant le Bey à donner des
garanties aux puissances européennes pour que des évènements similaires ne se reproduisent
plus. L’article 6 du pacte prévoit alors que « lorsque le tribunal criminel aura à se prononcer
sur la pénalité encourue par un sujet dhimmi, il sera adjoint audit tribunal un membre que
nous désignerons parmi les personnalités appartenant à sa communauté. »1405 Conservant
l’esprit des Capitulations1406, l’article 6 reconnaît un privilège de juridiction aux Européens
résidant dans la Régence.
En plus des privilèges commerciaux et juridictionnels, l’octroi du droit de propriété aux
étrangers favorise l'acquisition de terrains et de richesses agricoles, étape élémentaire à la
colonisation d'un pays. Le Professeur Mohamed CHARFI précise d’ailleurs que « pour tenir
compte des pressions étrangères, le Pacte Fondamental reconnaissait aux étrangers le droit
d’accès à la propriété immobilière. »1407 Transposant l’article 18 du Khati Houmayoun de
1856, l’article 11 du pacte prévoit que les « étrangers qui se rendent dans notre Régence et
qui relèvent d’autres Etats pourront acheter toutes sortes de propriétés, telles que maisons,
jardins, terres, à l’égal des habitants du pays, à condition qu’ils se soumettent sans réserve
aux lois établies et aux lois à venir. »1408 La reconnaissance du droit de propriété aux
étrangers confirme l’idée que le Pacte fondamental octroie des privilèges considérables aux
résidents étrangers et qu’il n’a pas été pensé comme accordant de manière directe des droits et
libertés aux Tunisiens1409.
Il en est ainsi de la sécurité. Même si elle est garantie à tous les sujets, elle résulte des
réclamations et des pressions des Consuls anglais et français pour que le Bey prenne les
mesures qui garantiraient la non répétition de l’affaire SFEZ. Certes, le principe de sécurité
est au fondement du Pacte fondamental mais il ne résulte pas d’une volonté réelle des
Tunisiens d’introduire des réformes. D'ailleurs, les Uléma les ont difficilement acceptées. Le
1404 I. BEN HASSEN, « Le Pacte Fondamental », précit., p. 46.
1405 Ibid. Alors que la traduction d’Issam BEN HASSEN renvoie au « sujet dhimmi », le Pacte fondamental
prévu en annexe à l’ouvrage Etudes à la mémoire du Doyen Abdelfattah AMOR, évoque le seul « sujet
israélite ». Contrairement à la traduction livrée par Issam BEN HASSEN, l’annexe de l’ouvrage précité est
focalisée sur une seule communauté, celle des israélites et se soucie peu des autres dhimmis à l’exemple de
la communauté chrétienne.
1406 En vertu des Capitulations, les Européens résidant dans les provinces de l’Empire ottoman étaient jugés par
leur consul quand ils étaient défendeurs dans des instances civiles ou commerciales.
1407 M. CHARFI, Introduction à l’étude du droit, op.cit., p. 105.
1408 I. BEN HASSEN, « Le Pacte Fondamental », précit., p. 46.
1409 Pour plus de précisions, cf. le A. du Paragraphe 2 qui suit.
335
Professeur Mohamed CHARFI affirme à ce titre que « [s]i le Pacte Fondamental a été une
sorte de déclaration d’intention, la Constitution va être par certains aspects, un programme
d’action et, par d’autres, une mise en pratique de ce qui a été promis. »1410
3. La Constitution de 1861
De fait, le Pacte fondamental a été considéré comme une déclaration des droits profitant aux
résidants étrangers de la Tunisie, mais « Napoléon III a suggéré à Mohamed Sadok Bey de
consigner ces droits dans une constitution »1411, ce qu'il a fait. C'est ainsi que la première
Constitution du monde arabo-musulman est promulguée par Mohamed Es Sadok Bey (1859-
1882) le 26 avril 1861. Alors que KHEREDINE avait animé les travaux de la Commission de
réforme chargée d’élaborer le texte constitutionnel, Ahmed IBN ABI DHIAF a rédigé la
Constitution de 1861. L'objectif de ce texte est d’instaurer une monarchie constitutionnelle,
seul régime capable de garantir la sécurité, la liberté et la justice aux habitants de la Régence.
Malgré le régime des Capitulations, l’organisation politique et sociale de la Tunisie des Beys
était essentiellement basée sur le Coran. De plus, depuis la fondation de la dynastie beylicale
par Hussein Bey en 1705, « le Bey de Tunis, chef de l’Etat tunisien, se comportait en
monarque absolu, exerçant confusément les pouvoirs législatif, exécutif et même judiciaire, la
justice étant également retenue par le Souverain. »1412 Or, les réformes occidentales imposées
à la Sublime Porte et à la Régence de Tunis, ont servi à la modernisation des structures du
pays et à la limitation du pouvoir absolu des Beys. Avec la promulgation de la Constitution le
26 avril 1861, le pouvoir n’est plus à la disposition du Bey et les autorités publiques ont
besoin d’un titre de compétences pour agir. Même si certaines règles sont inspirées de la
charia, le droit positif régit désormais le pouvoir et la société. La Constitution organise et
distribue les pouvoirs au sein de l’Etat. « Cette distribution s’est accompagnée d’une
détermination des compétences ainsi que de la fin de l’irresponsabilité du prince. »1413
1410 M. CHARFI, Introduction à l’étude du droit, op.cit., p. 105.
1411 B. KARRAY, « L’administration tunisienne dans la Constitution du 26 avril 1861 », in Etudes à la
mémoire du Doyen Abdelfattah AMOR, op.cit., p. 88.
1412 V. SILVERA, « Le régime constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., p. 367.
1413 N. BACCOUCHE, « L’institutionnalisation du pouvoir », in Etudes à la mémoire du Doyen Abdelfattah
AMOR, op.cit., p. 16.
336
L’article 9 de la Constitution établit même les droits et les devoirs du chef de l’Etat : « Tout
prince, à son avènement au trône, doit prêter serment, en invoquant le nom de Dieu, de ne
rien faire qui soit contraire aux principes du Pacte Fondamental et aux lois qui en découlent,
et de défendre l’intégrité du territoire tunisien. Ce serment doit être fait solennellement et à
haute voix en présence des membres du Conseil suprême et des membres du Charâa. C’est
seulement après avoir rempli cette formalité que le prince recevra l’hommage de ses sujets et
que ses ordres devront être exécutés. Le Chef de l’Etat qui violera volontairement les lois
politiques du royaume sera déchu de ses droits. »1414 La responsabilité politique du Bey enfin
caractérisée, l'oblige à ne plus agir de manière arbitraire, à respecter les droits et libertés de
ses sujets et à défendre l’intégrité du territoire.
En d'autres termes, « [l]a Constitution du 26 avril 1861 marque la transformation de la
monarchie absolue en monarchie libérale. »1415 Au cours d’une consultation juridique le 18
juillet 1921, les Professeurs Joseph BARTHELEMY et André WEISS ont défini les effets de
la Constitution de 1861 sur la souveraineté beylicale : « En octroyant la Constitution, le
souverain, jusque-là absolu, reconnaît à côté de sa propre souveraineté, la souveraineté du
peuple. Le bey abdique une partie de sa souveraineté et il soumet dès lors l’exercice de ses
pouvoirs à des formalités irrévocables. »1416 Si le Pacte fondamental ne comporte aucune
réforme structurelle de l’organisation des pouvoirs publics, les réformes dictées par les
Européens à la Tunisie servent les Tunisiens : elles permettent l’adoption d’une Constitution
qui limite considérablement les pouvoirs du Bey et qui le responsabilise.
Le Bey n'est pas le seul à être politiquement responsable de ses actes puisqu’en vertu de
l’article 20, ses ministres le sont devant lui et devant le Conseil suprême. La définition de ce
dernier Conseil se trouve dans le Chapitre III de la Constitution, relatif à l’organisation des
ministères, du Conseil suprême et des tribunaux. Ainsi à l’article 21, le Conseil suprême1417
sauvegarde les droits du Chef et des sujets de l’Etat1418 : « Une monarchie constitutionnelle
1414 Constitution du 26 avril 1861 en annexe à l’ouvrage Etudes à la mémoire du Doyen Abdelfattah AMOR,
op.cit., p. 187.
1415 V. SILVERA, « Le régime constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., p. 369.
1416 Ibid.
1417 La composition et les attributions du Conseil suprême sont prévues au Chapitre VI de la Constitution de
1861, aux articles 44 à 69. Ce Conseil est aux deux tiers composé de notables du pays. Le dernier tiers étant
constitué de ministres, de fonctionnaires civils et de militaires du Gouvernement.
1418 Les libertés et le principe d’égalité sont affirmés. De plus, la légalité des délits et des peines conditionne
dorénavant les prérogatives des juges professionnels, intégrés dans des formations collégiales.
337
est substituée à la monarchie absolue avec la mise en place d’un Conseil suprême de 60
membres qui va partager le pouvoir avec le Bey. »1419
Selon le Professeur Néji BACCOUCHE, « [u]n législateur central a remplacé le pouvoir
normatif diffus et précédemment exercé par les “oulémas”. »1420 Les compétences législatives
du Conseil (articles 62, 63 et 69 de la Constitution) annoncent la codification du droit.
D’inspiration malékite1421 et hanéfite1422, le premier Code civil et pénal tunisien est promulgué
en 1861. « Composé de 664 articles, [il traite] à la fois du droit pénal, de la procédure pénale,
de la procédure civile et de certains aspects de droit civil, essentiellement les obligations et
contrats. »1423
Outre ses compétences législatives, le Conseil suprême est gardien des lois et du Pacte
fondamental et défenseur des droits des habitants de la Régence1424. « Il s’oppose à la
promulgation des lois qui seraient contraires ou qui porteraient atteinte aux principes de la
loi, à l’égalité des habitants devant la loi et au principe de l’inamovibilité de la magistrature,
excepté dans
le cas de destitution pour un crime commis et établi devant un
tribunal. »1425 Parallèlement, il exerce un contrôle sur la loi, en vertu de l’article 61 de la
Constitution et en cas de recours contre un arrêt du tribunal de révision en matière criminelle,
il s’assure que la loi a bien été appliquée et que la procédure a été respectée. Il agit alors tel un
juge de cassation. En plus de ses fonctions juridictionnelles, le Conseil suprême peut grâce à
l’article 64, contrôler annuellement les comptes et les dépenses de chaque ministère.
Pour ce qui est des compétences juridictionnelles, la fonction de juger est confiée à différents
tribunaux : le tribunal de police correctionnelle juge les contraventions de simple police
(article 22) ; le tribunal civil et criminel s'occupe des affaires qui ne dépendent pas des
conseils militaires et des tribunaux de commerce (article 23) ; le tribunal de révision se charge
1419 M. CHARFI, Introduction à l’étude du droit, op.cit., p. 105.
1420 N. BACCOUCHE, « L’institutionnalisation du pouvoir », précit., p. 14.
1421 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Malékisme.
1422 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Hanéfisme.
1423 N. BACCOUCHE, « L’institutionnalisation du pouvoir », précit., p. 14.
1424 Pour une analyse critique des droits consacrés par la Constitution du 26 avril 1861, cf. le A. du Paragraphe
2 qui suit.
1425 Article 60 de la Constitution du 26 avril 1861 en annexe à l’ouvrage Etudes à la mémoire du Doyen
Abdelfattah AMOR, op.cit, p. 196.
338
des recours contre les jugements rendus par les tribunaux civil (article 24), militaire (article
26)1426 et de commerce (article 25)1427.
Malgré un avenir prometteur, c'est contre toute attente que le Bey renonce le 30 avril 1864, à
l’application de la Constitution1428. A cause des circonstances politiques, économiques et
sociales du pays, le fonctionnement du Conseil suprême est suspendu et le Code civil et pénal
est abrogé. « Ainsi, trois ans à peine après sa promulgation, la Constitution tunisienne
tombait en désuétude et n’était plus qu’un souvenir, une espèce de monument historique. »1429
Si les réformes imposées par l’Occident étaient guidées par des visées coloniales, les textes
juridiques adoptés par la Régence n’étaient pas favorablement accueillis par les Tunisiens. Le
Bey n’acceptait qu’à contrecœur la limitation de son pouvoir et les « Uléma [soulevaient] la
question de la conformité des réformes imposées par la puissance étrangère avec la
Religion. »1430 Les idées constitutionnalistes naissantes avaient échoué à s'ancrer dans le corps
social : les Tunisiens étaient préoccupés par leurs conditions de vie qui ne cessaient de se
dégrader.
Bien que les réformes actent la modernisation des institutions et du droit en Tunisie, les textes
adoptés étaient inadaptés au contexte politique, économique et social de la Régence1431. Le
constat est donc celui de la fragilité du constitutionnalisme tunisien des origines.
Paragraphe 2
La fragilité du constitutionnalisme tunisien des origines
Comme cela a été dit précédemment, les réformes imposées et les avancées réformistes
préparaient l’établissement du protectorat français en Tunisie. Inadaptées à la société
1426 Le Conseil de guerre se charge en première instance des affaires militaires.
1427 Le Tribunal de commerce se charge en première instance des affaires commerciales.
1428 Pour plus de précisions, cf. le A. du Paragraphe 2 qui suit.
1429 V. SILVERA, « Le régime constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., p. 370.
1430 I. BEN HASSEN, « Le Pacte Fondamental », précit., p. 48. Les Uléma avaient d’ailleurs refusé de siéger
dans les institutions prévues par la Constitution du 26 avril 1861, arguant que leurs fonctions religieuses
étaient en contradiction avec les activités politiques nouvelles. Pour plus de précisions, cf. M. KRAIEM,
Histoire de la Pensée Arabe (politique, culturelle et sociale), Tunis, La Maghrébine pour l’Impression et la
Publication du Livre, 2016, p. 307.
1431 De 1864 à l’établissement du protectorat français, la Tunisie redevient une monarchie absolue.
L’absolutisme des pouvoirs beylicaux était cependant tempéré à l’égard des étrangers, du fait du maintien
du régime des Capitulations.
339
tunisienne, elles instituaient le droit de propriété, les libertés et la sécurité des résidents
étrangers. La France, l'Angleterre et l'Italie, n'avaient pas dans leur projet d'amener les
Tunisiens à bénéficier de ces changements, si ce n'est fortuitement. Le constitutionnalisme
initialement imposé par les Européens (A), n’a pas vocation à préserver les droits et les
libertés des Tunisiens. Ainsi, lorsque la Constitution du 26 avril 1861 soumet les étrangers
résidant en Tunisie aux mêmes obligations légales et aux mêmes juridictions que les
Tunisiens, la France et l’Italie s’opposent à l’application du texte constitutionnel. Les
tentatives du Bey de se défaire des concessions consenties par les Capitulations, sont à chaque
fois mises à mal par la France.
Le Bey se trouve dans une position d'autant plus faible vis-à-vis de l'Europe que la Tunisie
connaît des difficultés financières « aggravées par le mécontentement croissant des
populations accablées d’impôts et indignées de l’influence pernicieuse du premier ministre
Khaznadar. »1432 Celui-ci ayant pillé les deniers publics, Mohamed Es Sadok Bey se voit
contraint de solliciter l’aide financière des puissances européennes qui acceptent, à la
condition que le Bey renonce à l’application de la Constitution. Faussement imputée à la
révolte d’Ali BEN GHADAHEM, l’échec de la Constitution de 1861 est orchestré par la
France. Malgré le maintien du régime des Capitulations et l’établissement progressif du
protectorat français en Tunisie, la tradition réformiste tunisienne fait son chemin. Sous le
protectorat, elle se transforme (B) : alors que les réformistes et les précurseurs du
constitutionnalisme tunisien cherchaient à moderniser les structures de la Régence et à limiter
le pouvoir absolu des Beys, le Mouvement des Jeunes Tunisiens revendique l’autonomie
interne, puis l’indépendance du pays.
A.
Un constitutionnalisme imposé par les Européens
C'est à cause de son emplacement stratégique que les puissances européennes convoitaient la
Tunisie. En effet, « [l]’occupation de la Régence permet[tait] le contrôle de la voie de
passage entre la Méditerranée occidentale et la Méditerranée orientale et, par conséquent, du
commerce méditerranéen et même, depuis l’ouverture du Canal de Suez en 1869 et le
1432 V. SILVERA, « Le régime constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., p. 370.
340
déplacement de la route des Indes, celui de l’Extrême Orient1433. »1434 Le contrôle des routes
commerciales était un impératif économique pour quiconque cherchait des débouchés aux
surplus de capitaux et de produits fabriqués. Lorsqu'en 1873, l’Europe entre dans une longue
phase de dépression économique et de crise sociale qui durera jusqu'en 1896, la colonisation
apparaît alors comme le moyen d’exporter et d’écouler les capitaux et les biens d’équipement.
Pour faciliter son enracinement dans le terreau tunisien, la France et l'Angleterre soumettent le
pouvoir beylical à un processus d’acculturation juridique et font valoir leurs exigences,
notamment la garantie d’ el-amen, la sécurité, à leurs ressortissants. Pour rappel, l’exécution
arbitraire de Samuel SFEZ a précipité l’adoption du Pacte fondamental. Considéré comme
une Déclaration des Droits de l’Homme en Tunisie, il institue une distinction entre les
Tunisiens musulmans et les résidents étrangers et/ou non musulmans puisque seuls quatre
articles sur onze concernent les Tunisiens musulmans. Il s’agit des articles 1, 2, 3 et 5 qui
disposent respectivement de la sécurité, de l’impôt, de l’égalité devant la loi et du service
militaire. Il est donc intéressant de s’attarder sur leur formulation pour comprendre la façon
dont les principes, droits et libertés consacrés, profitaient aux Européens de la Régence.
L’alinéa premier de l’article 3 par exemple, précise que : « Les Musulmans et les autres
habitants du pays seront égaux devant la loi, car ce droit appartient naturellement à
l’Homme, quelle que soit sa condition. » Autrement dit, l’égalité étant dans la nature de
l’Homme, les musulmans et les non musulmans sont égaux devant la loi. Le caractère
universel de l’égalité est ici instrumentalisé. A l’origine, les réformes imposées par l’Occident
devaient accorder aux minorités religieuses de l’Empire ottoman les mêmes droits que la
majorité musulmane. Si l’article 3 reconnaît l’égalité des populations juives et chrétiennes de
l’Empire avec les musulmans, les droits des sujets dhimmis sont mis au service des résidents
étrangers. Progressivement, les Français, les Anglais et les Italiens vont bénéficier de
l’intégralité des droits des Tunisiens.
D’ailleurs, alors que l’article 8 du pacte prévoit qu’aucun sujet du Bey ne jouira de privilèges
sur un autre, l’article 6 conserve l’esprit des Capitulations : il reconnaît un privilège de
juridiction aux Européens résidant dans la Régence. Force est de constater que les dispositions
1433 L’ouverture du Canal permet aux Européens de parvenir aux Indes en empruntant la Méditerranée. Ils n’ont
donc plus besoin de contourner l’Afrique.
1434 H. KAROUI, A. MAHJOUBI (dir.), Quand le soleil s’est levé à l’Ouest : Tunisie 1881 - Impérialisme et
Résistance, op.cit., p. 27.
341
du pacte se contredisent. D'une part, l’article 8 « faisait apparaître d’une manière non
équivoque les velléités du Bey de se délier par un acte unilatéral des concessions consenties
aux Européens par les Capitulations. »1435 D'autre part, l’article 6 rappelait les réclamations
adressées par les résidents étrangers à leur gouvernement après l’affaire SFEZ. D'un autre
côté, si les non musulmans sont les seuls sujets qui bénéficient d’une protection juridique les
préservant de l’absolutisme beylical, comment considérer le Pacte fondamental comme une
Déclaration des Droits en Tunisie ? Il aurait fallu qualifier le Pacte fondamental de
Déclaration des Droits des sujets étrangers en Tunisie. D'autant plus que les articles 9, 10 et
11 du Pacte fondamental en proclamant la liberté du commerce et de l’industrie et le droit de
propriété pour
les étrangers,
favorisent
la mainmise européenne sur
l’économie
et l’installation progressive des Français en Tunisie.
L’article 4 lui, préserve la liberté de conscience et de culte des sujets dhimmis. Il est
intéressant de noter qu'en seconde partie, l’article précise que « l’état de protection dans
lequel [les sujets dhimmis] se trouvent doit leur assurer nos avantages comme il doit aussi
nous imposer leur charge. »1436 Les non musulmans ayant les mêmes droits et libertés que les
Tunisiens, l’Etat doit les protéger au même titre que les nationaux. Le Pacte fondamental acte
la politique d’assimilation des étrangers en Tunisie qui bénéficient des droits des sujets
dhimmis et de ceux des Tunisiens. Ainsi, s'accélère l’avènement du protectorat français.
Parallèlement au pacte et contrairement à lui, la Constitution de 1861 est en faveur des
Tunisiens. Afin de le démontrer, il est essentiel d’analyser ici les effets de la loi qu’adopte le
Conseil suprême sur les habitants de la Tunisie. Une fois adoptée par le Conseil suprême et
scellée par le Bey, la loi devient indistinctement applicable à tous les habitants de la Tunisie.
« Cette obligation pour les étrangers de se soumettre à la loi locale s’accompagnait tout
naturellement de l’extension de la compétence des juridictions beylicales à l’égard de ceux-ci.
Ces juridictions étaient appelées désormais à rendre directement la justice. »1437 Autrement
dit, l’adoption de la Constitution de 1861 partageait le pouvoir législatif entre le Conseil
suprême et le Bey. Il supprimait le système de la justice retenue et soumettait les étrangers aux
mêmes obligations légales et aux mêmes juridictions que les Tunisiens. De fait, « l’article 114
de la Constitution prévoit la création de juridictions nouvelles auxquelles seront soumis les
1435 V. SILVERA, « Le régime constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., p. 368.
1436 Le Pacte fondamental du 10 septembre 1857 est intégralement reproduit en français, en annexe à
l’ouvrage Etudes à la mémoire du Doyen Abdelfattah AMOR, op.cit., p. 180.
1437 V. SILVERA, « Le régime constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., p. 370.
342
justiciables
future des
“Capitulations”. »1438 Sans surprise, la France et l’Italie s’opposeront à l’application de
ce qui annonce, bien
l’abolition
étrangers
entendu,
l’article 114.
Le passage du Pacte fondamental à la Constitution est par conséquent profitable aux
Tunisiens : ils bénéficient d'un régime politique où le pouvoir du Bey est limité et ils
deviennent légalement les égaux des résidents étrangers. Le régime d’exception auquel étaient
jusque-là soumis les non musulmans est donc mis à mal : les résidents étrangers ne disposent
plus du privilège de juridiction et du droit d’être soustraits au pouvoir des autorités locales.
La Constitution du 26 avril 1861 distingue pourtant les droits et les devoirs des Tunisiens de
ceux des étrangers établis dans la Régence de Tunis. Alors que les premiers sont prévus au
Chapitre XII, les seconds sont consacrés au Chapitre XIII. Pour l’essentiel, les deux chapitres
reprennent les droits et les libertés prévus par le Pacte fondamental, à savoir la liberté de
conscience et de culte, celle du commerce et de l’industrie, le principe d’égalité, le droit de
propriété et la sécurité. Toutefois, contrairement au Pacte fondamental, l’article 113 de la
Constitution précise que : « L’article 11 du Pacte fondamental avait accordé aux sujets
étrangers la faculté de posséder des biens immeubles à des conditions à établir ; mais
quoique tout ce qui résulte dudit Pacte fondamental soit obligatoire, en considérant l’état de
l’intérieur du pays, il a été reconnu impossible d’autoriser les sujets étrangers à y posséder,
par crainte des conséquences. Aussi, une loi spéciale désignera les localités de la capitale et
ses environs, et des villes de la côte et leurs environs, où les étrangers pourront posséder. Il
est bien entendu que les sujets étrangers qui posséderont des immeubles dans les localités
désignées seront soumis aux lois établies ou à établir par la suite, à l’égal des sujets
tunisiens. »1439 Autant dire que l’article 113 de la Constitution prouve à lui seul que les
Tunisiens sont conscients des visées coloniales de la France.
Si l'objectif du Pacte fondamental est de protéger les intérêts des étrangers résidant dans la
Régence, la Constitution de 1861 cherche à défendre l’intégrité du territoire tunisien. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle elle ne soumet pas les nationaux et les étrangers aux mêmes
droits et obligations constitutionnels. Alors que les premiers disposent du droit de propriété et
1438 M. CHARFI, Introduction à l’étude du droit, op.cit., p. 106.
1439 La Constitution du 26 avril 1861 est intégralement reproduite en français, en annexe à l’ouvrage Etudes à la
mémoire du Doyen Abdelfattah AMOR, op.cit., p. 207.
343
sont tenus de servir leur pays en effectuant le service militaire, les seconds sont dispensés du
service militaire et voient leur droit de propriété restreint sur le sol tunisien. Bien qu’ils
disposent de l’intégralité des droits et libertés consacrés par le Pacte fondamental, la
Constitution rappelle aux résidants étrangers qu’ils ne sont pas des nationaux. Octroyée par le
Bey, la Constitution du 26 avril 1861 se veut donc plus protectrice des intérêts de la Tunisie et
des Tunisiens.
Les avancées constitutionnelles de la Tunisie sont cependant amoindries par le contexte
politique, économique et social de la Régence. La politique fiscale de plus en plus oppressive
du Bey1440 pousse les Tunisiens à vendre leurs biens et à emprunter à l’étranger à un taux
d’intérêt de 40 %. Le drame vécu par les Tunisiens coupe le Bey et sa cour du peuple dont la
situation s’aggrave car le pays connaît une longue période de sécheresse et d’épidémie de
typhus et de choléra1441. Les Tunisiens n’arrivent plus à s’acquitter des impôts et « le
gouvernement qui, sous prétexte de réforme, engage le pays dans une politique d’emprunt, se
trouve incapable d’assurer le service de la dette. »1442 Alors, dans l’objectif de regagner la
confiance des Tunisiens1443 et d’assurer l’aide financière européenne à la Tunisie, le Bey
abroge, le 30 avril 1864, la Constitution de 18611444.
L’échec de la première expérience constitutionnelle en Tunisie sert les intérêts coloniaux de la
France. Le régime des Capitulations est préservé et la France propose la mise en place d’une
Commission financière internationale qui vise à rembourser la dette tunisienne1445. En
l’acceptant, Mohamed Es Sadok Bey abandonne l’essentiel de la souveraineté du pays sur ses
1440 En septembre 1863, la mejba est doublée, passant de 36 à 72 piastres. Or, le travail agricole était payé 0,80
piastres par jour. Un ouvrier agricole devait être employé 45 jours d'affilée pour payer les 36 piastres de la
mejba. Cf. Annexe 1 – Glossaire – Mejba.
1441 Sous la pression de la politique fiscale oppressive du Bey, les tribus rivales de la Régence s’unissent sous le
commandement d’Ali BEN GHADAHEM. Lettré de la tribu Majeur, Ali BEN GHADAHEM se proclame
« Bey du peuple » et organise la révolte contre le pouvoir beylical. L’échec de la Constitution est
généralement imputé à la révolte de BEN GHADAHEM mais c'est négliger que son abrogation a surtout
été orchestrée par la France qui ne souhaitait pas que ses dispositions s’appliquent. Pour plus de précisions,
cf. H. KAROUI, A. MAHJOUBI (dir.), Quand le soleil s’est levé à l’Ouest : Tunisie 1881 - Impérialisme et
Résistance, op.cit., pp. 10-11.
1442 Ibid.
1443 Dès le 23 septembre 1861, les Uléma ont organisé une manifestation pour exprimer leur refus de la
Constitution du 26 avril 1861, demandant le retour au régime antérieur à la proclamation de la Constitution.
Pour plus de précisions, cf. M. KRAIEM, Histoire de la Pensée Arabe (politique, culturelle et sociale),
op.cit., p. 308.
1444 En avril 1864, la France avait envoyé sa flotte en Tunisie pour obliger le Bey à renoncer à l’application de
la Constitution et à se défaire de ses ministres réformateurs tels que KHEREDINE et IBN ABI DHIAF.
1445 La France met alors les finances de la Régence sous tutelle et protège ainsi les intérêts de ses nationaux
qu’elle proclame créanciers du Bey.
344
revenus, aux grandes puissances européennes « qui regorgent de capitaux et de produits
fabriqués, [et qui] exploitent cette situation pour accroître leurs intérêts dans ce pays et
préparer ainsi sa domination politique. »1446 Dès lors, la Tunisie s’enfonce progressivement
et durablement dans la dépendance.
En 1869, « Khérédine est nommé Président de la Commission financière chargée de régler la
dette de la Tunisie et de protéger les intérêts des créanciers du gouvernement tunisien. »1447
Certainement parce que KHEREDINE était un peu trop soucieux des finances et de
l’indépendance de la Tunisie, Mohamed Es Sadok Bey est contraint par les consuls étrangers
de se défaire de son premier ministre. Mohammed KHAZNADAR lui succède pour une
courte durée (de juillet 1877 à août 1878), suivi de Mustapha BEN ISMAÏL. Ce jeune homme
sans instruction et mal préparé à la conduite des affaires de la Régence, enfonce un peu plus le
la Tunisie dans la ruine, la mettant à la merci des Européens. « C’est dans ces conditions que
la France se lance, pour des raisons liées à la conjoncture européenne, à la conquête de la
Tunisie pour imposer le 12 mai 1881 à Mohammed Es Sadok Bey un traité1448 qui consacre
son hégémonie dans ce pays. »1449 Même si les institutions déjà présentes restent
formellement en place, la puissance coloniale gère – en plus des relations internationales – les
questions relatives à la finance et à l’armée1450. Dans les faits, le traité n’est pas respecté et la
France soumet la Tunisie à sa tutelle : une tutelle diplomatique doublée d’une tutelle politique
et administrative.
Le 8 juillet 1882, Paul CAMBON (1882-1886) le ministre français résidant à Tunis fait signer
à Mohamed Es Sadok Bey une convention qui délègue sa souveraineté à la France, lui retirant
ainsi sa souveraineté interne. A sa mort, la tutelle politique et administrative de la Régence est
pleinement établie puisqu’Ali Bey, le prince héritier, accepte toutes les conditions imposées
par la France. Le 30 octobre 1882 est signé à Ksar Saïd, une convention qui reproduit celle de
1446 H. KAROUI, A. MAHJOUBI (dir.), Quand le soleil s’est levé à l’Ouest : Tunisie 1881 - Impérialisme et
Résistance, op.cit., p. 10.
1447 M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-
musulman, op.cit., p. 205.
1448 Le 8 mai, le général BREART marche sur Tunis et le 12, il se présente au Palais du Bardo avec une escorte,
après que le Consul de France en ait officiellement informé le Bey. Sous pression, Mohamed Sadok Bey est
forcé de signer l’acte du 12 mai 1881 ou Traité du Bardo, qui assure la prépondérance française en Tunisie.
Si le Bey ne peut plus traiter avec un pays étranger sans le consentement de la France, le gouvernement
français maintient l’apparence de la souveraineté intérieure du Bey : elle le maintient au pouvoir et
conserve son administration.
1449 H. KAROUI, A. MAHJOUBI (dir.), Quand le soleil s’est levé à l’Ouest : Tunisie 1881 - Impérialisme et
Résistance, op.cit., p. 11.
1450 Ibid., p. 18.
345
juillet 1881, en insistant sur l’administration directe de la Tunisie par la France. Le Bey perd
alors toutes ses prérogatives au profit du ministre résidant à Tunis qui devient le véritable
maître de la Tunisie. Au mois de mars 1883, Paul CAMBON est chargé de préparer avec le
ministre des Finances, un acte qui établit les modalités du règlement de la dette tunisienne.
Annexé au traité du 30 octobre 1882, cet acte est signé par Ali Bey le 8 juin 1883. Ces deux
actes donneront naissance à la Convention de La Marsa qui établit un véritable protectorat en
Tunisie. « Ainsi, au lendemain de la mort de Mohammed Es Sadok, le Protectorat français en
Tunisie est pratiquement consommé. Le gouvernement de la République doit toutefois
compter avec la résistance de la population tunisienne à la domination étrangère, qui n’a pas
encore désarmé. »1451
Les avancées juridiques imposées à la Tunisie ont donc préludé à son occupation coloniale.
Les textes fondateurs du constitutionnalisme tunisien ont en réalité consacré tout un ensemble
de droits et de libertés visant essentiellement à préserver les intérêts des résidents étrangers. A
aucun moment la France, l’Angleterre ou même l’Italie n’ont envisagé l’application de ces
avancées aux Tunisiens. Ces derniers sont d’ailleurs préoccupés par leurs conditions de vie
qui ne cessent de se dégrader et ne disposent pas d’une culture constitutionnelle appropriée1452
pour assimiler les idées réformistes importées.
Pour autant, le Pacte fondamental de 1857 et la Constitution de 1861 donnent « les bases de
la démocratie tunisienne et des droits individuels et […] demeurent toujours juridiquement
valides. »1453 Les idées constitutionnalistes font en effet leur chemin puisque l’idée de
Destour, terme voulant dire "Constitution" « fut à l’origine du mouvement nationaliste, le
parti du “Destour”, puis du Néo-Destour. »1454 Même si depuis 1881, la France n’a jamais
voulu promouvoir une quelconque réforme constitutionnelle du régime beylical, la
revendication constitutionnelle du Destour est le seul moyen de hâter la libération du pays.
Alors que le combat pour l’indépendance a rapidement été confondu avec la lutte pour
l’élaboration d’une constitution, la tradition réformiste tunisienne a muté sous le protectorat
français. En empruntant aux Européens nombre d’idées modernes, les revendications
nationalistes et indépendantistes aboutissent finalement à la mise en place d’une Assemblée
1451 Ibid., p. 50.
1452 Sur la notion de culture constitutionnelle, cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 2 de ce chapitre relatif au
besoin d’une culture constitutionnelle travaillée par les gouvernés, p. 367.
1453 Y. BEN ACHOUR, « Le peuple, créateur de son droit, interprète de sa Constitution », précit., p. 148.
1454 Ibid., p. 147.
346
nationale constituante, Jam’ia tachri’iyya ta’sisya wataniyya chargée d’élaborer une nouvelle
constitution au fondement de la Première République tunisienne.
B.
Les mutations de la tradition réformiste tunisienne sous le protectorat français
Avant d’analyser les mutations de la tradition réformiste tunisienne sous protectorat français,
il est essentiel de comprendre les raisons pour lesquelles les idées modernes et les réformes
développées par KHEREDINE et IBN ABI DHIAF n'ont pas réussi à s'ancrer en Tunisie.
Sans remettre en cause l’apport de leurs écrits, il s’agit ici de démontrer que la greffe de
l’emprunt juridique ne pouvait réussir sans la compréhension préalable du contexte propre à
l’élément emprunté. La réception de l’élément importé ne pouvait se réaliser sans l’existence
de préconditions sociales et culturelles adaptées. Le processus de sécularisation européen était
écarté par les penseurs, d’autant plus qu’avant la colonisation, les idées réformistes ne
circulaient qu’au sein des cercles restreints des intellectuels. Du fait de l’analphabétisme,
seules les élites lettrées avaient accès aux ouvrages imprimés et diffusés en quelques
exemplaires. Par conséquent, les réformes élaborées par les dignitaires n’avaient pas
d’ancrage social et culturel, d'autant plus que les Beys et les Uléma s’opposaient radicalement
aux changements institutionnels. Plus encore, les Tunisiens jugeaient asservissante la
politique fiscale induite par les réformes de modernisation des institutions.
Comme l’avoue Mustapha KRAÏEM, « [d]ans leur quasi-totalité, les élites de la Nahdha, y
compris ceux qui avaient passé de longs séjours en Europe, n’avaient pas réellement saisi le
mouvement profond qui, à l’origine et dans tous les domaines, avait permis le processus de
modernisation social, politique, économique et culturel de l’Occident Européen. »1455
L’observation des institutions de l’ordre juridique français à elle seule, ne permettait pas à
KHEREDINE et à IBN ABI DHIAF de saisir les raisons historiques et les causes de
l’évolution des systèmes constitutionnels européens. Leur perception des sociétés libérales
était par ailleurs marquée par les valeurs religieuses et précapitalistes de la Tunisie beylicale.
Or, « les changements adoptés en Europe ne furent possibles que grâce à un processus de
sécularisation, qui faisait de la religion non pas un facteur de la vie politique, qui s’imposait
1455 M. KRAIEM, Histoire de la Pensée Arabe (politique, culturelle et sociale), op.cit., pp. 313-314.
347
aux habitants, mais une affaire privée intéressant les gens en tant que particuliers. »1456 En
Tunisie, l’Islam régissait tous les aspects de la vie en communauté et aucune critique de la
religion n’était admise. KHEREDINE et IBN ABI DHIAF sélectionnaient d’une part, les
idées et institutions européennes et d’autre part, ils s’assuraient de leur conformité avec
l’Islam avant de les importer en Tunisie. Décontextualisées et rendues conformes à la religion,
elles s’adaptaient à l’identité arabe et islamique de la Tunisie. Les idées libérales faisaient
pourtant leur chemin.
La variété des disciplines enseignées au collège Sadiki1457 et à l’Ecole Polytechnique du
Bardo convainc les élites1458 de mettre leurs connaissances au service du pays et de la
population. Créée le 23 décembre 1905 par l’avocat Ali BACH-HAMBA, l’Association des
anciens élèves du collège Sadiki se donne pour mission de poursuivre l’œuvre réformiste de
KHEREDINE. « Les sadikiens se sentent bien outillés pour servir leur peuple face à une
puissance colonisatrice dont ils connaissent et la langue et l’esprit. A l’idéal de réforme de
Kheireddine, ils ajoutent la défense des intérêts d’une population désarmée et d’une jeunesse
ambitieuse. »1459 Véhicule de référents culturels spécifiques, le français permet aux sadikiens
de s’approprier les idées européennes modernes. Assimilés par les élites, les référents
culturels et les idées européennes devaient être vulgarisés pour que les Tunisiens se les
accaparent. Alors, un journal indigène en langue française est créé, afin de rendre
publiquement compte des actions de la France1460 et d’éveiller la conscience nationale. Son
titre est Le Tunisien et son premier numéro paraît le 7 février 1907. Edité en arabe en 1909, Le
Tunisien devenu At-Tounousi, est le manifeste des Jeunes Tunisiens1461 qui veulent
démocratiser les idées libérales, défendre les intérêts des Tunisiens et diffuser les
revendications nationales.
La diffusion des idées modernes par l’enseignement et la presse est appuyée par la création
dix ans plus tard, du Parti Tunisien par Abdelaziz THAÂLBI. Ce parti demande la
1456 Ibid., p. 314.
1457 Fondé en 1875.
1458 Fondé en 1894 par le cardinal LAVIGERIE, le collège religieux Saint-Charles est transformé en lycée en
1889 et prend le nom de Lycée Carnot. Afin d’accéder à l’enseignement supérieur en France, les élèves du
Collège Sadiki doivent aller au Lycée Carnot pour obtenir le baccalauréat.
1459 H. BOULARES, Histoire de la Tunisie : Les grandes dates de la préhistoire à la révolution, op.cit.,
pp. 522-523.
1460 Autrement dit l’expropriation des terres et leur distribution aux colons.
1461 Alors que les Jeunes Turcs militent à Istanbul pour la modernisation de l’Empire ottoman, les Jeunes
Tunisiens essaient par leurs actions de moderniser les institutions de la Régence de Tunis.
348
promulgation d’une Constitution (Destour), aidé en cela par deux événements primordiaux :
la Première Guerre mondiale pendant laquelle les Tunisiens se sont battus et sont morts aux
côtés des Français et la publication en 1918 des quatorze points du Président WILSON. Le
Parti Tunisien est alors prêt à revendiquer
la
liberté du peuple et
le droit à
l’autodétermination. La position de la France dans le camp des vainqueurs bloque cependant
les revendications nationales. Les activistes tunisiens découvrent par ailleurs que « dans
l’entendement des vainqueurs de la guerre, les principes de Wilson s’appliquent à l’Europe
centrale et l’Empire austro-hongrois et non aux pays colonisés. »1462
C'est dans ce contexte que pour combattre « la propagande qui fait apparaître le régime
colonial comme une mission civilisatrice »1463, La Tunisie martyre1464 paraît en 1920 à Paris,
en arabe et en français1465. Souvent attribué à Abdelaziz THAÂLBI, La Tunisie martyre décrit
la réalité du protectorat français1466 et réclame un nouveau statut pour le pays1467. Toutefois,
alors que le Parti Tunisien comptait sur la victoire de la gauche en France pour défendre les
revendications tunisiennes, le Parti libéral constitutionnel tunisien (Al-Hizb al-horr ad-
doustouri at-tounsi) est créé à Tunis la même année. Connu sous le nom Destour, le parti
élabore un programme politique composé de huit points : établir une nouvelle Constitution qui
garantisse la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, doter le pays d’une
assemblée législative élue, instaurer un pouvoir exécutif responsable devant l’assemblée,
mettre en place un pouvoir judiciaire indépendant, garantir le respect des libertés
individuelles, mettre un terme à la tutelle administrative de la France sur la Tunisie,
développer l’enseignement et reconnaître la langue arabe comme langue officielle.
1462 H. BOULARES, Histoire de la Tunisie : Les grandes dates de la préhistoire à la révolution, op.cit., p. 541.
1463 Ibid.
1464 Par ce pamphlet, Abdelaziz THAÂLBI idéalise « une Tunisie mythique qui n’aurait régressé que sous
l’impact de la colonisation. Il n’est pas aisé de connaître la conviction politique profonde de Thaalbi, mais
il est un fait qu’il a atteint son but de ressusciter la fierté nationale du Tunisien et de confondre l’occupant.
La Tunisie martyre fit pleurer le jeune Bourguiba et déplut au pouvoir colonial français, accusé de violer
ses propres déclarations et principes de gouvernement. » A. LARIF-BEATRIX, « Habib Bourguiba,
l’intelligibilité de l’histoire », in M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba. La trace et
l’héritage, op.cit., p. 44.
1465 La version arabe est généralement attribuée à Abdelaziz THAÂLBI et la version française à Ahmed
SAKKA et Ahmed ESSAFI. Tenu pour responsable par la France, Abdelaziz THAÂLBI est traduit en
justice pour complot contre la sûreté de l’Etat.
1466 Autrement dit, les atteintes répétées aux libertés des Tunisiens, les difficultés économiques, la paupérisation
de la population rurale et les expropriations territoriales.
1467 Il s’agit essentiellement de la séparation des pouvoirs et de l’élection d’une assemblée qui contrôlerait le
gouvernement.
349
Essentiellement composé des classes les plus aisées, le Destour a mis ses idées modernes1468
au service des Tunisiens et de la lutte pour la fin du protectorat français mais ses objectifs
politiques étaient extrêmement réduits. « Il se contentait de critiquer l’action coloniale mais
ne croyait pas vraiment possible l’indépendance de la Tunisie. »1469 De plus, les destouriens
croyaient que la fin du protectorat n’adviendrait que par l’intervention d’une puissance
étrangère et/ou à force de discussions avec la France car les représentants européens
bloquaient systématiquement leurs revendications constitutionnelles et institutionnelles1470.
Une délégation du Destour réussit à présenter son programme à Mohamed Naceur Bey1471
mais ses membres sont interpellés et arrêtés sur ordre de la France, pour incitation à la haine
raciale. En 1933, la France dissout le parti1472 et ses membres décident de se scinder en
deux dès 1934 : le Vieux-Destour d'orientation conservatrice, d’Ahmed AS-SAFI et de Salah
FERHAT et le Néo-Destour, moderniste, qui devient un parti de masse. Contrairement aux
partisans du Vieux-Destour, les membres du Néo-Destour sont « en majorité, des jeunes
trentenaires provinciaux, issus d’une formation européenne au cours de laquelle ils ont, à
tout le moins, fréquenté les milieux de gauche en France. »1473 Les formations européennes et
les séjours d’études à l’étranger leur permettent d’accéder à la culture politique et juridique
occidentale et d’appréhender dans leur contexte, les idées constitutionnalistes et les
institutions publiques1474, notamment françaises1475.
Les vieux-destouriens revendiquent la promulgation d’une Constitution tunisienne tandis que
les néo-destouriens vont mettre leurs revendications constitutionnelles au service de
l’indépendance du pays1476. Rassemblant la majorité des Tunisiens, le Néo-Destour estime
1468 Il familiarise les Tunisiens avec les idées libérales et notamment celle d’un pouvoir limité par le droit.
1469 C. DEBBASCH, La République tunisienne, op.cit., pp. 25-26.
1470 Le Destour se trouve contraint d’accepter la représentation des Tunisiens au sein d’un conseil où siègent
également des Français mais ni le ministre de la Défense, ni le représentant de la France ne sont
responsables devant ce conseil.
1471 Naceur Bey « fut à ce point attentif aux revendications destouriennes, qu’il faillit abdiquer, en 1922, à la
veille de l’arrivée à Tunis du président de la République, Alexandre Millerand. » V. SILVERA, « Le
régime constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., p. 374. C’est d’ailleurs la
première fois dans l’histoire de la Tunisie beylicale que l’accord est total entre le monarque sensible aux
revendications nationalistes et son peuple.
1472 Le Destour reste cependant dirigé par Abdelaziz THAÂLBI jusqu’en 1944.
1473 H. BOULARES, Histoire de la Tunisie : Les grandes dates de la préhistoire à la révolution, op.cit., p. 566.
1474 Pour plus de précisions, cf. le Paragraphe 1 de la Section 2 qui suit.
1475 Au départ, les nationalistes sont soutenus par Moncef Bey qui développe en 1942, un programme
audacieux de réformes mais la France de Vichy rejette le programme de réformes et le dépossède en 1943.
1476 Les vieux-destouriens sont habitués aux méthodes du pouvoir, ils cherchent à favoriser un dialogue avec les
autorités françaises et comptent sur le soutien des milieux proches du pouvoir. Ils acceptent les concessions
faites par la France et sont convaincus que l’autonomie interne du pays ne peut s’obtenir que grâce à
l’intervention de l’armée d’une puissance étrangère. A l’opposé, les néo-destouriens croient en la
dénonciation publique des dérives de la France. Ils comptent sur la mobilisation populaire et cherchent à
350
que l’élection au suffrage universel d’une Assemblée Constituante permet l’établissement
d’un régime constitutionnel et par voie de conséquence, l’émancipation de la Tunisie. Aux
fondements de l’organisation du parti, le principe d’unité et l’expression souveraine de la
volonté nationaliste permettent de réunir une Assemblée Constituante1477.
Il est intéressant de relever que les réformes et les idées libérales imposées à la Tunisie au
XIXème siècle, sont progressivement comprises dans leur contexte, assimilées par les élites et
mises au service des Tunisiens. Bien que ce processus ait été dicté par la volonté
indépendantiste du Néo-Destour, la tunisification progressive des enseignements européens
permet à la Tunisie de se doter d’une tradition réformiste et constitutionnaliste typiquement
nationale. Si l’emprunt des idées modernes aux systèmes juridiques et politiques européens
est instrumentalisé par les indépendantistes, les idées constitutionnelles telles que la
constitution, sont comprises d’une manière bien déterminée par les Tunisiens.
Section 2
L’idée de constitution en Tunisie
Sophie BESSIS et Souhayr BELHASSEN affirment que « la fin du Protectorat n’est pas une
rupture, telle que la concevait Abdelazziz Thaalbi dans La Tunisie martyre, mais
l’aboutissement d’une évolution qui a pris ses racines dans les principes mêmes de la
civilisation française. »1478 La circulation des idées et des modèles constitutionnels est en
partie induite par la mobilité des personnes1479. La formation française et les connaissances
juridiques de BOURGUIBA, ses déplacements et ses séjours à l’étranger, aident en effet les
Tunisiens à mieux appréhender les idées européennes et à concevoir l’idée de constitution
comme un acte d’institution et non plus comme un ordre existant1480. Ses engagements
politiques adaptent les idées importées à la réalité tunisienne et leur tunisification renouvelle
ainsi la tradition réformiste des origines.
faire naître un sentiment d’unité nationale chez les Tunisiens. Contrairement au Vieux-Destour, le Néo-
Destour croit l’indépendance possible.
1477 Pour plus de précisions, cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 2 qui suit, relatif au détournement de l’idée
de constitution par le Néo-Destour, p. 358.
1478 S. BESSIS et S. BELHASSEN (dir.), Bourguiba, op.cit., p. 70.
1479 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 12.
1480 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 153.
351
Bien qu’instrumentalisée par H. BOURGUIBA au moment de l’indépendance, l’idée de
constitution s’implante durablement en Tunisie (Paragraphe 1). La Constitution du 1er juin
1959 a été mise au service du pouvoir politique sous BOURGUIBA et BEN ALI.
Aujourd'hui, une culture constitutionnelle est actuellement nécessaire à l’appropriation de
l’idée de constitution (Paragraphe 2).
Paragraphe 1
L’instrumentalisation de l’idée de constitution par Habib
BOURGUIBA
Il s’agit ici de s’intéresser à l’idée de constitution lorsque la Tunisie n'était pas indépendante.
Conçue comme moyen de réaliser l’émancipation du pays, elle a été détournée de ses
fonctions initiales par le Néo-Destour (B). Même si elle est au service des revendications
nationalistes et indépendantistes des Tunisiens, l’importance accordée à l’idée de constitution
est en partie liée à la double formation et aux séjours à l’étranger du Combattant Suprême (A).
A.
L’importance de la double formation et des séjours à l’étranger du Combattant
Suprême
Da manière courante, les élites politiques des pays africains ont été formées par l’ancienne
puissance colonisatrice1481. Ceci est notamment le cas de Habib BOURGUIBA. Avant
d’envisager sa formation en France et à l’étranger, il est intéressant de relever l’impact qu’a
eu sur lui, l’enseignement français à Tunis. Né en Tunisie en 1903, Habib BOURGUIBA1482
passe ses années de collège à Sadiki et sa seconde au Lycée Carnot. Sophie BESSIS et
Souhayr BELHASSEN relatent que « [l]es œuvres et les moments d’histoires étudiés en
français, déposés sur le fond arabe et musulman transmis par les cheikhs de la Zitouna, ont
trouvé chez Bourguiba un écho. »1483 Qualifié de « fenêtre sur le monde »1484, Sadiki ouvre les
1481 Ibid., p. 155.
1482 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Habib BOURGUIBA.
1483 S. BESSIS et S. BELHASSEN (dir.), Bourguiba, op.cit., p. 39.
1484 Ibid.
352
Tunisiens aux idées libérales, il s’inscrit dans la tradition réformiste tunisienne1485 tout en
relatant la gloire passée des Arabes.
L’apprentissage du français et de l’Histoire de France1486 éveille par ailleurs des idéaux de
liberté et les germes de la révolte chez les Tunisiens. Comme toutes les langues, le français
structure une identité et véhicule une culture spécifique. Assimilés par les nouvelles
générations, les référents culturels français sont mis au service de la Tunisie et des Tunisiens.
Ainsi, à l’occasion de la visite du résident général, un professeur de français du collège Sadiki
a affirmé qu’il était en train de confectionner « des bombes, qui, un jour, exploseront et dont
les éclats dépasseront les murs de cet établissement. »1487 Le contact des élites avec la culture
occidentale crée une réaction salutaire en Tunisie :
l’apprentissage de
la
langue,
l’appréhension des concepts et l’assimilation des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité
régénèrent la conscience nationale. Le rôle des enseignants est primordial dans la circulation
des idées venues d’ailleurs, leur assimilation par les Tunisiens est dépendante de l’ouverture
d’esprit et de la volonté de chaque acteur.
Ainsi, l’enseignement français a-t-il influencé Habib BOURGUIBA : après avoir passé son
baccalauréat à Tunis, BOURGUIBA s’inscrit à la Faculté de droit de Paris afin d’appréhender
le droit, la politique et l’économie à la manière d’un Français. Il dit lui-même s’attacher « à
découvrir les rouages de cette civilisation, et le secret de la puissance de ce pays qui réduisait
le mien à la condition coloniale. »1488 A la Sorbonne, il suit des cours de philosophie, de
psychologie et des leçons de littérature et son intérêt principal va à la politique française.
D’ailleurs, dans l’objectif de dénoncer les exactions commises par la France en Tunisie, il
prend des cours de finances publiques à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. « Fort de sa
connaissance de l’histoire et de la société tunisienne, dépourvu de complexe vis-à-vis de
l’Occident, qu’il connaissait dans ses aspects les meilleurs et les pires »1489, BOURGUIBA
met ses connaissances au service de la libération de son pays. Autrement dit, en important des
idées modernes en Tunisie, il les restitue avec les élements de contexte français.
1485 Pour plus de précisions sur l’évolution de la tradition réformiste tunisienne et la vision bourguibienne de
l’affaissement civilisationnel du monde arabo-musulman, cf. A. LARIF-BEATRIX, « Habib Bourguiba,
l’intelligibilité de l’histoire », précit., pp. 39-52.
1486 Il est essentiel de souligner que l’histoire de la révolution française était enseignée aux sadikiens.
1487 S. BESSIS et S. BELHASSEN (dir.), Bourguiba, op.cit., p. 39.
1488 Ibid., p. 57. Voir également H. BOURGUIBA, Ma vie, mes idées, mon combat, Tunis, Apollonia Editions,
2016, 350 p.
1489 A. LARIF-BEATRIX, « Habib Bourguiba, l’intelligibilité de l’histoire », précit., p. 50.
353
De retour au pays en 1927, BOURGUIBA ressent les effets de l’ordre colonial. Malgré ses
diplômes, il frôle le chômage. L’inégalité de statuts entre les Français et les Tunisiens et le
décalage entre les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité et la réalité du pays, le convainc
de la nécessité de réformer la Tunisie et de l’amener à un régime semblable à celui de la
France, c'est-à-dire indépendant, souverain, moderne, libéral et laïque1490. Etant donné ses
études en France, il possède les mêmes référents culturels que l’occupant1491 ; sa connaissance
de la conjoncture internationale1492 l’aide à œuvrer pour l’indépendance nationale. Dès lors,
comment a-t-il mis sa formation et ses connaissances au service de la politique internationale
et de l’avancée du droit en Tunisie ? Aussi, quelles sont les rencontres faites qui l'ont amené à
définir sa conception de la constitution ? « Bourguiba a procédé à une lecture systémique des
données internationales durant la décolonisation, tenant compte, avec réalisme, des données
géo-historiques de la petite Tunisie. »1493
Sa vision des relations internationales et sa volonté de s’ériger en porte-parole des Tunisiens
font de lui « un précurseur du modèle interculturel de négociation »1494, dont la diplomatie a
besoin. Il relie le singulier à l’universel, le local au global. Cette « lecture systémique de la
politique internationale »1495 est doublée d’une « lecture interculturelle »1496 dans le sens où il
cherche à connaître l’autre, afin de mieux négocier avec lui. Il se sert des idées acquises en
France et des principes wilsoniens pour obtenir des concessions de la part des colons. Le
Combattant Suprême avait compris qu’un pays colonisé comme la Tunisie ne pouvait obtenir
seul son indépendance. Ce n’est qu’avec l’appui des Etats-Unis et qu’à travers l’ONU1497 que
la Tunisie serait indépendante et aurait un rôle à l’échelle internationale.
1490 S. BESSIS et S. BELHASSEN (dir.), Bourguiba, op.cit., p. 68.
1491 En ce qui concerne la « formation intellectuelle de Bourguiba, son parcours personnel de leader
nationaliste, son rejet de l’idéologie communiste, son scepticisme face au panarabisme, sa connaissance et
ses rapports avec le monde arabe, l’Europe et les Etats-Unis ont structuré et façonné ses analyses et
orientations politiques. » A. AIT-CHAALAL, « Habib Bourguiba et les Etats-Unis (1956-1987) : une
relation pragmatique, constante et indépendante », in M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba.
La trace et l’héritage, op.cit., p. 448.
1492 Pour plus de précisions, cf. A. MARTEL, « Bourguiba et les représentants américains au Caire », in
M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba. La trace et l’héritage, op.cit., pp. 429-444.
1493 M. BRONDINO, « Bourguiba, Policy Maker entre mondialisation et tunisianité : une approche systémique
et interculturelle », précit., p. 465.
1494 Ibid.
1495 Ibid.
1496 Ibid.
1497 Pour une étude plus détaillée des relations entre Habib BOURGUIBA et les Etats-Unis, cf. A. AIT-
CHAALAL, « Habib Bourguiba et les Etats-Unis (1956-1987) : une relation pragmatique, constante et
indépendante », in M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba. La trace et l’héritage, op.cit.,
pp. 445-453. Pour une analyse des relations entre Habib BOURGUIBA et l’ONU, cf. le paragraphe relatif à
« L’ONU, institution clé de la paix dans le monde », in M. BRONDINO, « Bourguiba, Policy Maker entre
mondialisation et tunisianité : une approche systémique et interculturelle », précit., pp. 465-466.
354
Les idées circulent du fait de la mondialisation des échanges1498 et de l’internationalisation du
droit, la mobilité des acteurs, leur réflexion. Les rencontres qu’ils peuvent faire déterminent
ou du moins influencent, la politique et le droit. C’est ainsi qu’au cours de l’occupation
allemande de la Tunisie de novembre 1942 à mai 1943, que BOURGUIBA1499 rencontre le
Consul américain, Hooker DOOLITTLE1500. Leur conversation impactera la politique
française en Tunisie. Avant son départ clandestin pour Le Caire1501, BOURGUIBA « aspire à
prendre langue avec les Américains dont il mesure la nouvelle puissance. »1502 Le 17 mai
1943, le Combattant Suprême fait part au Consul américain de son attachement à l’Occident
et de ses sentiments pro-alliés. Il le convainc que la démocratie ne peut triompher sans
l’indépendance des peuples colonisés.
Bien que les Etats-Unis avec le Président WILSON soient favorables à l’indépendance des
pays d’Afrique du Nord, ils ne peuvent intervenir dans des questions relevant de la
souveraineté française. Toutefois, le consul américain mesure « tout l’intérêt qu’il y a à jouer
la carte d’un nationalisme modéré, résolument pro-occidental, pouvant servir de rempart à la
montée du communisme qui sort grandi de la guerre et qui commence à devenir le principal
ennemi. »1503 Les échanges entre le nationaliste tunisien et le diplomate américain aident le
premier à obtenir des entretiens avec les autorités coloniales, pour débattre de la Tunisie.
1498 Ici, il s’agit essentiellement de la liberté du peuple et du droit à l’autodétermination.
1499 Si à son retour en Tunisie BOURGUIBA intègre rapidement le Destour, son activisme politique le fait
arrêter par le gouvernement français qui ordonne sa déportation dans le sud tunisien et ce jusqu’en 1936.
Arrêté à nouveau, il est libéré en 1942. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il prône le soutien à la
résistance française et s’oppose radicalement aux puissances de l’Axe.
1500 Hooker DOOLITTLE est « né dans la petite ville de Mohawk, de l’Etat de New York, le 27 janvier 1889.
Diplômé de la Cornell University en 1911, il avait passé quelques années dans les affaires avant
d’embrasser la carrière diplomatique. Il avait 28 ans lorsque, en janvier 1917, il fit l’objet d’une première
affectation en qualité de vice-consul à Tiflis. Sa carrière en Afrique du Nord débuta en mai 1933 lorsqu’il
fut nommé à Tanger. Il devait demeurer une décennie durant au Maghreb (à l’exception d’une brève
mission en Espagne, en 1937, à l’époque de la guerre civile). En février 1914, il fut nommé à Tunis et y
resta jusqu’en juillet 1943 (son séjour fût interrompu seulement par une brève mission à Rabat ;
naturellement, il dut quitter Tunis après le rétablissement de l’occupation allemande consécutive à
l’avancée des troupes alliées venant d’Algérie. » L. C. BROWN, « “Mon ami” Hooker Doolittle : les
premiers contacts américains avec Habib Bourguiba », in M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib
Bourguiba. La trace et l’héritage, op.cit., p. 412.
1501 Afin d'avoir le soutien de la Ligue arabe, BOURGUIBA fait un voyage au Caire le 25 mars 1945. Il
développe alors une nouvelle stratégie qui vise à concilier les autorités françaises et les partisans du Néo-
Destour. Pendant son absence (jusqu'au 9 septembre 1949), Salah BEN YOUSSEF prend les rênes du Néo-
Destour mais de retour en Tunisie, une lutte acharnée pour le leadership du parti les oppose.
1502 S. BESSIS et S. BELHASSEN (dir.), Bourguiba, op.cit., p. 139.
1503 Ibid., p. 140.
355
L’échange entre les deux hommes crée d’ailleurs « un nouveau climat politique en
Tunisie »1504 puisque les nationalistes ne sont pour un temps, plus inquiétés.
Une fois en Egypte, H. DOOLITTLE facilite par ailleurs « l’obtention par Bourguiba d’un
visa américain qui lui a permis d’aller plaider sa cause à Washington et auprès des
diplomates des Nations Unies à New York. »1505 Ces rencontres et ces déplacements l’aident à
internationaliser la cause tunisienne. Bien qu'il se sache soutenu par les Américains, il sait que
la décolonisation repose sur ses négociations avec la France1506. Tandis que la conjoncture
internationale1507 et les échanges avec les autorités coloniales l’aident à obtenir des
concessions de la France1508, le Néo-Destour revendique de son côté, l’établissement d’une
Constitution tunisienne.
H. BOURGUIBA se rend d’ailleurs facilement compte que « [l]a constitution n’est plus tant
le produit de l’histoire que le produit de la volonté de la nation. »1509 Il décide alors
d’organiser le Néo-Destour et la nation, avant de réunir une Assemblée Constituante1510.
Ainsi, dans l’objectif de regrouper le plus grand nombre de Tunisiens, l’organisation du parti
« s’inspire à la fois de l’esprit d’unité et de la nécessité d’un regroupement du peuple dans le
parti. »1511 Une confusion émerge pourtant : le parti qui rassemble les Tunisiens devient
l’instrument de promotion et d’expression de la volonté de la nation1512. Le concept de nation
est d’ailleurs doté d’un pouvoir émancipateur car il « secrète une idéologie politique, le
nationalisme. »1513 Le Néo-Destour unit rapidement les Tunisiens1514 autour d’un objectif
1504 L. C. BROWN, « “Mon ami” Hooker Doolittle : les premiers contacts américains avec Habib Bourguiba »,
précit., p. 421.
1505 Ibid., p. 424.
1506 La Tunisie réclame alors la souveraineté de l’Etat mais souhaite qu’il reste lié à la France par un traité
librement négocié entre les deux parties. S. BESSIS et S. BELHASSEN (dir.), Bourguiba, op.cit., p. 157.
Voir également A. MARTEL, « Bourguiba et les représentants américains au Caire », précit., p. 431.
1507 Les actions commises par la France en Tunisie du 20 janvier au 1er février 1952 ont une résonnance
internationale. Les pays afro-asiatiques qui siègent à l’ONU décident alors de soutenir la requête présentée
par Salah BEN YOUSSEF. Le 4 février 1952, le différend franco-tunisien est porté devant le Conseil de
sécurité. Quelques temps plus tard, les Etats-Unis votent l’inscription de l’affaire tunisienne à l’ONU. En
avril 1955, Salah BEN YOUSSEF est à Bandung (Indonésie). Membre actif de la délégation nord-africaine,
il assiste en tant qu’observateur, à la première conférence des peuples afro-asiatiques sur le monde colonial.
Pour plus de précisions, cf. S. BESSIS et S. BELHASSEN (dir.), Bourguiba, op.cit., pp. 184, 188 et 203.
1508 A l’instar des conventions franco-tunisiennes d’autonomie interne du 3 juin 1955. Pour plus de précisions,
cf. M. CHARFI, Introduction à l’étude du droit, op.cit., pp. 110-111.
1509 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 153.
1510 Pour plus de précisions, cf. le B. qui suit.
1511 C. DEBBASCH, La République tunisienne, op.cit., p. 26.
1512 Instrument de lutte contre l’autorité coloniale, le parti s’organise en cellules et des militants sont implantés
dans les organes administratifs, politiques et économiques du pays.
1513 S. PIERRE-CAPS, Nation et peuples dans les Constitutions modernes, op.cit., p. 491.
356
politique commun : la reconquête du pouvoir et de la souveraineté étatiques usurpés par
l’occupant français1515. L’unité du parti et de la nation en Tunisie s’érige alors contre les
autorités coloniales françaises. L’idéologie nationaliste véhiculée par le Néo-Destour hâte
quant à elle la libération du pays sans pour autant savoir, comment et par quel acte le Néo-
Destour parviendra à émanciper la Tunisie1516.
L’expression juridique de la nation se traduit par l’élection d’un pouvoir constituant. « En ce
sens, la nation s’exprime [juridiquement] quand elle se donne une constitution ; elle devient,
de fait, un postulat nécessaire à l’existence de la constitution : elle est un donné et non pas un
construit. »1517 Bien que le Néo-Destour ait été construit sur le principe d’unité, il est
important de s’assurer qu’au moment de l’élaboration de la Constitution, la nation soit un
donné immuable. Avant même que le Bey n’accepte de sceller – le 29 décembre 1955 – le
décret portant convocation d’une ANC, H. BOURGUIBA avait éliminé ses adversaires
politiques. En écartant les défenseurs de l’identité arabe et musulmane et en s’alliant à
l’UGTT, il s’assurait le respect de la volonté et de l’unité nationale de la part de ses alliés.
Sa conception de la nation est clairement déterminée par sa formation juridique française. En
effet, le droit constitutionnel français opère « un retour à la relation originelle de la nation et
de la constitution. »1518 L’unité politique des Tunisiens commande l’unité du pouvoir
constituant originaire. D’ailleurs, la loi électorale promulguée le 6 janvier 1956 fait le choix
du scrutin majoritaire à un tour, permettant au Front National constitué le 15 mai 19561519 de
faire cavalier seul et au Néo-Destour d’être la principale force au sein de l’ANC1520.
1514 A la suite de la Campagne de Tunisie (ensemble des combats en Tunisie de novembre 1942 à mai 1943,
entre les forces de l’Axe et les Alliés), les réclamations du parti se font plus vigoureuses et débouchent sur
la création par BOURGUIBA et Ferhat HACHED de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT).
Ce syndicat va rassembler en son sein une majorité de Tunisiens et se fera le fer de lance de
l’indépendance. Les manifestations politiques et les actions menées à l’encontre du gouvernement français
à Tunis, exacerbent le sentiment d’unité et poussent les Tunisiens à se construire une identité politique à
l’opposé de celle de l’occupant français.
1515 L’affiliation de tous les membres de la société tunisienne au parti politique mené par BOURGUIBA et
l’association du Bey à la politique syndicaliste et indépendantiste de l’UGTT, conduit la dynastie beylicale
à mettre sur pied un gouvernement dans lequel sera Salah BEN YOUSSEF, Secrétaire général du Néo-
Destour. A peine né, ce gouvernement est destitué et BOURGUIBA est arrêté par les Français qui refusent
sa souveraineté à la Tunisie. Ce n’est que par l’intensification des révoltes et des actions terroristes que la
France promet une autonomie interne à la Tunisie, puis reconnaît le 20 mars 1956 l’indépendance du pays.
1516 Une réponse plus détaillée à ces questions est donnée dans le B. qui suit.
1517 S. PIERRE-CAPS, « Le constitutionnalisme et la nation », in J.-C. COLLIARD et Y. JEGONZO (dir.), Le
nouveau constitutionnalisme. Mélanges en l’honneur de Gérard Conac, Paris, Economica, 2001, p. 68.
1518 Ibid., p. 76.
1519 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Front National.
1520 Sur les 108 députés élus, 99 (soit 91,69 %) ont des affinités avec le Néo-Destour.
357
Autrement dit, si BOURGUIBA met ses connaissances en droit constitutionnel français au
service des Tunisiens, il fait de la nation tunisienne un instrument de lutte contre la France et
du Néo-Destour, le seul détenteur du pouvoir politique et constituant. Certes, la nation
s’exprime au travers du Néo-Destour mais l’expression de la volonté nationale ne doit pas
traduire les seules aspirations du Combattant Suprême.
Par ailleurs, la constitution est formellement conçue comme un document écrit, voté par le
pouvoir constituant originaire, situé au sommet de la hiérarchie des normes et qui prévoit des
dispositions particulières en cas de révision du texte par le pouvoir constitué. Elle consiste
matériellement en des règles écrites ou non relatives à l’organisation des pouvoirs publics, à
leur fonctionnement, aux rapports mutuels entre ses organes, et dans certains systèmes
juridiques, en des règles écrites ou non relatives à la garantie des droits et des libertés1521.
Selon le Néo-Destour, elle n’est conçue que comme « le moyen de réaliser l’émancipation de
la Tunisie. »1522 La Constitution du 1er juin 1959 est certes la décision du pouvoir constituant
de la nation1523 mais elle sert surtout les intérêts du Combattant Suprême. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle il est intéressant de savoir comment et pourquoi, elle a été détournée par
le Néo-Destour et son chef.
B.
Le détournement de l’idée de constitution par le Néo-Destour
Comme cela a été dit, la constitution est selon le Néo-Destour, un moyen au service de
l’indépendance de la Tunisie. L’élection au suffrage universel direct et secret d’une
Assemblée Constituante, puis l’établissement d’un régime constitutionnel spécifiquement
tunisien, devaient libérer la Tunisie de la domination coloniale. Au lieu de se focaliser sur le
pouvoir constituant, la lumière est sur le Combattant Suprême et son parti. La vie politique est
en effet monopolisée par le Néo-Destour1524 et à la suite de la signature du protocole
d’indépendance le 25 mars 1956, les électeurs sont appelés aux urnes. Le Front National
1521 Pour de plus amples définitions de la constitution voir. J. GICQUEL et J.-E. GICQUEL (dir.), Droit
constitutionnel et institutions politiques, op.cit., pp. 191-217. Voir également le Chapitre 1 relatif à la
constitution dans l’ouvrage de F. HAMON, M. TROPER (dir.), Droit constitutionnel, op.cit., pp. 53-81.
1522 C. DEBBASCH, La République tunisienne, op.cit., p. 42.
1523 S. PIERRE-CAPS, « Le constitutionnalisme et la nation », précit., p. 70.
1524 La loi électorale du 6 janvier 1956 qui fait le choix du scrutin majoritaire à un tour renforce les grands
partis politiques à l’instar du Néo-Destour.
358
remporte les élections constituantes1525 mais les pouvoirs les plus importants au sein de
l’Assemblée, sont confiés aux partisans du Néo-Destour1526. La Constituante se transforme
progressivement en une émanation du parti et la Constitution est écrite par et pour Habib
BOURGUIBA.
L’installation de la première Assemblée Constituante est le résultat « d’une force de
résistance incarnée par le nationalisme, elle-même constitutive de la prise de conscience
d’une existence nationale. »1527 Fer de lance de la lutte pour la libération nationale, le Néo-
Destour est à l’origine des revendications constitutionnelles. Si l’organisation du pouvoir
politique doit résulter de la volonté nationale, le fonctionnement de l’Assemblée Constituante
fonde en droit l’unité du pouvoir et la primauté du Néo-Destour. C’est en effet le bureau
politique du parti qui détermine l’ordre des séances à l’Assemblée qui ne se réunit que pour
entendre les discours du Combattant Suprême. « Personne n’ose alors le contredire. Si grand
est son prestige qu’il paraîtrait sacrilège de se dresser contre lui. »1528 La Constituante n’est
donc appelée à voter que dans la mesure où la politique menée par BOURGUIBA nécessite
un appui. Sa légitimité charismatique et historique1529 empêche les constituants de discuter ses
prises de parole et de position. Cette légitimité est d’ailleurs doublée d’une légitimité légale
dans la mesure où le 24 avril 1956 à l’Assemblée, il fait voter une motion qui organise ses
interventions en dehors des champs de compétences qui lui avaient été assignés.
Si le Bey scelle le 29 décembre 1955 le décret portant convocation d’une ANC, il fixe à la
Constituante la mission d’établir la Constitution de la monarchie constitutionnelle1530. Or, le
jour d’ouverture des travaux constituants, BOURGUIBA déclare qu’ « [à] partir de ce jour,
1525 Au cours de la campagne électorale, le Front National se prononce en faveur d’une monarchie
constitutionnelle dotée d’un gouvernement fort et stable. Ce régime devait essentiellement servir à libérer la
Tunisie de la tutelle coloniale.
1526 Les élections constituantes du 25 mars 1956 confèrent le premier mandat représentatif aux partisans du
Néo-Destour. Le soutien politique des Tunisiens se transforme donc : il est légalisé et permet aux
nationalistes de disposer des postes les plus importants de la Constituante. « M. Habib Bourguiba est
Président de l’Assemblée du 8 au 13 avril 1956 (date de la constitution de son premier gouvernement).
Puis, ce sera un membre du bureau politique du Néo-Destour, M. Djellouli Farès, qui sera désigné à la tête
de l’Assemblée. Les pouvoirs les plus importants de l’Assemblée sont concentrés dans le bureau et les
commissions. Or, cinq vice-présidents de l’Assemblée – les vice-présidents sont membres de droit du
bureau de la Constituante – sur six sont membres du bureau politique du Néo-Destour. » C. DEBBASCH,
La République tunisienne, op.cit., p. 45.
1527 S. PIERRE-CAPS, « Le constitutionnalisme et la nation », précit., p. 80.
1528 C. DEBBASCH, La République tunisienne, op.cit., p. 46.
1529 Sur les différents types de légitimité cf. M. WEBER, « Les trois types purs de la domination légitime »,
(traduit en français par E. KAUFFMANN) in Sociologie, 2014/3, Vol. 5, pp. 291-302.
1530 Le Bey devait par ailleurs sceller la Constitution élaborée par la Constituante.
359
nul autre que le peuple tunisien ne disposera des destinées du peuple. »1531 Cette déclaration
délie l’Assemblée de la mission fixée par le Bey1532 et de la souveraineté beylicale. Le leader
nationaliste fait des Tunisiens les détenteurs de la souveraineté et des constituants, ceux qui
l’exercent en leur nom. Ce n’est plus le Bey qui est habilité à traiter des problèmes des
Tunisiens mais l’ANC.
Malgré tout, l’Assemblée dans la pratique ne fait qu’entériner la volonté du Néo-Destour et
les décisions de son chef1533. Le 10 avril 1956, H. BOURGUIBA décide que la désignation du
chef du Gouvernement est une attribution de l’Assemblée et non du Bey. Le parti empiète sur
les prérogatives beylicales1534 et « [l]’extension des attributions de la Constituante dans toutes
les matières est une illustration supplémentaire de ce phénomène de concentration du pouvoir
au bénéfice de
l’Assemblée, c’est-à-dire au bénéfice d’une émanation du Néo-
Destour. »1535 Alors que le programme électoral du Front National prévoyait l’instauration
d’une monarchie constitutionnelle
la
proclamation de la République par BOURGUIBA le 25 juillet 19571536, modifie les projets
inspirée du régime parlementaire britannique,
constituants.
Interrogé sur la nature du régime et sur la Constitution en élaboration, il déclare : « Nous
essayons de nous orienter après les essais, tâtonnements, et nous sommes persuadés que dans
quelques mois, après avoir fait l’expérience de la formule actuelle, nous pourrons à ce
moment-là jeter la base d’une Constitution stable. »1537 L’adaptation des travaux constituants
aux orientations politiques du Combattant Suprême, traduit l’empirisme avec lequel l’ANC a
1531 Déclaration de BOURGUIBA à la tribune de l’Assemblée, le 8 avril 1956. Propos repris le 24 avril 1956 :
« il n’y a pas lieu à discussion sur les pouvoirs de l’Assemblée qui les a tous, institutionnels et législatifs. »
1532 Autrement dit, de doter le pays d’une constitution adaptée à la monarchie constitutionnelle tunisienne.
1533 L’Assemblée n’intervient donc que pour soutenir la politique gouvernementale. C’est ainsi que le 18 juillet
1956, l’Assemblée va appuyer la position du gouvernement en ce qui concerne l’évacuation des troupes
françaises du territoire tunisien.
1534 Le décret du 31 mai 1956 enlève au Bey ses pouvoirs de chef de famille régnante. La famille beylicale est
alors soumise aux règles de droit commun. Le décret du 3 août 1956 quant à lui, prive le Bey de l’exercice
du pouvoir réglementaire. Ce dernier est alors transféré au Premier ministre ou président du Conseil. Pour
plus de précisions sur l’ensemble des décrets adoptés à cette période, cf. V. SILVERA, « Le régime
constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., p. 378.
1535 C. DEBBASCH, La République tunisienne, op.cit., p. 50.
1536 La résolution votée le 25 juillet 1957 par l’Assemblée Constituante vise à abolir le régime monarchique, à
proclamer l’Etat républicain et à attribuer à BOURGUIBA, la présidence de la République qui a d’ailleurs
exercé cette charge jusqu’à l’adoption de la Constitution. Pour plus de précisions sur la résolution du 25
juillet 1957, cf. Y. HASSEN, « La résolution de l’Assemblée nationale constituante en date du 25 juillet
1957 », in Association Tunisienne de Droit Constitutionnel (dir.), La République, op.cit., pp. 57-71.
1537 Déclaration du 6 septembre 1957 à la radiodiffusion suisse.
360
fonctionné. La lenteur constatée pour élaborer la Constitution1538 reflète la volonté de
BOURGUIBA de proposer une constitution sur mesure1539. Avant de constitutionnaliser un
régime politique bien précis, il s’attelle à réaliser la structure constitutionnelle de ses souhaits.
« La volonté d’unité du Président Bourguiba l’amène à exiger très vite un pouvoir concentré
dans un seul organe. »1540 Seul le président de la République incarne selon lui, l’unité de la
nation. Préférant le régime présidentiel états-unien, le leader nationaliste tarde à définir
précisément, le régime politique de la Tunisie car il veut l’adapter à l’impératif d’unité. Le
président de la République détient le pouvoir exécutif et participe au pouvoir législatif, afin de
garantir l’unité de la nation1541. Il dispose donc des pouvoirs reconnus au Chef de l’Etat dans
un régime présidentiel et parlementaire1542. L’Assemblée Nationale ne sert quant à elle que
d’organe d’approbation de la politique présidentielle.1543 Le monocamérisme traduit d’ailleurs
l’impératif d’unité qu'il exige.
Conçue par le Néo-Destour et pour BOURGUIBA, la Constitution du 1er juin 1959 traduit
l’impératif d’unité politique en des termes juridiques. Instrumentalisé par les hommes au
pouvoir, cet impératif bloque l’avènement du pluralisme politique et institutionnel. Imposée
par le haut alors qu’elle se voulait être la Constitution des Tunisiens, le texte constitutionnel
est au service du pouvoir politique. D'autant plus que la naissance d’une culture
constitutionnelle est nécessaire pour que les Tunisiens s’approprient l’idée même de
Constitution.
1538 Les constituants tunisiens ont travaillé environ trois ans pour doter le pays d’une constitution.
1539 Pour plus de précisions, cf. S. BESSIS et S. BELHASSEN (dir.), Bourguiba, op.cit., pp. 246-247.
1540 C. DEBBASCH, La République tunisienne, op.cit., p. 53.
1541 Le président de la République a un pouvoir d’initiative et de direction dans tous les domaines. Le chef de
l’Etat en Tunisie a par conséquent, plus de pouvoirs que le président des Etats-Unis. Contrairement aux
Etats-Unis où le président peut être destitué par la procédure d’ « impeachment », le Chef d’Etat tunisien ne
peut jamais être mis en accusation. Par ailleurs, il n’est pas responsable devant le peuple tunisien puisque la
Constitution du 1er juin 1959 ne prévoit pas de recours au référendum, pour arbitrer les conflits entre le
Chef de l’Etat et l’Assemblée nationale. Avec la Constitution du 1er juin 1959, le président de la
République n’est responsable devant le peuple que s’il représente sa candidature à l’élection présidentielle
et que les Tunisiens ne le reconduisent pas. Pour plus de précisions, cf. V. SILVERA, « Le régime
constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., pp. 392-393.
1542 Pour plus de précisions, cf. les paragraphes « Le chef de l’Etat est le Président d’une République
présidentielle » et « Le Président du Conseil apparaît comme le Président du Conseil d’un régime
parlementaire », in C. DEBBASCH, La République tunisienne, op.cit., pp. 56-59.
1543 « La Constitution adoptée tient largement compte de ses souhaits : le chef de l’Etat est élu en même temps
que l’Assemblée au suffrage universel et pour la même durée de cinq ans. Il est rééligible trois fois. Les
secrétaires d’Etat sont responsables devant lui. La Chambre n’a sur le chef de l’exécutif aucun pouvoir de
censure, il doit se contenter de l’informer. Il a non seulement l’initiative des lois “concurremment” avec
l’Assemblée, mais ses projets ont priorité et il a la possibilité de légiférer par décrets-lois. » S. BESSIS et
S. BELHASSEN (dir.), Bourguiba, op.cit., pp. 247-248.
361
Paragraphe 2
Une culture constitutionnelle nécessaire à l’appropriation de l’idée
de constitution
Créée comme un instrument du pouvoir politique, la Constitution du 1er juin 1959 n’a jamais
été véritablement considérée par les citoyens (A). Afin d’inverser la tendance, il fallait
impérativement que les Tunisiens la voient comme un instrument du gouvernement limité1544
et non seulement, comme un instrument du pouvoir. Cela ne sera possible que par la naissance
progressive – dans les mentalités et la pratique – d’une culture constitutionnelle (B). Cette
dernière n’émerge qu’avec le temps et grâce à la consolidation de la démocratie dans un pays
en pleine transition.
A.
La Constitution du 1er juin 1959, un instrument au service du pouvoir politique
La Constitution du 1er juin 1959 est « le système établi en Tunisie [qui] a été conçu en
fonction de la personnalité du Président Bourguiba. »1545 Bien que les discours du
Combattant Suprême et les dispositions de la Constitution évoquent la souveraineté du peuple
et la séparation des pouvoirs1546, l’essentiel du pouvoir était exercé par le président de la
République et son parti. Les articles de la Constitution distinguaient pourtant le pouvoir
législatif du pouvoir exécutif : si en vertu de l’alinéa premier de l’article 18 de la Constitution
« [l]e peuple exerce le pouvoir législatif par l’intermédiaire de la Chambre des députés et de
la Chambre des conseillers1547, ou par voie de référendum »1548, le pouvoir exécutif était
exercé par le président de la République, assisté par un gouvernement dirigé par un Premier
ministre1549. Concrètement, le régime présidentiel mis en place par la Constitution du 1er juin
1959 accorde au président de la République, un pouvoir supérieur à celui des chambres
parlementaires. Cela fait « glisser la Tunisie dans un régime présidentialiste qui s’est
manifesté par un pouvoir accru du chef de l’Etat d’une part, sur la révision de la Constitution
1544 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 249.
1545 V. SILVERA, « Le régime constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., p. 393.
1546 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959,
dispositions du préambule et de l’article 3.
1547 Avant 1981, il s’agissait de la seule Assemblée Nationale. Après la révision du 1er juin 2002, le Parlement
tunisien a été composé de la Chambre des députés et de la Chambre des conseillers.
1548 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, article 18,
alinéa premier.
1549 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, article 37.
362
et d’autre part, sur la promulgation de textes juridiques de moindre rang. »1550 Il est alors
intéressant de se pencher sur le pouvoir du président de la République en matière de révision
constitutionnelle car l’objectif de ces développements est de démontrer que l’ « excédence des
pouvoirs et
l’expérience
constitutionnelle de la Tunisie indépendante. »1551 Ils ont par ailleurs contribué au désintérêt
texte constitutionnel ont caractérisé
l’ineffectivité du
des Tunisiens pour la Constitution et le droit constitutionnel.
La Constitution de la Première République a fait l’objet de douze révisions entre sa
promulgation et le 14 janvier 20111552. Initialement prévue aux articles 60 à 62 de la
Constitution du 1er juin 19591553, la révision constitutionnelle est consacrée au Chapitre X1554.
Selon l’article 76, l’initiative de la révision appartient au président de la République ou au
tiers au moins des membres de la Chambre des députés, sous réserve qu’elle ne porte pas
atteinte à la forme républicaine de l’Etat1555. Selon le préambule de la Constitution, cette
dernière1556 est la meilleure garantie pour le respect des droits de l’Homme et pour
l’instauration de l’égalité des citoyens en droits et en devoirs. Par conséquent, il est nécessaire
de voir dans un premier temps, en quoi consiste le régime républicain pour les Tunisiens.
Dans un second temps, les différentes révisions constitutionnelles qui ont eu pour objectif de
maintenir BOURGUIBA et BEN ALI au pouvoir, seront analysées.
1550 S. GOUIA, « Le bilan des révisions de la Constitution de la Tunisie de 1959 : Une atteinte à la Constitution
par des changements anticonstitutionnels », in R. BEN ACHOUR
(dir.), Les changements
anticonstitutionnels de gouvernement : approches de droit constitutionnel et de droit international, Aix-en-
Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, Coll. « Les Cahiers de l’Institut Louis Favoreu », n° 3,
2014, p. 87.
1551 A. FATNASSI, « Pour une nouvelle identité constitutionnelle de la Tunisie », in Droit et Politique, Revue
Tunisienne d'études Juridiques et Politiques, n° 1, 2012, p. 53.
1552 Les douze révisions ont eu lieu en 1965, 1967, 1969, 1975, 1976, 1981, 1988, 1995, 1997, 1998, 2002 et
2008. « Malgré l’intégration, à travers certaines de ces révisions, de valeurs universelles se rattachant aux
droits de l’Homme (comme les articles 5, 9, 12, et 13 révisés en 2002), à la démocratie et à l’Etat de droit
(comme les articles 8, 18, et 19, révisés en 2002 et 1976), à la promotion de la jeunesse (comme à travers
l’article 20 révisé en 2002), il a été impossible d’éviter l’effet négatif des mesures anticonstitutionnelles
maintenues ou introduites au fur et à mesure dans le texte de la Constitution de 1959. Ces effets négatifs
ont, par un effet de boule de neige sociale et politique fini par faire destituer le premier Président de la
République, puis, par préparer le terrain aux émeutes populaires de la révolution du 14 janvier 2011. »
S. GOUIA, « Le bilan des révisions de la Constitution de la Tunisie de 1959 : Une atteinte à la Constitution
par des changements anticonstitutionnels », précit., p. 85.
1553 V. SILVERA, « Le régime constitutionnel de la Tunisie : la Constitution du 1er juin 1959 », précit., p. 390.
1554 Des articles 76 à 78. La loi constitutionnelle n° 95-90 du 6 novembre 1995 transforme le Chapitre IX de la
Constitution en Chapitre X.
1555 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, article 76,
premier alinéa.
1556 Alors que l’article 76 de la Constitution dispose de la forme républicaine de l’Etat, le préambule de la
Constitution traite du régime républicain. Il semblerait que le texte constitutionnel ne fasse pas de
distinction entre les deux expressions. A l’instar du texte constitutionnel, les deux expressions sont
employées dans les développements qui suivent de manière indifférente.
363
De manière générale, « [l]e régime républicain doit […] respecter trois conditions
cumulatives et interdépendantes de manière à ce que chaque défaillance au niveau de l’une
de ses composantes entraîne la dénaturation du régime lui-même. »1557 Imprégné de l’idéal
républicain français1558, la République1559 comprend trois composantes cumulatives et
interdépendantes. Deux d’entre elles sont substantielles : la République « désigne l’objet
propre et la fin du pouvoir politique et extensivement l’organisation de la Cité1560. Ensuite, la
République implique toute forme d’organisation politique qui n’est pas despotique ou
tyrannique, elle est donc synonyme de démocratie. »1561 La troisième est formelle : la
République signifie le caractère non monarchique de l’Etat. En Tunisie, sous l’empire de la
Constitution du 1er juin 1959, le régime républicain n’a été conçu que dans sa composante
formelle. En effet, l’intérêt public ne gouvernait pas puisque la Constitution et le pouvoir
politique étaient au service du président. La révision constitutionnelle n° 76-37 du 8 avril
19761562 et celle du 1er juin 2002 qui modifient l’article 39 de la Constitution1563, prouvent
d’ailleurs que la dimension démocratique du régime républicain était absente de la pratique
politique sous l’ancien régime.
La révision de 1976 permet à tout « Président en exercice d’être rééligible à chaque
réélection alors que, jusque-là les mandats présidentiels étaient limités à trois. »1564 Elle est
précédée de la révision de l’article 40 en 1975 qui « par son contenu, a donné à Habib
1557 A. FATNASSI, « Pour une nouvelle identité constitutionnelle de la Tunisie », précit., p. 60.
1558 Pour plus de précisions, cf. S. LAGHMANI, « Le concept de République dans la pensée occidentale », in
Association Tunisienne de Droit Constitutionnel (dir.), La République, op.cit., pp. 9-41.
1559 L’idéal républicain français a imprégné les élites tunisiennes au cours de la période de lutte pour
l’indépendance et au moment de l’élaboration de la Constitution du 1er juin 1959. Afin de bien cerner le
régime républicain en Tunisie, il est nécessaire de clarifier le concept de République. Ce dernier est ici
compris dans son acception originelle, autrement dit telle que la tradition constitutionnelle française
l’envisage. Les trois composantes de la République sont exposées dans les développements qui suivent.
Pour plus de précisions, cf. A. FATNASSI, « Pour une nouvelle identité constitutionnelle de la Tunisie »,
précit., pp. 53-63.
1560 Dans son article précité, le Professeur Slim LAGHMANI insiste sur le concept romain de res publica. « La
République est, d’abord, étymologiquement, une détermination du champ politique : res publica la chose
publique ou le bien commun. Elle désigne l’objet propre et la fin du pouvoir politique et ce par opposition
à res privata. Cela correspond à la fois à une définition de l’Etat par opposition à la société civile et à une
doctrine de la légitimité du pouvoir politique par sa fin. » Dans la suite de ses développements, le
Professeur Slim LAGHMANI évoque la souveraineté du populus (de l’ensemble de la population), la
démocratie et l’élection, comme mode de désignation des gouvernants, composantes du concept romain de
res publica. S. LAGHMANI, « Le concept de République dans la pensée occidentale », précit., p. 14.
1561 A. FATNASSI, « Pour une nouvelle identité constitutionnelle de la Tunisie », précit., p. 60.
1562 Cette révision vise essentiellement à modifier l’article 39 de la Constitution et à attribuer la présidence à vie
à BOURGUIBA.
1563 Révision constitutionnelle n° 2002-5 du 1er juin 2002 qui modifie l’article 39 et autorise BEN ALI à être
rééligible sans limitation de mandat.
1564 S. GOUIA, « Le bilan des révisions de la Constitution de la Tunisie de 1959 : Une atteinte à la Constitution
par des changements anticonstitutionnels », précit., p. 87.
364
Bourguiba, la possibilité d’être maintenu à vie dans ses fonctions de Président de la
République. »1565 Par ailleurs, la révision de 2002 qui modifie les articles 39, 40 et 41, a été
qualifiée d’ « enterrement de la République » et de « projet qui tourne le dos aux aspirations
des Tunisiens à la démocratie. »1566 Certains auteurs ironisent d'ailleurs en déclarant que « la
Constitution livre la présidence au hasard de la biologie, faisant de la présidence une
“présidence à espérance de vie”. »1567
La République est la « [f]orme de gouvernement où le pouvoir et la puissance ne sont pas
détenus par un seul, et dans lequel le chef de l’Etat n’est pas héréditaire. »1568 Pourtant, le
Néo-Destour et le RCD exerçaient l’essentiel du pouvoir et aucune alternance à la tête de
l’Etat n’était possible. Au moment des élections, seule s’exprimait la volonté du parti au
pouvoir et de son chef. Certes, la Tunisie était constitutionnellement un régime républicain et
non une monarchie mais la pratique politique violait la forme républicaine de l’Etat. Aucun
juge, qu’il soit constitutionnel1569 ou ordinaire, ne protégeait la clause de l’article 761570, alors
même qu’elle était considérée comme « la substance de l’esprit tunisien qu’il ne faut pas
supprimer ou perdre. »1571 Les révisions répétées de la Constitution portaient ainsi atteinte au
« caractère permanent et fondamental de ce qui forme la Constitution ou en fait partie. »1572
L’identité constitutionnelle même étant bafouée par les hommes politiques au pouvoir, la
Constitution ne pouvait certainement pas servir à intégrer les Tunisiens et à faire naître une
culture constitutionnelle. Les unités politique et du pouvoir constituant originaire,
l’interprétation et les révisions que la Constitution avait subies empêchaient donc les
Tunisiens de considérer la Constitution comme « la garantie du consensus fondamental
nécessaire à la cohésion sociale. »1573
1565 Ibid.
1566 Ibid., p. 88.
1567 Ibid.
1568 République, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, op.cit., p. 1679. Il est intéressant de
noter qu’à l’exemple de la Constitution tunisienne du 1er juin 1959, Le Petit Robert désigne par
"république" un régime politique et une forme de gouvernement.
1569 Instauré en 1987, le Conseil constitutionnel n’a été consacré par la Constitution qu’au moment de la
révision de 1995. Pour autant, le Conseil constitutionnel ne s’est jamais élevé au rang de juridiction puisque
le pouvoir politique avait la mainmise sur lui. Pour plus de précisions, cf. S. GOUIA, « Le bilan des
révisions de la Constitution de la Tunisie de 1959 : Une atteinte à la Constitution par des changements
anticonstitutionnels », précit., p. 88.
1570 Autrement dit, la forme républicaine de l’Etat.
1571 A. FATNASSI, « Pour une nouvelle identité constitutionnelle de la Tunisie », précit., p. 55.
1572 Ibid.
1573 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 266.
365
Sous l’ancien régime, la Constitution a essentiellement été conçue « comme un instrument à
la disposition des détenteurs du pouvoir. »1574 Disposant des croyances, valeurs et symboles
nationaux1575 à l’instar de l’Islam, de la langue arabe (article 1), du drapeau et de la devise
(article 4), la fonction d’intégration pourtant, ne lui était clairement pas dévolue. Le CSP
servait de « Constitution civile »1576 aux Tunisiens car contrairement à la Constitution, il
organisait et structurait la société civile. A l’image de la société, il consacrait à la fois les
valeurs religieuses et les droits acquis de la femme1577. Alors que la Constitution du 1er juin
1959 a subi de multiples révisions et qu’elle a été remplacée par la Constitution du 27 janvier
2014, le CSP dure dans le temps et offre ainsi une stabilité aux Tunisiens1578.
Comme l’affirme le Professeur Yves GAUDEMET : « Nous retrouvons [en Tunisie] cette
dissociation du temps politique et du temps civil ; que le premier soit un temps court et le
second un temps long comporte cette conséquence, paradoxale seulement à première vue, que
la constitution civile structure et organise finalement davantage une nation que sa
constitution politique. »1579 Autrement dit, sous l’empire de la Constitution du 1er juin 1959,
les Tunisiens étaient exclus de l’arène politique car le texte constitutionnel était
instrumentalisé par les politiques. Au service de BOURGUIBA et de BEN ALI, la
Constitution n’a jamais été conçue comme un élément d’intégration et n’a pas aidé à la
naissance d’une culture constitutionnelle.
Au centre des revendications politiques, juridiques, économiques et sociales du fait de la
révolution, les Tunisiens sont en fait à l’initiative de la Constitution du 27 janvier 2014.
1574 Ibid., p. 272.
1575 Pour plus de précisions, cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE I
de cette thèse, relatif à l’importance des valeurs et des symboles de la Deuxième République, p. 217.
1576 Selon le Professeur Yves GAUDEMET, la « Constitution civile » est une formule qui « emprunte au droit
public le terme même de constitution pour l’appliquer à la société civile ; l’ambition est de fixer les
principes de celle-ci, dans la durée et pour organiser l’ordre social, “établir l’ordre civil et fonder l’ordre
moral”, pour reprendre les formules de Cambacérès. » Y. GAUDEMET, « Le Code civil, “constitution
civile de la France” », in 1804-2004, Le Code civil, un passé, un présent, un avenir, Paris, Dalloz, 2004,
p. 298.
1577 Pour plus de précisions, cf. le Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre II de la PARTIE I de
cette thèse, relatif à la reconnaissance de l’égalité en droits du Tunisien et de la Tunisienne, p. 274.
1578 Le Professeur Haykel BEN MAHFOUDH et Mouna TABEI parlent de « Constitution sociale » pour évoque
le CSP. Sur ce point, voir H. BEN MAHFOUDH et M. TABEI, « Tunisie. Table ronde », précit., p. 478.
1579 Y. GAUDEMET, « Le Code civil, “constitution civile de la France” », précit., p. 299.
366
B.
Le besoin d’une culture constitutionnelle travaillée par les gouvernés
Avant d’envisager la formation d’une culture constitutionnelle travaillée par les gouvernés, il
faut s’attarder sur la définition de la culture constitutionnelle. La culture juridique porte sur le
droit en général et la culture politique sur l’organisation politique d’une société1580. La culture
constitutionnelle elle, s’intéresse « à la constitution comme institution du droit et d’une
communauté politique. »1581 Elle concerne donc les phénomènes du pouvoir1582 et a pour objet
principal la constitution. D’après le Professeur Peter HÄBERLE, la constitution « est une
partie de la culture, elle constitue si on veut (plus précisément : il faut qu’elle constitue) au
moins le quatrième élément »1583 de l’Etat1584. N’étant pas seulement un texte à interpréter, la
constitution est l’expression de l’identité. Moyen d’autoreprésentation culturelle, elle est le
miroir d’un peuple, son héritage et son patrimoine, le fondement même de ses espérances1585.
Or, du fait de son instrumentalisation politique et de ses révisions répétées, les Tunisiens ne la
voyaient pas comme l’acte qui fonde l’identité et qui pose les bases du contrat social. Cela dit,
les Tunisiens portent-ils un intérêt aux phénomènes de pouvoir et par voie de conséquence,
considèrent-ils la constitution comme un acte d’institution ? En d'autres termes, existe-t-il
actuellement une culture constitutionnelle en Tunisie ?
La culture constitutionnelle naît des discours politiques, doctrinaux et/ou jurisprudentiels et de
la manière dont les citoyens (gouvernants, gouvernés) s’approprient la constitution1586.
Jusqu’à présent, l’objet des développements a été de démontrer que sous l’ancien régime, les
discours politiques visaient à exalter la personnalité des présidents de la République. Les
dispositions constitutionnelles étaient quant à elles instrumentalisées par les gouvernants et les
gouvernés étaient écartés des considérations juridiques et constitutionnelles. Ces derniers
avaient tout de même conscience de la nécessité d’un pouvoir politique limité par le droit, ce
qui n’est d’ailleurs pas étranger à la tradition réformiste tunisienne. En effet, la Révolution du
Jasmin prouve que les enseignements d’IBN ABI DHIAF ont été suivis et que les idées
1580 Afin de mieux appréhender les définitions de la culture juridique et politique et de bien cerner leurs
différences, voir M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., pp. 119-128.
1581 Ibid., p. 126.
1582 Si la culture politique est plus large que la culture constitutionnelle, les deux types de cultures partagent la
volonté de fonder l’identité nationale et l’unité d’une société politique donnée.
1583 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., p. 26.
1584 Selon la théorie générale de l’Etat, les trois autres éléments sont le peuple, le pouvoir et le territoire.
1585 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., p. 16.
1586 B. SCHLINK, « German Constitutional Culture
(ed.),
Constitutionalism, Identity, Difference and Legitimacy. Theoretical Perspectives, Durham-London, Duke
University Press, 1994, pp. 197-222.
in M. ROSENFELD
in Transition »,
367
constitutionnalistes ont fait leur chemin. Comme cela a été dit, IBN ABI DHIAF estimait que
le pouvoir limité par le droit, Mulk al muqaïd bi quanun, pouvait s’obtenir par le biais de la
révolution d’un peuple en quête de liberté contre le despotisme ou par l’octroi d’une
constitution. Ainsi, la révolution du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 a permis aux
Tunisiens de contester l’oppression, l’injustice, la corruption et le népotisme du régime
autoritaire du Président Zine El Abidine BEN ALI. Puis, la Constitution du 27 janvier 2014 a
mis en place un pouvoir politique limité et respectueux des libertés et droits individuels1587.
Si elle avait pour objectif de résoudre les crises politiques, économiques, sociales et
sécuritaires du pays, la révolution a réveillé les consciences des Tunisiens. La société civile a
réalisé deux choses essentielles : d'une part, l’impact que pouvait avoir l’expression de sa
volonté ; d'autre part, l’importance du droit – notamment constitutionnel – dans la réalisation
pleine et entière de son aspiration démocratique et dans la consécration de ses droits et
libertés. Avant 2011, les réformes politiques ou juridiques étaient imposées par les
gouvernants mais actuellement, elles sont décidées par les gouvernés. Du fait des élections
constituantes, législatives et présidentielles, les Tunisiens voient la Constitution comme un
instrument de gouvernement limité et non seulement, comme un instrument du pouvoir. La
conception de la Constitution change : elle est dorénavant perçue « comme organisation de la
société civile et régulation des rapports sociaux. »1588
Autrement dit, pour que se consolide la culture constitutionnelle naissante en Tunisie, les
Tunisiens doivent s’intéresser aux relations gouvernants / gouvernés et participer à
l’élaboration des politiques publiques. Pour ce faire, il faut que le processus de décision
politique et juridique conserve le caractère participatif du processus constituant : il s’agit alors
de multiplier les échanges entre les gouvernants et la société civile (associations et groupes de
pression). Cela ne signifie pas que les citoyens remplacent les représentants élus mais qu’ils
les assistent au cours de la formation des décisions politiques ou de l’élaboration des lois. Il
faudrait alors aménager des espaces d’expression pour les gouvernés au sujet des politiques
1587 Voir sur ce point M. TOUZEIL-DIVINA, « Printemps & Révolutions arabes : un renouveau pour la
séparation des pouvoirs ? », Pouvoirs, 2012, n° 143, pp. 29-45. Voir également M. TOUZEIL-DIVINA,
« Rêver un impossible rêve : à propos du régime parlementaire projeté en Méditerranée », in Revue
Méditerranéenne de Droit Public : Influences & Confluences constitutionnelles en Méditerranée, Paris,
L’Epitoge – LGDJ, n° 3, 2015, pp. 31-52.
1588 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 249.
368
publiques, institutionnaliser les négociations collectives et les expressions organisées ou non,
de la volonté du peuple1589.
C’est finalement en liant les phénomènes sociaux et politiques au droit que la Constitution
s’inscrit dans un contexte favorable à sa compréhension et à son application, par les citoyens.
Ces derniers deviennent ainsi les acteurs des normes politiques ou juridiques. Depuis la
révolution et l’adoption de la Constitution du 27 janvier 2014, il est enfin possible d’espérer
que les droits proclamés aient des effets tangibles dans la pratique. Le droit n’est plus imposé
par le haut, il provient des réclamations et revendications citoyennes. La représentation de la
constitution dans l’esprit collectif est donc en train de changer. Par ailleurs, avec le temps,
l’émergence de comportements et de pratiques conformes à la démocratie et aux droits
fondamentaux, participera à la consolidation de la culture constitutionnelle naissante. Le
temps de la transition démocratique est nécessairement un temps long. Comme l’affirme le
Professeur Denis BARANGER « [l]es constitutions modernes n’ont pas leur rythme propre :
elles l’empruntent hors d’elles, dans une temporalité qui a été érigée en un phénomène
intégralement refermé sur soi et inaccessible. »1590 Si la constitution est au fondement des
institutions et des normes, elle oscille constamment entre ce qui est posé et ce qui sera créé
avec le temps. Elle fait naître une organisation politique qui a elle-même besoin de temps
pour s’implanter dans l’esprit et les institutions de la nation1591.
1589 Les Tunisiens ont pu participer au processus constituant car le règlement intérieur de l’ANC du 20 janvier
2012 prévoyait que le Bureau de l’Assemblée charge un assesseur auprès du Président qui s’occuperait des
relations avec la société civile. Cf. B. ABDELKAFI, « L’Assemblée nationale constituante et la société
civile : Quelle relation ? », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL
SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et
perspectives, op.cit., pp. 139-147. Le rapport précité traite également du rôle de l’ONG tunisienne AL
BAWSALA au sein de l’ANC et des rapports entre la société civile et les commissions constituantes, cf. A.
YAHYAOUI, « Observer l’Assemblée nationale constituante » et J. BEN MBAREK, « Processus
constitutionnel et société civile : de la négation à l’acceptation ? », in M. MARTINEZ SOLIMAN,
S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La
Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., respectivement aux pp. 253-261 et
263-270.
1590 D. BARANGER, « Temps et Constitution », précit., pp. 45-46.
1591 M. ALTWEGG-BOUSSAC, Les changements constitutionnels informels, Paris, LGDJ/Fondation Varenne,
2013, 527 p.
369
370
CONCLUSION
Initialement imposées par l’Occident, les idées constitutionnalistes ont impacté les
réformateurs tunisiens au XIXème siècle. Alors qu’elles avaient servi à ouvrir la pensée
politique arabe aux idées européennes, elles ont été récupérées par les nationalistes et mises
au service de l’indépendance du pays. Brimées par les pouvoirs publics sous l’ancien régime,
elles s’expriment au cours de la Révolution du Jasmin et aboutissent à l’adoption de la
Constitution du 27 janvier 2014.
Partagée entre l’aspiration à l’universel et
le repli identitaire, la Constitution du
27 janvier 2014 est un défi pour les constitutionnalistes : elle permet d’envisager le
constitutionnalisme tunisien actuel comme un discours alternatif au constitutionnalisme
global.
371
372
Chapitre 2 Le constitutionnalisme tunisien actuel comme discours alternatif au
constitutionnalisme global
S’il est habituel pour les constitutionnalistes comparatistes d’étudier la convergence des
systèmes constitutionnels, l’objectif de ces développements est de changer de point de vue et
d'échelle d’observation. L’intérêt de la dimension culturelle du droit en Tunisie, transforme la
représentation de la globalisation du droit constitutionnel1592. En effet, l’observation et l’étude
du droit d’un pays en voie de développement en modifie l'approche, interroge les
manifestations locales du constitutionnalisme et fait de la différence, une partie intégrante des
discours sur le constitutionnalisme global. Comme l’affirme d’ailleurs le Professeur Marie-
Claire PONTHOREAU « [à] l’ère globale, le regard se détourne du Nord où est né le
constitutionnalisme pour scruter le Sud afin d’y voir comment il s’acclimate et interroger les
interactions entre les différents Sud(s). »1593
Dès lors, au lieu de promouvoir les discours de la constitutionnalisation d’une gouvernance
globale, l’étude de la réalité sociale, politique et constitutionnelle tunisienne conduit le
comparatiste à proposer de nouveaux discours qui promeuvent une approche différenciée de
la globalisation du droit. Développés à partir de l’étude de la Constitution du 27 janvier 2014,
il est question de penser le constitutionnalisme transformateur en Tunisie (Section 1) et
d’envisager l’émergence d’une version originale du constitutionnalisme dans la région : le
constitutionnalisme identitaire (Section 2). Ces discours alternatifs posent en filigrane, la
question de savoir si le cas tunisien est singulier ou s’il peut servir d’exemple régional à
l’émergence d’un ou de nouveaux types de constitutionnalismes. Même s’il s’agit ici de
discours alternatifs au constitutionnalisme global, il ne faut en aucun cas dénaturer ou diluer
les fondements mêmes du constitutionnalisme que sont la limitation du pouvoir et la garantie
de l’autonomie des individus1594.
1592 G. HALMAI, Perspectives on Global Constitutionalism: The Use of Foreign and International Law, The
Hague, Eleven International Publishing, 2014, 259 p.
1593 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., p. 132.
1594 Ibid., p. 134.
373
Section 1
Penser le constitutionnalisme transformateur en Tunisie
Selon
le Professeur Gilberto BERCOVICI, « [l]e mouvement des constitutions
transformatrices commence au début du XXème siècle avec la Constitution de l’Inde de 1949 et
s’étend sur des pays de différentes cultures, comme l’Afrique du Sud, le Brésil, le Portugal et
l’Espagne, mais qui possèdent un caractère commun : la position périphérique dans
l’économie mondiale. »1595 Renvoyant initialement et essentiellement aux expériences sud-
africaine1596 et latino-américaine1597, les Constitutions qui s’inscrivent dans le mouvement du
constitutionnalisme transformateur naissent généralement dans un contexte marqué par des
inégalités sociales et des institutions corrompues. L’objectif de ces développements est de
définir le constitutionnalisme transformateur et de savoir s’il s’exprimerait actuellement, au
travers des dispositions de la Constitution du 27 janvier 2014 (Paragraphe 1).
Théorisé à partir de
la Constitution sud-africaine de 1996,
le constitutionnalisme
transformateur signifie « une pérennité de la promulgation, de l’interprétation et de
l’application constitutionnelles qui vise (non pas isolément, bien sûr, mais dans un contexte
historique de développements politiques propices) à transformer les institutions politiques et
sociales et les relations de pouvoir d’un pays dans une direction démocratique, participative
et égalitaire. Le constitutionnalisme transformateur induit un changement social à grande
échelle à travers des processus politiques non-violents ancrés dans le droit. »1598 De manière
plus pragmatique, le constitutionnalisme transformateur se manifeste dans les catalogues de
droits constitutionnels et par la promotion constitutionnelle des acteurs de la démocratie.
En effet, pour qu’une constitution relève du constitutionnalisme transformateur, les
constituants doivent1599 s’attacher à promouvoir les droits économiques, sociaux et culturels,
afin de changer en profondeur, les structures économiques et sociales de leur pays. Par
1595 G. BERCOVICI, « La Constitution brésilienne de 1988, les Constitutions transformatrices et le nouveau
constitutionnalisme latino-américain », in C.-M. HERRERA (dir.), Le constitutionnalisme latino-américain
aujourd’hui : entre renouveau juridique et essor démocratique ?, op.cit., p. 117.
1596 Le terme de constitutionnalisme transformateur a été employé pour la première fois en 1997 par
K. E. KLARE, pour évoquer la seule expérience sud-africaine. Cf. K. E. KLARE, “Legal Culture and
Transformative Constitutionnalism”, South African Journal on Human Rights, vol. 14, p. 146.
1597 Pour une analyse plus détaillée des constitutions transformatrices évoquées par le Professeur Gilberto
BERCOVICI, cf. le A. du Paragraphe 1 qui suit.
1598 K. E. KLARE, “Legal Culture and Transformative Constitutionnalism”, précit., p. 150.
1599 Dans les catalogues de droits constitutionnels.
374
ailleurs, ils tendent à placer le peuple et le pouvoir juridictionnel, au cœur des nouvelles
institutions1600.
Initiateurs des révolutions du Printemps arabe, les Tunisiens ont pensé que leur Constitution
pouvait être un modèle pour les autres pays arabes d’Afrique du Nord et du Proche-Orient.
Ainsi, la démonstration suivante s’appuie-t-elle sur le cas tunisien et s'interroge-t-elle sur sa
potentielle généralisation aux pays arabes secoués par la vague révolutionnaire de 2010-2011.
L’étude de la Constitution du 27 janvier 2014 conduit à identifier les caractéristiques de ce
nouveau type de constitutionnalisme en Tunisie. D’une part, la révolution témoigne de la
volonté des Tunisiens de changer de politique sociale et économique. Ils élaborent un riche
catalogue de droits constitutionnels1601 afin d'atteindre la justice sociale. D’autre part, en se
réappropriant la souveraineté, les Tunisiens se replacent au cœur des institutions : ils
promeuvent de nouveaux acteurs de la démocratie à l’instar des juges1602 et des mécanismes
de démocratie directe et participative1603. Si les traits saillants du constitutionnalisme
transformateur sont caractérisés en Tunisie, le constitutionnalisme tunisien actuel traduit-il un
nouveau modèle de droit constitutionnel (Paragraphe 2) ? Il est certainement nouveau par
rapport à la propre histoire du constitutionnalisme en Tunisie mais il l’est encore plus dans
une perspective globale, voire régionale.
Paragraphe 1
La caractérisation du constitutionnalisme transformateur en
Tunisie
Afin de pouvoir définir le constitutionnalisme transformateur en Tunisie, il importe d’aborder
ses manifestations et ses éléments d’identification (A), pour ensuite évoquer son expression
tunisienne (B).
1600 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., p. 133.
1601 Qu’ils soient civils et politiques ou économiques, sociaux et culturels.
1602 Cf. le Chapitre 2 du Titre II de cette PARTIE relatif au parachèvement du constitutionnalisme tunisien : la
mise en place de la Cour constitutionnelle, p. 509.
1603 Pour plus de précisions, cf. le B. du Paragraphe 1 qui suit relatif à l’expression tunisienne du
constitutionnalisme transformateur, p. 382.
375
A.
Les éléments d’identification du constitutionnalisme transformateur
A ce stade de la réflexion, il s’agit d’identifier les différentes manifestations du
constitutionnalisme transformateur et de savoir quelles en sont les composantes essentielles.
Selon le Professeur Gilberto BERCOVICI, le mouvement des constitutions transformatrices
(indienne, sud-africaine, brésilienne, portugaise et espagnole1604) débute au XXème siècle. Il
est intéressant d’étudier l’expression de ce constitutionnalisme au travers de ces dernières
pour déterminer si la Constitution du 27 janvier 2014 s’inscrit dans le mouvement des
constitutions transformatrices.
La Constitution indienne de 1949 est célèbre pour être une constitution de la décolonisation,
dans le sens où elle scelle la libération de l’Inde de l’occupation coloniale et réaffirme la
souveraineté du peuple sur son territoire. Elle mériterait également d'être reconnue sur le plan
économique et social : conçue comme un plan de transformation de la société, elle a offert à
l’Etat les moyens nécessaires1605 à la rénovation des structures sociales et économiques dans
lesquelles les Indiens vivaient1606. Cette conception de la constitution comme plan de
transformation sociale a été reprise par d’autres constitutions : au Portugal en 1976, en
Espagne en 1978.
Œuvre du mouvement révolutionnaire qui a renversé le régime fasciste portugais le 25 avril
1974, la Constitution de 1976 proclame l’objectif de la République d’ « assurer la transition
au socialisme » (article 2). En d'autres termes, l’Etat est « voué à la socialisation des moyens
de production et richesse, à abolir l’exploitation de l’homme par l’homme (art. 9C), et [à]
l’appropriation collective des moyens de production
soutenir
importants
(art. 10.2). »1607 Les Constitutions indienne et portugaise visent à inclure les secteurs
les plus
défavorisés dans l’ordre social. Elles constituent un programme d’actions pour transformer en
profondeur les institutions politiques, économiques et sociales de leurs pays1608. La
1604 G. BERCOVICI, « La Constitution brésilienne de 1988, les Constitutions transformatrices et le nouveau
constitutionnalisme latino-américain », précit., p. 117.
1605 Prévus à la Partie III de la Constitution de 1949 relative aux droits fondamentaux et à la Partie IV, aux
articles 36 à 51 qui concernent les « Principes directeurs de la politique de l’Etat ». Ces principes directeurs
sont bien mis en avant aux articles 38 et 39 de la Constitution.
1606 G. BERCOVICI, « La Constitution brésilienne de 1988, les Constitutions transformatrices et le nouveau
constitutionnalisme latino-américain », précit., p. 117.
1607 Ibid., p. 118.
1608 C.-M. HERRERA, « Constitutionnalisme social et populisme constitutionnel en Amérique latine », in
C.-M. HERRERA (dir.), Le constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui : entre renouveau juridique
et essor démocratique ?, op.cit., p. 83.
376
Constitution espagnole de 1978 ne propose pas un programme de transition vers le socialisme
mais un programme plus vaste « de politiques d’inclusion et de distribution
sociales. »1609 Programme pour l’avenir, le modèle ibérique fournit des lignes d’action
politique à l’Etat. Le rôle de la constitution dépasse d’ailleurs la simple limitation du pouvoir
ou
la garantie des droits et
libertés fondamentaux des citoyens. Elle accentue
l’interdépendance entre l’Etat et la société : des normes et des principes constitutionnels à
contenu social et économique sont adoptés. En intervenant dans les domaines sociaux et
économiques, l’Etat entraîne une série d’évolutions sociétales importantes1610.
L’exigence de transformation profonde de la société se trouve d’ailleurs dans des clauses
constitutionnelles qui fixent des objectifs à l’Etat. Il en est ainsi de l’article 2 de la
Constitution espagnole de 1978 et des « Principes directeurs de la politique de l’Etat » de la
Constitution indienne de 1949. Dans ces deux pays, l’Etat est obligé de soutenir la
transformation des structures économiques et sociales et de promouvoir les moyens de
garantir une existence digne et une justice sociale à tous. Depuis quand, comment mais
surtout pourquoi l’Etat est tenu de répondre à ces obligations ?
L’adoption de normes constitutionnelles à contenu économique et social se développe en
Europe dans la période d’entre-deux-guerres. « En effet, la constitutionnalisation de ce qui
était considéré jusqu’alors, et dans le meilleur des cas, comme des “politiques sociales” – qui
se répandaient dans les Etats européens depuis l’Allemagne de Bismarck -, donne à ces
interventions dans le domaine social et économique une dimension politique spécifique, de
caractère normatif, entraînant une série d’évolutions importantes. »1611 Afin de modifier le
régime social existant et d’intégrer les secteurs défavorisés dans l’ordre social, le principe de
justice ou d’égalité sociale est constitutionnellement consacré. Ce principe doit garantir une
vie digne à l’Homme. Il amène par conséquent à la reconnaissance d’un ensemble de droits
sociaux1612 qui nécessitent une intervention de l’Etat en matière économique1613.
1609 Ibid., p. 120.
1610 Ibid., p. 83.
1611 Ibid.
1612 A l’instar du droit au travail, du droit au logement, du droit à la santé, du droit à l’éducation, du droit aux
assurances sociales, du droit à la subsistance, « et un ensemble de droits des travailleurs, ainsi que des
garanties spéciales, en particulier en matière d’association syndicale. » C.-M. HERRERA, « Comment le
social vient au constitutionnalisme. Entre Etat et droits », in C.-M. HERRERA (dir.), La Constitution de
Weimar et la pensée juridique française, Paris, Kimé, 2011, p. 31.
1613 L’intervention étatique se manifeste notamment par la planification, la nationalisation, des réformes agraires
ou et/de socialisation des moyens de production. Le Professeur Carlos Miguel HERRERA précise que le
constitutionnalisme social pousse également à « la limitation de la propriété privée par sa fonction sociale,
377
Le modèle allemand et ibérique de constitution est importé en Amérique latine1614 et se
manifeste notamment dans la Constitution brésilienne de 19881615. Certains auteurs excluent
le processus constituant et la Constitution du Brésil de 1988 du mouvement des constitutions
transformatrices de l’Amérique latine. « D’après ces auteurs, même si la Constitution
brésilienne a devancé l’ordre typique du nouveau constitutionnalisme latino-américain
(environnement, reconnaissance et protection des droits des aborigènes, etc.), le fait même
que cette constitution dérive d’une transition accordée, qu’elle soit ensuite élaborée par un
Congrès et pas par une Assemblée constituante exclusive, ne permet pas que le texte de 1988
soit considéré comme le point de départ du nouveau constitutionnalisme latino-américain, qui
serait plutôt l’œuvre de la Constitution colombienne de 1991, suivie par les Constitutions du
Venezuela en 1999, de l’Equateur en 2008, et de la Bolivie en 2009. »1616
L’article 3 de la Constitution brésilienne rejoint cependant les articles 2 de la Constitution
espagnole et les « Principes directeurs de la politique de l’Etat » de la Constitution indienne,
en présentant « un programme de transformations économiques et sociales à partir d’une
série de principes de politique sociale et économique que
l’Etat brésilien doit
poursuivre. »1617 La réalité sociale est donc prise en compte par le droit constitutionnel qui
fixe dans le même temps des objectifs à l’Etat. Ce dernier doit par tous les moyens légaux
disponibles, transformer la société, c'est-à-dire lutter contre le sous-développement et les
inégalités sociales. Qualifiées de clauses transformatrices par le Professeur Gilberto
BERCOVICI1618, ces dispositions constitutionnelles soulignent l’écart entre les injustices
sociales et le besoin de les éliminer. L’Etat est constitutionnellement tenu de promouvoir des
moyens qui réalisent de manière progressive et dynamique, une existence digne à tous. Cette
qui peut aller jusqu’à l’expropriation ou la socialisation », C.-M. HERRERA, « Comment le social vient
au constitutionnalisme. Entre Etat et droits », précit., p. 31.
1614 Il est intéressant de relever que la Constitution mexicaine de 1917 développe, avant la Constitution
allemande de Weimar, le dispositif originaire du constitutionnalisme social. Elle proclame les droits sacrés
des ouvriers et les fait reposer sur le principe de justice sociale. Pour plus de précisions sur ce point cf. C.-
M. HERRERA, « Constitutionnalisme social et populisme constitutionnel en Amérique latine », précit.,
p. 84. Contrairement à la Constitution mexicaine de 1917, les Constitutions des Etats latino-américains
d’entre-deux-guerres n’étaient pas disposées à méconnaître l’ordre social existant. Elles étaient plutôt
considérées comme des projets de modernisation économique et institutionnelle véhiculés par les élites
bourgeoises de ces pays.
1615 A l’instar de la Constitution espagnole de 1978, la Constitution brésilienne de 1988 propose un vaste
programme de politiques d’inclusion et de distribution sociales. La Constitution brésilienne fait d’ailleurs
partie du processus de reconstitutionnalisation de l’Amérique latine qui débute dans les années 1980.
1616 G. BERCOVICI, « La Constitution brésilienne de 1988, les Constitutions transformatrices et le nouveau
constitutionnalisme latino-américain », précit., p. 117.
1617 Ibid., p. 120.
1618 Ibid.
378
conception de la Constitution et de l’Etat verra le jour en Afrique du Sud quelques années
plus tard, en 19961619, pour rompre définitivement avec la politique de l’apartheid1620.
Le seul exposé des différentes expressions constitutionnelles du constitutionnalisme
transformateur ne le définit pas complètement. Il est donc important de compléter les
manifestations constitutionnelles sus-évoquées du constitutionnalisme transformateur par ses
composantes essentielles.
Le caractère transformateur du constitutionnalisme est généralement identifié à partir d’ « une
large reconnaissance des droits, y compris des droits sociaux et collectifs1621, avec des
leur effective réalisation1622, d’une part, et un
instruments de garanties assurant
élargissement, sinon un approfondissement, des mécanismes de participation démocratique,
d’autre part. »1623 Le développement des mécanismes de participation démocratique est au
fondement de ce nouveau type de constitutionnalisme. La notion de pouvoir constituant
originaire retrouve d’ailleurs sa place centrale dans le droit constitutionnel : elle fonde une
conception participative de la démocratie. Conçue comme « mandat direct du pouvoir
constituant »1624, la constitution a alors deux fonctions : exprimer la volonté populaire de
configurer et de limiter l’Etat1625 et prédéterminer les possibilités des pouvoirs constitués de
réviser la constitution1626. Elle incarne donc « la juridisation des décisions politiques
1619 Surtout dans la Déclaration des droits, aux articles 7 à 39.
1620 Afin de lutter contre les inégalités et la pauvreté, la Constitution sud-africaine cherche à corriger les erreurs
du passé en rénovant l’ordre économique et social.
1621 Les droits sociaux prévus par la Constitution du 27 janvier 2014 sont exposés et analysés au sein du A. du
Paragraphe 2 qui suit.
1622 Sur la garantie juridictionnelle des droits et libertés des Tunisiens cf. le Chapitre 2 du Titre II de cette
PARTIE, relatif au parachèvement du constitutionnalisme tunisien : la mise en place de la Cour
constitutionnelle, p. 509509.
1623 C.-M. HERRERA, « La question du constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui », in C.-M.
HERRERA (dir.), Le constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui : entre renouveau juridique et essor
démocratique ?, op.cit., p. 9
1624 R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Se puede hablar de un nuevo consitutionalismo
latinoamericano como corriente doctrinal sistematizada ? », http://www.juridicas.unam.mx/wccl/ponen
cias/13/245.pdf, p. 4.
1625 Dans la conception traditionnelle du constitutionnalisme, la Constitution doit être rigide, garantie par une
juridiction constitutionnelle, avoir une force obligatoire, être interprétée, appliquée et avoir une influence
sur les rapports politiques. Le constitutionnalisme transformateur insiste certes sur les éléments
traditionnels de définition de la constitution et sur ses fonctions de limitation des pouvoirs et de garantie
des droits constitutionnels mais il cherche surtout à penser la constitution comme expression directe de la
souveraineté du peuple. Pour plus de précisions, cf. R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU,
« Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme latino-américain », in C.-M. HERRERA (dir.), Le
constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui : entre renouveau juridique et essor démocratique ?,
op.cit., pp. 30-31.
1626 Ibid., pp. 42-43. Voir également G. BERCOVICI, « La Constitution brésilienne de 1988, les Constitutions
transformatrices et le nouveau constitutionnalisme latino-américain », précit., p. 122. Pour ce qui est du cas
379
fondamentales adoptées par la souveraineté populaire, le lien entre politique et droit, et le
mécanisme de légitimation démocratique de celui-ci. »1627 L’ordre juridique posé par la
constitution est par conséquent, imprégné de normes constitutionnelles qui véhiculent en
permanence la volonté constituante. Du fait de sa légitimité démocratique, la constitution
retrouve sa centralité dans l’ordre juridique : son application et interprétation fortifient
d’ailleurs sa présence déterminante.
Cette nouvelle conception de la constitution impacte nécessairement celle de l’Etat. A partir
des années 1970, les nouvelles constitutions ne se limitent plus à établir des catalogues de
droits, des compétences et des pouvoirs séparés. Elles contiennent désormais des normes et
des clauses1628 qui conditionnement le rôle de l’Etat en lui imposant des objectifs de
transformation de la société1629. L’Etat doit constamment et de manière diligente, réaliser des
prestations qui assurent aux individus une vie digne. D’ailleurs, le contraste qu’il existe entre
la réalité sociale injuste et le besoin de l’éliminer rappelle constamment à l’Etat la nécessité
de soutenir la transformation de la structure économique et sociale.
Par ailleurs, « [s]i l’Etat-nation était fondé sur l’idée d’homogénéité sociale, la nouvelle
organisation serait érigée sur le principe d’hétérogénéité sociale. »1630 Autrement dit, dans le
constitutionnalisme traditionnel1631, l’Etat était conçu par les élites pour créer une société
homogène et une organisation étatique centralisé. Dans le constitutionnalisme transformateur,
les institutions étatiques sont cette fois créées par les classes populaires, afin d’être au plus
près des réalités territoriales, économiques et sociales. Il en est ainsi du constitutionnalisme en
spécifique de la Tunisie voir C.-E. SENAC, « Les limites au pouvoir de révision de la nouvelle Constitution
tunisienne », in Revue générale du droit, 2014, n° 14739, [en ligne], [consulté le 15 octobre 2020],
www.revuegeneraledudroit.eu/?p=14739.
1627 R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme
latino-américain », précit., p. 30.
1628 A l’instar de l’article 2 de la Constitution espagnole de 1978, des « Principes directeurs de la politique de
l’Etat » de la Constitution indienne de 1949 et, de l’article 3 la Constitution brésilienne de 1988.
1629 R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme
latino-américain », précit., pp. 31-32.
1630 C.-M. HERRERA, « La question du constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui », précit., p. 13.
1631 Conçu comme un courant idéologique, ce constitutionnalisme « démarrerait, comme il est bien connu, par
le radicalisme démocratique, se réaliserait ensuite pendant les révolutions libérales de la fin du XVIIIème
siècle, et évoluerait enfin jusqu’aux constitutions de l’Etat de droit démocratique et social […] étayé par le
positivisme, qui a commencé avec le revirement conservateur du nouveau venu constitutionnalisme
révolutionnaire et a été prorogé jusqu’aux premières constitutions démocratiques durant la deuxième
décennie du XXème siècle. » R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects généraux du
nouveau constitutionnalisme latino-américain », précit., p. 31.
380
Tunisie : alors que l’Etat était conçu par les hommes d’Etat1632 pour assurer la souveraineté et
l’indépendance de la Tunisie1633, les institutions actuelles sont créées et voulues par les
Tunisiens. Seulement et contrairement au contexte dans lequel est né le constitutionnalisme
social en Allemagne, la réalité sociale et économique de la Tunisie postrévolutionnaire est
beaucoup plus complexe. Si l’Etat est tenu d’intervenir dans l’économie, il doit également
lutter contre la corruption mais surtout surmonter le chômage et le sous-développement1634. Si
son rôle est beaucoup plus profond, son domaine d’action est plus ample que celui des Etats
européens.
La prise en compte du pluralisme et de la diversité sociale par l’Etat implique par ailleurs de
reconnaître constitutionnellement les différentes composantes du corps social, telles que les
groupes vulnérables des femmes, des enfants, des jeunes, des handicapés et des personnes
âgées. Il est également fondamental que la constitution consacre la diversité économique du
pays, ce qui implique d’accorder aux citoyens et non seulement à l’Etat, un rôle actif dans la
société. Ce rôle des citoyens serait favorisé par la mise en œuvre de différents types de
démocratie : représentative, participative, délibérative ou référendaire. Ce nouveau type de
constitutionnalisme cherche finalement à résoudre les problèmes liés à l’inégalité sociale et
donne aux citoyens la possibilité de contrôler le pouvoir et de prendre leur destin en main.
Afin d’assurer ce contrôle, il faut que le contenu du texte constitutionnel soit en accord avec
ses fondements démocratiques dans le sens où « il doit générer des mécanismes pour la
participation politique directe des citoyens. »1635 Né de luttes sociales1636 importantes, ce
nouveau type de constitutionnalisme replace le peuple au centre de la réflexion sur la
constitution et la constitution, au centre de la réflexion sur le constitutionnalisme.
1632 Les Beys et les ministres réformateurs dans un premier temps. Les présidents tels que BOURGUIBA et
BEN ALI dans un deuxième temps.
1633 Par rapport à l’Empire ottoman, puis la France.
1634 Pour une analyse détaillée de la situation économique actuelle de la Tunisie cf. S. ZERELLI, « Que Dieu
sauve l’économie de la Tunisie ! », Kapitalis [en ligne], publié le vendredi 27 décembre 2019, [consulté le
10 février 2020], http://kapitalis.com/tunisie/2019/12/27/que-dieu-sauve-leconomie-de-la-tunisie/. Voir
également la synthèse de l’Etude économique de l’Organisation de Coopération et de Développement
Economique (OCDE) de mars 2018 sur la Tunisie. Cette étude a été effectuée par le Comité d’examen des
situations économiques et des problèmes de développement le 15 janvier 2018, avec la participation des
représentants du gouvernement tunisien. Publiée par le Secrétaire général de l’OCDE, elle est disponible à
l’adresse
suivante : http://www.oecd.org/fr/economie/etudes/Tunisia-2018-OCDE-etudes-economiques-
synthese.pdf. En 2019, l’OCDE a émis deux documents relatifs aux priorités de réformes (juillet 2019) et
aux perspectives économiques (novembre 2019). Ces deux documents sont disponibles à l’adresse
suivante : http://www.oecd.org/fr/economie/tunisie-en-un-coup-d-oeil/.
1635 R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme
latino-américain », précit., pp. 33-34.
1636 Le plus souvent révolutionnaires.
381
Afin de savoir si la Constitution tunisienne de 2014 fait partie du mouvement des
constitutions transformatrices, il est maintenant nécessaire d’étudier les composantes du
constitutionnalisme transformateur à l’aune du texte constitutionnel du 27 janvier 20141637.
B.
L’expression tunisienne du constitutionnalisme transformateur
La Constitution de la Deuxième République prend en compte la diversité économique et
sociale des Tunisiens. En effet, « outre les droits civils et politiques, on retrouve les droits
économiques et sociaux (parmi lesquels le droit au travail : art. 40), les droits de troisième
génération (tels que les droits collectifs : de la femme, art. 46 ; des enfants, art. 47 ; des
personnes handicapées, art. 48) et les nouveaux droits, concernant la protection de
l’environnement ou les nouvelles technologies (droit à l’eau, art. 44 ; à un environnement
sain et équilibré, art. 45 ; à la protection des données personnelles, art. 24). »1638 La
Constitution reconnaît les différentes composantes du corps social à l’instar des personnes
vulnérables1639 et consacre les conditions nécessaires à une vie digne1640. En vertu de
l’alinéa 2 de l’article 21 de la Constitution, ces conditions sont de la responsabilité de l’Etat
qui garantit les droits et libertés individuels et collectifs.
Ce rôle crucial de l’Etat « doit être analysé en relation avec les raisons des émeutes qui ont
mis fin au précédent régime autoritaire. »1641 La Constitution du 27 janvier 2014 prend en
compte les revendications économiques et sociales des révolutionnaires et fixe à l’Etat
l’objectif de réaliser la justice sociale. L’Etat doit donc, par tous les moyens légaux
disponibles1642, transformer la société telle qu’elle existait au moment de l’élaboration de la
1637 Les composantes essentielles du constitutionnalisme transformateur peuvent être regroupées et résumées
par quatre éléments : 1. La conception de la constitution comme plan de transformation de la société,
2. L’existence de normes et de principes constitutionnels à contenu social qui fixent des objectifs à l’Etat,
3. La présence constitutionnelle de droits sociaux et collectifs et, 4. La participation des citoyens aux
instances du pouvoir par le biais des mécanismes de démocratie directe ou/et participative.
1638 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
pp. 18-19.
1639 Tels que les femmes, les enfants, les jeunes, les personnes handicapées et âgées. Pour plus de précisions,
cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 2 du TITRE II de la PARTIE I de cette thèse, relatif à
la consécration de la plupart des droits découlant de la liberté, p. 268.
1640 C’est l’exemple de la constitutionnalisation du droit à la santé, à la couverture sociale et au travail. Cf. le A.
du Paragraphe 2 qui suit.
1641 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
pp. 19-20.
1642 C’est l’exemple de l’article 38 de la Constitution qui proclame que « [t]out être humain a droit à la santé ».
Cet article met à la charge de l’Etat l’obligation de garantir la prévention et les soins de santé au citoyen. Il
382
Constitution. Les articles 21, 38 et 40 de la Constitution tunisienne de 2014 rejoignent ainsi
l’article 2 de la Constitution espagnole de 1978, les « Principes directeurs de la politique de
l’Etat » de la Constitution indienne de 1949 et l’article 3 la Constitution brésilienne de 1988.
La Constitution du 27 janvier 2014 est donc conçue comme un plan de transformation sociale
puisqu’elle inclut les secteurs défavorisés de la société et qu’elle sert de programme d’action à
l’Etat.
De plus, la restriction des droits et des libertés fondamentaux – qu’ils soient civils et
politiques ou économiques, sociaux et culturels – ne peut en aucun cas porter atteinte à leur
essence. La clause générale de limitation prévue à l’article 49 de la Constitution, définit un
noyau essentiel de droits inviolables. Elle dispose d’une part que dans un Etat « civil » et
démocratique, les restrictions visant à sauvegarder les droits d’autrui, la défense nationale, la
sûreté, la santé ou la morale publique, ne peuvent être déterminées que par la loi. Elles
doivent par ailleurs, respecter le principe de la proportionnalité des restrictions par rapport à
l’objectif poursuivi1643. L’article 49 prévoit d’autre part que les instances juridictionnelles
assurent la protection des droits et libertés contre toute violation et qu’aucune révision ne peut
porter atteinte aux acquis en matière de droits de l’Homme et de libertés garanties par la
Constitution. Ces acquis font partie des clauses immuables ou non révisables de la
Constitution du 27 janvier 20141644.
Toutes ces dispositions sont rendues possibles par l’article 102 de la Constitution, selon lequel
le « pouvoir juridictionnel »1645 assure la suprématie de la Constitution et la protection des
droits et libertés. De plus, une Cour constitutionnelle est prévue à la Section II du Chapitre V
de la Constitution aux articles 118 à 1241646. Conformément au modèle européen de justice
constitutionnelle, elle exerce un contrôle concentré de la constitutionnalité des lois1647. Dans
assure « les moyens nécessaires à la sécurité et à la qualité des services de santé » et garantit « la gratuité
des soins pour les personnes sans soutien ou ne disposant pas de ressources suffisantes. » L’article 40 de la
Constitution précise quant à lui que l’Etat prend les mesures nécessaires pour garantir le droit au travail sur
la base du mérite et de l’équité. Pour plus de précisions sur ce point cf. le A. du Paragraphe 2 qui suit.
1643 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 19.
1644 C.-E. SENAC, « Les limites au pouvoir de révision de la nouvelle Constitution tunisienne », in Revue
2020],
[consulté
octobre
14739,
ligne],
[en
15
du
n°
le
générale
droit,
www.revuegeneraledudroit.eu/?p=14739.
2014,
1645 Dénommé ainsi par le Chapitre V de la Constitution du 27 janvier 2014.
1646 Cf. le Chapitre 2 du Titre II de cette partie, relatif au parachèvement du constitutionnalisme tunisien : la
mise en place de la Cour constitutionnelle, p. 509.
1647 Les dispositions transitoires du Chapitre X précisent au paragraphe 7 de l’article 148 la création par l’ANC,
au cours des trois mois qui suivent la promulgation de la Constitution, d’une instance provisoire chargée du
383
l’attente de sa mise en place, des instances nationales1648 ont été prévues. Toutefois, sans Cour
constitutionnelle, il est difficile de parler d’effectivité complète du constitutionnalisme en
Tunisie. La lecture du texte constitutionnel conduit pourtant à penser que le pouvoir
juridictionnel est un des acteurs de la démocratie en Tunisie.
Bien que la culture constitutionnelle en Tunisie ait besoin d’être consolidée, l’idée de
constitution fait partie du patrimoine historique et constitutionnel du pays et a été l’une des
revendications révolutionnaires des Tunisiens. La Constitution du 27 janvier 2014 est conçue
par et pour le peuple. Les élections constituantes du 23 octobre 2011 ont été les premières
élections démocratiques libres du pays et l’ANC, la première assemblée représentant les
gouvernés. Le pouvoir constituant originaire a même prévu des limites aux pouvoirs
constituants dérivés1649.
Prévue au Chapitre XIII de la Constitution, la procédure de révision est spécifique1650. Dès la
phase de l’initiative, elle se différencie de la procédure législative ordinaire puisqu’elle est
exclusivement confiée au président de la République ou au tiers des membres de l’ARP
(article 143 de la Constitution)1651. L’article 144 précise d’ailleurs que « [t]oute initiative de
révision de la Constitution est soumise, par le Président de l’Assemblée des représentants du
peuple, à la Cour constitutionnelle, pour dire que la révision ne concerne pas ce qui, d’après
les termes de la présente Constitution, ne peut faire l’objet de révision. »1652 La procédure de
révision de la Constitution est donc particulièrement soucieuse de respecter la volonté du
constituant originaire. Celle-ci s’exprime aux articles 1, 2, 49 et 751653 qui ne peuvent faire
l’objet d’aucune révision. Les dispositions immuables des constitutions1654 « identifient le
contrôle de constitutionnalité des projets de loi. Cette instance provisoire est créée par la loi organique
n° 2014-14 du 18 avril 2014 et prend fin dès la mise en place de la Cour constitutionnelle. L’instance
provisoire exerce seule le contrôle de constitutionnalité des lois. Ce contrôle est concentré.
1648 Les instances constitutionnelles indépendantes du Chapitre VI de la Constitution, articles 125 à 130.
1649 C.-E. SENAC, « Les limites au pouvoir de révision de la nouvelle Constitution tunisienne », in Revue
2020],
[consulté
octobre
14739,
ligne],
[en
15
le
droit,
générale
www.revuegeneraledudroit.eu/?p=14739.
2014,
du
n°
1650 Articles 143 et 144.
1651 En vertu de l’article 62 de la Constitution : « L’initiative des lois est exercée par des propositions de loi
émanant de dix députés au moins ou par des projets de loi émanant du Président de la République ou du
Chef du Gouvernement. » Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution
du 27 janvier 2014, article 62, premier alinéa.
1652 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 144, premier alinéa.
1653 Ces articles concernent respectivement la forme de l’Etat, les droits et libertés fondamentaux garantis par la
Constitution, la durée du mandat présidentiel et son nombre.
1654 M. TROPER, « L’identité constitutionnelle », précit., pp. 123-131 et G.-J. JACOBSON, “The formation of
constitutional identities”, précit., pp. 129-142.
384
noyau dur du système constitutionnel, qui, au nom de l’identité elle-même, doit être préservé
de toute modification, y compris celles réalisées à travers la procédure prévue pour la
révision constitutionnelle. »1655 En d'autres termes, la révision de la Constitution est possible
mais elle ne peut changer qu’en restant fidèle à la structure du système constitutionnel et aux
aspirations des constituants originaires1656. C'est
l’une des caractéristiques du
constitutionnalisme transformateur. D’ailleurs, afin de s’assurer du bien-fondé de la révision
constitutionnelle envisagée, la proposition de révision est examinée à la majorité absolue et la
révision n’est adoptée qu’à la majorité des deux tiers de l’ARP1657.
En plus d’avoir constitutionnalisé une procédure de révision spécifique, les Tunisiens ont
prévu « des mécanismes de légitimité et de contrôle sur le pouvoir constitué. »1658 Ces
derniers mécanismes expriment « de nouvelles formes de participation obligatoires »1659 qui
actualisent sans cesse l’expression de la volonté des constituants originaires. Pour rappel, la
structure ouverte de la Constitution du 27 janvier 2014 a été favorisée par le caractère
participatif du processus constituant. Ce type de processus est celui « dans lequel la
constitution est le produit d’une écriture qui prend en considération les aspects politiques et
le contexte juridique, faisant appel à la participation de la société civile. Dans cette
hypothèse, la constitution est le résultat d’un processus intégré et plus long, où la création
aboutit à une construction graduelle du texte par une multiplication des formes de
1655 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 14. La jurisprudence de la Cour suprême de l’Inde sur l’identité constitutionnelle est particulièrement
remarquable. Elle pose les limites à la révision constitutionnelle au nom de la “basic structure of the
Constitution”. Voir sur ce point, l’arrêt Kesavananda Bharati Sripadagalvaru and Ors. v. State of Kerala
and Anr., 1973 4 SCC 225 : “though the power to amend cannot be narrowly construed and extends to all
the Articles it is not unlimited so as to include the power to abrogate or change the identity of the
Constitution or its basic features.” Le fait que l’identité constitutionnelle plonge ses racines dans le passé
est indiqué dans la décision Minerva Mills Ltd. & Ors. vs Union of India & Ors. 1980 SCC (3) 625 : “But,
the Constitution is a precious heritage; therefore, you cannot destroy its identity.”
1656 Sur ce point, voir R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects généraux du nouveau
constitutionnalisme latino-américain », précit., pp. 42-43 et G. BERCOVICI, « La Constitution brésilienne
de 1988, les Constitutions transformatrices et le nouveau constitutionnalisme latino-américain », précit.,
p. 122.
1657 « En dépit de cette adoption, le Président de la République peut soumettre la révision à un referendum
(après le vote favorable des deux tiers des composants de l’ARP, art. 144, § 3) : dans ce cas, la révision est
adoptée si elle obtient le vote de la moitié des votants. » T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014
dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit., p. 18.
1658 R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme
latino-américain », précit., p. 42.
1659 Ibid.
385
participation et des échanges entre les constituants et la société civile, les associations et les
groupes de pression. »1660
Le règlement intérieur de l’ANC du 20 janvier 2012 prévoyait que le Bureau de l’Assemblée
charge un assesseur auprès du Président qui s’occuperait des relations avec la société
civile1661. Une rubrique sur le site web de l’ANC et une adresse électronique1662 étaient mises
à disposition de la société civile : les citoyens pouvaient formuler par mail des observations
sur les travaux des commissions constituantes et sur les évènements qu’elles organisaient.
L’un d’eux appelait les Tunisiens à participer aux travaux de l’ANC1663. Supervisés par les
bureaux des commissions constituantes, six ateliers avaient été organisés les 14 et 15
septembre 20121664. A la suite des deux journées de participation citoyenne, les six
commissions constituantes ont élaboré des rapports qu’elles ont intégrés aux travaux et débats
constituants.
Le 16 septembre 2012, deux autres conférences nationales1665 ont été organisées : « la
première a eu lieu à la Faculté de droit de Tunis et a rassemblé les étudiants du nord et la
deuxième à la Faculté des Sciences de Sfax et a réuni les étudiants du centre et du sud, et ce,
1660 X. PHILIPPE, « Tours et contours des transitions constitutionnelles … Essai de typologie des
transitions », précit., p. 21.
1661 B. ABDELKAFI, « L’Assemblée nationale constituante et la société civile : Quelle relation ? » précit.,
pp. 139-147. Voir également J. BEN MBAREK, « Processus constitutionnel et société civile : de la
négation à l’acceptation ? », précit., pp. 263-270.
1662 L’adresse mail est la suivante : rsc@anc.tn.
1663 Les deux journées du 14 et du 15 septembre 2012 étaient placées sous le slogan « Pour une rédaction
participative de la Constitution ». Organisées avec le PNUD, elles avaient pour objectif de permettre aux
citoyens de s’exprimer sur la première version de Constitution. Pour y participer, les organisations et
associations de la société civile devaient remplir un formulaire disponible sur le site web de l’ANC. Des
Organisations Non Gouvernementales à l’instar d’AL BAWSALA, de HUMAN RIGHTS WATCH, du
Centre Carter, de DEMOCRACY REPORTING INTERNATIONAL, de NATIONAL DEMOCRATIC
INSTITUTE avaient été conviées.
1664 Trois ateliers avaient été prévus pour le 14 septembre et trois autres pour le 15. « Bien que le taux de
participation ait été élevé dans tous les ateliers, il semblait clair que l’atelier sur les droits et libertés et
l’atelier sur le préambule et les principes généraux aient été suivis par près d’une centaine de personnes
chacun. Les salles allouées à l’événement peinaient à contenir tous les participants. La volonté
d’influencer la rédaction des principes généraux qui symbolisent les fondements, la philosophie et la vision
générale de la nouvelle Constitution, ainsi que les droits et libertés qui garantissent le non-retour de la
tyrannie et l’instauration d’un État civil, d’un Etat de droit et des libertés publiques et individuelles
explique probablement l’engouement à participer à ces ateliers plutôt qu’aux autres. De plus, la crainte
que les droits fondamentaux ne soient pas expressément consacrés ni les garanties clairement prévues de
manière à assurer le respect des libertés de certains et à bafouer l’identité et les référents des autres peut
aussi expliquer cette participation massive. » B. ABDELKAFI, « L’Assemblée nationale constituante et la
société civile : Quelle relation ? », précit., p. 142.
1665 Afin de participer aux consultations nationales, les Tunisiens devaient remplir un formulaire disponible sur
le site web de l’ANC. La seule condition requise était de présenter sa carte d’identité le jour de la
manifestation. La promotion de l’évènement s’est faite par les médias et le site de l’ANC.
386
en coordination avec le Ministère de l’Enseignement supérieur. »1666 Ces deux conférences
avaient pour objectif de consulter les étudiants et d’entendre leurs revendications. A Tunis,
elles ont recensé plus de quatre mille personnes. Publié sur le site web de l’ANC, le rapport
général des consultations nationales a permis aux 217 élus de prendre en compte les
revendications citoyennes1667.
La société civile a également pu suivre les séances de vote de la Constitution article par
article1668 : les citoyens devaient pour ce faire, remplir un formulaire disponible sur le site de
l’ANC à partir du 1er novembre 20131669. Le processus constituant participatif a donc permis
aux Tunisiens d’être des acteurs de premier plan : ils ont, en collaboration avec les 217 élus à
l’ANC, élaboré la Constitution de leurs vœux.
Le caractère participatif du processus constituant a d’ailleurs été constitutionnalisé et sert
actuellement à qualifier le régime politique en Tunisie. Le préambule de la Constitution
prévoit l’édification d’« un régime républicain démocratique et participatif, dans le cadre
d’un État civil dans lequel la souveraineté appartient au peuple, par l’alternance pacifique au
pouvoir à travers des élections libres et sur le fondement du principe de la séparation des
pouvoirs et de leur équilibre, un régime dans lequel le droit de s’organiser reposant sur le
pluralisme, la neutralité de l’administration et la bonne gouvernance, constitue le fondement
de la compétition politique, un régime dans lequel l’État garantit la primauté de la loi, le
respect des libertés et des droits de l’Homme, l’indépendance de la justice, l’égalité de tous
les citoyens et citoyennes en droits et en devoirs et l’équité entre les régions »1670. L’ensemble
de ces caractéristiques identifie actuellement le régime participatif tunisien. Cependant, en
plein processus constituant, la définition de ce régime ce ne fut pas chose aisée.
Les constituants étaient conscients que les Tunisiens avaient toujours été acteurs de l’histoire
du pays, qu’ils avaient un rôle à jouer dans l’élaboration d’une Constitution fidèle à leurs
1666 B. ABDELKAFI, « L’Assemblée nationale constituante et la société civile : Quelle relation ? », précit.,
p. 144.
1667 L’article 104 du règlement intérieur de l’ANC a été modifié pour permettre aux commissions constituantes
de prendre en compte les observations et propositions découlant du débat public et de la consultation
nationale.
1668 Sur le rôle de l’ONG tunisienne AL BAWSALA au sein de l’ANC et des rapports entre la société civile et
les commissions constituantes, cf. A. YAHYAOUI, « Observer l’Assemblée nationale constituante »,
précit., pp. 253-26.
1669 353 associations et organisations de la société civile y ont participé.
1670 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
quatrième paragraphe du préambule.
387
aspirations et dans les élections présidentielles et législatives à venir. Mais, avant de définir le
régime démocratique et participatif, les travaux préparatoires de la Commission du préambule
en date du 28 mars 20121671 devaient en définir les objectifs. Au cours de son audition,
Mohamed GUESMI a insisté sur le fait que le préambule était la preuve d’un projet
constitutionnel commun que les Tunisiens se devaient de réaliser. Dans ce but et
conformément à la révolution de la liberté et de la dignité, il fallait que la Constitution mette
en place une démocratie participative qui équilibre les impératifs de la démocratie et de la
justice sociale. Si les constituants n'ont défini ni la démocratie ni la justice sociale, ils ont fait
des valeurs de dignité, de justice et du principe de l’alternance pacifique au pouvoir, les
fondements de la démocratie participative. Ce type de démocratie fait du peuple, le
souverain1672 puisqu’il est la source et la finalité du pouvoir politique qu’il contrôle par le
biais des élections, de l’organisation des partis politiques et des associations de la société
civile. Cela se retrouve pourtant aussi dans les démocraties représentatives.
Contrairement à ces dernières, en Tunisie, les citoyens peuvent participer activement et de
manière transparente1673 au pouvoir politique. Pour ce faire, l’article 139 de la Constitution
prévoit que « [l]es collectivités locales adoptent les mécanismes de la démocratie
participative et les principes de la gouvernance ouverte, afin de garantir une plus large
participation des citoyens et de la société civile à l’élaboration des projets de développement
et d’aménagement du territoire et le suivi de leur exécution, conformément à la loi. »1674
Même si le dialogue social n’a pas été constitutionnalisé, cet article associe les citoyens à la
prise de décision au niveau local. Il est donc facile de penser que l’application des
dispositions constitutionnelles favorise l’esprit de concertation du peuple et l’appropriation de
la Constitution par les citoyens.
Pour autant, le développement de la démocratie participative ne remet pas en cause l’essence
du système de démocratie représentative. « La démocratie participative se positionne comme
1671 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mr. Kaïs SAÏED ainsi que des représentants
de l’UGTT, Mme Ikbel BEN MOUSSA et, Mr. Mohamed GUESMI », 28 mars 2012 [en ligne], [consulté
le 24 mars 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252f1 (en arabe).
1672 Ibid.
1673 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs Ahmed MESTIRI et Moustapha
FILALI », 14 mars 2012 [en ligne], [consulté le 4 avril 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5
bfc7ea2c422bec252e6 (en arabe).
1674 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 139.
388
un complément de légitimité et une avancée démocratique, et non pas comme une substitution
définitive à la représentation. Cependant, cela remet en question la position traditionnelle des
partis politiques qui, bien qu’ils se maintiennent principalement dans le domaine des droits
politiques, voient leur rôle limité par l’action directe du peuple. Il s’agit en définitive, comme
il a été affirmé, d’une absorption de l’Etat par le collectif. »1675 Dorénavant et contrairement
au constitutionnalisme tunisien des origines, la société civile est au fondement de la
Constitution et des institutions.
Etant donné tout ce qui précède, il est possible d’affirmer que la Constitution tunisienne de
2014 s’inscrit dans le mouvement des constitutions transformatrices : elle est conçue comme
un plan de transformation de la société, elle contient des normes et des principes
constitutionnels qui fixent des objectifs de vie digne et de justice sociale à l’Etat et, elle
consacre les droits sociaux et collectifs des Tunisiens1676. Par ailleurs, elle rompt avec la
conception traditionnelle que les Tunisiens se faisaient de la Constitution et vise à faire des
citoyens, les acteurs de la norme constitutionnelle. Elaborée par et pour le peuple, elle est
adaptée et adoptée par les Tunisiens. L’ensemble de ces raisons permet de croire qu’elle a
vocation à durer. Même si les moyens de l’Etat sont et restent limités, les gouvernants
cherchent à appliquer le programme constitutionnel, particulièrement en ce qui concerne les
aspirations sociales du peuple. Reste donc à savoir si le constitutionnalisme tunisien actuel
traduit un nouveau modèle de droit constitutionnel.
Paragraphe 2
Le constitutionnalisme tunisien actuel, nouveau modèle de
droit constitutionnel ?
Ayant identifié les manifestations et composantes essentielles du constitutionnalisme
transformateur, il est intéressant de savoir si au travers de la Constitution du 27 janvier 2014,
le constitutionnalisme tunisien actuel traduit un nouveau modèle de droit constitutionnel.
Alors que la Constitution du 27 janvier 2014 révolutionne la conception de la constitution en
1675 R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme
latino-américain », précit., p. 44.
1676 Pour plus de précisions sur ces trois points cf. le A. du Paragraphe 2 qui suit.
389
Tunisie1677, il est important de questionner l’impact qu’elle a eu sur la représentation du droit
constitutionnel de manière générale et dans
le
constitutionnalisme tunisien actuel sert-il de modèle d’inspiration régional1678 ? (B) Avant de
le monde arabe en particulier
:
répondre, il est nécessaire d’évoquer les changements que la Tunisie a connus grâce à la
Révolution du Jasmin. L’adoption de la Constitution du 27 janvier 2014 a transformé la portée
juridique et politique de la norme suprême. Du point de vue conceptuel, les Tunisiens sont
passés d’une « constitution sémantique » à une « constitution normative »1679. Du point de vue
juridique, cette Constitution est plus garantiste des droits des Tunisiens que celle du 1er juin
1959 : s’attachant à promouvoir les droits économiques et sociaux, les constituants ont
cherché à changer en profondeur, les structures économiques et sociales de leur pays. Il faut
donc étudier la nouvelle voie sociale dans le constitutionnalisme tunisien (A).
A.
L’importance de la nouvelle voie sociale dans le constitutionnalisme tunisien
Les Tunisiens réclamaient la reconnaissance de leur dignité en tant qu’êtres humains et la
consécration de l’intégralité de leurs droits en tant que citoyens. Or, les conditions nécessaires
à une vie digne passent par la consécration constitutionnelle du droit à la santé, à la couverture
sociale et au travail1680. A ce stade-là de la réflexion, il est essentiel de savoir comment les
constituants ont appréhendé les droits économiques et sociaux et, si la Constitution du 27
janvier 2014 prévoit les instruments nécessaires à la réalisation de la justice sociale1681.
L’article 38 de la Constitution proclame que « [t]out être humain a droit à la santé » ; il met à
la charge de l’Etat l’obligation de garantir la prévention et les soins de santé au seul citoyen. Il
assure « les moyens nécessaires à la sécurité et à la qualité des services de santé » et garantit
« la gratuité des soins pour les personnes sans soutien ou ne disposant pas de ressources
1677 Sur la conception de la constitution à la suite de l’adoption du texte constitutionnel du 27 janvier 2014,
cf. le B. du Paragraphe 1 qui précède, relatif à l’expression tunisienne du constitutionnalisme
transformateur, p. 382.
1678 Pour rappel, au cours du processus constituant, les Tunisiens ont pensé ériger leur Constitution en modèle
et ils ont voulu l’exporter dans les autres pays arabes d’Afrique du Nord et du Proche-Orient.
1679 Cf. Note de bas de page 1288. Pour une analyse des Constitutions tunisienne, marocaine et algérienne à la
suite des indépendances et une étude approfondie du constitutionnalisme maghrébin, cf. M. CAMAU,
« Caractère et rôle du constitutionnalisme dans les Etats maghrébins », in J. LECA (dir.), Développements
politiques au Maghreb, Paris, CNRS, 1979, pp. 379-410.
1680 Seulement, suite à la révolution, les attentes du corps social avaient augmenté et les richesses à distribuer
avaient diminué.
1681 Proclamée comme l’un des objectifs de la révolution.
390
suffisantes. »1682 D’un alinéa à l’autre, les concepts varient pourtant : alors que l’alinéa
premier traite de l’être humain, le deuxième évoque le seul citoyen et le troisième concerne
les personnes. De plus, il est opportun d’interroger le réalisme des dispositions énoncées et
d’affirmer que les moyens de l’Etat en matière sanitaire sont limités. Tous les gouvernorats ne
sont pas équipés des mêmes dispositifs sanitaires et quand ils le sont, ils ne sont pas tous
nécessaires à la sécurité et à la qualité des services de santé1683. La réalité des services de
santé ne traduit donc pas les dispositions du texte constitutionnel bien qu’elles fixent à l’Etat
des objectifs de justice sociale. Il en est de même des droits de l’enfant (article 47) et de ceux
des personnes handicapées (articles 48) : même si les dispositions constitutionnelles mettent à
la charge de l’Etat de prendre toutes les mesures nécessaires à leur protection, leur non-
discrimination et leur intégration au sein de la société, « les structures publiques ou privées de
leur prise en charge sont encore en deçà des besoins. »1684 Il y a donc un décalage entre la
norme constitutionnelle et son effectivité dans la pratique.
En ce qui concerne la couverture sociale, son omission par le constituant en 1959 n’avait pas
empêché le législateur de la généraliser. D'ailleurs, la constitutionnalisation de ce droit au
dernier alinéa de l’article 38, va nécessairement obliger l’Etat à le généraliser à l’ensemble
des personnes présentes sur le territoire tunisien.
Le droit au travail est quant à lui une véritable conquête sociale. L’article 40 garantit à tout
citoyen – homme et femme – le droit au travail. Il précise que l’Etat prend les mesures
nécessaires pour le garantir sur la base du mérite et de l’équité. Selon le Professeur Néji
BACCOUCHE, cet article est « une réponse forte au chômage qui frappe une frange
importante de la population, notamment les diplômés de l’université dans les zones dites
intérieures. »1685 Le dernier alinéa de l’article précise également que les citoyens ont droit au
1682 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 38.
se
1683 Douze nouveau-nés sont morts dans une maternité de Tunis la deuxième semaine de mars 2019. De
nombreux médecins ont alors tiré la sonnette d’alarme sur l’état du secteur public en matière de santé. Les
témoignages
sociaux. S. ATTIA et W. NASRAOUI,
réseaux
« #BalanceTonHopital, le hashtag qui dénonce la situation chaotique des hôpitaux », Jeune Afrique [en
2019],
ligne],
https://www.jeuneafrique.com/748005/societe/tunisie-balancetonhopital-le-hashtag-qui-denonce-la-
situation-chaotique-des-hopitaux/?fbclid=IwAR0LV-BN_8MG3UJL0tnWaJ7XMjNwfazyVg1DX8gsUbLc
T4ipZwdfo0598QI.
sont multipliés
[consulté
publié
mardi
2019,
mars
mars
sur
les
14
12
1684 N. BACCOUCHE, « Les droits économiques et sociaux et la Constitution », in M. MARTINEZ
SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD,
La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 477.
le
le
1685 Ibid., p. 479.
391
travail « dans des conditions favorables et avec un salaire équitable. »1686 Les constituants
prennent en compte les revendications des diplômés chômeurs et essaient d’atteindre
l’objectif de justice sociale imposé par la révolution mais la notion de salaire équitable n'est
pas facile à déterminer. Est-ce au législateur ou au(x) juge(s) de le faire ? Les dispositions de
la Constitution ne le précisent pas. Une chose est sûre, pour se conformer aux dispositions de
mérite et d’équité de l’article 40, le service public de l’emploi doit être réorganisé. « L’égalité
devant ce service public et le principe de non-discrimination en matière d’emploi doivent être
assurés. Cette démarche s’inscrit dans le cadre des engagements internationaux de la Tunisie
qui avait ratifié, très tôt, plusieurs conventions de l’OIT, notamment celles n° 111 (en 1959)
et n° 122 (en 1965). »1687 Du fait du népotisme et de la corruption des services publics de
l’ancien régime, les Tunisiens sont tenus d’instaurer de nouvelles structures, règles et
habitudes de pensée.
Quant à la justice sociale, l’article 12 impose à l’Etat de l’assurer, ce qui est « à la fois un
projet visant le bien-être collectif et une démarche entreprise pour contenir les inégalités et
injustices produites soit par la nature soit par le système social lui-même. »1688 Certes, mais
faute de capitaux publics suffisants, l'Etat est réduit à jouer le rôle de régulateur. Par
conséquent, même si les articles de la Constitution posent les bases de l’Etat providence1689, le
contexte socio-économique actuel n'est pas en adéquation avec le texte. Si la Constitution du
27 janvier 2014 proclame l’essentiel des droits économiques et sociaux de deuxième
génération, la seule proclamation de ces droits n’est pas suffisante pour rendre effective leur
jouissance. Malgré les difficultés structurelles de l’Etat tunisien, ces droits sont certainement
réalisables à long terme par la consolidation de la démocratie et de la culture
constitutionnelle1690.
Il est fondamental de souligner qu’en dépit de la longueur du chapitre relatif aux droits et
libertés (28 articles), la Constitution n’est pas exhaustive sur les droits économiques et
1686 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014,
article 40.
1687 N. BACCOUCHE, « Les droits économiques et sociaux et la Constitution », précit., p. 481.
1688 Ibid.
1689 Compris comme l’ensemble des interventions de l’Etat dans le domaine économique et social. En assurant
un certain nombre de prestations aux citoyens, l’Etat cherche à leur garantir un niveau minimum de bien-
être économique et de protection sociale. Fondé sur la solidarité, il vise à assurer un minimum de justice
sociale.
1690 Pour plus de précisions cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE II
de cette thèse, relatif au besoin d’une culture constitutionnelle travaillée par les gouvernés, p. 367.
392
sociaux. Ceci est d’autant plus
les organisations syndicales étaient
particulièrement actives au cours du processus constituant1691. « Mais il n’est pas exclu que ce
inattendu que
rôle politique joué par les deux principales organisations syndicales [autrement dit l’UGTT et
l’UTICA] ait suscité, au sein de l’Assemblée, une certaine méfiance à l’égard desdites
organisations et des droits économiques et sociaux dont elles sont porteuses. »1692 Il est de
plus, nécessaire de rappeler que la gravité de la situation politique a poussé les constituants à
privilégier le compromis politique aux considérations socio-économiques.
Ainsi, la liberté du commerce et de l’industrie n’est-elle pas constitutionnalisée alors qu’elle
l’était dans le Pacte fondamental de 1857 et dans la Constitution de 1861. Ceci s’explique en
partie par la méfiance à l’égard des anciens dirigeants du syndicat des patrons, proches des
dirigeants de l’ancien régime. Le droit de propriété est garanti (article 41), le droit syndical et
le droit de grève sont préservés (article 36), le second étant compris dans le premier. Il aurait
fallu distinguer les deux droits et limiter l’interdiction du droit de grève aux agents actifs de la
douane, en évitant d’étendre l’interdiction aux agents qui ne disposent pas de prérogatives
exorbitantes de droit commun. D’ailleurs, le contexte postrévolutionnaire qui voit naître des
grèves au sein des forces de sécurité intérieure et de douane, pousse les constituants à les leur
interdire (dernier alinéa de l’article 36). « De même, la liberté du travail, en cas de grève, n’a
pas été consacrée par la Constitution en raison d’une très ferme hostilité du syndicat ouvrier
dont la constituante ne pouvait ignorer le poids sur le climat social, déjà très tendu depuis la
révolution. »1693 Même si l’atteinte à cette liberté est incriminée par le Code pénal, ce type
d’incrimination est tombé en désuétude.
Il existe cependant, une lacune incompréhensible : l’interdiction du travail forcé n’est pas
constitutionnalisée, alors que la Tunisie a ratifié les conventions nos 29 et 105 de
1691 A l’approche de l’expiration du mandat de l’ANC et de celui du gouvernement provisoire, l’UGTT a pris
l’initiative du Dialogue national dont la première session a lieu le 16 octobre 2012. Afin de sortir le pays de
l’impasse politique, l’Union Tunisienne de l’Industrie et du Commerce (UTICA), l’Ordre national des
avocats et, la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) se regroupent pour instaurer un dialogue
entre tous les acteurs de la transition démocratique. Le Secrétaire général de l’UGTT de l’époque, Houcine
ABASSI précise que le Dialogue national ne remplace en aucun cas le gouvernement et qu’il n’en a pas la
même légitimité. Dans le but de réaliser les objectifs de la révolution et de contribuer à résoudre les crises
économique, sociale et sécuritaire que connaît la Tunisie, les acteurs du Dialogue national sont invités à
établir un véritable dialogue qui les mènera à un consensus autour de la gestion de la période transitoire. De
plus, dès le mois de septembre 2013, un quartet composé de l’UGTT, de l’UTICA, de l’Ordre national des
avocats et de la LTDH, se forme et propose une feuille de route destinée à aboutir au processus de transition
démocratique, en organisant des élections présidentielles et législatives.
1692 N. BACCOUCHE, « Les droits économiques et sociaux et la Constitution », précit., p. 479.
1693 Ibid., p. 480.
393
l’Organisation Internationale du Travail. Par ailleurs, le dialogue social n’a pas été consacré
alors que la négociation collective avait produit ses effets au cours de la période transitoire.
Pourtant, la constitutionnalisation du droit au dialogue aurait favorisé l’esprit de concertation
du peuple, aujourd’hui encore absent de la culture constitutionnelle.
Bien que la Constitution du 27 janvier 2014 consacre l’essentiel des droits économiques et
sociaux des Tunisiens, « le dispositif constitutionnel ne suffit pas à lui seul à traduire au
concret les droits économiques et sociaux. »1694 Si les politiques publiques sont de plus en
plus soucieuses du bien-être des Tunisiens, les structures et les services sanitaires de l’Etat
notamment, doivent encore être améliorés. Ceci ne sera d’ailleurs possible que dans la mesure
où la situation financière et économique du pays se stabilise et que la lutte contre la corruption
qui sévit encore dans les institutions, est amplifiée. L’objectif de justice sociale fixé à l’Etat
n’est donc réalisable qu’à long terme. Malgré tout, de par ses avancées consacrées par la
Constitution du 27 janvier 2014 et son inscription au mouvement des constitutions
transformatrices, le constitutionnalisme tunisien actuel sert-il de modèle d’inspiration
régional ?
B.
Le constitutionnalisme tunisien actuel comme modèle régional d’inspiration
Par le biais de la Révolution du Jasmin et de l’élection de l’ANC, le constitutionnalisme
tunisien actuel a introduit « l’aspiration aux changements révolutionnaires présents parmi les
peuples de plusieurs pays du continent1695, en engendrant un constitutionnalisme engagé aux
transformations
et
économique.1696 »1697 Du fait de la révolution du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, la
en profondeur, aux niveaux politique,
structurelles
social
société civile a pris conscience de l’impact que pouvait avoir l’expression de sa volonté.
1694 Ibid., p. 481.
1695 A partir du mois de décembre 2010, la révolution tunisienne a entraîné la remise en cause des régimes
autoritaires en Afrique du Nord et au Proche-Orient mais contrairement à la révolution tunisienne, les
révolutions du Printemps arabe n’ont pas toutes été bénéfiques. En effet, le Yémen et la Lybie ont sombré
dans le chaos et la guerre et en Egypte, le pouvoir est instrumentalisé par l’armée. Afin de rester fidèle à
l’expression « Printemps arabe » employée pour désigner les révolutions et ruptures constitutionnelles qui
ont eu lieu dans le monde arabo-musulman après les soulèvements populaires en Tunisie, il ne sera ici, pas
fait référence aux mobilisations des populations en Jordanie et au Maroc. Ces dernières ont entraîné des
processus de révision constitutionnelle.
1696 La conception de la constitution comme plan de transformation sociale fait l’objet du Paragraphe 1 qui
précède.
394
Avant 2011, les réformes politiques ou juridiques étaient imposées par les gouvernants mais
depuis, elles sont décidées par les gouvernés. Bien que n’étant pas encore institutionnalisées,
les négociations collectives et les diverses expressions organisées ou non de la volonté du
peuple, produisent leur effet dans les pays de la rive Est et Sud de la Méditerranée. L’actualité
des pays arabes d’Afrique ne fait d’ailleurs que le confirmer1698. L’annonce de la candidature
d’Abdelaziz BOUTEFLIKA pour briguer un cinquième mandat par exemple, a déclenché la
mobilisation de la population algérienne1699. Conscients de leurs droits politiques et de
l’importance de l’expression de leur souveraineté, ils ont réclamé l’élaboration d’une nouvelle
constitution qui consacrerait un nouveau système politique1700.
L’étude du constitutionnalisme et de la Constitution en Tunisie permet deux choses ; en
prenant en compte la réalité constitutionnelle1701, il est plus évident d’apprendre de l’autre par
les différences et de comprendre dans le cadre de la globalisation, les problèmes auxquels les
constitutionnalistes sont confrontés1702. Avant d’évoquer les limites1703 et les conflits
tunisien actuel1704,
inhérents au constitutionnalisme
les raisons pour
lesquelles ce
constitutionnalisme est un modèle régional d’inspiration doivent être identifiées. Pour ce faire,
il sera démontré que
le constitutionnalisme
tunisien actuel révolutionne
le droit
constitutionnel, dans le sens où il permet de repenser concrètement, la notion de constitution
dans la région.
1697 G. BERCOVICI, « La Constitution brésilienne de 1988, les Constitutions transformatrices et le nouveau
constitutionnalisme latino-américain », précit., p. 116.
1698 La vague révolutionnaire initiée par la Révolution du Jasmin touche actuellement les régimes algérien et
soudanais. Bien que le Soudan ne fasse pas traditionnellement partie des pays arabo-musulmans d’Afrique
du Nord, son actualité juridique (les soulèvements populaires et les revendications constitutionnelles) doit
être relevée. Les mobilisations des populations algérienne et soudanaise s’inscrivent d’ailleurs dans la
continuité des contestations populaires du monde arabe et musulman à partir de 2010-2011. Cette vague
frappe actuellement le Liban.
1699 Pour plus de précisions sur les évènements déclencheurs des soulèvements populaires en Algérie cf. Z.
CHENAOUI, « Algérie : “On voulait une élection sans Bouteflika, on se retrouve avec Bouteflika sans
élection” », Le Monde [en ligne], publié le mercredi 13 mars 2019, [consulté le 14 mars 2019],
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/03/13/algerie-on-voulait-une-election-sans-bouteflika-on-se-
retrouve-avec-bouteflika-sans-election_5435337_3212.html?fbclid=IwAR3Wjvb3q50UwRXgOWOoiiGo
ZjQoFFSsJhIH5FRMUGWM2hLqt_ZQ6TOF8as.
1700 Bien que les développements s’attachent à l’actualité des pays arabo-musulmans d’Afrique du Nord, il est
pertinent de faire un parallèle entre les évènements algériens et les soulèvements de la population
soudanaise. Dans les deux Etats, les nationaux contestent le régime politique en place et revendiquent de
nouvelles institutions (autrement dit une nouvelle constitution). Il en est de même au Liban.
1701 Comme il a été dit précédemment, l’observation et l’étude du droit d’un pays en voie de développement
décentre le regard, interroge les manifestations locales du constitutionnalisme et fait de la différence une
partie intégrante des discours sur le constitutionnalisme global.
1702 M.-C. PONTHOREAU, « “Global constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., p. 128.
1703 Cf. le Paragraphe 2 de la Section 2 qui suit.
1704 Cf. le Titre II qui suit.
395
Du fait de la Révolution du Jasmin, la notion de constitution reprend sens. Si elle a jusqu’à
présent été perçue dans le cadre du constitutionnalisme transformateur comme un plan de
transformation de la société1705, elle est ici conçue comme « la traduction fidèle de la volonté
du pouvoir constituant du peuple. »1706 Bien que le constitutionnalisme en Tunisie limite le
pouvoir et garantisse l’autonomie, les droits et les libertés des individus, il s’intéresse aux
« fondements de la constitution c’est-à-dire [à] sa légitimité »1707, à partir des élections
constituantes du 23 octobre 2011. Conçue comme « mandat direct du pouvoir
constituant »1708, la Constitution exprime la volonté populaire de configurer et de limiter
l’Etat1709. Le pouvoir constituant n’est donc plus un concept externe au droit
constitutionnel1710 : il est au fondement de l’ordre constitutionnel et il opère « désormais dans
la normalité du système constitutionnel, à
l’intérieur même de ses mécanismes
institutionnels1711. »1712 L’ordre juridique posé par la Constitution est par conséquent,
imprégné de normes constitutionnelles qui véhiculent en permanence la volonté constituante.
Or, l’intérêt porté au sens matériel de la Constitution n’est pas nouveau : il fait l’objet du
nouveau constitutionnalisme qui s’exprime au travers de certaines Constitutions1713 en
Amérique Latine1714. Quel est donc l’apport du constitutionnalisme tunisien actuel1715 ?
1705 Cf. le Paragraphe 1 de la Section 1 qui précède, relatif à la caractérisation du constitutionnalisme
transformateur en Tunisie, p. 375.
1706 R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme
latino-américain », précit., p. 33.
1707 Ibid.
1708 R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Se puede hablar de un nuevo consitutionalismo
latinoamericano como corriente doctrinal sistematizada ? », précit., p. 4.
1709 R. VICIANO PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme
latino-américain », précit., pp. 30-31.
1710 La légitimité de la constitution voulue par le peuple (comme pouvoir constituant originaire) est par nature
extra-juridique.
1711 La constitution disposerait donc de mécanismes qui facilitent la participation politique directe des citoyens,
la garantie des droits fondamentaux et des procédures de contrôle de constitutionnalité. Pour plus de
précisions sur les mécanismes de participation politique directe des citoyens en Tunisie, cf. le B. du
Paragraphe 1 de la Section 1 qui précède, relatif à l’expression tunisienne du constitutionnalisme
transformateur, p. 382. De manière plus générale, l’ensemble de ces mécanismes vise à rendre effective la
norme constitutionnelle et à appliquer la volonté souveraine du pouvoir constituant originaire.
1712 C.-M. HERRERA, « La question du constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui », précit., p. 11.
1713 Selon
le Professeur Carlos Miguel HERRERA « [l]es tenants de la thèse forte du nouveau
constitutionnalisme placent généralement sa naissance dans le processus colombien de 1990-1991, qui se
consolide avec la Constitution de l’Equateur de 1998, avant d’être approfondi par les Constitutions du
Venezuela (1999), puis de l’Equateur (2008) et de la Bolivie (2009). L’approbation par référendum serait
la clé de cet approfondissement. » Ibid., note de bas de page n° 2, p. 9.
1714 Pour une définition exhaustive du nouveau constitutionnalisme latino-américain, cf. R. VICIANO
PASTOR, R. MARTINEZ DALMAU, « Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme latino-
américain », précit., p. 33.
1715 Essentiellement issu de la Constitution du 27 janvier 2014.
396
Du fait de la Révolution du Jasmin, le nouveau constitutionnalisme s’exprime dans une région
habituée aux « constitution[s] sémantique[s] »1716 et aux régimes autoritaires. L’adoption de la
Constitution du 27 janvier 2014 a aidé le peuple – qu’il soit tunisien, égyptien, yéménite ou
libyen – à prendre conscience de l’impact que pouvait avoir l’expression de sa volonté et de
l’importance du droit notamment constitutionnel, dans la réalisation pleine et entière de son
aspiration démocratique et dans la consécration de ses droits et libertés.
Les Constitutions arabes issues des indépendances visaient « principalement à affirmer
l’existence d’un Etat indépendant et souverain […] et à institutionnaliser un pouvoir de fait,
celui du président de la République, à l’intérieur d’un contexte marqué par la
personnalité »1717 des chefs nationalistes et/ou indépendantistes. A l'inverse, les Constitutions
élaborées à la suite des révolutions du Printemps arabe, expriment la volonté du peuple
comme vecteur permanent de démocratisation1718. Afin de prouver que les consciences arabes
ont été touchées par les soulèvements populaires et les revendications constitutionnelles, il est
intéressant d’analyser le rôle du peuple dans l’adoption de la Constitution égyptienne de
20141719 par exemple. « La nouvelle Constitution égyptienne, adoptée par référendum en
janvier 2014, est venue clore une transition constitutionnelle particulièrement chaotique
depuis la chute du Président Hosni Moubarak le 11 février 2011. »1720 A cette date en effet,
les Egyptiens ont renversé le Chef de l’Etat en place et le Conseil Suprême des Forces Armées
(CSFA)1721 a suspendu puis amendé1722, la Constitution de 1971. Néanmoins, alors que le
1716 K. LOEWENSTEIN, Political Power and the Governmental Process, op.cit., p. 147.
1717 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 15.
1718 C.-M. HERRERA, « La question du constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui », précit., p. 11.
1719 La comparaison avec l’Egypte est ici guidée par un objectif bien déterminé : prouver que la prise de
conscience par les Tunisiens de l’importance de l’expression de leur volonté, a eu un impact sur un pays
voisin également habitué aux régimes autoritaires. Contrairement aux autres pays secoués par les
révolutions arabes, les revendications constitutionnelles du peuple en Tunisie et en Egypte se sont traduites
par l’adoption de nouvelles constitutions et par l’établissement de nouvelles institutions. Par ailleurs,
comme l’affirme le Professeur Farhad KHOSROKHAVAR « [d]ans d’autres parties du monde arabe,
l’effet de la révolution égyptienne était encore plus tangible que celui de la Tunisie, en raison de
l’importance de l’Egypte en tant que principale nation arabe, mais aussi parce qu’Al Jazeera pouvait
couvrir les évenements directement, contrairement à la Tunisie, où elle devait s’appuyer sur des vidéos et
des photos des citoyens locaux. Il faut aussi considérer que la Tunisie n’avait pas de portée géostratégique
dans la région comparable à l’Egypte, qui était un acteur majeur au Moyen-Orient et en Afrique du
Nord. » F. KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions that Shook the World, op.cit., p. 43. C’est nous
qui traduisons.
1720 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », précit., p. 515.
1721 Haut commandement de l’armée égyptienne créé le 28 janvier 2011 par le président déchu Hosni
MOUBARAK, pour assurer la sécurité du pays. Connu sous le nom de « Vendredi de la colère », le
28 janvier 2011 a enregistré des évènements sanglants entre les forces de police et les manifestants. Au
regard de l’incapacité de ces mêmes forces de gérer les manifestations qui ébranlaient le pays, le président
397
peuple était à l’initiative de la chute du régime autoritaire, le CSFA a remplacé la Constitution
de 1971 par la Déclaration constitutionnelle du 30 mars 2011. L’article 6 de la Déclaration
prévoyait que la nouvelle Constitution serait élaborée par une assemblée de cent membres
choisis par le Parlement. Or le 10 avril 2012, le Conseil d’Etat a déclaré inconstitutionnelle la
première assemblée constituante élue en mars 20121723 car la moitié de ses membres avaient
été choisie non par le Parlement mais en son sein. La seconde assemblée constituante1724 qui a
été élue par la chambre basse et la chambre haute du Parlement comptait près de 70 %
d’islamistes.
Bien qu’elle ait été rédigée par la première assemblée constituante élue par le pouvoir
législatif, la Constitution de 2012 ne reflétait pas l’ensemble des forces politiques du pays et
ne correspondait pas aux aspirations constitutionnelles des Egyptiens : la chute du régime
autoritaire de Hosni MOUBARAK a laissé libre, l’expression de l’islam politique des Frères
musulmans1725. En plus des élections constituantes, ces derniers remportent les premières
élections législatives et présidentielles1726 libres du pays.
Considérant que la Constitution n’exprimait la volonté souveraine que d’une partie ou d’un
parti des Egyptiens, la société civile a renversé le régime politique des Frères musulmans1727
et a poussé le Président MORSI à la démission1728. Si l’éviction de MORSI a suivi les
manifestations du 30 juin 2013, l’armée a déclaré sa destitution et a suspendu la Constitution
adoptée par référendum le 25 décembre 2012, pour adopter une feuille de route qui donne lieu
à une nouvelle période de transition1729. Mise en œuvre par le président par intérim Adly
MANSOUR, la feuille de route donne naissance à la Déclaration constitutionnelle du 8 juillet
MOUBARAK a fait appel à l’armée. Alors que le 11 février 2011, il déclarait renoncer au pouvoir, il
confiait au CSFA la mission de gérer les affaires du pays.
1722 Par référendum du 15 mars 2011.
1723 A majorité islamiste.
1724 Elue le 12 juin 2012, la chambre basse était contrôlée à 70 % par des islamistes (47 % de Frères musulmans
et 24 % de Salafistes). La chambre haute était quant à elle, composée à plus de 80 % d’islamistes.
1725 F. KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions that Shook the World, op.cit., p. 43.
1726 Mohamed MORSI est élu à la tête de l’Etat égyptien le 24 juin 2013.
1727 Les Egyptiens contestaient la façon dont les Frères musulmans géraient le pays et réclamaient des élections
présidentielles anticipées.
1728 La destitution du Président MORSI est un sujet controversé : alors que certains spécialistes insistent sur le
rôle de l’armée dans ce processus et sont partisans du coup d’Etat militaire, d’autres affirment que les
manifestations du 30 juin 2013 et l’installation d’un gouvernement « civil » sont le fruit de la mobilisation
du peuple. Pour plus de précisions, cf. P. ASTIE, D. BREILLAT, C. LAGEOT, « Repères
étrangers (1er juillet-30 septembre 2013) », Pouvoirs, 2014, n° 148, pp. 166-167.
1729 Allocution télévisée du chef de l’armée Abdel Fattah AL-SISSI du 3 juillet 2013.
398
20131730. Contrairement à la première assemblée constituante élue par le pouvoir législatif, les
membres du Comité des 50 prévu par la Déclaration constitutionnelle, offrait une
représentation plus équilibrée des forces politiques et sociales en présence : il comprenait
deux représentants des mouvements islamiques, un de l’armée, trois de l’Eglise, trois d’Al-
Azhar1731, trois leaders du mouvement Tamarod1732 et un représentant des principaux partis
politiques et syndicats1733. « La plupart des membres de ce Comité étaient des libéraux ou des
représentants d’institutions proches de l’appareil d’Etat. Les Frères musulmans n’y étaient
pas représentés, puisque les deux sièges réservés aux partis islamistes étaient occupés par un
membre du parti salafiste al-Nour et par un dissident de la Confrérie. »1734
La société civile égyptienne a pris conscience de l’impact que pouvait avoir l’expression de sa
volonté, même si l’armée conserve un rôle déterminant dans l’organisation et le
fonctionnement des institutions de la transition. Il est d’ailleurs légitime de démontrer que
malgré l’opacité des travaux constituants1735 et l’élaboration de la Constitution de 2014 par un
Comité, la nouvelle Constitution égyptienne se soucie de refléter « les dimensions réelles des
forces politiques et sociales en Egypte dans la foulée des gigantesques manifestations du 30
juin 2013. »1736 En effet, les rédacteurs de la Constitution de 2014 se sont efforcés de réaliser
1730 Composée de 33 articles, la Déclaration constitutionnelle du 8 juillet 2013 prévoyait une révision
constitutionnelle de la Constitution de 2012 organisée en trois phases. Il fallait premièrement attribuer à une
commission de dix experts en droit (six magistrats et quatre universitaires) le choix de fixer les dispositions
faisant l’objet de la future révision. Le 31 août 2013, la Commission des 10 propose un amendement
constitutionnel limité. Dans un deuxième temps, un comité composé de cinquante personnes publiques
devait approuver les travaux de la Commission des 10. Ce dernier Comité va pourtant au-delà de la mission
initiale qui lui était attribuée : le 3 décembre 2013, il propose un nouveau texte constitutionnel au président
de la République. La soumission de ce texte à référendum déclenche alors la troisième et dernière
phase prévue par la Déclaration constitutionnelle du 8 juillet 2013 : l’adoption de la Constitution de 2014.
Pour plus de précisions sur les trois phases, cf. A. MOHAMED-AFIFY, « La Constitution égyptienne de
2014 : entre traditions et tendances révolutionnaires », précit., pp. 122-123.
1731 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Al-Azhar.
1732 Pour plus de précisions sur le mouvement de la jeunesse égyptienne, cf. D. AMMOUN, « Mohamed Morsi
sera obligé de quitter le pouvoir », Le Point International [en ligne], publié le mardi 2 juillet 2013,
[consulté le 1er août 2018], http://www.lepoint.fr/monde/mohamed-morsi-sera-oblige-de-quitter-le-pouvoir-
02-07-2013-1688328_24.php.
1733 Le Comité des 50 est formé par le décret présidentiel n° 570/2013 du 2 septembre 2013. Un communiqué
présidentiel précise que la nomination des membres a été faite en prenant en compte les propositions des
forces sociétales égyptiennes. Pour plus de précisions, cf. Al-Masry Al-Youm du 7 août 2013.
1734 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », précit., p. 516.
1735 Fin octobre 2013, le Comité des 50 décide de se réunir à huit-clos mais publie chaque jour, un compte
rendu officiel de ses séances. Les seules séances retransmises en direct sont celles du 30 novembre et du 1er
décembre 2013 consacrées à l’adoption du texte. Contrairement au Comité des 50, les séances plénières de
la Constituante de 2012 étaient retransmises en direct sur plusieurs chaînes de télévision. L’opacité des
travaux du Comité des 50 a longuement été critiquée.
1736 A. MOHAMED-AFIFY, « La Constitution égyptienne de 2014 : entre
traditions et
tendances
révolutionnaires », précit., p. 124.
399
une conciliation entre les revendications des générations à l’initiative de la révolution du
25 janvier 2011 et des manifestations du 30 juin 2013 et celles des conservateurs égyptiens.
Alors que les premiers revendiquaient « un Etat moderne avec un réel exercice de la
démocratie »1737 et
libertés
fondamentaux1738, les seconds militaient en faveur de la constitutionnalisation des valeurs
traditionnelles1739 de la société égyptienne à l’instar de l’Islam, de l’armée, du régime
la consécration constitutionnelle de
leurs droits et
présidentiel et de la chambre unique au Parlement.
Il faut souligner que les consciences arabes ont été influencées par la vague révolutionnaire
tunisienne : tandis que les régimes liberticides des pays arabes d’Afrique du Nord et du
Proche-Orient empêchaient les peuples de s’exprimer, la révolution tunisienne leur a donné la
force de braver les interdits imposés par les autocrates en place. Leur parole s’est libérée. Ils
ont manifesté leurs revendications économiques et sociales, politiques et constitutionnelles.
La Constitution égyptienne n’a pas été l’œuvre directe du pouvoir constituant du peuple mais
l’ordre juridique posé par la Constitution est imprégnée de la volonté des Egyptiens. Les
dispositions du
texte constitutionnel
traduisent
les aspirations contradictoires des
révolutionnaires et des conservateurs. Autrement dit, les consciences arabes impactées par la
vague révolutionnaire affectent à leur tour, la conception de la constitution dans les pays
arabo-musulmans. La constitution ne sert plus uniquement d’acte d’institution1740. Elle n’est
plus – ou du moins ne devrait plus être – un instrument au service des gouvernants1741. Elle
retrouve son fondement démocratique et sa définition matérielle. Elle est élaborée pour le
peuple : elle traduit en des termes constitutionnels ses souhaits et aspirations et consacre ses
1737 Ibid.
1738 Sur l’ensemble des libertés et des droits fondamentaux consacrés par la Constitution égyptienne de 2014 et
l’insuffisance des mécanismes de mise en œuvre, cf. le paragraphe « I – UNE CONSTITUTION PLUS
RESPECTUEUSE DES DROITS DE L’HOMME ? », in N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution
égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour l’Egypte ? », précit., pp. 517-526.
1739 « On peut distinguer au sein de cet ensemble deux courants principaux. Le premier tient à la religion
musulmane, dans une société orientale où la religion joue un rôle dominant. Ce courant tend en
conséquence à préserver la place prestigieuse de l’islam au sein de l’Etat. Le deuxième courant est lié aux
intérêts des couches politiques et économiques développées pendant trente ans sous la présidence de Hosni
Moubarak. Ce dernier courant s’accroche au rôle important au profit de l’armée, pierre angulaire de la
stabilité de ce pays. » A. MOHAMED-AFIFY, « La Constitution égyptienne de 2014 : entre traditions et
tendances révolutionnaires », précit., p. 125.
1740 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 153.
1741 La pratique politique du texte constitutionnel égyptien traduit l’instrumentalisation du pouvoir par l’armée
et son chef, Abdel Fattah AL-SISSI. Ce dernier a en effet été à l’initiative d’une révision constitutionnelle
qui prolonge sa présidence, renforce ses pouvoirs et ceux de l’armée égyptienne. Pour plus de précisions
sur ce point, cf. « Egypte : la révision constitutionnelle renforçant Sissi approuvée à 88,83 % », Jeune
Afrique
2019],
24
https://www.jeuneafrique.com/766624/politique/egypte-la-revision-constitutionnelle-renforcant-sissi-
approuvee-a-8883/.
le mercredi
[consulté
ligne],
publié
9 août
2019,
avril
[en
le
400
droits et libertés1742. Alors que jusqu’à présent, il a souvent été affirmé que la constitution et
le constitutionnalisme n’avaient pas de racines autochtones1743, les révolutions tunisienne et
égyptienne prouvent que la théorie constitutionnelle a des racines dans le monde arabo-
musulman.
Ces révolutions réactivent en effet le passé : elles rappellent les modalités d’appropriation-
transposition du constitutionnalisme par les élites nationalistes arabes au moment des
décolonisations. « L’élite politique dans sa formulation du projet nationaliste a emprunté au
constitutionnalisme libéral certaines de ses idées forces1744. […] Mais ces emprunts ont été
intégrés dans une thématique plus large, qui tendait à leur conférer une signification autre
que celle qu’ils revêtent en Occident. »1745 Alors que les régimes autoritaires des pays arabes
d’Afrique du Nord et du Proche-Orient ont annihilés l’apport du constitutionnalisme des
origines, les révolutions de 2010-2011 le ressuscite. Le peuple redevient la source de tous les
pouvoirs.
En Tunisie, la Constitution a été élaborée par et pour le peuple et les mécanismes
constitutionnels mis en place, permettent la participation directe des citoyens à l’élaboration
des politiques publiques. En Egypte, la Constitution est actuellement instrumentalisée par
l’armée et son chef. Par conséquent, si les révolutions tunisienne et égyptienne ont abouti à
l’adoption de nouvelles constitutions, il est encore trop tôt pour présenter une vision
d’ensemble des expériences constitutionnelles des pays arabes d’Afrique du Nord et du
Proche-Orient. Si des consciences arabes se sont éveillées et que la notion de constitution a
repris son sens matériel dans une région du monde délaissée par les constitutionnalistes, seuls
l’actualité et l’avenir des systèmes constitutionnels arabes issus des révolutions répondront à
la question de savoir si le constitutionnalisme tunisien actuel sert de modèle régional
1742 Pour une analyse détaillée et nuancée des droits et libertés collectifs consacrés par la Constitution de 2014
et son apport à la justice sociale en Egypte, cf. A. MOHAMED-AFIFY, « La Constitution égyptienne de
2014 : entre traditions et tendances révolutionnaires », précit., pp. 137-141.
1743 La preuve du contraire se trouve dans l’article de M. CAMAU, « Caractère et rôle du constitutionnalisme
dans les Etats maghrébins », précit., pp. 379-410. Il est important de souligner que cet article traite des
Constitutions et du constitutionnalisme dans les Etats maghrébins avant les révolutions du Printemps arabe.
1744 Formée par le système colonial, l’élite politique vivait au quotidien le décalage entre les conditions de vie
des nationaux et les valeurs et principes diffusés par les colons. Si elle aspirait à la modernité du fait de sa
formation, elle véhiculait dans le même temps les valeurs locales et le maintien des origines nationales. Il
est intéressant de relever que le constitutionnalisme qui s’exprime à la suite de la révolution tunisienne dans
le monde arabo-musulman conserve l’ambivalence entre modernité et identité.
1745 M. CAMAU, « Articulation d’une culture constitutionnelle nationale et d’un héritage bureaucratique : la
désarticulation du constitutionnalisme au Maghreb aujourd’hui », précit., p. 141.
401
d’inspiration. C’est finalement au contact des autres expériences constitutionnelles du monde
arabo-musulman que le constitutionnalisme tunisien actuel retrouve sa singularité1746.
De fait, le constitutionnalisme tunisien dans sa version de 2014, véhicule une particularité
commune aux autres constitutions nées des révolutions du Printemps arabe : une affirmation
constitutionnelle des caractéristiques identitaires qui traduit l’émergence d’une version
originale du constitutionnalisme dans la région : le constitutionnalisme identitaire.
Section 2
L’émergence d’une version originale du constitutionnalisme dans la
région : le constitutionnalisme identitaire
Afin de pouvoir faire le constat de l’émergence d’une version originale du constitutionnalisme
dans la région, il est essentiel de savoir en quoi consiste le constitutionnalisme identitaire.
Pour ce faire, il s’agit d’identifier ses éléments de définition et de relever la singularité du
constitutionnalisme identitaire tunisien. L’étude des manifestations du constitutionnalisme
identitaire (Paragraphe 1) sera ensuite conjuguée à celle de ses limites (Paragraphe 2).
Paragraphe 1
Les manifestations du constitutionnalisme identitaire
Pour
le Professeur Stéphane PIERRE-CAPS « [l]a
revendication
identitaire et
particularisante des peuples ne heurte pas seulement le processus d’universalisation des
droits. Elle se targue de l’universalisation du droit constitutionnel, concomitante à celle de
l’Etat, pour mieux revendiquer sa part de constitutionnalisme, mais au prix d’une profonde
dénaturation de celui-ci. »1747 Ici, il s’agit essentiellement d’analyser l’autre face du
constitutionnalisme et de la Constitution en Tunisie : lieu d’expression de l’identité1748, la
constitution sert à manifester des éléments de résistance par rapport au mouvement du
1746 M. TOUZEIL-DIVINA, « Printemps & Révolutions arabes : un renouveau pour la séparation des
pouvoirs ? », précit., pp. 29-45.
1747 S. PIERRE-CAPS, « Le droit constitutionnel entre universalisme et particularisme », précit., pp. 207-208.
1748 Au même titre que la constitution, « le droit constitutionnel s’inscrit d’emblée dans la singularité d’un
peuple, dont il exprime le droit à former un corps politique. » Ibid., p. 217.
402
constitutionnalisme global. Dans les pays de la rive Est et Sud de la Méditerranée, ces
éléments sont essentiellement liés aux spécificités culturelles et notamment à la religion
qu’est l’Islam. Afin de savoir si les composantes du constitutionnalisme identitaire heurtent
celles du constitutionnalisme global, il est intéressant d’identifier les éléments de définition
du constitutionnalisme identitaire (A) qui s’expriment au travers des dispositions de la
Constitution du 27 janvier 2014 et de démontrer la singularité du constitutionnalisme
identitaire tunisien (B).
A.
Les éléments de définition du constitutionnalisme identitaire
En théorie, aucun lien n’existe entre le constitutionnalisme et l’identité, or « l’idée
d’ “identité constitutionnelle”, tout en ayant un autre sens, participe implicitement de ce
lien. »1749 Ce lien s’établit à l’occasion de l’élaboration, de la révision ou de la mise en œuvre
de la Constitution, par la prise en compte de composantes sociologiques de nature
linguistique, ethnique, religieuse ou autre. « De manière générale, le constitutionnalisme
identitaire peut donc être conçu comme la “saisie”, positive ou négative par la norme et/ou la
pratique constitutionnelles de ces phénomènes sociologiques aux fins d’organiser le pouvoir
et l’Etat. »1750 Ce constitutionnalisme suppose que la norme juridique et/ou les acteurs
politiques traitent le citoyen en prenant en considération certaines caractéristiques spécifiques
de son appartenance. Ces caractéristiques réaffirment des traits proprement distinctifs qui ne
coïncident pas forcément avec les caractéristiques traditionnelles du constitutionnalisme de
type occidental puisqu’ils « sont conjugués avec d’autres éléments qui, par leur culture et
leur histoire, n’ont pas un caractère global similaire mais relèvent des spécificités
locales. »1751
Avant de savoir où se situent et comment se traduisent constitutionnellement les spécificités
locales des pays arabo-musulmans d’Afrique du Nord et du Proche-Orient1752, il est important
de définir le constitutionnalisme de type occidental. Il sera, par la suite, essentiel de relever
1749 P. MOUDOUDOU, « L’Etat africain : Entre constitutionnalisme libéral et constitutionnalisme identitaire »,
in Revue juridique et politique, 68ème année, N° 3, 2014, p. 293.
1750 Ibid.
1751 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 25.
1752 Impactés par les soulèvements populaires et les révolutions du Printemps arabe.
403
que ce constitutionnalisme ignore la composante sociologique et identitaire des peuples arabes
qu’est l’Islam.
Comme l’affirme Placide MOUDOUDOU, « la notion de “constitutionnalisme” s’inscrit en
général dans une conception libérale du droit public, qui veut que les pouvoirs publics soient
essentiellement limités afin que soient garanties les principales libertés de l’individu. Plus
précisément, on parlera de “constitutionnalisme” pour désigner les régimes politiques qui,
grâce à l’établissement d’un contrôle de constitutionnalité exercé par une instance politico-
judiciaire “indépendante”, rendent possible la limitation du pouvoir législatif lui-même en
veillant à la conformité des lois à la constitution et à ses principes généraux, et non pas
simplement à la légalité des actions de l’exécutif et de l’Administration. »1753 Né en Occident
à la suite des révolutions anglaise, américaine et française, son développement est inséparable
du libéralisme politique1754 et de la démocratie moderne. Le Professeur Olivier BEAUD
précise en effet que « le constitutionnalisme ancien ou médiéval est devenu obsolète depuis la
naissance de la souveraineté de l’Etat moderne. »1755 Les pouvoirs des gouvernants ne sont
plus limités par la tradition et/ou la coutume mais par les institutions étatiques qui peuvent
modifier le droit positif dans son intégralité.
Contemporain des révolutions du XVIIIe siècle, le constitutionnalisme libéral de type
occidental se développe grâce à l’instauration de gouvernements représentatifs. Seulement, du
fait de l’installation dans les pays arabes d’Afrique du Nord de régimes autoritaires suite aux
indépendances, « aucun des trois pays du Maghreb1756 n’a suivi la France lorsqu’elle s’est
mise, à son rythme et à sa manière, au “constitutionnalisme” contemporain, avec les grandes
étapes de l’introduction du contrôle de constitutionnalité des lois, 1971, 2008 … »1757 Avant
1753 P. MOUDOUDOU, « L’Etat africain : Entre constitutionnalisme libéral et constitutionnalisme identitaire »,
précit., pp. 292-293.
1754 Le Professeur Olivier BEAUD précise que le « constitutionnalisme procède indéniablement de la
philosophie politique libérale, sa spécificité provient du fait que la limitation du pouvoir politique qu’il
poursuit est réalisée au moyen du droit, au moyen de la constitution conçue comme juridique. » Dans la
conception libérale, la constitution est le moyen juridique de protection de la souveraineté et des droits du
peuple. O. BEAUD, « Constitution et constitutionnalisme », précit., p. 134.
1755 Ibid.
1756 Dans son article relatif au « constitutionnalisme dans les pays du Maghreb », Thierry LE ROY fait
essentiellement référence à la Tunisie, au Maroc et à l’Algérie. Cf. T. LE ROY, « Le constitutionnalisme
dans les pays du Maghreb », in E. ZOLLER (dir.), Migrations constitutionnelles d’hier et d’aujourd’hui,
Paris, Editions Panthéon-Assas, 2017, pp. 69-79.
1757 Ibid., p. 74.
404
les révolutions du Printemps arabe, les autocrates marocains, algériens1758 et tunisiens
empêchaient l’épanouissement du constitutionnalisme au Sud de la Méditerranée. Mais alors
qu’avec les révolutions de 2010-2011, les régimes autoritaires sont délégitimés, les trois pays
du Maghreb sont aujourd’hui confrontés à des difficultés d’ordre identitaire1759. La zone
géographique, civilisationnelle et culturelle dans laquelle s’inscrivent ces pays, devient la
norme qui produit une identité.
Ainsi, comme l’affirme le Professeur Abdullahi AHMED AN-NA’IM, « pour être durable et
efficace, une constitution doit atteindre la légitimité islamique au sein de la population en
général, mais elle ne peut pas être qualifiée de constitution du tout si ou dans la mesure où
elle ne respecte pas les caractéristiques fondamentales du constitutionnalisme. »1760 Tout en
gardant à l’esprit les fondements du constitutionnalisme1761, prendre en considération
l’appartenance religieuse des peuples arabes est incontournable. Par conséquent, pour qu’une
version originale du constitutionnalisme s’épanouisse dans la région, l’Islam comme
phénomène sociologique saisi par le droit1762, ne devrait s’opposer ni aux droits et aux libertés
fondamentaux, ni à leur protection juridictionnelle et encore moins, à l’instauration de l’Etat
de droit dans les pays arabo-musulmans.
Le défi de l’ANC élue le 23 octobre 2011, a été de rattacher la Constitution du 27 janvier
2014 au mouvement du constitutionnalisme global, tout en lui attribuant une légitimité ou du
moins, une identité constitutionnelle respectueuse de l’Islam. Comme l’affirme très justement
Thierry LE ROY « on retrouve bien, dans le cas tunisien, la revendication d’une identité
constitutionnelle nationale, précisément dans un moment d’ouverture aux influences
1758 Même si Thierry LE ROY fait référence à l’Algérie, le cas algérien ne sera pas développé dans la suite du
raisonnement. Pour plus d’informations sur ce point cf. « Algérie : vers un nouveau départ – Un an après la
révolte populaire : le régime post-Bouteflika », France Culture, le 17 février 2020, [en ligne], [consulté le
17 février 2020], https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/algerie-vers-un-nouveau-depart-
14-un-apres-la-revolte-populaire-le-regime-post-
bouteflika?fbclid=IwAR2H7KcdQUIrBzTtncOtHd3Oyb_E2tcZHXfgv8MtG5oy00y0h2PX7z-Oodk. Bien
que pouvant servir la démonstration, les soulèvements des peuples algériens et libanais ont délibérément été
exclus des développements. Concomitants à la rédaction de la thèse, ils n’ont pu faire l’objet d’une étude
approfondie. Voulant essentiellement travailler sur des Constitutions élaborées ou révisées à la suite des
révolutions du Printemps arabe, il semblait plus logique d’analyser les Constitutions marocaine et
égyptienne.
1759 P. MOUDOUDOU, « L’Etat africain : Entre constitutionnalisme libéral et constitutionnalisme identitaire »,
précit., p. 292.
1760 A. AHMED AN-NA’IM, “The Legitimacy of Constitution-Making Processes in the Arab World: An
Islamic Perspective”, in R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam
after the Arab Spring, op.cit., p. 30. C’est nous qui traduisons.
1761 Que sont les droits et libertés fondamentaux, leur protection juridictionnelle et la limitation du pouvoir.
1762 Notamment constitutionnel.
405
internationales, et d’incorporation d’une tradition constitutionnaliste propre. »1763 Toute la
question est donc de savoir si l’Islam comme composante de l’identité constitutionnelle est
compatible avec les composantes traditionnelles du constitutionnalisme de type occidental.
Contrairement au cadre européen où l’identité constitutionnelle des Etats membres s’exprime
au travers des structures institutionnelles1764, « à l’extérieur de l’espace européen, ce sont les
références aux spécificités culturelles liées à la tradition, l’histoire, la religion et plus
généralement à la culture d’un pays, qui ont le dessus. »1765 Il est vrai que l’identité
constitutionnelle tend à s’estomper dans la projection de l’identité culturelle. D'autant plus
dans les pays arabo-musulmans d’Afrique du Nord et du Proche-Orient où l’identité culturelle
est d'essence religieuse. L’Islam comme composante de l’identité constitutionnelle de ces
pays, se trouve souvent au cœur des préambules et/ou des principes généraux des
constitutions1766. Cela se traduit par des clauses immuables1767 ou non révisables qui visent à
préserver les fondements et la structure même de l’ordre juridique national. Bien que
l’identité constitutionnelle des pays arabo-musulmans d’Afrique du Nord et du Proche-
Orient1768 ne soit pas uniquement religieuse, l’intérêt ici n’est porté que sur l’Islam et les
clauses non révisables des Constitutions tunisienne, égyptienne et marocaine1769 qui en
disposent.
En Tunisie, l’architecture constitutionnelle est ainsi synthétisée « par les articles 1 et 2, qui
représentent deux des quatre dispositions intangibles1770 [... qui] qualifient la forme de
1763 T. LE ROY, « Le constitutionnalisme dans les pays du Maghreb », précit., p. 77.
1764 Intervention du Professeur Marc BLANQUET au sujet « De l’identité constitutionnelle des Etats membres
à l’identité constitutionnelle de l’Union européenne », au cours des séances de l’Académie de législation à
l’Université Toulouse 1 Capitole, le jeudi 5 avril 2012, [en ligne], [consulté le 13 août 2019],
http://www.dailymotion.com/video/xql0s9_de-l-identite-constitutionnelle-des-etats-membres-a-l-identite-
constitutionnelle-de-l-union-europeen_news.
tunisienne de 2014 :
illustration de
la globalisation du droit
1765 T. GROPPI, « La Constitution
constitutionnel ? », précit., p. 349.
1766 Ces principes sont généralement situés au sein des premiers articles de la constitution et sont le lieu
d’expression de l’identité constitutionnelle. Voir L. ORGARD, “The Preambule in Constitutional
Interpretation”, précit., pp. 714-738. Voir également M.-C. PONTHOREAU, « La constitution comme
structure identitaire », précit., pp. 31-42.
tunisienne de 2014 :
1767 T. GROPPI, « La Constitution
la globalisation du droit
constitutionnel ? », précit., p. 349. Voir également M. TROPER, « L’identité constitutionnelle », précit.,
pp. 123-131 et G.-J. JACOBSON, “The formation of constitutional identities”, précit., pp. 129-142.
1768 Elaborées ou révisées à la suite des soulèvements populaires et des révolutions du Printemps arabe.
1769 Le choix des Constitutions égyptienne et marocaine est justifié un peu plus loin dans le raisonnement.
1770 Les dispositions qui ne peuvent être modifiées sont les articles 1, 2, 49 et 75 de la Constitution. Alors que
l’article 49 est relatif aux acquis en matière de droits et de libertés garantis par la Constitution, l’article 75
dispose du nombre et de la durée des mandats présidentiels.
illustration de
406
l’Etat. »1771 Alors que l’article premier fait de la Tunisie un Etat libre, indépendant et
souverain dont la religion est l’Islam, la langue l’arabe et la République le régime, l’article
deuxième fait de l’Etat un Etat « civil », fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la
primauté du droit.
Afin de cerner la place et le rôle de l’Islam dans la société, le droit et la Constitution en
Tunisie, il est intéressant de comparer les dispositions constitutionnelles tunisiennes relatives
à l’identité à celles du Maroc et de l’Egypte. Le choix de ces deux sociétés est guidé par
l’objectif de démontrer que l’importance accordée à l’Islam comme composante de l’identité
constitutionnelle en Tunisie, n'empêche pas la société et l’Etat d'être régis par le droit. La
comparaison menée permet également de cerner le lien entre constitutionnalisme et identité à
l’occasion de l’élaboration des Constitutions tunisienne et égyptienne et de la révision de la
Constitution marocaine. Au sein du mouvement du constitutionnalisme global, l’exception ou
la singularité tunisienne réapparait au contact d’autres constitutions du monde arabe et
musulman qui font de l’Islam, l'une des sources du droit.
B.
La singularité du constitutionnalisme identitaire tunisien
Comparer les dispositions des Constitutions tunisienne et égyptienne de 2014, démontrera que
la relation entre l’Etat et l’Islam en Tunisie est des plus singulières1772. Cependant, pour
mener à bien la comparaison, le contexte dans lequel ont évolué la Tunisie et l’Egypte après la
chute des régimes autoritaires de BEN ALI et de MOUBARAK doit être rappelé :
contrairement au Maroc, l’Egypte partage avec la Tunisie le même type de régime politique, à
savoir républicain. De plus, à l’instar de la Tunisie, l’Islam est la religion de la majorité des
Egyptiens1773. D’ailleurs, ces deux voisins ont pour habitude d’évoluer l’un en fonction de
1771 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 23.
1772 Si la Tunisie perd sa singularité en comparaison des sociétés divisées à l’exemple d’Israël, de l’Inde et de
l’Irlande, elle la retrouve au contact des autres constitutions du monde arabe et musulman. Pour plus de
précisions sur ce point, cf. le 1. du A. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de la
PARTIE I de cette thèse, relatif au problème de l’Islam comme religion de l’Etat, p. 137.
1773 La comparaison avec le Maroc ne fait pas l’objet de ces développements. Ici, il s’agit essentiellement
d’analyser la prise en compte de l’Islam par le droit constitutionnel à l’occasion de l’élaboration de la
constitution. Alors que le Maroc a connu une révision constitutionnelle, la Tunisie et l’Egypte ont elles, été
confrontées à la révolution et à la rupture constitutionnelle. D’ailleurs, l’Islam comme religion, est associé
au caractère « civil » et non monarchique de l’Etat dans ces deux pays.
407
l’autre1774 : ils cherchent à s’arroger les avancées et les réformes à l’œuvre dans les Etats
arabes et musulmans d’Afrique du Nord et du Proche-Orient1775. La société civile égyptienne
a suivi de près les soulèvements populaires et les troubles révolutionnaires tunisiens. En 2013,
les Tunisiens et les Egyptiens manifestaient contre les violences et les attentats terroristes. Le
caractère islamiste des Constitutions et l’islamisation rampante du pouvoir sont pour eux,
responsables de la situation désastreuse de leur pays. Alors que la société civile égyptienne
renverse le régime politique des Frères musulmans et pousse le Président MORSI à la
démission, les Nahdhaouis changent de stratégie politique pour rester au pouvoir et conserver
leur légitimité électorale.
Les débats relatifs à la nature de l’Etat et à la place de la religion dans le système juridique,
ont constitué l’un des principaux enjeux du processus d’élaboration de la Constitution
tunisienne du 27 janvier 2014 et de la Constitution égyptienne du 18 janvier 20141776. En
Tunisie, la suppression de la formule selon laquelle l’Islam est la religion de l’Etat, évite
l’islamisation du droit et des institutions. En Egypte, bien que le Comité des 501777 ne
comprenne que deux représentants islamistes, les dispositions de la Constitution de 2014
montrent que la population voulait que les prescriptions religieuses prévalent sur les
institutions de l’Etat. De fait, les Constitutions de 2012 et de 2014 reprennent mot pour mot
les dispositions de l’article 2 de la Constitution égyptienne de 1971 selon lesquelles « [l]es
principes de la charia islamique sont la source principale de législation. » Parallèlement,
« pour une bonne partie de la population, la charia pourrait avoir une dimension éthique plus
que juridique »1778 selon Nathalie BERNARD-MAUGIRON. En d'autres termes, pour
certains, la mise en œuvre des préceptes religieux rétablira l'ordre moral, la justice sociale et
améliorera la gouvernance publique.
1774 La Tunisie et l’Egypte sont dotées d’une histoire et d’une culture riches qui font leur spécificité dans le
monde arabe et musulman.
1775 L’exemple le plus flagrant est la rivalité entre NASSER et BOURGUIBA lorsqu'il était question de la
conception du nationalisme arabe et de la résolution du conflit israélo-palestinien. Chacun voulait s’arroger
le leadership du monde et du nationalisme arabes. Pour plus de précisions, cf. le 1. du B. du Paragraphe 1
de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE I de cette thèse, relatif à la volonté des constituants
de faire de la Constitution un modèle valable régionalement, p. 202.
1776 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », précit., p. 526.
1777 Cf. note de bas de page 170.
1778 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », précit., p. 526.Voir également G. ANELLO, “‘Plural Shari’ah’. A Liberal Interpretation of the
Shari’ah Constitutional Clause of the 2014 Egyptian Constitution”, Arab Law Quartely 31 (2017), pp. 74-
88.
408
Contrairement à la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014, la Constitution égyptienne du
18 janvier 2014 consacre la valeur normative de la charia et fait de l’Islam la religion de
l’Etat. Cela signifie que l’Islam règne sur les institutions et que l’Etat n’est pas fondé sur le
droit objectif. Paradoxalement, l’interprétation progressiste et moderniste de l’article 2 par la
Haute Cour constitutionnelle, réduit considérablement la portée et la place de la charia dans
l’ordre juridique égyptien. « Cette juridiction, […] a ainsi décidé en 1985, dans un premier
arrêt de principe, que les juges du fond ne pouvaient refuser d’appliquer une loi qu’ils
estimaient contraire à la loi islamique et lui substituer un principe tiré de la charia. L’article
2 constitue une injonction à l’adresse du législateur et non du juge et il revient au premier, et
à lui seul, de modifier les textes en vigueur pour les rendre conformes à la loi
islamique1779. »1780 Seul le législateur est tenu de respecter la loi islamique et les principes de
la charia. D’ailleurs, dans un deuxième arrêt de principe du 15 mai 19931781, le juge
constitutionnel a opéré une distinction entre les principes absolus et les règles relatives de la
charia. A savoir, les premiers sont des normes islamiques contraignantes et immuables issues
des dispositions du Coran, de la Sunna ou de l’ijmâ1782, les secondes « sont sujettes à
interprétation, évolutives dans le temps et dans l’espace, dynamiques, [elles] ont donné lieu à
des divergences d’interprétation et s’adaptent à la nature et aux besoins changeants de la
société. »1783 Seuls les principes absolus de la charia sont obligatoires, fixés par la parole
révélée, leur source et leur signification sont sacrées.
Bien que l’interprétation de la Haute Cour constitutionnelle ait réduit le champ d’application
de l’article 2 aux seuls principes absolus de la charia et qu’elle n’impose son respect qu’au
seul législateur, une question reste en suspens : comment considérer que la Constitution et
1779 Haute Cour constitutionnelle (HCC), 4 mai 1985, n° 20/1°, Recueil des décisions de la Haute Cour
constitutionnelle (Rec.), vol. 3, pp. 209 et s. (en arabe). Pour une traduction française de l’arrêt,
cf. J. JACQUEMONT, « La Haute Cour constitutionnelle et le contrôle de constitutionnalité des lois », in
Annuaire international de justice constitutionnelle, IV, 1988, pp. 569 et s.
1780 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », précit., p. 527.
1781 HCC, 15 mai 1993, n° 7/8°, Rec., vol. 5, part. 2, pp. 290 et s. (en arabe).
1782 Cf. Annexe 1– Glossaire – Ijmâ.
1783 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », précit., pp. 527-528. Il est à noter qu’une règle de la charia peut devenir un principe absolu si
elle remplit deux conditions : elle « doit, tout d’abord, découler d’une disposition qui trouve son origine
dans les trois sources principales de la loi islamique : le Coran, la Sunna, le consensus jurisprudentiel des
spécialistes de la loi islamique (el foqaha). Ensuite, [la règle] énoncée par l’une de ces trois sources doit
avoir une interprétation claire qui fait l’objet du consensus des spécialistes de la loi islamique. » A.
tendances
MOHAMED-AFIFY, « La Constitution égyptienne de 2014 : entre
révolutionnaires », précit., pp. 134-135. Voir également N. BERNARD-MAUGIRON, « La place de la
charia dans la hiérarchie des normes », in B. DUPRET (dir.), La charia aujourd’hui. Usage de la référence
au droit islamique, op.cit., pp. 59-61.
traditions et
409
l’Etat respectent les revendications révolutionnaires d’une partie des Egyptiens1784 si le
législateur est tenu de respecter les principes absolus de la charia ? Le paradoxe égyptien
réside dans le fait que l’article 2 de la Constitution a été maintenu alors même que le peuple
avait renversé le régime politique des Frères musulmans et qu'il avait poussé le Président
MORSI à la démission. Il est nécéssaire d’indiquer que « l’adhésion de l’Etat égyptien à la
charia a toujours été considérée comme une tradition ancrée dans la République
égyptienne. »1785
Bien que la religion soit l’une des caractéristiques de la Tunisie, la sécularisation des
institutions a été imposée par BOURGUIBA car il était contre un Islam réglant les institutions
et l’organisation étatiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’en Tunisie, les
Constitutions n’évoquent que l’Islam, alors qu'en Egypte, les textes constitutionnels font
référence à la charia. Toutefois, si en Tunisie l’Islam est géré par l’Etat, le droit et la loi
peuvent avoir une connotation religieuse en fonction de l’interprète et de la lecture de l’article
premier. En effet, les représentants du peuple peuvent s’inspirer des préceptes et des principes
de l’Islam pour élaborer la loi, selon la volonté du peuple et les attentes du corps social. En
Egypte, la charia est constitutionnellement une source formelle et matérielle de la loi tandis
qu'en Tunisie, l’Islam peut concrètement servir de source d’inspiration au législateur, si telle
est la volonté du peuple.
L’exemple égyptien est donc révélateur de la volonté d’appartenir à une communauté close,
bien distincte et séparée de la communauté internationale. Les principes de la charia
empêchent d’une part, la consécration pleine et entière des libertés et des droits
fondamentaux1786. Ils empêchent d’autre part, les constitutionnalistes de traiter de l’Etat de
droit en Egypte1787. Certes, les revendications identitaires des peuples arabes se sont
exprimées avec plus de véhémence depuis la chute des régimes autoritaires. Pour autant,
l’expression des particularismes identitaires doit aller de pair avec les fondements du
1784 Les générations à l’initiative de la révolution du 25 janvier 2011 et des manifestations du 30 juin 2013
réclamaient la consécration du caractère « civil » de l’Etat.
1785 A. MOHAMED-AFIFY, « La Constitution égyptienne de 2014 : entre
traditions et
tendances
révolutionnaires », précit., p. 135.
1786 Cf. le B. du Paragraphe 2 qui suit, relatif à l’opposition de l’Islam aux composantes traditionnelles du
constitutionnalisme global, p. 419.
1787 L’Etat de droit est ici entendu selon la définition du Professeur Jacques CHEVALLIER. Il s’agit d’une
théorie de l’Etat selon laquelle le pouvoir est limité parce qu’assujetti à des règles. Les gouvernants et les
citoyens étant soumis au respect des normes juridiques, la règle de droit acquiert une force particulière
puisqu’elle
les fonctions des autorités publiques en place. Pour plus de précisions,
cf. J. CHEVALLIER, L’Etat de droit, Paris, LGDJ, Lextenso éditions, 6e éd., p. 57.
légitime
410
constitutionnalisme : l’Islam comme phénomène sociologique saisi par le droit1788, ne devrait
s’opposer ni aux droits et aux libertés fondamentaux, ni à leur protection juridictionnelle et
encore moins, à l’instauration de l’Etat de droit dans les pays arabo-musulmans. Pour y
arriver,
les
spécificités
identitaires doivent œuvrer
avec
les
fondements du
constitutionnalisme.
A ce jour, la Tunisie semble être la seule à adopter une version du constitutionnalisme
identitaire qui
tente de
se conformer aux
fondements du constitutionnalisme.
Progressivement, les acteurs politiques et juridiques intègrent l’Islam dans la réflexion et
l’application du constitutionnalisme national. En l'occurrence, l’expression juridique et
politique de l’Islam comme composante de l’identité constitutionnelle, tente de se faire
conformément – ou du moins sans contradiction flagrante – avec les fondements du
constitutionnalisme. La Tunisie veut faire en sorte que les libertés et les droits de l’Homme ne
contreviennent pas aux préceptes et aux principes de l’Islam. De fait, une première tentative
de conciliation entre les articles 1 et 2 de la Constitution et l’introduction du principe d’égalité
homme / femme, a été présentée par la COLIBE : elle vise l’égalité successorale entre les
hommes et les femmes. Toutefois, pour ne pas heurter les conservateurs Tunisiens, elle
introduit la possibilité pour le défunt d’appliquer les prescriptions religieuses en matière de
succession. En laissant la possibilité au mourant de choisir le régime successoral appliqué à
ses biens, l’égalité en matière d’héritage n'est pourtant qu'une option1789.
Malgré cela, les pouvoirs publics et la société civile essaient de concilier l’Islam comme
composante de
l’identité
constitutionnelle
tunisienne
avec
les
fondements du
constitutionnalisme. De la sorte et seulement ainsi, le constitutionnalisme identitaire tel qu’il
s’exprime en Tunisie, peut s’inscrire dans le mouvement du constitutionnalisme global.
Autrement dit, certaines expressions du constitutionnalisme identitaire peuvent aller à
l’encontre des libertés et des droits de l’Homme, de leur protection juridictionnelle et de l’Etat
de droit. Il est donc intéressant de voir quelles sont les limites du constitutionnalisme
identitaire, qu’il soit tunisien, égyptien ou marocain.
1788 Notamment constitutionnel.
1789 Pour plus de précisions sur ce point cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 2 du Titre 1 de la
PARTIE I de cette thèse, relatif au choix des autorités publiques d’une interprétation déterminée de la
formule « l’Islam sa religion », p. 179.
411
Paragraphe 2
Les limites du constitutionnalisme identitaire
Si le constitutionnalisme identitaire tente de lier le constitutionnalisme et l’Islam comme
composante de l’identité constitutionnelle des pays arabes d’Afrique du Nord et du Proche-
Orient, « jusqu’où peut-on aller dans la reconnaissance de la diversité sans perdre les
fondements à la base du constitutionnalisme ? »1790 Jusqu’où en effet, peut-on aller dans
l’affirmation de l’émergence du constitutionnalisme identitaire dans la région, sans diluer ou
même violer les composantes traditionnelles du constitutionnalisme ? Les libertés et les droits
de l’Homme, leur protection juridictionnelle et la limitation du pouvoir doivent être préservés
pour pouvoir parler de constitutionnalisme. Il s’agit donc ici de questionner les limites du
constitutionnalisme identitaire en Tunisie, en Egypte et au Maroc1791. L’Islam comme
composante de l’identité constitutionnelle de ces Etats, peut s’opposer aux libertés et aux
droits de l’Homme chers au constitutionnalisme (B). De fait, la religion est souvent
instrumentalisée (A) pour éviter la consécration pleine et entière de l’égalité homme / femme
et l’entrée en vigueur du droit international relatif aux droits des femmes.
A.
L’instrumentalisation de l’identité constitutionnelle
En Tunisie, l’introduction dans l’ordre juridique interne du droit international relatif aux
droits des femmes est contredite par la Déclaration générale du gouvernement selon laquelle
1790 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., p. 130.
1791 Jusqu’ici, l’analyse menée s’intéressait à la prise en compte de l’Islam par le droit constitutionnel à
l’occasion de l’élaboration de la constitution. L’objectif de ces développements est de savoir si au sein des
constitutions élaborées ou révisées à la suite du Printemps arabe, l’Islam est réellement essentiel et
structurel pour les Etats arabo-musulmans ébranlés par la révolution tunisienne ou s’il est simplement
instrumentalisé pour mettre en échec les droits de l’Homme et, l'égalité homme / femme. Alors que le
Maroc connaissait une révision constitutionnelle, la Tunisie et l’Egypte étaient confrontées à la révolution
et à une rupture constitutionnelle. D’ailleurs, l’Islam comme religion est associé dans ces deux pays, au
caractère « civil » et non monarchique de l’Etat. Si la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 pose les
bases d’une monarchie constitutionnelle et fait du Roi, le Commandeur des Croyants, elle semble être plus
ouverte sur le droit international des droits de l’Homme que la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014.
Cette ouverture est pourtant soumise à conditions. Malgré la référence plus ou moins explicite aux
instruments internationaux des droits de l’Homme, les spécificités identitaires de peuple marocain priment
sur l’universalité des droits de l’Homme. L’engagement constitutionnel du Royaume concernant les droits
de la femme et le principe d’égalité n’est possible que dans le respect de l’identité nationale. La
comparaison menée avec le Maroc et l’Egypte, vise ici à savoir si l’Islam en tant que composante de
l’identité constitutionnelle est instrumentalisé pour résister à l’avancée nationale du constitutionnalisme
global ou s’il est/peut être compatible avec les droits de l’Homme et notamment ceux de la femme.
412
la Tunisie « n’adoptera en vertu de la Convention1792, aucune décision administrative ou
législative qui serait susceptible d’aller à l’encontre des dispositions de l’article premier de
la Constitution. »1793 Alors même que l’Islam n’est pas une source formelle du droit1794,
l’interprétation donnée aux dispositions de l’article premier de la Constitution est
fondamentale. En effet et comme cela a précédemment été dit, deux interprétations
principales de « l’Islam est sa religion » peuvent découler de la formulation vague de l’article
premier. Alors que pour les théocrates, l’Islam règne sur l’Etat puisqu’il est la religion de la
Tunisie, pour les démocrates, l’Islam est la religion sociologique de la grande majorité des
Tunisiens. Ces différentes lectures du même article conduisent à reconnaître deux valeurs bien
distinctes à l’article premier : dans le cas où l’Islam règne sur les institutions étatiques, la
religion est normative, alors que si l’Islam est une caractéristique du peuple, la religion a donc
une fonction descriptive et non prescriptive.
Jusqu’à présent, il a été démontré que le constitutionnalisme identitaire tel qu’il s’exprime en
Tunisie arrive à concilier l’Islam comme phénomène sociologique saisi par le droit1795, avec
les libertés et les droits de l’Homme1796. Ici, il s’agit de constater que l’interprétation
normative de l’article premier érige l’Islam1797 en rempart contre l’avancée des droits de
l’Homme et l’égalité homme / femme.
La globalisation du droit constitutionnel a rassemblé des systèmes constitutionnels de
traditions et/ou de cultures juridiques différentes, autour d’un type bien déterminé de
structures
institutionnelles et de garantie des droits et
libertés1798. Autrefois,
le
constitutionnalisme
libéral de
type occidental concernait peu
l’aire culturelle et
civilisationnelle islamique. Grâce à la Révolution du Jasmin, il a influencé les constitutions
récemment élaborées ou révisées dans les pays arabes et musulmans d’Afrique du Nord et du
Proche-Orient. Or, la convergence accrue des systèmes constitutionnels de tradition et/ou de
1792 Il s’agit ici de la CEDEF à laquelle la Tunisie a adhéré le 12 juillet 1985.
1793 Voir sur cette question le rapport présenté par M. BEN JEMIA et H. CHEKIR, « La levée des réserves à la
"CEDAW" mais non au maintien de la déclaration générale », CEDAW en Tunisie 2011 – Association
Tunisienne des Femmes démocrates et United Nations Population Fund, [en ligne], [consulté le
20 décembre 2018], http://www.unfpa-tunisie.org/images/stories/pdfs/cedaw%20francais .pdf, p. 3.
1794 Ceci n’empêche pourtant pas le législateur de s’inspirer de l’Islam.
1795 Notamment constitutionnel.
1796 Chers au constitutionnalisme. Pour plus de précisions, cf. le B. du Paragraphe 1 qui précède, relatif à la
singularité du constitutionnalisme identitaire tunisien, p. 407.
1797 Comme composante de l’identité constitutionnelle.
1798 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., p. 107.
413
cultures juridiques différentes, a fait émerger des éléments de résistance à la globalisation du
droit constitutionnel. L’Islam comme composante de la structure du système constitutionnel
en Tunisie, en Egypte et au Maroc, pose la question de savoir jusqu’où les constitutions qui se
revendiquent du constitutionnalisme identitaire peuvent aller dans l’expression d’une identité
constitutionnelle spécifique qui nie en partie le principe d’égalité. En d'autres termes, l’Islam
est-il réellement essentiel et structurel pour la Tunisie, l’Egypte et le Maroc ? Pourrait-il être
instrumentalisé pour mettre en échec les droits des femmes et le principe d’égalité ? Si les
droits des femmes ne sont pas respectés, il est difficile de parler de constitutionnalisme.
Si la Tunisie ne peut adopter en vertu de la CEDEF, une décision administrative ou législative
qui aille à l’encontre des dispositions de l’article premier, cela suppose que la religion qu’est
l’Islam soit normative. Ici l’Islam n’est plus conçu comme une composante sociologique des
Tunisiens1799, il devient une source du droit, alors même que dans l’ordre juridique interne, il
a souvent été considéré comme ayant une fonction descriptive. Il est donc naturel de se
demander si la Déclaration générale du gouvernement tunisien n’a pas été pensée comme
rempart à l’introduction du droit international relatif aux droits des femmes, dans l’ordre
juridique interne.
Afin de répondre cette question, il est nécessaire de distinguer la place et le rôle de l’Islam
dans l’ordre juridique interne (1) et international (2). D’ailleurs, pour mieux cerner la logique
du gouvernement tunisien, il est essentiel de comparer la place et le rôle de l’Islam dans les
ordres juridiques internes1800 et l’ordre juridique international. La comparaison sert ici la
démonstration : l’Islam peut être instrumentalisé pour bloquer l’avancée nationale des droits
et libertés fondamentaux chers au constitutionnalisme.
1. L’Islam dans l’ordre juridique interne
Dans l’ordre juridique interne, les dispositions relatives à l’Islam au sein de la Constitution du
1er juin 1959 et du 27 janvier 20141801, témoignent des désaccords sur le rôle de l’Islam au
sein de l’Etat et des institutions. Volontairement imprécises et sujettes à interprétations, elles
1799 Pour mémoire, en élaborant l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959, BOURGUIBA ne voulait
pas que l’Islam règle les institutions et l’organisation étatiques.
1800 Marocain et égyptien.
1801 A commencer par l’article premier.
414
ont été comprises par Habib BOURGUIBA, Zine El-Abidine BEN ALI et Béji CAÏD
ESSEBSI comme faisant de l’Islam l’une des caractéristiques de la Tunisie1802. En un mot,
l’Etat n’est pas détaché de la religion mais l’Islam ne règne pas sur l’Etat1803. C'est ce dernier
qui gère la religion1804. Si la religion ne sert pas de source formelle à la Constitution ou à
l’Etat, les représentants du peuple peuvent s’inspirer des préceptes et des principes de l’Islam
pour élaborer la loi, selon la volonté du peuple et les attentes du corps social.
Certes, le projet de loi organique sur l’égalité successorale adopté le 23 novembre 20181805
par le gouvernement de Youssef CHAHED, fait de l’égalité en matière d’héritage, une égalité
à la carte mais il marque une avancée pour les droits des femmes, tout en prenant en compte
les attentes du corps social. De la sorte, la saisie par le droit de l’Islam comme phénomène
sociologique concilie les libertés et les droits fondamentaux de l’Homme et l’identité
constitutionnelle dans l’ordre juridique interne.
La situation est somme toute différente au Maroc dans le sens où l’Islam joue un rôle
déterminant au sein de l’ordre juridique interne et qu’il n’est pas autant sujet à interprétation
comme en Tunisie. L’Islam est normatif au Maroc. Son rôle au sein de la Constitution et de
l’Etat marocain fait ainsi obstacle à la consécration pleine et entière de l’égalité de l’homme et
de la femme et à l’avancée du droit international relatif aux droits des femmes.
L’article 19 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 affirme que l’homme et la femme
jouissent des mêmes libertés et des droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et
environnementaux, dans le respect « des constantes et lois du Royaume. » Ceci permet à
l’Islam comme composante de l’identité constitutionnelle, de s’opposer à la reconnaissance de
l’égalité en droits entre les Marocaines et les Marocains. En effet et contrairement à la Tunisie
où les pouvoirs publics essaient de faire tomber une à une les lois contraires au principe
1802 La religion n’était et ne devait être que l’une des caractéristiques de la Tunisie. En ne modifiant pas l’article
premier de la Constitution de la Première République, les constituants pérennisaient les caractéristiques de
l’Etat tunisien de l’indépendance.
1803 Autrement dit, il existe en Tunisie un contrat social entre le peuple et le pouvoir mais l’Etat a pour
référence l’Islam.
1804 Puisqu’en vertu de l’article 72 de la Constitution, le président de la République veille au respect de la
Constitution, chaque président est libre de livrer sa propre lecture du texte constitutionnel. En d'autres
termes, Kaïs SAÏED, le président de la République actuel, pourrait interpréter l’article premier de la
Constitution comme faisant de l’Islam la religion de la Tunisie.
1805 « Tunisie : vers l’adoption du projet de loi sur l’égalité successorale hommes-femmes, une première dans le
monde arabe », Agence Ecofin Droits [en ligne], publié le mardi 27 novembre 2018, [consulté le
20 décembre 2018], https://www.agenceecofin.com/droits-humains/2711-62188-tunisie-vers-l-adoption-du-
projet-de-loi-sur-l-egalite-successorale-hommes-femmes-une-premiere-dans-le-monde-arabe.
415
d’égalité, « le Code civil marocain, notamment le Code de la famille prévoit toujours des
discriminations à caractère religieux pour les non-musulmans du fait qu’il leur est interdit
d’hériter de musulmans. »1806 Les femmes au Maroc1807 et les non musulmans n’ont donc pas
le même statut juridique que les hommes. Au sein du système constitutionnel marocain,
l’Islam constitue un frein à l’égalité en général et à l’égalité homme / femme en particulier.
D’ailleurs, le régime marocain n’est pas une république mais une monarchie constitutionnelle
et le Roi est l’Amir Al Mouminine ou le Commandeur des Croyants. En vertu de l’article 41
de la Constitution, il veille au respect de l’Islam, il est la clé de voûte des institutions. Alors
qu’en Tunisie, l’Etat et le législateur ont pour référence l’Islam, au Maroc les institutions
étatiques sont sous le contrôle du descendant du Prophète. L’Islam est donc une composante
essentielle de la structure du système constitutionnel : il met en échec le principe d’égalité
dans l’ordre juridique interne et empêche l’entrée en vigueur du droit international relatif aux
droits des femmes, comme en Egypte.
L’article 11 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014 dispose de l’égalité homme /
femme et du droit des femmes à occuper des fonctions publiques ; « la Constitution précise
toutefois qu’il [l’Etat] doit également permettre à la femme de concilier ses devoirs familiaux
et son travail dans la société. »1808 Cet article 11 est celui de la Constitution de 1971 qui
consacrait la vision patriarcale des rapports hommes / femmes, prévoyant également
l'engagement de l’Etat à soutenir et à protéger la maternité et l’enfance. Ceci est
symptomatique de « la priorité accordée par les islamistes aux valeurs familiales et de leur
volonté d’enfermer les femmes dans leurs tâches domestiques de mères de famille. »1809 Pour
mémoire, l’article 2 de la Constitution fait des principes de la charia, la source principale de
législation. Comme au Maroc, la Constitution en Egypte fait de l’Islam et plus précisément de
la charia, l’élément essentiel de la structure du système. Donc si dans l’ordre juridique
interne, la charia est une composante essentielle de la structure du système constitutionnel,
elle met à mal l’égalité homme / femme.
1806 O. BENDOUROU, « La nouvelle Constitution marocaine du 29 juillet 2011 », précit., p. 516.
1807 Qu’elles soient ou non musulmanes.
1808 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », précit., pp. 521-522.
1809 Ibid., p. 522.
416
La Tunisie semble donc être le seul pays qui tente de concilier l’égalité et l’Islam comme
composante de l’identité constitutionnelle dans l’ordre juridique interne. Qu’en est-il de la
place et du rôle de l’Islam dans l’ordre juridique international ?
2. L’Islam dans l’ordre juridique international
En ce qui concerne l’ordre juridique international, du fait de la convergence accrue des
systèmes constitutionnels, le gouvernement tunisien a érigé l’article premier de la
Constitution en élément de résistance à la globalisation du droit constitutionnel. La Tunisie
essaie dans l’ordre juridique interne, de ménager le principe d’égalité homme / femme. De
son côté, l’interprétation normative de l’article premier de la Constitution montre que l’Islam
est instrumentalisé par les représentants de l’Etat, pour bloquer l’avancée du droit
international relatif aux droits des femmes, arguant que l’Islam, comme composante
sociologique et identitaire, s’oppose à l’entrée en vigueur du droit international relatif aux
droits des femmes.
La situation est différente au Maroc dans le sens où l’Islam joue un rôle déterminant au sein
de l’ordre juridique interne et international. En effet, « la ratification et l’effectivité des
conventions internationales ne peuvent se concevoir que dans la mesure où elles respectent
l’identité nationale qui est sujette à confusion. »1810 Le Maroc s’engage à donner aux
conventions internationales dûment ratifiées et publiées, la primauté sur le droit interne et à
harmoniser les dispositions pertinentes de sa législation nationale. Cela se fera dans le cadre
des dispositions de la Constitution et des lois du Royaume, autrement dit dans « le respect de
son identité nationale immuable. »1811 Les conventions internationales qui contredisent
l’Islam comme composante de l’identité constitutionnelle marocaine n’ont pas leur place en
droit interne1812 : les réserves de la CEDEF concernant l’égalité dans l’héritage entre l’homme
et la femme sont donc maintenues par le Maroc1813. Ici aussi, composante de l’identité
constitutionnelle, l’Islam empêche l’entrée en vigueur du droit international relatif aux droits
des femmes. Qu’en est-il en Egypte ?
1810 O. BENDOUROU, « La nouvelle Constitution marocaine du 29 juillet 2011 », précit., p. 515.
1811 Treizième alinéa du préambule de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011.
1812 O. BENDOUROU, « La nouvelle Constitution marocaine du 29 juillet 2011 », précit., pp. 515-516.
1813 O. BENDOUROU, « Réflexions sur la Constitution du 29 juillet 2011 et la démocratie », précit., p. 135.
417
Dans l’ordre juridique international, la charia permet à l’Egypte d’émettre des réserves à la
CEDEF. Adhérant à la Convention le 18 septembre 1981, l’Egypte a confirmé avoir des
réserves1814 vis à vis de l’article 16, relatif au mariage et aux rapports familiaux, notamment
l’égalité de l’homme et de la femme dans le mariage et lors de sa dissolution1815. En effet, la
charia en Egypte n’accorde le divorce à la femme que sur décision du tribunal1816. D’ailleurs,
au moment de la ratification de la Convention, l’Egypte est restée circonspecte sur l’ensemble
des dispositions de l’article 2, ce qui lui permet de n’appliquer les dispositions de la CEDEF
que dans la mesure où elles ne contrarient pas la charia.
De plus et alors même que l’article 93 de la Constitution affirme que l’Etat égyptien s’engage
à respecter les traités, accords et textes internationaux relatifs aux droits de l’Homme qu’il a
ratifiés1817, « il ne prévoit pas la supériorité du droit international sur le droit national et ne
confère que force de loi aux traités auxquels l’Egypte est partie. »1818 Autrement dit, en cas de
conflit entre un traité et une loi, le dernier texte adopté prévaudra même s’il s’agit d’une loi
contraire à un traité antérieurement ratifié1819. Les principes de la charia empêchent donc
l’avancée du droit international des droits des femmes. Là encore, il est difficile de parler de
constitutionnalisme lorsque les droits des femmes ne sont pas pleinement et entièrement
consacrés.
Assurément, il est logique que face à la globalisation du droit constitutionnel, les Etats d’une
tradition et/ou d'une culture juridique différente affirment leurs spécificités locales, leurs traits
identitaires les plus saillants. Toutefois, ces derniers ne peuvent empêcher la consécration
1814 Formulée le 16 juillet 1980 lors de la signature de la Convention.
1815 Il n’empêche que sous le règne de la Constitution de 1971, la Haute Cour constitutionnelle (HCC) s’est
inspirée du droit international pour interpréter de manière extensive des droits constitutionnels à l’instar du
droit au mariage (décision n° 34/1995). L’article 73(6) de la loi n° 47 de 1972 interdisait le juge du Conseil
d’Etat de marier des étrangers. Même si le droit au mariage et le droit de choisir son époux n’étaient nulle
part mentionnés dans la Constitution de 1971, la HCC a jugé qu’il ne fallait pas considérer que la
Constitution prohibe de tels droits. Elle les a rattachés à la liberté individuelle (article 41), à l’intimité
(article 45) et au droit de fonder une famille (article 9). La HCC a interprété le droit au mariage et le droit
de choisir son époux à l’aune des instruments internationaux qui traitent du droit de choisir son époux sans
distinction de race, de couleur ou/et de nationalité. Ses sources d’inspiration les plus importantes sont la
DUDH, la Convention de New York sur le consentement au mariage, l’âge minimal du mariage et
l’enregistrement des mariages et, la CEDEF. Pour plus d’informations sur le raisonnement de la HCC voir
I. I. CHIHA, “Constitutionalisation of International Human Rights Law in the Jurisprudence of the
Egyptian Supreme Constitutional Court”, Arab Law Quartely 32 (2018), pp. 244-245.
1816 Cette condition n’est pas imposée aux hommes en Egypte.
1817 Ils acquièrent après leur publication la valeur législative.
1818 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », précit., p. 523.
1819 I. I. CHIHA, “Constitutionalisation of International Human Rights Law in the Jurisprudence of the Egyptian
Supreme Constitutional Court”, précit., pp. 245-248.
418
pleine et entière du principe d’égalité ou encore, s’opposer à l’avancée du droit international
relatif aux droits des femmes. L’Islam comme composante de l’identité constitutionnelle en
Tunisie, en Egypte et au Maroc, est le seul moyen de résister à l’avancée du
constitutionnalisme libéral et de conserver la spécificité du système constitutionnel local.
C'est ainsi que le gouvernement tunisien – contrairement à l’Egypte et au Maroc – a notifié au
Secrétaire général de l’ONU, sa volonté de lever les multiples réserves1820 formulées à la
CEDEF1821. Simultanément, il maintient que la Tunisie « n’adoptera en vertu de la
Convention, aucune décision administrative ou législative qui serait susceptible d’aller à
l’encontre des dispositions de l’article premier de la Constitution »1822 et il aménage le
principe d’égalité dans l’ordre juridique interne en l’adaptant à la réalité sociologique des
Tunisiens. Comme cela vient d’être démontré, ce n’est pas le cas de tous les pays arabo-
musulmans depuis les soulèvements populaires de 2010-2011. Au nom de l’Islam, la Tunisie,
l'Egypte et le Maroc s’opposent bien souvent aux droits de l’Homme incontournables dans le
constitutionnalisme global.
B.
L’opposition de l’Islam aux composantes traditionnelles du constitutionnalisme
global
Il s’agit ici de démontrer que l’Islam en tant que composante de l’identité constitutionnelle de
la Tunisie, de l’Egypte et du Maroc, s’oppose à la consécration et à la réalisation pleine et
entière des libertés et des droits essentiels au constitutionnalisme. Par conséquent, il est
nécessaire de rappeler les incohérences de la Constitution du 27 janvier 20141823, avant
d'analyser l’impact de son article 1er sur les composantes constitutionnelles du caractère
« civil » de l’Etat1824 et sur les libertés et les droits fondamentaux1825.
1820 Cf. Note de bas de page 1301.
1821 Cf. Note de bas de page 1302.
1822 Voir le rapport présenté par M. BEN JEMIA et H. CHEKIR, « La levée des réserves à la "CEDAW" mais
non au maintien de la déclaration générale », CEDAW en Tunisie 2011 – Association Tunisienne des
Femmes démocrates et United Nations Population Fund, [en ligne], [consulté le 20 décembre 2018],
http://www.unfpa-tunisie.org/images/stories/pdfs/cedaw%20francais .pdf, p. 3.
1823 Pour une analyse plus détaillée de l’ensemble des contradictions constitutionnelles en matière de religion en
Tunisie, cf. le 2. du B. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre 1 de la PARTIE I de cette
thèse, relatif à la difficile conciliation du rôle de l’Etat en tant que protecteur de la religion et du sacré et
garant de la liberté de conscience, p. 149.
1824 Cf. le Chapitre 1 du Titre II qui suit.
419
Bien que l’Etat soit considéré comme « civil », les non musulmans sont exclus du texte
constitutionnel. Ceci n’est pas le cas de tous les non musulmans en Egypte1826. Afin de
relativiser la spécificité du cas tunisien, une comparaison avec le voisin égyptien est
nécessaire (1). L’étude du cas marocain sert également la démonstration : l’exercice des droits
et de libertés consacrés par la Constitution du 29 juillet 2011 est conditionné par le respect de
l’Islam (2).
1. L’exclusion des non musulmans du texte constitutionnel
En ne constitutionnalisant que l’Islam, les constituants tunisiens ont exclu du texte
constitutionnel les autres religions et les individus athées, non croyants, non pratiquants ou
non musulmans. De plus, l’article 74 de la Constitution permet aux seuls Tunisiens de
confession musulmane de présenter leur candidature à la présidence de la République1827. Si
la Constitution ne sacralise que le référent islamique de l’identité du peuple, elle ne respecte
ni l’athéisme1828, ni le principe d’égalité des Tunisiens en matière de religion. Bien que
l’Islam ne soit pas une source du droit, il réduit sévèrement les libertés et les droits
fondamentaux des Tunisiens1829, comme seule religion constitutionnellement reconnue. La
situation est somme toute différente en Egypte.
L’article 64 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014 consacre la liberté de croyance
mais il réserve « la liberté de pratiquer les cultes aux seuls fidèles des trois religions : Islam,
Christianisme, Judaïsme. »1830 Cet article constitutionnalise l’interprétation constante faite par
la Cour suprême égyptienne1831, de l’article 461832 de la Constitution du 11 septembre 1971.
1825 Cf. le Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre 2 qui suit, relatif aux droits et libertés brimés du
fait de leur inadéquation avec l’Islam, p. 498.
1826 Il est essentiellement question ici de s’intéresser au cas égyptien. Le cas tunisien est spécialement traité dans
le chapitre qui suit.
1827 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, article
74, alinéa premier.
1828 Cf. le A. du Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre 2 qui suit, relatif à la liberté de ne pas avoir
de religion, p. 499.
1829 Pour une analyse détaillée des droits et libertés brimés par l’Islam en Tunisie, cf. le Paragraphe 2 de la
Section 2 du Chapitre 1 du Titre 2 qui suit, relatif aux droits et libertés brimés du fait de leur inadéquation
avec l’Islam, p. 498.
1830 A. MOHAMED-AFIFY, « La Constitution égyptienne de 2014 : entre
traditions et
tendances
révolutionnaires », précit., p. 135.
1831 Ancêtre de la Haute Cour constitutionnelle qui a fonctionné jusqu’en 1979, date de l’instauration de la
Haute Cour constitutionnelle.
1832 Ce dernier prévoyait que : « L'Etat garantit la liberté de croyance et la liberté de pratique religieuse. »
420
En effet, elle « avait eu l'occasion de se prononcer sur la portée de l'article 46 et avait estimé
que le principe de la liberté d'exercice des pratiques religieuses devait être interprété comme
ne s'appliquant qu'aux seuls adeptes des trois religions du Livre : islamique, chrétienne et
juive. »1833 Dans sa décision n° 7/2 du 1er mars 1975, la Cour suprême cherchait à exclure la
pratique du Bahaïsme1834 qu’elle considérait comme génératrice de troubles à l’ordre public
dans un pays musulman1835.
Si la Constitution du 18 janvier 2014 reprend à son compte la décision de la Cour suprême,
elle ne consacre que les religions traditionnellement admises dans les pays musulmans1836.
Ceci suppose que les constituants aient volontairement exclu du texte constitutionnel les
autres religions (Bahaïsme et Bouddhisme entre autres), les athées, les non croyants, les non
pratiquants et les non musulmans.
Pour autant, à la suite de la chute du régime des Frères musulmans, le Comité des 50 a débattu
de la possibilité d’introduire au sein de la Constitution en discussion, une disposition
garantissant la liberté de pratique des cultes aux « non musulmans ». Cette expression
permettait de renvoyer à l’ensemble des fidèles d’une autre religion que l’Islam. Cependant,
les représentants d’Al-Azhar et du mouvement salafiste égyptien Al-Nour s’y sont
1833 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Haute Cour constitutionnelle égyptienne, gardienne des libertés
publiques », Egypte/Monde arabe, Le Prince et son juge, Deuxième série, 1999, [en ligne], [consulté le 22
août 2019], http://journals.openedition.org/ema/777, p. 8.
1834 Le Bahaïsme est une religion des disciples de Baha Allah et du babisme. Bab (1819-1850) est le fondateur
du Bahaïsme. Au milieu du XIXème siècle, il se dit porteur d’un message visant à transformer la spiritualité
de l’humanité. L’âge de paix et de justice qu’il promet doit advenir par l’avènement d’un second messager
de Dieu, Baha Allah (1817-1892). Ce dernier aura pour mission de rassembler les croyants du monde
autour de la paix et de la religion universelle. Bab consacra sa vie à rédiger des écrits destinés à convaincre
du bienfondé de son message. La théologie du Bahaïsme est un syncrétisme de plusieurs religions : lors de
réunions rituelles dans des temples, les croyants lisent des passages des Evangiles et du Coran. Lui aussi
préconise un jeûne annuel au cours du mois de babi (du 2 et le 21 mars). Cependant, il n’a ni culte public,
ni sacrements spécifiques.
1835 La Cour suprême affirme dans cette décision que « [l]es travaux préparatoires des articles 12 et 13 de la
Constitution de 1923 qui ont été repris par les Constitutions précédentes montrent que la protection
constitutionnelle pour la liberté de culte consacrée par ses articles est limitée aux seuls trois religions du
livre, et ceci à condition que la pratique du culte ne provoque pas, le cas échéant, de troubles à l’ordre
public qui est constitué en grand partie de la loi islamique. La pratique du Bahaïsme n’entre pas ainsi dans
cette protection constitutionnelle, car d’un côté, le bahaïsme ne peut être considéré comme une parmi ces
trois religions, d’un autre, la pratique du Bahaïsme peut provoquer des troubles à l’ordre public dans un
pays musulman. » Cour suprême, n° 7/2 du 1er mars 1975, Recueil des arrêts de la Cour suprême, vol. 1,
p. 79.
1836 Les sociétés musulmanes traditionnelles avaient pour habitude de ne reconnaître et de ne protéger que les
Gens du Livre, autrement dit les croyants de l’ancien et du nouveau testament, qu’ils soient juifs ou
chrétiens. La Constitution égyptienne de 2014 conserve la tradition et la reprend à son compte.
421
radicalement opposé. La Constitution à venir devait selon eux, respecter les traditions
ancestrales de la société égyptienne1837.
En effet, les sociétés musulmanes traditionnelles ne reconnaissaient que les Gens du Livre ou
Ahl al-Kitâb conformément au Coran qui n’accorde de statut particulier qu’au Judaïsme et au
Christianisme car leurs fidèles suivent les enseignements divins révélés par un prophète et
consignés dans un livre. Cela les distingue d’ailleurs des religions polythéistes que le Coran
incite les musulmans à combattre. En respectant la tradition ancrée dans la société égyptienne,
la Constitution du 18 janvier 2014 prive les Egyptiens d’une autre religion que l’Islam, le
Christianisme ou le Judaïsme, de l’exercice d’une liberté fondamentale : la liberté de culte.
Sur ce point, l’Islam comme composante de l’identité constitutionnelle égyptienne, s’oppose à
l’une des libertés fondamentales essentielles au constitutionnalisme.
De plus, « [l]’article 3 de la Constitution de 2012 avait fait des principes des lois des
Egyptiens chrétiens et juifs la source principale des législations organisant leur statut
personnel, leurs affaires religieuses ainsi que le choix de leurs chefs spirituels. »1838 Bien que
ce soit la première fois dans l’histoire du droit constitutionnel égyptien, que la personnalité
des lois en matière de droit de la famille soit consacrée par la Constitution, ce système est
discriminatoire dans l’ordre juridique égyptien. En effet, prévu par la loi n° 4621839, il
n’accorde cependant qu’aux juifs et aux chrétiens d’organiser leurs affaires personnelles,
qu’elles soient religieuses et/ou familiales. Les autres « non musulmans » restent quant à eux
soumis, au droit de la famille des musulmans.
L’article 3 avait été introduit dans la Constitution de 2012 pour compenser les références à la
charia et il a été repris par la Constitution de 2014, à la demande des Eglises. Il est essentiel
de remarquer que le Comité des 50 avait voulu étendre le système de la personnalité des lois
en matière de droit de la famille, à l’ensemble des « non musulmans ». Toutefois, en ce qui
concerne le statut personnel, le droit général est plus ouvert que les lois religieuses,
notamment chrétiennes : l’Eglise copte par exemple, refuse souvent de reconnaître la validité
1837 A. MOHAMED-AFIFY, « La Constitution égyptienne de 2014 : entre traditions et
tendances
révolutionnaires », précit., p. 136.
1838 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour
l’Egypte ? », précit., p. 528.
1839 Alinéa 2 de l’article 6 de la loi n° 462 de 1995 relative à l’abolition des tribunaux religieux et
confessionnels et au transfert des requêtes pendantes aux tribunaux nationaux. Principe repris par la loi n° 1
de 2000, portant sur la procédure en matière de statut personnel. L’article 4 de cette loi a abrogé la loi n°
462 de 1995.
422
des divorces prononcés par les tribunaux égyptiens1840 et n’autorise pas le remariage des
couples divorcés. Par ailleurs, elle refuse de reconnaître la conversion des coptes à une autre
religion, confession, croyance ou rite.
En droit égyptien, les musulmanes peuvent introduire une requête en divorce pour plusieurs
motifs : l’absence du mari sans motif légitime pendant plus d’un an, sa condamnation à une
peine de prison supérieure à trois ans, son aliénation mentale, une maladie grave et incurable
ou encore, pour défaut de paiement de la pension alimentaire ou pour préjudice (qu’il résulte
ou non de la polygamie). Comment considérer que les Egyptiens sont égaux en droits si le
statut personnel varie en fonction de la confession et si seuls les Gens du Livre ont la
possibilité de légiférer et de gérer les affaires religieuses et familiales de leurs fidèles ?
En considérant que la liberté de culte n’est reconnue que pour les adeptes des trois religions
monothéistes et que le droit de la famille s’applique de manière confessionnelle, l’Etat
égyptien a une vision de la société qui ne peut être ni athée, ni éloignée des prescriptions
religieuses1841. Les normes et les règles ne sont donc pas purement juridiques mais d’essence
religieuse. En cela même, la Constitution de 2014 contredit-elle la liberté de culte et l’Etat de
droit comme fondements du constitutionnalisme. Est-ce également le cas au Maroc ? L’Islam
participe-t-il à l’exercice ou non, des libertés et des droits fondamentaux ?
2. L’exercice des droits et libertés conditionné par le respect de l’Islam
Par la Constitution marocaine du 29 juillet 2011, le Roi consacre une liste importante de
droits et de libertés aux Marocains mais la question de leur effectivité se pose. Des
contradictions existent entre les droits et les libertés proclamés et les restrictions qui les
accompagnent1842. Par exemple, il est possible de suspendre ou d’interdire des associations si
elles portent atteinte à l’Islam. Dans l’article 12, la liberté d’association est consacrée et la loi
1840 Depuis 2008 et l’amendement du règlement de 1938 sur le statut personnel des coptes orthodoxes, le
divorce n’est possible qu’en cas d’adultère.
1841 De l’Islam, du Christianisme et du Judaïsme.
1842 Par ailleurs, l’exercice de certaines libertés traduit un décalage entre le texte constitutionnel et la pratique
politique. Pour plus de précisions, cf. O. BENDOUROU, « Les droits de l’homme dans la constitution
marocaine de 2011 : débats autour de certains droits et libertés », La Revue des droits de l’homme, 6 | 2014,
[en ligne], [consulté le 22 août 2019], http://journals.openedition.org/revdh/907, pp. 1-24.
423
fixe ses modalités d’organisation et d’exercice. En ce sens, la loi du 15 novembre 19581843
« prévoit des modalités de suspension et d’interdiction des associations fondées sur des
notions vagues et
large pouvoir
d’appréciation. »1844 L’article 3 de la loi précise effectivement que « l’association ne doit pas
imprécises accordant ainsi aux autorités un
poursuivre des objectifs illicites, contraires aux lois, aux bonnes mœurs ou qui ont pour but
de porter atteinte à la religion islamique, à l'intégrité du territoire national, au régime
monarchique ou de faire appel à la discrimination. » Dans ce contexte, que signifie l’atteinte
à la religion islamique et au régime monarchique ?
La formulation vague de l’article permet une interprétation libre et donne aux pouvoirs
publics toute latitude d’interdire les associations qui critiquent les prérogatives étendues du
Roi, la place de l’Islam au sein de l’Etat et/ou son rôle dans la légitimation du pouvoir
monarchique. Combinée à l’interprétation discrétionnaire de l’article 3, la restriction qui
accompagne la liberté d’association la vide de sa substance. Conditionnée par le respect de
l’Islam, la liberté d’association ne peut s’exercer librement d’autant plus que la justice
marocaine souffre encore d'un manque d'indépendance et d'intégrité1845.
Etant donné ce qui précède, comment affirmer que la Constitution du 29 juillet 2011 s’inscrit
dans le mouvement du constitutionnalisme global ? Malgré les avancées constitutionnelles
notables, le référent religieux est utilisé dans l’ordre juridique interne et interprété par le
pouvoir monarchique pour empêcher une quelconque dérive du régime. Le statut de la liberté
d’association et de la liberté de constituer des partis politiques est d’ailleurs similaire.
Prévue à l’article 7 de la Constitution du 29 juillet 2011, cette liberté de création de partis
politiques est déterminée par la loi organique du 22 octobre 20111846. Dorénavant, la
compétence de les interdire ne revient plus au chef du Gouvernement mais à la justice1847. La
loi organique reprend à son compte la formulation de l’article 7 de la Constitution : les partis
politiques « ne peuvent avoir pour but de porter atteinte à la religion musulmane, au régime
monarchique, aux principes constitutionnels, aux fondements démocratiques ou à l’unité
1843 Cette loi a connu plusieurs modifications (notamment en 1973 et en 2002).
1844 O. BENDOUROU, « Les droits de l’homme dans la constitution marocaine de 2011 : débats autour de
certains droits et libertés », précit., p. 8.
1845 Tels ont été les propos de l’ancien secrétaire général du Parti de l’Istiqlal et ancien Premier ministre,
M. Abbas EL FASSI, lors d’une conférence de presse en date du 11 avril 2005.
1846 Dahir n° 1-11-166 du 22 octobre 2011 portant promulgation de la loi organique n° 29-11, relative aux partis
politiques, B.O. n° 5992 du 03-11-2011, p. 2360.
1847 La loi organique reprend ainsi les dispositions de l’article 9 de la Constitution du 29 juillet 2011.
424
nationale et l’intégrité territoriale du Royaume. » Autrement dit, à l’instar des modalités
d’interdiction des associations, la justice peut interdire les partis politiques qui traitent des
pouvoirs étendus du Roi ou du rôle et de la place de l’Islam au sein de l’Etat. A cela s’ajoute
l’alinéa 3 de l’article 7 qui interdit les partis politiques d’être fondés sur la base religieuse.
Pour l’ancien ministre de la Justice Omar AZZIMAN, les magistrats agissent sur
instruction1848. Ils peuvent sanctionner les partis politiques qui ne se conforment pas aux
règles établies par le pouvoir monarchique, ce qui est également le cas de la liberté de la
presse1849. Les responsables des périodiques et les journalistes peuvent être inquiétés par la
Justice s’ils publient des articles qui portent atteinte à la religion islamique1850, au régime
monarchique ou à l’intégrité territoriale.
De toute évidence, l’Islam est une composante de l’identité constitutionnelle en Tunisie, en
Egypte et au Maroc. Il structure les ordres juridiques nationaux alors même que la religion
telle que prévue par les Constitutions et interprétée par les pouvoirs publics, contredit souvent
les droits de l’Homme et les fondements de l’Etat de droit. Par conséquent, il est difficile de
parler de constitutionnalisme, nonobstant le fait que la Tunisie peut par exemple, servir de
modèle pour la promotion des droits des femmes dans la région.
1848 O. BENDOUROU, « Les droits de l’homme dans la constitution marocaine de 2011 : débats autour de
certains droits et libertés », précit., p. 8.
1849 Prévue à l’article 25 de la Constitution du 29 juillet 2011 et régie par la loi du 15 novembre 1958. Dahir
n° 1-58-378 du (3 joumada I 1378) 15 novembre 1958, B. O. n° 2404 bis du 27/11/1958, p. 1914, modifié
par le dahir n° 1-73-285 du (6 rabia I 1393) 10 avril 1973, B. O. du 11/04/1973, p. 535. En 2002, le
Parlement a adopté des amendements promulgués par le dahir n° 1-02-207 du (25 rajab 1423) 3 octobre
2002, portant promulgation de la loi n° 77-00, B. O. n° 5080 du 6/2/2003, p. 131.
1850 Il est important de relever qu'en 2002, les amendements de la loi du 15 novembre 1958 ont introduit la
notion de « valeurs sacrées », ce qui accroît les pouvoirs d’interprétation des juges et restreint par
conséquent, la liberté de presse. Des exemples précis d’atteintes à la liberté de la presse sont exposés dans
l’article précité d’Omar BENDOUROU, tels que des atteintes aux valeurs sacrées du Royaume et des
procès politiques relatifs à la diffamation. Pour plus de précisions, cf. « 3. Les atteintes à la liberté de
presse », in O. BENDOUROU, « Les droits de l’homme dans la constitution marocaine de 2011 : débats
autour de certains droits et libertés », précit., pp. 14-18.
425
426
CONCLUSION
La globalisation différenciée des droits constitutionnels permet d’avancer l’idée de
l’émergence du constitutionnalisme transformateur dans la région, depuis l’adoption de la
Constitution tunisienne de 2014. Certes, les clauses constitutionnelles du texte du 27 janvier
2014 rendent visibles ce nouveau constitutionnalisme dans un Etat arabe et musulman du
bassin méditerranéen. Néanmoins, elles doivent être adaptées aux composantes d’une
nouvelle version du constitutionnalisme, le constitutionnalisme identitaire.
L’Islam comme composante essentielle des constitutions qui s’inscrivent au sein du
constitutionnalisme identitaire contredit souvent les fondements du constitutionnalisme. Seul
l’avenir des débats parlementaires relatifs à l’égalité successorale permettra d’affirmer l’idée
selon laquelle, la Tunisie est un modèle de promotion des droits des femmes et plus
généralement, du constitutionnalisme identitaire pour les pays de la région.
427
428
CONCLUSION DU TITRE I
L’étude du constitutionnalisme tunisien permet de comprendre que le « concept de
constitutionnalisme a une histoire qui n’est pas linéaire ou plutôt qui repose sur plusieurs
traditions. »1851 L’étude des travaux préparatoires à la Constitution du 27 janvier 2014 et
l’immersion dans la société tunisienne permettent au comparatiste d’affirmer que le
constitutionnalisme a un avenir et qu’il cherche tant bien que mal à concilier les valeurs
universelles et identitaires.
Pourtant, l’étude approfondie des aspects culturels du droit en Tunisie permet de constater les
contradictions du constitutionnalisme tunisien. Si son discours est progressiste et se veut
cohérent, les pratiques qui en découlent sont souvent discriminatoires.
1851 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., p. 134.
429
430
Titre II Le constitutionnalisme tunisien : un discours
progressiste, des pratiques discriminatoires
Le Professeur Abdullahi AHMED AN-NA’IM l'affirme : « L’État est une institution politique
incapable d’avoir une religion. »1852 La constitution de l’Etat est par conséquent, un texte
temporel et non spirituel1853. Contrairement aux individus qui le composent, l’Etat doit être
constitutionnellement neutre à l’égard des religions1854. Sa neutralité vise en effet à
« préserver la possibilité d’une piété religieuse reposant sur la conviction et le choix, et non
sur le conformisme imposé. »1855 Si l’Etat doit garantir la liberté de religion, de croyance et de
culte, il est également tenu de protéger la liberté de conscience. Qu’ils soient croyants,
pratiquants, religieux ou athées, les individus doivent pouvoir exprimer sans entraves, leurs
convictions et leurs choix idéologiques, politiques ou religieux. Est-ce véritablement le cas en
Tunisie ? L’Etat est-il constitutionnellement neutre à l’égard des religions ?
Avant de répondre à ces questions, il est important de relever que la théorie du Professeur
Abdullahi AHMED AN-NA’IM rejoint celle du Professeur Andras SAJO qui milite pour une
conception laïque du constitutionnalisme1856. Le constitutionnalisme laïc suppose que la
sphère publique soit séparée de la sphère privée qui comprend notamment la religion. Si la
1852 A. AHMED AN-NA’IM, « Etat laïc pour sociétés religieuses : rôle de l’islam dans les nouvelles
constitutions arabes et quête de la démocratie », Annuaire IEMed de la Méditerranée, 2014, p. 115.
1853 I. Ö KABUGLU, « La migration de l’idée de laïcité au Proche et au Moyen-Orient : Turquie, Egypte et
Tunisie », in E. ZOLLER (dir.), Migrations constitutionnelles d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Editions
Panthéon-Assas, 2017, p. 82.
1854 A. AHMED AN-NA’IM, Islam and the Secular State: Negotiating the Future of Sharia, Harvard, Harvard
University Press, 2009, p. 85.
1855 A. AHMED AN-NA’IM, « Etat laïc pour sociétés religieuses : rôle de l’islam dans les nouvelles
constitutions arabes et quête de la démocratie », précit., p. 115.
1856 Pour le Professeur Andras SAJO, le terme "laïcité" suppose uniquement que l’organisation sociale,
politique et juridique soit séparée des considérations transcendantales. Sa théorie ne vise donc pas à
promouvoir un modèle de laïcité à l’instar de la laïcité française. Malgré la définition qu’il donne de la
laïcité, il précise que le concept juridique est flou et qu’il renvoie à une réalité sociale complexe. Même s’il
milite pour que la sphère et les institutions publiques soient détachées des considérations religieuses, il est
conscient de deux phénomènes. D’une part, il affirme que de nombreux pays accordent des concessions aux
religions pour ne pas heurter les sensibilités religieuses des citoyens. D’autre part, il précise que le
processus de laïcisation se fait lentement et qu'il arrive à son terme lorsque la religion cède à l’Etat
l’intégralité de ses pouvoirs sur les divers aspects de la vie des citoyens croyants. Pour plus de précisions
sur sa théorie, cf. A. SAJO, « Introduction à une conception laïque du constitutionnalisme. Prélude à un
concept de laïcité constitutionnelle », in H. RUIZ FABRI et M. ROSENFELD (dir.), Repenser le
constitutionnalisme à l’âge de la mondialisation et de la privatisation, op.cit., pp. 325-353.
431
sphère publique est ouverte à la religion, elle est organisée et fonctionne sans elle1857.
Autrement dit, les règles constitutionnelles qui fixent l’organisation et le fonctionnement des
pouvoirs publics ne dépendent pas d'une religion. Le droit constitutionnel peut cependant
intervenir dans la sphère privée pour protéger les libertés individuelles à l’instar de la liberté
religieuse. En effet, « dans de nombreux systèmes juridiques, en raison de l’obligation
positive de l’Etat de promouvoir ou faciliter la jouissance des droits humains fondamentaux,
le libre exercice de la religion exige d’être soutenu par l’Etat sous réserve que ce soutien ne
soit pas discriminatoire et respecte la neutralité de l’Etat. »1858 La neutralité de l’Etat sous-
tendue par la conception laïque du constitutionnalisme promeut donc la protection et la libre
expression des libertés et des droits fondamentaux.
Le constitutionnalisme n’existe d’ailleurs que « lorsque la société ne tient pas publiquement
compte des préoccupations transcendantales. »1859 De fait, le constitutionnalisme laïc ne
s’applique qu’à des sociétés où la séparation des sphères publiques et privées existe dans la
pratique et dans les mentalités, avant d’être consacrée par le droit constitutionnel. Or comme
cela a été dit précédemment, dans les sociétés arabo-musulmanes « pour être durable et
efficace, une constitution doit atteindre la légitimité islamique au sein de la population en
général, mais elle ne peut pas être qualifiée de constitution du tout si ou dans la mesure où
elle ne respecte pas les caractéristiques fondamentales du constitutionnalisme. »1860 La
neutralité de l’Etat peut-elle s’exprimer dans des Etats où la société reste culturellement et
traditionnellement attachée aux rites et aux pratiques de l’Islam ? Les constitutions de ces
Etats sont-elles des textes temporels ?
Dans le monde arabo-musulman secoué par la vague révolutionnaire de 2010-2011, le concept
de laïcité est considéré comme étant importé d’Occident1861. « Non seulement le droit ignore
1857 Evoquant le catholicisme et la laïcité en France, pour le sociologue Emile POULAT, « [l]’espace public est
ouvert à tous, y compris aux églises, mais il est organisé et fonctionne sans elles, en vertu de règles qui ne
dépendent pas d’elles. » E. POULAT, L’ère post-chrétienne. Un monde sorti de Dieu, Paris, Flammarion,
1994, p. 16.
1858 A. SAJO, « Introduction à une conception laïque du constitutionnalisme. Prélude à un concept de laïcité
constitutionnelle », précit., p. 337.
1859 Ibid., p. 340.
1860 A. AHMED AN-NA’IM, “The Legitimacy of Constitution-Making Processes in the Arab World: An
Islamic Perspective”, précit., p. 30. Nous traduisons.
1861 Pour plus de précisions sur ce point dans le contexte tunisien d’élaboration de la Constitution
cf. J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 68. Pour ce qui est du
contexte égyptien d’élaboration de la Constitution, cf. A. KATBEH, “The Civil State (dawla madaniya): A
New Political Term?”, IFAIR (Young Initiative on Foreign Affairs and International Relations), publié le
432
le concept, mais aussi et surtout le discours politique se défend de vouloir entreprendre une
quelconque laïcisation et s’efforce de montrer le caractère islamique de toutes les règles et
institutions. »1862 Synonyme d’apostasie, d’athéisme ou d’incroyance, la laïcité est
socialement, juridiquement et politiquement inadmissible1863. Alors, pourquoi chercher à
savoir si la théorie du constitutionnalisme laïc est applicable en Tunisie ?
Ayant précédemment comparé la relation entre l’Etat et l’Islam en Tunisie et en Egypte1864, il
est pertinent de poursuivre la comparaison menée entre les deux voisins méditerranéens1865. Si
la comparaison permet d’élucider le sens de la notion d’Etat « civil » (Chapitre 1), elle est
guidée par un objectif bien précis : démontrer la spécificité du constitutionnalisme tunisien
actuel. Ce denier constitutionnalisme n’est pourtant parachevé que par la mise en place de la
Cour constitutionnelle (Chapitre 2).
lundi 24 février 2014, [en ligne], [consulté le 23 mars 2020], https://ifair.eu/2014/02/24/the-civil-state-
dawla-madaniya-a-new-political-term/.
1862 Le Professeur Néji BACCOUCHE poursuit en disant que « [l]es intellectuels les plus ouverts à la raison
n’osent pas annoncer leur laïcité à cause de la résonnance antireligieuse de la notion. La laïcité est
farouchement combattue au nom de l’islam et il serait vain de vouloir expliquer qu’elle protège la liberté
religieuse parce que celle-ci est perçue comme un affaiblissement de la religion. » N. BACCOUCHE,
« Laïcité et Liberté religieuse (en particulier dans les Etats arabo-musulmans) », in I. Ö. KABOGLU (dir.),
Laiklik ve Démokrasi, Ankara, Imge Kitabevi, 2001, p. 255.
1863 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 238.
1864 Pour plus de précisions sur ce point, cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 2 du Chapitre 2 du Titre 1 de la
Partie II de cette thèse, relatif à la singularité du constitutionnalisme identitaire tunisien, p. 407.
1865 Contrairement au Yémen ou à la Lybie, les révolutions tunisienne et égyptienne ont abouti à l’adoption de
nouvelles constitutions. Ces dernières associent l’Islam comme religion, au caractère « civil » de l’Etat.
433
434
Chapitre 1 Un Etat « civil » pour un peuple musulman
N’ayant jamais été des Etats théocratiques1866, l’Egypte et la Tunisie n’ont pas non plus été
des Etats laïcs1867. La chute des présidents MOUBARAK et BEN ALI a permis à l’islam
politique de s’exprimer et de revendiquer sa place dans l’espace public. Craignant que les
mécanismes de la démocratie aident les partis religieux à imposer un commandement divin à
la société, au droit et à l’Etat, les constituants des deux pays ont fait appel à la notion d’Etat
« civil ». Qualifiée de notion « charnière »1868, les partis religieux autant que les partis non-
religieux peuvent s'approprier l’Etat « civil ». Si le signifiant plaît aux différentes parties en
présence, le signifié dépend de l’orientation politique et idéologique de l’interprète. Ainsi,
« plus le concept normatif [est] incertain (conformément à l’incertitude sociale qu’il
exprime), moins il sera pertinent ou convaincant lorsqu’il sera appliqué. »1869
Historiquement apparue en Egypte, la notion d’Etat « civil » a fait l’objet des débats
constituants égyptiens et tunisiens1870. Dans les deux Etats voisins, la notion a pourtant
fonctionné comme « une série de contre-qualifications de l’Etat. »1871 L’Etat « civil » n’est ni
militaire, ni sécuritaire, ni religieux, ni laïc1872. Défini par ce qu’il n’est pas, il interroge le
chercheur sur ce qu’il est. Identifier la ou les significations du caractère « civil » de l’Etat
(Section 1) est donc important. Contrairement au préambule de la Constitution égyptienne de
20141873, la Constitution tunisienne de la même année, consacre doublement le caractère
1866 En d'autres termes, des Etats au sein desquels la religion participe de l’organisation et du fonctionnement
des institutions de l’Etat.
1867 Il s'agit des Etats au sein desquels la sphère religieuse est séparée de la sphère politique et juridique.
1868 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 63.
1869 A. SAJO, « Introduction à une conception laïque du constitutionnalisme. Prélude à un concept de laïcité
constitutionnelle », précit., p. 329. Bien que l’affirmation du Professeur Andras SAJO concerne le concept
de laïcité, elle est également transposable à la notion d’Etat « civil ».
1870 Contrairement à l’Egypte et à la Tunisie, le Maroc n’est pas une république mais une monarchie
constitutionnelle. Malgré la révision constitutionnelle de 2011, le rôle religieux et politique du Roi n’a pas
été remis en cause. Descendant du Prophète, le Roi est le Commandeur des croyants : il veille au respect de
l’Islam et protège les droits et les libertés des citoyennes et des citoyens (articles 41 et 42 de la
Constitution). A l’opposé des Constitutions égyptienne et tunisienne de 2014, le préambule de la
Constitution marocaine de 2011 fait du Maroc un Etat musulman souverain. L’identité de l’Etat marocain
ne fait pas de doute. A l’inverse, la notion d’Etat « civil » mérite d’être définie. Cette notion a fait l’objet
des débats constituants en Egypte et en Tunisie. L’ensemble des ces raisons exclut le Royaume du Maroc
des développements de ce chapitre.
1871 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 64.
1872 C. STEUER and A. BLOUËT, “The Notion of Citizenship and the Civil State in the Egyptian Transition
Process”, Middle East Law and Governance, vol. 7, 2015, n° 2, p. 239.
1873 Le préambule de la Constitution égyptienne de 2014 retient la notion de « gouvernement civil ». Pour plus
de précisions sur ce point, cf. N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne est-elle
435
« civil » de l’Etat et elle le définit1874. Selon l’article 2, « [l]a Tunisie est un Etat civil, fondé
sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. »1875 S’il est essentiel de
savoir en quoi consistent les trois composantes du caractère « civil » de l’Etat en Tunisie, il
est fondamental de relever que les conventions sociales, les rites et les pratiques de l’Islam
déprécient
l’essence même des droits et des
libertés qui découlent de
la
citoyenneté (Section 2).
révolutionnaire ? », OrientXXI. Info, 4 décembre 2013, [en ligne], [consulté le 20 mars 2020],
https://orientxxi.info/magazine/la-constitution-egyptienne-est-elle-revolutionnaire,0444. Révisée en avril
2019, la Constitution égyptienne place désormais l’armée au-dessus du système constitutionnel. Dans sa
version amendée, l’article 200 de la Constitution érige l’armée en gardienne de la Constitution et fait d’elle,
la garante de la démocratie, des composantes fondamentales de l’Etat, de son caractère « civil », ainsi que
des acquis du peuple et des droits et libertés individuelles. Ce point fait l’objet de développements
ultérieurs.
1874 Le quatrième paragraphe du préambule et l’article 2 de la Constitution du 27 janvier 2014 en dispose.
L’article 49 de ladite Constitution s’y réfère également.
1875 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, article 2,
premier alinéa.
436
Section 1
La signification du caractère « civil » de l’Etat
Pour Rachel KANTZ FEDER, « [d]epuis 2011, [la] notion amorphe [d’Etat « civil »] a trouvé
son expression dans la transition politique égyptienne, la nouvelle constitution tunisienne, la
coopération entre les forces anti-régime en Syrie et la campagne pour les élections
législatives d’avril 2014 en Irak. »1876 Afin de savoir ce qu’est un Etat « civil » pour un
peuple musulman (Paragraphe 1), il est nécessaire de comparer l’apparition de la notion et sa
consécration constitutionnelle en Egypte et en Tunisie. Contrairement à la Syrie et à l’Irak, les
révolutions en Tunisie et en Egypte ont abouti à l’adoption de nouvelles constitutions. Ces
dernières associent l’Islam comme religion, au caractère « civil » de l’Etat. Comme l’affirme
Salsabil KLIBI, l’article 2 de la Constitution du 27 janvier 2014 est « assez consistant avec
beaucoup de repères fixés par le constituant. Il contient trois éléments principaux de
définitions »1877 : la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit.
Ces trois composantes seront étudiées à l’aune des Constitutions égyptienne et tunisienne de
2014. L’objectif de cette étude est de savoir si l’Islam comme religion s’oppose aux
fondements du constitutionnalisme. D’après les propos du Professeur Andras SAJO, ce
dernier est fondé sur « l’aptitude de l’homme à la raison et sur la souveraineté
populaire. »1878 D'une part, l’ensemble des droits et des libertés qui découle de la citoyenneté,
doit être consacré et librement pratiqué1879. D'autre part, les Etats égyptien et tunisien doivent
être soumis au droit (Paragraphe 2). Il est alors nécessaire de savoir si en Egypte et en
Tunisie, le droit est fondé sur la « raison publique »1880 et si les lois n’émanent que de la
1876 Pour une vue d’ensemble des usages de la notion d’État « civil » dans les contextes révolutionnaires du
Printemps arabe, cf. R. KANTZ FEDER, “The Civil State in Political Discourse after the Arab Spring”,
Tel Aviv Notes, vol. 8, mai 2014, n° 10, pp. 1-6. Nous traduisons.
1877 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
1878 « Le constitutionnalisme se fonde sur l’aptitude de l’homme à la raison et sur la souveraineté populaire. La
première considération implique la reconnaissance par le droit d’un devoir de raison publique et le rejet
des raisons divines. La seconde exclut toute source de droit qui n’est pas laïque. » A. SAJO, « Introduction
à une conception laïque du constitutionnalisme. Prélude à un concept de laïcité constitutionnelle », précit.,
p. 325.
1879 L’étude d’un certain nombre de droits et de libertés des citoyens égyptiens et tunisiens fait l’objet du 2. du
B. du Paragraphe 1 qui suit. Pour ce qui est de l’opposition entre Islam et pratique effective de la liberté de
conscience, voir essentiellement le Paragraphe 2 de la Section 2 qui suit.
1880 La « raison publique » développée par le Professeur Andras SAJO suppose que les choix juridiques soient
fondés sur des raisons accessibles à tous. Autrement dit sur des raisons qui ne relèvent pas des croyances
religieuses. Ces dernières doivent, pour s’exprimer sur la sphère publique, être traduites en raisons
437
souveraineté populaire. De la sorte et seulement ainsi, le « gouvernement civil » égyptien
et l’Etat « civil » tunisien se conformeront-ils aux fondements du constitutionnalisme.
Paragraphe 1
Qu’est-ce qu’un Etat « civil » pour un peuple musulman ?
Au-delà du slogan employé au cours de la campagne présidentielle de 2014 par le président de
la Deuxième République, Béji CAÏD ESSEBSI1881, aujourd'hui défunt, il s’agit de
comprendre la notion d’Etat « civil » dans un pays appartenant à l’aire culturelle islamique.
Qualifiée d’ « ambiguë »1882, la notion d’Etat « civil » est généralement définie par ce qu’elle
n’est pas. Le « gouvernement civil » (houkouma madaniyya) en Egypte, signifie à la fois un
gouvernement non militaire et non religieux1883. L’Etat « civil » (dawla madaniyya) en
Tunisie, n’est ni un Etat militaire (dawla askariyya), gouverné par l’armée, ni un Etat
sécuritaire (dawla amniyya), gouverné par les forces de sécurité. Il n’est pas non plus un Etat
théocratique (dawla dinniyya), où la religion participe à l’organisation et au fonctionnement
des institutions de l’Etat. Bien que nécessaires1884, ces définitions négatives ne permettent pas
d’identifier un Etat « civil ».
Selon les Professeurs Alfred STEPAN et Juan José LINZ1885, dans un Etat « civil », la
religion se plie aux impératifs de la démocratie et l’Etat respecte la religion : le peuple
souverain élabore la loi et les institutions étatiques admettent l’importance de l’Islam pour les
séculières. L’étude de la « raison publique » en Egypte et en Tunisie fait l’objet de développements
ultérieurs.
1881 La Tunisie était pour lui et pour bon nombre de Tunisiens : « Un Etat civil, pour un peuple musulman ».
Pour plus de précisions sur ce point, cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 2 du Chapitre 2 du Titre 1 de la
PARTIE I de cette thèse, relatif à la conciliation des dispositions des articles 1, 2 et 146, p. 160.
1882 R. KANTZ FEDER, “The Civil State in Political Discourse after the Arab Spring”, précit., p. 1.
1883 N. BERNARD-MAUGIRON, « La Constitution égyptienne est-elle révolutionnaire ? », OrientXXI. Info,
4 décembre 2013, [en ligne], [consulté le 20 mars 2020], https://orientxxi.info/magazine/la-constitution-
egyptienne-est-elle-revolutionnaire,0444.
1884 Ces définitions négatives sont développées dans le A. qui suit.
1885 Dans un article intitulé "Democratization Theory and the ‘Arab Spring’", le Professeur Alfred STEPAN
cherche à savoir comment l’Islam et la démocratie peuvent coexister au sein d’un Etat. Il suggère alors que
les institutions religieuses soient séparées des institutions étatiques. Les autorités religieuses ne doivent pas
contrôler les représentants du peuple. Ces derniers ne peuvent intervenir dans les affaires religieuses que si
elles affectent les droits et les libertés des citoyens. La séparation entre les institutions religieuses et les
institutions étatiques peut s’effectuer de différentes manières. L’une d’elle s’exprime en Tunisie à la suite
de la révolution et prend le nom d’Etat « civil ». A. STEPAN and J.-J. LINZ, “Democratization Theory and
the ‘Arab Spring’”, Journal of Democracy, Vol. 24, (April 2013), No. 2, p. 17.
438
citoyens1886. En Tunisie, il existe un contrat social entre le peuple et le pouvoir1887, supervisé
par un Etat dont la référence est l’Islam. Est-ce également le cas en Egypte ? Même si la
Constitution du 18 janvier 2014 consacre la citoyenneté et la souveraineté du peuple, l’Islam
est la religion de l’Etat et « les principes de la charia islamique sont la source principale de
législation. »1888 Par conséquent, afin de comprendre ce qu’est un Etat « civil » pour un
peuple musulman, il est nécessaire de comparer l’apparition de la notion, sa signification et sa
consécration constitutionnelle en Egypte et en Tunisie (A). L’article 2 de la Constitution du
27 janvier 2014 fait de la citoyenneté, la première composante de l’Etat « civil » (B). Il est
donc intéressant de s’attarder sur les droits et les libertés qui en découlent et de savoir s’ils
sont constitutionnellement consacrés et effectivement respectés dans la pratique, que ce soit
en Tunisie ou en Egypte.
A.
L’apparition de la notion et sa consécration constitutionnelle en Egypte et en
Tunisie
Dans un article intitulé « Etat laïc pour sociétés religieuses : rôle de l’islam dans les nouvelles
constitutions arabes et quête de la démocratie », le Professeur Abdullahi AHMED AN-NA’IM
préconise d’éviter la généralisation du rôle de l’Islam dans les pays arabes d’Afrique du Nord
et du Proche-Orient1889. Pour appréhender la notion d’Etat « civil » en Egypte et en Tunisie, il
est essentiel d’accorder une importance particulière à l’Histoire et de prendre en considération
les contextes nationaux. Pour ce faire, il convient de connaître la façon dont la notion d’Etat
« civil » est apparue et ce qu’elle signifie (1), puis de quelle manière elle a été
constitutionnellement consacrée en Egypte et en Tunisie (2).
1886 Ibid., p. 19.
1887 Ce contrat est essentiellement basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit (article 2
de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014).
1888 Article 2 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014.
1889 A. AHMED AN-NA’IM, « Etat laïc pour sociétés religieuses : rôle de l’islam dans les nouvelles
constitutions arabes et quête de la démocratie », précit., p. 116. Voir également B. DUPRET, “The
Relationship between Constitutions, Politics, and Islam. A comparative Analysis of the North African
Countries”, in R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam after the Arab
Spring, op.cit., pp. 233-244 et, S. EL-DAGHILI, “Al-Dawlah al Madanîyah, A Concept to Reconcile Islam
and Modern Statehood?”, in R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam
after the Arab Spring, op.cit., pp. 189-197.
439
1. L’apparition de la notion d’Etat « civil » et sa signification en Egypte et en Tunisie
Le 7 juillet 2013, à l’occasion d’un entretien avec le journal La Presse de Tunisie, Ameur
LARAYEDH, élu d’Ennahdha à l’ANC a déclaré : « Il n’y a pas d’Etat religieux en islam.
Dans toutes les étapes de l’histoire de l’islam, l’Etat a toujours été un Etat civil. »1890 Les
propos d’Ameur LARAYEDH s’inscrivent dans
la pensée des grands réformistes
musulmans1891 que sont l’Egyptien Mohamed ABDUH (1849-1905) et son disciple Rachid
RIDHA1892 (1865-1935)1893. Ces derniers démontrent dans leurs écrits que l’Etat « civil » est
substantiel à l’Islam.
Alors que le monde arabo-musulman connaît une période d’effervescence culturelle et
intellectuelle appelée Nahdha1894, Mohamed ABDUH appelle de ses vœux la modernisation
de l’Etat. Cette dernière passe par l’instauration d’un Etat « civil » au sein duquel les
Uléma1895 seraient écartés du champ politique et les fuqahâ1896 du champ juridique. Les
autorités religieuses sont ainsi distinctes des autorités politiques et juridiques. Le pouvoir est
dit « civil » car les Uléma ne peuvent légitimement l’exercer. D’ailleurs, au sein de l’Etat
« civil », la loi n’exprime pas la volonté de Dieu, mais la volonté des hommes au pouvoir1897.
Dans cette configuration, l’Etat reste cependant islamique : ses dirigeants sont musulmans, il
administre des populations à majorité musulmane et il applique la charia dans le processus
1890 Entretien à La Presse de Tunisie, le 7 juillet 2013.
1891 « Le mouvement réformiste se séparera en deux grandes branches : l’une qui va mobiliser les instruments
juridiques de la modernité occidentale dans un processus de sécularisation assumée du droit ; l’autre qui
s’emploiera à définir les contours d’une modernité juridique islamique par un retour aux sources de
l’islam. C’est dans le cadre de ce second courant du réformisme, que la charia sera mobilisée dans une
entreprise de refondation du droit islamique. » C’est surtout dans ce second courant que s’inscrit la pensée
de Mohamed ABDUH et de Rachid RIDHA. N. BERNARD-MAUGIRON et J.-P. BRAS (dir.), La Charia,
Paris, Dalloz, coll. « A savoir », 2015, p. 69.
1892 A la suite de Jamal-al-Din AL AFGHANI (1838-1896) et de Mohamed ABDUH, Rachid RIDHA préconise
le renouveau (tajdid) des écoles juridiques sunnites et promeut une réouverture de l’effort d’interprétation
(ijtihad).
1893 Sur les réformistes musulmans avant la naissance des islamismes politiques, cf. L. DAKLHI « Les
mouvements réformistes musulmans (du milieu du XIXème siècle à nos jours) », Conférence Cycle 2012-
2013 : Religion et politique en Islam, EHESS, le 29 janvier 2013, [en ligne], [consulté le 11 décembre
2019],
https://www.canal-
u.tv/video/ehess/04_conference_de_leyla_dakhli_les_mouvements_reformistes_musulmans_du_milieu_du
_xixe_siecle_a_nos_jours.11322.
1894 Sur la Nahdha voir B. NABLI, Comprendre le monde arabe, op.cit., pp. 42-44.
1895 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Uléma.
1896 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Faqîh.
1897 Ces derniers ne peuvent prétendre exprimer la volonté de Dieu ou du Prophète.
440
législatif, réglementaire et jurisprudentiel1898. Dans la pensée de Mohamed ABDUH et de
Rachid RIDHA, la charia1899 est pourtant réformée. Seuls sont appliqués ses principes et ses
objectifs1900. Ainsi, la charia n’est plus l’œuvre des docteurs de la loi (fuqahâ)1901 et ses textes
fondateurs (le Coran et la Sunna) peuvent à nouveau faire l’objet d’interprétation. Ce sont
alors les législateurs1902 qui rendent les lois conformes à la charia et qui cherchent à atteindre
ses objectifs1903.
L’exercice séculier du pouvoir prôné par Mohamed ABDUH et Rachid RIDHA1904 vise
finalement à éloigner l’Etat « civil » de l’Etat religieux1905. Si les Nahdhaouis en Tunisie se
sont largement inspirés de la pensée des réformistes égyptiens pour définir le caractère
« civil » de l’Etat1906, en Egypte, les Frères musulmans l'auraient essentiellement employé
après la révolution de 19521907, pour s’opposer à l’Etat militaire de Gamal ABDEL
NASSER1908.
1898 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 66.
1899 La charia ne signifie pas « droit » au sens technique du terme. Elle renvoie plutôt à la Loi musulmane.
Signifiant « bonne orientation » et/ou « voie à suivre », elle serait prescrite par Dieu dans le Coran et la
Sunna. Cf. Annexe 1 – Glossaire – Charia.
1900 La charia « traite principalement des valeurs et des principes généraux, plutôt que de règles et de
règlements minutieux, puisés dans un texte sacré, en accord avec la jurisprudence islamique. Pour le dire
dans un langage plus technique, c’est plus l’intention ou l’esprit de la loi qui importe que ses clauses
spécifiques. Ainsi les musulmans doivent-ils s’efforcer de découvrir les intentions, les principes et les
valeurs de la shari’a afin de se conformer à l’esprit de la loi, plutôt que d’en suivre aveuglément la lettre. »
G. KRÄMER, « La politique morale ou bien gouverner à l’islamique », Presses de Science Po, « Vingtième
Siècle. Revue d’histoire », 2004/2, n° 82, p. 134.
1901 Les fuqaha sont les spécialistes du fiqh. Cf. Annexe 1 – Glossaire – Fiqh. Produit doctrinal et
jurisprudentiel des fuqahâ, le fiqh est élaboré à partir des quatre grandes écoles du sunnisme que sont le
malikisme, le hanafisme, le chafiisme et le hanbalisme. « Chaque école produit des manuels juridiques
[…]. Ces manuels consistent en compilations et en commentaires de cas, parmi lesquels les juges vont
rechercher celui ou ceux qui sont les plus proches du litige qui leur est soumis. Ils disposent ainsi de l’outil
qui leur permet de pratiquer le taqlid (imitation) en reconduisant la manière dont les membres de leur
école ont précédemment résolu ce type de cas. Et si aucun cas exactement identique ne vient à se présenter,
ils peuvent user des ressources du raisonnement par analogie. Ce dispositif dispense en principe de
s’engager dans la voie jugée périlleuse d’un ijtihad libre. » N. BERNARD-MAUGIRON et J.-P. BRAS
(dir.), La Charia, op.cit., pp. 26-27.
1902 Et non plus les fuqahâ.
1903 Les buts de la charia (maqasid al-charia) sont l’ensemble des valeurs fondamentales que la Loi musulmane
doit suivre. Il s’agit essentiellement de la préservation de la religion, de la personne, de la raison, de la
famille et des biens.
1904 Il est intéressant de relever que le projet politique de Rachid RIDHA était panislamique. Il visait à restaurer
le califat. Au XXème siècle, ses thèses sont appropriées par des acteurs politiques de premier plan, tels que
les nationalistes arabes et les Frères musulmans. Créés en 1928 par Hassan EL BANNA, le programme
politique des Frères musulmans s’inspire largement de la pensée de Rachid RIDHA : il prône l’islamisation
de la législation et le retour au califat. Pour plus de précisions sur ce point, cf. N. BERNARD-
MAUGIRON et J.-P. BRAS (dir.), La Charia, op.cit., pp. 78-79.
1905 Au sein duquel la religion participe à l’organisation et au fonctionnement des institutions de l’Etat.
1906 Pour plus de précisions sur ce point, cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 2 du Chapitre 2 du Titre 1 de la
PARTIE I de cette thèse, relatif à la conciliation des dispositions des articles 1, 2 et 146, p. 160.
1907 La nuit du 22 au 23 juillet 1952, le roi Farouk Ier est renversé par un coup d’Etat militaire. Les Officiers
libres installent le général NAGUIB à la tête de l’Etat. Un an plus tard, le chef des insurgés, Gamal Abdel
441
Dans la conception des Frères musulmans, l’Etat « civil » est celui qui est gouverné par des
« civils » et non par l’armée. En Egypte, ce nouvel Etat doit succéder à l’Etat militaire1909,
« par définition violent, usant d’une violence non légitime et autoritaire, repoussant toujours
à de lointaines échéances la restauration des mécanismes démocratiques. »1910 La
dénonciation du rôle de l’armée dans la vie politique égyptienne a rallié les partis politiques et
la société civile à cette notion, employée par les Frères musulmans. L’Etat « civil » de leurs
vœux1911 est celui qui refuse de voir l’armée gouverner. C’est aussi celui qui appelle le peuple
souverain à s’exprimer par la voix de ses représentants ou par référendum1912. L’opposition
Etat « civil » / Etat militaire a aussi fonctionné en Tunisie.
Alors qu’en Egypte, l’armée a fait front avec le peuple pour conserver ses privilèges, en
Tunisie, « de fortes incertitudes pesaient sur le comportement de l’armée et des forces de
sécurité intérieures »1913 au déclenchement de la révolution. Craignant un coup d’Etat
militaire, Ennahdha, les partis politiques et la société civile conçoivent l’Etat « civil » comme
celui qui s’oppose à la prise du pouvoir par les militaires. Les Tunisiens refusent également
l’instauration d’un Etat sécuritaire, gouverné par les forces de sécurité. Bras armé du régime
autoritaire de BEN ALI, les forces de sécurité avaient maintenu les Tunisiens dans la peur1914
durant des années. L’Etat « civil » signifiait alors le refus de la violence politique illégitime
qu’elle soit militaire ou sécuritaire1915. Si cette signification valait pour les Frères musulmans
en Egypte, ces derniers avaient aussi pour habitude d’associer le caractère « civil » de l’Etat
aux mécanismes de la démocratie, à l’instar des élections et du système de représentation.
NASSER évince le général NAGUIB et instaure la République. Clément STEUER et Alexis BLOUËT
l'expliquent dans l’article qui suit, C. STEUER and A. BLOUËT, “The Notion of Citizenship and the Civil
State in the Egyptian Transition Process”, précit., p. 244.
1908 A. KATBEH, “The Civil State (dawla madaniya): A New Political Term?”, IFAIR (Young Initiative on
Foreign Affairs and International Relations), le 24 février 2014, [en ligne], [consulté le 23 mars 2020],
https://ifair.eu/2014/02/24/the-civil-state-dawla-madaniya-a-new-political-term/.
1909 P. HILL, “‘The Civil’ and ‘the Secular’ in Contemporary Arab Politics”, Muftah, 2013, p. 1.
1910 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 64.
1911 Même s’ils promeuvent la conception de l’Etat « civil » cher à Mohamed ABDUH et à Rachid RIDHA, ils
insistent surtout sur l’opposition de l’Etat « civil » à l’Etat militaire.
1912 P. HILL, “‘The Civil’ and ‘the Secular’ in Contemporary Arab Politics”, précit., pp. 1-2.
1913 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 65.
1914 La répression des Tunisiens par les forces de sécurité était monnaie courante dans la Tunisie de BEN ALI.
L’expression publique de leurs droits et libertés était ainsi, drastiquement limitée.
1915 En 2013, l'assassinat politique de Chokri BELAÏD et de Mohammed BRAHMI questionne l’implication
des appareils de sécurité de l’Etat et déclenche la colère des Tunisiens : le soulèvement et les révoltes
populaires qui s’en suivent, conduisent entre autres à la suspension des travaux de l’ANC.
442
Bien avant la chute de Hosni MOUBARAK, la Confrérie des Frères musulmans avait souscrit
au lexique démocratique pour pénétrer l’arène parlementaire1916. Sous l’Ancien régime, ils
avaient en effet dénoncé « la discordance entre le discours officiel du pouvoir1917 et ses
pratiques autoritaires. »1918 Afin de faire partie du paysage politique et d’intégrer la vie
institutionnelle, les Frères musulmans vont mêler aux mécanismes de la démocratie, des
éléments de la culture islamique1919. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à la suite de la
révolution de 2011, ils ne se sont pas opposés aux dispositions constitutionnelles qui
renvoient « à l’univers de sens du constitutionnalisme libéral, à savoir les articles
reconnaissant la souveraineté populaire (al-siyada li-l-sha’b), l’équilibre entre les pouvoirs
(al-tawazun bayn al-sulat), le multipartisme (nizam ta’ddud al-ahzab), l’indépendance des
juges et des droits et libertés individuelles. »1920 Ayant rejeté l’établissement d’un Etat
religieux1921, ils ne souscrivent au jeu démocratique que pour accéder au pouvoir. Ils
acceptent en effet le principe des élections et celui de la représentation, mais ils n’adhèrent
pas à l’ensemble des valeurs relatives aux droits de l’Homme1922. Quatre mois après la chute
de MOUBARAK, les Frères musulmans n’avaient tenu aucun meeting politique avec les
partis non-religieux pour débattre des différents types de gouvernements démocratiques. Au
début de la révolution, le site internet de la Confrérie affichait un projet de programme
1916 A. BLOUËT, Le pouvoir pré-constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel
égyptien après la Révolution du 25 janvier 2011, op.cit., pp. 170-171.
1917 Le parti National Démocratique de Hosni MOUBARAK prônait la démocratie malgré les pratiques
autoritaires et liberticides du régime.
1918 A. BLOUËT, Le pouvoir pré-constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel
égyptien après la Révolution du 25 janvier 2011, op.cit., p. 171.
1919 Pour plus de précisions sur la transformation de l’islam politique en Tunisie au moment du processus
constituant de 2011-2014, cf. le 1 du B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I de la
PARTIE I de cette thèse, relatif à l’islam du juste milieu et la mise en œuvre des mécanismes de la
démocratie procédurale, p. 66.
1920 A. BLOUËT, Le pouvoir pré-constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel
égyptien après la Révolution du 25 janvier 2011, op.cit., p. 172.
1921 Hasan AL-BANNA, fondateur des Frères musulmans a inventé la notion d’Etat religieux dans les années
1930. S’il dénonce la décadence du monde musulman, il pense que son renouveau passe par une réforme
d’ensemble qui touche à l’éthique, à la culture et à la politique. Il préconise alors l’instauration d’un Etat
islamique. Dans la pensée de Hasan AL-BANNA, l’Etat islamique est une entité politique qui rassemble
tous les musulmans du globe. Dans cet Etat, la souveraineté appartient à Dieu et la charia a une valeur
normative. L’Islam est donc pour les Frères musulmans une religion et un Etat. Pour plus de precisions sur
ce point, cf. C. STEUER and A. BLOUËT, “The Notion of Citizenship and the Civil State in the Egyptian
Transition Process”, précit., p. 245.
1922 Il s’agit ici de reprendre la distinction opérée entre démocratie procédurale et démocratie substantielle.
Alors que la démocratie procédurale suppose une certaine manière de gouverner qui reconnaît
l’intangibilité de principes tels que la représentation et la séparation des pouvoirs, la démocratie
substantielle recouvre un ensemble de valeurs relatives aux droits de l’Homme. S’ils se sont appuyés sur les
élections et le système de représentation pour accéder au pouvoir, les Frères musulmans et Ennahdha n’ont
pas reconnu l’intégralité des valeurs démocratiques que sont la liberté, l’égalité, la garantie de la pluralité
des opinions et des confessions. Pour une définition antique et moderne de "démocratie", cf. J.-F.
KERVEGAN, « Démocratie », précit., pp. 149-155.
443
politique datant de 2007 qui rejetait entre autres, l’idée qu’une femme ou qu’un non-
musulman puisse un jour être président de la République1923.
Afin de protéger la liberté, l’égalité des individus, la pluralité des opinions et des confessions,
les partis politiques non-religieux se sont alliés à l’armée1924 pour « limiter l’expression de la
volonté des islamistes dans la rédaction de la constitution. »1925 Le 12 juillet 2011, le Conseil
Suprême des Forces Armées (CSFA) organisait une table ronde présidée par le ministre Ali
le 1er novembre 2011,
EL-SELMI1926 qui présentait
le « Projet de proclamation
constitutionnelle complétive »1927. S’il favorisait considérablement le pouvoir de l’armée1928,
l’article premier du projet faisait de la République arabe d’Egypte, « un Etat civil
démocratique qui repose sur la citoyenneté et sur l’Etat de droit. » Les Frères musulmans
étaient-ils d’accord pour fonder l’Etat « civil » égyptien sur la citoyenneté et sur l’Etat de
droit ? Bien que leur programme politique ait été en faveur de l’établissement d’un Etat
« civil »1929, ils s’opposaient catégoriquement à la consécration constitutionnelle du caractère
« civil » de l’Etat. Alors même qu’après le renversement de H. MOUBARAK, le signifiant
1923 Un autre point essentiel du projet de programme consistait en la mise en place d’une Haute Cour composée
d’imams nommés par les Frères musulmans. Cette cour devait essentiellement examiner les lois pour
s’assurer de leur conformité à la charia. Pour plus de précisions sur ce point, cf. A. STEPAN and
J.-J. LINZ, “Democratization Theory and the ‘Arab Spring’”, précit., p. 23.
1924 Le 11 février 2011, Omar SOULEIMAN annonce à la télévision que Hosni MOUBARAK abandonne le
poste de président de la République. Deux jours plus tard, le CSFA adopte une « Déclaration
constitutionnelle » qui officialise la suspension de la Constitution de 1971, dissout les deux chambres du
Parlement et organise provisoirement les pouvoirs publics. Le CSFA s’attribue alors la compétence
d’adopter des lois et de promulguer des décrets-lois. C’est ainsi que par le décret n° 1 du 15 février 2011, le
chef du CSFA forme un comité de huit juristes, le Comité El-Bishry, qui a pour mission principale de
penser la révision de différents articles de la Constitution de 1971. Le 22 février 2011, ce Comité propose la
nomination par les parlementaires d’une commission constituante. Cette dernière est chargée d’élaborer une
nouvelle constitution. Le 19 mars 2011, après de multiples modifications par le CSFA, les propositions du
Comité El-Bishry sont approuvées par référendum. Parallèlement, dans l’attente des élections législatives et
présidentielles, le CSFA adopte le 30 mars 2011, une « Proclamation constitutionnelle » qui lui confie les
pouvoirs législatifs et présidentiels.
1925 A. BLOUËT, Le pouvoir pré-constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel
égyptien après la Révolution du 25 janvier 2011, op.cit., p. 170.
1926 Les partis non-islamistes et l’armée cherchaient à encadrer le pouvoir du Parlement dans la nomination de
la commission constituante et à limiter les pouvoirs de la commission dans la rédaction du projet de
constitution.
1927 Plus communément appelé « Document El-SELMI ».
1928 A. STEPAN and J.-J. LINZ, “Democratization Theory and the ‘Arab Spring’”, précit., p. 22.
1929 La situation était similaire en Tunisie. Sous la présidence BEN ALI, Ennahdha s’était accordé avec les
partis d’opposition démocratique sur le fait que l’Islam était géré par l’Etat. Le 1er juillet 2011, en signant le
Pacte républicain, Ennahdha reconnaissait le caractère « civil » de l’Etat. Dans son programme politique,
le parti islamiste a explicitement renoncé à inscrire au sein de la Constitution que l’Islam était la religion de
l’Etat. Ses partisans l’ont cependant inséré dans les différentes versions du texte constitutionnel alors même
que l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959 avait été maintenu. Pour plus de précisions sur ce
point, cf. le 1. du A. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre 1 de la PARTIE I de cette thèse,
relatif au problème de l’Islam comme religion de l’Etat, p. 137.
444
« civil » avait fait l’objet d’un consensus entre les forces politiques en présence1930, il ne
signifiait pour les Frères musulmans que la mise à l’écart de l’armée du pouvoir politique1931.
La notion d’Etat « civil » constituait d’une part, un espace d’opposition entre les islamistes et
les partis politiques non-religieux quant à la question de la citoyenneté1932. Les Frères
musulmans refusaient d’autre part, sa constitutionnalisation puisqu’ils espéraient islamiser le
droit et transformer la loi, afin d’imposer le commandement divin1933. A l’instar d’Ennahdha,
les Frères musulmans liaient l’Islam, la politique et le droit1934. En se servant des procédures
de la démocratie pour accéder au pouvoir, ils estimaient que l’Islam était la religion de l’Etat
et que les gouvernants devaient s’inspirer des principes et des objectifs de la charia pour
gouverner. Soucieux de conserver l’identité islamique des Egyptiens et de l’Egypte, ils
refusaient l’acception laïque de la notion d’Etat « civil ».
Favorables à une séparation entre l’Etat et la religion, certains partis non-religieux ont
mobilisé la notion d’Etat « civil » pour lutter contre l’instauration d’un Etat religieux1935.
Conscients que la majorité des Egyptiens était traditionnellement et culturellement attachée à
la religion, les partis non-religieux ont invoqué la notion d’Etat « civil » pour éviter l’emploi
de la laïcité1936. Craignant l’islamisation du droit et des institutions, ils ont milité pour que la
Constitution et la loi n’émanent que de la souveraineté populaire1937 et que les citoyens soient
égaux en droits et devant la loi sans discrimination aucune1938. Dans l’objectif de rallier les
1930 P. HILL, “‘The Civil’ and ‘the Secular’ in Contemporary Arab Politics”, précit., pp. 1-2.
1931 Autrement dit, l’instauration d’un gouvernement de civils.
1932 A. BLOUËT, Le pouvoir pré-constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel
égyptien après la Révolution du 25 janvier 2011, op.cit., p. 172. La question posée concernait la
compatibilité de la citoyenneté avec la charia. En cas d’incompatibilité, laquelle des deux devait prévaloir
dans le processus législatif ? La réponse à la question est donnée dans le B. qui suit.
1933 A. SAJO, « Introduction à une conception laïque du constitutionnalisme. Prélude à un concept de laïcité
constitutionnelle », précit., pp. 326-327.
1934 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit, p. 67.
1935 La formulation ambigüe de l’article 1er de la Constitution tunisienne ne permettait pas à elle seule, de
définir le rôle de l’Islam dans la Constitution. La notion d’Etat « civil » a permis de sortir de l’impasse sur
la relation à établir entre l’Etat, le droit et la religion. Pour plus de précisions sur ce point, cf. le 2 du
Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de la PARTIE I de cette thèse, relatif à l’insertion de
l’article 2 disposant du caractère « civil » de l’Etat, p. 142.
1936 Dans les sociétés arabo-musulmanes, la laïcité est souvent considérée comme excluant ou s’opposant à la
religion. Interviewée par Amer KATBEH, Hiba ISAM AL-KARAR (fondatrice du parti social-démocrate
égyptien) avoue que l’Etat « civil » est l’équivalent de l’Etat séculier. Pourtant, à la différence de ce
dernier, l’Etat « civil » prend en considération la nature religieuse de la société égyptienne. A. KATBEH,
“The Civil State (dawla madaniya): A New Political Term?”, IFAIR (Young Initiative on Foreign Affairs
le 23 mars 2020],
and International Relations),
https://ifair.eu/2014/02/24/the-civil-state-dawla-madaniya-a-new-political-term/.
le 24 février 2014, [en
ligne], [consulté
1937 Ibid.
1938 P. HILL, “‘The Civil’ and ‘the Secular’ in Contemporary Arab Politics”, précit., p. 2.
445
partis islamistes à leur conception de l’Etat « civil », les partis non-religieux se sont accordé
sur le fait qu’en Egypte, l’Etat avait pour référence l’Islam1939. En 2012 aussi, le Grand Mufti
d’Egypte a précisé que la notion d’Etat « civil » ou dawla madaniyya n’était ni importée
d’Occident, ni contraire à la charia. S’il a insisté sur l’identité islamique de l’Egypte, il a
assuré sa compatibilité avec les droits des libertés qui découlent de la citoyenneté1940.
Les Frères musulmans et Ennahdha se sont accordés avec les partis politiques non-religieux
sur la référence à l'Islam de l’Etat « civil », mais existe-t-il une différence entre l’Etat « civil »
égyptien et tunisien1941 ? Pour le savoir, il est important de déterminer la façon dont les
Constitutions égyptienne et tunisienne de 2014 se réfèrent à la notion d’Etat « civil ».
2. La consécration constitutionnelle de la notion d’Etat « civil » en Egypte et en Tunisie
Au moment du vote final du texte constitutionnel tunisien, Ennahdha a renoncé à la formule
de l’article 141 de l’avant-projet final du texte constitutionnel qui faisait de l’Islam, la
« religion de l’Etat »1942. Malgré l’ambiguïté de l’article premier de la Constitution du
27 janvier 20141943, l’Islam comme religion était lié au caractère « civil » de l’Etat. Acteur
banalisé du champ politique1944, Ennahdha s’est finalement plié aux revendications des partis
non-religieux. En était-il de même en Egypte ?
Le préambule de la Constitution du 18 janvier 2014 insistait sur la « construction d’un Etat
démocratique moderne dont le gouvernement est civil ». Contrairement à l’article premier du
Document EL-SELMI, la Constitution de 2014 abandonnait le caractère « civil » de l’Etat. Il
1939 R. KANTZ FEDER, “The Civil State in Political Discourse after the Arab Spring”, précit., p. 2.
1940 Ibid.
1941 La différence entre les deux voisins méditerranéens fait l’objet des développements relatifs à la citoyenneté,
à la volonté du peuple et à la primauté du droit.
1942 Pour mémoire, l’article 148 du Brouillon de projet du 14 décembre 2012, l’article 136 du Projet de
Constitution du 22 avril 2013 et l’article 141 de l’avant-projet final du texte constitutionnel du 1er juin
2013, énonçaient la liste des dispositions non révisables de la Constitution, dont l’Islam comme « religion
de l’Etat ». Ces différents articles contredisaient l’article premier de la Constitution, puisqu’en faisant de
l’Islam la religion de l’Etat, la religion devait régner sur les institutions étatiques. Pour plus de précisions
sur ce point, cf. le 1. du A du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de la PARTIE I de cette
thèse, relatif au problème de l’Islam comme religion de l’Etat, p. 137.
1943 L’accord sur le maintien de l’article 1er de la Constitution du 1er juin 1959 n’emporte pas l’accord sur la
signification de la formule « l’Islam est sa religion ». Alors que pour les théocrates, l’Islam règne sur l’Etat
puisqu’il est la religion de la Tunisie, pour les démocrates, l’Islam est la religion sociologique de la grande
majorité des Tunisiens.
1944 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit, p. 68.
446
est intéressant de relever que la formule du préambule consacrait la volonté des Frères
musulmans de voir l’Egypte gouvernée par des « civils » et non par les militaires. Ceci
n’explique cependant pas pourquoi l’article premier du Document EL-SELMI qui faisait de
de la République arabe d’Egypte, un Etat « civil » a été abandonné. Afin de comprendre les
raisons pour lesquels les constituants égyptiens n’ont constitutionnalisé que le caractère
« civil » du gouvernement, il est nécessaire de reprendre la comparaison entre les deux voisins
méditerranéens.
Imposée par H. BOURGUIBA, la sécularisation de l’Etat et du droit en Tunisie ont empêché
les Tunisiens au cours des deux processus constituants, de faire de l’Islam, la religion de
l’Etat et des principes de la charia, la source principale de la législation. Contrairement à la
Constitution tunisienne de 1959, la Constitution égyptienne de 1971 consacrait la valeur
normative de la charia. L’article 2 de la Constitution de 1971 faisait de la charia « une source
principale de la législation ». Amendé en 1980, le pouvoir constituant dérivé faisait des
principes de la charia, « la » source principale de la législation1945. Alors qu’en Tunisie,
l’article premier de la Constitution de 1959 et de 2014 était sujet à interprétations, en Egypte,
l’article 2 des Constitutions de 1971, de 2012 et de 2014 était explicite : l’Islam était la
religion de l’Etat.
Avant même l’adoption des Constitutions de 2012 et de 2014, l’article 2 de la Constitution de
1971 a été repris dans son intégralité par l’article 2 du Document EL-SELMI1946. Bien que
l’armée et les partis non-religieux aient craint l’islamisation du droit et des institutions,
l’article 21947 a été inséré. Il est important d’expliquer l’opposition entre les articles 1 et 2 du
Document EL-SELMI et de savoir si les partis non-religieux étaient d’accord avec la formule
qui faisait de l’Islam, la religion de l’Etat et des principes de la charia, la source principale de
législation.
1945 Pour une analyse détaillée de cette phrase, cf. B. DUPRET et N. BERNARD-MAUGIRON, « Les principes
de la sharia sont la source de la législation : La Haute Cour constitutionnelle et la référence à la Loi
islamique », Egypte-Monde arabe, 1999, pp. 107-125.
1946 Au cours de la table-ronde du 12 juillet 2011, Ali EL-SELMI a négocié avec le parti Liberté et Justice des
Frères musulmans. Malgré la négociation, la volonté de l’armée et des partis non-religieux était d’encadrer
les pouvoirs de la commission constituante (qu’ils pensaient être à majorité islamiste) dans la rédaction du
projet de constitution.
1947 Ce dernier précise que « [l]’islam est la religion de l’Etat et l’arabe est sa langue officielle. Les principes
de la sharia islamique sont la source principale de législation. Pour les non-musulmans, le statut personnel
et les autres questions religieuses doivent être déterminées selon leurs propres règles. »
447
Comme l’affirme Alexis BLOUËT, l’article 2 est considéré comme faisant partie de l’identité
constitutionnelle égyptienne. Ainsi, il était « exclu du discours critique des non-islamistes qui
ne s’opposèrent pas à son maintien dans la nouvelle constitution. »1948 Alors qu’en Tunisie,
Ennahdha démontre qu’il est l’acteur politique à l’origine des concessions, en Egypte, ce sont
les partis non-religieux qui désirent « renvoyer l’image d’acteurs responsables, en quête d’un
consensus avec les islamistes dans l’intérêt général. »1949 A partir de 1971, les Constitutions
égyptiennes dans leur article 2, ont consacré l’identité religieuse des Egyptiens1950 et de
l’Egypte. Conscient de cette identité, les partis non-religieux ne s’y sont pas opposés1951. Ceci
s’explique en partie par la portée limitée attribuée par la Haute Cour constitutionnelle à cet
article dans l’ordre juridique égyptien1952.
S’ils ne contestent pas sa reconduction dans la Constitution de 2012 et de 2014, les partis non-
religieux se sont ardemment opposés à l’insertion de l’article 219 dans la Constitution du 25
décembre 2012. Alors, les salafistes du parti Al-Nour souhaitaient remplacer les « principes
de la charia » par les « règles de la charia »1953. Pour eux, le législateur et le juge ne devaient
pas être les seules autorités habilitées à interpréter les « principes de la charia ». Il fallait
également permettre aux Uléma de les déduire des sources textuelles et des règles de
raisonnement propres aux écoles juridiques sunnites. L’article 219 prévoyait que « [l]es
1948 A. BLOUËT, Le pouvoir pré-constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel
égyptien après la Révolution du 25 janvier 2011, op.cit., p. 311.
6,
1949 Ibid.
1950 Nathalie BERNARD-MAUGIRON précise pourtant que « [c]ette constance dans
la référence
constitutionnelle à la valeur normative de la charia ne signifie toutefois pas nécessairement la
revendication d’un rôle juridique ou politique spécifique pour les normes religieuses. Elle peut s’expliquer
aussi par un souci de réalisme et par la prise en considération du fait que la société égyptienne est pieuse
et conservatrice, et que la religion y fonctionne comme un marqueur identitaire. » N. BERNARD-
MAUGIRON, « La Constitution égyptienne de 2014 est-elle révolutionnaire ? », La Revue des droits de
l'Homme,
2020],
ligne],
2014,
https://journals.openedition.org/revdh/978?lang=en.
[consulté
avril
[en
15
1951 Hostiles à l’insertion de la notion d’Etat « civil » dans l’article 1er de la Constitution, les salafistes du parti
Al-Nour et les représentants d’Al-Azhar refusaient la constitutionnalisation de la nature « civile » de l’Etat
égyptien. A la suite d’un compromis avec les partis non-religieux, la Constitution égyptienne de 2013 a
retenu la notion de « gouvernement civil » (hukuma madiniyya) dans le seul préambule. Pour des raisons
similaires et alors même que les Frères musulmans y étaient favorables, la notion d’Etat « civil » n’a pas été
introduite dans la Constitution de 2012. Pour plus de précisions sur ce point, cf. N. BERNARD-
MAUGIRON, « La Constitution égyptienne est-elle révolutionnaire ? », OrientXXI. Info, 4 décembre 2013,
[en ligne], [consulté le 20 mars 2020], https://orientxxi.info/ magazine/la-constitution-egyptienne-est-elle-
revolutionnaire,0444.
1952 Pour plus de précisions sur le rôle de la Haute Cour constitutionnelle dans l’interprétation des dispositions
de l’article 2 de la Constitution, cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 2 du Chapitre 2 du Titre 1 de la
PARTIE II de cette thèse, relatif à la singularité du constitutionnalisme identitaire tunisien, p. 407.
1953 Dans la doctrine islamique, les règles ou ahkam sont des termes qui renvoient à des qualifications déduites
le
des actes légaux.
448
principes de la sharia comportent les textes fondamentaux1954, les canons de la jurisprudence,
les maximes légales1955 et les sources reconnues par les écoles sunnites1956. » Vivement
contesté par les partis non-religieux1957, l’article 219 est retiré du texte constitutionnel
égyptien en 20131958.
Il en est de même de l’article 4 de la Constitution du 25 décembre 2012. Ce dernier prévoyait
de confier au Collège des grands Uléma d’Al-Azhar, la possibilité de se prononcer de manière
consultative sur toutes les questions relatives à la charia1959. L’avis du Collège liait le
Parlement dans le processus législatif. « Cet article visait à systématiser une pratique
impulsée auparavant à la discrétion des autorités politiques et laissait anticiper une
concurrence entre autorités civiles et religieuses quant à la définition de la portée que devait
avoir la référence à l’Islam dans le système juridique. »1960 Opposé à cet article, le Grand
Imam d’Al-Azhar a souhaité préserver l’indépendance de l’institution religieuse vis à vis du
pouvoir politique1961. C’est ainsi que la Constitution du 18 janvier 2014 a restitué le pouvoir
d’interprétation de la charia à la Haute Cour constitutionnelle, marquant ainsi « la volonté du
constituant de s’émanciper du pouvoir religieux. »1962 Malgré le retrait de ces deux articles,
l’Islam est la religion de l’Etat et les principes de la charia sont la source principale de la
légalisation, en vertu de l’article 2 de la Constitution du 18 janvier 2014.
L’Egypte n’étant donc pas neutre à l’égard de la religion, les théories des Professeurs
Abdullahi AHMED AN-NA’IM et Andras SAJO ne peuvent s’appliquer. La question de
savoir si la consécration constitutionnelle d’une religion de l’Etat exclut de fait l’existence
1954 Les textes fondamentaux ne sont autres que le Coran, la Sunna, l’ijma’ et le qiyâs ou méthode de
raisonnement par analogie. Cf. Annexe 1 – Glossaire – Qiyâs.
1955 Les canons de la jurisprudence et les maximes légales sont déduits par les Uléma. Ils expriment les règles
méthodologiques générales et les principes qui sous-tendent les régulations islamiques.
1956 Autrement dit le malékisme, le hanafisme, le chafiisme et le hanbalisme.
1957 Il est important de relever que les avis et les interprétations des textes fondamentaux des Uléma sont très
variés. Ils dépendent en partie de l’école juridique sunnite à laquelle ils appartiennent.
1958 C. STEUER and A. BLOUËT, “The Notion of Citizenship and the Civil State in the Egyptian Transition
Process”, précit., p. 254. Voir également A. MOHAMED-AFIFY, « La Constitution égyptienne de 2014 :
entre traditions et tendances révolutionnaires », précit., 101, 2015, pp. 141-142.
1959 En Tunisie à l’inverse, l’insertion de l’article 2 qui dispose du caractère « civil » de l’Etat évite la
constitutionnalisation par Ennahdha d’un Haut Conseil islamique chargé du contrôle de la conformité des
lois à l’Islam. Pour plus de précisions sur ce point, cf. J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ?
Débats tunisiens », précit, p. 69.
1960 A. BLOUËT, Le pouvoir pré-constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel
égyptien après la Révolution du 25 janvier 2011, op.cit., p. 314.
1961 C. STEUER and A. BLOUËT, “The Notion of Citizenship and the Civil State in the Egyptian Transition
Process”, précit., p. 254.
1962 I. Ö KABUGLU, « La migration de l’idée de laïcité au Proche et au Moyen-Orient : Turquie, Egypte et
Tunisie », précit., p. 95.
449
d’un Etat « civil » se pose pourtant. D’après les Professeurs Alfred STEPAN et Juan José
LINZ1963, dans un Etat « civil », la religion se plie aux impératifs de la démocratie et l’Etat
respecte la religion : le peuple est souverain, il élabore la loi, mais les institutions étatiques
admettent l’importance de l’Islam pour les citoyens. Est-ce actuellement le cas en Egypte et
en Tunisie ? Dans ces deux Etats, les principes et les objectifs de la charia peuvent inspirer le
législateur. Ce dernier est élu par le peuple et doit le représenter en exprimant sa volonté1964.
Toutefois, si en Tunisie, la charia et ses principes ne s’imposent à la société que si cette
dernière le décide explicitement, en Egypte, l’adhésion des Egyptiens à la charia est tacite.
L’Etat et les gouvernants égyptiens ont le droit d’appliquer la charia quand bien même les
citoyens s’y opposeraient1965.
L’article 2 de la Constitution du 27 janvier 2014 qui fait de la Tunisie un Etat « civil »,
empêche le législateur d’adopter des lois contraires aux libertés et aux droits inhérents à la
citoyenneté. En Egypte, la suppression de la disposition sur la nature « civile » de l’Etat et le
maintien de l’article 2 de la Constitution de 1971 font de l’Islam, la source formelle et
matérielle du droit et de la loi. Et ce, bien que la Constitution du 18 janvier 2014 consacre à
l’instar de la Constitution du 27 janvier 2014, la notion de citoyenneté. Il reste donc à
déterminer si l’ensemble des droits et des libertés qui découle de la citoyenneté est
constitutionnellement consacré et effectivement pratiqué et si, le droit est fondé sur la « raison
civique »1966, en Egypte et en Tunisie. Cette dernière suppose que les citoyens puissent
débattre et contester publiquement les raisons qui fondent le droit ou la loi1967.
B.
La citoyenneté, première composante constitutionnelle de l’Etat « civil »
L’article 2 de la Constitution tunisienne de 2014 fait de la citoyenneté, la première
composante du caractère « civil » de l’Etat. Salsabil KLIBI explique qu’en Tunisie, « le lien
entre le citoyen et l’Etat doit être fondé sur les rapports de droit [et] rien ne doit avoir à faire
avec la confession. »1968 Aucune discrimination entre les citoyens ne peut être faite sur la base
1963 A. STEPAN and J.-J. LINZ, “Democratization Theory and the ‘Arab Spring’”, précit., p. 19.
1964 Article 3 de la Constitution tunisienne de 2014 et article 5 de la Constitution égyptienne de 2014.
1965 La volonté du peuple et la primauté du droit font l’objet du Paragraphe 2 qui suit.
1966 A. AHMED AN-NA’IM, Islam and the Secular State: Negotiating the Future of Sharia, op.cit., p. 85.
1967 La « raison civique » sera exclusivement traitée dans le Paragraphe 2 qui suit.
1968 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
450
de considérations religieuses, puisque seul le lien juridique entre les citoyens et l’Etat importe.
Est-ce véritablement le cas ? L’explication de Salsabil KLIBI s’applique-t-elle à l’Egypte ?
L’article 1 de la Constitution égyptienne de 2014 fonde le système juridique sur la citoyenneté
et la primauté de la loi. L’Islam comme religion de l’Etat et les principes de la charia comme
source principale de la législation, s’opposent pourtant à l’expression de certaines libertés et
de certains droits inhérents à la citoyenneté.
Initialement conçue comme le lien indéfectible, voire l’identité entre le citoyen et la cité1969,
la « citoyenneté moderne est l’aboutissement d’une succession de conceptions1970 qui ne
forment pas une histoire continue. »1971 Influencée par l’Esprit des lois de Montesquieu et le
Contrat social de Rousseau, l’acception moderne de la citoyenneté1972 suppose un pacte social
entre les citoyens et l’Etat1973. Considérés comme des associés qui participent collectivement