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Pensées du droit, lois de la philosophie
En l’honneur de Guy Haarscher
Thomas Berns, Julie Allard
ISBN 978-2-8004-1532-1
© 2012 by Editions de l’Université de Bruxelles
Avenue Paul Héger 26
1000 Bruxelles (Belgique)
EDITIONS@.ulb.be
http://www.editions-ulb.be
Imprimé en Belgique
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préface
A Guy Haarscher
Thomas Berns et Julie allard
Ce livre rend hommage à Guy Haarscher à l’occasion de son départ à l’éméritat,
au terme d’une carrière d’enseignant et de chercheur menée au sein de l’Université
libre de Bruxelles, ponctuée par de multiples écrits et interventions publiques dans les
domaines de la philosophie du droit et de la philosophie politique, en particulier sur
des sujets essentiels et sensibles comme ceux de la laïcité et des droits de l’homme, et
avec une attention plus spécifique à la question de la liberté d’expression.
Au lendemain de ses études de philosophie, de droit et de sciences économiques
à l’Université libre de Bruxelles, Guy Haarscher est engagé comme assistant en
philosophie pour réaliser une thèse de doctorat sous la direction de Chaïm Perelman.
Cette thèse, consacrée à L’ontologie de Marx, sera soutenue en 1977 et publiée en
1980. A la même époque, il traduit et commente deux ouvrages de Lukacs pour les
éditions Gallimard : L’âme et les formes et Le jeune Hegel.
Après cette première période consacrée à la philosophie critique et marxiste
allemande, ses travaux de recherche, en parfaite cohérence avec sa double formation
de philosophe et de juriste, vont prendre de plus en plus en considération la réalité des
pratiques juridiques et des exigences liées à l’Etat de droit
1.
1 A l’ULB, il gravit tous les échelons de la carrière académique à partir de 1979, jusqu’à
devenir professeur ordinaire en 1988. Il enseigne à titre principal la philosophie politique et la
philosophie du droit, ainsi que la philosophie morale lors d’un cours qui aura influencé pendant
plusieurs décennies le bon millier d’étudiants entamant chaque année des études de droit et de
psychologie. Il fut aussi professeur invité à la Duke University School of Law à partir de 1985,
à la Central European University de Budapest, dès le lendemain de la chute du Mur de Berlin,
pour un enseignement consacré à la protection des minorités, au Collège d’Europe de Bruges
(depuis 2002, pour un cours sur les valeurs européennes). Enfin, il anime depuis de nombreuses
années un Master européen en droits de l’homme et démocratisation centralisé à Venise, dans le
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 pensées du droit, lois de la philosophie
Marqué par la proximité de Chaïm Perelman, Guy Haarscher en assume
constamment l’héritage en approchant la question de la justice par le discours et
l’argumentation juridiques, en se méfiant du caractère massif de certaines dichotomies
« fondatrices », telles celle qui oppose jusnaturalisme et juspositivisme, en considérant
que les propositions sur les valeurs, et les raisonnements qui y mènent, doivent eux aussi
être l’objet de l’analyse philosophique, d’une démarche philosophique qui peut éviter
tout relativisme dès lors que la rationalité argumentative nous permet d’approcher
le
raisonnable. Par cette démarche scientifique et les travaux qui en résultent, Guy
Haarscher apparaît comme un véritable trait d’union entre les philosophes et les
juristes, entre la faculté de Philosophie et Lettres et la faculté de Droit, et il joue un
rôle toujours plus fondamental au sein du Centre de philosophie du droit, qu’il dirige
au lendemain de la mort de Perelman, avant de le présider jusqu’en 2011 2.
Dans toutes les œuvres de Guy Haarscher, une question entêtante, classique certes,
mais reprise chaque fois avec une attention particulière à toutes les nouvelles entraves
qui pourraient survenir, à savoir la question de la liberté, et plus particulièrement de la
liberté d’expression, dont il est véritablement un des chiens de garde ! Ceci l’amène
aussi à intervenir régulièrement dans les différents médias, sans éviter la polémique,
et en veillant à descendre de la tour d’ivoire universitaire pour se faire comprendre
de tous.
C’est en particulier grâce à des travaux réalisés dans deux domaines bien précis,
l’un et l’autre aux confins de la philosophie, de la politique et du droit, qu’il bénéficie
à la fois d’une renommée scientifique internationale et d’une expertise reconnue au
sein de l’espace public : d’une part, la philosophie des droits de l’homme et d’autre
part, la philosophie de la laïcité
3.
Dans sa pratique scientifique, c’est encore une fois tout l’héritage de ce qui fut
appelé, à l’époque de Perelman, « l’Ecole de Bruxelles » que Guy Haarscher assume
en combinant la rigueur de l’analyse philosophique et le respect de la réalité des
pratiques et des discours juridiques. Et en effet, on doit constater que, suite à ses
écrits, ses interventions dans les médias et ses enseignements, les décisions de justice
sont devenues un matériau philosophique à part entière.
Les différentes contributions présentes dans ce volume ont été rédigées dans cet
esprit par des amis de Guy Haarscher et par des collègues influencés par son travail.
Au cœur de cet hommage, la poursuite d’un dialogue autour de la question de savoir
quelles peuvent être les spécificités de la pratique de la philosophie du droit en ce
cadre duquel il donne des cours de philosophie des droits de l’homme. Constamment impliqué
dans la politique universitaire, il a été doyen de la faculté de Philosophie et Lettres de l’ULB
de 1997 à 2000.
2 Il gère parallèlement la Fondation et la Chaire Perelman qui permettent à l’université
d’accueillir chaque année des professeurs étrangers de renommée internationale.
3 Dans chacun de ces domaines, outre une multiplicité d’articles, il publie un livre qui
s’imposera comme un ouvrage de référence : Philosophie des droits de l’homme en 1987, d’une
part, et
La laïcité, en 1996. A ceci s’ajoute enfin un ouvrage général consacré à la Philosophie
du droit
(en collaboration avec B. Frydman, 1998) qui, comme les deux ouvrages précédents,
sera réédité plusieurs fois et deviendra rapidement un classique de la philosophie du droit, au
point que ce champ d’étude apparaîtra toujours plus comme une spécialité bruxelloise.
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préface 
début de XXIe siècle. Il faut pour cela prendre acte, comme n’a jamais cessé de le
faire Guy Haarscher, des bouleversements politiques et théoriques produits lors du
siècle précédent : quelles sont désormais les spécificités de la question du droit pour et
dans la philosophie, mais aussi quelles sont les spécificités du rapport que les juristes
nouent à la philosophie dans le déploiement de leur pratique juridique, ainsi que dans
leur propre réflexion sur le droit ?
Les différents sens qu’on peut donner à la « discipline » ou à l’idée générale
d’une philosophie du droit peuvent déjà être balisés en se référant au type de génitif
qui lie philosophie et droit : s’agit-il d’un génitif objectif, d’une philosophie qui se
pencherait sur le droit, comme elle se penche sur d’autres champs d’activité – la
science, l’art… – , pour en révéler les fondements et les principes ? Ne s’agit-il pas
plutôt d’un génitif subjectif, et donc d’une forme de philosophie propre au monde
du droit, propre à un monde marqué par le droit et soucieux de celui-ci, voire d’une
philosophie des juristes ou au moins avec les juristes, d’une philosophie qui rebondit
sur le sérieux propre aux juristes ?
Le danger d’un idéalisme est extrêmement aigu dans le cadre de cette rencontre
entre l’esprit fondateur des philosophes, parfois encore habités par le rêve du
philosophe-roi, et l’esprit normatif des juristes. Comment mieux se protéger du danger
d’un idéalisme aveugle, pour en dénoncer sans cesse la possibilité, qu’en acceptant,
comme Guy Haarscher qui fut sur ce terrain un véritable précurseur, que le matériel
juridique − par exemple les arrêts des grandes cours européennes ou américaines –,
avec les contraintes qui s’y expriment et le rapport au réel qui y est noué, est comme
tel un matériel philosophique ? Alors seulement s’ouvrira la possibilité, entre droit et
philosophie, d’un idéalisme réaliste et prudent, à même d’anticiper ses propres effets,
éventuellement ses dérives.
Ce livre s’ouvre sur un portrait intellectuel de Guy Haarscher, dressé par
Emmanuelle Danblon, sous l’angle du libre examen et du type de pratique rhétorique
qui doit le nourrir. Il se clôture par un retour de Guy Haarscher sur son propre
itinéraire philosophique, axé plus particulièrement sur la question d’une philosophie
des droits de l’homme qui ne transige pas sur leur valeur, sans pour autant leur donner
un fondement transcendant.
Toutes les autres contributions poursuivent, dans des directions multiples, un
dialogue entre droit et philosophie, que ce soit en s’arrêtant sur la spécificité du droit
constitutionnel (Michel Troper), en analysant les choix politiques ou moraux à l’œuvre
dans le cadre d’une procédure judiciaire quand survient un « conflit » entre des droits
fondamentaux (George C. Christie), en retraçant le statut réservé à la technique
juridique dans la tradition philosophique occidentale (Julie Allard), en montrant
l’utilité de l’étude de la rhétorique pour comprendre la démocratie délibérative dans un
cadre juridictionnel (Francis J. Mootz), en rendant manifeste et pertinente l’utilisation
de la philosophie dans la sphère juridique (Michel Rosenfeld), en tentant, à partir du
débat philosophique et théologique médiéval entre réalistes et nominalistes, de rendre
manifestes les origines de la différence entre jusnaturalisme et juspositivisme, tout en
montrant le légalisme qui serait commun à ces traditions opposées (Luc Wintgens),
en définissant à même la pratique juridique une moralité purement interne au droit
(réduite à un art de la connexion), et en montrant les questions que celle-ci adresse
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aux philosophes (Thomas Berns), en réfléchissant la possibilité d’une régulation de
la complexité du monde contemporain à partir de certaines pratiques politiques et
juridiques propres à la démocratie antique (Lambros Couloubaristis), en questionnant
l’idée d’un tribunal de l’histoire (Marc Angenot), ou encore en s’arrêtant sur le sens
juridique de la laïcité et plus globalement sur l’utilité d’une approche juridique de la
diversité (Jean Baubérot et Micheline Milot)
4.
Chacun de ces textes rebondit sur des questions ouvertes précédemment par
Guy Haarscher en profitant, à sa suite, de la multiplicité des espaces de croisement
entre les discours juridiques et philosophiques.
4 A côté de toutes ces contributions, il faut souligner l’importance du travail administratif
de Nicole Warnotte, dont le nom doit figurer parmi ceux des « amis » mobilisés pour ce Liber
amicorum
: sans elle, ce volume n’aurait pu paraître. Nicole Warnotte a été la secrétaire du
Centre Perelman de philosophie du droit de 1977 à 2011 et a donc, durant cette longue période,
accompagné le travail de Guy Haarscher.
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Portrait intellectuel de Guy Haarscher
Le libre examen en action ou la rhétorique
dans la vie publique
Emmanuelle DanBlon
Je voudrais profiter de l’occasion qui m’est donnée de rendre hommage à
Guy Haarscher pour montrer le lien puissant qui s’établit entre les grandes fonctions
de la rhétorique dans la vie publique et la pratique du libre examen. On dira que ce
lien, s’il existe en tant que tel, n’a que peu de rapport avec le droit et la philosophie, les
disciplines que Guy a enseignées et pratiquées tout au long de sa carrière. Tout dépend,
sans doute, de la hauteur de vue qu’on adoptera. On sait que le libre examen est avant
tout une attitude mais aussi une méthode qui permet de pratiquer la discussion critique.
En cela, il constitue la version moderne de la rhétorique. Mais le libre examen permet
aussi une mise en dialogue éclairée des disciplines, dans une perspective humaniste.
De ce point de vue, Guy Haarscher est un praticien exemplaire d’une rhétorique libre
exaministe. Il a su réaliser ce qu’avait imaginé son maître Perelman : un dialogue
fécond et éclairé entre le droit et la philosophie.
Il n’est pas rare que la figure de Guy Haarscher, comme philosophe des droits de
l’homme, soit associée au libre examen. Je voudrais montrer ici à quel point il incarne
cette culture dans toute sa dimension pratique, intellectuelle et morale, ainsi que dans
les multiples fonctions qu’elle remplit dans les institutions des sociétés ouvertes : le
droit, la politique, la science, l’éthique, etc.
En d’autres mots, le dialogue entre philosophie et droit peut se réaliser de façon
pratique, en prenant à bras le corps les grands débats qui animent les sociétés, et cela
est l’affaire d’un intellectuel comme Guy Haarscher, tour à tour et simultanément
professeur d’Université, homme public intervenant sur les principaux enjeux de
société, citoyen engagé et éclairé. Et les différentes facettes de cet homme se sont
harmonieusement répondues l’une à l’autre sans jamais qu’il n’y ait de confusion,
de dérapage ou de mélange des
genres au sens pleinement rhétorique de ce terme. Il
donne ainsi l’exemple d’un libre examen vécu qui s’est spécialisé dans la rhétorique
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de la cité démocratique, à l’ère des droits de l’homme. La question, toujours à
l’horizon, semble être pour lui : Qu’est-ce qui est bon pour l’homme ? Qu’est-ce qui
est juste ? Mais cette interrogation n’est jamais pensée seulement dans l’alcôve d’un
bureau retiré du monde. Elle est mise sur la place publique à toutes les occasions
– nombreuses et constantes – où le citoyen éclairé souhaite se positionner. Par cette
pratique de l’intellectuel sur la place publique que l’on va à présent décrire, il fait en
sorte de rendre les questions accessibles à tous, sans jamais se précipiter au café du
commerce.
Ainsi, naturellement, Guy Haarscher a renoué avec la clé de voûte de l’humanisme
démocratique : il a revivifié la rhétorique, comme exercice de la raison pratique. Il
réalise et réhabilite l’idéal des sophistes. Il rend les citoyens éclairés en leur donnant
l’exemple de la mise en débat des questions de société.
Par la pratique qui est la sienne, l’exercice intelligent du débat offre au droit et à la
philosophie une occasion d’incarner les concepts, d’humaniser la théorie, et, au bout
du compte, de faire dialoguer action et réflexion. Sa réflexion n’est pas drapée dans
la toge de l’Université. Elle est un levier pour l’action, elle est directement utile dans
la cité. C’est bien cette façon d’être un intellectuel dans la vie publique qui renoue
directement avec les fondements de la rhétorique. Elle est pourtant peu intuitive de
nos jours où l’on a tendance à séparer réflexion et action, éduqués que nous sommes à
penser de façon étanche les frontières entre disciplines et à considérer nos recherches
comme des territoires politiques à marquer, à protéger ou à conquérir.
Ni droit, ni philosophie, la rhétorique des origines est un art
Un hommage à Guy Haarscher, à l’homme, à sa carrière, à sa façon d’agir et
de penser, est ainsi une occasion donnée, que je saisis avec bonheur, d’interroger à
nouveaux frais la portée de la pratique rhétorique, lorsqu’elle est envisagée comme
un
art au sens le plus grec et le moins romantique du mot, c’est-à-dire comme elle fut
conçue par ces premiers grands humanistes qu’étaient les sophistes.
Après eux, son premier véritable théoricien, Aristote, tente encore de maintenir
le lien entre théorie et pratique. Sa Rhétorique consigne de nombreux conseils
à l’orateur, à la façon des sophistes, mais elle nous est surtout connue pour avoir
théorisé les usages de la parole publique qui témoignent des grandes institutions de
l’Athènes de son temps. En cela, le projet d’Aristote est aussi bien théorique que
pratique : il cherche à décrire les usages réels, à montrer en quoi la parole publique est
liée à des lieux et à des fonctions dans la cité, comment elle se construit et s’exerce
à travers des preuves mais comment, aussi, un orateur doit s’y prendre pour toucher
l’âme humaine. Ce que nous avons perdu de cette pensée et dont Aristote est encore le
témoin est l’importance, la qualité, pour la vie publique, d’un tel artisanat.
Au vrai, la rhétorique ne peut pas faire système. Elle ne peut pas se contenter de
penser. Elle ne veut d’ailleurs pas surplomber par la pensée. Son intelligence est dans
la souplesse et dans l’action. Elle doit agir, produire, créer, en même temps qu’elle
pense. Elle doit construire la réalité sociale, remonter ses manches, descendre dans
l’arène, exercer l’oralité de la parole publique. Dès qu’elle s’enferme dans un bureau,
un laboratoire ou une tour d’ivoire, elle perd sa véritable fonction. Il n’en est pas
autrement pour le libre examen. Mais il est difficile de maintenir un principe vivant,

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portrait intellectuel de guy haarscher 13
lorsqu’il est gravé sur le fronton d’un bâtiment, surtout le bâtiment d’une société qui a
fini par penser que dans les Universités la théorie devait dominer la pratique.
Le temps de considérer
Pourtant, cette importance de la sagesse pratique dans la rationalité des décisions
se trouve déjà sous la plume du Perelman théoricien de la rhétorique comme du
Perelman philosophe du droit que Guy Haarscher a connu et fréquenté. N’oublions
pas au passage que le propre maître de Perelman, Eugène Dupréel, était lui-même
un grand connaisseur des sophistes. Il y a là, dans la maison bruxelloise du libre
examen, un terreau d’idées, qui connaît depuis longtemps les fondements de la raison
pratique. Après le scientisme du XIXe siècle, il transmet, en héritage intellectuel, une
ligne claire : celle qui va des sophistes à la renaissance de la rhétorique et à la mise en
débat des droits de l’homme.
Tous disent que l’application mécanique et absolue d’un principe – fût-il l’un de
ceux qui nous est le plus cher : la liberté, l’égalité – n’est pas rationnelle. Ce qui est
rationnel est la souplesse qui permet, par la discussion critique, de considérer, en son
âme et conscience, toute la complexité d’une situation. Le juge, rappelle Perelman,
doit être rationnel
et raisonnable. Il doit en outre prendre le temps de la considération,
même (ou peut-être surtout) si une crise se présente. Il doit, comme disait l’adage,
se « hâter lentement ». C’est le moment où l’homme, responsable politique, juge,
avocat, expert ou conseiller se trouve seul à juger. Or ce moment doit s’étendre dans
un temps donné, mesuré, ni trop long ni trop bref. Le temps
qui convient pour nourrir
la situation concrète par l’imagination. Le temps de l’éclairer par l’intuition, et ensuite
de la transformer en une considération de laquelle naîtra une décision. Mais cette
caractéristique du raisonnable dont parlait Perelman est bien davantage qu’un simple
ornement de la rationalité. Elle en est le fondement. L’homme raisonnable, le juge
idéal, est celui qui est capable en un geste d’appliquer les principes de son expertise,
l’expérience de sa pratique et l’exercice de sa conscience (s’il en possède une). En
cela, en ce sens plein, il est libre exaministe.
C’est pourquoi, en principe, le libre examen ne se récite ni ne s’évoque comme
un slogan : il se vit. A défaut de le vivre, on en trahit l’esprit et ne reste de lui qu’une
lettre morte. C’est le risque. Le libre examen n’est pas un principe, il est une action
pratique, dans laquelle, répétons-le, on peut voir ce qu’enseignaient les sophistes à
travers les divers usages de la critique.
Le courage de changer d’avis
En outre, ce temps de la considération et la décision de pratiquer le libre examen
conduisent naturellement tout homme raisonnable à réaliser un délicat exercice de
liberté de conscience : celui qui conduit, à l’occasion, à changer d’avis. Guy Haarscher
a pratiqué l’expérience.
A plusieurs reprises, il a publiquement expliqué les raisons qui l’avaient conduit
à reconsidérer son jugement pour ensuite changer d’opinion. Il s’agit de considérer un
point de vue à nouveaux frais, librement, sans soumission à une pensée dominante.
De fait, changer d’avis, en son âme et conscience, n’est pas une activité grégaire. Il
y a là une double leçon de libre examen. D’abord, parce que la capacité à suspendre


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et à ensuite revoir un jugement fait apparaître le caractère moral de la pratique. Il y
faut, en effet, du courage, de la lucidité et de la souplesse d’esprit. Mais ensuite, parce
que changer d’avis, c’est aussi faire l’expérience vécue que deux opinions différentes
peuvent être raisonnables. C’est comprendre, concrètement que la diversité des
opinions est le moteur des sociétés ouvertes. C’est donc une leçon vivante de libre
examen comme ouverture d’esprit. C’est une façon de réaliser que la raison pratique
s’inscrit toujours dans la réalité des actions. Elle ne peut, c’est malheureux, se stabiliser
dans aucune formule, si puissante soit-elle parce qu’elle risquerait de devenir un
dogme et elle cesserait, par ce fait même, d’être raisonnable, donc d’être rationnelle
au sens de Perelman. Là où l’on pratique la critique, le changement d’avis témoigne
d’une attitude éminemment rationnelle qui sait saisir la complexité, la dynamique et
l’impermanence des choses humaines. Ces qualités de souplesse et d’acuité du regard
sont indispensables pour pratiquer un libre examen vivant.
Mais somme toute, sommes-nous égaux de fait dans cette capacité à pratiquer le
libre examen dans toute la diversité des aspects de la raison pratique ?
Dans une vision aristotélicienne des choses, ces qualités seraient distribuées
inégalement, ce qui pose un problème à l’ère des droits de l’homme. Mais la bonne
nouvelle, si l’on peut dire, est qu’il n’y a pas de prédestination. On peut s’exercer.
Comment ? Eh bien, tout simplement, en débattant, en pratiquant la joute oratoire, en
échangeant et en confrontant les points de vue dans des assemblées où la parole circule
librement. Mais, nous disaient les sophistes, cette activité s’apprend sérieusement.
Comme dans le sport, comme dans l’artisanat, on est d’abord un débutant. On regarde
faire les maîtres, on imite. Et puis un jour, on prend son envol. Ce qui ne se fait plus
de nos jours, du moins, pour l’exercice de la raison pratique et de la parole publique.
Faut-il le déplorer ? C’est un vaste débat.
L’exercice du débat et le plaisir de parler
Quoi qu’il en soit, s’il est bien un exercice que Guy Haarscher pratique avec
bonheur, c’est celui du débat, au sens le plus sérieux du terme. Il semble avoir une
conscience presque physique de l’importance qu’il y a à pratiquer la discussion
critique, comme d’autres s’entraînent à la course. Comme pour le sport et pour
l’artisanat, l’entraînement doit être régulier et concerne des dispositions diversifiées,
déjà bien repérées par les sophistes. Il y a bien sûr la mémoire. Celle des arguments
qui ont déjà été échangés, celle des événements récents auxquels se référer. Il faut en
outre savoir utiliser son imagination, un esprit de synthèse, et structurer la pensée. Il
faut parler clairement, faire naître des émotions, inspirer confiance. Mais il convient
aussi – cela est moins présent dans les manuels de rhétorique – d’exercer des aspects
plus sensibles : l’empathie, la souplesse, l’écoute, l’ouverture, qui permettront au
bout du compte, d’entrer dans la logique de l’Autre, et de voir ce qu’elle comporte
de raisonnable, même s’il s’agit, au bout du compte, de s’y opposer. L’orateur bien
exercé débat avec aisance et l’on observe toujours chez lui le
plaisir de parler, pour
reprendre la belle expression de Barbara Cassin. Ce plaisir émerge avec l’agilité de
celui qui est bien entraîné, celui qui domine sa discipline, qui en a la maîtrise. Le
plaisir de parler vient comme la récompense de l’orateur rompu à l’exercice. C’est
le cas chez Guy Haarscher qui, sous la figure d’un athlète du logos, est un exemple

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concret, vivant, d’une mise en pratique de la rhétorique et des vertus qu’elle offre à
tout citoyen.
Ratione et diligentia
Voici donc retrouvé le lien intime, génétique, généalogique, même, entre libre
examen et rhétorique. Pourtant, les institutions contemporaines n’ont plus grand
chose à partager avec celles d’Aristote, ne fût-ce que par leur taille, leur complexité,
leur masse critique, leur
globalisation. De sorte que la question du libre examen et
sa fonction pour le bon fonctionnement des sociétés doit se penser à nouveaux frais.
Ce fil naturel que nous avons retrouvé entre rhétorique et libre examen ne serait pas
décrit honnêtement si l’on ne prenait pas en compte l’évolution des choses, à travers
l’évolution des sociétés.
Nous avons souligné l’importance de la dimension pratique, dans la rhétorique
et dans le libre examen. Mais nous n’avons guère abordé sa dimension morale ou
seulement de façon marginale. Il fut à l’occasion question de souplesse, de lucidité,
de courage. Il fut évoqué que certaines qualités morales qui semblent nécessaires à
la raison pratique sont distribuées inégalement mais qu’on peut les améliorer en les
exerçant.
Déjà problématique chez Aristote, à travers la figure du phronimos – l’homme
prudent, cette version grecque de l’honnête homme – la question de l’action morale
dans la cité est devenue très délicate aujourd’hui. On ne peut se passer de la morale
mais on hésite à l’enseigner de peur qu’elle ne se transforme en catéchisme. Nous
avons été tentés par le relativisme, lui aussi en perte de vitesse. Au vrai, nous sommes
sans doute à un tournant sur cette question.
Sommes-nous devenus cyniques en ce début de XXIe siècle ? Il se fait que
Guy Haarscher aurait pu choisir le confort postmoderne du cynisme comme d’autres
l’ont fait mais qu’il ne l’a pas choisi. Au contraire. Un jour, il a rencontré le reflet de
sa conscience dans un miroir et celle-ci lui a souri. Cette rencontre l’a rempli, semble-
t-il, d’une humanité taillée à la mesure d’un homme de son temps et de sa culture. La
mesure, mais aussi la souplesse. Une souplesse mâtinée de lucidité qui saisit l’occasion
de regarder dans le boudoir de sa conscience où se nichent les ressources personnelles
pour rassembler les morceaux épars et reconstruire. Souplesse, sagacité, lucidité et
courage. Une recette dont on parle peu à propos du libre examen et qui pourtant en
constitue peut-être la pierre angulaire.
Finalement, nous débouchons, à la fin de cet hommage sur un véritable paradoxe.
Guy Haarscher est aujourd’hui un exemple vivant de libre examen – mais là n’est pas
le paradoxe. Le véritable paradoxe réside plutôt en ceci. Il le représente, non pas sous
la forme la plus connue, légèrement désuète, colorée d’un scientisme du XIX
e siècle,
et stabilisé dans l’adage bien connu à l’Université libre de Bruxelles :
Scientia vincere
tenebras
.
A mon avis, Guy Haarscher incarne le libre examen dans une version moins
connue, plus authentique, plus pleine, plus vivante et plus libre. Elle est aussi gravée
sur les murs de l’institution et dit Ratione et diligentia : [fais les choses] avec raison
et attention.

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16 pensées du droit, lois de la philosophie
Dans cet adage, il est question de la raison pratique et de la dimension morale –
diligentia – qui surgit toujours chez celui qui fait les choses avec attention. Le conseil
raisonne comme les conseils de l’artisan appliqué à la tâche. Voici le paradoxe : cet
adage méconnu incarne le principe qui énonce la règle vivante du libre examen, pour
qu’il ne devienne pas lettre morte.
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L’autonomie de la théorie constitutionnelle
Michel Troper
Le positivisme juridique peut se définir par quelques distinctions simples, entre
langage descriptif et langage prescriptif, entre la science et son objet, c’est-à-dire
entre le droit, compris comme système de normes, d’une part, et la science du droit
qui a pour tâche de décrire ces normes, d’autre part. Il implique au moins deux idées.
La première est la séparation du droit et de la morale, en ce sens que l’affirmation par
la science du droit qu’une norme est valide, c’est-à-dire qu’elle appartient au système
juridique, est indépendante du jugement moral qu’on peut porter sur cette norme. La
seconde est l’exclusion du champ de la science du droit de toute proposition sur un
autre objet que les normes juridiques et par conséquent le refus de toute métaphysique.
Il paraît en découler que la science du droit n’a rien à attendre de la philosophie
morale, ni d’ailleurs de la philosophie politique.
Pourtant, si l’on observe les pratiques scientifiques réelles, on constate que la
frontière n’est pas aussi étanche 1. D’un côté, les philosophes produisent de nombreux
travaux sur des questions, généralement considérées comme « juridiques » parce
qu’elles sont souvent réglées par le droit. De l’autre, les constitutionnalistes, même
ceux qui affirment adopter une attitude positiviste et qui acceptent de distinguer entre
le droit constitutionnel et la science du droit constitutionnel, introduisent un troisième
terme, celui de « théorie constitutionnelle ». Il ne s’agit ni d’une simple description
des normes du droit constitutionnel, ni même d’une généralisation de ces normes. Il
faut donc examiner si, en raison de son contenu, cette théorie constitutionnelle peut et
doit rester, comme la science du droit, indépendante de la philosophie morale et de la
philosophie politique.
1 N. BoBBio, « « Sein » und « Sollen » », Legal Science, ARSP, Beiheft Nr. 6, « Sein und
Sollen im Erfahrungsbereich des Rechtes », 1970.
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1 pensées du droit, lois de la philosophie
Rares sont les livres en langue française qui portent le titre de « théorie
constitutionnelle ». Si la situation est différente aux Etats-Unis, cela tient principalement
à la nature de la discipline appelée là-bas « droit constitutionnel ». En raison du rôle
de la Cour suprême, cette discipline porte avant tout sur la protection constitutionnelle
des droits fondamentaux. Il s’est formé outre-Atlantique une théorie constitutionnelle
qui traite de ces mêmes questions, mais à un plus haut niveau d’abstraction, c’est-
à-dire qui recherche les fondements philosophiques, éthiques dans la plupart des
cas, des règles relatives à ces droits fondamentaux. En Europe, au contraire, où les
cours constitutionnelles ne sont apparues qu’à une date relativement récente, le droit
constitutionnel enseigné dans les facultés de droit n’avait pour objet que les règles
régissant les organes centraux de l’Etat. Plusieurs manuels étaient d’ailleurs intitulés
« droit constitutionnel et institutions politiques ». Cette situation n’a guère changé,
même lorsque le rôle des cours constitutionnelles s’est accru et que les fondements
de toutes les branches du droit ont été constitutionnalisés. En effet, les fondements
constitutionnels du droit civil ou du droit pénal sont exposés aujourd’hui par chacune
de ces disciplines, tandis que les droits fondamentaux font l’objet d’un enseignement
séparé et que le droit constitutionnel porte comme auparavant sur les organes de
l’Etat. Dans ces conditions, si les manuels de droit constitutionnel comportent bien
des développements dits « théoriques », ceux-ci ne peuvent porter sur les fondements
éthiques. Ces développements font parfois l’objet de chapitres séparés portant le titre
de « théorie constitutionnelle » ou un autre jugé semblable comme « théorie générale
de l’Etat » ou « principes généraux du droit constitutionnel », mais il arrive aussi que
la théorie constitutionnelle ne fasse pas l’objet d’un traitement distinct et qu’elle se
mêle à la description des règles positives.
Ils ont des contenus et des objectifs variés. Il s’agit pour les auteurs tantôt
d’énoncer les concepts fondamentaux dont ils se serviront par la suite pour décrire les
règles, tantôt de justifier ces règles ou de découvrir les principes invoqués par leurs
auteurs, tantôt d’avancer des propositions générales sur la nature du droit, de l’Etat,
du pouvoir ou des formes de gouvernement, tantôt encore de préconiser l’adoption de
certaines règles ou institutions. Ils se fondent ainsi sur l’idée – rarement énoncée de
façon explicite – qu’il est utile de distinguer une théorie constitutionnelle à côté de la
science du droit constitutionnel.
Celle-ci ne saurait en effet se limiter à la simple reproduction des énoncés de la
constitution ou à la description des normes qui en sont la signification. On ne peut
décrire des normes sans interpréter les énoncés, mais on ne peut interpréter sans
employer les concepts appropriés qui ne se donnent pas à lire dans les textes des
constitutions.
Prenons une phrase comme « selon la constitution en vigueur, le gouvernement
est politiquement responsable devant le Parlement ». Elle ne peut être comprise
que si l’on a défini les concepts de « constitution », « vigueur », « Parlement »,
« gouvernement », « responsabilité politique », et ces concepts ne prennent sens
que dans des constructions complexes : une théorie de la hiérarchie des normes, une
théorie du « régime parlementaire », une théorie de l’organe, ou encore une théorie de
la « séparation des pouvoirs ».
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lautonomie de la théorie constitutionnelle 1
Ces théories présentent un caractère systématique et plusieurs degrés de généralité.
Elles portent par exemple sur les types de régimes constitutionnels, la nature et le rôle
des constitutions, mais aussi la nature de l’Etat et du droit
2. Elles peuvent remplir
aussi plusieurs fonctions très différentes.
Elles peuvent d’abord permettre la description en fournissant comme on l’a vu
les instruments conceptuels nécessaires à l’analyse du droit positif. Mais elles sont
aussi prescriptives, lorsque les juristes s’en servent pour justifier le droit positif et
soutiennent par exemple ou bien que « le contrôle de constitutionnalité est incompatible
avec la souveraineté populaire ou la démocratie » ou au contraire que « le contrôle de
la constitutionnalité des lois est fondé sur la hiérarchie des normes et la suprématie de
la constitution »
3.
Mais les théories ont également une fonction prescriptive, lorsqu’elles constituent
les prémisses du raisonnement dans un travail dogmatique visant à établir quelle est la
norme applicable, lorsque celle-ci n’est pas explicitement énoncée. Ainsi, les juristes
français reproduisent fréquemment le raisonnement du Conseil constitutionnel, qui a
été amené en 1962 à interpréter l’article 61 de la constitution : « les lois peuvent être
déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation ». Il s’agissait pour le
Conseil de déterminer si cet article était applicable aux lois adoptées par référendum.
On sait qu’il a refusé de contrôler les lois référendaires au motif qu’il « résulte de
l’esprit de la Constitution, qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur
de l’activité des pouvoirs publics, que les lois que la Constitution a entendu viser dans
son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui,
adoptées par le Peuple à la suite d’un référendum, constituent l’expression directe
de la souveraineté nationale ». Le raisonnement est ainsi fondé à la fois sur le texte
de l’article 61 interprété à la lumière d’une théorie de « l’esprit de la constitution »
et sur l’une des conceptions possibles de la souveraineté nationale, dont le Conseil
ne justifie d’ailleurs pas le choix. Mais lorsque les juristes français font la théorie du
contrôle de constitutionnalité, ils prétendent dériver l’exclusion des lois référendaires
de la théorie de la souveraineté.
2 C’est en ce sens que Boulay de la Meurthe parlait déjà de « théorie constitutionnelle »
(voir A. Boulay de la meurthe, Théorie constitutionnelle de Sieyès, Paris, 1836). Mais
c’est également la signification des expressions allemandes «
Staatsrechtslehre » ou
«
Verfassungslehre ».
3 Ainsi, Luc Tremblay écrit qu’en dehors de la question de légitimité du contrôle des lois
adoptées démocratiquement, « three other questions dominate contemporary constitutional
theory : what is the purpose of a constitution ? what makes a constitution legitimate ? what
kinds of arguments are legitimate within the process of constitutional interpretation ?
»,
L. TremBlay, « General Legitimacy Thesis of Judicial Review and the Fundamental Basis of
Constitutional Law »,
Oxford Journal of Legal Studies, 24, 2003, p. 525-562. Voir les titres de
certains ouvrages américains qui ne visent pas tant à présenter des thèses générales sur la nature
et la fonction de la constitution qu’à chercher les fondements théoriques des règles relatives à
telle question de droit constitutionnel matériel : J. R. Bowers, Pro-Choice and Anti-Abortion :
Constitutional Theory and Public Policy
, Praeger, 1997 ; P. W. Kahn, Legitimacy and history :
self-government in American constitutional theory
, New Haven, Connect., Yale University
Press, 1992.
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20 pensées du droit, lois de la philosophie
Cette ambivalence de la théorie constitutionnelle, à la fois prescriptive et
descriptive n’est pas toujours perceptible. Cela tient d’abord au fait qu’elle est le plus
souvent énoncée à l’indicatif (« le régime présidentiel se caractérise par la séparation
des pouvoirs », « l’Etat est une personne », etc.) et que les mêmes textes peuvent avoir
l’une ou l’autre fonction. Ainsi, « la constitution est la norme suprême » signifie aussi
bien : « dans tout système juridique, les normes sont hiérarchisées et la constitution
se situe au sommet », une proposition qui est logiquement susceptible d’être vraie ou
fausse, que : « la constitution doit être la norme suprême ». Mais l’ambivalence est
surtout celle de certains juristes qui refusent la distinction langage descriptif / langage
prescriptif. Elle est reflétée par le terme allemand « Lehre », qui n’a pas d’équivalent
français et qui désigne un ensemble de thèses, certaines descriptives, d’autres
prescriptives, portant aussi bien sur des réalités sociales que sur des concepts 4.
Cette signification est très mal restituée lorsqu’on traduit « Lehre » par « théorie »,
plutôt employé en français pour parler d’un ensemble systématisé de connaissances,
exposées dans un langage descriptif. Cependant, cette traduction, parce qu’elle est
défectueuse, remplit une fonction idéologique. Elle permet aux juristes de présenter
leurs préconisations comme relevant de la théorie et de leur donner l’apparence de
vérités scientifiques.
En revanche, il n’est pas facile de déterminer comment on parvient à construire et
à justifier ces énoncés. L’une des méthodes les plus commodes et les plus répandues
consiste à s’appuyer sur les écrits des philosophes. N’est-ce pas chez Bodin ou
Hobbes que l’on trouve une théorie sur la souveraineté, chez Rousseau une théorie
de la loi, chez Montesquieu une théorie de la séparation des pouvoirs, chez Locke,
Benjamin Constant ou Stuart Mill une théorie de la liberté, chez Renan une idée de la
nation ? Si donc, le droit positif, c’est-à-dire le texte constitutionnel ou les décisions
des juridictions constitutionnelles contiennent ces termes, c’est vers ces philosophes
que l’on se tourne pour les éclairer.
Le recours aux philosophes comporte pourtant quelques sérieux inconvénients.
Il conduit d’abord à présenter les thèses de certains auteurs, choisis de préférence
à d’autres, comme des vérités d’où l’on pourrait déduire des principes juridiques
qui sont ou devraient être reçus dans le droit positif. Cette présentation et ces choix
dissimulent naturellement des préférences idéologiques. Les libéraux vont chercher
chez Montesquieu et non pas chez Rousseau la théorie de la séparation des pouvoirs,
les moins libéraux une théorie de la souveraineté chez Hobbes ; la liberté peut être
comprise à la manière de Rousseau ou à la manière de Constant, etc.
D’autre part, quand bien même les thèses seraient vraies en quelque sens de
ce mot, il ne s’ensuivrait pas qu’on peut en tirer par déduction des conséquences
normatives claires.
Enfin, et peut-être surtout, si l’on attend de la théorie constitutionnelle qu’elle
éclaire le droit constitutionnel positif, la référence aux philosophes n’est pas d’un
très grand secours. Ainsi, le juge constitutionnel français fonde le principe de la
dualité des juridictions judiciaires et administratives sur la séparation des pouvoirs ou
4 L. Heuschling, « De l’intérêt de la théorie, de la théorie générale de l’Etat, de la théorie
constitutionnelle. A propos d’un livre récent de Matthias Jestaedt », Jus Politicum, 5, 2011.
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lautonomie de la théorie constitutionnelle 21
l’exclusion de la loi référendaire du contrôle de constitutionnalité sur le principe de
souveraineté, mais la dualité de juridictions ne doit rien à Montesquieu et le régime
des lois référendaires, rien à Rousseau, ni à Sieyès. Même s’il fait sienne l’idée de
nation et du vouloir vivre ensemble de Renan, ce juge n’en infère pas de règles sur
l’exercice de la souveraineté nationale. Il a pu lire ses auteurs et s’en inspirer ; les
principes juridiques qu’il applique ne dérivent pas de ces écrits, ni des interprétations
savantes des grands auteurs, mais du contexte pragmatique dans lequel il agit. Même
en admettant qu’il s’est trompé du tout au tout, qu’il a mal lu les grands maîtres ou
que ceux-ci se sont fourvoyés, sa décision n’est pas pour autant privée de validité. Ici,
comme ailleurs, auctoritas non veritas facit jus.
En droit constitutionnel, comme dans les autres branches, une thèse même erronée
ou incohérente peut malgré tout constituer un fondement parfaitement efficace pour les
normes positives et à l’inverse, une thèse cohérente et bien argumentée, se révéler tout
à fait inopérante. Kelsen nous en donne plusieurs exemples. Il soutient par exemple
qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir de lacunes dans le droit en raison de la présence
dans tout système juridique d’un principe général implicite, selon lequel ce qui n’est
pas interdit est permis. Pourtant, l’article 1er du code civil suisse se fonde sur l’idée
contraire qu’il y a bien des lacunes et donne aux juges des pouvoirs importants pour
les combler
5. Kelsen affirme que cet article 1er n’est qu’un procédé détourné pour
permettre aux juges d’écarter l’application des normes qu’ils désapprouvent. Il a raison
sur ce point, mais l’existence ou l’absence de lacunes n’est pas un fait empirique. Il
s’agit seulement de constructions permettant de rendre compte du fonctionnement du
système juridique et l’on rend mieux compte du code civil suisse si l’on expose qu’il
se fonde sur la thèse qu’il existe des lacunes, même si l’on tient à ajouter que cette
thèse est erronée. On pourrait faire la même démonstration à propos de la théorie de
l’Etat de droit, dont Kelsen dit, non sans pertinence, qu’elle est soit tautologique parce
que tout Etat est un Etat de droit, soit une contradiction dans les termes, parce que
l’Etat ne peut pas être à la fois créateur de droit et soumis au droit. Il n’empêche que
de nombreux Etats se présentent comme des Etats de droit et que ces thèses servent de
fondements à des règles positives.
Si par conséquent l’on prétend éclairer par la théorie constitutionnelle le droit
positif, il faut donc rechercher non pas ce que les grands auteurs ont pu dire de la
constitution, de la démocratie, de la souveraineté ou de la séparation des pouvoirs,
encore moins l’essence de ces institutions, mais seulement les représentations,
cohérentes ou non, que s’en font effectivement les constituants, les législateurs ou
les juges.
Cette démarche reste d’ailleurs pertinente même si l’on se place d’un point de vue
prescriptif, c’est-à-dire si l’on entend persuader les acteurs de la nécessité d’adopter
une certaine règle, car il est naturellement moins utile de démontrer que Montesquieu
aurait été favorable ou défavorable à la dualité de juridictions ou à la reconnaissance
5 Article 1er, al. 2 : « A défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon
le droit coutumier et, à défaut d’une coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire
acte de législateur ».
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22 pensées du droit, lois de la philosophie
d’un véritable pouvoir judiciaire que de souligner que les solutions qu’on préconise
s’inscrivent harmonieusement dans le droit positif.
Ce sont donc les représentations des acteurs qu’il importe d’abord de connaître et
de décrire, puis d’organiser.
La théorie constitutionnelle, produite par les acteurs
Si l’on appelle théories constitutionnelles des ensembles systématisés de
propositions relatives à la constitution et propres à justifier des décisions, alors il faut
constater que toutes celles qui sont en usage aujourd’hui ont été produites par des
acteurs, constituants, législateurs ou juges.
Même lorsqu’est invoquée une doctrine philosophique ou politique particulière,
cette doctrine fait toujours l’objet d’une réception dans le système conceptuel des
acteurs, puis d’une transformation résultant des contraintes argumentatives auxquelles
ils sont soumis. Or, celles-ci présentent des caractères semblables malgré la diversité
des situations historiques dans lesquelles elles s’exercent.
Considérons deux exemples bien connus de théories constitutionnelles que l’on
retrouve dans les parties introductives des traités et manuels.
Le premier concerne la hiérarchie des normes. Le contrôle de constitutionnalité
est aujourd’hui souvent présenté comme une conséquence logique de la hiérarchie :
puisque la constitution est supérieure à la loi, dit-on, la loi contraire à la constitution est
nulle ou tout au moins doit être annulable. La prémisse de ce raisonnement est fragile,
car la suprématie de la constitution peut signifier tantôt que celle-ci détermine les
modes de production des autres règles, tantôt qu’elle ne peut être révisée qu’au terme
d’une procédure particulière (ou qu’elle ne peut jamais être révisée) tantôt encore
qu’elle contient des normes qui s’imposent au législateur et dont la violation peut être
sanctionnée, notamment par l’annulation. Or, ces trois sens – ou ces trois formes de
suprématie – sont indépendants les uns des autres : une constitution peut être suprême
dans un sens et non dans un autre. Il n’est pas inconcevable qu’une constitution,
qui détermine le mode de production des lois, puisse être révisée par la procédure
législative ordinaire ou qu’une constitution qui ne peut être révisée qu’au terme d’une
procédure spéciale, écarte toute possibilité d’invalidation des lois contraires 6.
Aussi, dans un système où le contrôle de constitutionnalité n’a pas encore été
établi, la constitution n’est-elle pas supérieure à la loi dans le troisième sens. La
prémisse majeure est donc tout simplement fausse.
Pourtant, malgré sa fragilité, la structure de ce raisonnement se retrouve à
l’identique dans les discours de tous ceux qui ont voulu justifier le contrôle de
constitutionnalité : chez Coke, en France, dans les parlements d’Ancien Régime, qui
invoquaient les lois fondamentales du royaume, dans la décision Marbury v. Madison,
dans la doctrine de Hans Kelsen, envisagée ici non pas comme théorie descriptive, mais
comme théorie pratique visant à justifier l’institution d’une cour constitutionnelle, et à
nouveau dans l’argumentation du juge Barak de la Cour suprême d’Israël, pour fonder
6 M. Troper, « Marshall, Kelsen, Barak et le sophisme constitutionnel », in E. Zoller,
(dir.), Marbury v. Madison 1803-2003, Paris, Dalloz, 2003, p. 215 et s. ; O. Pfersmann, « La
production des normes : production normative et hiérarchie des normes », in M. Troper et D.
Chagnollaud (dir.), Traité international de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, tome 2, 2012.

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lautonomie de la théorie constitutionnelle 23
la décision d’exercer le contrôle de la constitutionnalité des lois même en l’absence
d’une constitution formelle.
Ce sont d’ailleurs les mêmes contraintes que l’on aperçoit dans la jurisprudence
de la Cour suprême de l’Inde, qui a entrepris de contrôler la validité des amendements
à la constitution, en invoquant des principes supra-constitutionnels.
La raison de cette coïncidence est simple. C’est le seul argument disponible
pour un juge qui entend contrôler la loi, sans pouvoir se fonder sur une habilitation
expresse et qui n’entend pas invoquer la morale ou le droit naturel. Il lui faut affirmer
qu’il existe une norme supérieure à celle qu’il contrôle, qui implique qu’il a le pouvoir
d’écarter toute norme contraire.
Ce raisonnement possède en outre une propriété singulière : une fois la décision
prise, les lois déclarées contraires à la constitution sont réellement privées de toute
validité et la constitution acquiert la troisième forme de suprématie qui lui manquait
avant l’intervention du juge. C’est bien lui qui la crée. La théorie de la hiérarchie des
normes est donc plus qu’un argument. Elle est constitutive de la réalité qu’elle prétend
décrire.
Le second exemple, d’ailleurs lié au premier, concerne les théories produites pour
justifier l’institution du contrôle de la constitutionnalité des lois dans des systèmes
constitutionnels qui se présentent comme démocratiques. Une telle justification est
nécessaire dans la mesure où des lois adoptées par un Parlement démocratiquement
élu peuvent être écartées par des juges qui, eux, ne sont pas élus. Les arguments tirés de
la hiérarchie des normes et de la suprématie de la constitution se révèlent insuffisants
dès lors qu’on ne peut nier que le juge ne se limite pas à déduire logiquement sa
décision du texte de la constitution et qu’il dispose d’un large pouvoir discrétionnaire,
notamment dans son activité d’interprète. Il faut donc soutenir que son pouvoir n’est
pas anti-démocratique et construire une théorie selon laquelle c’est précisément son
intervention qui garantit la souveraineté du peuple. Il y a deux variantes de cette
théorie.
Selon la première, imaginée par Kelsen, mais reprise en France par le Conseil
constitutionnel, lorsque le juge constitutionnel annule une loi, sa décision ne porte pas
réellement sur le fond, mais seulement sur la procédure, puisque le pouvoir constituant,
qui est le peuple souverain, peut adopter en forme constitutionnelle la mesure que la
constitution interdisait au Parlement de prendre en forme législative. Georges Vedel
a adapté cette théorie, à l’époque il était membre du Conseil constitutionnel, en
soutenant que lorsque le pouvoir constituant intervient pour renverser une décision
du juge constitutionnel, c’est le peuple qui intervient « en majesté » et « par une sorte
de lit de justice »
7.
Selon la seconde variante, le juge constitutionnel ne se dresse pas contre le peuple
souverain, car il est lui-même son représentant. Mais, contrairement aux parlementaires
qui représentent le peuple en exprimant sa volonté législative, ils « mettent en
représentation » la constitution et expriment la volonté d’un peuple transcendant. Le
7 G. Vedel, « Schengen et Maastricht (A propos de la décision n° 91-294 DC du Conseil
constitutionnel du 25 juillet 1991) », RFDA, 1992, p. 173 et s.
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24 pensées du droit, lois de la philosophie
juge constitutionnel représente le peuple en le protégeant contre les représentants qui,
en adoptant une loi inconstitutionnelle, usurperaient la souveraineté.
Il faut remarquer que, au lieu de chercher à concilier contrôle de constitutionnalité
et démocratie, le juge pourrait simplement se présenter comme un contre-pouvoir,
mais une telle attitude aurait un inconvénient sérieux. Un système dans lequel il
existe un contre-pouvoir au peuple ne peut pas être défini comme une démocratie,
mais comme un gouvernement mixte, tandis que la constitution que le juge est réputé
appliquer se donne comme démocratique. Le juge ne peut donc à la fois admettre qu’il
est un contre-pouvoir et prétendre appliquer une constitution démocratique.
On doit observer que ces théories ne sont pas seulement des constructions habiles,
mais qu’elles sont les produits d’un contexte argumentatif. Comme dans le cas de la
hiérarchie des normes, on retrouve des raisonnements analogues à d’autres époques
et dans d’autres pays. Ainsi, l’idée que le juge qui censure une loi n’agit pas contre le
souverain mais en son nom était déjà soutenue par les Parlements d’Ancien Régime.
Refuser d’enregistrer une loi n’était pas s’opposer à la volonté du roi, mais exprimer sa
volonté profonde, qu’il pouvait ignorer lui-même, mais que les Parlements pouvaient
exprimer parce qu’ils sont eux-mêmes les représentants de son corps souverain
8. De
même, dans la fameuse décision
Marbury v. Madison, le juge Marshall soutenait lui
aussi que ce n’est pas le peuple qui est contrôlé, mais qu’il faut au contraire le protéger
contre ses représentants.
Ce n’est évidemment pas le lieu d’examiner la pertinence ou la cohérence interne
de ces théories. Quelle que soit leur ingéniosité, elles présentent sans doute des
défauts logiques, mais ces défauts ne diminuent en rien leur efficacité. Elles ont une
existence objective et font partie du droit positif dans un double sens : d’une part, elles
résultent de la nécessité de justifier le contenu des normes et d’autre part, elles sont
constitutives du raisonnement des juges. Elles sont donc indispensables pour éclairer
les décisions déjà prises et prévoir les décisions futures.
La théorie constitutionnelle a ainsi pour fonction de décrire les théories
constitutionnelles produites par les acteurs et d’exposer les raisons pour lesquelles ils
ont été amenés à les produire. Mais sa tâche ne s’arrête pas là.
La théorie constitutionnelle, produite par les théoriciens
La théorie constitutionnelle des théoriciens a une double fonction : présenter les
concepts nécessaires à la description du droit positif, énoncer des thèses relatives aux
différents objets sur lesquels porte le discours du droit constitutionnel.
Les théoriciens doivent d’abord présenter les concepts nécessaires à la
description du droit positif, c’est-à-dire non seulement les normes juridiques, mais le
raisonnement effectivement tenu par les acteurs. On remarque que ces concepts sont
des métaconcepts. Les termes par lesquels on les désigne peuvent être différents de
ceux qui appartiennent au langage du droit positif lui-même, dont on peut parfaitement
rendre compte en s’abstenant complètement d’employer les termes qu’il contient et
en privilégiant d’autres termes qu’il ne contient pas. C’est ainsi qu’on pourrait décrire
8 F. saint Bonnet, « Le Parlement, juge constitutionnel (XVIe-XVIIIe siècles) », Droits,
34, 2001, p. 177-197.

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lautonomie de la théorie constitutionnelle 25
tout le droit positif actuel sans employer le concept de « personne » (qui fait partie
du langage du droit positif) et à l’inverse, décrire un droit positif qui n’emploierait
pas lui-même ces termes à l’aide des concepts de personne ou de « droit subjectif »,
ou bien décrire le droit civil à l’aide du concept « d’autonomie de la volonté », terme
qui ne se trouve pas dans le code. De même en droit constitutionnel, alors que rares
sont les constitutions qui emploient le terme d’ « organe », le concept d’organe créé
par la théorie constitutionnelle permet de décrire facilement toutes les constitutions
du monde.
Les concepts de la théorie du droit peuvent être obtenus par abstraction et
généralisation à partir du droit positif d’un pays donné (comme « autonomie de la
volonté », construit à partir du code civil français, de même que « régime parlementaire »
l’a été à partir du système constitutionnel anglais et « régime présidentiel » à partir
du régime américain). Aucun document officiel américain ne contient l’expression
« régime présidentiel » et les pères fondateurs n’ont certainement pas employé ce
concept. Néanmoins, les constitutionalistes estiment, à tort ou à raison, qu’il est utile
pour caractériser le régime américain et quelques autres régimes dans le monde.
A cet égard, la théorie ou la science du droit se trouve dans une situation analogue
à celle de n’importe quelle autre science, la chimie, l’anthropologie ou l’histoire, qui
décrivent leur objet à l’aide de leurs propres concepts, soit parce que cet objet est
matériel et ne comprend aucun concept, soit parce que ceux qu’il contient ne pourraient
pas servir à une analyse menée d’un point de vue externe, par exemple une analyse
comparative. Ainsi, on peut décrire les normes qui forment le droit constitutionnel
français à l’aide des seuls termes dans lesquels elles sont exprimées, par exemple
« conseil constitutionnel », « lois », « déférées ». Mais une telle description serait
totalement dépourvue d’intérêt et ne serait rien de plus que la reproduction des
énoncés. Si l’on entend faire autre chose, il faut décrire le droit positif relatif au Conseil
constitutionnel à l’aide de métaconcepts comme « contrôle de constitutionnalité »,
« contentieux constitutionnel » ou « cour constitutionnelle », qui ne figurent pas dans
le texte de la constitution.
La pertinence de ces concepts, créés d’un point de vue purement externe, est tout à
fait indépendante de l’histoire, en ce sens qu’elle ne dépend ni du moment où ils ont été
créés, ni des idées et des croyances des acteurs du système juridique qu’ils permettent
de décrire. On ne saurait nier qu’ils ont été créés par des hommes qui n’étaient pas
hors de l’histoire et l’on pourrait même tenter de donner une explication historique
de leur formation, comme on pourrait le faire d’ailleurs pour ceux de la chimie, mais
cette explication historique serait de toute façon sans incidence sur la question de la
pertinence des concepts, qui dépend seulement de leur valeur opératoire. Or, celle-ci
ne peut être obtenue qu’en détachant le concept du système historique concret dans
lequel opérait l’institution correspondante.
Marc Bloch nous en fournit un excellent exemple. Dans un chapitre final de « la
société féodale », intitulé « la féodalité comme type social », il oppose Montesquieu
et Voltaire. Le premier soutenait que la féodalité était « un phénomène unique en son
genre, un événement jamais arrivé dans l’histoire du monde et qui n’arrivera peut-être
jamais » et Voltaire répondait : « La féodalité n’est point un événement ; c’est une
forme très ancienne, qui subsiste dans les trois quarts de notre hémisphère ». Marc
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26 pensées du droit, lois de la philosophie
Bloch explique qu’on ne peut trancher qu’en dégageant les traits fondamentaux, « les
caractères de ce cas type ». Une fois ce travail accompli, il peut écarter certains usages
abusifs, comme celui de la Russie des tsars, et constater que, en dehors de l’Europe
médiévale, ces caractères ne se rencontrent qu’au Japon.
Le concept de féodalité permet ainsi de décrire les réalités les plus diverses
quels que soient les concepts employés par les acteurs. Mais les hommes du Moyen
Age n’employaient pas plus le terme de « féodalité » que les pères fondateurs de la
constitution américaine celui de « régime présidentiel ». Le « régime présidentiel » ou
le « type social » de Marc Bloch sont à cet égard semblables au concept d’une science
portant sur un objet qui ne parle pas.
Le théoricien (ou le comparatiste) doit créer un métaconcept capable de décrire
des concepts. Le métaconcept de personne ou de constitution employé par la théorie du
droit doit permettre de rendre compte de systèmes dans lesquels il existe non seulement
l’institution de la personne ou de la constitution, mais le concept de personne ou de
constitution, même s’ils ne sont pas désignés par les mêmes termes.
Mais, d’autre part, il peut arriver que le métaconcept soit dérivé par la théorie d’un
concept correspondant effectivement employé par le droit positif d’un certain pays et
même qu’il soit désigné par la même expression. C’est le cas par exemple de celui
de « cour constitutionnelle » que Louis Favoreu dérivait de la cour constitutionnelle
autrichienne et qu’il utilisait à son tour pour analyser des institutions présentant
certains des caractères de la cour autrichienne, mais certainement pas tous, portant
le même nom ou des noms différents, comme les cours allemande, italienne ou
espagnole, la Cour d’arbitrage belge et même le Conseil constitutionnel français
9.
Ainsi, ils ne sauraient se confondre avec les concepts correspondants. Le métaconcept
de cour constitutionnelle permet de décrire les cours constitutionnelles les plus
variées. Lorsque nous employons le concept de mariage pour désigner aussi bien le
mariage catholique indissoluble que le mariage polygame, le mariage civil français ou
le mariage homosexuel, c’est un métaconcept que nous employons.
Il ne faut cependant pas se méprendre. Nous sommes à un niveau métalinguistique
et le concept correspond à un type idéal, de sorte que nous pouvons employer un
métaconcept de testament pour rendre compte aussi bien du testament anglais que
du testament français, un métaconcept de cour constitutionnelle pour analyser la
cour constitutionnelle hongroise ou le Conseil constitutionnel français, bien que ces
métaconcepts soient différents aussi bien du concept français de Conseil constitutionnel
que du concept hongrois de cour constitutionnelle.
La seconde fonction de la théorie constitutionnelle est d’énoncer des thèses
relatives aux différents objets sur lesquels porte le discours du droit constitutionnel,
c’est-à-dire aussi bien l’ensemble des normes positives que le raisonnement des
acteurs. Il s’agit donc de la constitution, de l’Etat, des organes ou de la souveraineté.
On peut à cet égard procéder de deux manières.
Les juristes traditionnels énoncent, à la manière des philosophes, des thèses sur
la nature de ces divers objets et présupposent ainsi qu’ils ont une réalité objective
indépendante des règles et des discours. Il y aurait une réalité de l’Etat ou de la
9 L. Favoreu, W. Mastor, Les cours constitutionnelles, Paris, Dalloz, 2011.
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lautonomie de la théorie constitutionnelle 27
souveraineté qu’il serait possible d’appréhender et sur laquelle on pourrait énoncer
des propositions susceptibles d’être vraies ou fausses : que tout Etat est souverain, que
toute constitution est suprême, que la souveraineté est indivisible, que la souveraineté
nationale est différente de la souveraineté populaire, que l’interprétation est une
fonction de la connaissance et non de la volonté.
Pourtant, il faut distinguer parmi ces diverses propositions. Certaines ont un objet
empirique : l’interprétation est une pratique, dont on peut examiner si elle se réduit
à la simple révélation d’un sens déjà là ou si elle requiert des choix dictés par les
préférences de l’interprète. Bien entendu, on peut discuter de la validité de la thèse
qu’elle est une fonction de la volonté et de la pertinence des tests par lesquels on la
mesure, mais il en est ainsi de toute proposition scientifique.
Il en va différemment des propositions relatives à la souveraineté ou à l’Etat. Dans
certains cas, il s’agit de propositions analytiques, comme « tout Etat est souverain »,
lorsqu’on a défini l’Etat précisément par la souveraineté ou « la souveraineté est
indivisible », lorsqu’on a défini la souveraineté, comme le caractère de celui qui est
supérieur à tous les autres. Mais elles n’informent évidemment en rien sur l’Etat, ni sur
la souveraineté. Dans d’autres cas, ces thèses ont un caractère purement métaphysique,
comme celle selon laquelle, quelle que soit la constitution, la souveraineté appartient
toujours au peuple. Indépendamment du caractère tout à fait indécidable de ces
propositions, elles ne sont d’aucune utilité pour la connaissance du droit, dès lors
qu’elles n’ont de portée que pour autant que les acteurs se les approprient.
On peut alors considérer que ces objets n’ont d’existence que dans le discours
des juristes, c’est-à-dire dans les théories constitutionnelles qu’ils mettent en œuvre,
en d’autres termes, qu’il n’y a pas d’Etat, mais seulement des théories de l’Etat, pas
de souveraineté, mais seulement des théories de la souveraineté produites par les
acteurs.
Le rôle des juristes théoriciens est alors non seulement de décrire, comme on l’a
vu, ces différentes théories, mais aussi de les ordonner et de tenter d’en expliquer la
formation et la fonction. S’il n’y a pas d’Etat, la théorie générale de l’Etat doit être
une théorie sur l’apparition et le rôle du concept d’Etat dans le discours juridique
et de même la théorie de la hiérarchie des normes doit être seulement une théorie
sur le raisonnement juridique qui produit la hiérarchie des normes et fait appel à ce
concept.
Autrement dit, il faut les considérer comme des métathéories ayant pour objet les
théories produites par les acteurs.
On pourrait à ce point se demander ce que ces métathéories apportent de plus que
ces théories elles-mêmes. Deux choses : d’une part, elles permettent de décrire les
théories variées au moyen de métaconcepts différents des concepts employés par les
praticiens et en permettent ainsi la comparaison. De même que les hommes du Moyen
Age ne désignaient pas le système dans lequel ils vivaient comme un système féodal,
ni les parlements d’Ancien Régime, ni le juge Marshall ne parlaient de hiérarchie
des normes. Le recours au concept de hiérarchie des normes permet de comprendre
non seulement qu’il y un caractère commun à plusieurs systèmes juridiques, mais
aussi comment et pourquoi des systèmes aussi différents se structurent d’une manière
semblable. De même, l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle ou la France de la
Page 24
2 pensées du droit, lois de la philosophie
Restauration n’employaient pas le terme de régime parlementaire, mais nous pouvons,
grâce à ce métaconcept comprendre que les deux systèmes fonctionnaient de manière
analogue et tenter d’expliquer leur évolution.
*
* *
La philosophie remplit évidemment une fonction précieuse lorsqu’elle fait porter
l’analyse sur les valeurs, comme le fait avec tant de talent le dédicataire de ce volume,
mais ce travail est utile aux dogmaticiens, pas à la théorie constitutionnelle lorsqu’on
entend par là la théorie qui forge les concepts dont a besoin la science du droit
constitutionnel et qui systématise les acquis de cette science. En tant que métathéorie,
la théorie constitutionnelle doit, quant à elle, rester doublement autonome. Elle est
autonome vis-à-vis des théories des acteurs, parce qu’elle a, par hypothèse, un objet
différent et qu’elle ne peut les décrire et les expliquer qu’à la condition de le faire
avec son propre appareil conceptuel. D’autre part, de même que la théorie du droit
est autonome vis-à-vis de la religion ou de la morale, la métathéorie constitutionnelle
est autonome à l’égard de la philosophie politique ou de la philosophie morale, dont
les thèses ont pu influencer les acteurs, mais sont différentes de celles que ces acteurs
mettent en œuvre.
Page 25
The Merger of Morality, Politics, and Law
in the Adjudicatory Process
George C. Christie *
The contemporary world is characterized by the increased involvement of the state
in the economic and social life of society. In most of the developed world, the state is
assuming greater responsibility for fulfilling the growing expectations of its citizens
that they share in the benefits that accrue in a world that is much more prosperous and
technologically advanced than could possibly have been imagined fifty years ago.
This growing sense of state responsibility for the economic, physical, and emotional
welfare of its citizens has received considerable impetus from philosophical works
that have insisted on the obligation of the state to show equal concern for all of its
citizens and the notion that one of the functions of a political society is to make it
possible for its members to fully enjoy the expanding number of rights that modern
society recognizes individuals are morally entitled to. In itself this is not necessarily
a development that one would wish to decry. The problem lies not in the purpose or
goals of this intervention but in the means, among which is an increasing tendency to
resort to courts as the major vehicle for achieving these moral and political objectives.
In the United States, one reason for wanting the courts to assume a major role in this
process – a role that many judges are not comfortable with – is the unwillingness
of legislatures to make what are generally accepted as needed changes in existing
legal regimes because of inertia or fear of potential repercussions from well organized
groups whose members prefer the status quo. One example in recent history concerned
the adoption by most American jurisdictions of some form of comparative fault in
place of the common-law doctrine of contributory negligence under which a negligent
* It has been an honor to have been asked to contribute to this volume dedicated to my dear
friend Guy Haarscher who has been my companion in both teaching and research endeavors
over the past thirty years.
Page 26
30 pensées du droit, lois de la philosophie
plaintiff was completely barred from recovery even if his negligence was significantly
less than that of the defendant. A few states had some form of comparative fault from
the turn of the twentieth century, but it was only when the supreme courts in several
states replaced contributory negligence with comparative fault by judicial fiat that
state legislatures in other states started to act on the matter 1. As might have been
expected, this development was widely decried as judicial activism and a judicial
usurpation of a legislative function. Something similar happened with regard to the
immunity of the several states from tort liability where a few state supreme courts had
responded to legislative inaction by abolishing the doctrine of sovereign immunity
through judicial decision
2.
The legal process has always been concerned with more than legal issues.
The core value of the legal process, a fair and open process of adjudication, has an
obvious moral basis and even a political dimension. Nor is the formal procedural
integrity of the legal process the only aspect of the law in which such considerations
are recognized as being an inevitable element of the process of adjudication. The
application of statutes and the doctrines developed by a common-law process of
adjudication almost invariably requires some amount of discretion in choosing among
competing goals and even values. It would be fatuous to deny that, in the process of
exercising that discretion, courts make choices with moral and political consequences,
or to assert that courts should not be allowed to make those choices. The issue is
the scale and frequency of those choices. Whatever might be said about the courts’
propriety deciding that contemporary notions of the state’s moral responsibility
required judicial abrogation of the common-law doctrines of contributory negligence
or of governmental immunity from tort liability, the issues involved in those cases
were well within the scope of traditional doctrine and the potential reach of those
decisions was fairly narrow. That is not the situation in the type of contemporary
litigation to which we shall now turn our attention.
The issue of judicial involvement in making the basic value judgments for
society is more dramatically presented in two broad categories of cases now reaching
the courts in increasing numbers. The first is when courts are asked to decide how
the economic resources of society are to be allocated and what interests are to be
favored in that allocation and whose interests are to lose out in that process. The other
important broad area in which courts are being asked to make basic value judgments
involves the increasing tendency of modern societies to guarantee the emotional
welfare of their members. This second development and its implications will be
explored shortly. For the present we shall discuss the involvement of courts in the
allocation of the material resources of society. One example is the willingness of the
German Constitutional Court to recognize welfare rights and to prescribe what might
be the minimum payments to which people are entitled
3. It now also appears to be
1 This history is traced in g. c. christie, J. e. meeKs, e. s. pryor, and J. Sanders, Cases
and Materials on the Law of Torts
, 4th ed., 2004, p. 350-382. Among the state courts in the
vanguard were California, Florida, Michigan, and Alaska.
2 See e.g., ibid., p. 568-570.
3 See e.g., the German Constitutional Court’s decision in Harfz IV, BVerfG, 1 BvL, from
9.2.2010.
Page 27
the merger of morality, politics, and law in the adJudicatory process 31
accepted that attempts by the German government to participate in financial rescue
measures for Greece and other countries, whose recent economic woes have created a
serious threat to the continued viability of the Euro, are subject to judicial review
4.
This seems to suggest that some of the most basic political judgments of a state are to
be made by courts rather than by elected officials.
A more common and important area in which courts are being asked to make
basic choices about how economic resources are to be allocated concerns what are
called environmental human rights. This is an issue that is of current concern in the
United States as well as in Europe. While at the federal level
5, the notion of welfare
rights has not gained much traction, there have been several recent cases in which
the American courts have been asked to determine how to allocate the costs of global
warming. One case involves the claim that oil companies and utilities should pay the
cost of relocating a village in northern Alaska because the earlier seasonal melting of
the ice that protects the island on which the village is located is leading to the erosion
of the coastline and making the village uninhabitable. The federal district court
dismissed the action on the ground that deciding the case would require the court to
make decisions on causation and basic policy that were beyond the province of courts
to make
6. That decision is on appeal to a federal court of appeal and will undoubtedly
be affirmed unless it can be distinguished from a very recent decision of the Supreme
Court of the United States in a case that I shall now describe. The case involved a suit
initially brought by eight states, the City of New York, and three land trusts against six
electric power companies that own and operate « fossil-fuel-powered » power plants
in twenty states. The main thrust of this very complex case was the claim that the
defendants are significant contributors to global warming, and the major relief sought
was judicially determined limits on their emissions. The case was dismissed on the
pleadings by the federal district court on the ground that it involved non-justiciable
political questions, but the court of appeals reversed and remanded the case on the
ground that the plaintiffs’ allegations were sufficiently specific and manageable to
warrant a full trial
7. Because the Supreme Court was evenly divided on the question
of whether the plaintiffs had the requisite standing to bring the suit, the decision of
the court of appeals that the plaintiffs did have standing was affirmed. On the merits
of the case, the Court noted that there was, as yet, no general federal common law
of nuisance and held that, if there were any such law, it was displaced by the Clean
4 See e.g., M. C. KerBer, Der Verfassumgsstaat ist ohne Verfassungsbeschwerden gegen den
Eurostabilisierungsmechanismus sowie gegen die Griechenland-Hilfe
(The Constitutional State
Has No Alternative : The Constitutional Complaints Against the Euro-stabilization Mechanism
and Help for Greece), 2010. For an earlier similar situation, see L. H
offman, « Don’t Let the
Sun Go Down on Me: The German Constitutional Court and Its Lisbon Judgment
», J Contemp.
Euro Research
, 5, 2009, p. 480, http://www.jcer.net/ojs/index.php/jcer/article/view/247.
5 See Dandridge v. Williams, 397 U.S. 371 (1970).
6 Native Village of Kaalina v. Exxon Mobil, 663 F. Supp. 2d 863, 874-76 (N.D. Cal. 2009),
appeal pending, no. 09-17490 (9th Cir.). As will be noted shortly in the text, consideration of the
appeal was stayed pending decision of the United States Supreme Court in a similar case that
has now just been decided.
7 Connecticut v. American Elec. Power Co., 582 F. 3d 309 (2d Cir. 2009).
Page 28
32 pensées du droit, lois de la philosophie
Air Act which, the Court had previously held, granted the Environmental Protection
Agency the authority to regulate carbon-dioxide emissions. The decision of the court
of appeals was accordingly reversed
8.
One should carefully consider why courts are asked to decide these sort of issues
that concern the basic organization of the economic structure of society and whether
courts can be expected to decide those issues and still remain within our traditional
notions of the proper role of courts in a healthy and well-functioning democracy.
These same difficulties are involved in the second type of current litigation that I
alluded to earlier, namely the role of the courts in implementing the commitment of
many contemporary societies to respect and nurture the emotional well-being of their
citizens. It is the most frequently litigated area in which courts are being asked to
make basic moral and political choices, and is the one which I find most troubling. It
is one thing to protect individuals from actions of the state that cause emotional harm.
It is another matter when the state is required to punish individuals for the emotional
harm and sometimes even merely the emotional discomfort that they have inflicted on
other individuals. It is a problem that is more acute in Europe, but, as we shall see, is
also a matter of some concern in the United States as well.
As is well known, the European Convention for the Protection of Human Rights
and Fundamental Freedom guarantees, in Articles 8, 9, and 10, respectively, the
right to respect for one’s private life, the right to freedom of religion and religious
expression, and finally simply the right to freedom of expression. In guaranteeing
these rights, however, the Convention expressly declares that each of these rights is
defeasible for important social reasons. Thus Holocaust denial is punishable in some
but not all European states even without proof that this denial represents a credible
present threat of violent overthrow of the governments of those states. Furthermore,
a few European states proscribe the wearing of religious symbols or religiously
prescribed attire, principally the wearing of female head scarfs in public buildings or
educational institutions or even the wearing of burqas in public, on the ground that
these activities present a threat to secularism. Whether from a moral, political, or other
social perspective this is a sufficient reason to punish such activities is not a matter I
wish to pursue further in this paper
9. What I am principally concerned with in this
paper, however, is the inevitable conflict between conflicting values that arises when
the freedom of expression of one individual is sought to be punished or restricted
because it infringes on the right of another individual that respect should be shown
for his private life or his emotional welfare. How these disputes are to be resolved
is a difficult question. The resolution of the conflict is made infinitely more difficult
in Europe by the acceptance, undoubtedly influenced by the tragic death of Princess
Diana, that the rights of freedom of expression and of privacy are of equal value
10. It
is thus accepted that the resolution of these conflicts, which are arising with increasing
8 American Electric Power Co. v. Connecticut, 79 USLW 2732 (June 20, 2011).
9 I have discussed these issues and the relevant decisions of the European Court of Human
Rights in G. C. C
hristie, Philosopher Kings? The Adjudication of Conflicting Human Rights
and Social Values
, 2011, p. 37-50 (hereafter Philosopher Kings?).
10 See Resolution 1165 of the Parliamentary Assembly of the Council of Europe (1998).
Page 29
the merger of morality, politics, and law in the adJudicatory process 33
frequency, must rely on some kind of balancing process on a case-by-case basis if the
courts are to reach the appropriate choice in the disputes brought before them 11.
How are they to make those choices ? In the British courts it has been said that when
expression is challenged because it infringes on someone’s expectation of privacy,
even if the expression concerns events that take place in public, the speaker must
show that his speech concerns a matter of legitimate public interest
12. Expression
concerning political, scientific, educational, or artistic matters was mentioned as being
the type of expression that would be more likely to be judged of legitimate public
interest 13. In a somewhat similar vein, the European Court of Human Rights has
ruled that, for the speaker to escape liability in such circumstances, the expression in
question must be shown to « contribute to a debate of general interest in society »
14.
For both the British courts and the European Court the fact that the matter was of
interest to a significant portion of the public – if it were not, it would probably not
be in the interest of the publisher to engage in the expression in question – was in no
way determinative. It was for the courts to decide what were matters of legitimate
public interest or concern. As has been pointed out by Judge David Thór Björgvinsson
in his partial dissent in MGN Ltd. v United Kingdom 15, and as I have argued at
greater length in a recent book
16, under these tests it is the expression that must be
justified and not the restriction. The net result is that courts are now to decide what
is of sufficient public interest or more specifically perhaps of artistic or scientific or
educational value to survive a privacy challenge, at least when the expression does not
involve information that is clearly already in the public domain. How they are to make
that choice, involving as it does political and moral questions of great importance,
is another matter. Under a legal regime where the burden of justification is on the
speaker, in a close case someone who wishes to exercise his freedom of expression is
immediately put on the defensive when a person with sufficient means can threaten
him with extensive and expensive litigation if he does not desist from publication.
In the United States, as is well known, the presumption runs strongly in favor of
freedom of expression because of the primacy of the First Amendment to the United
States’ Constitution. Despite some common-law authority to the contrary, one would
have thought that as a result of the expansion of the reach of the constitution to cover
state tort remedies, because their judicial application constitutes state action, it would
11 See e.g., von Hannover v. Germany, Application no. 59320/00, Judgment of 24 June
2004 (hereafter von Hannover I). This case is being re-examined by a Grand Chamber at the
request of Germany, but not on this point. See also
Campbell v. MGN Ltd., [2004] 2.A.C.457
(hereafter Campbell). As noted in the text at note 15, infra, this decision was upheld on the
merits by the European Court of Human Rights, with one dissent.
12 See Campbell, supra, note 10.
13 Ibid., p. 148-149 (per Lady Hale).
14 Von Hannover, supra note 11, p. 65.
15 MGN Ltd. V. United Kingdom, Application no. 39401/04, Judgment of 18 January
2011. The proceeding was brought to overturn the decision in
Campbell, supra note 11. Judge
Bjögvinsson agreed with his colleagues that the amount awarded to Ms. Campbell for attorney
fees was excessive.
16 See Philosopher Kings?, supra note 9.
Page 30
34 pensées du droit, lois de la philosophie
be a very exceptional case indeed in which one could be punished for publishing any
lawfully acquired information that was not false and had not been obtained in the
course of some clearly recognized confidential relationship. The justification for that
belief would be a trio of cases decided in the last twenty odd years. In one of these
cases a newspaper included the name of the victim of a sexual assault in a short item
reporting that the assault had occurred 17. Publication of the names of victims of
sexual assaults was, however, forbidden by a state statute. The reporter discovered
the name of the victim because it appeared in a notice posted in the press room of
the local sheriff’s office but there was also a sign posted in the press room that the
names of victims of sexual assault were not matters of public record and were not to
be published. The plaintiff brought an action against the defendant newspaper and
was awarded a substantial sum of money in the state courts. The Supreme Court of
the United States reversed, in a six-to-three decision, on the ground that the defendant
had broken no law in acquiring the information. The second case involved a parody
of the evangelist Jerry Falwell that appeared in
Hustler magazine in what was a take
off on the Compari ads featuring celebrities describing the first time they had drunk
Compari 18. The parody presented Falwell, a teetotaler, as claiming that the first time
he had tasted Compari was when he had a drunken incestuous rendezvous with his
mother in an outhouse. Falwell brought an action for defamation, invasion of privacy,
and intentional infliction of emotional distress. The federal district court dismissed
the privacy claim and allowed the defamation and intentional infliction of emotional
distress claims to go to the jury. The jury found against Falwell on the defamation
claim on the ground that no one would believe that the ad was to be taken seriously
as a statement of fact about Falwell’s behavior, but awarded substantial damages for
intentional infliction of emotional distress. This award was affirmed in the court of
appeals but the Supreme Court reversed in an eight-to-one decision. A public figure
such as Falwell could only recover for intentional infliction of emotional distress
caused by expressive activity if false statements were made against him. The third
and most recent of these cases involved the broadcasting of a tape of a compromising
telephone conversation between officials of the local chapter of a teachers’ union that
was engaged in contentious negotiations with the local school board
19. The union
officials won in the federal district court, but the court of appeals reversed and directed
that judgment should be entered for the defendants. The Supreme Court in a six-to-
three decision affirmed on the ground that although the defendants knew or should
have known that the intentional publishing of illegally intercepted communications
was itself illegal, application of those provisions in the case before it would violate
the defendants’ first-amendment rights to comment on what, to say the least, was a
newsworthy event.
A much more recent case, Snyder v. Phelps 20, however, suggests that the triumph
of constitutional law over the common law of tort may be more limited. In this well-
17 The Florida Star v. B.J.F., 491 U.S. 524 (1989).
18 Hustler Magazine v. Falwell, 485 U.S. 46 (1988).
19 Bartnicki v. Vopper, 532 U.S. 514 (2001).
20 131 S. Ct. 1207 (2011).
Page 31
the merger of morality, politics, and law in the adJudicatory process 35
known case a small evangelical group continued its practice of demonstrating near the
funerals of American service members who had been killed in the Iraq and Afghanistan
wars by appearing in public space about 300 meters from the church in which the
funeral of a marine killed in Iraq was taking place. As per its customary practice, it
displayed signs proclaiming, inter alia, that « God hates » the United States because
of its tolerance of homosexuals and « Thank God for Dead Soldiers ». Unlike on other
occasions there was no verbal abuse however. There were also anti-Catholic signs
condemning the paedophilia of Catholic clergy. The father of the deceased brought an
action for, among other things, the intentional infliction of severe emotional distress
by extreme and outrageous conduct. The federal trial judge accepted a jury verdict
of 2.9 million dollars for compensatory damage but reduced the jury’s award of
8 million dollars in punitive damages to 2.1 million dollars, for a total award of 5
million dollars. The court of appeals reversed on constitutional grounds and, as many
people anticipated, the Supreme Court of the United States affirmed that reversal.
Only Justice Alito dissented.
It is not the decision of the Court that creates the difficulty I am about to discuss;
it is rather the reasoning that the Court used to justify its decision. Writing for the
Court, Chief Justice Roberts stressed that the jury’s verdict could not stand because
the demonstration, however vulgar and spiteful, concerned a matter of sufficient
public concern to trump whatever interest in emotional tranquility the plaintiff had
in those circumstances. If that is now the law in the United States, something like the
problem faced in Europe will be presented. Courts will now be obliged to decide what
is a matter of public concern and what is newsworthy. While the decision of those
questions could possibly be considered to be less subjective than decisions about what
is of « public interest », they still leave the courts with substantial leeway. The
Snyder
decision moreover also provides support for the efforts by state courts to confine the
Supreme Court’s decisions that recognize the right to disclose to the world what has
been lawfully obtained and not acquired through the breach of a recognized duty of
confidentiality to material contained in public records
21. Recovery for disclosure of
information obtained from other sources would, under this narrower interpretation,
depend on the newsworthiness of the information and presumably also on whether the
person whose privacy is in question is a public figure.
Why would one want to assign such a difficult and important task to judges?
The reasons that one might wish to do so are many. We have already touched on
several of them, such as legislative inertia or a reluctance to make decisions that will
be applauded by some important political constituencies but strongly condemned
by others. These factors are certainly present to some extent in the areas which we
have been examining, particularly the recognition that one cannot please everyone. It
therefore seems best to transfer the task to the courts, which are less likely to suffer
the immediate political consequences that legislators would face from those whose
preferences are overridden to accommodate the preferences of others. Accordingly,
in the short-run world, which is the arena in which most legislative decisions are
made, it is politically advantageous to recognize broadly stated values which most
21 See e.g., Gates v. Discovery Communications Inc., 34 Cal. 4th 679 (2004).
Page 32
36 pensées du droit, lois de la philosophie
people accept in the abstract while, at the same time, accommodating the « realists »
by enumerating a number of important moral values and political and social goals that
might, in any specific instance, justify derogation from the broad general principles
that have been articulated in a broadly-worded declaration of basic human rights. A less
cynical justification for this transfer of decisional authority relies on the assumption
of much contemporary legal philosophy that courts, if they try hard enough, can
reach « correct » decision. The hope is that, by transferring the difficult decisions
to the courts, one can escape the policy oriented, prudential type of decisions made
by legislatures and enter the world of reasoned decision-making whose goal, even
if courts are inevitably forced to make some « legislative » decisions, is as far as
possible the right decision in each case.
What makes people think that courts are up to this challenge? Some justifications
seem to have some plausibility but others are largely chimerical. Certainly the existence
of an independent judiciary obliged to follow a fair process of adjudication and to
publically justify its decisions is an important prerequisite for any decision-making
process seeking to provide correct answers to difficult and contentious disputes. The
question is whether it is enough in the circumstances of the cases with which we are
concerned. The belief that it can be is premised on the assumption that an intelligent,
well-trained, and impartial judiciary can indeed perform that task through a process of
interest balancing. Leaving aside whether, in the emotionally charged areas with which
we are considering, any decision-maker could be said to be truly disinterested, is it
really possible for a judicial balancing approach to accomplish the task adequately?
I submit that it cannot. Interest balancing is a difficult task, particularly if one is
looking for decisions that are broadly accepted as objectively correct. The common-
law process of case-by-case adjudication has been used by the European Court of
Human Rights as the exemplar of this type of legal reasoning. I have discussed in
detail elsewhere the preconditions and limits of common-law adjudication
22. These
can be briefly summarized as follows. Legal development by a process of case-by-
case balancing works best when the goal is to produce relative legal certainty over a
finite period of time. It is most successful in achieving that goal when a large number
of cases involving similar fact patterns are decided over a relatively short period of
time and when the interests or factors to be balanced are few. It is particularly suited to
areas of law in which legal clarity and consistent application of law is more important
than whether optimal solutions are achieved in any particular case. Commercial law
is a clear existence. If the law is well enough known, people can adjust their affairs
to accommodate it even if, from a philosophical or economic perspective, that legal
doctrine is not the best possible one.
In the areas of the law on which I am focusing, none of these helpful features are
sufficiently present. First of all, when freedom of expression, or freedom of religion,
or the right to respect for one’s privacy is involved, we care very much about the
substantive correctness of the decisions reached. Secondly, the relevant factors are
many and they are each of major importance. Even if it were theoretically possible
to do so, the enormous number of important factors involved make it very unlikely
22 See Philosopher Kings?, supra note 9, p. 119-146.
Page 33
the merger of morality, politics, and law in the adJudicatory process 37
that a sufficient number of cases could be decided in a relatively short period of time
by the highest courts to give sufficient guidance to lower courts. Finally, and perhaps
more importantly, the application of a balancing process in the sorts of situations
we have been discussing may actually be impossible, particularly if it involves the
balancing of rights of equal value. For example, although it has moral aspects as well,
the predominant value of freedom of expression is political. While privacy also has
significant political value when it concerns the protection of the individual from state
invasion of his private life, such as by tapping his telephone or searching his personal
records, in disputes between private parties it is the moral value of privacy that is
dominant. The same may be said when one seeks redress for emotional harm caused
by someone’s thoughtless or spiteful expressive activities. From a moral perspective
disclosure of embarrassing information about another or expression that causes
emotional harm is inappropriate. If privacy and, by extension, freedom from emotional
harm are of equal value to freedom of expression, one is faced with an apples and
oranges situation in which a largely political value must be balanced against a largely
moral value. Because these values belong to different universes, there is no common
metric by which they can be measured. In actual practice one of the conflicting values
will be given precedence such that it will presumptively prevail unless very strong
reasons are given to favor the other value in the circumstances in question.
In some cases, moreover, there are more than two basic values in play. In Egeland
v. Norway
23, the European Court of Human Rights upheld an award of damages
against newspaper editors whose papers, contrary to a Norwegian statute forbidding
the taking of pictures of an accused or convicted person coming to or going from
court, published the picture of a woman convicted of murder who was being taken
away from the courthouse in a police car. The editors justified their actions by noting
the great public notoriety of the case. The European Court upheld the Norwegian
decision on the ground that the restriction was necessary both to protect the privacy
of the criminal defendants under Article 8 and to avoid putting additional pressure
on them so as to ensure their right to a fair trial granted by Article 6 of the European
Convention. Here we have a case in which, in addition to the rights of privacy and
freedom of expression, a third right comes into play. Although the right to a fair trial
has a moral as well as legal value, the legal and moral value of the right to a fair trial is
tempered by the largely political value that trials should be open to public observation.
How these competing values are to be reconciled in cases like this is a difficult matter.
How they can be resolved by courts in a way that is sufficiently objective to insulate
courts from the charge that they are imposing their views and the views of the elites
from whom they are drawn is another and even more difficult matter. Dworkin and
other theorists have, in a way, recognized the problem by arguing that all basic legal
disputes are ultimately reducible to moral dimensions and ultimately solvable on that
basis because there are correct answers to all (or almost all) moral questions. Thus
far that has not, in actual life, proved to have been the case. Whether it could be is a
matter for another and more extended discussion.
23 Application No. 34438/04, Judgment of 16 April 2009.
Page 34
Page 35
La philosophie, un anti-juridisme ?
Julie allard
« Ici se pose la question de l’obscurité de la langue
philosophique et de ce qui risque de la rendre si peu populaire.
Il est hautement significatif qu’elle se pose au sujet du droit
(...). Tout se passe comme si la question de l’accès du peuple à
la langue philosophique, le droit du peuple à la philosophie se
jouait de façon d’abord plus sensible sur le thème du droit, de la
philosophie du droit, du droit à la philosophie du droit ».
Jacques derrida, Du droit à la philosophie 1.
« Il eût été à désirer que de tous les livres faits sur les lois, par
Bodin, Hobbes, Grotius, Puffendorf, Montesquieu, Barbeyrac,
Burlamaqui, il en eût résulté quelque loi utile, adoptée dans
tous les tribunaux de l’Europe, soit sur les successions, soit
sur les contrats, sur les finances, sur les délits, etc. Mais ni les
citations de Grotius, ni celles de Puffendorf, ni celles de l’Esprit
des lois, n’ont jamais produit une sentence du Châtelet de Paris,
ou de l’Old Bailey de Londres. On s’appesantit avec Grotius,
on passe quelques moments agréablement avec Montesquieu ;
et si on a un procès, on court chez son avocat ».
voltaire, Dictionnaire philosophique 2.
Lorsque j’ai commencé mon doctorat sous sa direction, Guy Haarscher m’a raconté
comment son destin avait croisé celui de Chaïm Perelman. Tandis qu’il achevait une
thèse de philosophie, passionné comme le voulait l’époque par Sartre, Marx ou Hegel,
Perelman lui aurait suggéré de s’intéresser de plus près à la philosophie du droit.
Or Guy Haarscher m’a confié que non seulement il ignorait tout de la discipline à
ce moment-là, mais aussi qu’il ne concevait pas à quel titre les pratiques juridiques
pourraient présenter un quelconque intérêt pour la pensée. Il y consacrera pourtant sa
carrière, goûtant peu à peu à la philosophie du droit, mais aussi au droit – ses lois, sa
jurisprudence –, assumant ainsi une part de l’héritage de Perelman au sein du Centre
de recherches qu’il contribua à fonder.
Ce peu de goût pour les formes juridiques affiché au premier abord par le jeune
philosophe était-il seulement le fait des circonstances ou, plus profondément, le signe
d’une certaine vision du droit portée par la philosophie classique, contre laquelle
1 J. Derrida, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 529.
2 voltaire, Dictionnaire philosophique, « L’esprit des lois ».
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40 pensées du droit, lois de la philosophie
Perelman 3 et certains de ses contemporains, comme Michel Villey, tentaient de
réhabiliter des modèles antiques allant d’Aristote à la rhétorique ? Cette approche du
droit, qu’aurait adoptée le jeune Haarscher avant de rencontrer Perelman, associerait
une idéalisation du droit – une sacralisation de la loi, notamment – et un mépris de
ses incarnations concrètes – et en particulier de la pratique judiciaire. Autrement dit,
l’approche du droit dominant la philosophie jusqu’au XXe siècle pourrait être qualifiée
sinon d’anti-juridisme, au moins « d’anti-judiciarisme » nourri de sa méfiance à
l’égard des juges et, partant, de la mise en œuvre concrète du droit.
Je me propose donc de revenir sur cette posture intellectuelle qui, si elle a
connu quelques exceptions (notamment chez Aristote), illustre assez bien l’esprit
philosophique tel qu’il se définit depuis Platon. J’espère ainsi rendre hommage
au travail au long cours de Guy Haarscher, à cette philosophie du droit capable de
s’intéresser non seulement aux idées mais aussi à la pratique et aux institutions.
Perelman prétendait que les philosophies rationalistes comme les philosophies
« anti-rationalistes », dans leur grande majorité, ont ignoré les rationalités juridiques.
Les premières auraient en effet écarté la pratique du droit, en particulier la pratique
judiciaire et la rhétorique, en raison de leur faillibilité et de leur lien aux apparences, et
lui auraient préféré les idées et les concepts. La recherche fondatrice « de l’Etre, de la
Vérité, du Bien et de la Justice absolus » 4 qui définit selon Perelman la philosophie
rationaliste l’aurait isolée de toutes considérations de la pratique concrète du droit et
des institutions qui, contrairement aux idéaux philosophiques, visent essentiellement
« à organiser sur terre, avec un minimum de violence, une société d’hommes avec
leurs défauts et leurs défaillances »
5.
Les philosophies dites « anti-rationalistes », quant à elles, auraient dénoncé le
pouvoir du droit dont les rationalités ne seraient que les masques, et auraient ainsi
disqualifié par principe l’ensemble des formes juridiques, adhérant selon Perelman au
même idéal absolutiste que les philosophies rationalistes : « Pascal trouve la preuve
de la faiblesse et de la déchéance de l’homme dans ses variations concernant le vrai
et le juste »
6. La tradition philosophique, en d’autres termes, aurait selon Perelman
rejeté la faillibilité humaine et avec elle le droit et la justice qui en sont les traces 7.
3 A plusieurs reprises, ce dernier constate en effet que « bien rares sont les philosophies qui
font quelque place au processus de l’élaboration et de l’application du droit », trop préoccupées
qu’elles sont par la construction de systèmes idéaux qui, par définition, rendraient les techniques
juridiques superflues. C’est pourquoi, note Perelman, les utopies philosophiques méprisent
toujours les institutions concrètes. Au contraire, Perelman entend défendre un modèle de
rationalité issu de la pratique du droit et de la rhétorique, qu’il veut rénover et réhabiliter après
plusieurs siècles de discrédit philosophique.
4 C. Perelman, Ethique et droit, 2e éd., Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles,
2012, p. 437.
5 Ibid., p. 439.
6 Ibid., p. 438.
7 La confrontation entre les aspirations philosophiques à une justice absolue, d’une part, et
la faillibilité des décisions de justice, d’autre part, expliquerait même une forme de désintérêt
des philosophes à l’égard des formes juridiques et, en conséquence, une ignorance même de
leur rationalité propre.
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la philosophie, un anti-Juridisme ? 41
Dans deux articles aux titres évocateurs 8, Perelman attribue donc à la philosophie
« en général » une « attitude d’incompréhension, et même de mépris, à l’égard du
droit, de ses auxiliaires et de ses œuvres »
9. L’analyse de cet anti-juridisme proposée
par Perelman s’appuie en outre sur une critique de la raison moderne, trop largement
inspirée selon lui des mathématiques, et à laquelle il entend substituer les modèles de
rationalité issus de l’argumentation. Son analyse a donc vocation à justifier un retour
aux anciens contre la philosophie moderne, confinant ainsi parfois à la caricature.
Perelman interprète par exemple la modernité philosophique comme un moment
de rejet du droit et du discours juridique, alors même que cette modernité peut à
juste titre être perçue comme le triomphe d’un certain « juridisme », étant donnée
l’importance accordée dans la philosophie politique aux notions comme l’Etat de droit,
la constitution, la paix, les droits de l’homme ou tout simplement le contrat social. De
même, il paraît étrange de penser l’Antiquité à l’abri de l’anti-juridisme dénoncé par
Perelman, alors même qu’il y trouve un fondement puissant dans la métaphysique
platonicienne 10, comme j’essaierai de le montrer dans la suite.
Il faut donc préciser davantage l’anti-juridisme visé par Perelman, qui serait propre
à la philosophie en tant que discipline mais qui trouverait son apogée à la modernité, et
que cet article vise à mettre en lumière. Pour l’essentiel, cet anti-juridisme se fonde sur
une incompatibilité entre l’idéal et la réalité du droit (que les philosophes prétendent
se placer du côté de l’un ou de l’autre
11), et il débouche sur une méfiance profonde
à l’égard des institutions judiciaires qui incarnent ou illustrent cette incompatibilité.
A ce titre, cet anti-juridisme spécifique culmine bien à la modernité, mais n’en est pas
moins fondé métaphysiquement dans l’origine même de la philosophie.
Le dualisme platonicien, en distinguant radicalement le monde des idées et
le monde des apparences, instaure en effet une tension insurmontable entre la vie
intellectuelle et les affaires humaines, et en particulier entre la philosophie et la
pratique du droit, que Platon déclare incompatibles : tandis que le philosophe cherche
la vérité, le juge et l’avocat exercent un pouvoir qui ne repose que sur des apparences
et dont la rhétorique est l’instrument.
Cette dichotomie entraîne une distorsion entre le concept de justice et son
institution. Elle nourrit également la représentation du philosophe qui consacre sa vie
aux idées mais dont la grande masse se moque, tant son discours est occulte et paraît
8 « Ce qu’une réflexion sur le droit peut apporter au philosophe » et « Ce que le philosophe
peut apprendre par l’étude du droit » (C. perelman, op. cit., p. 437-449 et 450-466).
9 C. perelman, op. cit., p. 438. Car « [l]a société idéale, ignorant les contestations, n’a
besoin ni de lois ni de juges » (Ibid., p. 437). Convaincu au contraire que la société humaine
est traversée de discussion, de contradictions, de conflits, Perelman propose un modèle de
rationalité qui se nourrirait du débat et de l’argumentation, soit le modèle du droit et, plus
particulièrement, la figure du procès où se déploie toute sa rationalité à travers la rhétorique.
10 Voir infra.
11 Alors que Platon érigeait l’idéal philosophique contre la justice incarnée et corrompue
des sophistes, les critiques contemporains des droits de l’homme par exemple dénoncent, le
plus souvent, le caractère idéalisé des droits fondamentaux, à la fois incompatibles avec la
réalité du monde, connue du philosophe, insuffisants à réaliser leurs utopies et corrompus par
la domination et l’impérialisme.
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42 pensées du droit, lois de la philosophie
ridicule aux yeux du peuple. La langue parlée par le philosophe est incomprise des
autres hommes. En retour, le philosophe ignore tout des pratiques publiques, et en
particulier des usages du droit comme institution. Ainsi, dans le
Théétète, Platon fait-il
dire à Socrate qu’« il est naturel que ceux qui ont passé beaucoup de temps à l’étude
de la philosophie paraissent de ridicules orateurs lorsqu’ils se présentent devant les
tribunaux (…). Il semble en effet que ceux qui ont, dès leur jeunesse, roulé dans les
tribunaux et les assemblées du même genre, comparés à ceux qui ont été nourris dans
la philosophie et dans les études de cette nature, sont comme des esclaves en face
d’hommes libres »
12.
Le constat de l’inaptitude juridique du philosophe est donc doublée d’une
dépréciation instantanée des métiers juridiques. Cette critique n’est pas accidentelle
mais structurelle : avec Platon, la philosophie se définit précisément par opposition au
droit, contre la justice pensée comme institution. Le philosophe est l’homme libre qui
n’a pas cédé aux séductions du pouvoir, qui ne s’est pas rendu esclave de la rhétorique,
de cette argumentation creuse qui vide les idées de leur substance pour ne considérer
que les apparences. Socrate explique ainsi à Gorgias le sophiste : « L’orateur n’est
pas l’homme qui fait connaître, aux tribunaux, ou à toute autre assemblée, ce qui est
juste et ce qui est injuste; en revanche, c’est l’homme qui fait croire que le juste, c’est
ceci et l’injuste, c’est cela, rien de plus »
13. C’est donc en raison d’un fondement
métaphysique que les avocats, ainsi que les juges, sont perçus comme des esclaves
14.
Ainsi a pu s’installer et durer un certain mépris de la philosophie envers le monde
judiciaire, suscité chez Platon par deux circonstances particulières.
Tout d’abord, l’opposition propre à la cité grecque entre les philosophes et les
sophistes. Cette opposition définit la philosophie qui naît et se construit contre les
sophistes, ces orateurs habiles, habitués aux assemblées et aux tribunaux, capables
de convaincre leur auditoire, et qui professent leur savoir contre rémunération. Les
sophistes se méprennent en se consacrant aux intrigues humaines, futiles et vaines,
tandis que les philosophes, eux, vouent leur vie à la recherche de la sagesse.
La seconde explication à la position de Platon à l’égard du droit et de la justice
est à chercher dans le procès de Socrate. Socrate a fait l’objet d’accusations qui
remettaient en question sa loyauté envers la cité athénienne. Il aurait corrompu la
jeunesse et perturbé l’ordre social athénien. Et Socrate est condamné à mort. Cette
seule condamnation justifie aux yeux de Platon le rejet des pratiques juridiques. Ou
plutôt ce procès ne peut avoir lieu qu’en vertu du divorce de la justice, comme idéal, et
du droit, comme pratique concrète, c’est-à-dire en raison d’une séparation de la vérité
et du jugement, de la philosophie et des affaires humaines. Car pour Platon, Socrate
12 platon, Théétète, 172a-172d, Paris, Flammarion, 1967, p. 107.
13 platon, Gorgias, 454e-455a, Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 141. Platon fait
également dire à Gorgias que « le bien suprême, cause de la liberté et principe du commandement
est le « pouvoir de convaincre, grâce aux discours, les juges au Tribunal » (Ibid., 452d-453b,
p. 135).
14 Socrate précise : les débats du procès « ne sont jamais sans conséquence », les acteurs
poursuivent toujours un but. L’intérêt y est omniprésent, et l’esprit de ses acteurs est corrompu :
ils s’imaginent habiles et sages, alors qu’ils ont perdu la justice et la vérité.
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la philosophie, un anti-Juridisme ? 43
est évidemment innocent. Socrate a été condamné par des esclaves, des hommes
soumis à leurs passions, leurs intérêts, leur avidité de pouvoir.
Le récit que fait Platon du procès de Socrate a pour fonction de mettre en lumière
de façon tragique l’incapacité du jugement humain à rendre la vraie justice. Platon
montre un Socrate libre, qui ne craint pas de mourir, pour autant que sa mort lui
permette d’être fidèle à lui-même, en particulier à ses principes de justice. Socrate
refuse pour cette raison le conseil d’un avocat professionnel : il a toujours dénoncé la
rhétorique comme pratique de dissimulation et de manipulation, pourquoi y ferait-il
soudain appel ? Socrate se pense innocent, il n’a pas besoin de plus d’argument que
son innocence elle-même.
En décrivant un Socrate à la fois pur et naïf, Platon cherche à démontrer la
contradiction entre les pratiques juridiques et argumentatives, d’une part, et la vérité
et la justice, d’autre part. Platon souligne que Socrate ne maîtrise pas l’argumentation
juridique pour renforcer l’abîme qui sépare justement la pratique de la philosophie de
l’enceinte judiciaire : « Sachez-le, c’est aujourd’hui la première fois que je comparais
devant un tribunal, et j’ai plus de soixante-dix ans, déclare Socrate ; aussi je suis
véritablement étranger au langage qu’on parle ici. (...) Je vous demande aujourd’hui de
ne pas prendre garde à ma façon de parler, qui pourra être plus ou moins bonne, et de
ne considérer qu’une chose et d’y prêter toute votre attention, c’est si mes allégations
sont justes ou non ; car c’est en cela que consiste le mérite propre du juge ; celui de
l’orateur est de dire la vérité »
15.
Mais Socrate est condamné. Pour Platon, c’est l’ignorance des hommes et
leur goût pour les apparences qui les font succomber aux charmes de la rhétorique
et mener des procès qui ne sont que des parodies de justice. Ainsi l’institution a-t-
elle seulement l’apparence de la justice, mais en réalité elle n’est pas juste. Elle a
condamné un Socrate innocent.
Cette expérience fondatrice pour la philosophie va l’entraîner dans une voie de
méfiance à l’égard du discours juridique et plus largement de la fragilité politique.
Selon Platon, la vraie justice relève de l’idée. C’est une justice parfaite, absolue,
en vertu de laquelle jamais un innocent ne pourrait être condamné. L’expérience
du procès de Socrate conduit donc Platon à énoncer, sous la forme d’un mythe, les
conditions d’une juste justice, à savoir le recours à des juges qui seraient délivrés
des apparences. Platon affirme le caractère mythologique de son modèle de justice
en rapportant, par la bouche de Socrate, les propos de Zeus : « A présent en effet les
sentences des juges sont de mauvaises sentences : c’est que les gens que l’on juge sont
jugés tout habillés, puisqu’ils sont jugés vivants. (…) Aussi les juges se laissent-ils
éblouir (…) attendu que, en même temps, c’est tout habillés, eux également, qu’ils
prononcent leur sentence (…). Il faut qu’on juge complètement mis à nu de tout cela :
15 platon, Apologie de Socrate, 17d-18d, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 27-28. Face
au déroulement du procès, Socrate apparaît donc volontairement naïf. Pourquoi aurait-il besoin
de la rhétorique, alors qu’il se défend avec la vérité et l’idée de justice pour seuls guides ? « S’il
s’agit de se défendre lorsqu’on est accusé d’une injustice qu’on a soi-même commise, (...) la
rhétorique ne nous sera d’aucune utilité. (...) Il faut donc se forcer, soi-même et les autres, à ne
pas être épouvanté à l’idée de la punition, mais à vouloir se livrer à la justice, plein de confiance
et de courage » (platon, Gorgias, 480a-c, op. cit., p. 207).
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44 pensées du droit, lois de la philosophie
c’est une fois morts, en effet, qu’ils devront être jugés, et le juge devra, lui aussi, avoir
été mis à nu et être mort »
16.
Platon dresse ainsi le tableau du juge idéal, capable de se dépouiller des apparences.
Pour illustrer cette exigence, il utilise le symbole des vêtements qui masquent, qui
cachent la réalité. Au contraire, pour bien juger il faudrait être nu, et « nu » chez
Platon signifie plus spécifiquement « sans corps », le corps étant une apparence qui
voile à l’esprit la réalité. Pour Platon, le bon magistrat jugerait donc seulement avec
l’esprit, « sans yeux et sans oreilles » 17. C’est la raison pour laquelle Platon recourt
à un mythe : en réalité, aucun homme n’est sans corps, à moins d’être mort. Au fond,
seul un mort peut faire preuve d’une telle impartialité, où il jugerait en pur esprit
rationnel.
Chaïm Perelman, dans sa critique de l’anti-juridisme philosophique, s’attaque
principalement à la philosophie moderne, par opposition aux modèles anciens de
rationalité. Pourtant, se dévoile chez Platon un fondement sûr de la distorsion entre
idéal et réalité du droit, qui traversera l’histoire de la philosophie sous la forme d’une
méfiance à l’égard de la pratique judiciaire et, plus généralement, de toutes les mises
en œuvre du droit.
Certains philosophes s’étonneront peut-être de voir Platon ainsi placé au fondement
d’un anti-juridisme, tant sa pensée des lois a marqué la philosophie politique.
Mais précisément : Platon réduit le droit à la loi et, en même temps, souligne les
imperfections de la loi des hommes. La combinaison de deux principes – sacralisation
de la loi idéale, imperfection de la loi ordinaire – conduit Platon à une « dévalorisation
certaine de l’art judicaire »
18 et le pousse à conclure que « la fonction des juges n’a
de sens que dans les constitutions imparfaites »
19, ce qui n’est pas sans rappeler le
reproche qu’adresse Perelman à la tradition rationaliste
20. Autrement dit, c’est plutôt
d’anti-judiciarisme que d’anti-juridisme qu’il faut ici parler, même si cette conception
de la pratique judiciaire présuppose une certaine vision du droit, une vision idéalisée
peu compatible avec la réalité des pratiques. Or cette vision, à terme, peut entraîner
une réaction sceptique et déboucher sur un anti-juridisme proprement dit.
C’est bien cette dévalorisation des pratiques judiciaires qui se maintient au fil
des siècles, y compris dans le christianisme qui, en radicalisant la transcendance
de Dieu, établit bel et bien « entre justice divine et justice humaine un hiatus
insurmontable » 21. La scission pensée par Platon entre l’institution de la justice et la
16 platon, op. cit., p. 115-117.
17 Ibid., p. 116.
18 P. raynaud, Le juge et le philosophe. Essai sur le nouvel âge du droit, Paris, Armand
Colin, 2008, p. 22.
19 Ibid.
20 Autrement dit, Platon ne s’intéresse aux lois que dans la mesure où elles incarnent la
constitution parfaite d’une citée idéale, et non le droit tel qu’il est.
21 R. JacoB, « Le jugement de Dieu et la formation de la fonction de juger dans l’histoire
européenne », in Histoire de la justice, 4, 1991, p. 55. Les rituels judiciaires médiévaux, tels
l’ordalie, auraient alors pour fonction de dresser un pont entre justice humaine et justice
divine, en témoignant de la présence de Dieu dans le procès, et en légitimant ainsi la justice
humaine elle-même. L’interdiction de ces pratiques à partir du XII
e siècle signale une profonde
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la philosophie, un anti-Juridisme ? 45
vraie justice, est transformée par le christianisme en scission de la justice extérieure
et de la justice intérieure. La vraie justice est intérieure, et elle s’oppose à la justice
pharisianique : « A l’extérieur, et pour les hommes, vous paraissez justes ; à l’intérieur
vous êtes plein de comédie et d’iniquité »
22. Et Dieu seul, bien sûr, est juge de cette
justice intérieure (« Comme vous jugez vous serez jugés »).
Dans Les pensées, Pascal prolongera la distinction platonicienne entre le droit,
comme ensemble de règles, et la justice, comme idéal moral, pour en tirer une
interprétation empreinte de scepticisme. Pascal oppose en effet la justice, qui ne peut
être fondée rationnellement, aux lois, qui n’ont pas d’autre fonction que l’ordre. Le
droit est une force qui se fait passer pour juste. La vraie justice n’y a donc de place
que par son absence. Mais c’est dans l’ordre des choses que la force domine, l’illusion
étant, pour les hommes, de croire qu’ils peuvent y échapper d’une façon ou d’une
autre. La domination de la force est conséquente au concept de justice : elle est liée
à son impuissance, c’est-à-dire son incapacité à fonder une réalité. Pour Pascal, le
peuple doit donc obéir aux lois en croyant qu’elles sont justes (c’est parce qu’elles
sont des lois qu’il faut les penser justes).
Pascal critique aussi la prétention de la raison humaine à vouloir fonder des lois
justes (critique du droit naturel). Cette critique pascalienne, on le comprend, si elle
reprend le hiatus entre justice idéale et lois humaines, se distingue de l’anti-juridisme
platonicien. Alors que, chez Platon, Calliclès dénonce le faux droit qui cache le vrai
droit et attribue au philosophe la tâche de retrouver la vraie justice, Pascal interprète
le droit des hommes comme une image troublée et dégradée du droit, qui a pour cause
la concupiscence des hommes, la seule vraie justice étant celle de Dieu (si bien que
seule la foi, et non la loi, peut nous sauver du péché). De même, la raison ne peut être
législatrice, seul Dieu peut l’être. C’est la raison pour laquelle les hommes ne peuvent
reconnaître la vraie justice, qui est une, alors que les justices en réalité sont multiples.
« Plaisante justice, qu’une rivière borne! – Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-
delà » 23.
Mais revenons à Platon. C’est dans la Politique que Platon pointe la nature
imparfaite de la loi : étant toujours générale, elle peut être mal appliquée. On retrouve
l’idée chez Aristote qui, toutefois, en tire la preuve de la construction empirique et
inductive du savoir pratique : un médecin ne soigne que des cas particuliers, mais
c’est son expérience des maladies qui lui indique comment appliquer, dans chaque
cas, son savoir médical théorique. A ce modèle du médecin, fréquemment invoqué
par Aristote, que ce soit dans la Métaphysique 24 ou dans l’Ethique à Nicomaque,
restructuration de la pratique judiciaire, qui implique notamment un transfert de la fonction de
juger de Dieu aux hommes, les juges héritant ainsi d’une fonction largement sacralisée qui,
selon Robert Jacob, persiste encore aujourd’hui.
22 matthieu, XXIII, 28.
23 B. pascal, Les pensées, t. 1, Paris, A. Molinier, 1877, p. 92.
24 Par exemple : « Le médecin, qui soigne un malade, ne guérit pas l’homme, si ce
n’est d’une façon détournée ; mais il guérit Callias, Socrate, ou tel autre malade affligé du
même mal, et qui est homme indirectement. Il s’ensuit que si le médecin ne possédait que la
notion rationnelle, sans posséder aussi l’expérience, et qu’il connût l’universel sans connaître
également le particulier dans le général, il courrait bien des fois le risque de se méprendre
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46 pensées du droit, lois de la philosophie
s’oppose le modèle platonicien du philosophe-roi. A l’inverse du médecin, le
philosophe-roi ne s’intéresse qu’aux idées générales. Mais sa sagesse suprême en fait
le meilleur des souverains et surtout, dans l’esprit de Platon, est de nature à garantir
les meilleures lois possibles. Aussi Platon ne tire pas de l’imperfection des lois la
nécessité de l’exercice de la phronesis, telle qu’on la trouve sous les traits du médecin
chez Aristote. Au contraire, c’est de la perfectibilité des lois, dès lors qu’elles seraient
produites par un philosophe, que doit venir leur légitimité et, surtout, leur correcte
application. Autrement dit, c’est de la puissance législatrice du philosophe que dépend
entièrement la validité des lois. Comme si toute la justice, en quelque sorte, devait être
réglée en amont.
Si, dans le Gorgias, Platon pense la justice idéale comme une justice désincarnée,
c’est donc de manière figurée, pour affirmer la supériorité de la philosophie et faire
de la sagesse philosophique le préambule nécessaire à l’exercice correct des facultés
pratiques. Pourtant, cette approche du droit et de la justice va dépasser la métaphysique
platonicienne et même la philosophie pour s’incarner dans la lecture officielle
de Montesquieu. Ce dernier n’exige-t-il pas que les magistrats jugent comme des
machines ? « Les juges de la Nation ne sont que la bouche qui prononce les paroles de
la loi ; des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur »
25.
Même si ces paroles célèbres de Montesquieu, une fois isolées de leur contexte,
ne sauraient résumer la pensée juridique du magistrat bordelais 26 (beaucoup moins
hostile aux juges que ces propos ne le laissent entendre), elles illustrent néanmoins
une forme de credo officiel de la modernité. Les différents dispositifs qui caractérisent
l’ordre juridique moderne partagent en effet l’objectif de soumettre la décision du juge
à la loi, en continuité avec les fondements de la philosophie platonicienne. L’idée
fondamentale est en effet de soumettre la décision des hommes, faillible et fluctuante,
à un droit déjà donné, dont on pourrait déduire une solution à tout litige, sans faire
intervenir, précisément, ni l’interprétation, ni l’argumentation, ni les justes mesures.
dans sa médication, puisque, pour lui, c’est le particulier, l’individuel, qu’avant tout il s’agit
de guérir » (
Métaphysique, A, 1981a-b). Kant, de son côté, en tire la nécessité de l’exercice de
la faculté de juger : « Un médecin, un juge ou un homme politique peuvent avoir beaucoup de
belles règles pathologiques, juridiques ou politiques, à un degré qui peut en faire de solides
professeurs en ces matières, et pourtant faillir aisément dans leur application » (K
ant, Critique
de la faculté de juger
, in Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1985,
p. 881).
25 montesquieu, De l’esprit des lois I, livre XI, chap. VI, Paris, Flammarion, 1979,
p. 301.
26 Voir notamment G. timsit, Les figures du jugement, Paris, PUF, 1993. Selon Timsit,
Montesquieu ferait l’objet d’une lecture officielle voulue par les révolutionnaires mais infidèle
à l’esprit de son œuvre. En effet, la vulgate révolutionnaire, qui se réclame de Montesquieu,
consiste à nier tout pouvoir normatif du juge. Elle s’inscrit dans l’idéologie régnante du
XVIII
e siècle et, avec Beccaria, devient la lecture orthodoxe du rôle du juge : le juge ne peut
interpréter les lois puisqu’il n’est pas législateur. Timsit souligne que cette interprétation de
Montesquieu n’est pas la seule possible. Car l’idéal révolutionnaire sur lequel repose cette
interprétation étroite implique en lui-même une séparation rigide des pouvoirs, telle que la
tâche du juge, pour préserver la légitimité de l’Etat, apparaît comme mécanique.
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la philosophie, un anti-Juridisme ? 47
Chez les modernes comme chez Platon, il faut bien reconnaître qu’il s’agit pour
l’essentiel d’une représentation idéalisée et non descriptive. Mais le mythe philosophique
connaît toutefois sa transposition dans le discours politique et idéologique. Cette
approche des institutions, depuis la Révolution française, est en effet présentée
comme une solution à l’absolutisme corrompu, voire même, progressivement, comme
l’expression du positivisme juridique. Autrement dit, cette approche des institutions
a dépassé le champ philosophique pour fonder le droit moderne. Tout se passe donc
comme si ce droit incarnait l’idéal juridique des Lumières, gommant par là-même son
statut philosophique initial, là où Platon avait limité la « faisabilité » de son modèle
en recourant ouvertement à un mythe. De façon discrète mais certaine, c’est aussi
le moment où les juristes s’émancipent de la philosophie, au grand dam d’auteurs
comme Michel Villey : « Je tiens que la plupart des juristes français ont le plus grand
tort de se défier de cette discipline (la philosophie du droit). (…) Personne n’est sans
philosophie, et ce qui ne cesse de m’étonner est que tant de mes collègues juristes
s’imaginent pouvoir se passer de philosophie »
27. Les juristes auraient ainsi tenté de
réduire le hiatus constitutif selon Platon entre idéal et réalité du droit.
Philippe Raynaud souligne à juste titre ce paradoxe : d’une part, la passion du
droit que connaît aujourd’hui notre société
28 se présente comme un rationalisme
et même un retour aux Lumières et, d’autre part, « les Lumières, longtemps suivies
sur ce point par la pensée démocratique, ont été plutôt méfiantes à l’égard des
juges » 29. La Révolution française marque ainsi le point d’orgue d’une tradition
de pensée profondément anti-judiciaire. Cet anti-juridisme, qui vise spécifiquement
les juges, cohabite avec une sacralisation de la loi, omniprésente dans le discours
révolutionnaire, comme le rappelle cet extrait célèbre du Discours sur la Constitution
de Saint-Just : « Hors des lois, tout est stérile et mort ». L’idéal révolutionnaire est
bien celui d’un droit qui permettrait qu’on se passe des juges 30.
Cet anti-juridisme, qui poursuit la critique platonicienne sans en emprunter
ouvertement la métaphysique, est nourri par une méfiance des corporations qui
s’est durablement installée en Occident à partir de la fin du Moyen Age. A l’aube
de la Révolution française, les magistrats incarnent précisément une corporation qui
27 M. villey, « Préface historique », Archives de philosophie du droit, 25 (« L’utile et le
juste »), Paris, Sirey, 1981, p. 1.
28 Voir infra.
29 P. raynaud, op. cit., p. 103.
30 Ainsi parlait Voltaire : « Que toute loi soit claire, uniforme et précise : l’interpréter,
c’est presque toujours la corrompre » (Dictionnaire philosophique, « Lois civiles et
ecclésiastiques »).
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4 pensées du droit, lois de la philosophie
jouit de privilèges et qui au mieux juge au hasard 31, au pire sert des intérêts bien
particuliers 32.
L’Ancien Régime est en effet caractérisé par une série d’abus des juges, illustrée
par exemple par le commerce des offices : dans l’Ancien Régime, en raison de ses
besoins financiers, la monarchie a vendu un certain nombre de charges publiques.
Ainsi détenteur de son office, le juge se garantissait l’indépendance mais occupait
et transmettait à ses héritiers un pouvoir acquis par l’argent et non par le mérite :
« Quoi ! », s’écrie Voltaire, « parce que les folies de François Ier avaient dérangé ses
finances, il fallait qu’il vendît à de jeunes ignorants le droit de décider de la fortune,
de l’honneur et de la vie des hommes ! (…) Ce monstre (la vénalité des charges) est
né de la prodigalité d’un roi devenu indigent, et de la vanité de quelques bourgeois
dont les pères avaient de l’argent. On a toujours attaqué cet infâme abus par des
cris impuissants, parce qu’il eût fallu rembourser les offices qu’on avait vendus.
Il eût mieux valu mille fois, dit un grand jurisconsulte, vendre le trésor de tous les
couvents et l’argenterie de toutes les églises, que de vendre la justice » 33. En outre,
la pratique a entraîné une prolifération des magistrats et devient donc propice à ce
qu’on qualifierait aujourd’hui d’esprit procédurier. Dans ce contexte, l’autorité des
juges a le plus souvent été représentée par les philosophes des Lumières comme un
frein à la démocratie 34.
Plus encore, les modernes nourrissent la conviction que les disputes et controverses
au sujet de l’interprétation des lois sont en soi le signe d’un arbitraire : « Chaque
fois que deux hommes portent sur la même chose des jugements contraires, affirme
Descartes, il est sûr que l’un ou l’autre au moins se trompe »
35. C’est précisément
ce que les Modernes reprochent aux Anciens : avoir fondé la raison sur le modèle du
procès, du débat contradictoire, au sein duquel des thèses s’affrontent et triomphe
le meilleur argument, mais où la contradiction est en soi le signe d’une erreur. Ces
discussions interminables révèlent en outre un désordre : les lois devraient s’imposer
à l’esprit comme des évidences. Ce désordre qui règne en droit devrait donc être
compensé par une rationalisation du droit – à laquelle on doit l’idée même de
« système juridique » – qui vise à ce que, quel que soit le juge, on puisse être jugé de
la même façon. Or, constatent les modernes, on en est loin. Ainsi Voltaire dénonce-t-il
la fluctuation des jugements : « Le lendemain mon procès fut jugé en une chambre
31 On peut citer, à titre d’exemple, la façon dont Montaigne, dans le Tiers Livre, au
chapitre XXXVI (« Comment Pantagruel assiste au Jugement du Juge Bridoye, lequel sentençait
les procès au sort des dés »), illustre la justice de son temps à travers la figure du juge Bridoye
qui, d’une part, rend justice en lançant un dé mais, en outre, habille ses décisions hasardeuses
de citations savantes latines, en référence notamment au code justinien.
32 Ainsi Beccaria ouvre-t-il les premières pages Des délits et des peines : « Les hommes
abandonnent le plus souvent le soin de réglementer les affaires les plus importantes à la prudence
du moment ou à la discrétion de ceux dont l’intérêt est de s’opposer aux lois les plus sages »
(C.
Beccaria, Traité des délits et des peines, Paris, Editions Cujas, 1966, p. 63).
33 voltaire, Dictionnaire philosophique, « De l’esprit des lois ».
34 Du moins jusqu’à ces dernières décennies, où nous avons connu l’excès inverse : les
juges sont devenus les gardiens de la démocratie et, pour certains, ses seuls vrais défenseurs.
35 descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Paris, Vrin, 1996, p. 6.
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la philosophie, un anti-Juridisme ? 4
du parlement, et je perdis tout d’une voix ; mon avocat me dit que je l’aurais gagné
tout d’une voix en une autre chambre. « Voilà qui est bien comique, lui dis-je ; ainsi
donc, chaque chambre, chaque loi. – Oui, dit-il, il y a vingt-cinq commentaires sur la
coutume de Paris ; c’est-à-dire on a prouvé vingt-cinq fois que la coutume de Paris
est équivoque ; et s’il y avait vingt-cinq chambres de juges, il y aurait vingt-cinq
jurisprudences différentes » »
36.
L’argument avancé par les Lumières est alors assez simple : il faut substituer au
modèle théologique de la dispute – qui suppose le recours aux autorités de la tradition
– le modèle logico-déductif des mathématiques et ramener ainsi « la Raison juridique
à la Raison mathématique »
37. En amont, il s’agit de classifier le droit, de l’organiser
en tout cohérent, c’est-à-dire en système afin de pouvoir, idéalement, l’embrasser
d’un seul regard. C’est alors le modèle géométrique qui domine, rappelant la célèbre
formule de Platon inscrite à l’entrée de l’Académie : « Que nul n’entre ici s’il n’est
géomètre ». Et de fait, l’ambition d’organiser le droit à la manière des géomètres,
more geometrico, témoigne du souci des philosophes modernes, comme Spinoza par
exemple, de soustraire les affaires humaines aux incertitudes et à l’arbitraire qui les
distinguent naturellement en leur offrant une structure déductive et purement logique
qui domine en aval. Jean Domat, inspiré par Descartes, rédige également Les lois
civiles dans leur ordre naturel
dans le but de proposer une présentation géométrique
du droit, ainsi qu’il le précise dès la préface : « Le dessein qu’on s’est proposé dans
ce livre est donc de mettre les lois civiles dans leur ordre, de distinguer les matières
du droit et les assembler selon le rang qu’elles ont dans le corps qu’elles composent
naturellement ;
diviser chaque matière selon ses parties ; et ranger en chaque partie
le détail de ses définitions, de ses principes et de ses règles, n’avançant rien qui
ne soit ou clair par soi-même ou précédé de tout ce qui est nécessaire pour le faire
entendre » 38. Le projet de jurisprudence rationnelle de Leibniz, de même, illustre le
souci d’éliminer du droit la controverse : Leibniz entreprend en effet de rassembler
sous forme de tableau synthétique l’ensemble des règles de droit en vigueur, espérant
ainsi offrir aux magistrats une solution claire et unique pour chaque situation qui se
présenterait à eux
39.
Même si ce projet n’a pas abouti comme tel, la mise en place du code civil en
France au XIX
e siècle, influencé d’ailleurs par l’œuvre de Domat, répond à ce type de
préoccupation : ordonner les lois de telle sorte que la solution à tout litige soit prévu
par le code, accessible de façon claire à l’esprit du magistrat, et que le droit dans son
ensemble soit appliqué de façon uniforme. Les décisions de justice doivent ainsi – du
moins idéalement – être identiques quel que soit le juge qui les rend. C’est pourquoi le
pouvoir personnel du juge est volontairement rendu invisible. « La puissance de juger,
36 voltaire, Dictionnaire philosophique, « Lois ».
37 J. lenoBle « Crise du juge et transformation nécessaire du droit », in Id. (éd.), La crise
du juge, Paris, LGDJ, 1996, p. 140.
38 J. domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, in Œuvres complètes, t. 1, Paris,
Firmin-Didot, 1928, p. 6.
39 Logicien et juriste, Leibniz se réfère sans cesse aux Eléments d’Euclide. Voir notamment
G. W. leiBniz, Le droit de la raison, Paris, Vrin, 1994.
Page 46
50 pensées du droit, lois de la philosophie
si terrible parmi les hommes, (…) devient pour ainsi dire invisible et nulle » 40. Non
seulement l’action du juge est sans effet sur le sens des lois, mais il faut même que le
pouvoir du juge soit radié du monde des apparences : il doit disparaître. « Ce mot de
jurisprudence doit être effacé de notre langue »
41, clamait Robespierre.
Les approches philosophiques du droit proposées par les Lumières ont donc entraîné
une vision extrêmement appauvrie de l’acte de juger, pendant longtemps admise par
la majorité des juristes : le syllogisme judiciaire. Même si on reconnaît aujourd’hui
qu’il ne correspond pas au raisonnement réel du juge, le syllogisme continue à en
constituer souvent le canevas formel, du moins dans la tradition civiliste
42. C’est ce
modèle que décrit Max Weber comme le
Paragraphen Automat : « Le juge réduit à
l’interprétation des paragraphes et des contrats, travaillant comme un automate dans
lequel on jetterait les faits et les frais de justice et qui cracherait le jugement et les
motifs »
43.
On peut donc sans difficulté admettre, avec Philippe Raynaud, qu’au sein de
la modernité politique « le juge est le grand perdant » 44. Les pensées ultérieures,
comme celles de Marx par exemple, pourront remettre en cause les principes libéraux
de l’ordre juridique moderne, mais jamais ni le rôle qu’y joue le juge ni l’opposition
platonicienne entre loi idéale et justice humaine. En effet, bien que Marx voie dans la
loi un élément d’émancipation, il dispose d’un grand nombre d’arguments sceptiques
à l’égard de la justice positive. La société sans classe, par exemple, telle que visée par
la révolution, est nécessairement une société sans droit et sans magistrat. Le droit sert
d’ailleurs principalement à dominer, car il produit une représentation de la réalité qui
cache la vraie nature des rapports de force et ce au service de la classe dominante (que
les hommes naissent libres et égaux en droit, par exemple, est faux en réalité).
Aussi la mise en œuvre concrète du droit, ce qui se passe au procès, l’argumentation
ou le rituel qui y sont déployés, concernent encore moins les marxistes qu’ils n’ont
40 montesquieu, op. cit., p. 330.
41 « Dans un Etat qui a une Constitution, une législation, la jurisprudence des tribunaux
n’est autre que la loi » (roBespierre, Œuvres, Discours 1789-1790, séance du 18 novembre
1790, Assemblée nationale, tome VI, Paris, Ed. du Miraval, 2007, p. 583).
42 Le syllogisme judiciaire consiste à découper le jugement en trois parties. La majeure,
générale, exprime la loi. La mineure, particulière, représente les faits. La conséquence, qui
résulte de l’application de la majeure à la mineure, constitue la décision proprement dite.
Dans cette façon d’opérer, de formaliser le jugement, le rôle du juge est considérablement
restreint : il doit juger la vérité des faits particuliers, mais il ne peut interpréter la loi. Sa tâche
est strictement logique ou mécanique : il applique la loi à des faits qu’il est chargé d’évaluer.
Les thèses de Beccaria prolongent ainsi une distinction qui remonte au droit romain et à la
rhétorique, opposant les questions de faits, rationnelles, aux questions de droit. Hume, lui aussi,
reprend cette distinction en faisant des questions de fait l’objet de la raison et en soumettant
les questions de droit à l’approbation et au blâme. Toutefois, Beccaria limite le jugement à
l’établissement des faits par la raison, tandis que Hume jugeait précisément indispensables
les sentiments. Dans la perspective de Beccaria, la seule façon de limiter l’arbitraire du juge,
c’est justement de réduire sa tâche à une activité strictement rationnelle, dénuée d’affects, de
sentiments, d’impressions.
43 M. weBer, Sociologie du droit, Paris, PUF, 1986, p. 286.
44 P. raynaud, op. cit., p. 109.
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la philosophie, un anti-Juridisme ? 51
attiré l’attention des Lumières. Il faut attendre le XXe siècle pour qu’un véritable
renversement s’opère en la matière et que des philosophes de premier plan, mais aussi
des sociologues et des juges eux-mêmes, s’intéressent de plus près à ces aspects 45,
voire pour certains travaillent à mettre en avant la « nature juridictionnelle du droit ».
Ainsi, Paul Ricœur, par exemple, se confesse-t-il de cette découverte dans
Le Juste :
« C’est ainsi que j’ai été conduit à penser que le juridique, appréhendé sous les traits
du judiciaire, offrait au philosophe l’occasion de réfléchir sur la spécificité du droit, en
son lieu propre, à mi-chemin de la morale et de la politique » 46. De même, Alexandre
Kojève insiste sur le procès comme espace phénoménologique rendu possible par
l’existence d’un tiers 47.
Alors que « l’anti-judiciarisme » des philosophes classiques et modernes se
traduisait pas une méfiance à l’égard des procès, des tribunaux, des juges, cohabitant
avec une sacralisation de la Loi ou des lois, c’est à contre-courant de cette forme
d’anti-juridisme que certains philosophes contemporains proposent de penser le
droit en partant de l’instance judiciaire, que Ricœur par exemple propose de traiter
comme une « instance paradigmatique » 48. Plus profondément encore, les auteurs
qui s’emparent alors du droit, non seulement réinventent la philosophie du droit, mais
proposent aussi de nouveaux schèmes qui vont marquer la philosophie politique elle-
même. « C’est à la critique d’origine socialiste du marxisme par Claude Lefort ou Paul
Ricœur, depuis la fin des années cinquante, que l’on doit la réhabilitation du droit non
seulement pour résister de l’extérieur aux maux spécifiques de la domination, mais
aussi pour fonder de l’intérieur l’autonomie et la rationalité spécifique du politique »,
ce qui en fait une vraie « réhabilitation politique du droit » 49.
45 Qu’on relise par exemple les mots d’Arendt lorsqu’elle écrit sur le procès Eichmann et y
découvre ce qu’elle appellera plus tard elle-même la « grandeur du judiciaire » : « Les questions
juridiques et morales ne sont nullement les mêmes, mais elles ont en commun de traiter de
personnes, et non de systèmes ou d’organisations. C’est l’indéniable grandeur du judiciaire de
devoir attirer l’attention sur la personne individuelle, même à l’époque de la société de masse,
où tout le monde est tenté de se considérer comme un simple rouage dans une machine. (…)
Dès lors qu’il s’agit de la personne individuelle, la question qui doit être posée n’est plus :
Comment fonctionnait ce système ? mais : pourquoi l’accusé est-il devenu fonctionnaire dans
cette organisation ? (…) Quand Hitler a dit qu’il espérait voir le jour où on estimerait qu’il
est honteux en Allemagne d’être juriste, il s’exprimait en plein accord avec son rêve d’une
bureaucratie parfaite » (H.
arendt, Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2005, p. 87).
46 P. ricœur, « Avant-propos », in Le juste, Paris, Editions Esprit, 1995, p. 9.
47 Et « pour comprendre le phénomène droit, dit-il, il faut analyser la personne de ce
tiers » (A. KoJève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 191).
De même, Ricœur estime que le statut du droit apparaît « sous la figure précise du
judiciaire,
avec ses lois, ses tribunaux, ses juges, sa cérémonie du procès et, concluant le tout, le prononcé
de la sentence où le
droit est dit dans les circonstances d’une cause, d’une affaire, éminemment
singulière » (P. ricœur, op. cit.). Ricœur souligne toutefois qu’il importe de rappeler à son tour
que « l’acte de juger n’est pas enfermé dans l’enceinte des tribunaux » (Ibid., p. 23).
48 Ibid., p. 176.
49 O. aBel, « Panorama de la philosophie française du droit », Foi et Vie, avril 2000,
p. 86.
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52 pensées du droit, lois de la philosophie
Les facteurs permettant d’expliquer ce nouveau mouvement de la philosophie
sont nombreux et ne sauraient faire ici l’objet d’une analyse exhaustive. Certains
d’entre eux méritent toutefois un bref détour, parce qu’ils contribuent à éclairer en
partie le parcours intellectuel de Guy Haarscher.
En premier lieu, la tragédie de la Seconde Guerre mondiale et l’expérience du
totalitarisme ont contribué à démontrer la fragilité de certains des idéaux modernes :
rationalité de l’Etat, déclaration des droits de l’homme, suffrage universel, etc. Au
lendemain de 45, les philosophes du monde occidental ont été sommés de refonder
la modernité en repensant et/ou en renforçant la plupart de ses institutions. Les
philosophes de l’Ecole de Francfort comme Adorno, Horkheimer ou Marcuse,
pointeront ainsi une rupture dans la civilisation qui constitue un véritable défi pour
la pensée 50. Les penseurs de la seconde moitié du XXe siècle sont ainsi confrontés
à des questions nouvelles qui vont marquer l’éthique, la politique, mais aussi le
droit : expérience radicale du mal, nouveau type de crimes qu’il faudra juger/punir,
développement massif du constitutionalisme, déclaration universelle des droits de
l’homme soutenue par la création des Nations unies et, à sa suite, de nombreuses
instances internationales limitant la souveraineté des Etats, etc.
Pendant les trente-cinq années qui vont suivre, et surtout à la chute du mur de
Berlin, les philosophes devront également se distancier peu à peu du marxisme pour
finalement faire face à l’échec du modèle politique qu’il avait inspiré. L’abandon
progressif des schémas marxistes et la fin de leur domination dans le champ
philosophique, se sont certainement faits au profit du droit ou, plutôt, d’un modèle
libéral et même anglo-saxon du droit, où le juge tient un rôle bien plus central
qu’il n’en avait jusque-là dans la pensée politique. L’individualisme qui caractérise
les sociétés industrialisées, auxquelles toutes les nations sont d’ailleurs appelées à
ressembler, renforce ce modèle : les sujets titulaires de droits créances sont de plus
en plus susceptibles de recourir au juge pour faire valoir ces droits, et de fait ne s’en
privent pas, comme en témoigne l’inflation des recours en justice dans toutes les
grandes démocraties occidentales.
Cette évolution, ici schématisée à grands traits, est accélérée par la domination
économique, militaire et culturelle des Etats-Unis durant toute la seconde partie du
XX
e siècle. Le système politique américain accorde depuis toujours au droit une
place prépondérante. Le rôle politiquement fondateur des juges de la Cour suprême
50 Adorno, par exemple, insiste, d’une part, sur la « nouveauté » de l’expérience
concentrationnaire et, d’autre part, sur l’impossibilité des théories spéculatives de continuer
à fonctionner « comme avant », tout simplement parce qu’Auschwitz constitue un saut dans
la barbarie qui met en défi la pensée : « L’idée qu’après cette guerre la vie pourrait continuer
« normalement » ou même qu’il pourrait y avoir une « reconstruction » de la civilisation (…)
est une idée stupide. Des millions de Juifs ont été massacrés, et on voudrait que ce ne soit qu’un
intermède et non la catastrophe en soi. (…) Peut-on s’imaginer que ce qui s’est passé en Europe
reste sans conséquence, et ne pas voir que la quantité de victimes représente un saut qualitatif
pour la société dans son ensemble, un saut dans la barbarie ? » (adorno, Minima Moralia,
Paris, Payot, 2003,
p. 72).
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la philosophie, un anti-Juridisme ? 53
en particulier, associé à la très grande accessibilité de leurs décisions 51, a ouvert
aux philosophes du droit un champ substantiel d’analyse. Les Européens eux-
mêmes se sont ouverts à d’autres modèles de justice, notamment par le biais de la
Cour européenne des Droits de l’Homme, qui offre elle aussi des décisions lisibles et
argumentées, matière d’analyse pour la philosophie politique contemporaine.
Enfin et peut-être en conséquence, la mondialisation, mettant en contact les
cultures et fragilisant la démocratie représentative traditionnelle, favorise les relations
de type juridique. Le développement des droits de l’homme en particulier représente
la possibilité – réelle ou idéalisée – d’une communauté humaine où les individus
seraient en relation indépendamment de la médiation étatique, mais bien par le biais
d’institutions juridiques de plus en plus autonomes à l’égard des Etats.
Toutes ces évolutions touchent nos représentations sociales et sans doute la
culture populaire, mais aussi la philosophie, même si une partie importante des
philosophes reste aujourd’hui hostile à ces mouvements historiques, jugés régressifs
voire décadents
52. Dans la plupart des cas, c’est bien la fin du primat de la politique
sur le droit qui est jugée inquiétante, car elle implique que, dans bien des domaines,
le droit n’est plus au service de la politique mais au contraire lui dicte à la fois ses
limites et certaines lignes de conduite. Que l’on songe par exemple à l’appellation de
« gouvernement des juges » pour stigmatiser ce modèle libéral relativement dépolitisé
vers lequel nous serions en train de glisser. Que dire également de la critique persistante
émise à l’égard des droits de l’homme voire du « droit-de-l’homisme », interprété par
Régis Debray comme un terrorisme ? Que dire encore de la mise en garde récurrente de
Marcel Gauchet contre cette idéologie qui voudrait transformer les droits de l’homme
en politique
53 : « Nous assistons, à travers le langage des droits de l’homme, à la
renaissance sur d’autres bases et de tout autres horizons, de cette utopie fondamentale
de faire exister la société sans politique » 54.
Ces positions assez radicales 55 répondent à un certain juridisme débridé, à une
passion aveugle du droit qui mériterait sa propre analyse critique. Elles sont également
51 Le style argumentatif, la qualité des motivations et l’intégration du débat contradictoire
dans la décision, par la voie des opinions individuelles, ont évidemment contribué à l’intérêt
suscité par cette jurisprudence chez les philosophes.
52 L’approche caricaturale de certains intellectuels et philosophes français à l’égard de
la « juridicisation » de la société et de la pensée est toutefois une spécificité bien française :
« Il y a un phénomène de destructuration des juges eux-mêmes, qui rencontre cette haine du
droit, cet anti-juridisme si traditionnel en France », note Pierre Legendre, qui souligne aussi la
conception administrative de la justice française (voir P.
legendre, « Qui dit légiste, dit loi et
pouvoir. Entretien avec Pierre Legendre »,
Politix, 32, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 31).
53 Voir notamment M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002.
54 M. gauchet, P. manent, A. finKielKraut, La démocratie de notre temps, Genève,
Editions du Tricorne, 2003, p. 22.
55 Cette critique est également bien présente dans la philosophie anglo-saxone, que l’on
imaginerait pourtant plus encline à vanter le droit. Voir notamment la tradition républicaine
inspirée de Machiavel et réinventée par J.G.A. Pocock ou Q. Skinner (voir notamment
J.G.A. pococK, Le moment machiavélien : la pensée politique florentine et la tradition
républicaine atlantique, Paris, PUF, 1997 ; Q. sKinner, Les fondements de la pensée politique
moderne
, Paris, Albin Michel, 2001).
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54 pensées du droit, lois de la philosophie
suscitées par la mondialisation, au sein desquelles le droit tient une part importante.
Souvent, le juridisme est donc critiqué comme point d’appui du libéralisme, au nom
d’une équation validée par la mondialisation entre libéralisme, marché et droit. Parce
qu’il y a beaucoup à dire sur ces phénomènes, il faut reconnaître que haine et passion
du droit ne sauraient plus aujourd’hui rendre compte avec subtilité de l’ensemble du
discours de la philosophie contemporaine à l’égard des catégories juridiques. Reste à
pouvoir dépasser le schéma qui a traversé la philosophie depuis Platon et qui en est
peut-être constitutif, à savoir l’inadéquation dénoncée entre les modèles philosophiques
et la pratique institutionnelle, ce que Perelman interprétait comme l’incapacité de la
philosophie à penser le droit dans sa forme phénoménale et dont découlait selon lui la
constitution d’une posture philosophique en opposition au phénomène juridique, avec
tout ce qu’il a de faillible et d’imparfait 56. Dans son analyse, on l’a vu, Perelman
ne visait pas tant l’absence du droit de la philosophie qu’une certaine façon de penser
le droit. Les approches critiques du droit, comme celles de Marx, adopteraient de ce
point de vue la même logique que les approches apologétiques : c’est bien au nom
d’un droit authentique non bourgeois, débarrassé du capitalisme, que Marx s’en prend
aux avatars du droit moderne.
Les mutations du monde contemporain – où le droit au sens large joue une grande
part – s’imposent alors comme des défis pour la pensée philosophique, alors même que
cette dernière, par son histoire et sa logique, est plutôt nourrie d’anti-juridisme pour ce
qui touche au juge et aux institutions de justice. Or c’est bien dans la perspective de ce
défi, me semble-t-il, que Guy Haarscher a abordé la philosophie du droit, y a apporté
sa plus substantielle contribution et a fondé notre dette à son égard.
56 Au contraire, le droit est souvent conçu soit comme un palliatif à la finitude humaine
(rappelons-nous par exemple l’expression kantienne de « béquille de la morale »), soit comme
la preuve des limites du projet rationaliste de droit naturel (souvenons-nous, par exemple, de
Marx faisant du droit le « symptôme, l’expression d’autres rapports (de force) sur lesquels
repose la puissance de l’Etat » (K. Marx, Idéologie allemande, Paris, Editions sociales, p. 325-
326)).
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Right Rhetoric
What Lawyers May Learn from the Study of Rhetoric
Francis J. Mootz III
It is a great honor and privilege to contribute to this Festschrift dedicated to the
work of Professor Guy Haarscher. The timing of this celebration could not be better.
We live in perilous times for deliberative democracies, and Guy has been one of the
most important voices discussing rhetoric in contemporary political and legal spheres.
On the other hand, the human race has always lived in perilous times. As we address
contemporary perils, we confront the realization, yet again, that there are no fixed
truths upon which we might anchor society. As our technical manipulation of nature
and our conceptual powers reach heights that were unimaginable just a generation
ago, we are fated to recall – with humility – that it is only in the realm of discourse
about the probable that we sustain human society. There is no safety net to protect us,
and yet we require prudential guidance. Reflecting on the work of Guy Haarscher is
responsive to this vital need.
The title of my chapter has multiple meanings, and I unfold my thesis in the
interstices of these meanings. I discuss “right rhetoric”, but I use this term in a
deliberately confused manner. On one hand, I mean rhetoric that is done correctly
– or, righteous rhetoric. This meaning can be opposed to the traditional epithet
that one is engaged in “mere rhetoric”, by which the critic usually means sophistry
and trickery. But there is another sense of “right rhetoric”, suggesting the rhetoric
employed by those on the political right. The phrase “right rhetoric” contains within
itself a conundrum: how can we judge the rhetoric of the political right without having
a timeless standard of right rhetoric?
The subtitle, “What Lawyers May Learn from the Study of Rhetoric”, is a play on
the title of Chaïm Perelman’s essay, “What the Philosopher May Learn from the Study
Page 52
56 pensées du droit, lois de la philosophie
of Law” 1. Perelman famously argues that philosophers should not posit math or
natural science as their model, but instead should look to legal practice and its practical
attention to concrete problems that cannot be resolved by applying an algorithm. Legal
practice is a continuing practical adjustment of guiding norms to meet the need for a
decision that must be rendered on imperfect information and in cases where more than
one reasonable argument may be made 2. We must admire the wisdom in Perelman’s
conclusion that modeling philosophy on law “would permit better understanding
of the specificity of philosophy, a discipline which is elaborated under the aegis of
reason, but a reason which is essentially practical, turned toward rational decision and
action”
3. But is it not equally the case that the pragmatic engagements of the lawyer
call for the refinement and perspective that might be offered by the philosopher of
rhetoric? I wish to emphasize that this is one of the important roles that Guy Haarscher
has played during his fruitful career.
The Dilemma of Right Rhetoric
In the West we face the dilemma of “right rhetoric”. Regressive forces who
seek to limit dialogue and narrow the participation of those engaged in the dialogue
pose a disturbing challenge to our increasingly globalized, multi-cultural societies.
If the provincialism and anti-intellectualism of the right were to prevail we would
be threatened with the prospect of a society grounded in contention and violence, as
those who are silenced and excluded from avenues of peaceful participation respond
to the repressive violence with violence of their own. This is a dilemma, and not
simply a political problem, because it is difficult to see how we can confront the
rhetoricians of the right, unless we are able to offer an account of how one may engage
in proper rhetoric. The dilemma is whether we can combat the rhetoric of the right
without a theory of righteous rhetoric, given that it is the notion of a righteous rhetoric
that appears to be the very problem with the rhetoric of the right. Haarscher provides
an important contribution to our civic discourse by tackling this precise question.
Haarscher advances this endeavor in an article that diagnoses the pseudo-arguments
used by religious fundamentalists to promote the ideology of creationism
4. The
problem identified by Haarscher is the rhetorical “wolf in sheep’s clothing” that occurs
1 C. Perelman, “What the Philosopher May Learn from the Study of Law” (S. ruBin
trans.), in Justice, Law and Argument: Essays on Moral and Legal Reasoning, (Dordrecht,
Holland, D. Reidel Publishing Co., 1980.
2 Perelman writes: “It is when the subject matter escapes the qualification of true or false,
because it does not depend upon a unitary science but upon a philosophical pluralism, that an
attitude of tolerance is justified and that a dialogue, permitting the perspectives to be enlarged, is
not only useful but even indispensable. Just as the judge, before making a decision, should hear
two sides… the adoption of a philosophical positions, at the risk of lacking rationality, should
take into account the opposed points of view concerning the subject matter”,
Ibid., p. 172-173.
3 Ibid., p. 174.
4 G. haarscher, “Perelman’s Pseudo-Argument as Applied to the Creationist Controversy”,
Argumentation, 23/3, 2009, p. 361-373. Haarscher carefully notes the technical meaning of
“pseudo-argument” in Perelman’s terminology. It does not refer only to hypocritical arguments,
but to any argument in which the rhetor does not embrace the values that serve as the starting
point. For example, one might believe that a course of action is proper but choose to invoke

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right rhetoric 57
when fundamentalist Christians use the liberal language of tolerance in an effort to
introduce religious beliefs into the public school curriculum. He analyzes the situation
from the perspective of a philosopher of rhetoric, noting the evolving patterns that
the fundamentalists employed in their efforts to require religious education in public
schools. His account provides an overview that brings together various points in time
and situations to paint a picture of the abuse of rhetoric.
He begins his story with the famous Scopes trial, in which the progressive lawyer
William Jennings Bryan directly and unapologetically argued that fundamentalist
Christianity has a place in public education in order to ennoble society. Bryan was
proved to be ignorant of scientific doctrine in a cartoonish stunt posed by defense
attorney Clarence Darrow, but the trial court found Scopes guilty because he had
blatantly and purposefully violated the law. The Supreme Court had not yet developed
the doctrine under the First Amendment that religious dogma has no place in the
science classrooms of public schools. In this environment, the advocates of a religious
worldview competed directly with the secularists in the legislatures and courts,
contending for the right to shape the contours of the society. On one side were religious
believers, who rejected the chutzpah of modernity and sought a traditionalist society;
on the other side were scientific secularists, who sought to relegate religious belief
to the private sphere and to ground the organization of society on liberal democratic
principles.
Haarscher contends that the obvious need for rigorous scientific education after the
threat posed by the launch of Sputnik by the Soviet Union forced the fundamentalist
Christian movement to use alternative strategies of persuasion in their effort to shape
social mores according to religious doctrine. After the United States Supreme Court
declared that an Arkansas statute prohibiting the teaching of evolution violated the
Establishment Clause 5, the fundamentalists no longer could promote their religious
agenda directly. The debate became less open and honest, and as a result the debate
became more dangerous. The fundamentalists altered their strategy to include
rhetorical invocations of the desirability of open debate, the need for freedom in
research and thinking, the acceptance of plural worldviews, and other disingenuous
claims to advance their religious agenda. In the face of challenge, they changed their
strategy to an indirect claim that the rights of believers must be given equal credence
in the public sphere.
I will not recount Haarscher’s detailed and complex analysis, and will just affirm
my agreement with his conclusion that we should “not concentrate all our energies on
the frontal attack” by enemies of liberalism, but instead that it is important for us to
acknowledge that “indirect attacks, that is, the “wolf in the sheepfold” strategy, can
perhaps be still more damaging to the very fabric of liberal-democratic values”
6. I
wish to strengthen this claim by emphasizing that Haarscher seeks to expose “right
rhetoric” by offering a model of “right rhetoric.” It is sophistry to argue that every
religious grounds for motivating a believer to agree to the course of action, even if one is
agnostic as to those beliefs.
5 Epperson v. Arkansas, 393 U.S. 97 (1968).
6 “Perelman’s pseudo-argument”, p. 372.
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5 pensées du droit, lois de la philosophie
form of argument is equally valid at every point for every cause. Rhetoric cannot be
scripted in advance to ensure a specific result – such a view is antithetical to the heart
of discourse – but nevertheless there is an integrity to argumentation that makes some
arguments appropriate and others inappropriate. Haarscher provides an example of
how we can reveal a lack of integrity in a specific instance of democratic argumentation
without having to resort to the claim that there is only one correct answer to the social
problem that can therefore be implemented and enforced without debate.
In other words, “right rhetoric” is not an invariable standard that we can derive
from looking only to the results of discourse – this would be the sophistic mistake
of conflating “right rhetoric” with reaching the “right answer”. Instead, we can
regard “right rhetoric” as a standard of how one argues, paying attention to
logos,
ethos and pathos. In any given situation, there may be many arguments that are
logically appropriate, but many of these arguments will fail to have integrity because
they do not evidence the ethos of the rhetor as a person seeking an understanding
of the subject matter in question. This is the nature of the threat posed by pseudo-
arguments: the rhetor does not embrace the starting points of the argument, and so
ethos is radically diminished, meaning that the argument is on shaky ground from the
beginning. Nevertheless, even a pseudo-argument might make perfect logical sense,
but the problem is that it can betray a lack of ethical commitment by the speaker that
is manifested by an effort to manipulate, rather than to persuade, the audience 7.
This is the same problem that Haarscher addresses in an essay that challenges
leftist thinkers to abandon their “politically correct” forgiveness for positions taken by
some Muslim activists, solely in the interest of expressing solidarity with an oppressed
people 8. He recalls the situation in the last century when left intellectuals apologized
for the tyranny in Soviet Russia and China out of a misplaced sense that to criticize
these socialist regimes would be to weaken the effort to overcome capitalism. He again
identifies a rhetorical basis for this criticism, exploring how the rhetorical device of
“poisoning the source” is used to subvert a genuine rhetorical engagement. Whereas
the critics of communist tyrants were labeled “fascist reactionaries”, the defenders of
free dialogue about the Muslim religion are branded “Islamophobe racists”. Such an
ad hominem rhetorical framing of the issue serves to cut off genuine discussion of the
issues on the merits, reinforcing the sophistic goals of the left in supporting certain
persons and causes.
In both of these recent articles Haarscher has spoken clearly to the question of how
to provide the standard by which to criticize the rhetoric of the right. In yet another
7 I agree with Haarscher (and his reading of Perelman) that pseudo-arguments may have
integrity in some situations. For example, I would regard it as appropriate to seek to persuade
a religious believer that stewardship of God’s creation required us to attend to the threat of
global warming, even though I do not share the premises of belief to which I would anchor my
argument. This strategy need not be manipulative or deceptive, but could be an open translation
of one ethical system to another in an effort to find a basis for shared commitment from a variety
of sources.
8 See G. haarscher, “The Decline of Free Thinking”, in P. hay et al. (eds.), Resolving
International Conflicts, Liber Amicorum Tibor Várady, CEU Press, 2009, p. 119.
Page 55
right rhetoric 5
article on the abuses of the forms of liberal discourse by its opponents, Haarscher
recognizes the problem in clear terms :
“It is here that, it seems to me, a fundamental question must be raised, which
concerns both Vico and Perelman. How can we make a meaningful difference
between “good” rhetoric and a confused, irrational discourse, full of
parologisms, that
is, involuntary errors of reasoning, or – worse – a deliberately manipulated speech
(sophistry)?” 9
The answer he offers is that we must attend to the integrity of arguments; we must
take arguments seriously and recognize that they have an internal structure that must
align with the speaker’s
ethos. By attending to this integrity, Haarscher shows that we
can identify and critique the sophistry of those on the right who deploy the rhetoric of
liberal democracy against its own tenets, as well as the sophistry of the left who shield
their favored persons from challenge and critique.
Haarscher and the Lessons of Rhetorical Philosophy
I believe that the foregoing demonstrates that the philosopher of rhetoric has
much to teach the practitioners of rhetoric in the political and legal spheres. This
is not to suggest that we can provide a philosophical model that will generate the
right results in particular cases. Perelman’s incisive point remains equally important
today : the practical engagement of the jurist in a particular case reveals how moral
reasoning works, and the philosopher is incompetent to provide a roadmap to a person
who is confronting an ethical or legal dilemma. Nevertheless, it remains true that
philosophical reflection on the activity of rhetorical engagement can generate critical
insight that facilitates practical judgment.
It is useful to recall Hans-Georg Gadamer’s “praise of theory”, despite having
spent a career emphasizing the irreducibly practical nature of understanding and
critique. Gadamer insists that he does not discount the importance of theory, and
he emphasizes that his defense of hermeneutical engagement is theoretical, just as
Aristotle’s defense of ethical engagement in the Nicomachean Ethics is theoretical 10.
Gadamer builds a theoretical argument that leads him to conclude that practical
engagement is necessary, but that also guides his understanding of the manner in
which practical engagement should take place in order to be most productive. From
Gadamer’s pathbreaking work in hermeneutics we can learn something important
about the role of theoretical reflection on the art of rhetoric, even if the role is more
circumscribed than we academics might hope.
Whereas Perelman challenged moral philosophers to look to the world of action
(the world of argumentation, practical reasoning and judgment by judges in law cases),
we can conceive of Haarscher as pulling in the opposite direction, asking lawyers and
civic officials to consider what they might learn from a philosophical approach to
rhetorical discourses. But, if there is no overriding directive theory that we can provide
to actors, no methodology to generate the correct results in given cases, what is the
9 “Rhetoric and Its Abuses”, p. 1229.
10 H.-G. gadamer, “Praise of Theory”, in Praise of Theory : Speeches and Essays?
(Ch. Dawson trans.), New Haven, Yale University Press, 1999, p. 16-23.
Page 56
60 pensées du droit, lois de la philosophie
lesson to be learned? Haarscher’s project is to carefully reveal the rhetorical moves
that undermine democratic discourse and sidetrack practical reasoning. He does not
attempt a theoretical short-circuit that eliminates the need for practical discourse to
take place; rather, he illuminates how the intertwined discourses that are necessary
for the building and maintenance of society might be augmented and protected from
abusive tactics.
We can return to Haarscher’s analysis of the shifting strategies of religious
fundamentalists as part of their effort to introduce the teaching of creationism in
the public schools. He concludes that these indirect rhetorical ploys can be exposed
by careful rhetorical analysis, but he also notes that in each instance the court ruled
against the creationists. We might ask whether his example undermines his case.
Does this suggest that the philosopher of rhetoric is, in fact, unnecessary; that the law
courts are able to reason their way to the correct conclusion without the assistance of
contemporary rhetorical theory? I want to suggest just the opposite. The court reaches
the correct result in these cases by seeing through the justificatory rhetoric to the
motivations of the creationists, but the courts do not analyze (and most likely, do not
understand) how these improper motivations are executed. This leaves room for error,
because courts may not always appreciate the driving force of the arguments that are
proffered. Haarscher notes this problem with regard to a case before the European
Court of Human Rights, which accepted the translation of the religious claim against
blasphemous speech into a right of believers not to have their beliefs gratuitously
offended. Here, the rhetorical claims of the religious right are accepted as a “wolf in
sheep’s clothing”, despite employing the same rhetorical move that has failed in the
United States when the motivations are more obvious
11. In short, by drawing more
attention to the ways in which rhetoric is deployed, philosophers can help to keep
courts from falling victim to sophistic persuasion in situations where the
ethos of the
claimants is not patently deficient.
I want to push – and, perhaps, to some extent beyond – Haarscher’s analysis in
order to deepen his point that a direct rhetorical confrontation is desirable. Discussing
the famous Scopes trial, Haarscher describes it as an honest confrontation between
religious ideology and liberal principles of free speech that predated the later rhetorical
abuses by creationists. Unfortunately, his analysis suggests that when the arguments
are accurately presented the winner is virtually preordained according to our modern
conceptions of freedom and democracy. Indeed, it was the perceived futility of
making direct arguments after the United States Supreme Court adopted the modern
Establishment Clause jurisprudence that presumably motivated the creationists to
mount a series of unsuccessful pseudo-arguments.
I want to revisit Haarscher’s example of the direct clash between William
Jennings Bryan and Clarence Darrow during the Scopes trial to underscore that a
genuine rhetorical exchange can be the source of a rich dialogue that can undermine
ideological commitment on both sides of an argument. Bryan was a famous populist
politician and ardent defender of the rights of the common person. We might blame
his defense of the school district on the grounds of fundamentalist Protestant beliefs,
11 G. haarscher, “Rhetoric and Its Abuses”, p. 1246-1250.
Page 57
right rhetoric 61
but we find a much more interesting story through a closer examination. Bryan can be
criticized for seeking to impose religious worldviews through public education, but
the evolutionists of the day cannot be absolved of responsibility for the reprehensible
ideology manifested by some of their members. When the rhetorical clash was direct
and genuine, the clash between Christianity and evolutionary science produces a far
more nuanced picture than we assume.
Bryan argued against the teaching of evolution not only to secure the primacy of
the biblical story of creation, but also to combat the racist uses to which the “science”
of evolution was put in Europe and the United States
12. Scopes was convicted for
using a textbook that described Darwin’s and Mendel’s work to support the practice
of eugenics as a natural consequence of taking a “scientific” view
13. The analysis in
the high school text begins with unapologetically racist premises:
The Races of Man. At the present time there exist upon the earth five races or
varieties of man, each very different from the other in instincts, social customs, and,
to an extent, in structure. [He then describes the Ethiopian (Negro), Malay (brown),
American Indian, and Mongolian (yellow) races] . . . and finally, the highest type
of all, the Caucasians, represented by the civilized white inhabitants of Europe and
America”
14.
After linking Darwin’s theory of evolution to his observation of the successful
breeding of animals, the text emphasizes the responsibility of persons to breed well
and the relevance of eugenics to the modern social order 15. Having demonstrated the
results of “feeble-minded” persons having similarly impaired descendants, the text
proposes the following “remedy” that could lead to a better society :
“If such people were lower animals, we would probably kill them off to keep from
spreading. Humanity will not allow this, but we do have the remedy of separating the
sexes in asylums or other places and in various ways preventing intermarriage and
the possibilities of perpetuating such a low and degenerate race. Remedies of this
sort have been tried successfully in Europe and are now meeting with success in this
country”
16.
Bryan was specifically aware of the “scientific” eugenics movement in Germany,
an ideology that helped to fuel the chaos of World War I and that came to fruition a
generation later in the horrifically warped expressions of Nazi ideology.
When the wolf is not in sheep’s clothing promoting the ideology of free dialogue, we
might find that Christianity has a lesson to teach the proponents of evolution. Clothed
in the rhetorical mantel of scientific truth, the blatantly political and ideological
extensions of basic evolutionary science escape a genuine and challenging dialogue.
12 The motivations for Bryan’s crusade against evolution late in his life are described in
his biography. See P. E. coletta, William Jennings Bryan, University of Nebraska Press, 1964
(Vol. 3, Ch. 8 : “The Antievolution Crusade”).
13 The textbook is G. W. Hunter, A Civic Biology: Presented in Problems, New York, NY,
American Book Company, 1914. It is available in full text at http://books.google.com/books.
14 Ibid., p. 196.
15 Ibid., p. 253-261.
16 Ibid., p. 263.
Page 58
62 pensées du droit, lois de la philosophie
This is precisely the dialogue that Bryan – champion of the common man, defender
of the individual against the power of the elites – wished to initiate in the trial, as he
offered the Christian notion of the sanctity of each person against the incipient fascist
eugenics of the day.
The point is not to reverse the order of priority and to present Bryan as the virtuous
person in the debate. Certainly, the principles of free speech and the arguments against
the dogmatic inculcation of public school students with the religion of the majority
were nobly advanced by Clarence Darrow, himself a crusader against injustice.
Moreover, Bryan was linked to the Ku Klux Klan during his political career – not
as an active or even sympathetic supporter, but because he was too ready to tolerate
their beliefs as representatives of common men. Ironically, he was flirting with a
Christian version of the very racist eugenics that he found deplorable in the scientific
evolutionary theory of his day. The point to be taken away from the Scopes trial is
that the issues were richly presented, before the creationists went underground and
pursued pseudo-arguments, and before the defenders of secularism adopted an ad
hominem
attack on believers that rejected out of hand any arguments flowing from
Christian belief.
The philosopher of rhetoric, exemplified by Haarscher, can remind us of the structural
blindness on both sides of a public argument if they both resort to the sophistic pursuit
of victory without attending to the integrity of the debate. Haarscher has demonstrated
that our modern conceptions of secular democracy are imperilled when creationists
adopt pseudo-arguments that do not engage the issues openly on their merits. We
should not conclude that those motivated by Christian faith are to be ignored, though,
because the rhetoric of scientific truth is also used to shield ideological commitments
from genuine debate. The philosopher of rhetoric can show how the debates become
derailed, which is not the same as providing the answer to the debates but is far better
than a quiescent resignation that the practices of argumentation lie beyond the reach
of theoretical critique.
Page 59
Philosophy in law?
A legal-philosophical inquiry
Michel rosenfeld
The question of whether there is philosophy in law – whether any part of what we
take as being within the subject matter of philosophy can also form part of the subject
matter of law – is a difficult and contentious one. First of all, it is not obvious what the
question itself means. One may think that the question is the one that figures at the base
of the traditional debate between positivists and natural law proponents
1. Or, one
may think that the question is whether certain legal issues are indistinguishable from
certain corresponding philosophical ones, such that there is an overlap between law
and philosophy. For example, what constitutes justice, equality and proportionality
is a traditional philosophical question going at least as far back as Aristotle
2, but
it is also a legal question in at least certain contexts, such as the adjudication of
constitutional equality claims
3. Or else, one may think that the question is whether
law must necessarily derive from philosophy as Dworkin has asserted, arguing that
constitutional law cannot make sense unless it is understood in terms of a particular
political philosophy 4. Finally, the question may also be whether law is ultimately a
branch of practical or applied philosophy. Does, for instance, legal pragmatism boil
1 Compare, H.L.A. hart, The Concept of Law, 1961 (law, as such, is independent
from morality) to R. dworKin, Taking Rights Seriously, 1978 (law is inextricably linked to
morality).
2 See aristotle, The Nichomachean Ethics, Bk V.
3 To cite but one case, whether affirmative action based on gender or minority status is
consistent with constitutional equality depends to a large extent on whether it can be defended
as being in conformity with the dictates of justice, equality and proportionality. See
generally,
M. rosenfeld, Affirmative Action and Justice: A Philosophical and Constitutional Inquiry,
1991.
4 See dworKin, note 1, supra.
Page 60
64 pensées du droit, lois de la philosophie
down to a practical application of philosophical pragmatism in the context of legal
relationships 5?
The question that this essay sets out to explore is, however, a somewhat
different one: does or can philosophy inhere in law? Or, in other words, could or
should philosophy, in at least certain cases, figure in the very mechanics, structuring
or functioning of law? For example, do legal determinations concerning equality or
proportionality depend for their legal validity on the performance of some operation
that fits squarely within the domain of philosophy, or that qualifies as “doing”
philosophy? In this context, the focus is not on overlap, but rather on incorporation
of a philosophical task within the carrying out of a legal operation. If indeed such
incorporation were possible and appropriate, then it would be analogous to the need
to have recourse to the laws of physics in the course of carrying out an engineering
project. Moreover, if the question regarding philosophy in law can be answered in the
affirmative – and I will argue below that it can – then the next key question, which will
also be addressed in what follows, concerns the implications of the answer to the first
question for law and for legal validity.
In order to address these two questions systematically, this essay will proceed as
follows: the first part will attempt in very broad terms to put the question of philosophy
in law in proper context in relation to certain familiar debates in legal philosophy; the
second part will make the case for philosophy in law; and, the third part will lay out
some of the principal implications of philosophy in law from the standpoint of legal
validity.
Placing Philosophy in Law in the Context of Legal Philosophy
Legal philosophical inquiry ultimately boils down to two questions: What is law?
And, what are the proper criteria of legal validity?
Law carves out a normative order that is coercive in nature. Law, in Dworkin’s
words, is a social practice providing for justified uses of “collective power against
individual citizens or groups”
6. Moreover, what makes coercion through law
“justified” depends on one’s legal philosophy. In the broadest terms, legal philosophers
who address this question can be divided into two principal schools: positivists who
rely ultimately on “justice according to law”; and natural law proponents who appeal
to “justice beyond law”
7.
For positivists, what counts as “law” boils down to a matter of pedigree. Thus, if
in a democracy the constitution empowers the national parliament to enact laws by a
simple majority vote of its duly elected members, then any norm enacted accordingly
5 See Richard Posner’s elaboration of a pragmatic jurisprudence in his The Problems of
Jurisprudence
, 1990 and R. Rorty, “The Banality of Pragmatism and the Poetry of Justice”,
in M.
Brint and W. weaver (eds.), Pragmatism in Law and Society, 1991, p. 89, 92 (asserting
that “judges will… not find pragmatist philosophers … useful”).
See also, M. rosenfeld, Just
Interpretations: Law Between Ethics and Politics
, 1998, Ch. 6 (providing a critical assessment
of the relationship between pragmatism in philosophy and pragmatism in law).

6 R. dworKin, Law’s Empire, 1986, p. 109.
7 For an elaboration of this distinction, see M. rosenfeld, Just Interpretations: Law
between Ethics and Politics, 1998, p. 89-90, p. 95-100.

Page 61
philosophy in law? 65
is both “law” and “legally valid”. And this is the case regardless of whether the legal
norm in question is moral or immoral or just or unjust according to the political
philosophy of John Rawls or of any other respectable political philosopher. Hence,
positivists subscribe to “justice according to law” and sever legal validity from moral
validity or validity in the realm of political philosophy 8.
For natural law proponents, on the other hand, law and morals are inextricably
bound together such that immoral “laws” (in the positivist sense of the term) – or at
least laws that do not have a certain minimum of moral content
9 – are not “law” and
a fortiori have no “legal validity”. Consistent with this, for natural law proponents,
law and legal validity depend ultimately on morals or criteria of justice pursuant to
political philosophy, or, in other words, on “justice beyond law”.
In the end, the debate between positivists and natural law proponents looms
above all as a metaphysical one that is of limited use. This seems particularly true in
the current era of legal pluralism yielding a diverse array of distinct legal norms that
hardly fit within the paradigm circumscribed by pedigree and coercive enforcement
or within that based on grounding in a commonly shared conception of morals or
criterion of justice 10. It matters little, for example, whether a properly pedigreed law
imposing racial “apartheid” is deemed a law in form but not in substance or a genuine
law that is unjust and immoral. Indeed, this latter distinction pales from the standpoint
of one’s responsibility as a decent citizen, legal practitioner or judge who cannot
avoid confronting the “apartheid” prescription in question. On the one hand, given the
relevant plural sources of law, including international covenants,
jus cogens 11, and
8 This is but a crude characterization as positivism certainly does not exclude incorporation
of moral precepts such as “thou shall not kill” into law. For a nuanced positivist account
that indicates how moral precepts may be made part of the content of law from a positivist
standpoint, see J.
raz, “Legal Principles and the Limits of Law”, Yale Law Journal, 81, 1973,
p. 823. Although extended discussion of this issue would take us too far afield, it suffices for
present purposes to specify that for a positivist law only encompasses those moral precepts that
have been explicitly incorporated into it through recognized legitimate forms of lawmaking.
Moreover, as positivists conceive of law and morals as different and separate practices,
incorporation of a particular moral precept into law means that it will be dealt with according
to the structures of legal practice rather than those of moral practice.
9 See L. fuller, The Morality of Law, 1964, p. 33-41.
10 If one adds “soft law” to “hard law”, judicial made law and administrative made law
to private arbitrator made law; national law to transnational one based on treaty, customary
norms, and non-governmental based law such as that emanating from
lex mercatoria; and if one
accounts for the fact that even norms accepted as universal in scope such as international human
rights have led to conflicts of interpretation emanating from clashing conceptions of the good
as evinced by the controversy over “Asian values”; then it becomes apparent that accounts of
law assuming a single unified set of sources or a commonly shared vision of morals or justice
are insufficient if not downright misleading. For a discussion of the changes produced by the
interplay between the proliferation of legal pluralism and increases in ideological diversity,
see M. rosenfeld, “Rethinking Constitutional Ordering in an Era of Legal and Ideological
Pluralism”,
International Journal of Constitutional Law (I. CON), 6, 2008, p. 415.
11Jus cogens comprises a set of preemptory norms that have a character of supreme
law in international law regardless of treaties, ordinary customary law or state consent. See
L.
henKin, et al., Human Rights, 1999, p. 355.
Page 62
66 pensées du droit, lois de la philosophie
constitutional principles that may be plausibly incorporated through interpretation in
the relevant domestic constitution, arguably the “apartheid” prescription may end up
lacking legal validity. On the other hand, whether or not the state’s coercive “apartheid”
prescription is deemed to have the “force of law” or lawless tyrannical force, it must
be equally fought and deemed an illegitimate use of state coercive power whatever its
ontological status.
Leaving aside metaphysics, in certain instances there appears to be an overlap
between the treatment of legal and philosophical issues. As already mentioned, this
comes up in the handling of claims arising in the context of constitutional equality 12.
The Equal Protection Clause of the United States Constitution
13 furnishes a good
example of this as it constitutionalizes the concept of equality 14, and often requires
courts to determine whether equal treatment or equality of result is mandated in a
particular case. This determination is moreover crucial and frequently determinative
in affirmative action cases
15. Is preferential treatment in university admissions or
public employment sometimes justified in spite of general adherence to the principle
of equality of opportunity? Do considerations of corrective or distributive justice
legitimate certain departures from equality of opportunity in pursuit of equality of
result
16?
In searching for answers to these questions, judges operating under as broad
and open-ended a constitutional provision as the American Equal Protection Clause
– “No state shall deny… any person within its jurisdiction the equal protection of the
laws” – must in substance engage, at least in part, in the same kind of reasoning as
would philosophers considering the same questions. Although the vocabularies used
by judges and philosophers may differ to a certain extent, they would both have to
explore the arguments for and against overriding or limiting equality of opportunity
to compensate for past wrongs or to mitigate disadvantages traceable to past unjust
deprivations in the competition for scarce goods, in the context of adherence to the
postulate that all persons within the polity must be deemed to be inherently equal. How
much of an overlap may be possible in any given set of circumstances would differ
and would be contingent on the particular legal norms in play. Thus, for example, if
the relevant constitution were to explicitly prohibit all affirmative action or affirmative
12 See note 3, supra.
13 U.S. Const., Amend. XIV (1868).
14 See R. Fallon, “A Constructivist Coherence Theory of Constitutional Interpretation”,
Harvard L. Rev., 100, 1989, p. 1189, 1205.
15 See M. rosenfeld, Affirmative Action and Justice, supra note 3, at Ch. 7.
16 In the landmark US Supreme Court decision in Regents of the University of California
v. Bakke
, 438 U.S. 265 (1978) the justices on the Court articulated two positions that have
framed the closely divided decisions that would span the next several decades. The first of these
announced by Justice Powell stipulates that the Equal Protection Clause requires equal treatment
regardless of race, thus rejecting the legitimacy of most corrective justice based arguments for
preferential treatment to redress past racial injustices. In contrast, the second position is perhaps
best captured in Justice Blackmunn’s statement that “in order to treat some persons equally,
we must treat them differently” (
Bakke, at 407). Contrary to Powell’s position, Blackmunn’s
stresses the appropriateness of equality of result to correct for the injustices caused by past state
sanctioned racial discrimination.
Page 63
philosophy in law? 67
action on a particular well settled ground 17, then judges operating thereunder would
be barred from relying on sound philosophical arguments to the contrary.
Whatever the overlap may happen to be, law and philosophy constitute different
practices or, to use Wittgenstein’s concept, different “language games”
18. Even if
the same argument is made in a philosophy class and in oral argument in a courtroom,
the context and consequences of the argument in question vary greatly depending on
whether it is made in the former venue or the latter. For example, a judge’s conclusions
may be proven to be philosophically unwarranted and yet they would be legally binding
and they would provide a legitimate legal basis for apportioning rights and duties.
Or a judge may have to disregard a sound and
prima facie pertinent philosophical
argument, because in the “language game” of law, precedents and acceptable
interpretations of statutes or constitutional provisions would trump all inconsistent
philosophical arguments. In short, the uses and connotations of the same argument
are bound to vary depending on the particular “language game” into which the said
argument is introduced. Much like the two different games of chess and checkers
can be played on the same board, notwithstanding that each makes different uses of
that board consistent with its own distinct game rules, so too the same argument may
be used in diverse language games such as law and philosophy, but its place, import
and scope is bound to differ in proportion to the discontinuities that set apart each
language game involved from the others.
The conception of law as a distinct language game meshes well with Luhmann’s
autopoietic theory of law. For Luhmann, law is a self-referential systematic process
that sets up a network of communications
19, and that interacts as one subsystem
among many – including the economic and the political – within the realm of social
relations 20. Each of these subsystems, including law, is, according to Luhmann
normatively closed while remaining cognitively open
21. In other words, the
economic and political subsystems cannot partake or influence the production and
application of legal norms, but they do relate to the legal subsystem by constituting
its environment
22. Accordingly, the legal subsystem, which is cognitively open, can
process material coming from its economic or political environment, but can only
do so by incorporating it within its own normative system. Moreover, as morals and
at least certain philosophical concerns, such as the questions surrounding equality
and proportionality, also form part of the social environment of the legal subsystem,
they too are susceptible of being processed within the unique normative ambit
circumscribed by autopoietic law.
Luhmann’s account of law’s autopoietic self-enclosed normative system is very
elusive and highly abstract 23. In the broadest terms, the core function of legal
17 See, e.g., State of Uttar Pradesh v. Pradip Tandon, (1975) 1S.C.C. 267 (Supreme Court
of India) (affirmative action on the basis of caste prohibited under that country’s constitution).
18 See L. wittgenstein, Philosophical Investigations, 1953, Paras. 7 & 23.
19 See N. luhmann, Essays on Self-Reference, 1990, p. 3.
20 Ibid., p. 176-178.
21 Ibid., p. 229.
22 Ibid., p. 176-178.
23 See M. rosenfeld, Just Interpretations, supra, p. 93.
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6 pensées du droit, lois de la philosophie
communications, under Luhmann’s theory, is to provide information concerning
the meaning of events and, in particular, actions in relation to the binary code legal/
illegal
24. What is crucial in terms of the current inquiry, however, is to get a sense of
the systematic process whereby a self-enclosed normative system can appropriate and
redefine that which comes from its environment into its own language according to
the rules of its own language-game. In this respect, Luhmannn’s autopoietic account
of the economic subsystem, which he characterizes as operating analogously to its
legal counterpart 25, seems quite illuminating.
In essence, according to Luhmann, self-regulation of the economic system is
based on the connection between needs (which fluctuate depending on factors located
in the economic system’s environment) and a closed monetarized exchange process
that systematically mediates the complex interrelationship between the totality of
existing needs and the network of products and services susceptible of contribution to
satisfying those needs. Thus, in the context of a free market economy under conditions
of moderate scarcity, the monetarization of all exchange relationships provides a
self-regulating system that structures an operating order best suited to meet existing
needs.
Assuming the analogy between economics and law holds (whatever the actual
configuration of the legal normative self-referential system may turn out to be),
then the system whereby needs, desires, projects and aspirations are translated into
exchange values that cohere into a single integrated communicative code delimited
by the process of monetarization does suggest a potentially productive conception of
the place of philosophy in law. Philosophy would thus emerge as a relevant part of
the environment of law, and philosophic concerns, such as those typically associated
with the concepts of justice, equality and proportionality, would translate into vehicles
incorporated into the language of law through systematic processing in terms of the
latter’s closed self-referential normative apparatus. I now turn to examining whether
the analogy holds, and how it might be conceived in terms that are less abstract and
less artificial than those advanced by Luhmann.
Philosophy in Law: Transformation or Incorporation?
Before tackling the above mentioned analogy, two brief clarifications are in order.
The first concerns philosophy; the second, law as a language game.
It is important not to conflate morals or politics with philosophy. Whereas moral
and political philosophy deal respectively with morals and politics (in the broad
sense of the pursuit of what is good for the polity), moral and political norms do
not necessarily derive from philosophy. “Thou shalt not kill” is a moral precept that
may derive from religion or the established mores of a community and, as such, it
may be defended or promoted without reference or recourse to the language game of
24 See N. Luhmann, Essays on Self-Reference, supra, p. 229-232. Luhmann’s reliance on
the binary code legal/illegal has been widely criticized as inadequate and overly reductionist.
See,
e.g., H. rottleutner, “A Purified Sociology of Law: Niklas Luhmann on the Autonomy
of the Legal System”,
Law and Society Review, 23, 1989, p. 779, 792. For present purposes,
however, it is unnecessary to address this issue further.
25 See N. luhmann, Essays on Self-Reference, supra, p. 230-231.

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philosophy in law? 6
philosophy. In this context, the precept in question comes within the purview of moral
discourse and philosophical analysis of such precept or of its place within morals
figures as a distinct metadiscourse on morals. Consistent with this, integration of the
prohibition against killing within the realm of law (either through a positive act of
lawmaking or through extrapolation from a list of precepts and prohibitions believed
to be inextricably embedded in what is constitutive of law’s very normativity
26)
does not involve any incorporation or application of philosophy within the realm of
law. In short moral and political theory come within the purview of philosophical
metadiscourse, but morals or politics as such do not.
There can be cases, however, where a moral or political precept can only be
derived from moral or political theory respectively. For example, to borrow Dworkin’s
terminology, does treatment as an equal entail equal treatment 27? Suppose there is a
consensus that all persons should be treated as equals, but a dispute as to whether that
automatically entails equal treatment or whether it is sometimes morally necessary or
desirable to depart from equal treatment to better vindicate treatment as an equal. In
such a case, it seems that recourse to moral theory, and hence to philosophy, would be
necessary in order to sort out plausible answers from inconsistent ones, if not to find
the right answer
28.
In light of the preceding discussion, what I understand by “philosophy in law”
is those instances, if any, in which recourse to philosophical discourse, either within
the ambit of moral or political philosophy is either necessary or desirable to settle
or advance an issue that has a bearing on law as a normative practice. It is clear
that pursuant to Luhmann’s conception of law as a self-referential normatively closed
system, there is no room for philosophy in law. But is contemporary law in all its
manifold diversity best characterized as normatively closed? To be in a better position
to shed some light on this question, it is first necessary to take a closer look at law as
a distinct language game.
In Luhmann’s autopoietic vision, law’s function is to simplify and rationalize
the extremely complex universe of social relations characteristic of the contemporary
polity. Law’s function as a normatively closed subsystem is to provide order and
insurance through the stabilization of the expectation of expectations
29. Thus,
26 Whereas the theoretical debate putting positivism against natural law is a philosophical
one, the embrace of either of these two positions within the practice of law does not necessarily
entail reference to philosophical metadiscourse. Thus, for example, a judge may interpret the
law in a narrow positivistic fashion or a more expansive natural law inspired way because he
feels to do so is “right” or consistent with his polity’s judicial traditions. In such case, the judge
is not “philosophizing”, but rather engaging in the language game of law and perhaps also that
of morals.
27 See R. dworKin, Taking Rights Seriously, supra, p. 227.
28 See ibid., p. 228 and f. Dworkin does believe that philosophy can lead to the right
answer, and thus concludes, for instance, that affirmative action is justified in certain sets of
circumstances.
29 See N. luhmann, A Sociological Theory of Law, 1985, p. 31-40. The brief discussion
and critique of Luhmann’s theory provided here is based on the more extensive one found in
M. R
osenfeld, Just Interpretations, supra, p. 104-113.
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70 pensées du droit, lois de la philosophie
for instance, if I enter into a contract that requires some future performance with
a stranger at market, I risk non-performance and face uncertain expectations. By
making contracts binding, law provides me with a certain kind of insurance and
justifies my expectation that either I will obtain the future performance that I have
bargained for or a legal remedy of comparable value to me in the event of failure of
performance. Accordingly, whatever factual uncertainties may be genuinely at play,
my normative expectations would be stabilized. Moreover, if contractual relations
are set as a paradigm, the actual content of law looms much less important than legal
predictability. Thus, if the law provides that the seller bears the responsibility to insure
sold goods in transit against damage or loss unless specifically provided otherwise
in the relevant contract of sale, then that law is bound to reduce unpredictability and
allows for contractors to face fewer complexities when setting out to arrange for a
future exchange.
Luhmann’s focus on insurance and stabilization of expectations leaves out much
that occupies a prominent place in the complex contemporary setting carved out by the
interplay between national, transnational, and international legal regimes. Thus, the
processes of juridification of human rights and of proliferation of broadly conceived
constitutional rights, such as liberty, equality, privacy or due process of law, and of
constitutional values or principles such as those centering on human dignity, clearly
seem to exceed the bounds set by Luhmann’s conception of law. On the one hand, legal
implementation of human rights and constitutional norms often require subordinating
predictability to equity or fairness. For example, should traditional understanding
of marriage as being exclusively between a man and a woman factor decisively in
adjudication of claims for recognition of same sex marriage on constitutional liberty,
equality, and privacy and dignity grounds
30? Or should long entrenched precedents
declaring constitutional equality and racial “apartheid” to be mutually compatible
stand in the way of changing course in the wake of a major moral outcry more than a
half century later 31?
On the other hand, beyond juridification of moral precepts such as respect for the
inherent dignity of every human being, the proliferation of human and constitutional
rights often calls for reference to contested conceptions of justice in the course of
adjudicating legal claims. Thus, in handling claims to constitutional equality, courts
may well have to choose among contrasting views arising respectively under a
libertarian conception of justice and under an egalitarian one. Assuming a relevant
constitution is not explicit on the issue, should it be understood as merely requiring
formal equality or as also demanding some measure of material equality?
30 See, e.g., Minister of Home Affairs v. Fourie, 2006 (1) SA 524 (CC) (Constitutional
Court, South Africa) (considerations of dignity, equality and moral citizenship lead Court
to recognize constitutional right to same-sex marriage and to instruct Parliament to enact
legislation that would place same sex marriage on same footing as heterosexual marriage).
31 Compare Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537 (1896) (“separate but equal” accommodations
for blacks and whites constitutional under U.S. Equal Protection Clause) to
Brown v. Board of
Education
, 347 U.S. 483 (1954) (racial segregation in state run schools unconstitutional).
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philosophy in law? 71
As this last question can only be answered properly through recourse to
philosophical reasoning or through engaging in applied philosophy 32, it strongly
suggests that contemporary law cannot be completely normatively closed to philosophy.
In other words, philosophy cannot, in all cases where relevant, merely figure as part
of the environment of law as does occur in some cases. For example, it may well be
that notions of fairness would lack cogent meaning absent recourse to the language
game of philosophy and that yet at the same time law could appropriate the concept
of fairness developed in its philosophical environment and subsume it exhaustively
within its own normative language game. Legal fairness would thus be distinguishable
from its philosophical counterpart. There are bound to be other cases in any complex,
multilayered, contemporary legal setting, however, where such exhaustive wholesale
transposition into the normative language game of law would not be workable, and
where any attempt to exhaustively confine all normativity to the realm of law would
be both impractical and undesirable. Thus, if dignity were enshrined as an essential
constitutional value, then openness to philosophical clarification and elaboration of
the concept would be bound to enrich law in at least certain settings and in certain
circumstances. To be sure, “legal” dignity could be exhaustively circumscribed within
the language game of law as fairness was assumed to be in the preceding example.
Nevertheless, in as much as law would be impoverished by doing so, it would be
better for law to become open to incorporating some norms as processed through the
language game of philosophy.
There are many concepts that lend themselves to the same positioning involving
a normative opening of law towards philosophy as does dignity in the preceding
example. Actually, for those concepts that are thus amenable, whether or not recourse
should be had to normative openness, would ultimately be a complex contextual matter
involving the nature of the legal system and of the philosophical discourse at stake.
Accordingly, in the abstract, the concept of fairness is not inherently different from
that of dignity in the context of the present discussion. Indeed, one could even imagine
confining fairness exclusively to the language game of law in one legal context, such
as corporate law, while at the same time keeping it open to the language of philosophy,
in another context, such as constitutional law
33.
Given that in some cases law must remain normatively open to philosophy at
least to a certain extent, how does that impact on the appropriateness of any analogy
between law and Luhmann’s autopoietic conception of the economy as driven by
monetarization? There is no simple answer to this question as in one important sense
the analogy holds, and in another it does not. Moreover, to further complicate matters,
appearances seem bound to shift depending on whether one places oneself within
32 See, e.g., M. rosenfeld, Affirmative Action and Justice, supra, for a discussion of the
contrasts between libertarian, contractarian, utilitarian and egalitarian justifications for and
against affirmative action and their respective constitutional implications in the context of the
U.S. Equal Protection Clause.
33 For example, in the context of corporate transactions, “fairness” could be confined to
full disclosure of relevant information and non-coercion whereas in the constitutional context,
“fairness” would be left open ended to be determined so as to preserve and promote the equal
dignity of all individuals within the polity.
Page 68
72 pensées du droit, lois de la philosophie
the perspective of law or within that of the web of socio-political intersubjective
relationships taken as a whole.
The analogy holds in so far as the ultimate determination as to whether, and to
what extent, a particular philosophical handling of an issue may be legally relevant
depends on law as a normative system taken as a whole. Luhmann’s overly simplistic
binary code legal/illegal can be replaced by the code legally relevant/legally
irrelevant, and, consistent with this, philosophy can be incorporated within law if
proven to be legally relevant. For example, if as determined within the language game
of philosophy, corrective justice calls for affirmative action under a particular set of
circumstances, then that may be determinative under a constitution that leaves the
matter open, but irrelevant under another that explicitly forbids affirmative action
under all circumstances.
On the other hand, the analogy does not hold to the extent that the code legally
relevant/legally irrelevant lacks the systematically transformative capacity inherent to
monetarization. Monetarization systematically quantifies everything that comes within
the purview of the economy as a language game by ascribing to it an exchange value
in a monetary amount. Thus, even my “priceless” (to me) family heirloom has a price
within the economy, and if I were forced to sell it to feed my children, presumably I
would not be able to do so above its established market price regardless of my special
attachment to it. In contrast, in cases in which determination within the language game
of philosophy is deemed legally relevant, inclusion within the language game of law
would involve incorporation rather than transformation. If a constitution enshrines
the principle of equal dignity and leaves open the question of affirmative action, then
the philosophical reasoning that would lead from the premise of equal dignity to
the conclusion that corrective justice warrants the use of affirmative action could be
incorporated without transformation into legal discourse. There may be differences of
vocabulary coupled with need to address the issue of legal relevance, but
in substance
there would be no difference between the philosophical and the legal argument. In
short, in the last example there would be nothing akin to the transformation necessarily
triggered by the process of monetarization in the context of economic relationships.
Within the strict confines of the inner perspective within the realm of law,
arguably the decisive normative step is the determination of legal relevance. From
this perspective, what is decisive is not any philosophical conclusion as such, but
assessment of the latter in terms of the code legally relevant/legally irrelevant. Within
the broader perspective carved out by reference to the entire web of socio-political
intersubjective relationships, however, from a functional or an operative standpoint,
there do not appear to be any firm impermeable boundaries between law, morals and
politics. In a world in which a domestic legal system, even if confined to the scale of
the traditional nation-state, is obligated to incorporate what is prescribed by
jus cogens,
and to align the interpretation of its constitution and of its laws with the dictates of
universal human rights, what is deemed morally imperative to prevent crimes against
humanity or to sustain an acceptable minimum of human dignity must be factored
in the determination of domestic legal relevance. In other words, from this broader
perspective, determinations pursuant to the code legally relevant/legally irrelevant
are neither purely internal to the traditional nation-state nor entirely severable from
Page 69
philosophy in law? 73
morals or politics. Unlike in Luhmann’s conception confining the role of law to
insurance and the stabilization of expectations, under any plausible contemporary
conception, the determination of legal relevance cannot stand alone, severed from
all other normative specifications. Instead, as captured within the broader perspective
within which it is embedded, contemporary determination of legal relevance must
derive from a dynamic confrontation between internal and external sources of legal
legitimation that are, at least in part, inextricably linked to other sources of normative
validation, such as morals and politics.
Consistent with the preceding analysis, leaving aside questions of metaphysics,
philosophy can, and does in any viable contemporary setting to some degree, inhere in
law. Philosophy and law are thus at least partially normatively open to one another 34,
and therefore some of what originates in the language game of philosophy can be
incorporated in substance without transformation into the language game of law. This
leads to the following question: what relevant consequences for law and legal validity
are likely to emerge based on the above conclusion?
Philosophy in Law and Legal Legitimacy
The place of philosophy in law as understood here is likely to be interstitial in
the case of most existing complex legal systems. Indeed, a particular legal system
could constitutionally enshrine the principle of equal dignity, which would profit from
philosophical elucidation in the course of its implementation, and at the same time
contain certain specific constitutional prohibitions, such as one against affirmative
action, with the consequence that the latter prohibition would trump any support
based on a philosophical elaboration of equal dignity – no matter how strong – for
affirmative action. In other words, incorporation of philosophy in law is likely to be
rather narrow in scope, and because of that the impact of such incorporation on the
legitimacy of law is likely to be relatively limited. It is important to distinguish in this
connection between a philosophical legitimation of a legal system as a whole or in part
(e.g., contract law or constitutional law) and the legal legitimacy of the incorporation
of any particular fragment of philosophical discourse within the normative discourse
of law.
Dworkin, who, as already mentioned, argues that constitutional law cannot make
sense unless understood in terms of a particular political philosophy 35, does not
appear to address this latter distinction. As I understand him, Dworkin makes two key
assertions that seem relevant in connection with the distinction I am drawing: First,
Dworkin claims that constitutional law makes no sense unless it can be interpreted
34 It may be objected that proper use of the language game of philosophy should be limited
to analytic discourse, and that, accordingly, recourse to philosophy for normative purposes would
be unwarranted. Without entering into debates relating to differing conceptions of philosophy,
suffice it for now to point out that at least under some plausible conceptions, philosophical
discourse may be legitimately regarded as encompassing normative as well as analytic
determinations. Thus, for example, philosophical derivation of the categorical imperative and
examination of its moral implications naturally leads to the philosophical grounding of certain
moral precepts, such as the absolute prohibition against lying.
35 See note 6, supra.

Page 70
74 pensées du droit, lois de la philosophie
as deriving from a particular political philosophy; and, second, based on this latter
claim, he asserts that there is one right answer to every hard case 36. Whatever may
be the merit of the first of these two assertions, it ultimately only makes sense as a
counterfactual. As a matter of historical fact, it would be a hard to fathom coincidence
if an actual constitution were to be subsumed
in toto under a particular political
philosophy. One can imagine as a purely theoretical matter that a constituent assembly
would put forth a constitutional scheme meant to conform to John Rawls’s
A Theory
of Justice
, and then draw on that work to draft actual constitutional provisions and
to anchor constitutional interpretation. As no actual constitution comes close to this,
however, reference to Rawls would best be understood as having counterfactual import,
in the sense of suggesting how an existing constitution may be perfected or on what
basis it ought to be viewed critically as falling far short of the desired Rawlsian ideal.
Furthermore, Dworkin’s second assertion is even more implausible as it could only be
vindicated, if at all, by taking sides within philosophical discourse regarding particular
highly contested concrete issues that remain open to considerable philosophical
disagreement. Thus, for example, if a constitution purports to seek conformity with
liberalism, how can one reach the one correct answer in a hard case involving the
constitutionality of affirmative action (where the constitution protects equality but
is silent on affirmative action) if libertarian liberalism leads to a conclusion that is
opposite to that reached in accordance with egalitarian liberalism? And, what if one
subsumes the constitution under libertarian liberalism, and libertarian philosophers
disagree among themselves concerning the normative acceptability of affirmative
action 37?
Keeping in mind the above distinction, it is important to elucidate the nature
of the relationship, if any, between critical counterfactual philosophical assessment
of law and the legal legitimacy of philosophy incorporated into law. As the above
discussion indicates, the two are
logically distinct, but there may nonetheless be factual
or ideological affinities or even mutual dependence between them, contingent upon
the particulars involved. This is perhaps most obvious in cases in which positions
emerging within the language game of philosophy – or, which is for this purpose
equivalent, within the language game of morals or politics – prompt calls for legal
reform. For example, if liberal philosophers were to reach a broad based consensus
that equal dignity requires legalization of same sex marriage and that were used to
urge legalization in a polity where such marriages happened to be illegal, then a
philosophical critique of the law could lead to a change within the latter. Moreover,
such change would result in an alignment between the normative discourse of
36 For an extended critique of Dworkin’s interpretive theory and of his “one right answer
thesis”, see M.
rosenfeld, “Dworkin and the One Law Principle: A Pluralist Critique”, Revue
Internationale de Philosophie
, 59, 2005, p. 363. In what follows, I draw in part, on that earlier
work.
37 See M. rosenfeld, Affirmative Action and Justice, supra, p. 52-60 (detailing the
libertarian argument against affirmative action) and p. 63-64 (detailing the libertarian argument
in favor of affirmative action).
Page 71
philosophy in law? 75
philosophy and that of law and it may, though it need not, result in one more discrete
instance of philosophy in law
38.
The mutual dependence at stake above can also occur within the ongoing workings
of an established legal system as exemplified by the need to implement the norms
deriving from jus cogens, applicable human rights regimes, and broadly phrased
constitutional rights. Thus, for instance, jus cogens imposes an absolute prohibition
against torture and other cruel and inhuman treatment which binds under international
law even a country that is not a signatory to the UN Convention Against Torture
(CAT) 39. Although CAT defines torture 40, that definition leaves much open in
terms of the boundaries of cruel and inhuman treatment – a subject that could benefit
from elucidation within the language game of philosophy. Under these circumstances,
at least in the case of a country that is not a signatory to CAT, the critical philosophical
assessment of practices, that may be plausibly characterized as cruel and inhuman
and yet legal within the relevant country’s domestic legal system, would be relevant
and should inform any appropriate philosophy in law upon which the country’s legal
language game could or should count on to determine how to conform to the dictates
of jus cogens.
There are also other cases, of course, in which no direct connection could be drawn
between critical philosophy and philosophy in law. If one concludes, for example, as
does Derrida that law and justice are ultimately mutually incompatible because all
law generalizes whereas justice calls for simultaneous vindication of the universal
and the singular 41, then that critical insight could not conceivably figure directly in
any legitimate use of philosophy in law. Indeed, a judge who would have to decide
whether affirmative action would be consistent with corrective justice in a particular
set of circumstances would not have a legitimate choice, siding with Derrida, to refuse
to decide the question based on his conviction that justice is impossible. Since that
judge is compelled to decide the case, either he avoids philosophy in law and turns to
other sources for support for his decision; or, he invokes elements of philosophy in
law that are squarely inconsistent with the critical philosophy that he endorses within
the confines of the language game of philosophy.
Given the complexities identified in the course of the preceding discussion,
there can be no single answer to the question of the legal validity of any actual or
contemplated use of philosophy in law. Some cases are easy either because there is no
room for philosophy in law or because there clearly is, but recourse to it ought to be
completely uncontroversial. Where the constitution forbids affirmative action and no
38 If the philosophically prompted reform results in adoption of a new law legalizing same
sex marriage by the legislature, then no philosophy in law would be in play. But if such reform
were pursued through judicial reinterpretation of a constitutionally established equal dignity
principle, then there would be an area carved out for philosophy in law.
39 The Convention was adopted in 1987 and ratified by 147 countries as of 2010. See UN
Treaty Collection, http://treaties.un.org
40 See CAT, Article 1.
41 See J. derrida, “Force of Law: The Mystical Foundation of Authority”, in D. cornell,
M. rosenfeld and D. carlson (eds.), Deconstruction and the Possibility of Justice, 1992,
p. 3.
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76 pensées du droit, lois de la philosophie
supranational applicable norms require it, philosophical arguments in favor of it are
not legally relevant and hence not legally valid. On the other hand, if a constitution
extends freedom of religion to all religions and a court must decide whether such
freedom already granted to Christians and Jews ought to be extended to Muslims, then,
to the extent that philosophy in law may be appropriate under the circumstances
42,
the only plausible answer that it could provide would be in the affirmative.
Leaving aside the threshold question concerning the appropriateness of turning to
philosophy in a particular situation 43, this leaves basically three different categories
of harder cases. These are in increasing order of difficulty from the standpoint of legal
legitimacy: First, cases in which the conclusions within philosophical discourse to be
incorporated into law happen to be unwarranted; second, cases involving essentially
contested philosophical concepts over which there is widespread disagreement within
the polity; and third, similar cases to those in the second category, with the difference
that the disagreement extends beyond the polity as it concerns supranational or
international norms applicable within the polity’s legal system. Moreover, as between
these three categories, the difference between the first and the remaining two is one of
kind whereas that between the second and the third is one of degree.
Cases falling in the first of these categories present more of a practical than a
theoretical problem. They involve an error in philosophical reasoning or in the
application of a philosophical proposition that becomes incorporated into law. Were
the unwarranted step confined to the language game of philosophy, it could eventually
be straightened out through further engagement in philosophical discourse. Once
incorporated in law, however, it becomes legally binding and may be difficult to
dislodge as when it becomes embedded in a judicial precedent within a common law
jurisdiction.
From a theoretical standpoint, the philosophical error that has now become
incorporated in law can be easily dealt with through further argumentation within
philosophical discourse coupled with a convincing argument as to why the correct
philosophical conclusion should replace the erroneous one currently incorporated into
to the law. This can be illustrated through an analogy with economics in law. Suppose a
country’s antitrust law is aimed at prohibiting all significant anti-competitive conduct,
and that a judge accordingly decrees a particular business practice to be illegal upon
concluding erroneously that it is anti-competitive. Suppose further, that a consensus
42 This would depend, for instance, on whether or not there were legally binding
precedents on the definition of a religion. In the absence of such precedents, it would seem
entirely appropriate to inquire within the language game of philosophy concerning what ought
to count as a religion.
43 The threshold question can certainly be hard as it may turn on contested views of
whether there ought to be room for recourse to philosophy in law in a particular case. To the
extent that the answer turns on whether the relevant factors within the language game of law
preclude or not an opening to philosophy in law, the task is no different than that involved in
any other interpretive controversy within the language game of law. On the other hand, if the
answer depends on a choice among two or more contested propositions of philosophy in law,
then the challenge is akin to those encountered in the hard cases posed by controversy over
contested propositions of philosophy in law.
Page 73
philosophy in law? 77
among economists develops leading to the conclusion that the prohibition of the
practice at stake will thwart competition rather than help it. It seems clear in that case
both that economic analysis is relevant to law and that the law ought to be changed to
conform to what economic analysis properly conducted actually prescribes.
From a practical standpoint, a philosophical error should not be much more
difficult to correct than one involving legal doctrine or the application of legal
standards. An erroneous judicial inference in the application of norms that are wholly
encompassed in the language game of law, such as an applicable doctrine in contract
or tort law, does lead to a binding legal result, which can be overturned on appeal or
subsequently through repudiation of precedents based on the error at stake or through
corrective legislation. Correction of a philosophical error would seem amenable to
a similar process, with the one difference that it would require a dialogue between
practitioners of the two different language games involved in contrast to cases entirely
confined within the language game of law. To return to the analogy above, just as an
economist’s analysis of anti-competitiveness may be readily “translated” for use in
antitrust law, so too could a philosopher’s conclusion relevant in law.
The question of philosophical error is likely to be relatively minor and to pale in
comparison with the problems raised by the incorporation within law of normative
content originating in philosophical discourse regarding essentially contested concepts
over which there is widespread disagreement within philosophy. Furthermore, the
reason for dividing reliance on contested philosophical concepts into two separate
categories is predicated on the intuition that, all else being equal, one would more
strenuously object on legitimacy grounds to being subjected to a supranational norm
with which one strongly disagrees than to a comparable norm originating within the
confines of one’s own polity.
Vigorously contested norms are common both within the confines of law to the
extent that it can be conceived as a separate self-enclosed normative system and within
other relevant normative systems to which law is normatively open, such as morals,
politics and philosophy. This leads to two key questions: To what extent do contested
norms affect legal legitimacy? And, what difference does it make, if any, whether
the contested norm is within the law as narrowly conceived as opposed to within an
external normative order which is interstitially incorporated within law?
In a nutshell, reliance on contested norms does affect legal legitimacy and the
challenge to the latter increases as one moves farther away from law as narrowly
conceived and from the boundaries of one’s community and of one’s country. Before
proceeding to detail this conclusion, one caveat is in order. For analytical purposes,
each normative system involved and each source of law, national and supranational,
will be taken separately. In reality, however, any complex contemporary legal regime
depends on a cobbling together of elements from each of the normative systems
discussed above (and undoubtedly others) and on integrating legal norms issuing from
a plurality of sources. Consistent with this, to avoid distortion, the analytic conclusions
drawn below will be supplemented by a brief synthetic account designed to suggest
how the parts may fit within the whole.
Contested norms within law as narrowly conceived seem both inevitable and
highly unlikely to have a significant impact on legal validity. For example, in a
Page 74
7 pensées du droit, lois de la philosophie
legal regime where it is clearly up to the legislator to determine whether to impose a
minimum wage law, adoption of such a law by a very narrow parliamentary majority
in the face of a vigorous debate among an evenly divided citizenry, might not lessen
divisions over the fairness or usefulness of the new law. But that would not have any
significant effect on the law’s
legal legitimacy as a positivist pedigree theory of legal
validity would appear to be largely sufficient. As we move away from the production
of legal norms, and focus on their interpretation and application, greater challenges
to legal validity could arise to the extent that pedigree issues may become open to
greater challenges. Nevertheless, overall, short of attacking the legal regime as such,
challenges to legal legitimacy in the context of regular production, interpretation and
application of legal norms ought to remain minimal.
Contested norms in the other normative systems that have an impact on law, on
the other hand, are likely to have an altogether different effect on legal validity. Take
for example the moral debate over abortion in the context of a constitution that is
silent on the subject but that enshrines individual liberty, equality and privacy rights.
Assume further that the polity in question is fairly evenly divided among those who
based on their most deeply held moral and religious convictions deem abortion to
amount to infanticide and those who are morally persuaded that a woman’s moral
worth as a free and equal person requires her to have full control over her own body
and that prohibiting her from having an abortion would be an affront to her moral
worth. If under such circumstances a constitutional court must adjudicate whether a
law criminalizing abortion is constitutional, it cannot avoid the contested moral issue,
and it will inevitably antagonize one camp or the other, if not both
44.
Where, like in the above example concerning abortion, the relevant moral and
legal norms are inextricably intertwined and the moral norms remain highly contested
and deeply divisive, any legal determination would seem subject to serious challenges
regarding legal validity. In this respect, it is not surprising that the US Supreme Court’s
recognition of a constitutional right to abortion in Roe v. Wade 45 has been one of its
most contested decisions, prompting a massive assault on the legitimacy of its role as
constitutional interpreter
46. Moreover, the same applies in cases where the divide is
44 The judges charged with deciding the constitutionality of the law banning abortion cannot
avoid the contested moral issues by seeking refuge in the realm of law as narrowly defined, by
invoking, for example, textualism as their chosen criterion of constitutional interpretation. A
narrow textualist approach based on the lack of explicit constitutional provision addressing
abortion would not deprive the consequent decision of moral effect and would lead at least
implicitly to a morally charged further specification of the meaning of constitutional liberty,
equality, and privacy for women. The only way that the judge could completely avoid the moral
issues would be if the constitution systematically dealt with them by treating abortion explicitly
and by providing legal standards for resolving differences among the contending camps. This
would set an extremely high threshold that would be nearly impossible to achieve for both
internal and external reasons. Internally, constitutional norms are unlikely to ever become fully
exhaustive and, externally, given the contentiousness of the issue, it would seem impossible
to muster the requisite level of support for exhaustive ex-ante agreement on all facets of the
issue.
45 413 U.S. 113 (1973).
46 See L. TriBe, Abortion: The Clash of Absolutes, 1992.
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philosophy in law? 7
over politics – in the sense of what is good for the polity – or over philosophy. The
only significant likely difference between philosophy, on the one hand, and morals
and politics, on the other, in the present context, is that to the extent that the former is
more abstract and more prone to being inaccessible to the citizenry at large, recourse
to it may produce increases in alienation. And greater alienation may often translate
into more extensive questioning of legal legitimacy.
The argument in support of the assertion that incorporation of philosophy in law
originating at a supranational level is likely to lead to more legal legitimacy objections
than a counterpart set in motion at the national level is analogous to that above
comparing philosophy to morals and politics. The supranational is more distant and
seems much less amenable to control or influence from the standpoint of an affected
national citizenry. Because of that, all other things being equal, a contested norm
imposed from outside one’s own polity would seem subject to greater objections on
legal legitimacy grounds. Up to a point, legal legitimacy can be established based
on an argument from democracy. As long as a polity as a whole has a solid basis for
cohesion and lacks sources of profound existential cleavages, it stands to reason that
some contested issues would be settled democratically and that those whose views
had not prevailed would accept the legitimacy of the result on largely procedural
grounds. Thus, the combination of lesser identification with supranational proponents
of contested norms and less democratic input into supranational policy making and
norm production 47 appears to make all legal norms and, above all, philosophy in law
norms coming from abroad more vulnerable to legal legitimacy attacks.
As indicated above, an analytic breakdown such as the one just sketched is likely
to be misleading absent a corresponding synthetic account that factors in the dynamics
of the complex pluralistic legal regime prevalent in the typical contemporary polity.
Indeed, in the abstract a foreign norm looms as more contestable than a domestic one,
but that need not be the case. In an ethnically or nationally divided polity, for example,
transnational norms may well sometimes become less contested than national ones.
It is not hard to imagine that a dispute relating to applicable legal norms between
Cataluña and Spain or Scotland and the UK may benefit from recourse to the EU.
Or, to refer to another example, in theory there would seem to be to be much greater
opportunity for contested philosophy in law instances at the level of constitutional
law than at that of ordinary parliamentary law. Increasingly, however, these two levels
become more intertwined, and in some countries like Germany, constitutional norms
and principles have been made applicable to purely private legal transactions 48.
As these two examples illustrate, the analytic categories detailed above provide
useful guideposts, but the dynamics of legal relationships in the multi-ethnic, multi-
national, multi-religious contemporary polity seem bound to belie neat separations.
An important consequence of this for present purposes is that significant contestability
of legal validity and legitimacy will often extend all the way down to the level of
47 Consider in this connection the claim that the European Union suffers from a “democratic
deficit”. See D. marquand, Parliament for Europe, 1979, p. 64.
48 Pursuant to the German Basic’s law “third party effect” or “Drittwirtung” fundamental
rights protections extend to private party transactions. See N. Dorsen et al., Comparative
Constitutionalism: Cases and Materials
, 2d ed., 2010, p. 896.
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0 pensées du droit, lois de la philosophie
infra-constitutional majoritarian law making. Conversely, contestability need not
automatically increase as one progresses from the local to the global, and on occasion
consensus may project all the way up.
In the end, philosophy in law, though interstitial, is ubiquitous as it can become
incorporated directly or indirectly at all levels of the complex pluralistic contemporary
legal order. Moreover, at least in significant part, philosophy in law triggers or increases
contestability regarding legal validity and legal legitimacy. In short, philosophy in
law is inevitable and it makes all claims to legal validity and legal legitimacy non-
trivially contestable. In some cases, particularly where there is great convergence
within the relevant polity, contestations will be easily met, but, under conditions of
great divergence, serious damage to the entire legal order’s claim to legitimacy may
naturally ensue.
Contestability associated with philosophy in law cannot be eliminated, but its
scope and intensity may be markedly reduced through commitment to a particular
philosophical perspective, namely that carved out by normative pluralism. Normative
pluralism strives to accommodate as many competing conceptions of the good as
possible based on the belief that fostering plurality is a worthy and desirable end 49.
Consistent with that, normative pluralism may be used to achieve inclusion of as many
competing perspectives as possible thus minimizing irreconcilable conflicts among
them, and accordingly reducing – without ever being able to eliminate – reasonably
available grounds for contestation of legal validity and legitimacy. If an instance of
philosophy in law could at once accommodate both libertarian and egalitarian liberals,
then neither of the two would be prone to contesting the validity of the resulting
legal norm (though non-liberals would still be excluded and thus likely to contest).
Furthermore, whereas detailing how normative pluralism would operate in this context
remains beyond the scope of the present undertaking
50, as a general rule it would
seem best to combine a greater stress on diversity at the national level with more
emphasis on unity at the transnational level. Hopefully, that would lessen contestation
by prompting greater acceptance of difference among one’s fellow citizens while at the
same time searching for common values and points of convergence across borders.
Conclusion
The preceding analysis reveals that philosophy in law is inevitable in the context
of complex modern legal systems. This means that law as a normative system must
remain normatively open contrary to Luhmann’s autopoietic theory which posits
law as cognitively open but normatively closed. Moreover, philosophy in law must
be distinguished from law under (moral or political) philosophy as understood by
Dworkin. For Dworkin, law lacks coherent meaning unless interpreted in terms of a
particular moral or political philosophy. Instances of philosophy in law, in contrast,
are internally incorporated within law, are interstitial, and are unlikely to be amenable
to being collectively harmonized into a single comprehensive normative theory within
49 See M. rosenfeld, Just Interpretations, supra, p. 199-234 (for an extended argument in
favor of normative pluralism).
50 For a more detailed discussion, see M. rosenfeld, “Rethinking Constitutional Ordering
in an Era of Legal and Ideological Pluralism”, supra note 10.

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philosophy in law? 1
the language game of philosophy. As a consequence philosophy in law opens the
range of opportunities for contestation of legal validity and legal legitimacy in any
setting marked by significant disagreements regarding ideology, morals, politics and
law. Finally, I have suggested that recourse to normative pluralism may help reduce
the areas and intensity of contestation. That may be achieved through a recasting of
poles of unity and of poles of difference within the relevant socio-political and legal
space. However, any further inquiry into how exactly that might be accomplished so
as to bolster law’s legitimacy under current circumstances will have to be put off till
another day.
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Brèves remarques sur le légalisme :
droit et règle
Luc J. Wintgens
Une théorie du droit s’organise autour d’une définition du droit. Celle-ci
articule, au niveau ontologique, la nature du droit, un terrain que se partagent
traditionnellement le jusnaturalisme et le positivisme, avec des accents différents sur
le « donné » et le « construit », sur le transcendant et l’humain. L’approche que je
propose d’élaborer dans cette contribution explore une couche plus primitive, celle
de l’ontologie même. Au sein de l’ontologie occidentale, nous assistons à une mise
en chantier de la hiérarchie entre intellect et volonté à partir du XIV
e siècle. Cette
mise en chantier donne lieu à une différenciation entre le réalisme d’un côté et le
nominalisme de l’autre. Selon le premier, la réalité se compose d’idées ou d’essences
dont l’accès mène à une vérité ontologique. Selon le deuxième, en revanche, les idées,
essences ou concepts n’existent pas en soi, mais sont des constructions humaines.
C’est sur cette différenciation dans l’ontologie même que se greffe la distinction entre
jusnaturalisme et positivisme. Paradoxalement, les deux courants se recoupent dans
l’idée du légalisme selon lequel la normativité d’une action doit être pensée comme le
fait de suivre des normes 1.
Dans le monothéisme chrétien, Dieu se manifeste comme origine, c’est-à-dire
comme source autoréférentielle de l’Etre qu’il est lui-même. De cette source découle
tout l’Etre et tout étant, ce qui remplace le premier moteur de l’Antiquité pour donner
lieu à l’idée d’un Dieu tout-puissant. Cette conjonction de la tradition grecque avec le
christianisme médiéval ne s’opère pas sans problèmes. Le nécessitarisme d’Averroès
qui préside à la réintroduction d’Aristote dans le monde occidental s’avère en effet
difficilement compatible avec l’idée d’un créateur tout-puissant et donc absolument
1 Voir J. N. ShKlar, Legalism. Law, Morals, and Political Trials, 2nd ed. Cambridge, MA,
Harvard University Press, 1986.
Page 80
4 pensées du droit, lois de la philosophie
libre. Le nécessitarisme a mené sans détour à la condamnation en 1277 de cette
approche, tout en donnant le vent en poupe à la critique de la toute-puissance divine
telle qu’elle était célébrée dans la
Somme théologique de saint Thomas d’Aquin 2.
Cette critique a causé une véritable révolution copernicienne dans la relation
entre l’homme et son créateur, démarche qui se développe en deux grandes étapes.
La première étape en produit la prémisse essentielle. C’est à Duns Scot que nous
devons l’articulation de celle-ci. En s’attaquant à la théorie, héritée d’Aristote, des
quatre causes 3, qui se rejoignent dans chaque étant, il argumente que « matière »
et « forme » sont séparables, si Dieu le voulait, c’est-à-dire de potentia absoluta Dei.
Même si, dans l’expérience humaine, matière et forme se trouvent souvent sinon
toujours unies, cela n’est d’aucune façon nécessaire. Autrement dit, il est logiquement
possible, puisque pensable, que forme et matière soient séparées, si Dieu le voulait de
potentia absoluta.
La distinction entre matière et forme est un exemple de ce que Scot appelle
la distinction formelle 4. Cette distinction met en lumière le caractère absolu de
la puissance divine. Ce caractère absolu signifie que le pouvoir divin ne connaît
d’autre limite que celle que lui impose la nature divine. Or, il n’est pas logiquement
contradictoire de penser que Dieu aurait pu, dans sa toute-puissance, séparer matière
et forme. La matière ne recevant pas son être de la forme, elle peut donc exister
séparément de celle-ci, et elle peut être connue comme telle, tout cela si Dieu le
voulait.
La deuxième étape développe cette idée en la radicalisant. Plus spécifiquement,
c’est sous la plume de Guillaume d’Occam qu’on trouve les traces les plus claires
d’une nouvelle compréhension de cette relation 5. En effet, les théologiens du Bas
Moyen Age font partir leurs réflexions sur le monde de leur croyance en Dieu. La
philosophie se présente dans cette perspective comme servante de la théologie 6,
l’explication rationnelle de la foi, partant d’une participation à – ou dépendance de
2 Voir Thomas d’aquin, Summa Theologica, Turin, Marietti, 1910 ; M. Bastit, La
naissance de la loi moderne. La pensée de la loi de saint Thomas à Suarez
, Paris, PUF, 1990 ;
H.
BlumenBerg, The Legitimacy of the Modern Age, translated by R. M. wallace, Cambridge,
MA, MIT Press, 1983 ; V. Brochard, Etudes de philosophie ancienne et philosophie moderne,
Paris, Vrin, 1954 ; A. de muralt, L’enjeu de la philosophie médiévale. Etudes thomistes,
scotistes, occamiennes et grégoriennes
, Leiden, Brill, 1993.
3 Voir aristote, Politics, in The Complete Works of Aristotle, edited by J. Barnes,
Princeton, NJ, Princeton University, 1984 ; aristote, Metaphysics, in ibid. ; P. auBenque, Le
problème de l’être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne
, 3e éd., Paris, PUF,
1972.
4 Voir Duns scot, « Quaestiones in Secundum Librum Sententiarum a Distinctione tertia
usque ad decimam quartam », in Johannis Duns Scoti Opera Omnia, Paris, Vives, 1893 ; Duns
scot, « Reportata Parisiensia », in ibid., 1894.
5 Voir G. d’ocKham, Scriptum in Librum Primum Sententiarum Distinctiones II-III,
edited by S. Brown and G. gal, St. Bonaventure, NY, Franciscan Institute, St. Bonaventure
University, 1970 ; Summa Logicae, edited by G. gal and S. Brown, St. Bonaventure, NY,
Franciscan Institute, St. Bonaventure University, 1974 ; M.
mccord adams, William Ockham,
vol. 1. Notre Dame, IN, Notre Dame University Press.
6 Voir E. gilson, Le philosophe et la théologie, Paris, Arthème Fayard, 1960.
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Brèves remarques sur le légalisme : droit et règle 5
– l’esprit divin. Cette approche a Deo se trouve remplacée, sous la plume d’Occam,
à deux niveaux 7.
Premièrement, au lieu de l’interprétation ontologique ou métaphysique de la
toute-puissance divine, est proposée une interprétation logique. Selon cette nouvelle
interprétation, Dieu ne crée plus le monde selon le plan de la loi éternelle. L’erreur
de l’interprétation ontologique consistait, selon les adeptes de la nouvelle approche, à
limiter la puissance divine à créer ce monde-ci et l’empêchait dans sa toute-puissance
d’en créer un autre. Même si Dieu créait le monde selon un plan qu’il avait lui-même
créé, l’objection ne perdrait rien de sa validité, parce que l’idée même d’un plan
guidant la création serait à même de limiter la liberté créatrice divine. La limitation
de la liberté divine par l’homme est jugée blasphématoire parce qu’elle se heurte à la
croyance en Dieu tout-puissant.
Entre alors en ligne le deuxième aspect. La toute-puissance divine ayant sa
base dans la foi se voit articulée du côté de la philosophie. C’est le théologien qui
interprète la toute-puissance en philosophe, c’est-à-dire par les seules lumières de
la raison non assistée par la révélation. Il s’agit d’une compréhension de la toute-
puissance a homine, par la raison humaine. Partant de la façon dont l’homme peut
comprendre la nature divine, s’ouvre le vaste champ des mondes possibles que Dieu
aurait pu créer dans son omnipotence. Cette interprétation logique remonte donc de
la compréhension humaine de la nature divine vers la croyance en Dieu tout-puissant,
a homine et non plus a Deo. Plus exactement, l’intellection de la nature divine passe
de la conception de Dieu qui se révèle à travers sa création à l’idée de ce que l’Etre
tout-puissant pourrait créer. La toute-puissance divine se dédouble ainsi en
potestas
absoluta
et potestas ordinata. Peut être créé tout ce qui n’entre pas en contradiction
avec la puissance absolue. Tout ce qui est logiquement possible peut être créé, mais ne
l’est pas nécessairement. L’interprétation logique de la toute-puissance s’avère donc
comme une compréhension modale du monde créé, c’est-à-dire comme possibilité.
C’est bien de la « compréhension » du monde qu’il s’agit, et non plus de son
« être ». En effet, quoique nous attribuions couramment le « tournant linguistique » en
philosophie à Wittgenstein, c’est à Occam, et avant lui à Abélard que revient l’honneur
d’en avoir fourni les prémisses initiales. Pour les nominalistes, la vérité se situe au
niveau de l’énoncé. Comprendre le monde est une activité de l’entendement humain.
Celui-ci opère avec l’aide du langage, parlé, écrit ou pensé, pour ne s’exprimer qu’en
lui. Or, tandis que Wittgenstein proclamait que l’on doit se taire sur les choses dont on
ne peut parler 8, la piste ouverte par Occam était plus radicale. Ce que l’on ne peut
concevoir en termes logiques et exprimer en des propositions non-contradictoires, ne
peut par conséquent pas exister.
Comme toute existence d’une création, il s’ensuit que ne peuvent être créées que
des « choses » dont l’existence n’entre pas en contradiction avec la nature divine.
La thèse de la séparabilité de la matière et de la forme, du côté des choses (
ex parte
7 Voir E. A. moody, The Logic of William of Ockham, London, Sheed & Ward, 1935 ;
M. A.
pernoud, « Innovation in William of Ockham’s References to the « Potentia Dei » »,
Antonianum, 45, 1970, p. 65-97.
8 L. wittgenstein, Philosophical Investigations, translated by G. E. M. anscomBe, Oxford,
Blackwell, 1976.
Page 82
6 pensées du droit, lois de la philosophie
rei), étant acquise de potentia absoluta Dei, elle n’attend que sa radicalisation sous
la plume d’Occam. Celle-ci revient à dire qu’il est incompréhensible parce que
logiquement inconcevable que Dieu, étant tout-puissant, puisse créer des formes,
des idées, des concepts, des essences ou des genres qui auraient une existence extra
mentem
. Si les concepts existent ou ont un esse objectivum, ils n’existent tout au plus
que dans l’entendement humain qui fonctionne désormais de façon autonome pour les
découvrir comme idées claires et distinctes. C’est la piste modérément nominaliste sur
laquelle se lancera Descartes. La piste radicalement nominaliste pour sa part, qui est
celle d’Occam, leur dénie tout
esse objectivum et les réduit au statut de construction
humaine
9.
Voilà les grandes lignes de l’interprétation logique de la toute-puissance divine
qui voit le jour dès le début du XIVe siècle et qui est riche de conséquences quant à la
pensée normative. Tout pouvoir venant de Dieu, comme s’en était expliqué saint Paul,
force nous est de constater qu’en l’absence logique d’un plan guidant la création,
la normativité dans la création s’efface devant l’impossibilité de créer des essences
comme par exemple la nature humaine. Celle-ci informait l’homme de sa causa
finalis
qui, selon la visio beatifica prédominante pendant le Moyen Age, était de « voir
Dieu ». Elle est remplacée par la visio intellectualis ou une compréhension de Dieu
par les seules lumières de la raison. C’est le premier thème de l’ère moderne qui va se
développer à partir de Descartes comme le
rationalisme menant à l’épistémologisation
de la philosophie.
Un monde et des êtres dépourvus de finalité ne sont pourtant pas sans normes.
La suite logique de la nouvelle interprétation de la toute-puissance divine s’annonce
comme une transformation de la nature de la loi divine et la communication de celle-ci
à ses créatures désormais libres puisque dépourvues de normativité naturelle. Voici le
deuxième thème de l’ère moderne, la liberté. Il est logiquement lié au troisième leitmotiv
de la modernité, à savoir
l’individualisme. Dieu ne pouvant plus créer des essences,
des « natures » ou des species voit paradoxalement son omnipuissance limitée à la
création d’individus qui ne sont plus liés par une nature commune. Ne peuvent exister
que des êtres individuels, libres de toute contrainte normative naturelle, mais non pas
dépourvus de normes pourtant. Ainsi, l’ensemble de la création se conçoit désormais
comme une collection d’étants individuels, qui se dit comme totum sunt partes.
C’est à leur liberté que Dieu surimpose sa loi comme norme, loi qui ne trouve
désormais plus sa source dans la loi éternelle comme plan de la création, mais qui
provient uniquement de la volonté divine unie à l’intellect divin. Volonté et intellect
sont deux aspects qui ne sont plus hiérarchiquement ordonnés comme l’entendait la
haute Scholastique, mais unis. La volonté n’étant plus hiérarchiquement subordonnée
à l’intellect selon la tradition intellectualiste, il s’ensuit qu’elle a une priorité sur
l’intellect. L’intellect divin peut informer mais n’ordonne plus, laissant libre cours
à la volonté toute-puissante qui s’étend jusqu’au libre arbitre divin. Ainsi, les dix
9 Voir P. vignaux, « Nominalisme », in A. vacant et al. (dir.), Dictionnaire de théologie
catholique
, vol. XI, Paris, Letouzey & Ané, 1931 ; J. largeault, Enquête sur le nominalisme,
Paris et Louvain, Nauwelaerts, 1971.
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Brèves remarques sur le légalisme : droit et règle 7
commandements doivent désormais se comprendre comme ayant pour seule source
le libre arbitre divin.
Pour être librement commandées, ces normes pourraient donc être arbitraires,
voire changer, selon la discrétion de la volonté divine. Arbitraire, le premier
commandement d’aimer Dieu aurait tout aussi bien pu prescrire de le haïr (
odium
Dei
). Au commandement de ne pas tuer, une exception est faite pour Abraham à qui
il est ordonné de sacrifier son fils. De même que le pouvoir de commander n’exige
aucune justification quelle qu’elle soit de la part de Dieu, il peut accorder sa grâce au
bon samaritain autant qu’au meurtrier, tout aussi bien à celui qui le hait qu’à celui qui
l’aime.
Résumons. Les trois thèmes de l’ère moderne, à savoir l’individualisme, le
rationalisme et la liberté et leur connexion se trouvent préparés dès la fin du Moyen
Age. C’est à partir d’une approche de Dieu par le seul moyen de la raison naturelle
que sa toute-puissance est interprétée de façon logique. D’un côté cette interprétation
élargit le pouvoir créateur dont l’intention est tout ce qui est logiquement possible.
Il s’ensuit d’un autre côté qu’est logiquement exclue la création des natures ou
d’essences. La conséquence en est l’individualisme ontologique, qui entraîne comme
suite nécessaire la liberté naturelle qui n’est limitée que par l’imposition des normes
commandées par Dieu. Ces trois thèmes sont logiquement liés à la toute-puissance
divine dans sa nouvelle interprétation. On pourrait donc les déduire l’un de l’autre
selon différents schémas partant chaque fois d’un concept différent d’où suivent les
deux autres.
Dans les pages suivantes, je propose de continuer notre réflexion à partir du thème
du rationalisme, ce qui nous mène inévitablement à Descartes. Si j’ai souvent qualifié
celui-ci d’initiateur de la pensée philosophique moderne, j’ai aussi apporté une nuance
importante. Cette nuance consiste à voir le rationalisme, l’individualisme et la liberté
s’enraciner dans le contexte théologique médiéval.
L’originalité de Descartes réside dans son effort de court-circuiter une des
conséquences de l’interprétation logique de l’omnipuissance divine. Cette conséquence
revient à ce que Dieu comme cause première peut causer en nous l’intuition d’un objet
non existant, de la même façon que le fait tout objet existant comme cause secondaire.
Il s’ensuit que nous ne savons pas qui (Dieu) ou quoi (l’objet) a causé cette intuition,
de sorte que nous ne savons pas si notre connaissance est vraie ou non. Elle ne peut
évidemment pas l’être au cas où l’intuition ne correspond pas à une chose existante,
c’est-à-dire quand elle est causée par Dieu
de potentia absoluta. L’interprétation
logique de la toute-puissance divine se résout donc en un scepticisme épistémologique,
dont Descartes cherche à endiguer les conséquences ontologiques 10.
L’hypothèse du malin génie que Descartes invoque, traduit ce souci que provoque
ce scepticisme et propose une solution à ce problème. Le malin génie, dans une
certaine interprétation, ne serait autre que Dieu qui essaierait de « tromper » l’homme.
C’est l’hypothèse d’une intuition d’une chose non existante produite par Dieu, cause
10 Voir R. Descartes, « Méditations métaphysiques touchant la première philosophie dans
lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps de l’homme sont
démontrées », in Œuvres de Descartes, vol. IX, Paris, Vrin, 1996.
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 pensées du droit, lois de la philosophie
première. Même s’il l’essayait (ce qui serait sans doute une pensée blasphématoire), il
n’y réussirait pourtant pas, puisque l’homme est capable par la seule raison naturelle,
c’est-à-dire la raison non assistée par la révélation, de prendre conscience de sa propre
existence. Cette prise de conscience de son existence est une première certitude qui
est en même temps ontologiquement vraie, sans devoir faire appel à la véracité divine
dont auront besoin les autres idées claires et distinctes déduites à partir du cogito.
La solution du problème du scepticisme affecte à son tour les deux autres thèmes,
notamment l’individualisme et la liberté. L’homme ayant confirmé son autonomie par
rapport à son créateur, se voit réaffirmé dans son statut d’individu ontologiquement
séparé de ses semblables. L’homme ne partage aucune « nature » avec ses semblables,
de quoi Hobbes tire une conclusion politique : l’homme-individu est libre, c’est-à-
dire doué d’un droit à tout. Le chaos qui en résulte dans l’état de nature le mène
à la constitution d’une société politique, suite à la loi naturelle. Plus tard, Kant 11
raisonnera selon une piste structuralement similaire à celle de Descartes et de Hobbes.
Il substituera la conscience transcendantale théorique et pratique comme source de
vérité et de normes à une réalité comme objet de connaissance et de normativité tout
en faisant abstraction de Dieu. Vérité et morale proviennent de la seule source qu’est
la raison.
Il est peut-être étonnant de voir Descartes, Hobbes et Kant rangés sur une même
ligne. Je m’en explique. Le Dieu de Descartes est indifférent au Vrai tout autant qu’au
Bien, puisqu’il les crée tous les deux lui-même. Quant au Vrai, l’idée du vrai est une
création divine et se résume dans le principe de non-contradiction. Quant au Bien,
le souverain Bien est bien parce que créé par Dieu. Le souverain Bien est objet de
connaissance tout comme le principe de non-contradiction est le fondement de cette
connaissance. Que Dieu aurait pu commander de le haïr reste une possibilité pour
Descartes comme il s’en explique dans son entretien avec Burman. C’est l’entendement
qui prescrit alors à la volonté « ce qu’il faut faire », et par conséquent la bonté morale
de l’acte revient à sa correspondance au bien créé et imposé par la volonté divine,
source de ces normes. Ainsi, on observe chez Descartes une forme de légalisme.
Hobbes 12 pour sa part coupe la voie vers le Bien qui est une essence que son
nominalisme lui interdit de connaître, parce qu’il ne peut exister. C’est à la loi naturelle,
commandement divin, qu’il revient de mesurer la bonté morale d’un acte. Ce n’est plus
le Bien, créé et imposé, qui guide nos actions, c’est la volonté divine, qui s’exprime
dans des normes, qui est la mesure de la bonté morale des actes humains. Surgit ici
comme ailleurs la distinction dans le pouvoir divin entre la volonté créatrice et la
volonté impérative que l’on retrouve chez Pufendorf. En bonne doctrine nominaliste,
ce sont deux aspects du pouvoir tout-puissant et non pas deux pouvoirs différents.
Force est de constater, comme le fait Hobbes, que la même logique nominaliste a pour
11 Voir E. Kant, « Metaphysical First Principles of the Doctrine of Right », in The
Metaphysics of Morals
, translated by M. Gregor, Cambridge, Cambridge University Press,
1996 ; E. Kant, Groundwork of the Metaphysics of Morals, translated and edited by M. gregor,
Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
12 Voir notamment Th. hoBBes, Leviathan : or, the Matter, Form, and Power of a
Commonwealth, Ecclesiastical and Civil
, in The English Works of Thomas Hobbes of
Malmesbury
, vol. III, edited by W. molesworth, 2nd ed., Aalen, Scientia Verlag, 1966.
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Brèves remarques sur le légalisme : droit et règle 
conséquence que les lois naturelles, qui trouvent leur fondement dans la volonté de
Dieu, sont inopérantes dans l’état de nature.
Leur caractère inopérant dans l’état de nature est dû au vide sémantique qui
les affecte. Leur « vrai » sens n’existe pas. Cela force Hobbes à faire appel à un
autre Dieu, mortel celui-ci, pour donner un sens aux commandements divins. C’est
au souverain civil qu’incombe cette tâche. Quoique la source de son pouvoir soit
toujours d’ordre divin, l’autorité (auctoritas) de ses commandements se trouve liée
à la fois à la loi naturelle qui oblige rationnellement à instaurer l’Etat et à la volonté
représentative des sujets qui conforment ainsi leur volonté au commandement divin.
Tous les commandements du souverain sont désormais moralement obligatoires. Ils
le sont non pas de par leur contenu mais de par le fait qu’ils expriment la volonté du
souverain imputée à ceux qui lui ont donné naissance. La bonté de l’action morale
revient ainsi à la correspondance de l’acte avec le commandement du souverain qui
est imputé à celui qui a l’obligation d’y obéir.
C’est ce dernier aspect qui nous mène vers Kant. Champion de la dignité humaine
au niveau de la connaissance ainsi que de l’action, il reconstruit le thème de la liberté
à partir de l’individu rationnel. Etant rationnel, l’homme est capable de se représenter
la loi comme s’il en était lui-même le législateur. L’imposition d’une norme serait
contraire à sa dignité. L’idée que se fait Kant de la liberté humaine est inséparablement
liée à l’autonomie de la volonté de l’homme. Celui-ci doit présupposer un sujet
« derrière lui » qui que cela puisse être, tout comme une « chose en soi » qui peut-être
existe mais reste en tout état de cause inaccessible à la connaissance humaine.
En se représentant librement l’idée de la loi, c’est l’universalisation d’un contenu
qui en fournit la forme. Le contenu de la loi provenant des maximes de l’individu, sa
volonté de les voir applicables à tous en détermine la légalité. La bonté morale d’une
action revient ainsi à la correspondance de celle-ci à la norme universalisée qui trouve
sa source dans la bonne volonté de l’homme. Est bonne la volonté qui se conjugue
selon les exigences formelles de l’universalisation par respect pour la loi à laquelle la
volonté doit se conformer.
A la différence de Hobbes, avec qui il partage l’idée d’un contrat social 13, Kant
fait la distinction entre la morale et le droit. C’est le même impératif catégorique, loi
morale ultime, qui commande l’action morale et la fondation de l’Etat. Pour que je
puisse vouloir que le mien soit protégé, il faut également vouloir que le tien le soit.
Ainsi, je dois quitter l’état de nature, non pas pour me promener librement dans la
forêt, mais parce qu’il faut entrer dans l’Etat civil. Le commandement de la loi morale
se dédouble désormais, du moins en principe, en l’obligation morale qui s’adresse
à la volonté et l’obligation juridique qui exige de se conformer extérieurement aux
normes étatiques indépendamment du motif de l’action. Légalité morale et légalité
juridique trouvant leur source dans le même impératif catégorique, elles partagent le
dénominateur commun qui est la conformité à une norme, qu’elle soit intérieure ou
extérieure.
D’une façon ou d’une autre, nos trois philosophes s’alignent sur l’interprétation
logique de la toute-puissance divine. Selon cette interprétation, ils contribuent tous
13 Voir par exemple J.-J. rousseau, Du contrat social, Paris, Flammarion, 2006.
Page 86
0 pensées du droit, lois de la philosophie
à leur manière au légalisme qui en découle. Le légalisme, on s’en souvient après la
lecture de Legalism de Judith Shklar, est l’attitude éthique qui consiste à considérer
l’action morale comme « suivre des règles », et les relations morales comme des droits
et des devoirs contenus dans ces règles, et peu importe d’où ces règles proviennent.
La conformité à la norme, voilà en quoi consiste la moralité de l’action. Le légalisme
n’est donc pas le monopole du positivisme mais se rencontre également dans le
jusnaturalisme moderne
14.
Le cadre global du projet étant ainsi esquissé, nous devons maintenant déterminer
brièvement la contribution spécifique de chacun des trois philosophes à celui-ci.
La perspective épistémologique que Descartes développe part du Dieu tout-
puissant, qui crée l’idée de vérité ainsi que le souverain Bien. Le monde aurait pu être
différent si Dieu l’avait voulu partant de sa potestas absoluta. Il a créé ce monde-ci de
façon arbitraire. Pour éviter le piège du scepticisme, le sujet s’oppose à son créateur et
se pourvoit ainsi de son autonomie épistémique. Ainsi la certitude épistémique ouvre
la porte vers la vérité ontologique, passage qui est garanti par Dieu. Avant de pouvoir
agir, il faut que l’homme connaisse les normes commandées. Mais cette connaissance
ne peut provenir que de la représentation que l’homme s’en fait. Il se représente ce qui
est commandé et qu’il trouve comme contenu de son intellect.
La certitude de la connaissance de ces contenus de pensée comme représentation
présuppose pourtant que le monde est tel que nous nous le représentons. Si Dieu
nous garantit la vérité de ce que nous connaissons de façon claire et distincte, il nous
incombe pourtant d’accomplir notre partie de la tâche, à savoir penser correctement.
Si nous pensons correctement, le monde
est tel que nous le concevons dans notre
entendement. Voilà le représentationalisme avec lequel Descartes contribue au projet
philosophique moderne.
Hobbes pour sa part y contribue avec sa perspective politique en s’appuyant
sur la conséquence de la toute-puissance divine, à savoir l’indifférence de Dieu par
rapport au Bien. Son épistémologie nominaliste interdit l’accès aux essences que de
toute façon Dieu ne pourrait pas créer. La nature humaine n’a par conséquent plus de
valeur normative, tout comme le reste de la création d’ailleurs qui baigne dans le vide
normatif. Ce vide normatif de la création est pallié par l’imposition des lois naturelles
dont la connaissance dépend d’un exercice de représentation de l’homme grâce à sa
capacité rationnelle.
Kant enfin concourt au projet en y apportant une perspective morale en critiquant
l’origine divine de la connaissance humaine qui se doit de déterminer ses propres limites
par rapport à la religion
15. Suite à cette césure le sujet construit sa connaissance du
monde qui s’annonce comme intuition, et qui est transformée en représentation par
les catégories de l’entendement. Il en va de même au niveau pratique où le sujet se
représente comme auteur de la loi selon les exigences de l’impératif catégorique, qui
est lui-même une représentation de la loi.
14 Voir M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, 2e éd., Paris, PUF, 2003.
15 Voir L. J. wintgens, « Modern Science as Freedom. An Essay on the Mechanisation of
the Worldview, Religion, and the Epistemologisation of Philosophy »,
Rechtstheorie, 41, 2010,
p. 199-232.
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Brèves remarques sur le légalisme : droit et règle 1
Le représentationalisme qui prédomine dans le projet auquel Descartes, Hobbes
et Kant contribuent par leur perspective épistémologique, politique et morale affecte
à son tour l’idée d’«obligation ». L’obligation se conçoit à partir d’une norme, la
conformité à celle-ci constituant la moralité de l’action. Leur approche s’articule
à partir d’une première vérité (Descartes), une première norme (Hobbes) ou une
première valeur (Kant).
Comme je l’ai montré plus haut, de par la toute-puissance divine telle que pensée
dans l’interprétation nominaliste, l’intentionnalité naturelle du sujet ne s’oriente plus
sur le Vrai ni sur le Bien. La connaissance ne passe plus de l’objet vers l’intentionnalité
du sujet, tout comme l’action ne peut plus être orientée vers le bien naturel. Les objets
sont des choses individuelles et il ne peut exister de connaissance du général. La
généralité que porteraient en eux les objets, à savoir leur essence, ne peut être créée
par Dieu. Il s’ensuit que la connaissance doit trouver son origine dans la conscience
de l’homme, et elle doit se limiter à des idées individuelles. De la même façon,
l’orientation naturelle de la volonté vers le Bien donne lieu à une confrontation avec
la toute-puissance divine.
La recherche de la vérité procède désormais selon le seul principe de non-
contradiction, vérité éternelle créée par Dieu. Le résultat en est que la connaissance
de la vérité est ancrée dans le sujet qui en a la certitude, avec l’aide de Dieu qui
garantit la correspondance avec la réalité. Cette garantie n’est plus censée nécessaire
pour Hobbes et pour Kant, qui se contentent de certitude ou de vérité analytique, dont
la correspondance avec la réalité reste incertaine parce que les choses en soi sont
inconnues ou inexistantes.
C’est la même logique nominaliste qui affecte la nature du bien qui, dans un cadre
téléologique, orientait l’action. L’existence d’un monde téléologique est condamnée ;
il se voit remplacé par un monde normativement vide. C’est ici que le vieux problème
de la nature du bien réapparaît. Dans l’
Eutyphron, Platon se pose la question de
savoir si quelque chose est commandé parce que c’est bien, ou si c’est bien parce
que c’est commandé. Nombreux sont les philosophes qui ont traité ce problème avec
différentes nuances. La logique nominaliste implique une prise de position ferme : la
toute-puissance divine empêche de penser que le bien est bien « en soi ». Il ne peut
être pensé comme bien que parce qu’il est commandé.
Ainsi, pour Descartes, Dieu crée le souverain Bien et le commande. C’est
l’entendement qui lui impose a priori, de par Dieu qui est indifférent au bien, la
norme par laquelle le sujet sait « ce qu’il faut faire ». La norme commandée sert
d’intermédiaire entre celui qui est commandé et celui qui a l’autorité de le faire. Cette
relation triadique transforme par conséquent la nature de l’obligation, qui se présente
désormais comme une relation verticale entre celui qui commande et celui qui est
commandé. Ce dernier se trouve dans l’obligation de conformer son action à la norme
commandée, obligation qui consiste à conformer sa volonté à une volonté supérieure.
La norme comme commandement trouvant sa
source dans la volonté tire son autorité
de la supériorité de celui qui commande.
On voit ainsi se substituer, dans la pensée normative, une logique binaire avec
son vocabulaire déontique de « bon/mauvais », « moral/immoral », « légal/illégal »
à une approche en termes d’« excellence » propre à l’approche téléologique. Cette
Page 88
2 pensées du droit, lois de la philosophie
transformation de la nature de l’obligation et la substitution subséquente d’une morale
des devoirs à une morale des vertus a des répercussions sur les « sources » du droit.
On se souvient de l’argument de Duns Scot selon lequel la toute-puissance divine
permet de penser la matière comme séparable de sa forme. La matière n’étant plus
ontologiquement liée à une forme, le même raisonnement s’applique à la norme.
Comme nous l’avons vu, la toute-puissance divine limite la volonté créatrice à la seule
possibilité de la création d’individus. Par un argument structurellement identique, la
volonté impérative divine ne peut plus être liée à un contenu préétabli qui est ensuite
commandé. Dieu pouvant ordonner qu’on le haïsse, il pourrait également commander
de tuer ou de voler. Par conséquent, la norme divine n’est plus obligatoire de par son
contenu, mais de par le fait qu’elle est commandée.
« Commander » est un acte purement formel qui ajoute à n’importe quel contenu
propositionnel la forme de « norme ». Comme la forme est ajoutée au contenu, ils
sont donc séparables au même titre que la matière et la forme des étants. Il en découle
une deuxième séparation, à savoir celle entre la légalité de la norme (aspect formel)
et sa légitimité (portant sur son contenu). La connaissance de la norme, « ce qu’il faut
faire », est ainsi précédée de la re-connaissance de celle-ci. On re-connaît la norme à
sa forme, son « être commandée », indépendamment de son contenu.
Ces brèves remarques sur le légalisme montrent l’origine d’une façon de penser
la normativité comme conformité à une norme. Le légalisme, toujours prédominant
dans la pensée juridique, n’est pas une invention de la modernité. Il trouve ses racines
dans la pensée pré-moderne, à commencer par Duns Scot et Occam, et poursuit son
développement dans la pensée de Descartes, Hobbes et Kant, parmi bien d’autres.
C’est d’eux que nous avons hérité notre façon de penser le droit en termes de règles
qui ne paraît que difficilement surmontable.
Page 89
La moralité purement interne du droit
ou l’art de la retenue et de la connexion
Thomas Berns
Les débats de théorie du droit laissent penser qu’on ne peut traiter de la règle de
droit sans avoir au préalable posé le choix de « comprendre » celle-ci de manière
soit interne au droit lui-même, développant ainsi une théorie pure du droit de type
positiviste, soit externe, qu’il s’agisse alors de se référer à une extériorité morale,
dans le cadre d’une théorie jusnaturaliste, ou à des rapports psycho-sociaux, dans le
cadre d’une approche « réaliste » psychologique ou sociologique, ou à une décision
politique, dans le cadre par exemple d’une approche républicaine mais aussi de type
« schmittien » ; chacune de ces trois dernières approches, malgré leurs différences
fondamentales, se rejoignent dans le fait de repousser l’idée d’une autonomie du droit,
telle que prônée au contraire par la perspective positiviste.
Au contraire, et paradoxalement, la pratique juridique, et cette sorte de « bon
sens » dont se réclament les analyses philosophiques de Guy Haarscher lorsqu’il tente
d’approcher cette pratique, nous semblent reposer de la manière la plus profonde sur
le fait de refuser, ou de reporter, un tel choix plutôt que de le considérer comme
préalable à toute prise en considération juridique. Qu’est-ce à dire ?
Nous voulons suggérer par là que c’est l’abandon du caractère préalable de la
dichotomie interne versus externe qui assure la possibilité et même la force du droit : en
d’autres mots, c’est toujours dans le droit, tel qu’il s’exerce (et non avant le droit), que
cette dichotomie
1 peut avoir un éventuel sens, mais le droit lui-même disposant donc
d’une consistance historique propre qui n’est essentiellement pas sujette ou relative
à cette dichotomie. Disant cela, nous ne supprimons pas, bien entendu, la différence
1 Dont l’expression rythme d’ailleurs toute l’histoire de la pensée du droit. Ainsi, le fameux
passage de saint Augustin (La Cité de Dieu, livre IV, chap. IX, Paris, Le Seuil, 1994, p. 167) où
il compare le souverain et le pirate témoigne avant tout de la permanence de cette tension.
Page 90
4 pensées du droit, lois de la philosophie
entre l’intérieur et l’extérieur, ni l’intérêt des théories qui se fondent par référence à
cette opposition. Nous proposons seulement de faire de ces deux pôles l’enjeu même
d’une hésitation du droit lui-même, d’une hésitation propre au droit
tel qu’il se fait,
c’est-à-dire que le droit doit être pensé comme libérant une telle hésitation depuis
la pratique qui lui est propre en ce qu’elle ne subit dès lors pas cette dichotomie, ou
encore en ce que cette pratique consiste à produire les conditions d’une indifférence à
la dichotomie en question de telle sorte qu’elle puisse devenir l’objet d’une éventuelle
hésitation. Cet article tentera de montrer quelles pourraient être quelques-unes des
composantes, issues de traditions philosophiques diverses, d’une philosophie du droit
qui respecte cette hésitation en la considérant comme inhérente au droit, dès lors que
ce seraient les mots et la pratique du droit qui la rendent possible.
Partir des exigences que les juristes se donnent
D’un point de vue méthodologique, il s’agira en conséquence de proposer un
type de philosophie du droit (considérée ainsi sous l’angle d’un génitif plus subjectif
qu’objectif) qui ne se présente pas comme le dévoilement des fondements pouvant
être offerts au droit, mais comme l’analyse des exigences que les juristes se donnent
à eux-mêmes pour produire du droit. Sur ce point, le travail de Bruno Latour sur la
mécanique du droit déployée dans le cadre du Conseil d’Etat français nous paraît
véritablement exemplaire 2.
Si de la sorte, le philosophe du droit semble devoir nécessairement se replier sur
un point de vue internaliste, celui-ci n’apparaît que comme provisoire, au sens où
l’était la morale par provision de Descartes dans le Discours de la méthode. Ce repli
internaliste n’a en effet de sens que dans la mesure où il n’est pas considéré comme
la conséquence logique d’un fondement donné, mais seulement comme l’expression
expérimentable d’une stabilité initiale à produire ; cette stabilité permettant d’ailleurs
elle-même de relayer ou de refléter des enjeux et des soucis externes. Au même titre, on
peut toujours considérer que l’exclusion de la perspective jusnaturaliste chez Kelsen
est le reflet d’un jusnaturalisme plus profond
3. Bref, l’ouverture de la question du
fondement ne donne lieu qu’au constat d’une ambiguïté toujours plus intense, et c’est
ce vis-à-vis de quoi le droit s’offre la possibilité de se montrer d’abord indifférent.
Ce qui pourra par contre apparaître ainsi, dans le repli provisoire du droit sur
lui-même, ce n’est ni plus ni moins qu’un ethos spécifique au juriste, dont le moteur
serait un souci de cohérence le poussant à relier sans cesse chaque acte produit à la
totalité du droit. Cette cohérence, qui n’est comme telle ni le reflet d’un fondement
donné, ni la conséquence d’une autonomie assurée, pourrait donc être pensée non pas
tant comme le fait du système en tant que tel, pas même dans une perspective que
nous pourrions appeler luhmanienne, que comme le résultat du travail constant de
tous ceux qui y participent.
2 B. latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’Etat, Paris, La
Découverte, 2002.
3 Ou que le fameux passage de saint Augustin auquel on s’est référé dans une note
précédente est avant tout le reflet du caractère difficilement dépassable d’une posture juridique
positiviste.

Page 91
la moralité purement interne du droit 5
C’est à ce titre que nous voulons parler d’une « moralité interne du droit », mais
en donnant à celle-ci une inflexion qu’elle n’avait pas dans l’esprit de celui qui le
premier a fait usage de ce terme. Sans pour autant contredire les différents principes de
légalité cernés sous ce nom par Lon Fuller
4, avec le sens essentiellement procédural
qu’il leur reconnaissait (et donc la rationalité communicationnelle ainsi supposée),
nous pensons en effet qu’il est surtout important de pointer dans cette moralité interne
l’ensemble des exigences éprouvées qui la constitue au sein même de la mécanique
du droit, avec les répétitions, les obligations et les rites qui lui sont propres et qui
témoignent d’un souci de la cohérence spécifique au monde du droit.
Ne se soucier que des conséquences juridiques
Par cette idée d’une moralité interne du droit, il ne s’agit donc nullement de
restaurer un horizon jusnaturaliste contre les positivistes, en confondant, selon ces
derniers, la sphère morale et la sphère juridique, mais de montrer la moralité inhérente
à la rigueur de la posture positiviste elle-même telle qu’elle se déploie en effet dans
les institutions juridiques. C’est précisément sur ce point que le travail de Latour
nous semble éclairant quand il indique que la force du droit, sa capacité à juridiciser
l’entièreté du social, découle de l’accumulation de procédures et de travaux de
textualité par lesquels sont produits une distance, un détachement, une indifférence
par rapport à la réalité même des objets que les juristes ont à traiter ; en ce compris par
rapport à l’histoire future de ces objets, dès lors que cet ethos juridique dénote aussi
un soin à n’induire
que des conséquences juridiques, avec pour conséquence que c’est
la réalité tout entière qui semble ainsi prendre une forme juridique de par ce travail du
droit. Cette sorte de retenue, qui serait comme telle de la force, de l’efficacité, nous
apparaît comme le cœur de la moralité interne du droit
5.
Concrètement, ce détachement, cette prise de distance, dont on ne peut qu’éprouver
la prégnance et l’efficace dès qu’une part de notre réalité est travaillée ou mise en
forme juridiquement, est ce qui fait que le droit n’est pas une simple casuistique, quoi
qu’on en pense, aussi relativiste qu’on soit, aussi sensible qu’on soit aux lectures du
droit d’un Montaigne
6 ou d’un Derrida 7 avec les coups de force qu’elles révèlent
au sein du droit qui ne suppriment pourtant jamais la spécificité du registre du droit.
Je dirais même que c’est à l’aune, dès lors bénéfique, de cette possibilité d’une
4 L. fuller, The morality of Law, Yale Univ. Press, 1969, p. 33 et s., qui dénombre huit
principes de légalité constitutifs de cette moralité interne du droit, à savoir la généralité, la
publicité, la non-rétroactivité, l’intelligibilité, le caractère non contradictoire, la praticabilité, la
stabilité de la norme, et enfin le fait que sa mise en œuvre corresponde à sa formulation.
5 Ceci ne s’oppose nullement à l’idée que le champ juridique organisé par cet ethos
peut et même doit aussi être analysé de manière critique non seulement comme un espace
de concurrence (avec une véritable division du travail entre des prétentions concurrentes)
pour le monopole du droit, mais aussi comme le lieu d’une violence symbolique qui passe
par l’exclusion du profane et la neutralisation des enjeux (c’est-à-dire précisément cet effet de
déréalisation que nous analysons). Dans une telle perspective, voir bien sûr P. Bourdieu, « La
force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, septembre 1986, p. 3-19.
6 Voir T. Berns, Violence de la loi à la Renaissance. L’originaire du politique chez Machiavel
et Montaigne, Paris, Kimé, 2000.
7 Voir J. derrida, Force de loi, Paris, Galilée, 1994.

Page 92
6 pensées du droit, lois de la philosophie
dissolution du droit, d’une réduction du droit à un texte ou une fiction parmi d’autres
reflétant des rapports de force singuliers, que s’apprécient réellement sa spécificité
8,
son irréductibilité à une suite de cas, ou encore, que s’apprécie le fait que le tribunal,
comme lieu de référence du droit, est l’expression d’un système qui ne peut jamais
seulement se comprendre comme une simple instance de médiation ou de conciliation
parmi d’autres.
L’art de la retenue
Voilà ce qu’il nous semble fondamental de percevoir, d’analyser et de respecter
dans toute sa singularité, c’est-à-dire comme propre au monde juridique, comme fruit
du travail constant des juristes – mais surtout pas comme fondé en quelque sorte à
leurs dépens ! Cette spécificité, fruit de ces accumulations et de ces répétitions de
procédures mises en évidence par Latour grâce auxquelles les juristes produisent
incessamment un détachement capable d’assurer les vérités juridiques, est elle-même
due à un souci extrêmement raffiné du système, à une sorte de conscience en acte
du système (et je crois qu’ici le doute doit subsister quant à la nature du génitif !).
Le système n’existe en effet que par la répétition des gestes et des procédures qui ne
cessent de le prolonger et de le renforcer. De cela, de cette précarité et de l’urgence
qu’elle induit, le juriste semble extraordinairement conscient, et c’est ce qui nourrit
sa vigilance. Le droit nous apparaît de la sorte comme cette construction, certes sans
fondement préalable, mais entièrement habité et nourri par le souci de sa propre
cohérence interne, un souci agissant dans la moindre petite veinule du monde juridique
qui devra toujours avoir été préalablement connectée.
Si la doctrine avait pris l’habitude de distinguer trois manières concurrentes de
rendre compte de la validité d’un droit – la validité formelle, fonction du seul ordre
juridique dont le droit en question fait partie, la validité empirique, qui renvoie ce
droit à son efficacité dans un contexte psychologique, social, économique ou politique
donné, la validité axiologique, qui abordera chaque droit en fonction des « valeurs »
qu’il accepte de relayer – pour considérer qu’il conviendrait peut-être désormais de
les combiner 9, il nous paraît bien plus fondamental de voir dans l’ensemble de la
pratique juridique, et dans toute son histoire, un travail constant de mise en suspens
préalable du choix qu’impliquerait une telle distinction, et de considérer dès lors que
la combinaison effective de ces trois types de validité découle d’une telle mise en
suspens. Cette mise en suspens, qui libère alors ces trois possibilités, consiste dans
le fait de replier l’enjeu juridique sur la seule question de la production d’effets à
caractère strictement juridique. « Ne te soucie d’abord que des effets juridiques de
chacun de tes actes », tel serait le secret de cette moralité interne du droit, capable sur
cette base, du fait de ce repli sur le seul monde du droit, de recouvrir des enjeux de
nature diverse hors de celui-ci. Mais ce qui compte ici, ce qui doit d’abord être pensé
8 Pour le dire avec Montaigne, « Quiconque leur obeyt parce qu’elles sont justes, ne leur
obeyt pas justement par où il doibt » (Essais, III, 13), ce qui laisse entendre qu’une certaine justesse
propre au droit résiste à son éloignement de tout fondement dans le juste, et persiste malgré la
reconnaissance des fictions qui le constituent.
9 F. ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique
du droit, Bruxelles, Publication des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 324 et s.

Page 93
la moralité purement interne du droit 7
quant au droit, c’est le moment du repli, cette retenue qui consiste, dans le chef du
juriste, à se concentrer sur les seuls effets juridiques produits. Aucune négation de la
réalité ou de l’importance des enjeux moraux, naturels, politiques, etc. dans ce repli ;
seulement, une retenue, grâce à laquelle ce qui comptera désormais, c’est uniquement
que ces autres enjeux puissent être correctement traduits dans le langage du droit.
Cette retenue en apparence procédurière, et la distance par rapport au réel – « objet »
du droit – mise en évidence par Latour qui en découle, peuvent apparaître comme une
sagesse 10, la sagesse de reporter tout simplement la question du fondement du droit
pour plutôt
faire du droit, en maintenant en son sein une hésitation fondamentale dont
les différentes composantes pourront du moins s’exprimer désormais dans les mots
du droit.
Connecter et pourchasser tout danger de dispersion
Le langage du droit est ainsi reconnu et analysé comme exigeant, comme
profondément contraignant : rien de libre, rien de joué d’office, ni donc de formel,
dans cette traduction. Tout l’art du juriste consiste à trouver la bonne traduction dans
le langage des conséquences juridiques, traduction par laquelle l’unité du système
juridique sera garantie. Cette intransigeance à maintenir une unité tout en ajoutant,
cet art de maintenir l’unité dans l’augmentation 11, fait du juriste un artiste de la
connexion, qui pourchasse toute forme de dispersion. Les limites qui feraient sombrer
le droit dans une pure casuistique, qui réduiraient le tribunal à une simple enceinte
de négociation, seraient franchies précisément si cette connexion de tous les actes de
droit était défaite, déliée ou même assouplie.
Cette connexion qui garantit l’unité d’un système de droit ne peut d’aucune
manière être rencontrée si on la réduit à un élément purement formel, à une question de
structure. Pour la saisir, il faut au contraire accepter de la concevoir comme un véritable
élément de qualité : même si la validité se pense en terme d’appartenance, même si elle
« désigne simplement l’appartenance au système juridique » 12, elle nous fait entrer
dans un registre qualitatif dans lequel pourra très strictement s’apprécier la qualité
juridique d’un texte ou d’un acte. Tout ne peut pas être traduit et bénéficier de cette
qualité juridique : c’est précisément ce que montrent les travaux de Guy Haarscher,
quand ils mettent en lumière les dangers des mauvaises traductions de certains droits
et libertés dans le champ des droits de l’homme
13. Même dans le domaine des droits
de l’homme, les bonnes et les mauvaises traductions ne s’apprécient pas tant à l’aune
de la nature de l’homme qu’à celle de la rigueur juridique et des exigences résultant
de ce réseau de connexions qui composent le droit.
10 Sagesse qu’on retrouve aussi dans certaines versions de la laïcité (cet autre champ
d’étude majeur de Guy Haarscher), quand celle-ci exprime une retenue, mue par l’idée toute
générale qu’il y a des questions auxquelles « il vaut mieux ne pas toucher » !
11 Dont H. Arendt (« Qu’est-ce que l’autorité ? », in La crise de la culture, Paris,
Gallimard, 1972, p. 160) fait le socle même de l’autorité.
12 M. troper, Philosophie du droit, Paris, PUF, 2003, p. 48.
13 Et plus particulièrement des tentatives de limitation de la liberté d’expression : voir
par exemple G. haarscher, « La laïcité et le poids des mots », in N. geerts (dir.), La laïcité à
l’épreuve du XXI
e siècle, Bruxelles, Editions Luc Pire, 2009.

Page 94
 pensées du droit, lois de la philosophie
Se soucier de la sécurité du système
De cette qualité qui fait le droit, le système dans son ensemble est considéré comme
dépendant, que celui-ci se pense de manière réglementaire ou jurisprudentielle : c’est
l’état de droit comme tel, c’est le système de droit lui-même qui serait mis en péril
par une norme qui lui serait incompatible tout en prétendant l’intégrer. Peu importe
la question bien trop théorique de savoir si une telle norme, dans sa singularité,
ferait ou ne ferait pas partie du système qui l’aurait produite : ce qui compte de notre
point de vue est le fait que l’art de la connexion dont est porteur le juriste consiste à
considérer que le système, qu’il soit pris en considération sous une forme codifiée ou
jurisprudentielle, est mis en jeu dans son ensemble par chacune des phrases qu’il écrira,
laquelle doit s’intégrer à ce système, au point que chacun des éléments qui composent
ce dernier existe sur un mode plus relationnel ou syntaxique que substantiel.
Cette qualité de juridicité à laquelle le juriste veille, et par laquelle le système
juridique peut augmenter sans se disperser, assure la possibilité de la sécurité
juridique, entendue comme le principe selon lequel le justiciable doit pouvoir prévoir
les conséquences de ses actes : ces conséquences sont précisément les conséquences
juridiques dont le juriste a fait son horizon. En d’autres mots, si le droit apparaît
comme un univers où la sécurité pourra régner, c’est dans la mesure où cet univers se
déploie précisément dans ce langage et cette connectivité auxquels le juriste accepte
de se tenir.
L’art de la connexion propre au droit doit être pris en considération pour lui-
même, en appréciant tout autant ce qu’il permet de mettre de côté que ce qu’il permet
de « faire ». Prenons un exemple, qui ne peut qu’intéresser le philosophe et susciter
son étonnement ; c’est la question entêtante de ce qu’est la vie privée, et de ce qui la
distingue d’un autre type de vie. Le philosophe affrontera spontanément cette question
en tentant de produire des partages à même la vie, en renvoyant celle-ci aux exigences
diverses qui doivent nécessairement la baliser ; derrière la vie privée on cherchera
ce qu’il y a de plus intime, de plus intérieur, de plus propre à la personne. Si on
regarde la vie privée depuis le droit 14, on trouve une série d’aspects de la personne
radicalement hétérogènes les uns par rapport aux autres qui sont liés d’une manière
extrêmement forte et contraignante sans pour autant jamais devoir être considérés
comme les « parties » d’une nature unitaire et intime de la personne elle-même :
la race, les opinions religieuses ou politiques, la vie sexuelle, l’usage des langues
(dans le cas de la Belgique !) renvoient de manière fondamentalement différente à
la personne et n’en sont pas moins des aspects de la vie privée (en Belgique). Le
droit apparaît ainsi comme la possibilité de connecter des éléments hétérogènes, sans
détour ontologique, et même contre tout détour ontologique (en se « retenant » de faire
ce détour) : qu’est-ce que la vie privée ? La race, la foi, la sexualité, la langue, etc.
Pourquoi ? Parce que ces données sont sensibles et qu’on doit donc les protéger : c’est
à partir des conséquences, à protéger, permettre ou exclure, sur le terrain juridique que
la vie privée prend forme comme un ensemble cohérent qui devra être lui-même relié
à d’autres aspects de la vie humaine.
14 Voir par exemple la loi belge du 4 juillet 1962, modifiée le 1er août 1985, relative à la
statistique publique.

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la moralité purement interne du droit 
Leçons et contagions : du juriste au philosophe
De par la spécificité de cette moralité interne du droit, celui-ci apparaît comme
véritablement digne d’intérêt pour le philosophe, et ce, alors même que ce dernier
n’est plus investi de la mission d’en dévoiler les fondements. Si le monde du droit
apparaît comme digne d’intérêt pour le philosophe au nom de sa capacité à être
produit en l’absence de tout fondement, par la seule rigueur de ceux qui l’habitent,
il offre de la sorte aussi l’occasion d’analyser à nouveaux frais le rapport mutuel
de fascination qu’entretiennent ces deux mondes. Et sur cette base pragmatique, la
philosophie critique du droit devient aussi une philosophie critique de la philosophie
systématique.
En effet, le point névralgique qu’il nous paraît nécessaire d’évoquer ici réside
dans le fait qu’au réalisme des anciens, soucieux d’un ordre inscrit dans les choses ou
dans la volonté divine, a succédé l’idée de la possibilité d’un ordre à la fois strictement
humain et rationnel – qui dès lors semblait exclure la représentation prudentielle de la
pratique juridique qui avait prévalu auparavant. Le juriste devenait philosophe, et non
plus artisan. Approcher à nouveau l’art du juriste réclame de défaire cette équation qui
depuis le seuil de la modernité unissait trop facilement le droit et la philosophie, pour
y réintroduire une dimension technique.
Il ne s’agit pas ainsi de restaurer la nature des anciens contre l’artificialisme des
modernes, mais plus modestement de faire du monde du droit, avec ses artifices bien
spécifiques, un monde parmi d’autres, construit selon une moralité bien particulière,
et apte à susciter à ce titre des questions.
Ceci suppose au préalable de relativiser l’importance de la référence des penseurs
majeurs du XVIIe siècle au modèle mécaniciste et géométrique, pour montrer
combien l’idée et la pratique de la construction des systèmes philosophiques ont
plutôt été nourries par un certain esprit lié aux théories et aux codifications juridiques
du XVI
e siècle, voire antérieures, avec le souci dont elles témoignaient d’une
structuration et d’une organisation cohérente de la diversité ; et ce, au même titre que
ce sont avant tout les idées de souveraineté, de sujet, de contrat, d’état, d’ordre, de
personne, de nature qui sont apparues à cette époque comme les points cardinaux à
partir desquels réfléchir la vie humaine. L’éloignement de la théologie a donné lieu
au seuil de la modernité à un consensus relativement généralisé autour de l’idée selon
laquelle la «
vera et summa philosophia », voire la « vera theologia », sont contenues
par excellence dans les livres de lois et dans l’activité, hégémonique et supérieure à
toute autre, des juristes, des auteurs de codifications, des jusnaturalistes, etc. 15.
Bref, ramener le droit à sa teneur la plus technique, aux qualités qui y donnent
lieu et à la moralité qui la sous-tend, c’est aussi la meilleure manière d’entreprendre
la critique des quelques concepts de la tradition jusnaturaliste qui trouvent leur force
dans le fait de se déployer dans un espace de continuité et d’échange entre le droit et
la philosophie. Cet espace de continuité et d’échange, quand on le considère pour lui-
15 Le superbe article de D. R. Kelley, « Vera Philosophia : the Philosophical Significance
of Renaissance Jurisprudence », Journal of the History of Philosophy, 14, 1976, p. 267-279,
offre un point de départ très solide pour une enquête sur cette prétention philosophique du
juriste renaissant.

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100 pensées du droit, lois de la philosophie
même, n’apparaît pas du tout comme ce « nœud », défini par l’idée de la souveraineté
entendue comme la réponse ultime mais parfaitement solipsiste dès lors qu’elle ne
peut jamais que se vouloir elle-même, réponse vis-à-vis de laquelle le droit ne serait
jamais que la vérification, et une vérification qui ne pourrait être que répressive. Cette
réduction du pouvoir à sa première teneur juridico-discursive, qui fut à juste titre
remise en question par Michel Foucault, est précisément ce que permet d’éviter la prise
en considération du droit, non pas depuis son fondement, mais depuis les contraintes
qui s’y donnent et s’y dévoilent
16. Et en conséquence, ce n’est plus la clôture
représentée par le souverain qui retient notre attention comme objet de la fascination
du philosophe, mais, à l’opposé et de manière à se défaire de cette fascination, le soin
apporté à la cohérence d’un système qui n’est justement jamais encore clôturé. Sur
cette base, de nouvelles questions peuvent être ouvertes – et avant tout celle-ci.
D’autres états de droit sont-ils possibles ?
La qualité de juridicité qui se déploie à même la technique juridique est aussi
précisément ce qui permit et permet de passer du « rule of men » au « rule of law ».
Historiquement, notre droit apparaît ainsi comme essentiellement lié à l’Etat : cet état
de droit qui a pu nous éloigner du gouvernement des hommes est le droit de l’Etat, ou
au moins dans l’Etat…
Peut-on imaginer « exporter » désormais cet état de droit, ce droit qui s’est
accompli dans l’Etat, vers d’autres entités que celui-ci, dans d’autres « états » (sans
majuscule), dans d’autres espaces que celui-ci, des espaces plus internationaux ou plus
« privés » ? Cette question doit être posée, et peut du point de vue que nous adoptons
ici être considérée donc comme ouverte, mais la réponse qui lui sera apportée doit
prendre en compte l’ethos propre à notre droit de l’Etat. Ce n’est donc pas une sorte de
qualité naturelle du droit qui le rendrait inexportable en ce qu’elle serait essentiellement
liée à l’Etat, mais ce sont les exigences historiques et le « sérieux » dont les juristes
se sont parés dans un monde qui en effet s’est organisé autour de l’Etat qui doivent
être pris en considération pour envisager cette éventuelle « migration » normative.
Et sur ce point-là, il faut reconnaître que Guy Haarscher exerça au sein du Centre
Perelman, face à ceux qui, comme moi, voulaient explorer de nouvelles formes de
normativité
17, non étatiques, voire non juridiques, le rôle de garde-fou en rappelant
à tout moment le sérieux de l’état de droit, avec cette moralité interne qui anime le
droit et fait qu’il n’est pas seulement un espace de médiation parmi d’autres.
16 L’idée même de la discursivité du droit nous semble ici fortement compliquée par
rapport à ce que Michel Foucault a pu en dire dans l’ensemble de son œuvre : ce n’est plus
tant l’énonciation générale et préalable d’interdits permettant à la puissance souveraine de se
vérifier qui nous paraît devoir être prioritairement analysée et critiquée (même si une telle
pente correspond aussi à une certaine représentation du droit et du pouvoir dans la philosophie)
que la
poursuite cohérente d’un discours spécifique (et réfléchi comme tel) concentré sur les
conséquences produites.
17 T. Berns, B. frydman et al., Responsabilités des entreprises et corégulation, Bruxelles,
Bruylant, 2007 ; T. Berns, Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique,
Paris, PUF, 2009.

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la moralité purement interne du droit 101
En se défaisant du présupposé que seul l’Etat a la forme du droit, le souci de la
qualité de juridicité peut apparaître maintenant comme la première condition pour
envisager d’autres états de droit – lesquels devraient donc être questionnés à l’aune
de cette qualité, et pas seulement en terme d’efficacité, bien sûr, mais pas non plus
sur une base exclusivement structurelle : il s’agit de se demander si un même degré
de « moralité interne » peut être produit, et pas seulement si certaines formalités ou
procédures peuvent être respectées. Ce souci de la qualité de juridicité apparaît donc
plus globalement encore comme la condition pour ouvrir tout questionnement sur les
différents types de normativité, et sur les nouvelles formes de normativité aujourd’hui
en vogue (responsabilité sociale de l’entreprise, normativité statistique, évaluation et
benchmarking…). Sur cette base à la fois pragmatique et qualitative, l’accent pourra
être posé non plus sur la question du fondement de la normativité en question, non
pas plus, pour autant, sur leur seule efficacité, mais sur ce qu’on appellera un peu
pompeusement la puissance normative concernée, c’est-à-dire sur la capacité des
normes en question à produire des concepts, des sujets et des objets intéressants, de
manière cohérente, sérieuse et contraignante.
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La question de la « régulation »
éclairée par la démocratie antique
Lambros coulouBaritsis
Au seuil de la « contemporanéité »
Le débat autour du déficit démocratique dans nos régimes politiques, attribué
aussi bien à la distance qui sépare de plus en plus l’Etat de la société civile qu’à
la complexification croissante de nos sociétés dominées par les structures technico-
économiques, a éveillé la nostalgie d’une démocratie directe, telle qu’elle fut conçue par
Périclès. Après le règne de la démocratie représentative
1, héritière des Assemblées
fort hiérarchisées de l’époque moderne, et, dans son sillage, la promotion de l’Etat
providence
2, fondé sur l’idée de la protection des citoyens, l’image antique de la
démocratie a retrouvé une certaine crédibilité à travers le thème d’une démocratie
participative. Celle-ci est souvent envisagée d’une façon limitée à travers des projets
particuliers pratiqués dans diverses régions du monde, selon une implication variable
des habitants
3. C’est pourquoi on tente aujourd’hui d’aller plus loin dans cette
direction en engageant un débat autour de l’idée d’une « démocratie de proximité »
1 Voir notamment B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion,
1996.
2 Voir les études de H. hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale. Essais sur les
origines de la Sécurité sociale en France 1850-1940)
, Paris, Presses universitaires de Nancy,
1989 (1971) ; P.
rosanvallon, La crise de l’Etat providence, Paris, 1984 (1981) ; F. ewald,
L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986 et g. esping andersen, Les trois mondes de l’Etat-
providence
, 1990.
3 M.-H. Bacqué, H. rey, Y. sintomer, Gestion de proximité et démocratie participative :
les nouveaux paradigmes de l’action publique ?
, Paris, La Découverte, 2005 et L. Blondiaux,
Le Nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Le Seuil,
2008. Pour une critique de l’idée même de démocratie participative, voir M.
KoeBel, Le pouvoir
local ou la démocratie improbable
, Bellecombe-en-Bauges, Les éditions du Croquant, 2006.

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104 pensées du droit, lois de la philosophie
pour pallier les aléas de la mondialisation qui alimente la marchandisation du monde,
l’atomisation des sociétés et la passivité des citoyens. Aussi porte-t-il l’accent
tantôt sur des politiques locales et territoriales où des proximités spatio-temporelles
seraient réalisables
4, et tantôt sur des modèles possibles instaurant une forme de
cosmopolitisme politique par l’application de normes et de valeurs démocratiques à
des institutions internationales, comme, par exemple, l’UE et l’ONU 5.
Cette ambivalence pose la question de savoir comment on peut concilier des
tendances aussi opposées, c’est-à-dire celle qui se concentre sur l’ordre local et celle
qui est extrapolée jusqu’à l’ordre planétaire, en espérant réaliser une forme possible de
proximité entre les êtres humains. Il n’est pas difficile d’observer que cette opposition
se heurte à des obstacles à première vue insurmontables. Par exemple, si l’on peut
espérer que l’autonomie décisionnelle des citoyens est applicable dans une démocratie
de proximité, elle est moins évidente sur le plan du cosmopolitisme. D’autant que le
cosmopolitisme contemporain doit tenir compte des structures technico-économiques
dominantes, ce qui implique l’adaptation de la démocratie à l’évolution rapide du
monde où les facteurs d’incompatibilité se multiplient et sont de moins en moins
contrôlables. En fait, on risque de plus en plus d’appeler démocratie ce qui n’est
– selon les termes des penseurs anciens (repris par Cornelius Castoriadis) – qu’une
oligarchie, c’est-à-dire un régime fondé sur le pouvoir économique.
Plus concrètement, l’opposition entre démocratie de proximité et cosmopolitisme
affronte des difficultés d’ordre à la fois conceptuel et pratique. Parmi les difficultés
conceptuelles figure, au premier plan, la différence, le plus souvent occultée, entre
proximité spatio-temporelle et proximité relationnelle. Du fait que les distances s’ame-
nuisent grâce aux moyens de déplacement et que le temps se rétrécit (via les moyens
de communication électroniques et notamment l’Internet), on croit le plus souvent
que les rapports humains sont plus faciles qu’auparavant, l’absence de distance aidant
à surmonter les conflits. Or, en réalité, cette simplification occulte l’importance des
proximités relationnelles qui révèlent que l’absence des distances est susceptible
d’accentuer les conflits ou, à l’inverse, d’amenuiser les conflits et d’accroître les proxi-
mités relationnelles 6. Bien plus, cette simplification oblitère aussi la nécessité de
règles tacites, qu’elles soient écrites ou non écrites, indispensables pour la régulation
des proximités relationnelles. C’est dire qu’une proximité spatio-temporelle limitée,
dans un couple, un foyer, un voisinage, une école, un bureau, une entreprise ou une
4 Voir sur ce sujet Ch. le Bart et R. lefeBvre (dir.), La proximité en politique. Usages,
rhétoriques, pratiques
, Presses universitaires de Rennes, 2005 et A. Bourdin, M.-P. lefeuvre
et A. germain (dir.), La proximité. Construction politique et expérience sociale, Paris,
L’Harmattan, 2005.
5 Introduit, comme on le sait, par Kant, le cosmopolitisme a été développé récemment
selon plusieurs versions. Voir, entre autres, les travaux de U.
BecK, Cosmopolitan Vision,
Cambridge, Polity Press, 2006 et D. held, Cosmopolitanism. Ideal and Realities, Cambridge,
Polity Press, 2010.
6 Voir à ce propos, mon livre La proximité et la question de la souffrance humaine,
Bruxelles, Ousia, 2005, ainsi que mon article « Proximité et antagonismes », in P. calame,
B. denis et E. remacle (dir.), L’art de la paix. Approche transdisciplinaire, Bruxelles, Berne,
Berlin..., P.I.E.-Peter Lang, 2004, p. 203-233.
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la question de la « régulation » 105
association n’implique pas nécessairement des proximités relationnelles positives.
Celles-ci requièrent d’autres conditions, tant d’ordre existentiel, comme l’affectivité,
l’entente, le respect, l’amitié, la convivialité, l’hospitalité, etc. que d’ordre normatif,
notamment sur le plan de règles de conduite. A l’inverse, la distance peut rapprocher les
personnes grâce à la parenté, aux souvenirs, à la nostalgie, aux convictions communes,
aux désirs, etc. 7. Si bien qu’on peut considérer que la proximité relationnelle n’est
vraiment positive que si elle met en jeu une forme de régulation dans les rapports
sociaux.
Quant aux difficultés pratiques, elles sont multiples et variées, mais je pense que
l’obstacle majeur est celui que j’ai qualifié d’
antinomie entre les puissances technico-
économiques qui dominent le monde et les aspirations démocratiques des citoyens.
Cette antinomie me semble constituer la spécificité de notre contemporanéité, et dont
le fonds propre n’est plus seulement le multiple hétérogène mis en évidence par la
post-modernité, mais la
complexité croissante, comme formant la nouvelle structure
métaphysique de notre époque. Cette antinomie est si redoutable qu’elle peut paraître
insurmontable, dans la mesure où il faudrait, pour qu’elle puisse être surmontée,
transformer ces puissances en instruments de l’homme afin que les structures technico-
économiques soient à la portée de chacun (comme c’était encore le cas des technai
anciennes), et qu’elles puissent être contrôlables démocratiquement. Si, toutefois,
cette transformation s’avère difficile, c’est pour plusieurs raisons, dont je retiendrai les
plus claires 8. Par exemple, les objets de la technique moderne qui envahissent notre
environnement sont des facteurs de risque (tant pour être produits que par leur usage)
et, en plus, sont tributaires d’une multiplicité de processus de provenance à partir de
matières premières, dont chacun est lié intimement à des facteurs économiques (y
compris la finance et la commercialisation) et à des facteurs existentiels (des multiples
souffrances). Dès lors, la question de savoir comment peuvent être maîtrisées les
puissances technico-économiques devient une question primordiale de notre contempo-
ranéité, qui appartient essentiellement à la problématique de la complexité et doit, de
ce fait même, mettre en œuvre des procédures de régulation.
De la configuration à la régulation
Pour éclairer cette perspective, on peut prendre comme paradigme la complexité
propre à chaque individu et la façon dont elle est abordée dans la vie quotidienne.
Une fois ce cas éclairé, il est possible d’extrapoler sur le plan des structures technico-
économiques.
Lorsqu’on cherche à se connaître soi-même, on se heurte à la complexité qu’on
y découvre, et qui est incommensurable. En effet, je ne découvre mon visage que par
la médiation d’un miroir ou d’une photo, je connais peu de choses de mon corps et
presque rien de mes organes, sans parler du psychisme qui se dérobe dès lors que je
7 Voir, en plus des études citées dans la note précédente, mes articles « L’ambiguïté
de la bienfaisance », in L’art de comprendre, 15, 2e série, 2006, p. 143-162 et « Loyauté et
fidélité »,
in P. KerszBerg, A. mazzu et A. schnell (éd.), L’œuvre du phénomène (Hommages
de philosophie offerts à Marc Richir), Bruxelles, Ousia, 2009, p. 31-50.
8 Il s’agit là d’un des thèmes de mon livre sur La proximité et la question de la souffrance
humaine, déjà cité.

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106 pensées du droit, lois de la philosophie
l’aborde par le biais de l’inconscient qui est tributaire de toute mon histoire affective.
En fait je ne me connais vraiment qu’à travers quelques configurations qui nous aident
à vivre à chaque instant et à gérer le devenir. Par ces configurations que je façonne sans
cesse, je progresse dans les domaines du savoir, de l’action et de la production, tout en
formant mon propre monde de proximité – ce que j’appelle mon « monde proximal ».
Celui-ci constitue mon monde personnel qui me permet de vivre d’une façon ordonnée,
en laissant à distance non seulement la plus grande partie de l’univers, mais également
la complexité qui me constitue, qui est en moi-même – et que je qualifie de « monde
distal » 9. Pour vivre dignement, il faudrait en théorie promouvoir, parmi toutes les
configurations possibles de mes expériences, celles qui doivent être adaptées de telle
façon qu’elles puissent affronter activement les problèmes quotidiens, sans se perdre
dans le désordre pratique et psychique suscité par une fuite en avant dans l’effort de
circonscrire une complexité irréductible 10. Dès lors que les configurations que nous
formons et qui sont constitutives de notre monde proximal contribuent à un équilibre
existentiel, on peut les considérer comme formant des procédures de régulation qui
contrôlent les dérives possibles dans nos pensées et actions. L’idéal serait qu’elles
s’accordent à une forme d’autonomie, dans nos vies personnelles, qui nous préservent
des multiples aliénations qui nous guettent quotidiennement.
Par analogie, on peut supposer que la complexité techno-économique qui cerne
de toutes parts chacun de nous, mais chacun différemment, ainsi d’ailleurs que les
acteurs politiques des institutions dans lesquelles nous vivons, ne nous est accessible
que par des configurations que nous façonnons en produisant sans cesse notre propre
monde proximal. Par les pressions qu’elles nous imposent, moyennant ces produits et
images qui nous fascinent mais suscitent des tentations en faveur de la consommation,
les structures de la technico-économie se dérobent à tout contrôle. Paradoxalement,
s’il est vrai que la technique moderne a réussi, grâce à l’automation, à réguler la
plupart de ses processus, en revanche, les structures technico-économiques, à
cause des multiples
interactions qu’elles impliquent et des systèmes non linéaires
qu’elles mettent en jeu, souvent loin de l’équilibre, perturbent les contrôles. Or, si
l’on souhaite contrôler d’une façon démocratique leurs puissances, nous n’avons pas
d’autres moyens que d’opter pour des configurations efficaces, qui sont en fait des
systèmes de régulation. Ceux-ci ne sauraient être assumés que si le politique atteste
son autonomie afin qu’il puisse, sinon s’opposer aux régulations imposées par les
mécanismes propres à la technico-économie, comme le sont la régulation des marchés,
la régulation sectorielle et la politique conjoncturelle, du moins les infléchir dans le
sens des intérêts des citoyens.
Cette précision fait voir que le terme de « régulation » ne se limite pas à un aspect
seulement juridique, mais recoupe préalablement les trois axes qui ont convergé lors
de son instauration à l’époque de la découverte de l’automation et de l’aspiration à
l’autonomie de l’être humain : la technique, l’économie et le politique. A l’origine,
9 Ibid.
10 Sur ce point, comme sur celui du politique qui suit, on peut trouver des éclaircissements
dans l’œuvre de Cornelius Castoriadis, qui cependant ne discerne pas suffisamment le statut des
puissances technico-économiques et occulte l’importance des souffrances humaines.
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la question de la « régulation » 107
l’expression a servi à marquer l’équilibre et la stabilité d’une machine ou d’un
système moyennant des techniques qui permettent de maintenir la constance d’un flux
ou d’une fonction. Par extension, elle a été transposée à l’économie, avant d’acquérir
un statut juridique et politique. En tenant compte de cette convergence, qui découle
des systèmes complexes, j’entends par régulation dans le domaine de la technico-
économie, les processus (activités diverses) et les normes (lois, règles et toutes sortes
de règlements…) instaurés d’une façon autonome par le politique en rapport avec la
réalité socio-économique, ce qui inclut des règles de conduite citoyenne permettant
le contrôle des puissances technico-économiques afin d’empêcher les dérives qui
agissent au détriment de l’intérêt de l’ensemble des populations, et qui risquent de
subvertir la dignité humaine. Le principe de régulation concerne ici tout ce qui a
trait à la protection et à l’épanouissement de l’être humain, ce qui inclut son intégrité
personnelle, son environnement social et son écosystème. Or, la complexité de ce
qu’il s’agit de réguler est telle que les procédures de régulation sont non seulement
nombreuses mais doivent être adaptées d’une façon contextuelle et circonstanciée
à tous les niveaux de la vie, allant du foyer jusqu’à la planète. Une approche plus
approfondie de cette problématique devrait tenir compte des données actuelles des
études sur la complexité et plus spécialement l’é
mergence, l’auto-organisation, les
systèmes complexes d’adaptation et les stratégies décisionnelles 11. Toujours est-il
que c’est dans cet espace que devient crucial un rapport possible entre une forme de
démocratie de proximité et le cosmopolitisme.
En somme, face aux puissances technico-économiques, il convient d’établir des
procédures de régulation aptes à garantir des pratiques démocratiques dans des sociétés
de plus en plus complexes. Or, l’instauration de telles procédures n’est possible que
si les conditions d’une autonomie du politique y existent déjà, ce qui ne me semble
possible que si l’on consent à agir selon des principes propres à une
démocratie de
proximité
. Ce genre d’autonomie me semble pouvoir agir, de différentes façons, sur
les agents qui dominent les structures technico-économiques, pour réaliser des régula-
tions susceptibles de contrôler leur puissance et leurs dérives éventuelles. Pour le
dire autrement, ces régulations doivent s’accorder à chaque circonstance et à chaque
contexte pour
configurer la complexité des situations et des actions selon des règles
démocratiques
12. Configurer des règles est une façon de réguler le système com-
plexe qui caractérise la technico-économie. Celle-ci est d’autant plus redoutable
qu’elle a la capacité de déployer ses propres mécanismes régulateurs qui alimentent
sans cesse des intérêts particuliers au détriment des aspirations démocratiques des
citoyens. Aussi, pour surmonter l’antinomie entre puissances technico-économiques et
aspirations démocratiques, il faudrait envisager la possibilité d’opposer aux systèmes
de régulation propres à la technico-économie (par exemple, la régulation du marché),
des procédures de régulation politiques et juridiques, aptes à contrôler ces puissances
11 Je reviens sur cette problématique dans un livre consacré à « La philosophie face à la
question de la complexité », qui paraîtra aux Editions Ousia, en 2013. Mais je l’ai déjà abordée
lors de deux séminaires (mai 2011 et juin 2012) du programme « Management et Philosophie »
de la Solvay Brussels School of Economics & Management (ULB).
12 Voir mon livre La proximité et la question de la souffrance humaine, op. cit., complété
depuis par de nombreuses communications et études parues ou en voie de parution.
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10 pensées du droit, lois de la philosophie
par des moyens propres à l’autonomie du politique et à servir les êtres humains, en
commençant par les protéger et par alléger leurs souffrances.
Retour paradigmatique à la démocratie antique
Pour évaluer la possibilité d’instaurer à l’échelle du cosmopolitisme une forme de
démocratie de proximité qui soit respectueuse des contextes géopolitiques et qui puisse
s’accorder avec les structures technico-économiques, il me semble utile d’engager,
comme une sorte d’exercice, une analyse circonstanciée de la démocratie antique où
la question de la proximité était centrale et plus claire, du fait qu’elle ne concernait
que des cités territorialement limitées. Selon les données que nous établirons, on
pourrait estimer s’il existe en elles des éléments qui sont susceptibles d’inspirer la
politique actuelle, à condition de les extrapoler sur le plan cosmopolitique, qui est
même éloigné de celui de l’Antiquité hellénistique, à cause des structures technico-
économiques qui devraient y être intégrées. Compte tenu de toutes ces différences, un
tel rapprochement est-il pertinent ? Je crois que oui, à condition de dégager quelques
points précis qui ont rendu possible l’autonomie du politique, et qui pourraient servir
aujourd’hui à repenser cette autonomie, diluée dans l’ordre technico-économique.
Il faut commencer par se rappeler que la démocratie antique avait réussi à allier la
proximité spatio-temporelle, grâce à ses limites territoriales, et la proximité relationnelle
en opposant aux multiples rapports négatifs (diverses formes d’antagonisme), un
ensemble de rapports positifs (convivialité, bienfaisance, concorde, hospitalité, etc.).
Ces proximités positives permettaient une sorte de régulation implicite de la vie dans
la cité. Il est vrai qu’une fois que les territoires ont été étendus à l’époque hellénistique,
par Alexandre le Grand et ses successeurs, puis par l’empire romain, la démocratie de
proximité s’est progressivement effacée, sauf à l’époque de la République romaine.
C’est dans le cadre des empires de l’époque hellénistique que les penseurs stoïciens
ont mis en scène l’idée de cosmopolitisme. D’où la question qui doit nous interpeller
aujourd’hui : compte tenu de ces données historiques, une démocratie de proximité
n’est-elle pas condamnée d’avance sur un plan mondialisé ? Ou au contraire, existe-t-
il des nouvelles conditions issues de la mondialisation et de la globalisation technico-
économique, qui seraient susceptibles de la réaliser dans l’espace planétaire ?
A première vue, l’idée de proximité relationnelle, en tant qu’expérience concrète
et intermédiaire entre la proximité spatio-temporelle limitée et la proximité qui fait
irruption grâce aux technologies de communication, serait un facteur déterminant,
du moins théoriquement, pour contribuer à la réalisation de ce genre de démocratie,
quelle que soit la grandeur d’un territoire soumis à une gouvernance démocratique.
Cependant, je l’ai souligné ci-dessus, notre contemporanéité est caractérisée, en
plus des aspirations démocratiques des citoyens (qui peuvent réaliser des proximités
relationnelles positives), par la
puissance technico-économique, devenue, dans les
conditions actuelles du monde, une puissance difficilement contrôlable. Cette antinomie
est, on s’en doute, absente dans la démocratie antique. Cela doit être présent dans
nos esprits, lorsque nous rapprochons démocratie antique et monde contemporain,
relativement à des problèmes communs. C’est dire aussi que la proximité relationnelle
ne suffit pas à mettre en valeur l’idée d’une démocratie de la proximité sur le plan
cosmopolitique. Il faudrait un élément supplémentaire qui est le principe de régulation,

Page 105
la question de la « régulation » 10
et que nous trouvons déjà inscrit dans le fonctionnement de la démocratie antique. Ce
principe aurait comme fonction de réguler ce qui demeure improvisé ou calculé dans
les proximités relationnelles, en leur assurant un cadre pour atteindre des équilibres,
et qui met en jeu l’équité, l’émulation, la paix, etc.
En d’autres termes, l’absence d’une dimension technico-économique n’a pas
empêché la démocratie antique de mettre en œuvre des configurations de contrôle dans
les domaines économiques et politiques, qui constituent des modèles de régulation
dignes d’attention. D’autant plus que la démocratie ancienne a instauré ces procédures
par une pratique délibérative capable d’accomplir des projets communs. Parmi ces
projets, l’un des plus importants a été un contrôle, du moins partiel, de la violence
physique. Elle l’a fait, d’abord, au moyen des sports en instaurant des pratiques
d’émulation et, ensuite, par les débats politiques en déplaçant les oppositions sur le
plan de la violence discursive, – qui demeure encore aujourd’hui une configuration
importante, mais problématique, des échanges politiques en démocratie, où la violence
discursive est devenue un art, et dont les effets ne sont pas moins problématiques.
En fait, dans le domaine des débats politiques, la violence discursive (qui
transfigure la violence narrative, fort présente dans les mythes, les tragédies, etc.)
a été déterminée par la situation sociale particulière d’Athènes. Comme on le
sait, la démocratie athénienne était une démocratie de citoyens libres et mâles, ce
qui équivalait environ à quarante mille personnes sur deux cent mille habitants, –
puisqu’on avait exclu les femmes, les esclaves et les classes sociales inférieures. Or, si
en théorie, tout citoyen pouvait participer activement aux débats publics, en pratique,
cela était impossible, sinon il faudrait un stade de la dimension d’un terrain actuel
de football plein, mais sans l’usage d’un micro. Seuls quelques citoyens influents
prenaient la parole, limitant la perspective du pouvoir égal pour tous les citoyens.
Dans la mesure où les Athéniens avaient conscience de cette défaillance, ils avaient
trouvé des procédures de régulation pour sauvegarder l’équité démocratique et se
préserver des dérives prévisibles.
En d’autres termes, pour affronter un ensemble d’écueils qui subvertissaient
l’entente dans la société civile, les dirigeants de la démocratie antique ont élaboré des
procédures de défense, grâce auxquelles
le politique avait réussi à avoir (pleinement)
l’initiative sur toutes les autres activités
. Parmi ces procédures figurent d’abord des
régulations d’ordre économique, que l’on peut distinguer selon trois rubriques : (1)
l’interdiction d’exploiter un sol ou de l’argent en prenant la personne comme gage ;
(2) le jeton de présence aux Assemblées (
misthos), (3) la responsabilité dans la
reddition des comptes (
euthynai). J’analyserai séparément la première régulation et
je regrouperai les deux suivantes. Ensuite, je traiterai successivement les régulations
d’ordre politique, que l’on peut également classer en trois rubriques : (1) l’ostracisme,
(2) la dénonciation pour atteinte à la sécurité de la cité (
eisangélie) et (3) l’action en
illégalité (
graphè paranomon).
Toutes proportions gardées, ces techniques sont des configurations pour délimiter
les dérives, précisées sur le mode de différentes pratiques de régulation. Elles
résonnent, dans certains cas, d’une façon très actuelle. D’où la question qui guide mon
exposé : ces procédures de régulation peuvent-elles constituer des modèles, parmi
d’autres possibles, pour rétablir la
confiance du politique à notre époque, troublée
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110 pensées du droit, lois de la philosophie
par les crises économiques et politiques dont les conséquences demeurent encore
obscures ? Pour répondre à cette question, il est utile de les analyser, en essayant, au
fur et à mesure, de les actualiser.
Le problème de l’endettement
Au cœur des problématiques de l’égalité de parole (iségorie) et de l’égalité de tous
les citoyens devant la loi (isonomie), qui caractérisent l’originalité de la démocratie
antique, s’inscrit, dès le départ, le problème de l’équité socio-économique, mise en
place par Solon, lorsqu’il accéda au pouvoir en 594. L’origine du problème réside
dans la crise économique qui ébranla l’Attique pour de nombreuses raisons, mais
dont les principales sont le morcellement des terrains agricoles à cause des héritages,
l’approvisionnement de produits moins chers à la suite de la colonisation et les
rivalités avec la cité de Mégare qui provoquèrent des conflits. Face à cette situation,
pour subvenir à leurs besoins et sauver leurs productions, les agriculteurs athéniens
en difficulté ont dû emprunter de l’argent auprès des citoyens riches appartenant aux
familles traditionnelles (les eupatrides). Mais dans l’impossibilité de rembourser
leurs dettes, nombre d’entre eux se sont résignés à hypothéquer leur terre, en prenant
le risque de l’incapacité d’honorer leurs engagements, ce qui impliquait à l’époque
d’être réduit à l’esclavage.
Sans se prononcer clairement en faveur d’une réforme agraire (isomoirie) apte
à fonder une égalité dans la possession du sol, mais qui aurait sûrement provoqué
la réaction des eupatrides, avec le risque d’instaurer une tyrannie, Solon choisit de
libérer les agriculteurs des dettes qu’ils avaient consenties, dues aux pressions écono-
miques dont ils n’étaient pas responsables. L’initiative est d’autant plus remarquable
que, pour rétablir la dignité humaine des pauvres, cette politique d’émancipation
était accompagnée d’un
dispositif légal, c’est-à-dire de lois écrites sur des stèles
placées au centre de la cité (
agora) pour marquer une stabilité durable 13. Ces lois
interdisaient, entre autres, à tout citoyen d’hypothéquer sa personne pour contracter
un prêt, amorçant ainsi un processus de régulation d’ordre économique original et
exceptionnel 14.
En d’autres termes, par cette décision audacieuse, assumée moins par des consi-
dérations idéologiques (comme par exemple la nécessité d’imposer une réforme
agraire) que par une réflexion pragmatique et réalisable, Solon configura le désordre
et l’arbitraire régnant en imposant des normes pour réguler une situation multiplement
troublée et troublante. Par cet acte, il réussit à écarter l’aliénation de certains de ses
concitoyens et à alléger leurs souffrances, tout en déterminant le cours de l’histoire
13 Voir N. loraux, « Solon et la voix de l’écrit », in M. detienne (éd.), Les savoirs de
l’écriture en Grèce ancienne
, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 95-129, ainsi
que mon étude, « Les enjeux du logos : de l’oral à l’écriture »,
in m. Broze, B. decharneux,
ph. J
espers et d. JoncKers (dir.), Oralité et écriture dans la pratique du mythe, Civilisations,
46/1-2, p. 193-239.
14 Voir mon Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Grasset, 1998,
p. 133-140, ainsi que « L’émergence de la cité solonienne ou la maîtrise de la violence », in
A.-M. dillens (éd.), La Philosophie dans la cité. Hommage à Helène Ackermans, Bruxelles,
1997, p. 189-215 ; « Les enjeux du logos : de l’oral à l’écriture », op. cit.

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la question de la « régulation » 111
politique d’Athènes, en posant les prémices de la future démocratie, qui fit la renommée
de sa cité.
On n’insistera donc jamais assez sur cette double révolution, qui constitue l’acte
fondateur de la démocratie à Athènes, bien avant les réformes de Clisthène (507),
qui introduisit une autre forme de régulation et d’équilibre par la division de la cité
en dèmes représentatifs de l’ensemble des citoyens en vue d’ébranler les proximités
électorales des membres appartenant aux familles riches des eupatrides. La politique
de Solon avait assuré des fondements légaux à la cité, en fonction non seulement du
principe régulateur d’égalité, mais aussi du principe novateur de prévention. Dans le
premier cas, en vertu d’un horizon ultime d’égalité, la régulation permit, de
redresser
les injustices et d’établir l’
équité, – thème qui sera thématisé par Aristote, avant de
devenir l’enjeu des philosophies politiques contemporaines 15. Dans le second cas,
en prévoyant quelques dérives futures, les lois cherchaient une régulation apte à éviter
la répétition des anciennes dérives mais, il est vrai, sans rechercher les causes réelles
qui les avaient provoquées.
Or, lorsqu’on découvre aujourd’hui la précarité dans laquelle vivent des milliers
de familles dans le monde actuel, victimes de l’endettement dû à des structures
économiques qui encouragent, par la production et l’innovation,
une consommation
sans limites
, laquelle favorise, par surcroît, un système financier axé principalement
sur le bénéfice croissant, l’inspiration historiale de Solon paraît comme une solution
révolutionnaire.
Bien entendu, les différences de conditions économiques, entre la minuscule
cité athénienne et les Etats contemporains, ne prêtent pas à une comparaison de
détails. La structure technico-économique actuelle est tellement complexe que les
décisions ne peuvent pas être prises d’une façon univoque et simple, ne serait-ce que
parce que, d’une part, les causes et les responsabilités, en interaction multiple, ne
sauraient être délimitées et, d’autre part, les conséquences peuvent être néfastes par
effet d’entraînement, provoquant une sorte d’avalanche économique. Du reste, si nos
sociétés modernes favorisent le développement de telles situations, c’est aussi parce
que les progrès du capitalisme (des finances) ont autorisé chacun de nous à acquérir des
biens immédiatement en les payant à moyen ou à long terme. En différant le règlement
d’une jouissance immédiate, cette possibilité extraordinaire offerte par nos économies,
n’est pas un mal en soi. Ce qui devient un mal, c’est le manque de prévoyance de nos
régimes politiques qui n’ont pas établi des systèmes adaptés de régulation, pour éviter
les dérives. Pour de multiples raisons (que je ne vais pas étudier ici), nos dirigeants
politiques ont laissé cette pratique se déployer d’une façon exponentielle, le plus
souvent en prétextant que chaque citoyen libre est autonome, c’est-à-dire responsable
de ses actions et est capable de contrôler ses désirs et d’évaluer ses limites financières.
Paradoxalement, même l’Etat providence qui est fondé sur la protection des citoyens
a contribué à consolider cette dérive.
15 Voir mon étude « De l’iségorie à l’isopraxie », in Variations sur l’éthique (Hommage à
Jacques Dabin), Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1994, p. 125-
146.
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112 pensées du droit, lois de la philosophie
Or, face à la marchandisation généralisée du monde et la pression de la
surconsommation, secondée par une publicité efficace, cette sorte de confiance paraît,
rétrospectivement, comme irréfléchie, voire comme un manque de responsabilité
politique. D’où la nécessité désormais, d’une part, d’établir davantage la régulation
préventive pour préserver les citoyens dans l’avenir et, d’autre part, d’engager une
politique d’allègement des dettes des citoyens pour les libérer, comme dirait Solon,
du « fardeau » qui les aliène 16. En vertu de nos prétentions humanistes aujourd’hui,
cette double nécessité n’amenuise en rien la nécessaire volonté d’aller plus loin, en
s’inspirant de la politique de Solon et de libérer les êtres humains de leurs dettes, en
dehors de toute considération morale ou financière, afin de rétablir ou d’établir leur
dignité, qui concerne également un espoir pour les générations futures. Certes, cette
éventualité paraît actuellement impossible, à cause des risques d’effondrement des
banques, qui devraient être redressées par les Etats eux-mêmes, qui sont, pour la plupart,
endettés. Que nos Etats contemporains affrontent eux-mêmes le redoutable problème
de l’endettement à cause d’une multiplicité de facteurs, parmi lesquels domine une
régulation fiscale défaillante, occulte fatalement les cas individuels et les souffrances
qui s’ensuivent, suscitant une question vitale pour l’avenir de nos démocraties. Mieux,
que les Etats eux-mêmes soient rentrés dans la spirale de l’irrésistible endettement,
entraîne des conséquences plus générales pour l’ensemble de la planète et notamment
pour les foyers où la pauvreté, les maladies et la violence se répandent. Cette situation
constitue-t-elle l’une des articulations de la structure technico-économique actuelle
en ce début du XXIe siècle, qui l’alimente, en la rendant en même temps, elle-même,
fragile ? Sans analyser ici ce point, qui caractérise l’une des manifestations essentielles
de notre contemporanéité, on comprend que les conditions actuelles des multiples
endettements sont autrement plus complexes que celles de l’époque de Solon, pour
espérer une solution aussi radicale. Mais la radicalité solonienne n’en reste pas moins
un paradigme dont la pertinence continue de requérir un véritable débat, que nos
démocraties devraient enfin mettre à l’ordre du jour.
Par conséquent, la question qui se pose dorénavant est celle de savoir quels
types de régulation sont nécessaires et en fonction de quels critères ils doivent
être appliqués. L’exemple récent de la crise financière touchant les Etats-Unis et
l’Union européenne, révèle que les tentatives de régulation sont déterminées le plus
souvent, non pas en faveur des citoyens qui souffrent, mais en faveur des intérêts
principalement économiques. Le fait qu’on puisse assister, dans nos démocraties, à
des saisies d’habitations sans réaction de la part du politique, soulève une question
éthique qu’on ne peut plus dissimuler. Certes, la complexité de la structure technico-
économique globalisée met en jeu, en plus des antagonismes, des risques de contagion
avec des conséquences imprévisibles, qui peuvent expliquer les politiques prudentes
des Etats. Mais cette situation objective ne justifie pas une politique qui s’acharne
sur des personnes en situation de précarité, ne serait-ce que parce qu’une telle action
bafoue les principes mêmes d’une démocratie solidaire. Il existe des seuils concernant
16 C’est le sens du terme sisachtie, qui signifie « rejet du fardeau » plutôt que « abolition
des dettes », comme on le traduit parfois.
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la question de la « régulation » 113
la dignité humaine en dessous desquels une démocratie n’a plus de sens 17, où, si
j’ose dire, elle perd son âme.
Le problème des responsabilités
Par les procédures de régulation qu’il mit en œuvre, Solon amorçait une politique
inédite de contrôle des riches, qui allait façonner, à l’époque de Périclès, l’image d’une
démocratie comme « gouvernement des pauvres ». Attribuée à un oligarque inconnu,
cette expression contraste avec l’idée aristotélicienne, plus juste, d’une république de
citoyens (
politeia) dominée par la classe moyenne, qui accorde à l’activité politique
la prééminence sur les autres activités de la cité, considérées comme mettant en jeu
des biens et des intérêts inférieurs. Pour Aristote, une classe moyenne abondante,
dominante et responsable face à une minorité de riches et de pauvres permet la régu-
lation de la cité, et donc son équilibre et sa stabilité. En fait, la thèse concernant le
gouvernement des pauvres est l’aboutissement de la politique de Périclès, qui inventa
l’idée d’un jeton de présence (
misthos), pour encourager la participation plus active des
citoyens aux affaires publiques. Cela permettait aux pauvres d’y trouver un moyen de
subsistance. Certes, la motivation politique semblait bien subordonnée à la motivation
économique, mais cette vérité n’encourageait pas moins la participation active à la
vie politique. Lorsqu’on constate l’absentéisme dans les débats de nos Parlements,
où l’on décide des politiques d’une nation, cette option n’est pas sans valeur. Non pas
qu’il faudrait instaurer un système de jeton de présence pour encourager la présence
des parlementaires, mais on pourrait au moins pénaliser financièrement l’absentéisme
par des amendes, comme on le fait parfois dans les sports, lors des entraînements, ou
encore comme on le prévoit pour le vote obligatoire aux élections, dans les pays où
il est imposé.
C’est dire que la gratuité est certes une vertu, mais l’expérience humaine montre
qu’elle s’épuise rapidement, comme si les êtres humains avaient besoin également
de motivations pécuniaires en fonction d’un intérêt plus immédiat, ou même d’une
sanction qui les touche financièrement plus directement. Du reste, la gratuité risque de
devenir elle-même un intérêt lorsqu’il s’agit de profiter de certains avantages. C’est le
cas dans le domaine ludique et celui des loisirs. Périclès l’avait bien compris, lorsqu’il
imposa la gratuité pour le théâtre, même si ses intentions n’étaient pas aussi pures
qu’on le prétend parfois. En réalité, par cette technique, il aurait cherché à neutraliser
le mécénat politique, instauré par son riche adversaire Cimon, qui non seulement
s’acquittait des liturgies publiques, mais entretenait de nombreuses personnes de son
dème
18, amorçant la mentalité clientéliste, généralisée à notre époque par les partis
politiques dans nos démocraties, contribuant souvent à l’endettement des Etats. La
Grèce moderne est un exemple dont on constate aujourd’hui les dégâts, même si,
théoriquement, le clientélisme favorise la proximité relationnelle entre les hommes
politiques et les citoyens. Il n’empêche qu’en reléguant à la cité l’obligation de
rétribuer chaque citoyen pour sa participation dans les affaires publiques, tout en
17 Sur cette question des seuils, voir mon livre La proximité et la question de la souffrance
humaine, op. cit., p. 745-752.
18 Cl. mossé, Périclès, l’inventeur de la démocratie, Paris, Payot, 2005, p. 110-113.

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114 pensées du droit, lois de la philosophie
instaurant la gratuité de la culture (le théâtre), Périclès achevait un processus politique
qui diminuait, d’une autre façon, la distance entre la classe politique et la société
civile. Le principe d’une proximité relationnelle devenait ainsi central dans ce genre
de stratégie politique, débordant désormais les limites d’une démocratie directe.
Il est vrai qu’à notre époque, les loisirs sont devenus un domaine de prédilection
du système technico-économique, avec comme but principal l’enrichissement,
empêchant ce genre de proximité. Assister à des matchs de football, de basket-ball
ou de tennis coûte cher et n’est pas à la portée de tout le monde. Même la vision
télévisée de certains sports populaires n’est souvent accessible dans nos médias, que
moyennant un paiement. Ce n’est pas une coïncidence si le maximum de gratuité
offerte par notre système culturel concerne des colloques et conférences, ou quelques
expositions, qui attirent peu de monde.
En revanche, nos démocraties ont heureusement promu la solidarité sociale,
qui n’est ni de la charité ni de la philanthropie, en mettant en forme des systèmes
d’allocation (chômage, maternité, familles nombreuses, handicaps, bourses d’études,
etc.) pour préserver l’équité face aux inégalités des chances. Dans ce domaine, il existe
un champ d’action où un rapprochement avec le monde antique est pertinent : il s’agit
de l’idée d’une « allocation universelle »
19, qui demeure encore embryonnaire, mais
qui pourrait un jour rencontrer une meilleure destinée. Je crois que la « mistophorie »
en est l’amorce historique, et présente l’avantage de promouvoir un engagement actif
du citoyen dans la vie politique, contribuant, en plus de sa subsistance éventuelle, à
sa participation à la vie politique, ce qui justifie le principe même d’une démocratie
de proximité. Ce n’est pas un hasard si cette mesure de Périclès fut écartée par les
oligarques, quand ils prirent le pouvoir à Athènes en 417 et en 404.
Enfin, la démocratie antique a également organisé des procédures spéciales
pour contrôler les affaires financières, notamment l’action en responsabilité dans la
reddition des comptes (euthynai), dont l’originalité réside dans l’obligation pour tout
membre d’une fonction publique de rendre compte de l’utilisation de l’argent public à
des auditeurs de comptes (
logistai) assistés d’avocats publics (synègoroi). A l’audition
des comptes succédait une seconde épreuve (dokimasia) au cours de laquelle le
fonctionnaire devait répondre, devant des vérificateurs (euthynoi) et des assesseurs
(
paredroi), de toutes les autres infractions qu’il aurait pu commettre dans l’exercice
de ses charges 20. De telles mesures préventives suffisaient à rendre les citoyens plus
attentifs à leurs responsabilités et plus confiants à l’égard de leur administration et de
leurs gouvernants. Lorsqu’on sait l’impact que produit sur les citoyens la publicité
autour de la corruption dans nos Etats, et qui sape régulièrement leur confiance à
l’égard du politique, la prévoyance des Anciens révèle l’importance des procédures de
régulation pour préserver l’intérêt commun et la valeur des institutions.
19 Idée introduite par Ph. Van Parijs et J.-M. Ferry, pour réguler les inégalités dans nos
démocraties.
20 M. H. hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, Paris, Les Belles
Lettres, 2003, p. 258-261.
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la question de la « régulation » 115
Régulations d’ordre politique
A ces procédures qui concernent l’ordre économique, il faut en ajouter une série
d’autres qui renforcent le caractère actif du peuple (
dèmos) 21, et qui révèlent que les
Athéniens étaient moins indifférents que les citoyens de nos démocraties quant à leur
engagement politique en dehors des élections.
Parmi les procédures de contrôle, l’une des plus anciennes est l’ostracisme.
Par un vote écrit sur des tessons de poterie (ostraka), les citoyens décidaient le
bannissement d’une personnalité influente qui pouvait menacer l’ordre public et la
souveraineté du démos. Cette action, qui a frappé Aristide, Thémistocle, Cimon et
d’autres, concernait davantage leur personnalité influente que leur programme. A une
époque où la glorification des héros, des sages et des hommes politiques constituait
une habitude culturelle, la diabolisation était également courante et s’accordait à
la pratique de la violence discursive pour maîtriser la violence physique. Pourtant,
Ephialte avait été assassiné peu avant l’accession de Périclès au pouvoir, sans doute
parce qu’il avait retiré à l’Aréopage le rôle de superviser les lois, en accordant des
prérogatives au peuple par le renforcement du pouvoir du Conseil (
boulè) et des
tribunaux populaires
22. Pour le dire autrement, Ephialte avait souhaité instaurer un
système de régulation plus démocratique que celui qui existait à Athènes. C’est mani-
festement parce que l’ostracisme était inopérant sur lui, du fait qu’il ne menaçait pas
la souveraineté du peuple, que ses adversaires ont décidé de recourir à la violence
physique pour l’éliminer.
Ce cas est intéressant parce qu’il révèle que la violence physique a été revalorisée
à cause de l’impossibilité d’appliquer une procédure de régulation habituelle (comme
l’ostracisme) ou quelque chose d’analogue pour neutraliser l’action d’un homme
politique influent, qui s’est permis d’agir en faveur d’un système de régulation plus
démocratique. Cet acte anéantissait d’un seul coup l’acquis de la démocratie antique
qui avait réussi à déplacer la violence physique en se limitant à la violence discursive
des débats, en vue d’arriver, par la délibération, à promouvoir des choix consensuels.
Toutefois, au fil du temps, le sens de l’ostracisme a changé, puisque le dernier
qui a été ostracisé fut, en 417, un artisan, du nom de Hyperbolos. Il avait tenté de
condamner Nicias et Alcibiade en profitant de leurs différends, mais ceux-ci se sont
alliés contre lui. Le statut social du personnage, considéré comme indigne d’être
honoré par l’ostracisme, expliquerait l’abandon de cette pratique. Mais je pense qu’il
faut aussi attribuer cette disparition à l’absence d’un dispositif de défense pour les
accusés, laissant libre cours aux calomnies et aux diabolisations.
Dans l’Apologie de Socrate, Platon met l’accent sur la différence entre un acte
d’accusation devant un tribunal (
katègoria) auquel on peut répondre en se défendant,
et l’accusation par calomnie (
diabolè) qui demeure incernable, parce qu’elle est
de l’ordre de la rumeur publique. D’une façon plus concrète, concernant les deux
accusations, celle d’après laquelle Socrate corrompait la jeunesse et celle qu’il ne
croyait pas aux dieux, Platon distingue clairement deux périodes. Il révèle que déjà
21 Voir M. I. finley, Démocratie antique et Démocratie moderne, Paris, Payot, 1976 et
Economie et Société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1984.
22 Cl. mossé, Périclès, l’inventeur de la démocratie, op. cit., p. 59-62.

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116 pensées du droit, lois de la philosophie
Aristophane avait avancé ces accusations dans ses Nuées, vingt-trois ans plus tôt,
créant un mythe et une rumeur publique contre lui, en anticipant l’acte des accusateurs
athéniens (Mélétos, Anytos et Lycon) après le coup d’Etat des tyrans qui avaient
aboli momentanément la démocratie. Platon affirme qu’il ne craint pas cette mise en
accusation, car il peut se défendre dans la mesure où les accusateurs sont présents,
tandis que, pour Aristophane, il reconnaît qu’il est impossible de lutter contre la
diabolisation devenue une rumeur publique. Platon discerne, par là, avec une rare
lucidité le danger d’une diabolisation, mais aussi l’importance de la glorification des
personnes dans la cité. Il était dès lors possible que face à l’absence pour certains
accusés politiques d’une défense équitable, fondée sur des règles, on ait cru utile de
remplacer l’ostracisme par d’autres procédures plus démocratiques.
Cette ambiguïté nous rapproche davantage de notre époque, où l’homme politique
considéré comme une menace n’est plus exilé (à moins qu’il s’exile lui-même) mais
peut être mis en examen judiciaire ou marginalisé. Le plus souvent, il devient la victime
de rumeurs publiques, alimentées par les médias. Du reste, peu d’hommes politiques
sont mis en examen et beaucoup d’autres y échappent, souvent parce que des accords
permettent d’éviter des accusations mutuelles, laissant place à des compromis de
coulisse qui effleurent la compromission. Ce genre de pratiques qui favorise une forme
de paix politique, accorde tacitement l’impunité, nuisant à l’image et à la crédibilité
du politique, tout en alimentant des rumeurs incontrôlables qui suscitent le sentiment
que la politique est liée à de la corruption. De tels cas sont souvent exploités avec
dextérité par les « leaders » populistes. Cette situation est d’autant plus grave que le
plus souvent ceux qui sont condamnés ne sont pas nécessairement les commanditaires
d’une politique néfaste, lesquels échappent généralement à toute investigation.
Cette sorte de métaphorisation de l’ostracisme met en jeu à la fois l’importance de
la mythification dans nos démocraties et l’importance de l’opinion publique, quantifiées
par diverses formes de sondages. Elle renvoie indirectement à un problème qui avait
interpellé les Anciens : la nécessité d’instaurer des procédures de régulation qui soient
non seulement crédibles et applicables, mais qui touchent au fond des problèmes.
Ainsi, l’élimination de l’ostracisme au profit de nouvelles procédures à la fin du Ve
siècle, atteste une évolution décisive de la démocratie vers la mise en valeur de
thèmes
politiques au détriment des antagonismes entre des personnes illustres. Ces démarches
dessinent les contours d’un Etat de droit axé, jusqu’à l’excès, sur la souveraineté du
démos, puisque les accusations pouvaient être introduites par n’importe quel citoyen
et sur n’importe quel sujet vital, et même après coup, et même si les propositions
avaient été votées par l’Assemblée. L’accusé devait se défendre devant l’Assemblée,
le Conseil ou le Tribunal du peuple. L’intérêt de ces démarches nous pousse à nous y
arrêter un moment.
Une première de ces procédures est l’eisangelia, qui consiste en la dénonciation
d’actes, comme la conspiration et la trahison qui subvertissent les intérêts du dèmos 23.
Il s’agit, on le sait, d’un domaine complexe qui a beaucoup évolué à l’époque moderne,
où le secret est un facteur important, mais ambivalent, du politique. L’importance
des services secrets, du secret d’informations recueillies par des ambassades et les
23 M. H. hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, op. cit.
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la question de la « régulation » 117
banques, du secret de certaines délibérations, du secret des inventions, etc. est au cœur
du fonctionnement politique et économique des Etats démocratiques contemporains,
qui tiennent de plus en plus compte des intérêts géopolitiques et économiques au
détriment des principes moraux et de la dignité humaine 24. Sans oublier le problème
immense de la préservation de la vie privée et de l’intimité de chaque personne. Ces
questions sont délicates, car il est difficile d’évaluer jusqu’à quel point la transparence
est un bienfait dans une démocratie ou si elle ne serait pas, dans certaines circonstances,
l’antichambre d’une forme totalitaire. Il n’empêche que les procédures inventées par
les démocrates athéniens peuvent susciter un véritable débat sur les intentions secrètes
de certaines stratégies politiques.
Au début, l’eisangelia visait les stratèges, mais ensuite elle a été étendue aux
magistrats pour toute infraction. En revanche, la procédure concernant les orateurs,
quand ils proposaient un décret considéré comme anticonstitutionnel ou comme préju-
diciable aux intérêts du peuple, était qualifiée d’action en illégalité (graphè parano-
mon
). Cette procédure me semble capitale pour réguler les positions politiques en
conformité avec un intérêt public authentique, sans stratégies dissimulées. Après la
restauration de la démocratie, en 403, cette procédure a laissé la place à l’action contre
une
loi inopportune (graphè nomon mè épitedeion theinai). Mais, dans les deux cas,
l’auteur de la proposition risquait une amende et parfois le déshonneur.
S’il est vrai qu’il peut paraître aujourd’hui absurde qu’un responsable politique
soit condamné pour une proposition ratifiée par une Assemblée à laquelle chaque
citoyen pouvait participer, cette pratique consacre cependant l’idée que « le peuple
ne peut jamais avoir tort et prendra indubitablement la bonne décision si le problème
lui est correctement exposé ; sinon, c’est qu’il a été abusé par des orateurs fourbes
et corrompus »
25. Envisagée comme un rempart contre les démagogues, cette
procédure reconnaît surtout la capacité de chaque citoyen de bien juger, à condition
qu’il soit bien informé
.
Nous découvrons ici un caractère essentiel de ce que doit être une démocratie
de proximité, où l’usage de l’information est décisif pour rendre les citoyens plus
critiques, à condition que cette information garde une forme de « pudeur ». Déjà
Protagoras, parce qu’il était sophiste et connaissait le danger d’une tyrannie du logos,
avait considéré que les deux principes d’une démocratie sont la justice et la pudeur. Il
nous a ainsi appris que face à la dignité humaine, prime avant tout une obligation de
réserve, qui nous préserve d’accusations malveillantes au nom de la liberté illimitée
de la parole. Dans nos cultures, les lois contre le racisme ne sont pas étrangères à
cette thèse d’une obligation de réserve – qu’il ne faut pas confondre avec la notion
24 Le cas du site WikiLeaks, fondé par Julian Assange et la façon dont les informations
qu’il diffusa ont été reprises par des quotidiens importants, comme Le Monde, le Guardian,
le
New York Times, El Pais et le Spiegel, suscitent un réel débat concernant, non seulement la
diffusion de documents « illégaux » tombés dans le domaine public, mais le choix de ce qui est
publiable et le type d’analyse qui l’accompagne. A défaut de pouvoir tout publier et analyser,
ces choix sont-ils toujours innocents ou servent-ils des intérêts partisans, voire occultes ? La
question toujours ouverte est celle de savoir que signifie bien informer les lecteurs et plus
généralement les citoyens.
25 M. H. hansen, op. cit., p. 243.
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11 pensées du droit, lois de la philosophie
du « politiquement correct ». Cela fait voir qu’en démocratie, la liberté de la parole
n’implique pas qu’on puisse dire et faire n’importe quoi. Il y a des règles établies ou
non écrites qui appartiennent à des procédures de régulation des comportements et
des paroles
26.
Mais, en réalité, l’action en illégalité et l’action contre une loi inopportune apportent
quelque chose de plus pour la démocratie antique : la possibilité de
revenir sur une loi
imposée, qui n’est pas apte à apporter quelque chose d’essentiel au peuple, mais au
contraire qui contourne, sans qu’on puisse s’en apercevoir dans l’immédiat, l’intérêt
public et la dignité humaine. C’est cette pratique d’une
illégalité rétrospective qui me
semble originale et digne d’attention, car elle est susceptible d’éveiller la prudence et
l’esprit de prévention, face à des intérêts particuliers ou même à des décisions popu-
listes, qui s’opposent à l’intérêt commun et à la dignité humaine.
Ce n’est sûrement pas cette dimension de garde-fou que nos démocraties ont
retenue du passé, mais seulement le droit du pouvoir judiciaire de faire superviser
la législation par des Cours adéquates conçues à cet effet. Il nous manque donc,
une fois encore, une procédure fondamentale de régulation pour qu’une démocratie
représentative puisse être convertie en démocratie de proximité, alors que nous avons
la chance de posséder à notre époque des moyens techniques exceptionnels pour bien
informer, ne serait-ce que parce que l’information et l’image sont désormais captées
au sein de nos foyers et de nos lieux de travail.
Conclusion
Ces procédures de défense, propres à la démocratie antique, conféraient au
politique l’initiative sur toutes les autres activités dans la cité et favorisaient,
moyennant des stratégies de régulation, des
proximités relationnelles positives en
limitant les antagonismes et les souffrances humaines. Or, on l’a vu, l’obstacle majeur
pour l’épanouissement d’une démocratie à notre époque est la complexité accrue des
structures technico-économiques, plus que jamais incontournables et incontrôlables,
dans la mesure où leurs agents tendent à imposer au politique leurs propres règles
du jeu. C’est en tenant compte de cette réalité qu’on peut imaginer des procédures
nouvelles de défense et de régulation, grâce auxquelles le politique pourra un jour
réussir à avoir (pleinement) l’initiative sur toutes les autres activités
.
Pour concrétiser un tel projet en intégrant de nouvelles procédures de régulation
auprès des autres formes de régulation déjà présentes, il faut se rappeler que les
structures technico-économiques ne sont pas seulement, comme on le prétend
souvent, un fonds qui alimente les antagonismes et les intérêts, multipliant sans fin
les souffrances humaines. Elles sont aussi, – et ceci au-delà des bienfaits ambivalents
(et donc parfois pervers) produits par les emprunts qui aident à réaliser la jouissance
immédiate de produits et de services –, une source active de création, d’innovation et
de consommation (de produits et d’images), susceptibles de contribuer, sous le mode
de l’émulation, à des proximités relationnelles positives, y compris à la réalisation des
26 Comme le disait déjà Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque (livres III et VI), pour
arriver à communiquer il faut toujours être indulgent à l’égard des paroles de l’interlocuteur, en
dissimulant ses erreurs, car l’égalité de parole risque de produire de l’incommunicabilité et se
braquer sur son opinion est déjà une décision.

Page 115
la question de la « régulation » 11
aspirations humaines, qui varient selon les personnes 27. C’est là un point important
qui nous rapproche davantage de l’Antiquité et de ses expériences concrètes, qui
visent, en fin de compte, à réaliser le bonheur des individus et de la cité.
En effet, la recherche d’un équilibre (exprimée par la notion de « mesure ») qui
a guidé les réflexions de Solon, pour réaliser ses lois 28, constitue un guide pertinent
pour éclairer le statut des régulations, en tenant compte, non seulement du négatif
à contrôler, mais du positif à favoriser. Aussi, j’oserai ajouter qu’une politique de
multiples régulations suppose une forme de sagesse pratique (phronèsis) qui évalue
les situations en fonction des circonstances et des contextes, en cherchant un équilibre
entre ce qu’il convient de réguler et ce qu’il faut favoriser pour l’épanouissement
des personnes et de la société. Les règles de ce type de sagesse ne se limitent pas à
des principes généraux et ultimes, qui sont indispensables, mais néanmoins abstraits
(comme les maximes de Kant ou les droits de l’homme). Tout en supposant ces
principes, les règles doivent s’accorder davantage à la réalité concrète. Un tel accord
peut se faire d’une façon pragmatique et, si j’ose dire, proximale, c’est-à-dire en
évaluant les conséquences des décisions et des actions en fonction des circonstances
et des contextes concrets où elles sont accomplies. Les méthodes des démocrates
athéniens, et plus particulièrement celles de Solon et de Périclès, qui conféraient au
politique l’initiative dans tous les domaines, révèlent au moins qu’une démocratie de
proximité n’est pas une utopie, mais requiert une forme active de sagesse pratique
adaptée aux circonstances et aux différents contextes particuliers des actions. Le plus
souvent, dans l’Antiquité, cette forme de sagesse était guidée par l’idée de « juste
mesure » – devenue la règle de conduite de la philosophie de l’action chez Aristote 29.
Quel peut être le rapport entre le principe de régulation face à la complexité et la juste
mesure demeure une question ouverte.
Dans les conditions actuelles de la globalisation technico-économique où
la complexité perturbe les stratégies et les décisions, une forme de démocratie de
proximité pourrait être conçue, si elle parvenait à allier les bienfaits d’une démocratie
directe et ceux d’une démocratie représentative, en établissant les configurations
capables de délimiter favorablement cette complexité, où les créations côtoient les
antagonismes. A l’instar de l’Antiquité, il s’agirait d’abord de configurer des stratégies
de « défense », en multipliant les procédures de régulation les mieux adaptées pour
faire face aux abus des puissances technico-économiques. L’ampleur de ces abus
étant sans comparaison avec ceux de l’Antiquité, les procédures de régulation sont
aussi beaucoup plus nombreuses relativement à la complexité du monde actuel, mais
en évitant une régulation à outrance pour toute chose. Toutefois, comme je l’ai déjà
soutenu ailleurs, le critère de référence ultime qui devrait régir la constitution de ces
27 Il s’agit là d’un thème central que je laisse entre parenthèses dans cet exposé, et qui
déborde la question de la régulation. Je dirais seulement que si la justice (dans tous les sens du
terme) est une condition nécessaire et préalable de toute démocratie, elle n’est pas pour autant
suffisante pour réaliser les aspirations humaines, qui requièrent d’autres conditions, la plupart
en accord avec des proximités relationnelles positives et des projets existentiels à long terme.
28 Voir mon Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, op. cit., p. 136 et s.
29 Voir mes études « De l’iségorie à l’isopraxie », in Variations sur l’éthique, op. cit. et
« L’ambiguïté de la bienfaisance », in L’art de comprendre, op. cit.
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120 pensées du droit, lois de la philosophie
procédures devrait être les souffrances humaines dans le monde proche et lointain 30.
Mais, pour transcender une politique permanente de défense (qui pourrait devenir
obsessionnelle), il faudrait
également tenir compte de la promotion des aspirations
humaines (et non seulement de la recherche d’une justice au sens large du terme
31),
en favorisant, moyennant des procédures de régulation démocratiques, l’appropriation
des
bienfaits innombrables de la technico-économie, notamment ceux qui sont
susceptibles de réaliser l’épanouissement des personnes et de la société.
En somme, la question de la démocratie de proximité ne se limite pas à un problème
de proximité territoriale, comme le pensent la plupart de ceux qui en font état, mais
elle concerne surtout le problème complexe de proximités
relationnelles, occultées le
plus souvent dans nos réflexions politiques, et qui présentent cette qualité remarquable
de contourner les distances spatio-temporelles. Or, ces proximités relationnelles,
qui traversent ou transcendent la proximité spatio-temporelle des groupes humains,
révèlent également que, d’une part, le communautarisme propre à la multi-culturalité,
qui favorise les proximités identitaires, peut être contourné et dépassé, et, d’autre part,
qu’il existe bien des facteurs indiquant qu’elles peuvent être favorisées et accrues
positivement. Reste à savoir comment.
Tout d’abord, elles peuvent être épanouies grâce aux bienfaits de la technico-
économie dont les usages présentent désormais un caractère planétaire, amorçant
les conditions d’une réalisation d’une forme de cosmopolitisme. Mais ces bienfaits
ne peuvent être efficaces et acceptables que s’ils sont encadrés par des processus de
régulation qui subvertissent les activités néfastes de la technico-économie, notamment
ceux qui produisent des risques pour l’être humain et son environnement, et ceux qui
se soumettent à des intérêt particuliers qui nuisent aux aspirations démocratiques de
nos institutions. Ensuite, grâce à l’
interculturalité qui certes respecte les spécificités
des cultures, mais doit imposer aux divers groupes humains de cultures différentes des
règles communes
32, comme celles de l’égalité, de l’équité, de la dignité humaine,
etc. Ici encore les bienfaits de la technico-économie peuvent favoriser cette commu-
nauté de référence à travers le droit d’user, à égalité, les produits de la technico-
économie, ce qui favorise les proximités relationnelles positives.
Or, si ce qui différencie la multiculturalité de l’interculturalité est bien l’importance
dans cette dernière structure des proximités relationnelles élargies, opposées aux
proximités identitaires du communautarisme, on peut supposer que c’est par le
biais de tout ce qui accroît les proximités relationnelles que le cosmopolitisme peut
ressembler le plus à une démocratie de proximité. Mais, dans tous les cas, le principe
de régulation précise la pratique des configurations, et constitue le mode de référence
par lequel les institutions démocratiques et les citoyens qui les composent parviennent
30 L’idée de prendre la souffrance humaine comme mesure de nos actions et des décisions
politiques est le thème central de mon livre La proximité et la question de la souffrance humaine,
déjà cité.
31 Comme on le fait généralement dans la philosophie politique actuelle depuis surtout les
travaux de J. Rawls.
32 « Dimensions sociales des sciences : émancipation, domination et opacité », in
M. vanden aBeele (dir.), Sciences et Croyances. Quelle place pour la démarche scientifique en
Europe ?
, Bruxelles, Centre d’action laïque, p. 21-44.
Page 117
la question de la « régulation » 121
à régir positivement la complexité du réel et les structures technico-économiques qui
la manifestent activement.
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Page 119
L’historien en robe de procureur
La notion de responsabilité morale/juridique
chez les historiens
Marc Angenot
Le droit et l’historiographie partagent des paradigmes fondamentaux, celui de la
recherche de la vérité sur des faits du passé, celui de l’enquête, de la présentation de
pièces à conviction, du témoignage et de son évaluation (selon la sorte de jurisprudence
qu’on nomme « critique historique »), celui de la règle de la « preuve » enfin, – mais
il est aussi généralement admis que « les principes juridiques ne peuvent pas être
transférés tels quels dans la recherche historique », que les exigences en matière de
preuve notamment n’y sont pas de même nature et que l’historien n’est pas censé,
au bout de sa reconstitution des faits, si « incriminants » soient-ils, passer jugement
ni formuler un réquisitoire (ou un plaidoyer d’acquittement) contre les hommes du
passé, leurs convictions et leurs agissements
1.
« Rappelons », expose Stéphane Courtois, historien connu pour la part qu’il a
prise au débat sur les « crimes du communisme », « que les deux premières phases de
l’opération historiographique et de l’action judiciaire sont communes : la recherche
de la preuve documentaire et l’explication-compréhension des faits. Elles divergent
ensuite. D’une part, l’historien est appelé, dans une phase de « représentation »,
à établir un récit scientifique et donc modifiable au gré de l’accumulation des
nouvelles connaissances ; le juge, à l’inverse, est amené à prononcer un jugement
qui est juridiquement définitif. D’autre part, la définition par l’historien des crimes
du communisme à travers les catégories juridiques, définies ici par le tribunal de
Nuremberg, n’a pas pour fonction de « formuler un jugement et un verdict », mais
1 P. Peeters, « Les aphorismes du droit dans la critique historique », Académie royale
de Belgique. Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques,
5e série,
t. 1946, p. 81-116 ; « Les aphorismes du droit dans la critique historique », 5e série, t. 1946,
erratum, p. 279. Commenté par C.
ginzBurg, Un seul témoin, Paris, Bayard, 2007, p. 29.
Page 120
124 pensées du droit, lois de la philosophie
de caractériser aussi précisément que possible des actes criminels » 2 Si l’historien
n’est ni un procureur ni un juge, il entre toutefois parfaitement dans son rôle et dans
son « devoir d’état », selon Stéphane Courtois, d’appliquer des catégories juridiques
– celles notamment de responsabilité criminelle, et en ce qui touche à l’histoire des
idées, d’incitation, de complicité avant et après le fait, – aux actes du passé et de
juger, non dans le sens précis de ce verbe, le sens I des dictionnaires, celui de dire le
droit en qualité de juge, mais, au-delà de la description factuelle, au sens d’émettre
une opinion évaluative, de « décider du mérite » des actes et des acteurs du passé,
de blâmer ou d’approuver en ayant recours à des catégories
empruntées au droit non
moins qu’à l’éthique, – les catégories du droit permettant une rigueur technique dans
le « jugement » et une comparaison jurisprudentielle.
D’autres historiens au contraire, – sans surprise, ce sont dans le présent contexte
les adversaires politiques de cette histoire libérale des « crimes du communisme »
– soutiennent que des catégories juridiques quelles qu’elles soient ne sauraient
s’appliquer à des événements historiques, que l’historien en robe de procureur abuse
en quelque sorte de sa position. La question de cet essai est de savoir s’il revient
à l’historien de faire comprendre ou bien de condamner, si en revêtant la robe de
procureur il ne se trompe pas de rôle. C’est à cette controverse complexe, portant sur
un enjeu problématologique et méthodologique fondamental, que je consacrerai ces
quelques pages.
Une motivation répandue : le travail de l’historien inspiré
par un
compte à régler
Les historiens des idées – ceux auxquels je vais me rapporter principalement dans
les pages qui suivent – sont des chercheurs dont les travaux souvent relèvent à la fois
de la raison de vivre et du compte à régler. Ne serait-ce que par leurs choix d’objet :
pré-fascisme apparu d’abord en France, illusions du progrès, pouvoir psychiatrique
et idées savantes servant à contrôler les corps et à normer les humains, origines
gnostiques russes du léninisme ; il est facile au lecteur de rajouter
des noms à cette
brève énumération... Aux intellectuels qui règlent des comptes s’applique souvent
la parabole de la paille et la poutre, sans nul doute. Mais s’ils aident à voir la paille
dans l’idéologie ou la pseudo-science qu’ils objectivent, généalogisent, périodisent et
détestent, on peut toutefois faire une certaine confiance à leur hostile perspicacité.
D’autres « vocations » d’historien des idées ne semblent pas moins éloignées,
dans leurs motivations premières, de la sérénité recommandée au savant. C’est le
cas de ces historiens qui ont eu des comptes à régler avec « les leurs » et avec eux-
mêmes, – le cas notamment des historiens allemands face au nazisme, voués à une
pénible volonté de retracer la « généalogie » du mal, indissociable d’une large mesure
de honte collective, stoïque et sublimée si on veut.
L’histoire des idées forme ainsi un genre hybride qui combine l’appareil du
savoir, – historicisation, typologies, conceptualisations, opérant sur le produit de
vastes enquêtes archivistiques, – mais qui comporte, non moins visiblement dans la
2 St. courtois et al., Du passé faisons table rase, Histoire et mémoire du communisme,
Paris, Laffont, 2002, rééd. Pocket, 2009, p. 238.

Page 121
lhistorien en roBe de procureur 125
plupart des cas, une intention polémique jointe à un engagement personnel, à une
présence d’un sujet qui juge et interpelle ses contemporains
par passé interposé.
L’historien des idées avoue même parfois partir de ce qui, dans l’actualité et dans son
« vécu », stimule et oriente son travail de réinterprétation du passé. Nul n’a exprimé
ceci plus clairement que François Furet au départ de son étude de l’historiographie
de la Révolution française au XIX
e siècle, – étude qu’il avouait indissociable de sa
répudiation du totalitarisme soviétique : « Aujourd’hui, le Goulag conduit à repenser
la Terreur [de 1793] en vertu d’une identité dans le projet »
3.
L’imputation de responsabilité quasi pénale de certaines idées
tirée de leur application
Les grands historiens des idées au XXe siècle partent tous de l’horreur, d’un fait
historique horrible,
a priori inexplicable dans son horreur et son inhumanité mêmes
– les guerres mondiales, la Terreur stalinienne, le Goulag, la Shoah ... – pour se
demander quelles idées les « portaient en germe », quelles idées et quels propagateurs
d’idées ont joué un rôle d’incitateur et d’instigateur – de justificateur, d’approbateur
– des grands crimes du XXe siècle. Ils se mettent en devoir de pourchasser en amont
la genèse de l’Idée, avec les risques de moralisation anachronique ex post facto et
d’imputation abusive de complicités avant le fait que cette démarche comporte. C’est
bien en effet la catégorie, floue et pas toujours explicite, de complicité qui guide
leurs analyses du rôle des idées dans l’histoire. L’horreur, somme toute, était-elle
prévisible en déchiffrant seulement les « idéaux » qui ont motivé les perpétrateurs ?
« Can it ever be anticipated that the pursuit of attractive ideals or ends will lead
to mass murder and widespread suffering
? », demande, peut-être « naïvement »,
un historien américain 4. C’est ici néanmoins que viennent s’inscrire les grandes
problématiques qui sont au cœur de l’histoire des idées, problématiques toujours
actuelles autant que classiques, toujours contestées aussi, controversées, celles des
« Origines intellectuelles » des grands événements de l’histoire moderne : Origines de
la Révolution française, de la Révolution bolchevique, du totalitarisme, du nazisme,
de l’antisémitisme génocidaire, du fascisme italien (et/ou du fascisme générique). Il
y a chez beaucoup d’historiens un soupçon moral au départ de leurs entreprises :
que certaines idées de jadis, pas seulement les idées expressément haineuses mais
d’autres idées, programmes, doctrines avec leur apparence fallacieuse d’innocence
et de bienveillance humanitaire, étaient
intrinsèquement dangereuses et que leur
nocivité – indissociable d’un certain degré d’absurdité et d’irréalisme – aurait dû être
perceptible « en germe » bien avant que quelqu’un se soit avisé de leur trouver une
« application ».
Contre la vieille thèse ou le vieux sophisme appliqué par les historiens progressistes
d’abord à la Révolution de 1789, celle des « Circonstances imprévisibles » qui font
déraper et pervertissent regrettablement des idées qui étaient
en soi généreuses et
excellentes et que l’on veut préserver de toute remise en question, – thèse qui a
3 Fr. furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 26.
4 P. hollander, The End of Commitment. Intellectuals, Revolutionaries, and Political
Morality, Chicago, Dee, 2006, p. 4.

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126 pensées du droit, lois de la philosophie
servi tout au long du XIXe siècle pour exonérer les idées jacobines, inspirées par les
Lumières, des crimes révolutionnaires et de la Terreur de 1793, – l’historien actuel,
devenu suspicieux, tend à soumettre à l’examen les idées mêmes qui animaient les
acteurs historiques et, dans la foulée, les « grands penseurs » qui les leur ont inspirées.
C’est la thèse et la démarche de François Furet face à la Terreur révolutionnaire : ce
n’est pas le malheur des circonstances ni l’agression extérieure qui fait 1793, c’est la
« fausseté des idées » des jacobins qui est la source première de la Terreur.
Il découle toutefois de ce genre de questionnement une démarche ou une dérive
méthodologiquement risquées de la part de l’historien des idées, – en fait, elle est
bien attestée et il ne s’en prive pas, n’ayant souvent entrepris son travail que pour
aboutir à cette sorte de mise en accusation, – le passage de la démonstration plus
ou moins convaincante de l’influence, plus ou moins médiée, exercée par des idées
sur des actions et des agissements ultérieurs répréhensibles qui s’en sont réclamé,
à l’imputation de « responsabilité » de ces idées et à la culpabilité morale ou quasi
juridique de ceux qui les ont entretenues et propagées – et ce généralement, bien
avant le passage à l’acte, et quels que soient les « facteurs matériels » ultérieurs et les
conjonctures qui ont rendu ledit passage possible. Or, en poursuivant cette démarche,
l’historien choisit subrepticement, au bout d’analyses descriptives, de fonctionner
dans une logique
juridique, une logique de procureur lequel accuse par exemple un
individu d’« imprudence criminelle » en écartant les facteurs aveugles et mécaniques
qui ont fait de l’imprudence alléguée un « crime » par ses conséquences concrètes.
Une question « préjudicielle » s’impose à la réflexion avant de poursuivre : peut-
il y avoir une qualification juridique ou morale des idées ? Apparemment oui en droit :
que des idées, du moins des idées exprimées et propagées, puissent être répréhensibles
en elles-mêmes, que de « simples discours » tombent sous le coup de la loi, il n’est
que de se reporter au code pénal qui établit, à côté des délits de « diffamation »
et de « propagande haineuse », les délits d’« apologie d’actes qualifiés crime »,
d’« instigation » et d’« incitation » criminelles, – ce qui, diront certains caractères
atrabilaires, pourrait étendre les foudres de la loi sur à peu près toutes les idéologies
extrêmes de droite comme de gauche des deux siècles modernes.
En termes de morale courante, on rencontre toutefois une aporie. Y a-t-il une
éthique concevable des croyances, des convictions et des argumentations ? Est-il
mal
de croire à la Conspiration des Sages de Sion, à la Supériorité de la race aryenne
– ou aux Lois de l’histoire et aux Lendemains qui chantent ? Y a-t-il des convictions
criminelles et des formes de raisonnement moralement coupables ? La question n’est
guère posée et elle est souvent écartée du revers de la main. Elle ouvre sur trop de
difficultés. Si elle est posée, elle ne l’est que face aux idéologies que j’ai des raisons
avec tout le monde de détester d’avance. Des raisonnements stupides, cela se conçoit,
mais des « convictions scélérates », ce serait comme des « idées vertes » : une
impossibilité sémantique. Seulement, ce rejet conduit droit à une aporie : comment
des raisonnements et des conceptions qui seraient innocents par essence, ou par
essence en dehors du bien et du mal, serviraient-ils à justifier à tout coup des actes
inhumains ? Comment des croyances qui rendent innocents et même recommandables
des actes inhumains ne seraient-elles pas coupables en elles-mêmes ? Massacrer les
Arméniens, les Juifs, les Gitans, les Koulaks est mal, mais les raisonnements qui ont
Page 123
lhistorien en roBe de procureur 127
conduit à montrer ces massacres comme nécessaires, héroïques et vertueux seraient,
eux, hors du bien et du mal. Ils seraient tout au plus bien ou mal fondés – et encore,
ils ne pourraient être jugés mal fondés que d’une logique différente de celle qui les
recommande comme excellents. Si pour un individu (et pour sa famille idéologique)
ses actes sont pleinement justifiés par ses convictions et que je juge ces actes
monstrueux, comment ne pas le juger coupable d’entretenir de telles convictions ?
Car nous blâmons l’ultra-nationaliste serbe, l’antisémite, le stalinien, le Khmer rouge
et l’islamo-fasciste pour des actes qui, de leur point de vue, ne furent et ne seront
nullement blâmables puisque leur logique et leur « conscience » les conseillent et les
approuvent, les exaltent même.
Origines du fascisme et du nazisme dans des Idées
On constate une tendance marquée de l’historiographie contemporaine : celle de
mettre de l’avant, beaucoup plus que jadis, le rôle des idées et leur « responsabilité »
dans les crimes totalitaires du siècle passé et notamment, à l’encontre de la tradition
historienne en ce domaine, dans les mouvements et les régimes fascistes. L’étude du
fascisme italien a été longtemps retardée par le préjugé des historiens antifascistes
pour qui le fascisme « n’avait pas d’idéologie », ou trop sommaire et absurde pour
mériter d’être étudiée ; le fascisme, c’était des bandes de voyous au service du Grand
capital, bandes dont les discours démagogiques étaient sans intérêt. Emilio Gentile
fut le premier à prendre cette idéologie au sérieux et à chercher à en retracer les
origines en publiant en 1975 Le origini dell’ ideologia fascista 5. Tous les historiens
récents du et des fascismes soulignent la prééminence des idées dans la genèse et
l’attrait exercé par les mouvements totalitaires : «
Ideas and beliefs were primary
ingredients in the process that brought fascism into being
» 6. Si le fascisme à ses
débuts n’a pas la complexité du marxisme-léninisme, le matériau où il va puiser,
– critique contre-révolutionnaire de la démocratie parlementaire, social-darwinisme,
nationalisme intégral, corporatisme, – est abondant et divers et remonte haut dans
le XIXe siècle. Le fascisme, bricolage syncrétique mué en système totalitaire, a
conçu « une authentique idéologie et un projet cohérent de formatage des individus
et de la société », une idéologie qui se présentait comme une troisième voie entre le
libéralisme démocratique, impuissant et déconsidéré, et le socialisme, antipatriotique
et barbare
7. Même si en pratique, dans son développement concret, le fascisme
italien fut un « totalitarisme imparfait », au cœur de l’idéologie s’énonçait un « idéal »
totalitaire, une rationalisation de l’Etat total auquel devait être subordonnée toute la
vie publique et privée. Le fascisme italien est une idéologie inséparable d’une mise en
place de cultes et de liturgies, le Culto del Littorio, dont un des thèmes récurrents du
5 E. gentile, Le origini dell’ ideologia fascista (1918-1925), Roma, Bari, Laterza, 1975
(trad. : The Origins of Fascist Ideology 1918-1925, New York, Enigma Books, 2005).
6 T.R. tholfsen, Ideology and Revolution in Modern Europe : An Essay on the Role of
Ideas in History, New York, Columbia UP, 1984, p. 105.
7 P. milza, « Le totalitarisme fasciste, illusion ou expérience interrompue ? », Vingtième
siècle, 100, 4, 2008, p. 63-67.
Page 124
12 pensées du droit, lois de la philosophie
reste était qu’elle n’était surtout « pas un dogme » figé, mais une « foi » active, qu’elle
devait toujours aller de l’avant, s’adapter à la « Vie » etc.
8.
Le fascisme (lequel inclut le nazisme dans la définition générique qu’en donnent
Roger Griffin et d’autres historiens anglophones) présente une idéologie propre qui le
définit et celle-ci a joué un grand rôle dans son succès trans-classes
9. C’est de cette
idéologie et de son « noyau mythique » (mythical core) que découlent les traits bien
connus des fascismes, culte du chef, corporatisme, étatisme et statolâtrie, surenchère
expansionniste, esthétisation du politique, militarisation de la vie sociale en temps de
paix, enrôlement de la jeunesse, climat de bouleversement permanent et impulsion
de vastes projets successifs. On peut supposer que s’en déduit aussi la fuite en avant
militariste et belliciste, la guerre étant une recette infaillible de « régénérescence
nationale ». Ce qui distingue les fascismes de dictatures « ordinaires », c’est
précisément ce rôle déterminant de l’idéologie et cet attrait exercé. L’analyse en
termes de politique ou d’économie seuls ne suffit pas à en révéler la nature
10.
Il en va de même pour les historiens du nazisme avec l’importance grandissante
qu’ils accordent à l’idéologie et à la singularité scélérate de celle-ci. James Rhodes étudie
The Hitler Movement comme A Modern Millenarian Revolution 11. « In the tradition
of Eric Voegelin and Norman Cohn
», écrit-il, « I think that the National Socialist
ideology should be seen as a more or less coherent millenarian and gnostic world view
that must be taken seriously if the Nazis are to be understood. .... the Nazis believed that
their reality was dominated by fiendish powers and they experienced revelations or
acquired pseudo-scientific knowledge about their historical situation that made them
want to fight a modern battle of Armageddon for a worldly New Jerusalem
» 12. James
Rhodes fait du millénarisme, fondé sur un sentiment de « catastrophe ontologique »,
la motivation essentielle des nazis et l’explication fondamentale de la criminalité
croissante de ceux-ci, écartant les causes traditionnellement mises de l’avant qu’il
juge contingentes et réductrices – crise économique, etc., – et soulignant qu’il importe
de considérer centralement la conception que les nazis eux-mêmes avaient du sens
de leur action : « In all its manifestations and especially in the NS case, millenialism
appears to begin with an experience of confusion and a strong fear of annihilation
8 Voir P. G. zunino. L’ideologia del fascismo. Miti, credenze e valori nella stabilizzazione
del regime, Bologna, Il Mulino, 1985.
9 E. gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Paris, Gallimard,
2004.
10 La définition du fascisme générique autour de laquelle est censé s’être établi de nos
jours un certain « consensus » dans le monde anglo-saxon est celle de l’historien britannique
Roger Griffin, leader de la Fascist Studies School. Elle prétend extraire un « noyau » mythique
constant en scotomisant à des fins heuristiques les variables revendications « nationales » et
les variables rationalisations scientistes et historicistes qui l’enrobent : « Fascism is a genus of
political ideology whose mythic core... is a palingenetic form of populist ultra-nationalism
»,
R. griffin, et M. feldman (dir.), Fascism : Critical Concepts in Political Science, Londres,
Routledge, 2004, I, p. 272. Définition complète
in The Nature of Fascism, Londres, Routledge,
1993, p. 44.
11 J. rhodes, The Hitler Movement. A Modern Millenarian Revolution, Stanford CA,
Hoover Institution Press, 1980.
12 Ibid., p. I et 18.
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lhistorien en roBe de procureur 12
which can be called the « disaster syndrome » » 13. « This study ... concludes that the
millenialism hypothesis gives the best answer to the perplexing questions about this
specific group of revolutionaries. ... By stressing the primacy of apocalyptic motives
in the National Socialists, it does not deny the existence or significance of ideological,
economic, psychological and other passion
s ».
Le cas apparemment complémentaire mais bien plus controversé
des marxismes et des marxistes
La publication en 1997 du Livre noir du communisme 14 a réactivé en France
une polémique de longue durée sur le bilan négatif du communisme au XXe siècle,
en un sursaut tardif mais exceptionnellement violent qui a mobilisé toute la presse et
tous les essayistes en vue et qui n’est pas près d’être apaisé. Un pavé dans l’histoire
de Pierre Rigoulot et Ilios Yannakakis 15 rend compte des premiers mois français de
cette polémique autour de la « mémoire du communisme » – en se plaçant du point de
vue accusateur des collaborateurs de l’ouvrage – tandis qu’un peu plus tard l’ouvrage
collectif
Du passé faisons table rase 16 a fait connaître la réception contrastée des
traductions de ce livre dans tous les pays d’Europe, très favorable à l’Est, réticente à
l’Ouest, – la France intellectuelle faisant comme toujours exception et contraste avec
la réception très favorable du livre dans les pays qui ont connu le « socialisme réel », en
dépit de réticences et de dénégations, là-bas aussi, d’une arrière-garde d’
apparatchiki
recyclés qui ne tiennent pas à ce qu’on « remue la boue » du passé.
Il n’est pas vrai, comme on le lit parfois, que les collaborateurs de ce livre-
événement aient réclamé « un Nuremberg du communisme » – lequel serait
impraticable, les régimes communistes n’ayant pas été vaincus militairement, et
politiquement inopportun (en dépit de quelques procès de responsables policiers de
la répression en Tchéquie par exemple). Mais ils ont certainement affirmé hautement
que la tâche de l’historien du communisme, à l’égal de celle reconnue sans difficulté à
l’historien du nazisme ou du fascisme (ce rapprochement incident seul a fait pousser
les hauts cris), est de ne pas se borner à décrire, à dénombrer, à expliquer et situer
dans le temps de l’histoire mais, quand il le faut, à
mettre en accusation. A tout le
moins dans le discours historien et non dans l’ordre juridique, mettre en accusation les
crimes commis jadis, leurs auteurs, leurs instigateurs et leurs commanditaires. L’enjeu
central est non de mettre en doute les « crimes » – en dépit de polémiques incessantes
sur leur étendue et leur
chiffrage mais de déterminer à l’égard de ces crimes la
responsabilité de l’idéologie – et par voie de conséquence plus ou moins clairement
tirée la responsabilité de ceux qui, en Occident, ont « confessé » cette idéologie et ont
milité pour elle tout en étant restés, par la force des choses et le hasard de la naissance,
étrangers à l’« application » qu’en fit le Socialisme réel.
13 Ibid., p. 19.
14 st. courtois, n. werth, J. l. panné, a. paczKowsKi, K. BartoseK, J. l. margolin, Le
livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Paris, Laffont, 1997.
15 P. rigoulot et I. yannaKaKis, Un pavé dans l’histoire, Paris, Laffont, 1998.
16 St. courtois et al., Du passé faisons table rase..., op. cit.

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130 pensées du droit, lois de la philosophie
« Le communisme est-il criminel ? La question peut sembler oiseuse, un rien
provocatrice. Et les millions de morts consécutifs à la révolution soviétique ? Et
le massacre des marins de Cronstadt par Trotski en 1921 ? Et la famine organisée
pour réduire la résistance d’une grande partie des Ukrainiens à la soviétisation en
1932-1933 ? [etc., etc.] Comment donc oser mettre en doute cette criminalité ? A
vrai dire, qu’une effroyable hécatombe humaine soit liée à l’histoire du communisme
n’est plus en cause mais la nature du lien entre le communisme et cette hécatombe :
le communisme en est-il responsable ? (...) Reste à savoir quelle place assigner à
ces « crimes horribles, massifs et systématiques ». Dans l’optique du
Livre noir, le
communisme en est comptable. Dans celle de ses détracteurs, le communisme est
certes souillé de sang, mais à son corps défendant » 17.
L’enjeu du débat est bien résumé. Est-ce qu’un régime fondé sur une idéologie
déterminée doit être jugé à ses œuvres et son idéologie avec lui ipso facto ; est-ce que
les résultats, toujours affreusement semblables, des régimes
idéocratiques jugent les
convictions des acteurs et mettent en cause l’« idéal » des partisans ? Le problème
de l’interface ambigu historico-éthico-juridique n’est pas celui de certaines idées
de jadis qui appelaient, littéralement et sans effort herméneutique, à la répression,
à la haine de l’Autre, à la persécution, il n’est pas celui des doctrines expressément
racistes, antisémites, génocidaires et du blâme qui est unanimement porté sur elles.
Qu’on le regrette ou non (on peut y voir une vaine invite à méditer confusément sur
les bonnes intentions dont l’enfer du XXe siècle a été pavé débouchant mollement
sur une invocation du
principe de précaution au vu des entraînements irréfléchis de
naguère), la question du mal politique et idéologique est au cœur de l’histoire des
idées modernes sous la forme spécifique de
la mutation du bien en mal, des bons en
scélérats, de l’idée généreuse en légitimation de l’inhumain, du « retournement de
l’humaniste en fanatique, du persécuté en policier », retournement qui est au cœur de
la réflexion d’un Régis Debray – lequel n’offre cependant pas une explication bien
claire du caractère fatal de ce retournement ni ne propose des conclusions pratiques
à tirer du constat 18.
Je partirai de ce que pose Aleksandr Soljenitsyne au début de L’Archipel du
Goulag
19 « C’est l’idéologie », écrit-il, « qui a valu au XXe siècle d’expérimenter
la scélératesse à l’échelle de millions ». Lénine et le bolchevisme sont en cause sans
doute, mais l’accusation de Soljenitsyne est plus englobante. Le romancier russe
raisonne à partir d’un contraste : les scélérats de Shakespeare se satisfont d’une
demi-douzaine de cadavres, – pour en accumuler des millions, il faut une autre forme
de cruauté et d’inhumanité argumentées et c’est cette chose moderne, inconnue du
dramaturge anglais et impensable en son siècle, que l’écrivain russe désigne sous
le nom d’« Idéologie ». La question posée est celle du changement d’échelle de
l’inhumain au XX
e siècle, changement issu de la rencontre de moyens techniques et de
délires eschatologiques déguisés en doctrines « scientifiques ». Toutes les idéologies
totales du siècle, de gauche et de droite, ont abouti à créer des « vies inutiles », elles
17 P. rigoulot et I. yannaKaKis, Un pavé dans l’histoire, op. cit., p. 13-14.
18 R. deBray, Critique de la raison politique, Paris, Gallimard, 1987, p. 361.
19 A. solJenitsyne (A.I. solzhenitsyn), L’Archipel du Goulag, Paris, Seuil, 1974, vol. I,
p. 132.
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lhistorien en roBe de procureur 131
ont légitimé le meurtre de misérables par milliers et millions, elles ont conçu et justifié
la terreur de masse, elles ont pratiqué avec conviction les décimations de populations
entières. La question épineuse qui s’ensuit dans ce paradigme de la mutation du bien
en mal
, et sur laquelle il y a une bibliothèque toujours grossissante de reconstitutions
divergentes des données, des enchaînements, et d’argumentations contradictoires est
celle de la « responsabilité » des idées révolutionnaires, celle des utopies socialistes et
égalitaires issues des Lumières, celle de Marx, ou des marxismes qui auraient « trahi »
sa pensée, ou de Lénine et des seuls Bolcheviks dans la Tragédie soviétique
20.
L’idéologie raciste des nazis conduit à Auschwitz, ceci est atroce mais
logique,mais
qu’est-ce qui, en termes d’idées, conduisait à la terreur bolchevique, au Goulag, aux
exterminations staliniennes, aux massacres répétés et à grande échelle de pauvres
hères mués en opposants ?
Métamorphose inopinée ?
Le philosophe catholique Waldemar Gurian dans les années 1930, anti-communiste
il va sans dire, parlait encore de la « métamorphose » d’une idée intrinsèquement
bonne, celle du socialisme, en un régime atroce : « la doctrine s’est transformée en
devenant, au lieu d’utopie d’avenir, justification du terrorisme et de la privation de
tout droit de l’individu en face de l’Etat de parti » 21. Mais cette « métamorphose »
inopinée restait, comme telle, inexplicable. La question peut paraître naïve mais elle
est revenue de nos jours. « Pourquoi le communisme moderne, apparu en 1917, s’est-
il presque immédiatement érigé en dictature sanglante puis en régime criminel ? »
22.
A cette bonne question sans réponse, il est évidemment possible pour des penseurs
de droite d’émettre au contraire l’hypothèse d’une consécution logique ou d’un
« potentiel » malfaisant bien détectable dans les projets initiaux et les idées – et
peut-être en élargissant dans toute la modernité politique séculière. A la tête de l’Etat
soviétique se trouvait un groupe d’« idéocrates » animés par une doctrine spécifique
et un projet global qui a causé d’immenses malheurs : il semble de bonne méthode
de sonder cette doctrine et de questionner son caractère, ostentatoire mais peut-être
trompeur, « d’utopie d’avenir » vouée au bonheur de l’humanité.
La capacité et la volonté de contrôle « total » de la société par l’Etat-parti bolchevik,
l’intensité de la terreur et de la répression ont beaucoup varié de Lénine à Staline, à
Brejnev, à Gorbatchev et c’est ce qui rend l’application sur toute la durée 1917-1991
du concept controversé de « totalitarisme » discutable. Mais le fait que la raison d’être
de l’Etat soviétique était de réaliser à tout prix un projet déterminé de transformation
de la société, un projet fondé sur des « idées », est inhérent à son histoire de 1917 à
1991. Le terme d’« idéocratie » avancé par Martin Malia prend son sens ici. Partout
où s’est établi un régime communiste, les mêmes théories ont débouché sur les mêmes
20 M. malia, The Soviet Tragedy. A History of Socialism in Russia, New York, Free Press,
Toronto, Maxwell Macmillan, 1994.
21 W. Gurian, Der Bolschewismus : Einführung in Geschichte und Lehre, Freiburg iB,
Herder, 1931 (trad.
Bolshevism : An Introduction to Soviet Communism, Notre Dame IN, Notre
Dame UP, 1952 ; Le bolchevisme. Introduction historique et doctrinale, Paris, Beauchesne,
1933, p. 229).
22 St. courtois, in Le livre noir du communisme, op. cit., p. 853.
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132 pensées du droit, lois de la philosophie
sortes de liquidations, déportations, massacres, oppression policière et terreur. Quelle
« responsabilité », demandent certains historiens « de droite », porte Karl Marx dans
le caractère sanglant et répressif de tous ces régimes sur tous les continents qui se sont
réclamés de lui ? Jusqu’à quel point les résultats « imprévus » d’un projet supposé
émancipateur ne sont-ils pas sans quelque rapport avec certains éléments de cette
pensée ? « Is original Marxism to any degree accountable for the despotic character
of the Marxist-Leninist party regimes in the various parts of today’s world ?
» 23.
Comme telle, ce genre de question directe, bipolaire et simpliste, et la réponse
« virtuelle » qu’elle comporte, sont évidemment sophistiques. Plusieurs objections du
moins viennent à l’esprit. L’idéologie
dite marxiste était hégémonique et officielle en
URSS, mais les institutions, les valeurs sociales étaient-elles cependant « inspirées »
par quoi que ce soit venu de Marx – sinon au sens le plus superficiel ? La source
principale du despotisme soviétique est-elle au reste russe ou marxiste – ou issue de
la convergence fatale des deux (c’est la version d’Alain Besançon) ? Le prétendu
marxisme soviétique est-il quelque chose comme la « rencontre inattendue » entre
une doctrine rationnelle occidentale et une mentalité irrationnelle russe ? C’est ce
que semble dire un historien russe, Michel Heller, dans La machine et les rouages 24
en faisant état de « l’incroyable réceptivité des Soviétiques à l’irrationnel dès lors
qu’il revêt une apparence scientifique ». Par ailleurs, comment affirmer à la fois la
toute-puissance néfaste de l’idée marxiste-léniniste en URSS et la thèse – qui est
celle de Leszek Kołakowski et de tous autres historiens aujourd’hui – selon laquelle
plus personne, du moins après Khrouchtchev, que ce soit dans les masses ou dans
l’Appareil, n’y croyait encore (« By the end no one believed any longer that Marxism-
Leninism could be used to mobilize the population
») 25.
Il y a une réplique à ces premières objections toutefois. Une distinction s’impose.
Les bureaucrates soviétiques n’avaient pas à « croire » à la part de verbalisme
humanitaire du prétendu « marxisme », à la « société sans classe » ou à la « dictature
du prolétariat », – mais il paraît évident qu’ils ont pourtant
cru à quelque chose, de
Lénine à Gorbatchev inclusivement, ils ont persisté à croire, en dépit de démentis
perpétuels, à ce qui était au cœur idéologique de l’idéocratie : à la supériorité
, non pas
morale
mais productiviste, du mode de production collectiviste, fondé sur l’abolition
de la propriété privée des moyens de production et d’échange et sur l’économie
dirigée. C’est quand le doute radical quant à sa praticabilité et son efficacité s’est mis
à saper, dans les classes de l’Appareil même, ce dogme-raison d’être, constitutif de
l’URSS, que le système a vraiment vacillé.
23 M. van der linden, Western Marxism and the Soviet Union, Leiden, Brill, 2007. Voir
parmi des dizaines de livres qui posent ce genre de question, D. W.
lovell, From Marx to Lenin :
An Evaluation of Marx’s Responsibility for Soviet Authoritarianism
, Cambridge, Cambridge
UP, 1984. On a aussi la version plus naïve du même questionnement, « Was Stalin really a
Communist ? », demande R. V. Daniels,
The Rise and Fall of Communism in Russia, New
Haven CT, Yale UP, 2007, titre de chapitre, p. 266 – ... et Torquemada était-il un bon catholique ?
24 M. heller, La machine et les rouages, la formation de l’Homme soviétique, Paris,
Calmann-Lévy, 1985 (rééd. au format poche, Paris, Gallimard, 1994, p. 73).
25 D. D. roBerts, The Totalitarian Experiment in 20th Century Europe : Understanding
the Poverty of Great Politics, New York, London, Routledge, 2006, p. 268.
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lhistorien en roBe de procureur 133
Le questionnement sur le « rôle » de Marx et du marxisme (ce qui fait deux)
demeure encore, en bonne partie, à l’étape de la confusion des problèmes. Le topos
de Marx-se-retournant-dans-sa-tombe est un lieu commun des chercheurs qui tout en
condamnant les « applications » veulent épargner l’auteur du
Capital : « Karl Marx
would have found very little in the political culture and political institutions of Cuba,
China or Russia that he could identify as Marxist
», etc. 26. Sans nul doute ! Seul
Leszek Kołakowski, le grand historien polonais du marxisme, s’efforce de poser la
question en des termes susceptibles d’une réponse qui ne soit pas de pure confusion
sophistique de la chronologie, de la durée et des niveaux. Le système stalinien a-t-il
sa source chez Marx ou dans quelque aspect de sa pensée
ou bien trouve-t-on au
contraire chez Marx (et on le trouve aisément) la répudiation anticipée du stalinisme,
du totalitarisme ? Marx se serait-il en effet « retourné dans sa tombe » ? Autant de
formulations qui sont sans intérêt parce que sans réponse possible. Pour Leszek
Kołakowski, la seule question bien formée est la suivante qui porte sur l’
applicabilité
– et il avance sa propre réponse : «
Was every attempt to implement all basic values of
Marxian socialism likely to generate a political organization that would bear marks
unmistakably analogous to Stalinism ? I will argue for the affirmative answer
» 27.
Le procès des utopies
Le 1er janvier de l’an 1800, Robert Owen ouvrait à New Lanark en Ecosse une
manufacture « humanitaire » où le vil argent allait être remplacé par des
Labour
Notes
, des bons du travail 28. Le 25 décembre 1991, Mikhaïl Gorbatchev entérinait
la dissolution de l’URSS. Entre ces deux dates, entre cette nouvelle année et ce jour
de Noël, deux siècles de Grandes espérances ont mobilisé des foules immenses sur
les cinq continents. Elles ont animé un foisonnement de réflexions philosophiques et
d’idéologies de masse autour d’idées apparues au Siècle des Lumières, au premier
chef celle de progrès et celle de révolution, et autour d’un projet ou d’une promesse
utopiques. – Une vaste question découle du télescopage narratif que je viens d’esquisser.
Cette question à son tour ne cesse de venir hanter la réflexion contemporaine. Ces
Grandes espérances, demande-t-on, par leur caractère utopique justement, par leur
promesse de « changement à vue » et de remède global à portée de main à tous les
maux sociaux, par le déterminisme historique qui les étayait depuis les temps lointains
des Saint-Simon, Fourier, Leroux, Colins et autres socialistes romantiques, par l’esprit
de croyance aveugle et dénégatrice qu’elles ont inspiré, n’ont-elles pas à l’évidence
joué un rôle, un rôle décisif et néfaste, dans le malheur des temps, ne débouchent-
elles pas sur les horreurs d’un XX
e siècle qui serait passé à l’acte en mettant sur
26 A. J. gregor, The Fascist Persuasion in Radical Politics, Princeton NJ, Princeton UP,
1974, p. 395.
27 L. KolaKowsKi, « Marxist Roots of Stalinism », in R. C. TucKer, & Wl. Brus, Stalinism :
Essays in Historical Interpretation, New York, Norton, 1977 (reprint 1999, p. 283).
28 Libellés « One Hour » et ses multiples, – une heure de travail quelconque valant
n’importe quelle autre. Voir R. owen, Courte exposition d’un système social rationnel, Paris,
Marc-Aurel, [1848] ; Dialogue entre la France, le monde et Robert Owen, sur la nécessité d’un
changement total dans nos systèmes d’éducation et de gouvernement
, Paris, Chaix, 1848.

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134 pensées du droit, lois de la philosophie
pied, inspiré par leurs vains blueprints et leurs fallacieuses « lois de l’histoire », des
idéocraties sanguinaires 29 ?
De la Révolution de 1917 n’est pas sorti un régime qui formât un « stade
supérieur » aux démocraties bourgeoises et aux économies de marché, ni même une
alternative rationnelle, mais, formule Martin Malia, une « idéocratie », un régime
(au décri de la représentation marxiste de la base et la superstructure) fondé sur un
programme irréaliste, sur une « utopie » (en ce sens négatif, chimérique du mot)
articulée à une forme de croyance « gnostique » maquillée en un savoir prétendu
« scientifique », système voué à réaliser un projet intrinsèquement inviable : « Of
all the reasons for the collapse of communism, the most basic was that it was an
intrinsically nonviable, indeed impossible project from the beginning
» 30. Système
qui a cherché, par la terreur et dans la pénurie perpétuelle, dans la misère matérielle
et morale de trois générations, à faire fonctionner une impossibilité pratique jusqu’à
la ruine inclusivement. Autrement dit, la responsabilité alléguée de l’« idée » serait
inséparable du caractère irréaliste, chimérique et livresque d’une bonne part de la
modernité issue des Lumières.
Formulation plus moralement dérangeante encore : Délivrez-nous du mal
Le paradoxe accablant de la modernité tout entière reviendrait alors à trouver
la source première du malheur du XXe siècle, non seulement dans des idées censées
rationnelles, bienveillantes et émancipatrices, mais dans le
projet même de délivrer le
monde du Mal
. Car c’est à ceci, à cette « volonté » que tout remonte, ceci qui, au début
du XIXe siècle, était une « idée neuve en Europe ». Le socialisme s’est défini d’emblée
vers 1830 comme le Remède enfin découvert qui allait délivrer définitivement et d’un
seul coup les hommes du mal social :
« Q. – Qu’entendez-vous par socialisme ?
R. – La doctrine (....) qui veut, par la mise en pratique de la loi humanitaire, faire
disparaître de la société les maux qui la déchirent » 31.
Une « religion de la Révolution » est née, dans l’après-coup de 1789, non comme
une volonté de réformer ou d’alléger certains maux sociaux mais, formule l’historien
israélien Jacob L. Talmon, comme une « insurrection contre le Mal lui-même »,
une insurrection qui ne devait s’achever que lorsque le mal aurait été éradiqué, la
régénération accomplie, la justice immuable établie sur terre. Cela semble de fait
l’élément psychagogique fondamental qui a nourri en longue durée la pensée militante
et qui, pour les esprits conservateurs, a alimenté impitoyablement ses perversions : la
volonté de se délivrer intégralement et rapidement du mal social
32. Le militant dès
29 Ainsi serait-on allé du « siècle-charnière », le XIXe, qui les a conçues, au siècle-charniers
qui les a testées. C’est une formule amèrement spirituelle de Philippe Muray.
30 L. edwards (dir.), The Collapse of Communism, Stanford CA, Hoover Institution Press,
2000.
31 Greppo, Catéchisme social, ou exposé succinct de la doctrine de la solidarité, Paris,
Propagande démocratique et socialiste, 1848, p. 5.
32 C’est qu’en effet, et ceci caractérise a contrario la pensée moderne, le mal non social, le
mal « naturel », n’est plus perçu comme un véritable mal désormais dans le sens qu’il n’indigne
plus et n’occupe plus les esprits. Tout a changé depuis Voltaire : le tremblement de terre de

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lhistorien en roBe de procureur 135
1830 se dresse, en une pose morale impavide, devant une société qui est entièrement
à détruire, qui est à raser avec tous les maux qu’elle porte en elle. Un socialiste des
temps de Louis-Philippe est quelqu’un qui « entrevoit » un avenir lumineux imbu
de la certitude que « le mal est condamné à disparaître un jour complètement du
monde »
33. Le mal ne vient pas de la nature (« de Dieu », écrit-on à cette époque),
il vient de la société et la société pourrait être organisée tout autrement. Si scandaleux
que soit le mal social, la conception qu’on en procure libère l’esprit d’un scandale
plus désolant, irrémédiable : que le mal serait au cœur de l’homme et indissociable de
ce monde terraqué. Le mal social est au contraire doublement mal parce qu’il existe
désormais un « remède » global « découvert » par un homme de génie. Il convient, écrit
le fouriériste Victor Considerant, « de connaître le mal, pour déterminer le remède »,
mais il convient surtout de connaître le « remède » pour démontrer que le mal est
d’autant plus criminel qu’il ne tient qu’à une mauvaise organisation de la société, une
organisation qui ne rend heureux que des scélérats et qu’il faut simplement abolir. Le
raisonnement militant tire de l’omniprésence du mal, la conclusion que la société est
mal faite, le corrélat qu’elle pourrait être entièrement refaite sur « d’autres bases »
puis la nécessité morale et, tout d’un tenant, la fatalité « historique » de l’avènement
du bien. Le syndicaliste-révolutionnaire de la Belle époque met à son tour ce qui est
devenu un axiome rigide au cœur de sa doctrine qu’il croit « révolutionnaire » : toute
réforme de la société bourgeoise est vaine, tout esprit de réforme est lâche, il faut faire
table rase et reconstruire à zéro. « Il n’y a pas d’amélioration à espérer dans la société
présente, il faut la transformer. Elle est défectueuse. Elle est à détruire. Ses bases, ses
principes sont mauvais et tous les essais de replâtrage et de remaniement sont voués
à l’impuissance »
34.
Que la seule volonté de faire le bonheur des hommes et de venir d’un seul coup
à bout du mal social soit la source des plus grands malheurs, que rien n’est plus
redoutable et plus à fuir qu’un homme possédé par un tel mandat, c’est la thèse
récurrente des esprits pessimistes, de Gustave Le Bon vers 1900 à Emile Cioran,
Cioran avec sa maxime aboulique que « tout ce que l’homme entreprend se retourne
contre lui » et Gustave Le Bon dont la thèse fameuse était celle de la perpétuation
dans « les foules » de croyances irrationnelles dangereuses. Il écrit : « Torquemada,
Bossuet, Marat, Robespierre se considéraient comme de doux philanthropes ne rêvant
que le bonheur de l’humanité » 35. Redoutez les gens qui veulent votre bonheur, ils
sont capables de tout !
Lisbonne ne donne plus à méditer sceptiquement sur la Providence, mais l’exploitation et le
paupérisme indignent. Non seulement le mal est-il social, mais il n’est finalement
de mal que
social
. La propriété, la famille, la cité, écrit expressément Pierre Leroux, « en dehors des maux
qui nous arrivent par ces trois sources, il n’y a pas de mal pour nous ; car il n’y a pas de mal
réellement humain hors de ces trois sources », P. leroux, Malthus et les économistes, Boussac,
1849, p. 291.
33 L. de tourreil, Religion fusionienne, ou doctrine de l’universalisation réalisant le vrai
catholicisme, Tours/Paris, Juliot, 1879, p. 216.
34 A. lorulot et G. yvetot. Le syndicalisme et la transformation sociale, Paris, Librairie
internationaliste, 1909, p. 11.
35 G. le Bon, Psychologie du socialisme, Paris, Alcan, 1898, p. 104.
Page 132
136 pensées du droit, lois de la philosophie
Pendant tout le XIXe siècle, le dialogue de sourds entre novateur et conservateur
quant à la beauté des Idées démocratiques se scelle sur la preuve supposée de leur
nocivité par les crimes de la Révolution. Ainsi, dans un dialogue saint-simonien,
disputent en effet le Novateur et le Conservateur :
« Le novateur : – Connaissez-vous les Droits de l’homme et du citoyen proclamés
par les démocrates de 89 ?
Le conservateur : – Je connais les excès de 93 et cela me suffit » 36.
Les publicistes libéraux et antisocialistes du XIXe siècle ont tout de suite perçu et
dénoncé, – faisant ainsi la preuve aux yeux des esprits humanitaires de leur scélératesse
innée, – le paralogisme qui tire le remède du constat du mal et de l’attribution à des
maux multiples d’une prétendue Cause unique facile à éliminer : il y a de la misère et
de l’inégalité avec la propriété individuelle donc il faut la supprimer et la remplacer
par son contraire ; il y a des gens qui manquent de travail
donc l’Etat peut et doit
fournir du travail à tout le monde... La société est imparfaite, elle est donc réformable ;
elle est mauvaise de bout en bout, elle doit subir donc une réforme totale déduite de
principes contraires à ceux qui la régissent. Si divers qu’ils soient, des catholiques aux
darwiniens sociaux et aux nietzschéens, les adversaires des Grands récits progressistes
partent d’une prémisse de l’irrémédiable pour écarter les remèdes sociaux radicaux
comme chimériques, c’est-à-dire qu’eux aussi se fondent sur un présupposé, sur une
vision pessimiste de la « nature humaine ». Herbert Spencer, le sociologue libéral
dénonciateur de l’« étatisme », disait : « Ce qui est imparfait, c’est l’homme. L’Etat
ne peut l’améliorer par décret » 37. Les penseurs libéraux ne reprochaient pas aux
socialistes de vouloir une société bonne, ou plutôt, si, ils le leur reprochaient, mais
c’était en les accusant de préparer inévitablement une société pire, même si elle allait
être pavée de bonnes intentions – et d’une certaine manière l’horreur que leur inspirait
les projets collectivistes, anarchistes etc., les consolait de vivre dans une société pleine
de misères, mais qui avait ses bons côtés (pour eux) et où tout n’était pas perdu !
Des historiens en procureurs
Je l’ai rappelé en commençant : l’histoire des idées modernes n’est que bien
rarement une entreprise sereine née du seul intérêt historique. L’historien des idées
politiques surtout règle des comptes – et il ne s’en cache pas – avec le présent par
passé interposé, un passé qui décidément ne passe pas. L’historien qui décrit et analyse
des tendances idéologiques des années 1930 – ou même de 1830 – règle en fait des
comptes avec leurs lointaines mais persistantes descendantes actuelles. Dès lors, il
s’érige expressément en procureur, il accuse et interpelle, il met les idéologues du
passé devant leurs « responsabilités » : c’est un mot qui revient régulièrement chez
l’historien israélien Zeev Sternhell soumettant en preuve au tribunal de l’histoire les
écrits des « préfascistes » de 1880-1914 et des ligues fascisantes des années 1930
dont les doctrines sont mises en accusation. Il invite expressément les lecteurs
présents et tout spécialement ses adversaires qui refusent de reconnaître l’ampleur
36 J. terson, Dialogues populaires sur la politique, la religion et la morale, Paris, Prévot,
1840, p. 70.
37 Cité par P. Boilley, Les trois socialismes, Paris, Alcan, 1895, p. 52.

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lhistorien en roBe de procureur 137
de « l’imprégnation fasciste » dans la France d’avant 1940 à un « examen de
conscience » auquel ils se refusent. Mû par de fortes convictions, Sternhell analysant
l’imprégnation fasciste étendue d’une France des années trente qui prépare la honte
et le déshonneur de 1940 ne remue ce passé que parce qu’il lui paraît, en dépit des
dénégations de ses adversaires, qu’en subsistent les séquelles et des cendres encore
chaudes qui pourraient se raviver.
D’autres historiens des idées, au premier chef les fameux et érudits adversaires de
l’« historicisme » des temps de la Guerre froide – Karl Popper, Isaiah Berlin, Jacob
Talmon, Karl Löwith, Eric Voegelin... – dont les travaux restent, toute critique due, de
grands modèles heuristiques, avaient compris leur tâche comme un combat, académique
certes mais combat souvent brutal et susceptible de leur faire d’irréconciliables
ennemis, contre des idées « totalitaires » menaçantes dont l’historicisation était
susceptible à leurs yeux de saper l’autorité et les prétentions. Pour Isaiah Berlin
par exemple, Lénine et Staline sont les héritiers directs de Rousseau – télescopage
historique dont le blâme Sternhell dans son récent
Les anti-Lumières, du 18e siècle à
la guerre froide
. Sternhell parle, dans ce contexte de la Guerre froide, de « campagne
contre le communisme par Lumières françaises interposées »
38.
Non moins convaincu de poursuivre à la fois un travail intellectuel rigoureux et une
tâche civique d’hygiène intellectuelle, de dénonciation de certaines « impostures » qui
tiennent le haut du pavé, tâche où il y a des coups à prendre, un Pierre-André Taguieff
s’en prend de nos jours à la fois à l’« illusion populiste »
39 et à la perversion, à son
sentiment, d’une partie de la gauche française en des anti-racismes et anti-fascismes
qu’il montre instrumentalisés et fallacieux 40. L’historien des idées modernes n’est
pas quelqu’un installé dans sa proverbiale « tour d’ivoire », un clerc au-dessus de la
mêlée – d’où le caractère hybride d’entreprises parmi les plus appréciables, les plus
perspicaces et novatrices dans le secteur, entreprises toutefois où l’effort d’objectivation
érudite le dispute à la position, subjective et engagée dans un combat intellectuel
difficile qui est celle du pamphlétaire, – position de discours que j’ai décrite jadis
comme celle de la vérité solitaire et courageuse face à l’imposture triomphante.
Une démarche à écarter comme de mauvaise méthode
Je crois en fin de compte qu’il faut résolument rejeter la tendance, irrésistible
chez certains historiens et non des moindres ni des moins appréciables, à discuter
des penseurs et des idées de jadis en termes de complicité avant le fait. Il faut contrer
la tendance complémentaire à muer les enchaînements tortueux des généalogies
intellectuelles en un déterminisme de « pentes fatales » aperçues a posteriori,
et critiquer
la propension à réprimander des imprudences et des complicités by
hindsight
, c’est-à-dire qui ne paraissent telles que rétrospectivement 41. Dès lors à
passer subrepticement de la description d’une généalogie historique d’émergence et
38 Z. sternhell, Les anti-Lumières, Paris, Fayard, 2006, p. 495.
39 P.-A. taguieff, L’illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique,
Berg, 2002 (rééd. Flammarion, 2007).
40 Voir par exemple P.-A. taguieff, Les contre-réactionnaires. Le progressisme entre
illusion et imposture, Paris, Denoël, 2007.
41 Et les contiguïtés et voisinages en complicités.

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13 pensées du droit, lois de la philosophie
d’agrégation d’idées éparses en un « système » – et à la catastrophe que celui-ci a
engendrée – à un jugement politico-moral
rétrodictif articulé à divers paralogismes
ex post facto. C’est-à-dire en somme à combiner, en des énoncés équivoques et
« sournois », anachronisme, finalisme et moralisme. Tout se ramène à un grand
caveat de méthode : il revient à rappeler à l’historien des idées que les entités
dont il fait la synthèse se construisent et déconstruisent dans la durée par étapes
imprévisibles, en fonction de changements non moins imprévus dans le monde réel,
avec des seuils qualitatifs, des « métamorphoses » ou « mutations » à repérer et en
engendrant souvent des variantes polarisées qui deviendront antagonistes, – pour
tout dire qu’elles ne sont pas des entéléchies qui posséderaient
ab ovo le potentiel
de leur déploiement. Les démarches qui vont à l’encontre de ce principe sont à la
fois moralement « pharisaïques », arrogantes et méthodologiquement fallacieuses
car nécessairement anachroniques. Il semblerait que pour beaucoup de bons esprits
l’analyse des idées et de leur rôle dans l’histoire débouche sur une téléologie (qu’il
leur est évidemment impossible d’assumer théoriquement), sur l’idée que les idées
doivent attendre leur « application » ou l’application par ceux qui se sont réclamés
d’elles pour être jugées.
Jean-Jacques Rousseau a été spécialement la cible de ce procès d’intention depuis
un demi-siècle, – l’étude de cette mise en accusation répétée qui est venue du monde
anglo-saxon, mériterait d’être entreprise. Jean-Jacques, a-t-on répété de diverses parts,
« should be given special responsibility for the emergence of totalitarianism » 42.
Je pense surtout à l’œuvre de Jacob L. Talmon dont le premier livre,
The Origins
of Totalitarian Democracy
43, partait de Jean-Jacques Rousseau pour en venir
à Babeuf et aux Egaux et déboucher sur les totalitarismes du XX
e siècle et leurs
horreurs. Talmon prétendait montrer dans les idées, les concepts et les enchaînements
de raisonnements de l’auteur du Contrat social la matrice originelle de toutes les
idéologies ultérieures qu’il regroupe sous le chef de « démocratie totalitaire »
44.
Il y a un sophisme inhérent à cet enchaînement allégué. François Furet au contraire
exonère Jean-Jacques et nuance en périodisant : « Rousseau n’est en rien responsable
de la Révolution française, mais il est vrai qu’il a construit sans le savoir les matériaux
culturels de la conscience et de la pratique révolutionnaires » 45.
42 J. W. chapman, Rousseau totalitarian or liberal ?, New York, Columbia UP, 1956,
p. vii.
43 J. L. talmon, The Origins of Totalitarian Democracy, London, Secker & Warburg,
1952.
44 Dans Political Messianism : The Romantic Phase, Talmon envisage, en partant de
Saint-Simon, les socialismes dits utopiques. Les systèmes sociaux qui pullulent entre 1815 et
1848 sont présentés comme l’étape d’une évolution d’idées radicales dont sortira la Révolution
bolchevique. L’attente d’une régénération universelle, la conviction que l’histoire humaine
répond à un plan et a un but ultime, le sentiment d’imminence apocalyptique engendré par
l’expérience de la Révolution française non moins que par les bouleversements de la révolution
industrielle, tout ceci contribue à former pour Talmon « une foi messianique établie sur le roc
de la bonté naturelle de l’homme ».
45 Fr. furet, Penser la révolution, op. cit., p. 51.
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lhistorien en roBe de procureur 13
Il me semble que, si « humaine trop humaine » que soit cette attitude de procureur-
historien, indigné par les crimes commis au nom de certaines Idées, elle relève du
mélange des genres et elle est indéfendable sur le terrain historiographique. L’historien
doit résister à la tentation de se muer en procureur et ce, particulièrement dans la
conjoncture « mentalitaire » d’aujourd’hui en Occident qui invite de toutes parts, au
nom d’une démocratie désenchantée, à une judiciarisation de l’histoire moderne 46.
Il doit y résister parce que l’histoire est incertaine, que les enchaînements d’idées et
d’actions, de « passages à l’acte » sont tortueux et obscurs et que les penseurs-acteurs
n’ont simplement jamais eu les moyens de soupçonner la suite des conséquences de
leurs pensées 47. La tendance à muer l’histoire des idées en réquisitoire implique
à mon sens une arrogance qui relève du « présentisme ». Les théories médicales et
psychiatriques du XIX
e siècle sur les femmes, sur l’hystérie, sur les « pédérastes »,
en dépit de leur aplomb positiviste et de leur appareillage expérimental, étaient
malveillantes et absurdes, pénétrées de mythes et de fantasmes, soit –
mais mes
convictions féministes et égalitaires d’aujourd’hui qui m’autorisent à qualifier
les savants à pince-nez du passé de « machistes » et d’« homophobes » seraient,
elles, intégralement rationnelles et irréversiblement acquises ! Voire ! Le présent et
ses idées, particulièrement ses idées reçues, ne saurait être le Tribunal du monde.
L’historien n’est pas un Arbitre ni un
Time Traveller qui descendrait sur un nuage pour
dire aux hommes du passé que tel discours était fondé et sagace et tel autre pas ; et que
telle idée avec ses apparences de bonne foi et de bonne volonté, était répréhensible,
dangereuse, téméraire ! Or, de plus en plus souvent, en un rituel d’exorcisme pseudo-
judiciaire, la doxa contemporaine convoque le passé devant le tribunal du Présent d’où
sortent condamnés et couverts d’opprobre, Platon esclavagiste et bien peu démocrate,
Jefferson sexiste et derechef esclavagiste, Freud censé homophobe et rien moins que
féministe etc. Il n’y a guère de doute que tous les « crimes » des grands morts contre
le présent et ses vagues valeurs y passeront.

Une autre attitude, passablement mégalomane celle-ci, est celle de l’historien
qui, après avoir dûment montré l’historicité contingente, les variations historiques des
notions de « liberté », de « démocratie », etc., arrive avec sa propre définition – censée,
elle, intemporelle et neutre. Historiciser, c’est écarter l’idée que nous puissions, nous,
sortir du cours de l’histoire pour produire une définition « transcendantale » d’un
concept. C’est ce que Quentin Skinner objectait à la théorie politique d’Isaiah Berlin :
élaborer au bout du compte, comme prétend le faire celui-ci, une définition neutre et
intemporelle de la Liberté est une « illusion ».
Jean-François Sirinelli écrit en terminant son Sartre et Aron 48, biographie
comparée des deux intellectuels dans le siècle, soucieux de se dissocier des ennemis
posthumes d’un Jean-Paul Sartre « qui s’est toujours trompé » : « Il n’est donc pas
besoin ici de placer l’analyse finale sur le registre de la culpabilité car (...) l’historien
n’instruit pas un dossier à charge ou à décharge ». Nul besoin pour étudier sa pensée,
46 Enzo Traverso souligne à bon droit ce point dans son dernier livre, L’histoire comme
champ de bataille. Interpréter les violences du 20e siècle, Paris, La Découverte, 2011.
47 Voir E. traverso, Le passé mode d’emploi, Paris, La fabrique, 2005, p. 74 et s.
48 J.-Fr. sirinelli, Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Paris, Fayard, 1995.
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140 pensées du droit, lois de la philosophie
ses prises de position politiques et mesurer son immense influence de « brûler Sartre
pour exorciser un passé désormais honni » 49. Jacques Julliard de son côté invite
l’historien, à l’instar d’Enzo Traverso, à ne pas céder à ce qui relève selon lui aussi
de l’« esprit du temps » en ce début de XXI
e siècle, « époque dont la tendance est de
s’instituer en un tribunal permanent d’elle-même, mais aussi de toutes celles qui l’ont
précédée » 50 Le passé est de plus en plus requis de faire des excuses au présent, il faut
donc trouver quelqu’un qui veuille bien exprimer devant les médias une « repentance »
posthume devant un passé criminel : la France républicaine de l’an 2000 s’est battu
la poitrine au nom des crimes de Vichy. L’historien, conclut encore Carlo Ginzburg,
ne doit pas s’ériger en juge, il ne peut pas se laisser aller à émettre des sentences. Sa
vérité, résultat de sa recherche, n’a pas un caractère normatif : elle reste partielle et
provisoire, jamais définitive. L’historiographie n’est jamais figée car à chaque époque,
notre regard sur le passé – interrogé à partir de questionnements nouveaux, sondé à
l’aide de catégories d’analyse différentes – se modifie 51. L’historien peut induire
chez son lecteur un jugement moral mais ceci, en laissant « parler les faits » qu’il
aura seulement cherché à rigoureusement établir. Telle est sa tâche. Le réquisitoire en
forme ni le plaidoyer, ni le prononcé du verdict ne sont son affaire ni son rôle.
Peut-être n’est-ce pas tellement l’historien drapé dans la robe du procureur ou du
juge prononçant verdict qui agace et indispose que la tendance – inhérente à quiconque
accuse ou défend – de ne retenir que ce qui plaide pour sa cause et de « mentir pour la
bonne cause » de droite ou de gauche, ne serait-ce que mentir par omission ou sous-
estimation de données qui affaibliraient son plaidoyer ou son réquisitoire. C’est encore
et toujours ici le conflit entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité.
On devrait pouvoir exiger à tout le moins que l’historien-plaideur n’ait pas deux poids
deux mesures : qu’il ne prenne pas d’une part au pied de la lettre, sans suspicion, ce
que les Bolcheviks disaient qu’ils faisaient avec le « soutien indéfectible de la classe
ouvrière » et à son bénéfice – tout en traitant le discours des fascistes, « marionnettes
du grand capital », comme basse démagogie.
Deux sophistiques complémentaires se rencontrent somme toute qui favorisent
une histoire conçue comme réquisitoire
La sophistique du soupçon reporté à l’origine
Dans son The Origins of Totalitarian Democracy, 1952, livre qui a été de
profonde influence sur les historiens des idées de langue anglaise du temps de la
Guerre froide, Jacob L. Talmon
remonte de Staline à Rousseau, via les socialistes
romantiques, opération d’enchaînement rétrospectif odieuse pour les progressistes
– comme pour les rousseauïstes. Pour Talmon, il y a déjà les ingrédients essentiels
du bolchevisme et du stalinisme dans la doctrine d’un Saint-Simon 52 qu’il a dans le
49 Ibid., p. 375-376.
50 J. Julliard, dans le numéro « Histoire des mentalités » de la revue 1900, 18, 2000,
p. 5.
51 E. traverso, Le passé mode d’emploi, op. cit., p. 77. Voir aussi C. ginzBurg, Un seul
témoin, Paris, Bayard, 2007.
52 Sur Saint-Simon père du totalitarisme, il y a aussi à signaler, G. iggers, The Cult of
Authority. The Political Philosophy of the Saint-Simonians. A Chapter in the Intellectual

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lhistorien en roBe de procureur 141
collimateur, non moins que chez Rousseau 53. Les historiens de l’école de Talmon
qui font remonter le « totalitarisme » à certaines idées de Rousseau, à certains
projets étatistes et autoritaires de Saint-Simon, et à l’« idolisation » romantique de
l’Histoire, au « messianisme révolutionnaire », ne disent bien entendu jamais, en une
polémique sommaire, « Rousseau = Goulag », mais l’idéaltype transhistorique de
« totalitarisme » prétend retracer de proche en proche une origine et il
transfère le
soupçon
à l’origine 54. La topique de l’enchaînement sert en effet à construire un
concept
dans l’histoire, c’est-à-dire toujours jusqu’à un certain point à déshistoriciser.
Les historiens doivent se refuser à ces réquisitoires résultant d’enchaînements à
grandes enjambées qui imputent moralement de complicité avant le fait des pensées
originées de
plusieurs générations en amont. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc
Nancy le disent aussi bien et mieux que je ne pourrais le dire :
« Le nazisme n’est pas plus dans Kant, dans Fichte, dans Hölderlin, ou dans
Nietzsche (tous penseurs sollicités par le nazisme) – il n’est même, à la limite, pas
plus dans le musicien Wagner – que le Goulag n’est dans Hegel ou dans Marx ; ou la
Terreur tout uniment dans Rousseau » 55.
Le régime de Mussolini et celui de Hitler ne sont pas dans Maurice Barrès,
chantre de la Terre et des morts. Si on peut s’amuser un instant à un raisonnement par
fiction, il n’y a aucun doute que le nazisme aurait fait horreur à cet « esprit délicat » ...
et éminemment germanophobe – ici n’est pas la question et ceci devrait être évident.
Sans doute ce constat n’interdit-il pas du tout à l’historien des idées de remonter de
proche en proche à des origines et de suivre des enchaînements d’influences, des
réinscriptions et des appropriations – c’est ce qu’on attend de lui – s’il ne s’agit ni
de porter pour solde de compte un jugement moral rétroactif, ni surtout d’insinuer en
un platonisme plus que sommaire que l’aboutissement « final » était dans l’œuf, dans
l’Idée, le nazisme chez Fichte et le goulag chez Marx. La fatale déperdition-altération
en cours de route, telle est la sorte d’objection que l’on peut opposer à toute généalogie
d’idées procédant à grandes enjambées et faisant
remonter de proche en proche le
soupçon
à l’origine – qu’elle prétende aller de Herder et Nietzsche à Mein Kampf, ou
de Saint-Simon, Hegel et Marx à Matérialisme dialectique et matérialisme historique
de Joseph Staline en passant par l’indigent corpus du « marxisme-léninisme », issu
lui-même du rabâchage doctrinaire et pinailleur de Vladimir Ilitch. C’est une règle
sceptique qu’énonce Régis Debray dans son
Cours de médiologie générale : toute
transmission est trahison
, toute pensée qui débouche sur la sphère publique, qui est
absorbée dans les luttes politiques, qui « s’empare » des masses devient rapidement
un contresens généralisé. C’est comme ça et il est vain de vouloir venger la pensée
« trahie », il n’y a pas lieu de se lamenter devant l’inévitable. Platon, platonisme
History of Totalitarianism, The Hague, Nijhoff, 1958.
53 Voir l’éloge de Talmon, toutefois, par M. gauchet, La condition historique. Entretiens
avec Fr. Azouvi et Sylvain Piron, Paris, Stock, 2003, p. 336-337.
54 Exemple de cette démarche, I. MareJKo, Jean-Jacques Rousseau et la dérive totalitaire,
Lausanne, L’âge d’homme, 1984.
55 Ph. lacoue-laBarthe et J.-L. nancy, Le mythe nazi, La-Tour-d’Aigues, L’Aube, 2005
p. 28.
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142 pensées du droit, lois de la philosophie
et néo-platonismes ; Rousseau, rousseauisme et jacobinisme ; Marx, marxismes en
tous genres : ce sont des histoires de malentendus, de déperditions, de contresens, de
« téléphones cassés », de sorte que les idées, certes, « jouent un rôle dans l’histoire »
comme on le répète, mais les idées qui y « jouent un rôle » ne sont jamais l’idée de
départ. Avatars ? Déperdition plus précisément, – tout commence en mystique et finit
en politique, tout commence en pensée subtile et finit en simplismes et en slogans.
A quoi s’ajoute pour accroître la confusion un fameux paradoxe venu justement
de Karl Marx : les hommes qui font l’histoire ne savent pas l’histoire qu’ils font et
cependant l’idée qu’ils se font de ce qu’il faut faire et de ce qu’ils sont en train de
faire, leurs buts, leurs mythes et leurs chimères ont des conséquences décisives sur
l’histoire « réelle ».
La sophistique de la pente fatale, Slippery Slope
Dans mon essai L’immunité de la France envers le fascisme : un demi-siècle
de polémiques historiennes
(Montréal, 2009) j’expose les arguments convergents
des historiens français contre les thèses sur l’origine française du fascisme de Zeev
Sternhell : Sternhell en remontant aux années 1880 semble penser en termes de
« pente fatale » : la critique des mœurs démocratiques et parlementaires pouvait être
partiellement justifiée, supposons-le, mais, de proche en proche, la « révolte » de
ces penseurs dissemblables était « dirigée contre l’ensemble des valeurs léguées par
les Lumières et la Révolution française » 56. Il en résulte que « tous les penseurs
qui ont soumis à un examen critique la « religion du progrès » ou l’universalisme
abstrait »
57, constate en protestant Pierre-André Taguieff, sont jetés sans ménagement
par l’Israélien dans le gouffre préfasciste. Je prends le risque d’expliciter ici ce qui
agace fondamentalement les critiques de Sternhell : ils décèlent au fond chez lui une
tendance aux paralogismes staliniens, jugements par amalgame, par anachronismes
rétrospectifs et par « culpabilités objectives ». C’est installer un tribunal de la pensée,
reproche Taguieff, tribunal destiné à juger rétrospectivement les penseurs du passé.
Flagrant péché d’anachronisme
58. Pierre-André Taguieff ajoute que dans son dernier
livre, Les Anti-Lumières, « Sternhell donne une illustration caricaturale d’une histoire
polémique des idées politiques soumises sans nuance au regard du juge idéologique
suprême qu’est l’historien militant. L’histoire de la pensée politique est ainsi réduite à
un jeu de massacre ». A cet égard, c’est toute l’entreprise sternhellienne qui est parfois
déclarée intenable dans son concept central : « Téléologique, la notion de préfascisme
est, en elle-même absurde », tranche Pascal Ory 59. La notion implique que les
idées antilibérales et nationalistes de 1880 ne pouvaient que conduire au fascisme
de 1930. Sinon, elles ne sont étiquetables « préfascistes » que par un paralogisme
anachronique.
Un historien des idées qui recule devant l’historicisation (et la relativisation dès
lors) des valeurs censées intangibles de son temps et de son milieu, qui croirait à
56 Z. sternhell, Droite révolutionnaire, Paris, Le Seuil, 1978, p. 23.
57 P.-A. taguieff, Les contre-réactionnaires. Le progressisme entre illusion et imposture,
Paris, Denoël, 2007, p. 322.
58 Les contre-réactionnaires, ibid.
59 P. ory, Du fascisme. Paris, Perrin, 2003, p. 48.

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lhistorien en roBe de procureur 143
quelque chose comme une vérité enfin atteinte dans les savoirs sur l’homme et la
société, à une normalité contemporaine, qui penserait que, comme par hasard, le
monde a adhéré enfin aux vraies valeurs et décisivement progressé en vérité et en
raison à son époque, ce qui lui permettrait de juger avec un recul condescendant des
erreurs, des chimères et des mythes du passé à l’aune d’un savoir mieux étayé, un
tel historien devrait changer de métier. Seul un pyrrhonisme bien considéré et un
certain respect, du moins une observation sans arrogance de l’« erreur humaine » de
jadis sied. Scepticisme n’est pas nihilisme, il n’aboutit pas à conclure que toutes les
idées se valent, que toutes font leur temps avant de se dévaluer, que toutes mystifient
et conduisent à des catastrophes. Mais il faut faire de l’histoire des idées sans être
au service de l’exaltation, de l’approbation et légitimation de l’idée étudiée ni, si
on n’aime décidément pas cette idéologie étudiée, au non moins vain service de sa
diabolisation et de la démonstration
ex post facto de ses « dangers ».
L’attitude sceptique ne se ramène pas à un doute aboulique ni à un relativisme
fatigué et revenu de tout : elle confère à l’historien des idées un rôle civique honorable
et « salutaire » : celui d’inciter ses contemporains à regarder le cours du monde d’un
regard sobre, «
mit nüchternen Augen » 60, à ne pas céder aux illusions et aux chimères
des grands systèmes tout en résistant à la doxa du moment, à la « pensée unique », à
s’efforcer de « penser par soi-même » lors même que son travail d’historien montre
combien un tel effort est problématique et jamais acquis.
60 « Alles Ständische und Stehende verdampft, alles Heilige wird entweiht, und die
Menschen sind endlich gezwungen ihre Lebensstellung, ihre gegenseitigen Beziehungen mit
nüchternen Augen anzusehen
», Manifest der kommunistischen Partei, 1848.
Page 140
Page 141
La laïcité, au croisement
de la philosophie politique et du droit
Micheline Milot et Jean BauBérot
La laïcité est un terme polysémique dont les usages (et mésusages) constituent ce
qu’il entend désigner comme un enjeu social toujours susceptible de surgir à travers la
trame délicate du vivre-ensemble. Force est de constater que pendant des décennies,
la notion resta confinée à l’expérience historique française. Elle fut même souvent
tenue volontairement à distance des registres discursifs et légaux de la plupart des
Etats démocratiques, lesquels connaissaient pourtant d’importants processus de
laïcisation souvent plus précoces qu’en France même. Nous avons tenté de souligner
ce fait 1. Cependant, la popularité de l’expression « la laïcité est une exception
française », depuis 1989, a sans doute obéré un travail de théorisation sur le concept,
sa signification et sa portée dans différents champs disciplinaires. Quelques tentatives
d’études de laïcités européennes eurent néanmoins lieu 2.
La représentation de la laïcité comme « exception française » n’est pas celle
des pères fondateurs. Auteur de la première définition formalisée de la notion, le
philosophe et homme politique Ferdinand Buisson affirmait
3 que la France était
la société « la plus laïque d’Europe », ce qui signifiait qu’à ses yeux certains pays
non européens pouvaient être plus laïques que la France, et que des pays européens
pouvaient également être laïques, quoiqu’à un degré moindre. En 1904, lors du débat
1 J. BauBérot, Les laïcités dans le monde, Paris, PUF, 2007 (réédité en 2009) ; M. Milot,
La laïcité, Montréal, Novalis, 2008 ; J. BauBérot, M. milot, Laïcités sans frontières, Paris,
Seuil, 2011.
2 A. DierKens (éd.), Pluralisme religieux et Laïcités dans l’Union européenne, Bruxelles,
Editions de l’Université de Bruxelles, 1994.
3 F. Buisson, « Laïcité », in Id., (dir.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire,
Paris, Hachette, 183/1887.
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146 pensées du droit, lois de la philosophie
français sur la séparation, un livre de Pierre-Georges La Chesnais 4, qui décrivait
« trois exemples de séparation : Belgique – Etats-Unis – Mexique », influença la
classe politique républicaine et fut cité par Aristide Briand 5 dans le Rapport de
la Commission parlementaire sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Ce dernier
affirmait que dans une bonne demi-douzaine de pays (Brésil, Canada, Etats-Unis,
Mexique,…) qu’il passait en revue, « l’Etat est réellement neutre et laïque » 6. Le fait
que le conflit entre les laïcs et l’Eglise catholique ait fortement marqué la perception
de la laïcité en dehors de la France explique en partie la popularité de l’expression
« exception française ».
Pour toutes ces raisons, nous sommes heureux d’apporter une contribution à cet
ouvrage d’hommage à Guy Haarscher. En effet, celui-ci a influencé nos travaux grâce
à son approche rigoureuse de philosophie politique. D’un point de vue extérieur à la
problématique française, tout en prenant en considération celle-ci, Guy Haarscher a
pertinemment affirmé, dans son livre
La laïcité, dont la première édition est parue en
1996, que ce qui « historiquement, en particulier en France, a constitué l’adversaire
essentiel des laïques, perd, sur le plan théorique, son statut privilégié » 7. A partir
d’une analyse de la philosophie politique de Hobbes, Locke, Kant et Rawls, il a
été l’un des premiers analystes à distinguer les processus historiques d’émergence
de la laïcité des principes philosophiques et juridiques qui permettent de la définir.
Haarscher rappelle que, à la suite de la Réforme et des répercussions auxquelles elle
a donné lieu, dans un monde encore globalement chrétien, le problème qui s’est posé
est celui de la coexistence de groupes dont les conceptions de la « vérité » religieuse
étaient différentes. C’est donc d’abord un aménagement visant la tolérance qui s’est
historiquement, et difficilement, mis en place. Peu à peu, la tolérance s’est transformée
en « laïcité véritable », dans le sens où l’Etat laïque « ne privilégie aucune confession,
et plus généralement aucune conception de la vie bonne, tout en garantissant la libre
expression de chacune, dans certaines limites »
8 qui sont globalement celles des
nécessités de l’ordre public dans un Etat démocratique
La laïcité, comme mode d’organisation de l’Etat, se déploie donc à l’entrecroisement
de la philosophique politique et du droit. C’est dire que les « éléments de laïcité »
qui se sont structurés en France dans le contexte historique particulier à ce pays ne
sont pas uniques, parce que les problèmes que visaient à régler ces aménagements
se posaient ailleurs en Occident. La laïcité ne saurait donc se limiter au cas français
et celui-ci ne constitue pas la mesure pour évaluer d’autres modalités d’organisation
laïque des Etats. C’est ce qu’illustrent des travaux menés par des auteurs de divers
4 P.-G. la chesnais, L’Eglise et les Etats, trois exemples de séparation, Belgique – Etats-
Unis – Mexique, Paris, Pages Libres, 1904.
5 A. Briand, La Séparation des Eglises et de l’Etat. Rapport à l’Assemblée nationale au
nom de la Commission parlementaire
(réédit. partielle en 2005), Paris, Assemblée nationale,
1905.
6 Significativement ce chapitre (consultable sur www. laicite-laligue.org) a été supprimé
de la réédition dudit rapport par l’Assemblée nationale en 2005.
7 G. Haarscher, La laïcité, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, (1996), 2004, p. 118.
8 Ibid., p. 4.
Page 143
la laïcité, au croisement de la philosophie politique et du droit 147
pays : entre autres, Roberto P. Blancarte 9 pour le Mexique, Jean-Pierre Bastian 10
pour l’Amérique latine, Micheline Milot
11 pour le Canada et le Québec ou le
travail pionnier d’Hervé Hasquin 12 pour la Belgique. Chaque laïcité s’est d’ailleurs
construite en effectuant des emprunts à d’autres contextes nationaux, tant sur le
plan des aménagements juridiques que sur celui des philosophies politiques qui les
légitiment
13. Il importe donc de cerner les principes qui permettent d’en donner une
définition opératoire et de délimiter son champ d’application.
Les principes constitutifs de la laïcité
La définition la plus courante de la laïcité est celle de la « séparation » des Eglises
et de l’Etat. Or, bien que rattachée avec raison à la notion de laïcité, la séparation
ne constitue pas, théoriquement et historiquement, l’élément déterminant permettant
d’identifier de manière satisfaisante les principes qui donnent forme à un régime laïque.
Au fil des processus d’émancipation des Etats par rapport à la puissance religieuse, la
séparation ne représente jamais la visée première des processus de laïcisation 14. On
peut d’ailleurs le constater à travers les philosophies politiques formulées par différents
auteurs, que ce soit Locke 15, Bayle, Voltaire, le pasteur américain Roger Williams
ou Thomas Jefferson (pour ne nommer que ceux-là) 16. Elles concernent d’abord et
avant tout la recherche d’une cohabitation pacifique entre des groupes d’individus
9 R. Blancarte, Laicidad y valores en un Estado democratico, Mexico, El Colegio de
Mexico, 2000.
10 J.-P. Bastian (dir.), La modernité religieuse en perspective comparée. Europe latine
– Amérique latine, Paris, Karthala, 2001.
11 M. Milot, Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec, Paris, Turnhout, Brepols,
2002.
12 H. Hasquin (dir.), Histoire de la laïcité principalement en Belgique et en France,
Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1979.
13 La laïcité française s’est elle-même construite, en bonne part, grâce à des « transferts
culturels » (J.
BauBérot, « Transferts culturels et identité nationale dans la laïcité française »,
Diogène, 218, avril 2007, p. 18-27), ce qui constitue souvent son impensé actuel. Faut-il rappeler
ici, par exemple, que la création de la Ligue de l’enseignement belge précéda la création de la
Ligue de l’enseignement française (1864 et 1866) et l’influença (J.-P. M
artin, « L’émergence
des ligues de l’enseignement en Europe, de la tentation cosmopolite à l’invention de la laïcité
(1864-1876) »,
in A. dierKens (éd.), L’intelligentsia européenne en mutation 1875, Darwin, le
Syllabus et leurs conséquences
, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1998, p. 109-
131).
14 M. Milot, « Neutralité politique et libertés de religion dans les sociétés plurielles : le
cas canadien », in J. BauBérot et M. wieviorKa (dir.), De la séparation des Eglises et de l’Etat
à l’avenir de la laïcité
, Les Entretiens d’Auxerre, Paris, L’Aube, 2004, p. 274-287 ; M. Milot,
La laïcité, op. cit.
15 J. LocKe, Locke. Lettre sur la tolérance et autres textes (traduction de J. le clerc et J.-F.
spitz, Paris, Flammarion), [1689], 1992.
16 Roger Williams (1604 ?-1683) est, de loin, le moins connu de cette liste. Rappelons qu’il
a fondé un territoire qui va devenir la colonie anglaise, puis l’Etat confédéré, du Rhode Island.
Avec ses compagnons « ils instaurent le principe de séparation [they establish the principle of
disestablishment
] » (T. L. hall, Separating Church and State. Roger Williams and Religious
Liberty
, Urbana-Chicago, University of Illinois Press, 1998, p. 100).

Page 144
14 pensées du droit, lois de la philosophie
dont la conception de la vérité est différente. Les visées fondamentales de ce qui fut
désigné d’abord comme « la tolérance » 17 correspondent à la liberté de conscience et
à l’égalité des citoyens. Autrement dit, il s’agissait d’identifier la cause principale des
persécutions, des discriminations systémiques et des affrontements sociaux continus
où la question religieuse était impliquée et d’imaginer une solution pour mettre fin aux
effets délétères sur le vivre-ensemble que ces tourments occasionnent – qui vont de
l’assimilation à l’élimination de ceux qui ne croient pas comme l’impose la religion
dominante.
Dans cette perspective, nous avons proposé une définition de la laïcité conçue
comme un « aménagement du politique en vertu duquel la liberté de religion et la
liberté de conscience se trouvent, conformément à une volonté d’égale justice pour
tous, garanties par un Etat neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie
bonne qui coexistent dans la société » 18. La laïcité concerne donc une philosophie
politique relative à l’aménagement de la diversité, puis la traduction juridique de
cette philosophie dès lors applicable dans la société civile et dans les institutions
publiques.
A partir de ces prémisses, il devient possible d’identifier les éléments constitutifs
de la laïcité qui se retrouvent dans divers contextes politiques et juridiques, même si
le terme, notamment à cause de l’usage social qui en est fait par certains, est plus ou
moins volontairement tenu à distance ou tout simplement ignoré. Il faut rappeler, en
effet, qu’en France même, contrairement à la loi du 15 mars 2004, sur les « signes
ostensibles » à l’école publique, les deux lois qui sont à la base de la laïcité (la loi
du 28 mars 1882 laïcisant l’école publique ; la loi du 9 décembre 1905 instituant
la séparation des Eglises et de l’Etat) ne comportent pas ce terme ni dans leur titre,
ni dans leurs différents articles. L’utilisation du mot « laïcité » dans un sens radical,
par la Commune de Paris [1871], d’une part, puis par les tenants de la « laïcité
intégrale » [1899-1904], de l’autre, l’avait marquée idéologiquement. Jules Ferry et
Aristide Briand ont donc préféré la chose au mot ! Alessandro Ferrari
19 distingue
une « laïcité du droit », production juridique du politique, et une « laïcité narrative »
qui est, souvent, une arme de combat idéologique. Utile distinction qui pointe, entre
autres, la tension interne qui peut historiquement exister dans la laïcité empirique
17 Cela est clair chez Locke et chez Bayle. La conception qu’en a Voltaire est déjà plus
restreinte. L’usage du terme de tolérance, en France, fut biaisé par l’Edit de tolérance de 1787,
qui en a une conception fort restrictive puisque, contrairement à ce que prétend l’historique
sur la laïcité française du Haut Conseil à l’Intégration (haut conseil à l’intégration, Charte
de la laïcité dans les services publics et autres avis
, Paris, La Documentation française, 2007,
p. 193), il n’accordait nullement « la liberté des cultes (
sic) pour les protestants » mais seulement
un état civil et la possibilité d’un mariage civil, ce qui est bien différent. C’est pourquoi, à
la Constituante, le pasteur Rabaut Saint-Etienne déclare : « Ce n’est pas la tolérance que je
réclame ; c’est la liberté ».
18 M. Milot, Laïcité dans le Nouveau Monde..., op. cit., p. 34.
19 A. Ferrari, « De la politique à la technique : laïcité narrative et laïcité du droit. Pour
une comparaison France/Italie », in B. Basdevant-gaudemet et F. JanKoviaK (dir.), Le droit
ecclésiastique en Europe et à ses marges (XVIII
e-XXe siècle), Louvain, Peeters, 2009, p. 333-
345.
Page 145
la laïcité, au croisement de la philosophie politique et du droit 14
entre des fins inclusives poursuivies pour l’aménagement du vivre-ensemble et le
combat « anticlérical » parfois (mais pas toujours) nécessaire pour y parvenir.
Le concept analytique de laïcité peut être appréhendé par ses finalités, en
l’occurrence l’égalité des droits et la liberté de conscience, et par les moyens qui
en garantissent l’exercice concret, la neutralité et la séparation
20. Dans un régime
laïque moderne la liberté de conscience et l’égalité des droits entretiennent un lien
étroit. En effet, la première est plus ou moins réduite au for interne si la seconde ne
garantit pas que toutes les convictions bénéficient de droits égaux. Pour parvenir à ces
finalités, d’abord, la puissance politique ne doit plus constituer le bras séculier d’une
religion ; au contraire, la loi civile doit se trouver séparée des normes religieuses. Cette
séparation peut donner lieu à une promulgation constitutionnelle ou à une séparation
« de fait » qui s’insère graduellement dans la gouvernance politique dont l’exercice
se déploie de manière autonome par rapport aux religions. Ensuite, la puissance
politique doit adopter la neutralité de l’arbitre qui fait respecter les règles de l’ordre
public, permettant aux acteurs de se déployer librement. Dans ce cadre, l’Etat ne doit
pas revêtir de caractère religieux ; il ne doit privilégier ou gêner aucune religion ou
conviction ; il se déclare incompétent entre les diverses interprétations théologiques
de telle ou telle croyance. Cela ne signifie pas que l’Etat soit aveugle aux défis posés
par la diversité morale et religieuse : par exemple, un Etat qui n’intervient pas pour
corriger des discriminations indirectes occasionnées par des lois générales perd sa
neutralité, laissant ainsi le jeu des forces sociales régler le sort des minorités.
Nous pensons que c’est l’articulation entre ces principes, dont aucun n’est respecté
de façon absolue, mais qui constituent, pourrait-on écrire, une société référentielle, qui
nous permet d’analyser le plus adéquatement la réalité empirique de la laïcité et ses
enjeux historiques et actuels, et ce de manière comparative entre différents contextes
nationaux. Ces quatre principes peuvent être identifiés et retracés tout au long des
processus de démocratisation des Etats, du moins en Occident
21.
Ainsi les Etats-Unis d’Amérique ont-ils très tôt mis en pratique la réalité laïque
sans la désigner ainsi : la séparation des Eglises et de l’Etat fédéral, qui correspond au
non-établissement de toute religion dont fait l’objet du premier amendement (1791)
à la Constitution états-unienne. C’est l’érection du « mur de séparation » dont parlait
Jefferson (expression empruntée au pasteur Roger Williams, du Rhode Island
22). La
séparation ne fut pas une finalité en soi, mais le moyen d’assurer la liberté religieuse au
sein des Etats. Le quatorzième amendement, en 1868, garantit que le libre exercice de
la religion est incorporé aux « privilèges et immunités des citoyens américains [contre
lesquels] aucun Etat ne promulguera de Loi ». Que la séparation ait suivi la logique du
combat, comme en France
23, ou celle des changements graduels, comme aux Etats-
20 M. Milot, La laïcité, op. cit. ; J. BauBérot, M. milot, Laïcités sans frontières, op. cit.
21 J. BauBérot, M. milot, ibid.
22 Voir E. S. gaustad, Liberty of conscience. Roger Williams in America, Valley Forge,
Judson Press, 1999.
23 Dans ce cas, la séparation peut constituer un moyen de continuer le combat, par
exemple la première séparation française en 1795, serait, selon Mathiez (A. M
athiez, « La
séparation de l’Eglise et de l’Etat a-t-elle réellement existé sous la Révolution française ? »,
in J.-M. schiappa (dir.), 1905 ! La loi de séparation des Eglises et de l’Etat, Paris, Syllepse,
Page 146
150 pensées du droit, lois de la philosophie
Unis et au Canada, sa nécessité s’inscrit dans l’ordre des moyens pour garantir ce qui
est véritablement recherché, à savoir l’égalité entre tous les membres de la société et
la liberté de conscience.
Un autre cas intéressant relatif aux modes d’interférences entre le politique et le
juridique et à la laïcité de l’Etat est celui du Canada. Jusqu’à ce jour, l’Etat canadien n’a
proclamé aucune position de neutralité ou de laïcité, malgré la dissociation effective
entre les pouvoirs politique et religieux dans sa gouvernance générale. Les ancrages
normatifs de la neutralité étatique sont pourtant nettement affirmés dans la jurisprudence
des tribunaux supérieurs. Les jugements ont rappelé depuis des décennies que « dans
notre pays, il n’existe pas de religion d’Etat » 24. Au fil de l’histoire, les ruptures de
l’Etat à l’égard de la logique religieuse se sont multipliées, impulsant le processus de
laïcisation. Ainsi, même si le droit canadien ne comporte pas de référence explicite à
la laïcité, la plupart des juristes conviennent que l’interprétation établie de la neutralité
étatique fait de celle-ci un équivalent de la laïcité juridique. Ce principe de neutralité
juridique « empêche l’Etat de favoriser ou de défavoriser une religion par rapport
aux autres, ou encore de favoriser ou de défavoriser les convictions religieuses par
rapport aux convictions non religieuses »
25. La neutralité et l’absence de religion
d’Etat, formulées comme des exigences qui s’imposent à l’Etat et aux institutions
publiques, apparaissent en quelque sorte
subordonnées à des droits reconnus comme
fondamentaux
: la liberté de conscience et de religion et l’égalité de traitement en ce
domaine.
Ainsi la séparation ne saurait constituer un simple décret procédural, car sa
signification puise dans des philosophies politiques aux accents différents selon les
Etats et sa portée pour la vie politique varie fortement d’un pays à l’autre et parfois,
au sein d’un même pays, suivant les périodes. On peut penser à la profonde différence
de philosophie politique qui préside à l’interprétation juridique concernant le port des
signes religieux et leur compatibilité avec la laïcité de l’Etat, aux Etats-Unis ou au
Canada d’une part, en France de l’autre.
En France, si une part de la laïcité narrative a toujours estimé ce port contraire à
la laïcité, deux solutions opposées ont prévalu en 1905 et en 2004. La loi du 15 mars
2004, interdisant le port de signes religieux « ostensibles » pour les élèves de l’école
publique, est connue. Son champ d’application est limité à l’école et sa justification
interne est la spécificité de l’institution scolaire. Mais, chez certains militants et
2005, p. 15-24) un leurre, ou un moyen d’approcher les finalités de la laïcité, comme la seconde
séparation française, celle de 1905 (J.
BauBérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, La
Tour d’Aigues, L’Aube, 2006). Les références faites aujourd’hui en France à la séparation se
réclament de la loi de 1905, mais se situent assez souvent dans la logique de la loi de 1795.
24 Arrêt Chaput c. Romain, Renvoi à la Cour suprême du Canada, 1955, 834, 840. Il s’agit
d’une cause relative à l’interdiction qui avait été faite à un Témoin de Jéhovah de distribuer des
brochures de sa religion sans permis dans la ville de Québec.
25 J. woehrling, « Les fondements et les limites de l’accommodement raisonnable en
milieu scolaire », in M. mcandrew, m. milot, J.s. imBeault et P. eid (dir.), L’accommodement
raisonnable et la diversité religieuse à l’école publique
, Montréal, Fides, 2008, p. 43-53.
Page 147
la laïcité, au croisement de la philosophie politique et du droit 151
groupements laïques existe une opposition plus générale au « foulard » 26 dont les
effets se font sentir aujourd’hui [2011]. Est beaucoup moins connu l’argumentaire,
très analogue à celui qui est développé actuellement en France, mis en avant, en juin
1905, par l’auteur d’un amendement à la loi de séparation (Charles Chabert
27),
visant le port du « costume ecclésiastique », autrement dit le port de la soutane, dans
l’espace public.
Pour Chabert, la soutane n’est nullement une obligation religieuse pour les
prêtres : dans certains pays, ils ne la portent pas ; elle est donc une tenue plus
« cléricale » que religieuse et elle se lie à la montée de l’ultramontanisme ; la soutane
est « un acte permanent de prosélytisme », une « manifestation confessionnelle »
dans l’espace public ; la soutane rend le prêtre « prisonnier de son milieu étroit,
de sa propre ignorance » ; elle est un signe de soumission, « d’obéissance (…)
directement opposée à la dignité humaine ». Il faut donc interdire la soutane, si on
est soucieux « de la liberté et de la dignité humaines » : « vous libérerez [le] cerveau
[du prêtre] en l’habillant comme tout le monde », vous ferez « une œuvre de paix,
d’union, d’honnêteté, de logique, d’humanité ». D’ailleurs, un « grand nombre de
prêtres (…) attendent (…) cette loi qui les rendra libres ». Briand répond que, pour
la Commission, ce serait encourir le reproche « d’intolérance » que de vouloir, dans
une loi qui va « instaurer un régime de liberté », imposer aux prêtres « l’obligation de
modifier la coupe de leurs vêtements ». Et il indique qu’en « régime de séparation, la
question du vêtement ecclésiastique ne pouvait se poser » : « la soutane devient, dès
le lendemain de la séparation, un vêtement comme les autres, accessible à tous les
citoyens ». L’amendement Chabert fut repoussé par 391 voix contre 184
28.
La frontière entre les conceptions politiques dominantes et l’interprétation de
l’étendue de la liberté de conscience et de ses manifestations peut donc souvent
paraître poreuse ou à géométrie variable non seulement d’un pays à l’autre, mais aussi
d’un moment historique à l’autre, et également, d’ailleurs, entre les grands organismes
supranationaux relatifs aux droits de l’homme. Les décisions rendues par les systèmes
européen et onusien en constituent un exemple frappant.
Les tiraillements entre conception politique et interprétation du droit
Les différences entre les systèmes européen et onusien (ce dernier s’appliquant
plus directement en Amérique du Nord) demeurent notables en ce qui a trait à la
détermination de la portée des libertés religieuses au regard de la laïcité. Même si
la notion juridique de laïcité ne fait pas partie des constitutions états-unienne ou
canadienne, la marge d’appréciation laissée à chaque pays relativement aux principes
de laïcité présente un portrait différencié. Le juriste Frédéric Mégret, analysant
l’accommodement raisonnable en regard du droit international des droits de la
personne (européen et onusien) doute que les organes de l’ONU (particulièrement
le Comité des droits de l’homme) acceptent des limitations possibles à la liberté de
26 J. Bowen, Wy the French Don’t Like Headscarves? Islam, the State and Public Space,
Princeton, Princeton University Press, 2007.
27 Sénateur de la IIIe république, élu pour la première fois en 1908, fin de mandat le
30 septembre 1923, à son décès.
28 J. BauBérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, op. cit., p. 179-183.

Page 148
152 pensées du droit, lois de la philosophie
religion en lien avec une interprétation stricte de la laïcité. « L’ONU tend à promouvoir
une vision « universaliste » des droits de la personne », montrant même une certaine
méfiance à l’égard « des spécificités nationales en matière d’organisation du rapport
à la religion » 29.
En revanche, le système européen de protection des droits de la personne,
toujours selon Mégret, se montre beaucoup plus réceptif à une conception de la laïcité
permettant de limiter les accommodements pour favoriser la liberté de religion, laissant
une marge d’appréciation à chaque Etat
30. Certes, la laïcité n’est pas interprétée
par la Cour européenne comme permettant d’interdire systématiquement toute forme
d’accommodement, mais plusieurs affaires donnent raison aux Etats qui limitent dans
la sphère publique l’expression des convictions au nom de la nécessaire neutralité de
l’Etat. Ainsi, l’interdiction du port des signes religieux par les fonctionnaires ou dans
les écoles publiques (en France, en Turquie et même en Suisse) s’inscrit adéquatement
avec l’optique selon laquelle la neutralité de l’Etat ne doit pas être mise en cause par
le fait que ses agents arborent un signe religieux.
Deux affaires mettant en cause des agents de l’Etat, l’une au Canada, l’autre en
Suisse, entendues par les Comités des deux organismes internationaux, illustrent les
points de divergences dans l’évaluation des limitations pouvant être imposées à la
liberté de religion au nom de la laïcité. Au Canada, deux retraités de la Gendarmerie
royale du Canada (GRC) ont contesté devant la Cour fédérale du Canada l’autorisation
accordée aux sikhs du Khalsa de porter le turban au lieu du chapeau de feutre traditionnel
dans la GRC (Riley et al. c. Canada), ce qui permettait l’exercice de la liberté de
conscience des agents sikhs 31. Ils affirmaient que cette autorisation impliquait une
reconnaissance, par la GRC et l’Etat canadien, de l’ordre sikh du Khalsa. De plus,
selon eux, tout policier devrait non seulement agir de manière impartiale, mais avoir
une apparence qui soit un gage d’impartialité.
La Cour fédérale les a déboutés. Ils ont alors mené l’affaire devant le Comité des
droits de l’homme de l’ONU, estimant que l’Etat devrait rester « laïc » (adjectif utilisé
comme tel par les requérants) pour protéger leurs droits en vertu du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques (dont le Canada est signataire). Or, en introduisant
un élément religieux dans l’uniforme des membres de l’institution la plus visible de
l’Etat, la GRC/Canada violait supposément leur droit « laïque ». Le Comité fut d’avis
que les auteurs n’avaient pas fourni la preuve que le fait d’autoriser les agents sikhs du
Khalsa à porter des symboles religieux avait porté atteinte aux droits reconnus par le
Pacte. Selon Mégret, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a laissé entendre par
sa décision « que la laïcité n’est nullement un droit ou indispensable pour préserver la
liberté de religion et qu’il n’y a certainement pas un droit à la laïcité »
32. Autrement
29 Fr. mégret, « Le Canada à la pointe de la tolérance ? L’accommodement raisonnable
à l’aune du droit international des droits de la personne », in J.-F. gaudreaut-desBiens (dir.),
Le droit, la religion et le raisonnable. Le fait religieux entre monisme étatique et pluralisme
juridique
, Montréal, Les Editions Thémis, 2009, p. 290-291, p. 263-302.
30 Voir aussi D. malcolm evans, Manuel sur le port des symboles religieux dans les lieux
publics, Strasbourg, Editions du Conseil de l’Europe, 2009.
31 Riley et al. c. Canada, Doc. NU, CCPR/C/74/D, n° 1048/2002.
32 Fr. mégret, « Le Canada à la pointe de la tolérance ?... », op. cit., p. 291.
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la laïcité, au croisement de la philosophie politique et du droit 153
dit, selon la décision du Comité, on ne peut tenter de limiter la liberté de religion au
nom d’une « idéologie officielle telle que la laïcité » 33.
La Cour européenne, quant à elle, a rejeté la requête d’une enseignante suisse
portant le foulard islamique, arguant qu’il était « difficile de concilier le port du
foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité
et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à
ses élèves »
34. L’adhésion à des opinions islamistes (par un membre des forces de
l’ordre) a aussi été évaluée par la Cour européenne comme étant une atteinte potentielle
au principe de laïcité de l’Etat turc
35. Ainsi, « la reconnaissance par la Convention
européenne de la validité de la laïcité comme fondement de limitations à la liberté de
religion est singulièrement large »
36. On peut donc apprécier le contraste avec les
conclusions du Comité des droits de l’homme de l’ONU dans le cas Riley cité plus
haut.
Libertés et diversité dans un monde globalisé
La problématique de la laïcité est liée au devenir des constructions nationales et
de la citoyenneté fortement imprégnées par le pluralisme. Les Etats laïques doivent
assumer avec vigilance la régulation de sociétés où les divergences de convictions et
les demandes de reconnaissance des particularismes ont tendance à s’exprimer de plus
en plus nettement. Quel que soit le type de laïcité privilégié dans une société, elle ne
saurait, par définition, constituer un aménagement stable et définitif et elle constitue
toujours un enjeu politique et social entre les différents acteurs.
Cet enjeu est de deux sortes. D’une part, puisque la laïcité articule quatre principes,
elle est toujours en équilibre instable et, suivant les acteurs et les problèmes, tel ou
tel principe peut être majoré ou minoré. Ensuite, aucun principe ne peut être appliqué
de façon absolue et univoque et donc, il existe toujours un débat interprétatif possible
sur les meilleures manières de le concrétiser. Un consensus apparent ne signifie
d’ailleurs nullement que la position adoptée a valeur d’évidence. Il faut se méfier
de toute proposition qui viserait à défendre un modèle idéal et uniforme de laïcité,
décrétant définitivement selon quelles modalités d’aménagement la diversité des
conceptions de la « vie bonne » doit être balisée dans les lois et la définition du vivre
ensemble. La raison principale nous invitant à la prudence réside dans le fait que les
mondes vécus ne correspondent jamais à des modèles définis à l’avance, puisque les
situations personnelles et historiques sont différentes, changeantes et qu’elles exigent
des ajustements continus.
Le refus de reconnaître que la laïcité constitue un enjeu en perpétuelle mutation
conduit le plus souvent à une laïcité maniant le grand écart, ce qui s’éloigne
structurellement du principe d’égalité. On le constate ces dernières années en France
33 Ibid.
34 Dahlab c. Suisse, 15 février 2001, Requête n° 42393/98, CEDH. Il faut dire que cet
argument est partiellement tempéré, par la Cour, par le contexte d’un enseignement au primaire,
auprès de jeunes enfants.
35 Kalaç c. Turquie, n° 61/1996/680/870, 1997.
36 Fr. mégret, « Le Canada à la pointe de la tolérance ?... », op. cit., p. 294.

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154 pensées du droit, lois de la philosophie
où, de plus en plus, les « règles de laïcité » appliquées aux musulmans divergent de
celles en usage pour le reste de la population. Trois exemples le montrent clairement.
D’abord, depuis 2006, le pouvoir politique a donné mission au Haut Conseil à
l’Intégration de faire des propositions sur la laïcité, pour pouvoir la « renforcer »
37.
C’est, dès le départ, estimer de façon officielle, quoiqu’implicite, que la nouvelle donne
en la matière concerne exclusivement les immigrés et les enfants d’immigrés qui, dans
l’imaginaire dominant, sont confondus avec les musulmans. Très significativement,
cette ethnicisation de la laïcité n’a pas soulevé d’opposition socialement visible.
Dans un premier temps, la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour
l’Egalité, créée en 2005, a, dans une certaine mesure, rendu des avis différents. Mais
la HALDE a été priée, en 2010, de se déjuger et de cautionner un avis du HCI, avant
de disparaître (2011).
Ensuite, une Mission d’information parlementaire « sur la pratique du port du
voile intégral sur le territoire national », visant le port de la
burqa et du niqab, a été
constituée en 2009. L’étude de son Rapport montre qu’elle a commencé ses travaux
avec l’optique de rédiger une loi qui serait la suite de celle du 15 mars 2004. Les
différents juristes qu’elle a auditionnés affirmèrent tous l’impossibilité d’interdire le
« voile intégral » dans l’espace public au nom de la laïcité. Les parlementaires de la
Mission, qui sont des législateurs, semblent avoir ignoré au départ, l’impossibilité
d’interdire le voile intégral au nom de la laïcité. Il a fallu que, fort civilement, les
juristes le leur « rappellent ». Prenons l’exemple significatif de Guy Carcassonne
38,
professeur de droit public à l’Université Paris X. Après d’autres, il déclare lors de son
audition :
« la laïcité n’est pas un fondement imaginable ; comme vous le savez ce principe
s’impose à la République, en aucun cas aux citoyens. La République peut se fixer
des règles procédant de la notion de neutralité, mais elle ne peut y soumettre les
consciences. Sur le plan pratique, une loi d’interdiction fondée sur la laïcité ouvrirait
une brèche : tous les signes extérieurs d’appartenance religieuse seraient prohibés,
sauf à introduire des discriminations injustifiables » 39.
Le Rapport de la Mission 40 établit donc des distinguos qui, outre ce qu’ils
montrent sur ses représentations propres, s’avèrent très intéressants pour notre sujet. Il
est écrit, en effet : « De prime abord la pratique du voile intégral semble contradictoire
avec le principe de laïcité. Mais à bien y regarder, cette première évidence mérite des
nuances. » Ces « nuances » font qu’il s’agit, pour la Commission d’« une atteinte à
la laïcité, au sens philosophique du terme, plus qu’au sens juridique », reproduisant
37 Le HCI a publié, en 2007, une « Charte de la laïcité » affichée dans les hôpitaux et
autres lieux publics. En 2010, il a rédigé « douze principes pour renforcer la laïcité ». Dans
les deux cas, les domaines abordés correspondent à des « affaires » où les médias ont impliqué
« l’islam »

38 Des juristes auditionnés, il est celui qui a été le plus favorable à une loi.
39 mission d’information parlementaire, Voile intégral : le Refus de la République, Paris,
La Documentation française, 2010, p. 554.
40 Ibid., p. 87-95.
Page 151
la laïcité, au croisement de la philosophie politique et du droit 155
sans le savoir la distinction d’Alessandro Ferrari 41 entre laïcité narrative et laïcité
de droit. Mais d’une part la Commission met dans la « laïcité philosophique » un
consensus dont elle a pu, pourtant, constater qu’il n’existe pas (une parlementaire
a déclaré, lors d’une audition : « Je trouve intéressant que les associations laïques
aient des approches aussi claires et aussi divergentes »
42), de l’autre, elle émet
une contradiction entre « laïcité juridique » et « laïcité philosophique » puisque,
contrairement à l’ensemble des juristes auditionnés, elle estime que la laïcité est « un
principe qui oblige l’Etat mais aussi les citoyens ».
Enfin, troisième exemple, alors que les gouvernements successifs, depuis huit
ans, ont toujours affirmé que la loi de séparation de 1905 constitue la règle laïque
en France et n’a pas à être « modifiée », cette loi n’est toujours pas appliquée en
Alsace-Moselle, où le régime du Concordat et des « cultes reconnus » subsiste, dans
la quasi-indifférence générale 43. L’explication de ces deux situations, a priori aussi
incongrues l’une que l’autre, ne doit pas être cherchée dans une logique interne à la
laïcité, mais beaucoup plus à partir d’une analyse de la peur socialement ressentie, de
la menace socialement éprouvée.
Aussi bien dans la majoration et la minoration d’un principe laïque par rapport à
un autre, que dans l’interprétation (implicite ou explicite) qui en est donnée dans une
société à un moment de son histoire, un ensemble de facteurs sociaux interviennent.
Et, de plus en plus, la « construction médiatique » de la réalité sociale en constitue un
élément important
44. C’est pourquoi une approche sociologique de la laïcité ne peut
être pertinente si elle est incluse dans la sous-discipline « sociologie de la religion ».
Peut-être qu’une sociologie de la laïcité constitue aujourd’hui une mise en question
de la validité théorique d’une sociologie de la religion, telle qu’elle est pratiquée de
façon dominante. C’est en tout cas la question que nous posons avec notre critique du
paradigme de la sécularisation 45.
Conclusion
Le pluralisme représente le plus grand défi des sociétés actuelles. Cela pose à la
gouvernance démocratique de type laïque de nouvelles exigences, de l’ordre de la
justice, de l’égalité et de l’intégration de nouvelles formes d’expression religieuse dans
la sphère publique. L’adaptation du politique à la diversité concerne en premier lieu
la capacité d’intériorisation culturelle du pluralisme dans la société elle-même, c’est-
à-dire l’acceptation que l’unanimité n’est ni logiquement nécessaire ni moralement
souhaitable. Néanmoins, l’inquiétude que suscite la multiplicité des valeurs, même
41 A. Ferrari, « De la politique à la technique : laïcité narrative et laïcité du droit. Pour une
comparaison France/Italie », op. cit.
42 Il s’agit de Sandrine Mazetier (PS) ; voir mission d’information parlementaire, Voile
intégral : le Refus de la République, op. cit., p. 349.
43 La loi de séparation de 1905 ne s’applique donc pas (de même, la loi de 1882 laïcisant
l’école publique n’y est pas en vigueur). Jamais le débat français actuel sur la laïcité n’a abordé
la situation alsacienne et, à notre connaissance, aucun journaliste n’a relevé ce paradoxe.

44 Th. deltomBe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en
France 1975-2005, Paris, La Découverte, 2007.
45 J. BauBérot, M. milot, Laïcités sans frontières, op. cit.

Page 152
156 pensées du droit, lois de la philosophie
dans les sociétés fortement pluralistes, peut générer des réactions conformistes dont le
but est de dissoudre le plus possible les signes marquant la différence. En arrière-fond
de cette inquiétude se profile parfois la volonté plus ou moins radicale de « normaliser »
la citoyenneté. On constate aisément qu’un ensemble latent de valeurs, sécularisées
mais encore associées aux religions chrétiennes, est mobilisé, selon les circonstances,
comme ressource symbolique d’une représentation identitaire dominante.
La laïcité rencontre un autre défi lié au fait de vivre dans un monde globalisé.
La laïcité peut alors connaître des avancées soudaines et rapides tout comme des
reculs importants suivant les conjonctures sociales et politiques. Les mouvements
migratoires peuvent susciter des réactions de crainte à l’égard de concitoyens et
entraîner des requêtes de durcissement dans les décisions politiques à l’égard des
religions. Ainsi, on constate actuellement, dans certaines sociétés, une volonté du
politique de circonscrire et de définir le « religieusement correct ». La laïcité se traduit
par un mode de relations très fragile entre l’Etat et les différentes conceptions de la vie
dont les citoyens sont porteurs.
L’approche juridique de la diversité acquiert une dimension internationale, en
même temps que les groupes de convictions se trouvent de plus en plus constitués
en réseaux transnationaux. On constate d’ailleurs qu’en matière de reconnaissance
de droits culturels ou collectifs, les traités internationaux relatifs aux droits de
la personne, les diverses conventions qui en découlent ainsi que les institutions à
vocation transnationale (le Comité des droits de l’homme des Nations unies ou la
Cour européenne des droits de l’homme) exercent une pression morale constante sur
les législations des pays signataires, bouleversant des cadres juridiques solidement
ancrés.
En vertu de l’engagement envers la liberté de conscience et de religion que
manifestent les démocraties, les Etats se trouvent constamment mis en demeure de
trouver des solutions éthiques, juridiques et politiques qui soient légitimes et viables
devant les problèmes qu’engendre continûment la diversité des convictions et des
valeurs, jusque dans ses replis les plus extrêmes. Désormais, les cultures sont de
plus en plus en contact, les migrations font partie des grands mouvements de société
et le respect des droits humains est revendiqué de plus en plus fortement de par le
monde. Dans un tel contexte, l’Etat et les citoyens doivent relever des défis inédits. Ils
concernent directement notre façon de vivre ensemble dans le respect de la liberté et
de la dignité dont chaque être est porteur.
Sans doute la justification ultime de la laïcité ne repose-t-elle plus sur l’idée de
séparation (largement acquise dans les Etats de droit), mais sur l’aménagement que
les Etats sauront effectuer concernant les valeurs de justice et d’égalité à l’égard de
la diversité morale et religieuse, afin d’être en mesure de représenter la totalité du
peuple, le laos, et de n’imposer aucune orientation particulière de la vie bonne. Selon
Haarscher 46, c’« est une telle purification de la question de la justice politique qui
fournit à l’heure actuelle la meilleure justification du principe laïque de la séparation
et/ou neutralité ».
46 G. Haarscher, La laïcité, op. cit., p. 118.
Page 153
Du tribunal du monde à la justice humaine
Un itinéraire
Guy Haarscher
L’« esprit du temps » vers 1970
Pour me pencher sur mon rapport personnel à la philosophie du droit, il me semble
nécessaire de faire un détour historique et de tenter une biographie intellectuelle
partielle, certes brève et donc schématique. J’ai souvent affirmé, apparemment par
boutade, que j’avais étudié le droit et la philosophie sur des plans tout à fait séparés.
Une sorte de « schizophrénie » caractérisait l’absence de lien entre mes deux domaines
d’activité. J’abordais le droit de façon technique, sans déceler dans cette discipline la
moindre question philosophique pertinente. Quand Chaïm Perelman, qui avait créé
quelques années auparavant, avec Henri Buch et Paul Foriers, un Centre de philosophie
du droit à l’Université libre de Bruxelles, m’a proposé en 1972 de m’y associer, c’était
sans doute avant tout à cause de ma double formation. Mais je me trouvais en vérité
fort démuni, puisque, sur le plan intellectuel, je n’établissais aucune relation entre
les deux domaines. J’étais donc très peu au fait du domaine de recherche du Centre,
mes connaissances se limitant en la matière à la Rechtsphilosophie de Hegel (ce qui
n’était certes pas négligeable, mais ne m’avait – comme nous le verrons – nullement
rapproché de la pratique juridique).
Un tel état de choses ne posséderait qu’un intérêt biographique, s’il n’était
significatif d’une situation de la philosophie au début des années 1970, ou, plus
exactement et plus restrictivement, de ce qui était « à la mode » en philosophie dans
le monde francophone et pouvait donc susciter une vocation dans le chef d’un étudiant
ayant vécu les soubresauts de Mai 68. Or, dans l’horizon de cette vie intellectuelle,
le droit ne constituait pas – c’est le moins que l’on puisse dire – un objet central
de préoccupation et d’investigation. D’ailleurs, nous ne vivions pas non plus la

Page 154
15 pensées du droit, lois de la philosophie
philosophie comme une activité d’avenir : la philosophia perennis 1 et les disciplines
académiques (dont la philosophie du droit) représentaient pour nous un passé sinon à
détruire, du moins à « déconstruire », comme le disait Derrida 2, une de nos lumières
de l’époque. Nous étions mobilisés par le thème de la « fin de la philosophie » 3, au
profit d’une pensée nouvelle dont les contours nous apparaissaient en vérité assez
flous. Les membres de ce que Ricœur – que nous appréciions peu à l’époque – appelait
« l’école du soupçon » (Marx, Freud et Nietzsche)
4 nous fascinaient. La plupart
d’entre nous se définissaient plus ou moins comme marxistes, freudiens, nietzschéens
– et Heidegger était omniprésent. Or ce qui caractérisait les penseurs du soupçon
au-delà de leurs différences et différends (très considérables au demeurant), c’était
une radicalité critique à l’égard du monde moderne, du capitalisme (fût-il mâtiné de
cette social-démocratie que nous méprisions) et des Trente Glorieuses (dont nous ne
savions pas qu’elles touchaient à leur fin).
Marx prétendait dépasser la philosophie, « onanisme de l’esprit » 5, au profit de
la science de l’Histoire qu’il commencerait à concrétiser dans Le Capital. Nietzsche
proclamait la « mort de Dieu » et de toute métaphysique – il voulait « brise[r]
l’Histoire en deux tronçons »
6 et annonçait le règne du surhomme et du philosophe-
artiste 7. Il dénonçait le libre-arbitre 8 au nom de la pure affirmation de la volonté
de puissance. Freud, pour sa part, suspectait la volonté consciente de constituer une
illusion par rapport à des motivations inconscientes que déchiffrait la psychanalyse.
Et Heidegger déconstruisait l’ontothéologie 9 au profit de l’attention à la question de
l’Etre, qui signifiait un dépassement radical de la métaphysique.
1 Terme créé par Agostino Steuco en 1540.
2 Il avait introduit le terme dans De la grammatologie (Paris, Minuit, 1967), d’abord pour
traduire les termes de
Destruktion et d’Abbau utilisés par Heidegger dans Sein und Zeit (1927).
Le mouvement de la « déconstruction » a acquis aux Etats-Unis, à partir des années 1980, une
réputation qu’il a peiné à obtenir en France.
3 « Que la philosophie soit morte hier, depuis Hegel ou Marx, Nietzsche ou Heidegger
– et la philosophie devrait encore errer vers le sens de sa mort – ou qu’elle ait toujours vécu
de se savoir moribonde, ce qui s’avoue en silence dans l’ombre portée par la parole même
qui déclara la philosophia perennis… » (J. derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la
pensée d’Emmanuel Lévinas »,
in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 117).
4 Voir P. ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, coll. « Points-
Essais », p. 42 et s.
5 « La philosophie
à l’étude du monde réel ce que l’onanisme est à l’amour sexuel »
(K. marx et F. engels, L’idéologie allemande [1845-46], trad. franç., Paris, Editions sociales,
1968, p. 269).
est
6 nietzsche, Ecce Homo, Paris, Gallimard, 1974, coll. « Idées », p. 153.
7 Sur le Künstler-Philosoph, voir M. heidegger, Nietzsche i, trad. franç., Paris, Gallimard,
1971, p. 73.
8 Voir nietzsche, Crépuscule des idoles, « L’erreur du libre-arbitre », p. 63 et s.
9 Cette expression signifie le primat de l’« étant », c’est-à-dire de l’objectivité, et la
volonté d’atteindre (pour le maîtriser) un « étant suprême », métaphysique, c’est-à-dire Dieu.
Nous verrons plus loin que, justement, l’homme, selon Heidegger, n’est pas le maître de l’étant,
mais doit reposer la question plus originelle de l’Etre en acceptant d’être son « berger ».
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du triBunal du monde à la Justice humaine 15
En d’autres termes, pour nous, le droit appartenait à un monde en voie de
disparition. Il n’était pas digne d’intérêt philosophique parce que la philosophie
elle-même pointait vers un au-delà des conditions dans lesquelles il possédait une
validité. Dans la perspective marxiste, le droit « bourgeois » ne constituait que la
« superstructure » d’une base économique impliquant l’exploitation des travailleurs,
et qui laisserait bientôt la place à des formes historiques supérieures, celles du
socialisme et du communisme, cette dernière étape, « finale », étant définie par Marx
et par Lénine (dans
L’Etat et la Révolution [1917]) comme une société réconciliée,
sans argent, sans Etat et sans droit (puisque le droit a pour rôle de régler des conflits
supposés dépassés à ce stade ultime). Le droit relevait de la « fausse conscience »
10,
bref de l’idéologie : il masquait sous la forme de l’égalité juridique et de la liberté
contractuelle un capitalisme profondément inégalitaire et oppressif (le despotisme de
la fabrique 11, disait Marx). Pour nous, la revalorisation du droit et des procédures
démocratiques par la social-démocratie (nous étions, rappelons-le, les enfants des
Trente Glorieuses), constituait un compromis gros d’illusions (il incarnait en fait
la gestion du
statu quo), et nous lui préférions la politique, porteuse d’un progrès
historique qui mènerait aux « lendemains qui chantent »
12. Pour les nietzschéens, le
droit représentait une volonté « malade », désireuse d’établir l’égalité en mutilant la
volonté de puissance et le surhumain. En fait, Nietzsche dit exactement le contraire de
Marx : pour le premier le droit est égalitaire, ce qui constitue un signe de décadence
de l’humanité (l’inégalité est bonne et nécessaire pour construire la « serre de plantes
rares »
13) ; pour le second, le droit n’est qu’apparemment égalitaire et cache une
inégalité que l’Histoire dépassera. On voit donc que le droit se trouvait déprécié
de deux points de vue au fond contradictoires : égalitaire (Nietzsche : l’inégalité
est valorisée), faussement égalitaire (Marx : l’égalité effective est valorisée). Enfin,
Freud et Heidegger ne dénonçaient pas explicitement le droit contemporain, le droit
« bourgeois », mais leurs critiques de l’autonomie de la conscience mettaient à mal
10 Voir J. gaBel, La Fausse Conscience : essai sur la réification, Paris, Minuit, 1962.
11 « L’industrie moderne a transformé le petit atelier de l’artisan patriarcal en la grande
fabrique du capitaliste industriel. Des masses d’ouvriers s’entassent dans les usines et y sont
organisés comme des soldats. Simples soldats de l’industrie, ils sont placés sous la surveillance
de toute une hiérarchie de sous-officiers et d’officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves de
la classe bourgeoise, de l’Etat bourgeois. Jour par jour, heure par heure, ils subissent le joug de
la machine, du contremaître et, avant tout, des fabricants bourgeois eux-mêmes. Despotisme
d’autant plus mesquin, odieux, exaspérant, que son but, hautement avoué, c’est le profit ».
(K.
marx et f. engels, Manifeste communiste, [1848], section i, « Bourgeois et prolétaires »).
12 Lettre de Gabriel Péri, résistant communiste, avant son exécution en 1941 : « Je crois
toujours, cette nuit, que mon cher Paul Vaillant-Couturier avait raison de dire que le communisme
est la jeunesse du monde et qu’il prépare des lendemains qui chantent ».
13 « Non pas seulement une race de maîtres dont la tâche s’épuiserait à gouverner ; mais
une race ayant sa propre sphère de vie, un excédent de force pour la beauté, le courage, la
culture, les manières jusque dans ce qu’il y a de plus spirituel ; une race
affirmative qui peut
s’accorder tout grand luxe... assez puissante pour n’avoir besoin ni de la tyrannie de l’impératif
de vertu, ni de la parcimonie, ni de la pédanterie, par-delà bien et mal : formant une serre de
plantes rares et singulières.
[Je souligne ces derniers termes – gh] » (nietzsche, Fragments
posthumes
, automne 1887, 9 [153], OPH XIII, 86).
Page 156
160 pensées du droit, lois de la philosophie
un droit fondé, au civil, sur la liberté contractuelle et le principe pacta sunt servanda,
et au pénal sur la responsabilité et l’imputabilité. Freud, découvrant l’inconscient,
mettait en question non seulement la vieille ambition philosophique de rechercher
la « vie bonne » par l’exercice conscient de la raison et de la volonté (le sujet n’est
pas transparent à lui-même, il « est agi » par des forces inconscientes) ; et Heidegger
voyait dans la « subjectivité » moderne l’arraisonnement technique du monde 14
par un homme dominateur, « maître de l’étant », oubliant son rôle de « berger de
l’Etre »
15. Cet oubli de l’Etre avait commencé avec le platonisme et la volonté
de définir des idées claires, associée dans la modernité, depuis Descartes, à une
domination du monde.
En d’autres termes, le droit appartenait au règne de ce qu’il fallait déconstruire,
et la philosophie, nous l’avons vu, semblait toucher à sa fin, comme le disait Derrida,
au profit de perspectives souvent obscures et peu cohérentes entre elles. Heidegger en
particulier, avec sa volonté de dépasser la « métaphysique », était omniprésent dans la
réflexion et les enseignements : dans la littérature avec Maurice Blanchot, dans l’art
avec Henri Maldiney, dans l’histoire des idées (remplacée par une archéologie du
savoir) avec Foucault 16, dans la psychanalyse avec, notamment, Lacan.
Bref le droit était soit déprécié soit dénoncé, et son potentiel émancipateur, pour
parler comme Habermas, ne nous était aucunement visible. Foucault n’avait pas encore
publié Surveiller et punir (1975), livre qui pose, à partir du droit pénal, des questions
plus fondamentales, et ce ne serait que bien plus tard que Derrida s’intéresserait aux
questions du droit et de la justice 17.
Quand je suis entré au Centre dirigé par Perelman en 1972, mon vécu personnel
(une séparation « schizophrénique » entre ma « part » juridique et ma « part »
philosophique) ne recelait absolument rien d’original : il correspondait parfaitement à
un esprit du temps que j’ai (trop) rapidement schématisé dans les pages qui précèdent.
Comme j’étais également assistant à mi-temps de Pierre Verstraeten, deleuzien
18
14 « L’essence de la technique réside dans l’Arraisonnement » (M. heidegger, « La
question de la technique », in Essais et conférences [1954], trad. franç., Paris, Galllimard, 1958,
p. 35).
15 « L’homme n’est pas le maître de l’étant. L’homme est le berger de l’Etre. Dans ce
« moins », l’homme ne perd rien, il gagne au contraire, en parvenant à la vérité de l’Etre. Il
gagne l’essentielle pauvreté du berger dont la dignité repose en ceci : être appelé par l’Etre lui-
même à la sauvegarde de sa vérité » (M.
heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. franç., Paris,
Aubier, 1964, p. 109).
16 Dans Les mots et les choses (1966) et L’archéologie du savoir (1969), Foucault refusait
la continuité de l’histoire des idées basée sur le jeu des influences, au profit d’une histoire
discontinue, fragmentée. Il mettait à jour des « socles épistémologiques » étrangers les uns aux
autres, se succédant l’un à partir de l’autre sans qu’une explication soit fournie ou existe. Bref,
il était question d’une discontinuité radicale, au nom de laquelle Marx lui-même était critiqué.
17 Voir en particulier D. cornell et M. rosenfeld (éd.), Deconstruction and the possibility
of justice, New York, Routledge, 1992.
18 Deleuze avait publié en 1973 L’Anti-Œdipe avec Félix Guattari Ce texte allait encore
plus loin dans la volonté nietzschéenne de « casser l’Histoire en deux » en critiquant la doctrine
centrale de la psychanalyse au nom des « machines désirantes ».
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du triBunal du monde à la Justice humaine 161
post-sartrien qui représentait à merveille cet « esprit », j’ai mis quelques années à me
réveiller de mon sommeil dogmatique.
Certes – pour nous en tenir ici au marxisme – en 1968 et quelques années plus
tard, nous étions déjà en un sens « désintoxiqués » du marxisme soviétique
19 :
c’est en août 1968 que les troupes de l’URSS étaient entrées en Tchécoslovaquie,
mettant fin brutalement, par une répression féroce, au « printemps de Prague ». Mais
nos schèmes de pensée résistaient, et nous avions tendance à substituer au mauvais
modèle (l’
URSS) des images idéalisées de la Grande Révolution culturelle chinoise
et du castrisme cubain
20, et plus encore de son prolongement guévariste, hautement
romantisé.
Nous étions donc très étrangers à la problématique du droit, et même aux droits
de l’homme, qui en constituent pourtant l’aspect le plus idéalisé et moralement
mobilisateur. Nous pensions, sans doute influencés par la vulgate marxiste, que plus le
droit était idéalisé plus il mentait sur la situation réelle d’exploitation, d’« impérialisme »
et de néocolonialisme. Quant à la laïcité, elle nous semblait constituer un objet non
digne d’intérêt philosophique. A nouveau marqués par la réflexion de Marx (même
parfois sans le savoir : c’était dans l’air du temps), nous considérions la question
religieuse comme réglée : la religion était chose du passé – l’« opium du peuple »
21
pour Marx, mais aussi le refus nihiliste du monde pour Nietzsche, une « illusion »
pour Freud
22. La laïcité (consistant à régler les rapports entre un Etat neutre et les
confessions) ne nous intéressait pas 23. Nous étions quasi spontanément athées, et
pour nous la question sociale avait pris le relais de la question religieuse. Les choses
allaient bien changer de ce point de vue dans les décennies qui suivraient.
Il existait certes des philosophes du droit, et cette discipline possédait ses lettres
de noblesse. Mais elle n’entrait pas à nos yeux – pour les raisons résumées plus haut –
dans le champ de la « philosophie-à-faire » 24. Des auteurs éminents comme Kelsen
19 Voir H. marcuse, Le marxisme soviétique. Essai d’analyse critique, Paris, Gallimard,
coll. « Idées », 1963.
20 A l’Assemblée libre, lors de l’occupation de l’Université de Bruxelles en mai-juin
1968, notre conscience antiautoritaire ne répugnait pas à lire
Granma, journal officiel du
régime castriste. Mais nous aurions évidemment poussé de hauts cris si un visiteur étranger
avait voulu s’informer de la situation en Belgique en interrogeant uniquement des membres du
gouvernement (pourtant démocratiquement représentatif).
21 « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation
contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans
cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’y a point d’esprit. Elle est l’
opium
du peuple... La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont
la religion est l’
auréole » (K. marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel.
Introduction
, in Œuvres III. Philosophie, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982,
p. 383. C’est Marx qui souligne).
22 Voir freud, L’avenir d’une illusion [1927], trad. franç., Paris, PUF, 1995.
23 J’avais été éduqué dans un milieu laïque et franc-maçon. Les idéaux qu’incarnaient ces
engagements m’étaient assez indifférents et étrangers. Mais avais-je tenté de les comprendre ?
Certes non.
24 Cette formule fait écho à la « littérature-à-faire », expression par laquelle Sartre désigne
l’horizon d’attente qui définit les questions pertinentes à une certaine époque dans un certain
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162 pensées du droit, lois de la philosophie
ou Villey (pour prendre deux exemples très opposés, un positiviste normativiste et un
jusnaturaliste néo-thomiste) nous étaient inconnus : nos « lunettes » philosophiques
nous empêchaient de les prendre en considération. Et Perelman, qui avait été notre
professeur, ne s’inscrivait pas plus qu’eux dans cet horizon.
La (re)légitimation du Droit
A partir de ce contexte général, que Sartre, après Hegel, a appelé l’« Esprit
objectif » 25, comment nous sommes-nous rapprochés du droit ? De nouveau, le
monde environnant, l’Histoire et l’évolution de la vie intellectuelle ont joué un rôle
majeur, faisant vraiment de nous (mais ce n’est certes pas une vertu éminente) des
fils et filles de notre temps. Pour résumer le développement d’un trait, on peut dire
que l’effondrement des espérances communistes et du messianisme séculier ont,
d’abord mécaniquement en quelque sorte, réhabilité les démocraties imparfaites et
le droit comme mode de règlement de conflits dont quasi plus personne ne pensait
que l’Histoire les résoudrait définitivement. Les années 1970 constituent à cet égard
une époque de désenchantement radical : publication de l’Archipel du Goulag et
expulsion de Soljenitsyne en Occident ; victoire communiste au Vietnam suivie par
l’exode tragique des boat people ; prise de conscience du caractère épouvantable et
fascisant de la trop glorifiée Révolution culturelle chinoise 26 ; informations de plus
en plus confirmées relatives aux dégâts de la dictature castriste ; et surtout peut-être,
le drame absolu de l’autogénocide cambodgien sous le règne des Khmers rouges entre
1975 et 1979.
C’est justement à la fin des années 1970, quand je venais de soutenir ma thèse
sur Marx, écrite dans un tel horizon historique, que les « nouveaux philosophes » ont
annoncé la fin de la complaisance témoignée pendant tant d’années par la gauche
à l’endroit des totalitarismes et despotismes communistes et communisants. Lévy,
Glucksmann et les autres ont tous les défauts que l’on voudra : ils ont quand même
popularisé une rupture devenue inévitable, qui « plombait » la gauche et laissait à la
droite libérale le monopole de l’antitotalitarisme
27. Pour ce qui me concernait, une
telle évolution historique, une telle revalorisation de la démocratie et de l’Etat de droit,
me donnaient la possibilité d’enfin apprécier à toute sa valeur l’œuvre de Perelman,
et d’utiliser par ailleurs mes connaissances juridiques, jusque-là philosophiquement
milieu. Voir J.-P. sartre, L’idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1853, volume III,
Paris, Gallimard, 1972, p. 134
25 Ibid., p. 41 et s.
26 Le Belge Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, avait dès la fin des années
1960 dévoilé le cauchemar que constituait la « Grande Révolution culturelle » chinoise (dans
Les habits neufs du président Mao), ainsi que l’aveuglement des intellectuels occidentaux,
revenus de Pékin émerveillés par la construction de l’« homme nouveau » (Ombres chinoises).
Il avait été traité de fasciste et s’était exilé. Je l’ai rencontré en 1982 en Australie, où je résidais
pour un séjour de recherche de quatre mois. Sa rigueur intellectuelle et son courage ont joué un
rôle important dans ma « mutation ».
27 Même s’il faut quand même souligner que des philosophes aussi clairement engagés
que Castoriadis ou Lefort les avaient précédés de manière moins ostentatoire sur cette voie
critique.

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du triBunal du monde à la Justice humaine 163
inutiles, pour explorer le monde nouveau du postcommunisme 28. De ce point de vue,
la nouvelle rhétorique pouvait montrer son intérêt au-delà d’un monde académique
relativement conservateur 29 et irriguer les recherches nombreuses relatives aux
conditions de la démocratie libérale, dotée d’une légitimité neuve.
Cette déconsidération du processus révolutionnaire et des lendemains qu’il
promettait n’a pas cessé de se poursuivre. La critique du capitalisme est certes
toujours à l’ordre du jour – mais on peut douter que, rigoureusement parlant, elle
emprunte ses instruments intellectuels au
Capital de Marx. C’est néanmoins le
communisme comme avenir lumineux (révolution mondiale des travailleurs menant
à l’abolition des classes, de l’argent, de l’oppression étatique et des nations) qui a
disparu de l’horizon, sauf pour une extrême gauche ultraminoritaire. Seule subsiste
donc du marxisme une dimension de « soupçon » qui – comme le disait Gauchet des
droits de l’homme – ne fait pas une politique. Certes, la démocratie libérale a sous
plusieurs aspects gagné, comme on l’a souvent souligné, par défaut 30. Nous avons
été depuis le milieu des années 1970 (bien avant, donc, la chute effective de l’URSS),
vaccinés contre l’ingénierie historique, c’est-à-dire la volonté d’expérimenter
des transformations radicales en utilisant les êtres humains comme des matériaux.
L’échec de ce que Hayek appelait le « constructivisme » historique
31, qui trouve ses
sources dans la radicalisation de la Révolution française et une interprétation politique
discutable de la notion cartésienne de « table rase » 32, a redonné ses lettres de crédit
aux approches gradualistes, à la recherche de compromis, à la résolution pacifique des
conflits d’intérêts. Dans ce cadre, la rhétorique politique et judiciaire – donc l’œuvre de
Perelman – a pris une place importante, alors que la vulgate marxiste l’avait reléguée
au rang de « superstructure » du
statu quo socio-économique.
Weltgeschichte ist Weltgericht : la tache aveugle de la pensée marxiste
Plus précisément, le marxisme n’avait jamais véritablement rompu avec la
conception hégélienne selon laquelle l’Histoire du monde est le Tribunal du monde
(
Weltgeschichte ist Weltgericht 33). Or cette idée constitue une sorte d’obstacle
épistémologique, comme aurait dit Bachelard, à la prise en considération de
l’importance du droit. Le tribunal dont il est question en droit juge de faits passés au
28 Je parle ici du postcommunisme dans les têtes, c’est-à-dire de la fin de la vulgate
marxiste, qui avait produit substitut après substitut de l’URSS, déjà discréditée en 1968.
29 Le cas de Georges Miedzanagora, assistant de Perelman et leader gauchiste soixante-
huitard, auteur d’un assez classique
Philosophies positivistes du droit et droit positif (Paris,
LGDJ, 1970), est très exceptionnel.
30 Voir P. BrucKner, La mélancolie démocratique, Paris, Seuil, 1990.
31 Voir sur ce point l’excellent ouvrage de P. nemo, La société de droit selon F.A. Hayek,
Paris, PUF, 1988.
32 Descartes était un homme prudent. Il était copernicien, mais lorsqu’il apprit la
condamnation de Galilée en 1633, il renonça à publier son
Traité du monde et de la lumière (ce
dernier ne paraîtra qu’après sa mort, en 1664). C’est une preuve parmi d’autres de ce qu’il était
tout sauf un révolutionnaire (« Je m’avance masqué », « Larvatus prodeo », disait-il).
33 L’expression est empruntée à Schiller. Hegel écrit : « ... in der Weltgeschichte als dem
Weltgerichte... » (hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, Francfort, Suhrkamp, 1970,
§ 340, p. 503).
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164 pensées du droit, lois de la philosophie
nom de normes supposées claires et préalablement connues des intéressés. Comme le
disait Camus au début de L’homme révolté : un bourreau est un bourreau, une victime
est une victime
34. Il faut seulement dire le droit. Il en va tout autrement si l’Histoire
constitue le tribunal réel qui juge des actes accomplis par les hommes : cette « Cour »
ne se réunira que dans un lointain futur – et en ce sens, l’expression « l’Histoire
jugera » se relie intimement à l’idée de Jugement dernier dans le christianisme. Elle
absoudra ceux qui, marchant dans le sens de l’Histoire, ont dû user de violence pour la
faire « accoucher »
35 du futur de splendeur qu’elle recelait. « La roue de l’Histoire
écrase … mainte fleur innocente »
36, disait Hegel (et on voit donc ici l’abîme
existant entre d’une part l’hégélianisme qui innervait la vulgate marxiste, et d’autre
part la philosophie du jugement judiciaire). Ou – autre formule frappante parmi tant
d’autres – « Il faut percevoir la rose sur la croix du présent » 37. Cette rose fleurira
dans le futur, quand se réunira le Weltgericht. Marx disait, critiquant Proudhon, que
l’histoire progressait par ses mauvais côtés 38.
C’est en 1977 que j’ai soutenu ma thèse de doctorat, publiée par la suite sous le
titre
L’ontologie de Marx 39. Je n’entrerai pas ici dans les détails du travail, mais
j’insisterai sur un élément important pour ma « conversion » à la philosophie du droit.
Il y a chez Marx une sorte de tache aveugle, empêchant cet esprit, par ailleurs si
subtil et créatif, de saisir un problème crucial pour son idée même d’émancipation.
Dans sa jeunesse, durant les années 1842-1844, Marx avait très durement critiqué la
bureaucratie et le despotisme prussiens. Sa défense des libertés contre l’oppression
34 « Mais les camps d’esclaves sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par
l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité, désemparent, en un sens, le jugement. Le
jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est
propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir ses justifications » (A. camus,
L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951 [coll. « Idées », p. 14]).
35 « … dans la première phase de la société communiste, quand elle ne fait que sortir de la
société capitaliste, après un long et douloureux enfantement… » (Marx,
Critique du programme
de Gotha
[1875], cité par G. haarscher, L’ontologie de Marx : le problème de l’action, des
textes de jeunesse à l’œuvre de maturité
, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1980,
p. 253-254).
36 « En poursuivant leurs grands intérêts, les grands hommes ont souvent traité légèrement,
sans égards, d’autres intérêts vénérables en soi et même des droits sacrés. C’est là une manière
de se conduire qui est assurément exposée au blâme moral. Mais leur position est tout autre.
Une si grande figure écrase nécessairement mainte fleur innocente, ruine mainte chose sur son
passage
» (hegel, La Raison dans l’Histoire, trad. franç., Paris, Plon, 1965, coll. « 10/18 »,
« Les grands hommes », p. 129).
37 « Die Vernunft als die Rose im Kreuze der Gegenwart zu erkennen und damit sich
zu erfreuen, diese vernünftige Einsicht ist die
Versöhnung mit der Wirklichkeit… » (hegel,
Grundlinien der Philosophie des Rechts, op. cit., préface, p. 26-27 ; Hegel souligne).
38 « C’est pourquoi il y a dans la
un bon et un mauvais côté : le mauvais
côté est le côté révolutionnaire… Rien qu’à se poser le problème d’éliminer le mauvais côté,
dialectique
on coupe court au mouvement dialectique… C’est le mauvais côté qui produit le mouvement
qui fait l’histoire en constituant la lutte » (K. marx, Misère de la philosophie. Réponse à la
Philosophie de la Misère de M. Proudhon
[1847], in K. marx, Œuvres, Economie I, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965).
39 G. haarscher, L’ontologie de Marx, op. cit.
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du triBunal du monde à la Justice humaine 165
étatique garde, à la relecture, tout son mordant. Il se montrait sceptique, vigilant,
critique à l’égard des pouvoirs de son temps. Il défendait la liberté d’expression
40,
et montrait déjà sa préoccupation sociale en défendant les « voleurs de bois »
41. De
même, il a plusieurs fois dénoncé les méfaits de l’Etat « bourgeois »
42, au service du
capitalisme. Mais l’auteur du Capital n’a jamais appliqué la même méthode critique
au pouvoir qui devait émerger selon les prévisions de la « science » de l’Histoire.
Marx en a appelé dans quelques textes relativement tardifs 43 à l’établissement d’une
dictature « démocratique » (il voulait dire « majoritaire », le règne de la minorité
bourgeoise étant supposé terminé) du prolétariat. Il justifiait le terme fort, et peu
politiquement correct, comme on dirait aujourd’hui, de dictature par le fait que la
bourgeoisie résisterait à son expropriation
44 et que la Révolution devrait utiliser des
moyens efficaces pour défendre ses acquis. Marx pensait sûrement à la Révolution
française et à la phase de Terreur « progressiste » (ou supposée telle) jacobine. Or
voici le problème : jamais Marx – ni plus tard Lénine, notamment dans
L’Etat et
la Révolution
(1917), où il théorise sur nouveaux frais la dictature du prolétariat
– n’a appliqué à ce pouvoir la critique du despotisme qu’il avait utilisée dans sa
jeunesse contre Frédéric-Guillaume IV de Prusse. Or le nouvel Etat « socialiste »,
destiné à permettre le franchissement de l’ultime étape vers le communisme, était
redoutablement puissant puisqu’il cumulait les pouvoirs politique et économique.
Chez Marx se dessinait en filigrane l’idée d’une avant-garde, développée par Lénine
dans Que faire ? (1902), qui exercerait aussi sa dictature sur le prolétariat réel quand
celui-ci se tromperait sur ses propres intérêts de classe, c’est-à-dire ne comprendrait
pas les exigences de l’Histoire telles que les perçoit le scientifique matérialiste.
C’est ici qu’apparaît sans doute de la façon la plus nette l’opposition entre le
tribunal des hommes, base de la rule of law, et le Tribunal du Monde (Weltgericht)
théorisé par Hegel dans ses
Principes de la philosophie du droit (on voit donc que ce
dernier ouvrage, qui nous était connu dans les années 1960 et au début des années
40 En 1842, il écrit plusieurs articles dans la Rheinische Zeitung pour défendre la liberté de
la presse et combattre la censure préalable.
41 L’article de Marx « Débats sur la loi relative au vol de bois » est paru dans la Rheinische
Zeitung
entre le 25 octobre et le 3 novembre 1842. Il y défend les pratiques coutumières de
ramassage de bois, devenues « vol » une fois affirmés les droits modernes de la propriété
privée.
42 L’Etat prussien critiqué par le jeune Marx était encore à un stade pré-bourgeois, c’est-
à-dire semi-féodal. Comme le disait Marx en 1843,
l’Allemagne n’avait même pas encore fait
sa « révolution bourgeoise » (dont le modèle était pour lui 1789). « Lorsque je nie la situation
allemande de 1843, j’en suis, d’après la chronologie française, à peine en l’année I789, et
encore moins au centre même du temps présent » (K.
marx, Contribution à la critique de la
philosophie du droit de Hegel
[1843]).
43 Notamment dans La guerre civile en France (1871 – sur la Commune de Paris) et la
Critique du programme de Gotha (1875). J’ai commenté ce dernier texte dans L’ontologie de
Marx, op. cit.
, p. 251 et s.
44 « … Là [dans le capitalisme – GH] il s’agissait de l’expropriation de la masse par
quelques usurpateurs ; ici [dans le socialisme – GH], il s’agit de l’expropriation de quelques
usurpateurs par la masse » (K. marx, Le Capital, livre I, huitième section, chapitre XXXII,
trad. franç., Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 567).
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166 pensées du droit, lois de la philosophie
1970, nous préparait très peu à la légitimation du droit « humain »). John Locke et la
philosophie politique libérale – notamment Montesquieu – étaient conscients de ce
que tout pouvoir corrompt, de ce que le pouvoir tend de lui-même au pouvoir absolu
parce que ceux qui l’exercent témoignent d’une propension quasi naturelle à en abuser
s’ils ne rencontrent pas de limites extérieures. Il fallait donc trouver les moyens – c’est
une des équations politiques modernes majeures – de limiter le pouvoir politique tout
en ne le rendant pas impuissant
45. Or plus un pouvoir se prévaut d’une justification
élevée, plus il aura tendance à considérer toute limitation ou critique comme une
incarnation du Mal par rapport au Bien qu’il veut promouvoir. C’est le cas des
pouvoirs d’inspiration religieuse (on ne badine pas avec le théologique), mais c’est
aussi le cas de la dictature du prolétariat, soutenue par la Science de l’Histoire, et
menant à considérer les adversaires comme le Mal absolu incarné par le capitalisme
« revanchard » (pour utiliser la vieille langue de bois de l’ex-Allemagne de l’Est). En
ce sens, le marxisme constitue toujours une religion, certes « séculière » (c’est-à-dire
transférant dans le « siècle », au bout du temps historique, la réconciliation ultime que
le christianisme ne voyait bien entendu que dans l’au-delà
46).
Or une telle myopie intellectuelle mettait non seulement en péril les libertés, mais
également le projet communiste lui-même. Faut-il rappeler que ce dernier se trouvait
associé à l’idée d’une disparition de l’argent, des conflits et donc du droit et de l’Etat
censés les réguler ? La contradiction était donc éclatante entre un renforcement
considérable du pouvoir d’Etat lors de la dictature du prolétariat (qui deviendra celle du
Parti) et le but auquel devait mener ce pouvoir : le communisme et le « dépérissement
de l’Etat » (Lénine). Pour éviter que cette transition (stade déterminant, parce qu’il
donne la direction de tout le processus ultérieur) ne mène à tout autre chose, autrement
dit au totalitarisme communiste tel qu’il a existé au XX
e siècle, il aurait fallu préserver
les acquis de la philosophie de Locke et de Montesquieu, et prévoir des contre-pouvoirs.
Mais les leçons de la jeunesse de Marx avaient semble-t-il été perdues, ou il ne voulait
pas les appliquer à la transition socialiste ; dès 1845, dans
L’Idéologie allemande, il
dénoncerait Locke et les libéraux comme de simples avocats du pouvoir bourgeois, en
insistant en particulier sur leur défense de la propriété privée. Néanmoins, s’il avait
continué sur la voie du libéralisme politique, la philosophie du Weltgericht n’aurait-
45 On a retrouvé ce débat dans la campagne des élections législatives françaises de 2012,
qui eut lieu peu après l’élection de François Hollande à la présidence de la République. La
droite, ayant perdu la présidentielle, voulait bien entendu gagner les législatives. L’argument
majeur avancé consistait à soutenir qu’il fallait empêcher la gauche de prendre tous les pouvoirs.
La gauche répondait en disant qu’une nouvelle « cohabitation » rendrait le pays ingouvernable
à l’heure des choix décisifs.
46 La comparaison porte beaucoup plus loin, et de nombreux auteurs ont souligné à quel
point l’idée du Parti agissant dans le sens de l’Histoire, ayant « toujours raison » même si
le simple bon sens semblait dire le contraire, reprenait la conception catholique des voies
« insondables » de la Providence. C’est la position de Loyola citée par Camus dans L’homme
révolté
: « Nous devons toujours pour ne jamais nous égarer être prêts à croire noir ce que, moi,
je vois blanc, si l’Eglise hiérarchique le définit ainsi » (I.
de loyola, Exercices spirituels, cité
par A. camus, L’homme révolté, op. cit., p. 289). La religion séculière s’est écroulée à la fin du
XXe siècle. Mais le pouvoir inspiré par les religions de la transcendance a encore de beaux jours
devant lui, en particulier dans le monde musulman.
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du triBunal du monde à la Justice humaine 167
elle pas été démantelée au profit d’une réhabilitation du Gericht humain, donc du
droit ? C’est ce qui s’est passé dans le dernier quart du XXe siècle, au détriment de
l’idée communiste. Au moment où notre génération arrivait à maturité.
Ce qui manquait aux marxistes, c’était une sorte de mauvaise conscience et le
sentiment de ce que le pouvoir qu’ils allaient exercer pouvait à tout moment dériver
vers l’opposé même de la fin qu’ils envisageaient et espéraient. La bonne conscience
de ceux qui savent se trouver dans le sens de l’Histoire et travailler au Progrès universel
les a sans doute aveuglés sur ce point. Chaque fois d’ailleurs que les communistes
comprendront la nécessité des contre-pouvoirs, ils en créeront trop peu, de façon trop
timide, ou trop tard. Lénine lui-même, quelques années après la Révolution de 1917,
avait compris qu’il fallait libérer les forces de la société pour que le régime survive et
tienne ses promesses. Mais la NEP (« Nouvelle économie politique », mise en œuvre
à partir de 1921) fut bien trop timide dans son principe et dans son application, et
le monopole du Parti sur la vie politique ne fut jamais vraiment remis en question.
A la fin des années 1980, Gorbatchev alla beaucoup plus loin, mais il était alors
sans doute trop tard – et lui-même, si novateur sur les plans intérieur et extérieur, a
hésité à démanteler le monopole du Parti unique, désormais tout à fait sclérosé par la
gérontocratie et la
Nomenklatura d’affidés incompétents 47.
On comprend en tout cas que l’idée du Weltgericht apparaisse comme tout à fait
incompatible avec celle d’un tribunal humain, simplement humain. Ce dernier doit
appliquer, notamment aux crimes politiques, des règles uniformes. Celles-ci ne font
que se mettre progressivement en place au début du XXIe siècle, notamment par le
truchement de la Cour pénale internationale. Le Weltgericht, en revanche, acquittera
les « prévenus » de la violence historique exercée si cette dernière va dans le « bon »
sens, et il condamnera les autres. Il s’agit donc d’un « deux poids, deux mesures »
(double standard) cautionné par la prétendue science de l’Histoire. C’est Camus qui,
nous l’avons vu, a le mieux critiqué cette conception au nom d’un retour au principe
d’identité : « un bourreau est un bourreau, une victime est une victime ».
Philosophie des droits de l’homme et de la démocratie
On assiste donc, au sein de l’« Esprit objectif », à une revalorisation spectaculaire
de l’Etat de droit, de la rule of law (« règne du Droit, ou gouvernement par le
Droit »). Cette revalorisation de la réflexion sur le droit et du règlement juridique
des conflits est allée de pair avec une montée en puissance en Europe des juridictions
constitutionnelles, appelées à « garder » les Lois fondamentales des pays, ou les
traités internationaux en ce qu’ils contiennent les valeurs politiques essentielles de la
démocratie libérale et de l’Etat de droit, c’est-à-dire fondamentalement les droits de
l’homme. J’ai mentionné plus haut l’action des tribunaux pénaux internationaux et la
lutte contre l’impunité regardant les violations les plus graves des droits de l’homme
(crime de guerre, crime contre l’humanité, génocide). C’est de la condamnation des
dictateurs qu’il s’agit, quelles que soient les légitimations invoquées de leur action : la
Religion, la Nation ou (si cela se trouve encore) le Weltgericht sous l’une quelconque
47 Cette problématique est remarquablement exposée dans A. gratchev, Gorbatchev. Le
pari perdu ? De la perestroïka à l’implosion de l’
urss, trad. franç., Paris, Armand Colin, 2011.

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16 pensées du droit, lois de la philosophie
de ses formes – mais il y a encore en la matière un très long chemin à parcourir.
La réflexion sur la démocratie et les droits de l’homme est redevenue centrale, et
de grands critiques du totalitarisme comme Claude Lefort n’ont pas manqué, à la
suite de Machiavel, de Benjamin Constant, de Tocqueville, de Carl Schmitt et de tant
d’autres, de montrer les tensions existant entre les deux concepts, et par conséquent
la difficulté de les concilier rigoureusement dans la notion de « démocratie libérale »
ou de « constitutionnalisme ». On sait en effet que si la démocratie se réduit à la loi
de la majorité, elle peut mener à la tyrannie de cette dernière, comme le craignait
Madison
48, artisan principal de la Constitution des Etats-Unis et de ses dix
premiers Amendements. A l’inverse, accorder à des juges le pouvoir d’invalider
des lois votées par la majorité du peuple risque de créer une sorte d’aristocratie des
protecteurs de la liberté. Or l’histoire de la Grèce nous a montré à quel point, de
l’aristocratie à l’oligarchie, voire à la « ploutocratie », la voie est courte 49. Et si les
juges constitutionnels, ou les juges siégeant par exemple à la Cour européenne des
droits de l’homme, prennent les décisions politiques les plus importantes (comme on
le pense souvent des
Justices américains), le débat démocratique sera anémié. Comme
le disait Marcel Gauchet, « les droits de l’homme ne sont pas une politique » 50.
Mais tant que la démocratie et les droits de l’homme se trouvaient relégués au rang
d’idéologies masquant (en produisant de la « fausse conscience »
51) les rapports de
domination et d’exploitation, il avait été impossible d’en mesurer la complexité des
enjeux philosophiques.
La philosophie politique démocratique se centre sur le débat public, l’action
citoyenne et la « raison publique » 52 : du moins est-ce le cas pour la conception
appelée « démocratie délibérative »
53. A l’opposé, la philosophie du droit insiste
souvent sur l’importance du juge et de ses décisions – pour ce qui concerne le juge
constitutionnel, elle peut mener à lui donner une primauté par rapport à la logique
démocratique majoritaire. Démocratie contre libéralisme – ou, dans la terminologie
48 « … that our governments are too unstable, that the public good is disregarded in the
conflicts of rival parties, and that measures are too often decided, not according to the rules
of justice and the rights of the minor party
, but by the superior force of an interested and
overbearing majority » (J. madison, Federalist, 10 – je souligne). Les Federalist Papers sont
composés de 85 articles, écrits en 1787-1788 par Madison, Hamilton et Jay pour défendre la
ratification de la Constitution des Etats-Unis par les Etats fédérés.
49 Platon développe ce point dans le livre VIII de la République, et Polybe, au IIe s. av.
J.-C., en fait un élément central de ses Histoires.
50 In Le Débat, 3, juillet-août 1980.
51 C’est une notion développée dans J. gaBel, La Fausse Conscience, op. cit.
52 La « raison publique » consiste à utiliser des arguments qui peuvent être adressés à tout
interlocuteur, par opposition à la « raison privée », qui concerne des arguments énoncés à partir
d’une croyance particulière, et donc
a priori irrecevables par un interlocuteur n’adhérant pas
aux prémices de ladite croyance. Voir J. rawls, « The idea of public reason revisited », The
University of Chicago Law Review
, 64/3, Summer 1997, p. 765-807.
53 A l’origine du terme : Joseph M. Bessette, « Deliberative Democracy : The Majority
Principle in Republican Government », in R. goldwin et W. shamBra (éd.), How Democratic is
the Constitution (American Enterprise Institute, 1981). Le concept a été notamment utilisé par
Rawls et son disciple Joshua Cohen, ainsi que par Habermas.
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du triBunal du monde à la Justice humaine 16
de Constant, Liberté des Anciens (le peuple est autonome et n’est pas gouverné par un
« Autre », un despote) contre Liberté des Modernes (je suis libre quand je jouis d’un
espace au sein duquel la contrainte n’a pas lieu d’être, sauf dans des circonstances
précises que le juge se doit de contrôler). L’expression de la souveraineté nationale et
populaire contre l’expression du Droit et la défense de la Constitution. Quand Mitterrand
fut élu en 1981, André Laignel, député socialiste, attaqua la droite (en l’occurrence
Jean Foyer, ancien Garde des Sceaux) en déclarant : « … il a juridiquement tort car
il est politiquement minoritaire » 54. C’était affirmer une conception majoritariste
radicale, et la subordination du droit à la politique. Or le contraire était vrai, selon
l’esprit des institutions (et l’Esprit objectif qui se développait à l’époque) : le
minoritaire conserve des droits même s’il a été défait politiquement. A l’époque, le
débat avait été rattaché – de façon certes superficielle, mais également frappante – à la
controverse entre Rousseau (le primat de la volonté générale 55) et Montesquieu (que
le pouvoir arrête le pouvoir 56). Laignel, de ce point de vue, défendait, probablement
sans en avoir conscience, le point de vue de la vulgate rousseauiste selon lequel la
gauche avait gagné, le peuple s’était prononcé, et une aristocratie autoproclamée de
juges non élus ne pouvait défaire ce qu’avait « fait » la Nation (quand la droite est
majoritaire, elle use souvent des mêmes arguments – il faut toujours faire sa part
à l’opportunisme en politique). Les adversaires de Laignel (qui pouvaient aussi se
trouver à gauche) rétorquaient que les majorités ne peuvent pas tout décider, et qu’il
existe des valeurs supérieures incarnées par les droits de l’homme et inscrites dans
la Constitution. En cas de conflit entre la légitimité démocratique majoritaire et la
légitimité constitutionnelle, c’est, selon une hiérarchie des normes largement acceptée
aujourd’hui, la première qui doit céder. La règle de priorité (pour parler comme Rawls)
est, du moins dans sa formulation générale, claire.
C’est dans cette perspective que j’ai commencé à relier ma formation philosophique
à ma formation juridique et à tenter d’apporter ma contribution à la résolution de
certains problèmes posés par la notion de démocratie libérale, qui devenait notre nouvel
horizon. J’ai notamment écrit un livre intitulé Philosophie des droits de l’homme 57,
dans lequel j’ai proposé une clarification du concept via son histoire intellectuelle. A
la fin du livre, je me posais la question, difficile et « ultime », de savoir quel pouvait
être le fondement des droits de l’homme, autrement dit ce qui, dans une discussion
54 Assemblée nationale française, 13 octobre 1981.
55 « Il s’ensuit de ce qui précède que la volonté générale est toujours droite et tend toujours
à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la
même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours : jamais on ne
corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir
ce qui est mal » (r
ousseau, Du Contrat social [1762], livre III, chapitre 2.3, « Si la volonté
générale peut errer »).
56 « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses,
le pouvoir arrête le pouvoir » (montesquieu, De l’Esprit des Lois [1748], livre XI, chapitre
4). C’est une idée qui se trouve à la base des checks and balances, concept recteur du régime
politique des Etats-Unis.
57 G. haarscher, Philosophie des droits de l’homme, Bruxelles, Editions de l’Université
de Bruxelles, 1987 (4e éd. remaniée : 1993).
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170 pensées du droit, lois de la philosophie
bien menée, convaincrait un interlocuteur, au départ sceptique, de la supériorité de
cette valeur par rapport à d’autres modes possibles d’organisation politique. Cette
réflexion finale, que je n’ai pu présenter à l’époque que de façon très imparfaite et
programmatique – étant donné la complexité du problème et les moyens intellectuels
dont je disposais –, a nourri plusieurs de mes écrits ultérieurs. J’insistais en particulier
sur la difficulté, dans un monde désenchanté de la religion et – plus récemment –
des religions séculières, de fournir une justification solide des droits de l’homme.
Pourtant, cette dernière ne posait a priori pas trop de problèmes après la chute du
Mur en 1989, la démocratie libérale ayant effectivement triomphé, comme l’analysait
Fukuyama, et montré sa supériorité par rapport à tout autre système politique 58.
Mais les vingt-cinq derrières années sont aussi caractérisées par un phénomène que
j’ai tenté d’analyser à propos de plusieurs situations types. Il s’agit de l’ascension du
politiquement correct, que l’on peut brièvement définir comme suit : l’adversaire des
valeurs de la démocratie libérale, supposées rassembler toute la polis, parle le langage
de cette même démocratie libérale et introduit donc un risque majeur de confusion,
puisque l’interlocuteur, adversaire de la polis démocratique et libérale, ne s’affiche
plus comme tel.
Si l’on ne parvient pas à justifier, à « fonder » les droits de l’homme et la démocratie
comme valeurs politiques fondamentales, le relativisme menacera. D’autres systèmes
politiques pourront également prétendre à la validité, à partir de l’argument selon lequel
c’est l’Europe qui a créé l’idéal de démocratie libérale : la volonté d’universaliser
cette idée relèverait de la présomption ethnocentrique. L’ethnocentrisme consiste à
considérer que les valeurs de notre « ethnie » au sens large du terme (ici, la civilisation
occidentale) sont valables pour tous, et donc à mépriser les autres cultures en les
qualifiant d’inférieures. Mais alors, si les droits de l’homme ne sont qu’européens ou
américains, comment empêchera-t-on les défenseurs des « valeurs asiatiques », ou
« africaines », « musulmanes », etc. de plaider avec succès la cause du relativisme en
affirmant, justement, que les grandes valeurs, parmi lesquelles celle de la démocratie
libérale, doivent être considérées comme relatives à des contextes culturels particuliers,
et par conséquent non universalisables ? La question apparaît redoutable, surtout si
elle est posée dans le langage de la political correctness. En effet, si l’attaque contre
les valeurs des droits de l’homme et de la démocratie se trouve formulée en termes
d’intégrisme religieux, de fascisme, de racisme, etc., l’adversaire, certes dangereux,
ne risquera pas d’introduire la confusion dans les esprits, dans la mesure où il se sera
exprimé de façon non politiquement correcte en partant de prémisses inacceptables pour
nous. Mais la lutte contre l’ethnocentrisme, le colonialisme et le « postcolonialisme »
est au premier regard tout à fait légitime, puisqu’elle revient à demander le respect
d’individus pratiquant des modes de vie « différents ». Or en matière de politiquement
58 Voir F. fuKuyama, La fin de l’Histoire et le Dernier Homme, trad. franç., Paris,
Flammarion, 1992. En réalité, Fukuyama se montre bien moins optimiste quant à la fin de
l’Histoire que l’on ne le soutient ordinairement. Il se demande, à la fin de son livre, si ce qu’il
appelle la « mégalothymie », c’est-à-dire le désir de supériorité, de distinction et de gloire,
pourra être satisfait par une société que Nietzsche assimilait à celle du « dernier homme »
(fuKuyama, op. cit., « Les immenses guerres de l’esprit », p. 368 et s.).
Page 167
du triBunal du monde à la Justice humaine 171
correct, c’est le « premier regard » qui compte, dans la mesure où, trop souvent, la
paresse intellectuelle aidant, les individus ne vont pas plus loin.
Ainsi fleurissent des notions telles que les « valeurs asiatiques » basées sur l’idée
d’une différence culturelle (niée par l’Occident dominateur) entre l’Est et l’Ouest.
Le confucianisme, qui domine notamment les civilisations chinoise et coréenne,
créerait une culture du consensus et de l’harmonie, alors que l’Occident individualiste
privilégierait le dissensus et le conflit des intérêts et des valeurs. Jusqu’ici, l’objection
semble impeccablement politiquement correcte : « consensus » et « harmonie » sont
des termes qui appartiennent au lexique éthico-politique occidental. On semble donc
se trouver dans un contexte interne à la démocratie libérale : il est possible d’être pour
le consensus ou pour le dissensus – mais peut-on être « contre » l’harmonie ? Ce beau
mot prend des connotations autoritaires quand il est utilisé par des pouvoirs forts :
dans un tel cas, l’harmonie signifie l’ordre au profit du despote, toute contestation étant
assimilée à du dissensus, donc à une influence « étrangère » (occidentale) illégitime
dans un contexte culturel différent. Mais précisément, si l’« harmonie » est utilisée
par les pouvoirs qui prônent les « valeurs asiatiques » (ici choisies à titre d’exemple
parmi bien d’autres d’une même stratégie rhétorique), il faudra adopter une attitude
très vigilante, dans la mesure où ce que vise le despote quand il prône l’harmonie,
c’est la plupart du temps l’ordre qu’impose sa domination. A une telle aune, toute
critique, toute « dissidence » sera considérée comme une atteinte à l’harmonie,
bref un dissensus, c’est-à-dire une attitude influencée par l’« étranger » (l’Occident
individualiste) et non authentiquement asiatique (chinoise, etc.).
Mais si l’on prenait la peine d’entendre et d’écouter les « voix sous les décombres »
(pour reprendre ici le beau titre d’un ouvrage célèbre de la dissidence à l’époque
soviétique
59), un tout autre discours fraierait sûrement sa voie. Que demandent en
effet les « gens du bas », sans doute à quelque culture qu’ils appartiennent, sinon que
les pouvoirs en place ne les privent pas du peu qu’ils possèdent (leur droit de propriété,
c’est-à-dire le droit de ne pas être expropriés au nom du bon plaisir des puissants 60),
respectent leur droit à pratiquer une religion différente, arbitrent de façon impartiale
les conflits dans lesquels ils peuvent se trouver impliqués et évitent l’arbitraire, leur
garantissent certains droits sociaux de base, servent leur peuple plutôt que de se servir
eux-mêmes et leurs proches ou leur communauté ? Bref la revendication des droits de
l’homme, même très vaguement exprimée, ne constitue-t-elle pas une préoccupation
universelle dès que les individus sont tant soit peu libérés de la peur et de l’obligation
d’obéissance à l’autorité de l’éternel Hier
61 ? Ne remarque-t-on pas que tout, en la
matière, est question d’interlocuteurs ? Ce sont souvent les dominants qui tiennent sur
59 A. solJenitsyne et al., Des voix sous les décombres, Paris, Seuil, 1975.
60 Je pense bien sûr au célèbre article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si
ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la
condition d’une juste et préalable indemnité. ».
61 « Il existe en principe… trois fondements de la légitimité. Tout d’abord l’autorité de
l’« éternel hier », c’est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et
par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter. Tel est le « pouvoir traditionnel »… »
(M.
weBer, Le savant et le politique, trad. franç., Paris, UGE 10/18, 1959 [1963], p. 126).
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172 pensées du droit, lois de la philosophie
les droits de l’homme un discours relativiste, signifiant dans le fond qu’ils refusent
qu’on leur applique les normes favorables aux plus vulnérables. Si l’on écoutait
ceux qui ne se trouvent pas du côté du manche, peut-être l’universalité des droits
de l’homme serait-elle infiniment moins difficile à justifier. Certes, je ne nie pas ce
faisant les différences culturelles. Si l’on prend l’exemple des révolutions arabes de
2011, il était assez évident de réclamer l’établissement d’un Etat de droit, la fin des
élections truquées, de l’intimidation des opposants, des arrestations arbitraires, de la
torture et de la corruption « kleptocratique ». Il était bien moins simple de revendiquer
la liberté de conscience totale et l’absence de religion officielle. De même, une liberté
d’expression ou de comportement telle qu’on la connaît en Occident peut choquer
dans des sociétés moins « libérées ». Le fait d’accepter l’égalité de l’homme et de la
femme ou la supériorité des droits de l’homme par rapport aux impératifs religieux qui
les contrediraient ne va sûrement nullement de soi, et nécessite donc un long travail
d’éducation et de persuasion. Mais de telles remarques, attestant de la complexité
de l’application des normes universelles dans des contextes culturels particuliers,
n’invalident en aucune façon ma thèse suivant laquelle c’est le discours relativiste anti-
ethnocentrique des despotes qu’il faut d’abord déconstruire pour nous rendre prêts à
entendre les demandes universelles, jusque-là étouffées sous les « décombres ».
J’ai donc évité ici de me référer à un fondement transcendant des droits de
l’homme, parce que, comme je l’indique dans
Philosophie des droits de l’homme, il
ne nous est plus possible – disons, pour faire bref, après Hume et Kant 62 – de croire
pouvoir nous appuyer sur une évidence rationaliste (comme l’ont tenté les théoriciens
du droit naturel moderne) – et il y a longtemps, au moins depuis la Réforme, que
la religion divise au lieu de réconcilier. Ce que je pressens, c’est qu’il existe une
sorte de besoin universel qui se traduit en demande de droits de l’homme, même de
façon non consciente, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose
63. Et nous en
arrivons à une remarque paradoxale, mais qui porte loin : les adversaires des droits
de l’homme parlent très bien le langage de ces mêmes droits (la modestie relativiste
et la tolérance de l’« Autre », l’accent mis sur les « spécificités culturelles » et la
critique de l’ethnocentrisme sont des valeurs « humanistes »), alors que les voix qui
les revendiquent sont soit étouffées soit trop affectées par la misère, l’ignorance et
l’illettrisme pour que la formulation soit vraiment efficace. Certes, encore une fois,
une telle extension universalisante des droits de l’homme ne possède pas le caractère
rassurant et définitif de l’évidence « cartésienne ». Et elle reste vulnérable à l’argument
plausible de celui qui, considérant la nature humaine comme trop faible (pécheresse et
corrompue, dans le langage religieux), l’humanité comme un « bois tordu » qu’il est
difficile de redresser 64, pense que le despotisme, au mieux éclairé, convient mieux
62 Voir Philosophie des droits de l’homme, op. cit., chapitre V, section 4, « La « crise des
fondements » des droits de l’homme ».
63 « Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse
rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela » (m
olière, Le Bourgeois
gentilhomme
[1670], acte II, scène 4).
64 « … dans un bois aussi tordu que celui dont est fait l’homme, rien ne peut être taillé
qui soit tout à fait droit » (Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique
[1784], Sixième proposition). Voir aussi Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. franç., Paris,
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du triBunal du monde à la Justice humaine 173
aux hommes que l’utopie de l’exercice autonome des droits et la démocratie. En ce
sens, il existe toujours un ultime résidu, irrésorbable comme tel, de décisionnisme.
Les droits de l’homme ont « émergé » 65 dans les sociétés humaines. A nous,
si nous le voulons, de les soutenir et de les développer, notamment en choisissant
soigneusement nos interlocuteurs. Peut-être faut-il renoncer à poser les questions
en termes de fondement, ce qui suppose soit un univers ordonné (cosmos) qui a été
« désenchanté » par la modernité, soit la reprise de la philosophie transcendantale
post-kantienne – telle qu’elle a été tentée par Habermas et Apel – position qui
a montré sa fécondité, mais aussi ses limites 66. Dans le traité de Lisbonne, les
« valeurs européennes » – qui correspondent grosso modo aux droits de l’homme et
à la démocratie – sont présentées comme universelles
67. Cette formulation indique
d’une part qu’elles ne sont pas particulières, c’est-à-dire « réservées » à des privilégiés
(Européens ou Occidentaux – dans la classification des civilisations proposée par
Huntington 68), d’autre part qu’elles sont offertes à tous ceux qui veulent bien s’en
saisir et s’en prévaloir. L’Europe ayant bien entendu renoncé à imposer ses valeurs – à
Vrin, 1980, p. 71 et s. Ces Réflexions contiennent la matière des cours de pédagogie donnés
par Kant entre 1776 et 1787. Dans le même ordre d’idées, Kant refusait le droit de résistance à
l’oppression, élément essentiel du système des droits de l’homme. Voir A.
philonenKo, L’œuvre
de Kant
II, Paris, Vrin, 1988, p. 51 et s. Voir aussi I. Berlin, The crooked timber of humanity :
chapters in the history of ideas
, New York, Vintage Books, 1992.
65 En bon matérialiste « darwinien », je pense que l’évolution a lieu sans plan transcendant,
et qu’en ce sens l’expression heideggérienne de Geworfenheit (déréliction, « être-jeté dans le
monde ») apparaît particulièrement pertinente, sans que nous devions pour autant accepter les
présuppositions « fortes » de
Sein und Zeit.
66 Habermas et Apel ont montré que des valeurs universelles se trouvaient présentes en
germe dans tout processus de communication. Or la communication a nécessairement lieu
dès lors que les problèmes posés par la vie en société ne peuvent être résolus dans le cadre
d’une tradition donnée. Et même au sein de cette dernière, la discussion a « toujours déjà »
eu lieu pour résoudre des problèmes locaux et particuliers. Il y a une « éthique du discours »
(Diskursethik), qui fait partie des conditions pragmatiques de tout acte de communication (c’est
la notion de « pragmatique transcendantale ») : le respect de l’autre interlocuteur, considéré
comme libre et égal, l’acceptation de la force du meilleur argument, etc. Mais la tentative faite
par Apel de fonder de façon « transcendantale » les droits de l’homme à partir de l’éthique du
discours (Habermas est bien plus modeste sur ce point) n’élimine pas tout à fait le résidu de
décisionnisme dont je parlais plus haut. Je ne peux bien sûr pas développer de tels thèmes,
ultratechniques, dans le cadre de cet article.
On peut aussi mentionner la tentative de John Rawls de fonder les droits de l’homme sur
la théorie des jeux revisitée (A theory of Justice, 1971), puis sur un consensus par recoupement
(
overlapping consensus) entre conceptions « raisonnables » du Bien (Political liberalism,
1993).
67 « S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir
desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et
inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’Etat de
droit… » (traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007 à Lisbonne entre les vingt-sept Etats
membres de l’Union européenne).
68 S. P. huntington, Le choc des civilisations, trad. franç., Paris, Odile Jacob, 1997,
chapitre II, « Les civilisations hier et aujourd’hui » (p. 43 et s. de l’édition de poche).
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174 pensées du droit, lois de la philosophie
les « universaliser » – par la force, il reste une offre, et de nouveau se pose la question des
interlocuteurs. Les despotes habiles à parler le langage de l’ethnocentrisme refuseront
une telle initiative, au nom de leur souveraineté, de la pluralité des « civilisations »,
de valeurs liées aux spécificités culturelles, etc. Mais les peuples pourront petit à petit
reconnaître dans ces valeurs un patrimoine universel, une réserve de résistance à la
tyrannie, c’est-à-dire à la tendance véritablement universelle du pouvoir à l’abus et à
l’excès.
La suite de mon itinéraire, cette fois au sein de la philosophie du droit, relève
d’une autre histoire, que je raconterai un jour si l’occasion et le temps m’en sont
donnés
69.
69 Quelques références quand même à certains de mes textes ultérieurs : La laïcité,
Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1996, 5e éd.
: 2011) ;
Le fantôme de la liberté, Bruxelles, Ed. Labor, 1997, 93 p., 3e éd. : 2007 ; Les démocraties
survivront-elles au terrorisme ?, Bruxelles, Ed. Labor, 2002, 92 p. ; 3e éd. : 2010 ; et environ
deux cents articles dans lesquels je tente de déchiffrer les enjeux d’une justice et d’une politique
à dimension humaine, à distance des séductions du
Weltgericht hégélien.
remaniée 
Page 171
Notices biographiques
Julie Allard (1975) est chercheur qualifiée du FNRS à l’Université libre de
Bruxelles (ULB), où elle a succédé à Guy Haarscher pour l’enseignement des cours
de philosophie du droit et de philosophie morale. Après avoir longtemps mené ses
recherches au Centre Perelman de philosophie du droit, au sein duquel elle a rédigé sa
thèse de doctorat sur le modèle réfléchissant de Kant appliqué au jugement judiciaire,
Julie Allard dirige aujourd’hui le Centre de droit public de l’ULB. Chercheur associée
à l’Institut des hautes études sur la justice à Paris, elle mène ses travaux sur la justice
et plus spécifiquement sur l’action des juges. Elle est ainsi souvent sollicitée pour
participer à l’étranger aux formations des magistrats, en particulier au sein de l’Ecole
nationale de la magistrature. Parmi les publications principales de Julie Allard :
Dworkin et Kant. Réflexions sur le jugement, Editions de l’Université de Bruxelles,
2001 ;
Les juges dans la mondialisation (avec A. Garapon), Seuil, 2005 ; Les vertus
du juge (avec A. Garapon et F. Gros), Dalloz, 2005 ; Juger les droits de l’homme.
Europe et Etats-Unis face à face (avec G. Haarscher et al.), Bruylant, 2008.
Marc Angenot est historien des idées et théoricien de la rhétorique. Il est
docteur en philosophie et lettres de l’Université libre de Bruxelles. Il est depuis 1967
professeur à l’Université McGill de Montréal. Il a été nommé en 2001 à une chaire de
recherche, le James McGill Professorship d’étude du discours social. Il est membre
de l’Académie des lettres et des sciences humaines, une des composantes de la Société
royale du Canada. Le prix du Québec Léon-Gérin
lui a été décerné en 2005 pour
l’ensemble de son œuvre. Ses derniers livres s’intitulent
Dialogues de sourds, traité
de rhétorique antilogique
(Mille et une nuits, 2008) et En quoi sommes-nous encore
pieux ?
(Presses de l’Université Laval, 2010).
Il a été titulaire pour 2011-2012 de la Chaire Perelman à l’Université libre de
Bruxelles.
Page 172
176 pensées du droit, lois de la philosophie
Docteur en histoire et docteur ès-lettres et sciences humaines de l’Université
Paris IV-Sorbonne, docteur
honoris causa de l’Université libre de Bruxelles, Jean
Baubérot
est président d’honneur de l’Ecole pratique des hautes études en Sorbonne,
et professeur émérite à l’EPHE où il a été titulaire de la chaire « Histoire et sociologie
de la laïcité » jusqu’en 2007. En 1995, il a fondé le GSRL (Groupe Sociétés, Religions,
Laïcités CNRS-EPHE) qu’il a dirigé jusqu’en 2002 et dont il est toujours membre.
Ses derniers ouvrages sont :
La laïcité falsifiée (La Découverte, 2012), Laïcités sans
frontières
(avec M. Milot, Seuil, 2011), Sacrée médecine : histoire et devenir d’un
sanctuaire de la Raison
(Entrelacs, avec R. Liogier, 2010), Histoire de la laïcité en
France
(PUF, 5e éd. refondue, 2010).
Thomas Berns (1967) enseigne la philosophie politique et l’éthique à l’Université
libre de Bruxelles. Après avoir longtemps développé ses recherches au sein du Centre
Perelman de philosophie du droit (www.philodroit.be), il dirige maintenant le PHI
– Centre de recherche en philosophie de l’Université Libre de Bruxelles : http://phi.
ulb.ac.be/index.php.
Docteur en philosophie de l’ULB, maître en Etudes sur la Renaissance
à l’Université de Ferrara, il a obtenu pour sa thèse de doctorat sur la philosophie
politique à la Renaissance, le prix de la Fondation Halkin-Williot.
Philosophe du politique, du droit et des normes au sens large, il est l’auteur
de
Violence de la loi à la Renaissance (Kimé, 2000), Droit, souveraineté et
gouvernementalité
(Léo Scheer, 2005), Gouverner sans gouverner. Une archéologie
politique de la statistique
(PUF, 2009) et le co-auteur de Responsabilités des entreprises
et corégulation
(Bruylant, 2007) et de Du courage. Une histoire philosophique (Les
Belles Lettres, 2010). Ses travaux actuels portent, outre sur la pensée politique à la
Renaissance et au seuil de la modernité, sur la question générale de la guerre et la
philosophie des relations internationales, et sur les nouvelles formes de normativité
comme le contrôle statistique ou le gouvernement par le rapport…
Il est secrétaire général de l’Institut interuniversitaire Renaissance et Humanisme
(Bruxelles), membre des comités de rédaction des revues Multitudes (Paris) et
Dissensus (Liège), et du « Conseil de la transmission de la mémoire » (Communauté
française de Belgique).
George C. Christie is James B. Duke Professor of Law at Duke University School
of Law. He earned his B.A. and J.D. from Columbia, his Diploma in International Law
from Cambridge, and his S.J.D. from Harvard. He also holds an Honorary Doctorate
from the University of Athens. He has been a Fellow at the National Humanities
Center in the United States and a Visiting Fellow at the Research School of Social
Sciences of the Australian National University. In addition to many articles, he has
written a number of books, including
Law, Norms and Authority (1982), The Notion
of an Ideal Audience in Legal Argument
(2000) (French transl. 2005, G. Haarscher),
Philosopher Kings? The Adjudication of Conflicting Human Rights and Social Values
(2011), and has been the lead author of casebooks on Jurisprudence and Torts.
Lambros Couloubaritsis est professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles,
membre de l’Académie royale de Belgique et docteur
honoris causa de plusieurs
universités (Oradea, Crète, Athènes, Liège, Lille 3 et Thessalonique). Il a publié deux
Page 173
notices Biographiques 177
cents études et cinq livres : La Physique d’Aristote (Ousia, 19972 (1980)) ; La pensée
de Parménide
(Ousia, 20083 (1986)) ; Aux origines de la philosophie européenne.
De la pensée archaïque au néoplatonisme
(De Boeck, 20034 (1992)) (prix Gegner de
l’Académie française et prix Duculot de l’Académie royale de Belgique) ; Histoire de
la philosophie ancienne et médiévale
(Grasset, 1998) (prix Montyon de littérature et
de philosophie de l’Académie française) ; La proximité et la question de la souffrance
humaine
(Ousia, 2005). Il a également dirigé seul ou en collaboration une vingtaine
d’ouvrages collectifs.
Emmanuelle Danblon est professeur de rhétorique à l’Université libre de
Bruxelles. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages de rhétorique et argumentation et
a dirigé ou co-dirigé plusieurs ouvrages collectifs dans la discipline. Elle dirige le
Groupe de recherche en Rhétorique et en Argumentation linguistique (http://gral.ulb.
ac.be). Elle est secrétaire générale de la Fondation Perelman de Bruxelles.
Ses domaines de recherche sont la rhétorique, l’argumentation, la rationalité,
l’épistémologie des disciplines, l’étude des genres de discours en lien avec les
institutions.
Elle a publié Rhétorique et rationalité. Essai sur l’émergence de la critique et de la
persuasion
(Editions de l’Université de Bruxelles, 2002) ; Argumenter en démocratie
(Labor, 2004) ; La fonction persuasive. Anthropologie du discours rhétorique.
Origines, actualité
(Armand Colin, 2005) ; Culture, raison, action (Cerf, 2013).
La biographie de Guy Haarscher, professeur émérite à l’Université libre de
Bruxelles, est exposée dans la Préface de ce volume.
Micheline Milot est professeure titulaire au département de sociologie, à
l’Université du Québec à Montréal et codirectrice du Centre d’études ethniques des
universités montréalaises. Elle est lauréate du prix d’excellence en sciences sociales
dans la Francophonie de la Fondation Mattéi-Dogan, en collaboration avec la Maison
des sciences de l’homme (Paris, 2008). Elle a été experte pour le Conseil de l’Europe,
au Comité de l’Education (2005-2008), et membre du Comité conseil de la Commission
de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles
(Québec). Entre autres publications : J. Baubérot et M. Milot, Laïcités sans frontières
(Seuil, 2011) ; M. Milot, P. Portier et J.-P. Willaime (dir.), Pluralisme religieux et
citoyenneté
(Presses Universitaires de Rennes, 2010) ; Archives des sciences sociales
des religions
, (responsable du numéro spécial) « Les Laïcités dans les Amériques »,
2009 ; M. Milot,
La laïcité (Novalis, 2008) ; M. Milot, Laïcité dans le Nouveau
Monde. Le cas du Québec
( Brepols Publishers, 2002).
Francis J. Mootz III became Dean and Professor of Law at The University of
the Pacific, McGeorge School of Law on June 1, 2012. Prior to this appointment,
he served as Associate Dean for Faculty Development and Professor of Law at the
William S. Boyd School of Law, and has also taught at Penn State Dickinson School
of Law, William & Mary, and Western New England School of Law. He received his
B.A. in History from the University of Notre Dame, an A.M. in Philosophy from Duke
University Graduate School, and a J.D. from Duke University School of Law.
Page 174
17 pensées du droit, lois de la philosophie
Mootz has written in traditional doctrinal areas such as insurance, contract
and sales law, and he also has undertaken an ambitious agenda of interdisciplinary
scholarship exploring relationships between law and contemporary European
philosophy. His jurisprudential interests center on the philosophy of interpretation and
rhetorical philosophy. His books include
Law, Hermeneutics and Rhetoric (Ashgate
Press, 2010),
Rhetorical Knowledge in Legal Practice and Critical Legal Theory
(University of Alabama Press, 2006) and his edited volumes include
The Semiotics
of Law in Legal Education
(Springer, 2011) (with Jan M. Broekman), Gadamer and
Ricoeur: Critical Horizons for Contemporary Hermeneutics
(Continuum, 2011) (with
George H. Taylor), and
On Philosophy in American Law (Cambridge University Press,
2009).
Michel Rosenfeld is the Justice Sydney L. Robins Professor of Human Rights
and director of the Program on Global and Comparative Constitutional Theory at the
Benjamin N. Cardozo School of Law in New York City. He is the author of several
books, including
Comparative Constitutionalism: Cases and Materials (2d. Ed. West
Publishers, 2010) (with Baer, Dorsen, and Sajo), The
Identity of the Constitutional
Subject: Selfhood, Citizenship, Culture, and Community
(Routledge, 2010) and Law,
Justice, Democracy and the Clash of Cultures: A Pluralist Account
(Cambridge U.
Press, 2011) and most recently the coeditor of The Oxford Handbook of Comparative
Constitutional Law
(Oxford U. Press, 2012) (with Andras Sajo). Professor Rosenfeld
is president of the United States Association of Constitutional Law, co-editor-in-chief
of the International Journal of Constitutional Law (I•CON), and was president of the
International Association of Constitutional Law (1999-2004). He was awarded the
French Legion of Honor in 2004 and in 2007-2008 held an International Blaise Pascal
Research Chair at the Ecole Normale Superieure in Paris, and in 2011, the Perelman
Chair in Legal Philosophy at the Free University of Brussels.
Michel Troper est professeur émérite à l’Université de Paris Ouest-Nanterre-La
Défense, où il dirigeait le Centre de Théorie du Droit. Il a été membre de l’Institut
universitaire de France. Il est président d’honneur de la SFPJ (Société française de
philosophie politique et juridique) et de l’Association française de droit constitutionnel.
Il a été professeur invité dans de nombreuses universités étrangères, dont l’Université
de Chicago, Boston College, la Cardozo School of Law, l’Université Suor Orsola
Benincasa de Naples, l’Institut universitaire européen, l’Université libre de Bruxelles,
la CEU de Budapest, NYU. Parmi ses publications,
Pour une théorie juridique de
l’Etat
( PUF 1995) ; Le droit, la théorie du droit, l’Etat (PUF, 2001) ; La philosophie
du droit
(PUF, 2002) ; Droit constitutionnel (LGDJ, 2011) (avec Francis Hamon) ; Le
droit et la nécessité
(PUF, 2011) ; Traité international de droit constitutionnel (Dalloz,
2012) (avec Dominique Chagnollaud).
Luc Wintgens (1959) est professeur de théorie et de philosophie du droit aux
Universités de Bruxelles (HUB-KUB) et de Louvain (KULeuven). Il est master et
docteur en droit (KU Leuven, 1982 et 1990) ainsi que master (KULeuven, 1985) et
docteur en philosophie et lettres (ULB, 2005). Il a également obtenu le diplôme de
master of laws à l’Université de Yale (1990) et le diplôme d’études approfondies en
philosophie du droit (Université Paris II, 1984).
Page 175
notices Biographiques 17
Dans sa recherche scientifique, il s’occupe essentiellement des fondations de la
législation, ce qui l’a mené à forger le terme de « légisprudence ». Il est le directeur de
Centre de législation, régulation et légisprudence (CLRL) à Bruxelles.
Il a publié plusieurs livres, dont Rechtspositivisme en wetspositivisme. Een
rechtstheoretische en rechtsfilosofische analyse
(Story-Scientia, 1991), Droit,
principes et théories
(Bruylant, 2000), Legisprudence. A New Theoretical Approach to
Legislation
(Hart Publishing, 2002), The Theory and Practice of Legislation. Essays
in Legisprudence
(Ashgate, 2005), Legislation in Context. Essays in Legisprudence
(Ashgate, 2007) et
Legisprudence. Practical Reason in Legislation (Ashgate, 2011).
Il est le fondateur de la revue Legisprudence. International Journal for the Study
of Legislation
, fondée en 2007, ainsi que de la série Acta van het Centrum voor
Wetgeving, Regulering en Legisprudentie (Larcier). Tout récemment, il a fondé la
nouvelle collection Legisprudence Library. Studies on the Theory and Practice of
Legislation
, publiée par Springer.
Page 176
Page 177
Table des matières
Préface.
A Guy Haarscher
Thomas B
erns et Julie allard ................................................................................. 7
Portrait intellectuel de Guy Haarscher
Le libre examen en action ou la rhétorique dans la vie publique
Emmanuelle DanBlon ............................................................................................. 11
L’autonomie de la théorie constitutionnelle
Michel T
roper ......................................................................................................... 17
The Merger of Morality, Politics, and Law in the Adjudicatory Process
George C. Christie .................................................................................................. 2
La philosophie, un anti-juridisme ?
Julie allard ............................................................................................................ 3
Right Rhetoric : What Lawyers May Learn from the Study of Rhetoric
Francis J. Mootz III ................................................................................................ 55
Philosophy in law? A legal-philosophical inquiry
Michel r
osenfeld ................................................................................................... 63
Brèves remarques sur le légalisme : droit et règle
Luc J. Wintgens ...................................................................................................... 3
La moralité purement interne du droit ou l’art de la retenue et de la connexion
Thomas B
erns ......................................................................................................... 3
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12 taBle des matières
La question de la « régulation » éclairée par la démocratie antique
Lambros coulouBaritsis ...................................................................................... 103
L’historien en robe de procureur
La notion de responsabilité morale/juridique chez les historiens
Marc A
ngenot ....................................................................................................... 123
La laïcité, au croisement de la philosophie politique et du droit
Micheline M
ilot et Jean BauBérot....................................................................... 145
Du tribunal du monde à la justice humaine. Un itinéraire
Guy H
aarscher ..................................................................................................... 157
Liste des auteurs .................................................................................................... 175
Table des matières ................................................................................................ 181
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E D I T I O N S D E L ’ U N I V E R S I T E D E B R U X E L L E S
Fondées en 1972, les Editions de l’Université de Bruxelles sont un département de
l’Université libre de Bruxelles (Belgique). Elles publient des ouvrages de recherche et des
manuels universitaires d’auteurs issus de l’Union européenne.
Principales collections et directeurs de collection
ﭹ¡ Commentaire¡ J.¡ MŽgret¡ (ComitŽ¡ de¡ rŽdaction¡:¡ Marianne¡ Dony (directeur),
Emmanuelle¡ Bribosia¡ (secrŽtaire¡ de¡ rŽdaction),¡ Claude¡ Blumann,¡ Jacques¡
Bourgeois,¡Laurence¡Idot,¡Jean®Paul¡JacquŽ,¡Henry¡Labayle,¡Fabrice¡Picod)
ﭹ¡ Architecture,¡amŽnagement¡du¡territoire¡et¡environnement¡
Philosophie¡et¡sociŽtŽ¡(Jean®Marc¡Ferry¡et¡Nathalie¡Zacca•®Reyners)
(Christian¡Vandermotten¡et¡Jean®Louis¡Genard)
Economie¡(Henri¡Capron)
Education¡(Franoise¡Thys®ClŽment)
Etudes¡europŽennes¡(Marianne¡Dony¡et¡Franois¡Foret)
ﭹ¡
ﭹ¡
ﭹ¡
ﭹ¡ Histoire¡(Eliane¡Gubin¡et¡Kenneth¡Bertrams)
ﭹ¡
ﭹ¡ Qute¡de¡sens¡(Manuel¡Couvreur¡et¡Marie®Soleil¡Frre)
ﭹ¡ Religion,¡la•citŽ¡et¡sociŽtŽ¡(Monique¡Weis)
ﭹ¡
ﭹ¡
ﭹ¡
ﭹ¡ UBlire¡(collection¡de¡poche)
Science¡politique¡(Pascal¡Delwit)
Sociologie¡et¡anthropologie¡(Mateo¡Alaluf¡et¡Pierre¡Desmarez)
Statistique¡et¡mathŽmatiques¡appliquŽes
Elles éditent trois séries thématiques, les Problèmes d’histoire des religions¡(direction¡:¡
Alain¡ Dierkens),¡ les¡
Etudes sur le XVIIIe siècle¡ (direction¡:¡ ValŽrie¡ AndrŽ¡ et¡ Brigitte¡
DﭱHainaut®Zveny)¡et¡
Sextant¡(direction¡:¡Eliane¡Gubin¡et¡ValŽrie¡Piette).¡
Des¡ ouvrages¡ des¡ Editions¡ de¡ lﭱUniversitŽ¡ de¡ Bruxelles¡ figurent¡ sur¡ le¡ site¡ de¡ la¡
Digithque¡de¡lﭱULB.¡Ils¡sont¡aussi¡accessibles¡via¡le¡site¡des¡Editions.
Founded¡in¡1972,¡Editions¡de¡lﭱUniversitŽ¡de¡Bruxelles¡is¡a¡department¡of¡the¡UniversitŽ¡
libre¡de¡Bruxelles¡(Belgium).¡It¡publishes¡textbooks,¡university¡level¡and¡research¡oriented¡
books¡in¡law,¡political¡science,¡economics,¡sociology,¡history,¡philosophy,¡…
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