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Avocats Sans Frontières
Commentaires relatifs au décret-loi n°2020-12 instaurant les audiences pénales par
communications audio-visuelles en Tunisie
Tunis, le 13 mai 2020
Contexte :
Depuis le début de la crise sanitaire liée au COVID19, le fort ralentissement subi dans l’activité
des tribunaux semble avoir accéléré le débat sur
la numérisation de la justice. Si un tel
processus est essentiel, en temps de crise comme en temps normal, afin d’améliorer le
fonctionnement de la justice, il ne doit pas pour autant porter atteinte aux
garanties essentielles
du procès équitable
.
Les disfonctionnements de la justice en Tunisie ont leurs racines dans les lois, pratiques et
politiques mises en place pendant des décennies par l’ancien régime. De ce fait, la numérisation
de la justice, et de surcroît des procès pénaux, ne saurait pas être considérée comme la « solution
miracle » si elle ne s’insère pas dans un plan de réforme en profondeur de la chaîne pénale, en
partant par la
mise en conformité du code de procédure pénale et du code pénal à la
Constitution de 2014. En effet la réduction des incarcérations préventives et des mises en
inculpations, permettant de réduire la population carcérale et ainsi le recours à des
mesures prises en urgence telle que celle présentée par le décret-loi n°2020-12.
Dans cette optique, bien que l’article nouvellement crée n°141 bis (complétant le code de
procédure pénale) du décret-loi énonce comme principe le respect du procès équitable, sa
formulation pourrait comporter une série d’atteinte à celui-ci.
1. Risques d’atteintes au procès-équitable au regard de la rédaction actuelle du
décret-loi
1.1.Le droit de comparaître, le droit d’accès au juge
- L’absence de consentement du/de la prévenu.e en cas d’épidémie, ou de danger
imminent, porte directement atteinte au droit de celui/celle-ci à comparaitre devant un
tribunal. Cette violation est d’autant plus vraie qu’
aucun recours ni procédure de révision
de la décision ne sont prévus ce qui constitue une atteinte grave au droit de la défense.
- En cas de problème technique du matériel de communication audio-visuelle au cours d’une
audience, nous craignons que la présence du/de la prévenu.e, ne puisse être garantie. Ainsi,
même en cas de présence de l’avocat.e dans la salle d’audience, représentant les intérêts
du/de la prévenu.e, il reste primordial que
l’audience soit ajournée et reprise lorsque les
moyens techniques le permettent.

1.2 L’égalité des armes
- La présence du ministère public en salle d’audience, a contrario du/de la prévenu, pourrait
réduire la capacité d’empathie et de communication non verbale dans l’échange entre le
tribunal et le/la prévenu.e., au profit du ministère public.
- En cas de présence de l’avocat.e en salle d’audience (option la plus plausible, les tribunaux
étant plus facile d’accès que les prisons) les possibilités de communication (en amont et
pendant l’audience) entre le/la prévenu.e et son avocat.e sont quasi nulles,
ne permettant
pas d’assurer une défense solide.
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- En cas de report d’audience suite à des problèmes techniques, seul le ministère public sera
consulté, au détriment de l’avocat.e et du/de la prévenu.e.
1.3 L’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants
- Par une audience via communication audio-visuelle, les mauvais traitements ne seront
pas forcément visibles
pour le tribunal, dans un contexte où ceux-ci sont déjà rarement pris
en compte par les magistrat.e.s comme nullité aux procédures.
- Les risques de pressions exercées sur le/la prévenu.e sont accrus, le tribunal n’ayant
aucune visibilité sur ce qui a cours au-delà du champ de vision de la caméra.
1.4 Le droit à voir sa cause entendue dans un délai raisonnable
- Le décret-loi prévoit la possibilité de reporter l’audience en cas de problème technique. Ceci
accroit
les risques de ralentissement de la procédure pénale et donc de maintien en
détention préventive (souvent non motivée) de longue durée, même en cas d’inculpations
pour délits mineurs.
2. Omissions du décret-loi n°2020-12 pouvant porter atteinte au procès équitable
2.1. Le droit à la publicité des débats
- Le décret-loi ne fait aucune mention de mesures permettant de garantir la publicité des
débats,
pourtant pierre angulaire du procès équitable et explicitement mentionné dans
l’article 108 de la Constitution ; les procès à huis-clos devant rester exceptionnels afin de
minimiser les risques que la justice soit rendue de façon arbitraire
- La présence d’un public auprès du/de la prévenu.e incarcéré.e serait impossible pour qui
n’a pas accès aux prisons.
- Le décret-loi ne précise pas le lieu où se situeront les parties civiles ainsi que les potentiels
témoins
(omission qui pourrait également porter atteinte à l’égalité des armes, voir point
2.1.2).
- La présence d’un large public dans la salle d’audience mettrait à mal la distanciation sociale
permettant de limiter les épidémies.
2.2 La responsabilité du choix de l’audience par communication audio-visuelle, et les
moyens de révision de cette décision
- La rédaction du décret-loi actuelle comporte une absence de définition claire de l’entité
pouvant décider la mise en place d’une audience par communication audio-visuelle (le
terme « tribunal » ne désignant pas précisément les personnes pouvant prendre cette
décision). Aussi, au regard de la rédaction du décret-loi, le tribunal semble avoir une volonté
hiérarchiquement supérieure à celle du ministère public, elle-même prévalant sur celle du/de
la prévenu.e.
- Le nombre d’audiences concernées au sein d’une même affaire et la possibilité de révision
régulière de la décision
d’audience à distance, au regard de conditions changeantes (ex :
intempérie rendant le déplacement du/de la détenu.e impossible, fin d’une épidémie, état de
santé amélioré ou dégradé d’un.e détenu.e etc..).
- Il est à craindre
l’absence, dans les faits, de motivation effective du choix de la
communication audio-visuelle par le tribunal (comme c’est aujourd’hui déjà le cas en
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matière de détention préventive). Cette crainte est corroborée par l’absence de recours
possible, qui rend la nécessité de motivation pour le/la magistrat.e quasi nulle.
2.3 La protection des données personnelles
- Le décret-loi est muet quant aux garanties mises en place afin de garantir la protection
des données des parties aux procès
, en particulier si des entités privées seront contractés
par l’Etat dans la mise en place des dispositifs audio-visuels.
2.4 Le principe du contradictoire
- Le décret-loi ne fait aucune mention de la façon dont les audiences par communication
audio-visuelle
garantiront la présence de la partie plaignante et/ou civile au procès ;
ainsi que celle des
témoins pour leur audition. Nous craignons que sans participation de
ces parties, le procès prenne la forme d’un « huit-clos » entre le/la juge et le/la prévenu.e.
- La nécessité de présentation des pièces et matières à conviction perquisitionnées, n’est
pas résolue. Elle revêt une importance capitale en ce que les pièces à conviction constituent
souvent un des indices clés conduisant à la condamnation du/de la prévenu.e. ; toutes les
parties devant ainsi pouvoir les observer dans les détails.
Recommandations d’amendement du décret-loi / Propositions relatives à un décret
d’application :
- Rappeler le principe du droit de comparaître effectivement devant un juge et ainsi de faire
des audiences audio-visuelles l’exception et non la règle.
- Donner des garanties techniques relatives au fonctionnement et à l’entretien du matériel, et
débuter l’essai des technologies audio-visuelles dans les audiences pénales auprès des juges
cantonaux au cours d’une première phase pilote, avant de pouvoir les transposer aux autres
procès pénaux.
- Etendre la numérisation à d’autres démarches et requêtes comme la présentation des
demandes de libération par voie électronique aussi bien devant le juge d’instruction que
devant la chambre pénale ou criminelle, comme l’échange de conclusions entre les avocats
et les demandes de réduction des peines
- Circonscrire très précisément les cas où le tribunal peut avoir recours aux audiences audio-
visuelles, et notamment définir ce qu’est un « danger imminent », et distinguer les cas ne
concernant que la sécurité du/de la prévenu.e, de ceux entachant la sécurité de tout le
tribunal (point 1.1.).
- Prévoir l’accord formel et systématique du/ de la prévenu.e en toute situation, qui ne peut
être suppléé à l’accord du tribunal, ou, à minima, garantir une voie de recours effective
(point 1.1.).
- Assurer un moyen de communication entre l’avocat.e et le/la prévenu.e en amont de
l’audience et pendant l’audience sans que les autres parties ne puissent entendre les
échanges dans le délai de 5 jours prévu par le décret-loi. (point 1.2.)
- En cas de problème technique garantir le report de l’audience et une intervention technique
de réparation du matériel audio-visuel dans les 48h maximum. (point 1.1.)
- Préciser les modalités de présence des potentiels témoins et parties civiles à l’audience, au
regard du respect du contradictoire ; l’utilisation des moyens de télécommunication
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audiovisuelle devant permettre la transmission de l’audition des témoins, des parties civiles
et des experts. (point 2.4.)
- Prévoir la représentation du/de la prévenu.e en salle d’audience ET dans l’espace carcéral,
soit par la mise à disposition de deux avocat.e.s (même en cas de délit), soit par la présence
en incarcération d’un tiers neutre (médecin indépendant.e, représentant.e.s de la société
civile etc…) pouvant soutenir moralement le/la détenu.e et attester de mauvais traitements
potentiels (points 1.2. et 1.3.).
- S’assurer de rendre les débats publiques, par retransmission en temps réel ou en différés et
conservées en archives des procès, tout en garantissant le respect de la protection des
données des parties aux procès (points 2.1. et 2.3.)
- Définir clairement la procédure de mise en place d’une audience par communication audio-
visuelle, et les entités chargées de cette décision finale (point 2.2.).
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