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ETHIQUE RELIGIEUSE ET DEONTOLOGIE MEDICALE
Marc-Éric Gruénais •
En proposant cette intervention sur le thème "religion et santé", je voudrais
contribuer au débat sur les registres de valeurs qui peuvent venir influer sur le dialogue
entre usagers des services de santé et personnels soignants. Les valeurs dont il sera
question ici sont celles qui peuvent être associées à l'offre de soins des structures
confessionnelles chrétiennes. S'interroger sur l'incidence des valeurs religieuses sur l'offre
de soins peut nous ramener aisément au cœur de nos interrogations sur l'amélioration de la
qualité des soins par l'amélioration de la relation entre personnels de santé et patients. Ce
qui suit est une toute première ébauche d'une réflexion fondée sur des informations un peu
disparates recueillies au Cameroun; cette ébauche se voudrait également une invitation à
développer des travaux sur un domaine important et qui reste, à ma connaissance, encore
largement inexploré.
Une offre de soins confessionnelle de qualité?
Aujourd'hui, très généralement, dans toute l'Afrique subsaharienne, les centres de
santé confessionnels ont une bien meilleure réputation que les centres de santé publics;
cette opinion très positive des structures confessionnelles est très largement partagée, aussi
bien par les usagers, que par certains administrateurs nationaux de la santé, ou encore par
des représentants d'agence de coopération bilatérale ou multilatérale. Pourquoi
tant
d'opinions favorables à l'égard des structures confessionnelles? L'offre de soins proposée
par les centres de santé confessionnels est-elle toujours de meilleure qualité que l'offre de
soins publique? Mais que veut dire réellement "meilleure qualité" ?
Historiquement, "l'œuvre de santé" émanant des Églises chrétiennes est
indissolublement liée
à l'entreprise missionnaire, et l'offre de soins confessionnelle a eu
incontestablement un effet non négligeable sur la structuration de l'offre de soins dans
nombre de pays africains: jusque dans les années 1920, les administrations coloniales
laissaient volontiers aux confessionnels la prise en charge de la santé des populations
rurales, et nombre de régions encore très difficiles d'accès ne sont desservies que par des
structures confessionnelles. Dès lors, les structures confessionnelles bénéficient d'une très
importante légitimité historique. On peut alors se demander dans quelle mesure l'opinion
• IRD, Marseille
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positive à l'égard des structures confessionnelles n'est pas due aussi en partie à une
légitimité accordée
a priori.
Nombre de réformes des systèmes de santé en cours dans plusieurs pays africains
semble pouvoir donner l'occasion de réaffirmer encore un peu plus cette légitimité. En
effet, actuellement, dans la réflexion menée sur l'amélioration des systèmes de santé en
Afrique, les instances internationales (Banque mondiale, OMS, Union européenne, etc.)
considèrent que toutes les structures de soins, privées et publiques, quel que soit leur statut,
sont constitutives
à part entière des systèmes de santé nationaux. Aujourd'hui, plus que
jamais, le secteur privé bénéficie d'une opinion favorable au regard de la rigueur de sa
gestion, contraint par la nécessité d'assurer lui-même sa pérennité. Les structures de soins
privées amenées
à participer aux systèmes de santé nationaux sont alors censées avoir les
mêmes droits et les mêmes devoirs que les structures publiques. Or, s'il semble que les
bailleurs de fonds expriment encore quelques réticences
à traiter avec les représentants du
secteur privé lucratif, en revanche, l'offre de soins confessionnelle, qui ressortit au secteur
privé mais non lucratif, fait figure d'instance privée beaucoup plus "présentable". Aussi,
par exemple, invite-t-on volontiers les personnels de santé travaillant dans le secteur privé
confessionnel aux formations organisées dans le cadre de plans nationaux de
développement sanitaire et largement financées par des agences de coopération du Nord.
Précisons également que l'offre de santé confessionnelle représente parfois un
poids politique et financier tel que les pouvoirs publics sont contraints de considérer les
Églises chrétiennes comme des interlocuteurs majeurs de la scène nationale. Le cas du
Cameroun est
à cet égard exemplaire: sur l'ensemble du territoire camerounais, selon les
chiffres officiels, le secteur confessionnel offre 13
% des lits disponibles; la présence du
secteur confessionnel est inégalement répartie sur le territoire national et dans certaines
régions du pays il occupe une place prépondérante, avec plus de 50
% des lits. Une
estimation officielle portant sur la fin des années 1990 situe l'importance du financement
du secteur confessionnel de la santé
à près de 10 milliards de francs CFA par an, alors que
la moyenne annuelle de l'ensemble de l'aide internationale dans le secteur de la santé pour
la même période est de 6 milliards de francs CFA.
La proximité soulignée ci-dessus entre l'entreprise religieuse et
l'entreprise
sanitaire ne ressortit pas seulement
à la qualité de l'offre de soins confessionnelle et à sa
légitimité historique. Cette proximité apparaît
à bien des égards comme une proximité "par
nature" et non seulement liée
à des contingences. Est-il nécessaire de rappeler ici que
religion et guérison ont partie liée
cl°~uis la fondation cl" christianisme, et que ce lien
"organique" se développe notamment en Afrique dans le cadre d'églises prophétiques, des
mouvements de Réveil et autres renouveaux charismatiques. Rappelons également que les
analogies entre carrière médicale et carrière religieuse sont aisées
à établir - et sont
d'ailleurs souvent faites -si l'on songe, par exemple, aux discours sur la vocation. Par
ailleurs, nombre de pratiques médicalisées interpellent directement les convictions -
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religieuses - des praticiens et des "croyants" (euthanasie, contraception, avortement,
thérapies géniques, etc.). Enfin, s'il était besoin de donner une légitimité sociologique à
cette interrogation sur le lien entre religion et médecine, on pourrait évoquer les
développements de E. Freidson faisant du médecin une figure emblématique de
"l'entrepreneur de morale", s'adressant à des "profanes", et établissant à cet égard un
parallèle entre le médecin et le leader chrétien 1. Une des questions qui se pose est de
savoir notamment si les parallèles ainsi établies relèvent de la métaphore ou s'il existe une
relation véritablement consubstantielle entre certaines valeurs qui viennent informer les
pratiques médicales et les pratiques religieuses.
Toutes ces raisons (meilleure réputation des structures confessionnelles, légitimité
historique ancienne, nouvelle légitimité conférée par la tendance néo-libérale caractérisant
l'aide développement, poids financier et politique, proximité des valeurs médicales et
religieuses) illustrent combien une interrogation sur la nature de l'offre de soins
confessionnelle est loin d'être anecdotique et peut contribuer au débat sur ce qui peut
fonder la qualité des prestations offertes par des personnels de santé. S'interroger sur ce
que les structures confessionnelles offrent de plus, c'est aussi s'interroger sur ce qui peut
venir influer et améliorer une déontologie souvent malmenée dans la plupart des structures
de soins. Plus précisément, que faut-il au-delà des connaissances techniques, pour que les
actes médicaux soient posés dans le respect de l'usager? L'adhésion à des valeurs qui vont
au-delà du savoir-faire, en l'occurrence l'adhésion à des valeurs chrétiennes, constitue-t
elle un élément déterminant pour une meilleure attention accordée à l'usager, en faveur
d'une déontologie plus affirmée, et, partant, pour une amélioration de la qualité des soins?
Les structures confessionnelles ont meilleure réputation que les structures
publiques, avons-nous dit; qu'est-ce que les structures confessionnelles offrent de plus que
les structures publiques? Répondre à une telle question n'est pas aisée et demanderait une
étude beaucoup plus systématique que celle qui fonde mes propos, je peux néanmoins faire
quelques remarques
à ce sujet. Les situations observables en Afrique dans les structures de
santé publiques sont désormais bien connues et décrites: petite corruption, racket,
violence, mauvais accueil, etc., ponctuent assez généralement les relations qui s'instaurent
entre usagers et personnels de santé dans des structures caractérisées par le délabrement de
leur équipement et l'absence d'hygiène, alors que ces situations seraient moins répandues
dans les structures confessionnelles. Il n'est pas aisé, à l'heure actuelle, d'apprécier
réellement l'ampleur différentielle de ce type de phénomène dans les structures publiques
et les structures confessionnelles. Cependant, certaines observations tendent
à montrer que
parfois structures confessionnelles et structures publiques diffèrent peu
à cet égard; à
l'instar des secondes, les premières peuvent être tout aussi vétustes avec des personnels
dont
les comportements ne se caractérisent pas toujours par la probité, ainsi cette
description
à propos d'un hôpital confessionnel urbain au Cameroun: "Quelques-uns des
1 E. Freidson. La profession médicale. Paris. Payot, 1984 (pour la version anglaise. 1972).
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patients hospitalisés ne reçoivent pas régulièrement leur traitement et leur état n'est pas
surveillé par le personnel paramédical; ceux qui arrivent nouvellement dans le service sont
ignorés; lorsqu'une perfusion doit être enlevée, c'est le garde-malade qui est chargé de
retirer lui-même l'aiguille. Des malades sont refoulés
à l'entrée de l'hôpital ou à l'accueil,
pour la simple raison qu'ils n'ont pas leur carte de malade sur eux. Un commerce parallèle
de médicaments ... se développerait depuis longtemps au sein de l'établissement. ..
les
règles de base en matière de salubrité ne sont pas respectées ... "
2. Aussi, il existe des
centres confessionnels qui délivrent des soins de mauvaise qualité ou, si l'on préfère une
autre formulation,
confessionnel pour que les services délivrés soient de bonne qualité
3.
il ne suffit pas qu'une structure de soins appartienne au secteur
Reconnaissons cependant que bien souvent,
les structures confessionnelles
semblent offrir des prestations de meilleure qualité; mais des raisons "objectives" peuvent
sans doute venir expliquer les raisons de la qualité du service. Des structures périphériques
telles que des hôpitaux de district ou des centres de santé de première ligne comptent parmi
leurs personnels des techniciens de haut niveau, voire des expatriés. De plus, les structures
confessionnelles sont certes privées mais parfois largement subventionnés par des Églises
du Nord, notamment pour le fonctionnement courant des centres et pour la rémunération
des personnels. Elles peuvent aussi bénéficier d'un approvisionnement en médicaments
tout à fait satisfaisant; ainsi, toujours au Cameroun, le service catholique de la santé
dispose de son propre réseau d'approvisionnement en médicaments, indépendant des
structures nationales. Dès lors que l'on dispose de personnels
formés, régulièrement payés,
bénéficiant de l'encadrement de spécialistes, dans des structures subventionnées et
disposant d'équipements et de médicaments, il est beaucoup plus facile d'offrir des soins
de qualité. La bonne qualité des soins délivrés par les structures confessionnelles peut aussi
sans doute s'expliquer en grande partie par un fonctionnement "normal" du système de
santé confessionnel comparé au dysfonctionnement du secteur public, que par
l'engagement religieux des personnels. Ce qui nous amène alors à poser la question (à
infirmer ou confirmer) de savoir dans quelle mesure les structures confessionnelles qui
dispensent des soins de qualité ne sont pas surtout celles qui bénéficient d'une aide directe
des Églises du Nord, et éventuellement qui bénéficient du service d'expatriés?
Si le système de soins confessionnel offre des services de meilleure qualité que le
système public, cette offre peut parfois être partielle. Toujours au Cameroun j'ai pu
constater que certaines structures confessionnelles de première ligne ne délivraient pas
~ M. Nkoa Steinmetz, Aspects organisationnels des hôpitaux et élémeius de gestion des ressources humaines.
Étude comparée du secteur public et du secteur privé confessionnel au Cameroun,
Mémoire pour l'obtention
de la maîtrise en sciences sociales, Yaoundé, Université catholique d'Afrique centrale, juillet 2000 : 72.
) Bien plus, comme j'ai pu le montrer
à propos du sida, se référer à des valeurs religieuses chrétiennes, certes
dans le cadre d'églises de type prophétique ou néo-traditionnelles, peut participer
à une dynamique
d'exclusion des patients (Cf. M.E. Gruénais, "La religion j:réserve-t-elle du sida
?", Cahiers d'Études
Africaines, 154, XXXIX (2), 1999 :253-270.
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l'ensemble des activités prévues dans le paquet minimum d'activités du fait d'un personnel
insuffisamment qualifié, le personnel de ces structures étant formé par une école de soins
infirmiers privée confessionnelle et non par l'enseignement public. Plus précisément,
certains de ces centres de santé qui, pourtant, proposaient des consultations prénatales
n'étaient pas censés réaliser des accouchements faute d'infirmier accoucheur, et cela
contrairement aux recommandations de la politique nationale de santé. En d'autres termes,
il était entendu que les femmes enceintes relevant de ce type de centres de santé,
régulièrement suivies, conseillées et
informées sur les risques (ou l'absence de risques) liés
à leur grossesse accouchaient à domicile. Sans vouloir ici aborder des questions d'éthique,
on peut néanmoins se demander si effectuer une bonne surveillance prénatale mais laisser
les femmes accoucher correspond à une offre de soins de qualité.
Quelques caractéristiques de la pratique médicale confessionnelle.
Je rappelais ci-dessus combien était forte la légitimité de l'offre de soins
confessionnelle, en particulier en raison de la force du lien entre entreprise missionnaire et
entreprise sanitaire depuis la fin du XIX ème siècle. Il est bien connu que dès la fin du XIX
ème siècle, outre l'évangélisation,
les missionnaires (protestants et catholiques)
s'adonnaient à deux activités principales: éduquer et soigner. D'ailleurs, jusque dans les
années 1930,
les administrations coloniales laissaient volontiers aux missionnaires
l'activité de soins aux populations habitant des zones reculées. A cet égard, il serait
légitime de s'interroger sur la mesure dans laquelle l'offre de soins (comme l'offre
d'éducation) par les missionnaires a contribué à la conversion, ou du moins à l'adhésion
des populations aux christianismes.
Il faut également préciser que cette offre de soins confessionnelle bénéficie d'une
très grande légitimité auprès des élites africaines. En effet, nombre de cadres, de directeurs
de l'administration, voire d'hommes politiques actuellement en fonction ont été
formés
dans des établissements confessionnels. Il en est d'ailleurs souvent de même des
personnels de santé de tout statut. Les cadres faisant partie de l'administration centrale
envisagent en général plutôt favorablement toutes les activités du secteur confessionnel. Ils
ne voient par exemple aucun inconvénient
à la présence de personnels religieux dans les
structures de soins publiques, d'autant moins que ces personnels religieux sont bénévoles
ou du moins n'émargent pas au budget de l'État; ces personnels religieux, comme j'ai pu
le constater à plusieurs reprises, sont parfois reconnus comme "majors" de la structure de
soins et supervisent alors l'activité des personnels de la fonction publique, avec
l'assentiment des administrations centrales de
la santé. Ainsi, des cadres de
l'administration centrale pourraient être particulièrement bienveillants à l'égard de toute
entreprise religieuse en raison de leur atavisme chrétien.
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L'offre de soins confessionnelle bénéficie ainsi d'une légitimité endogène, si l'on
peut dire, mais aussi exogène. En effet,
les partenaires du Nord les plus influents,
représentants d'agences de coopération bilatérale et multilatérale, acteurs directs (en tant
qu'assistants techniques en charge d'un projet spécifique) ou indirects (agissant
uniquement comme bailleurs de fonds) des projets de développement, sont en général
surtout de culture chrétienne. Ils peuvent souvent se montrer eux aussi plutôt favorables
à
appuyer les initiatives de développement liées à une église chrétienne en Afrique, et il ne
faut sans doute pas minimiser la puissance des réseaux chrétiens dans l'aide au
développement. Quelques exemples. L.P. Aujoulat, qui participa au gouvernement de la IV
ème république comme Secrétaire d'Etat à la France d'Outre Mer, fut
le fondateur de
l'Association de laïcs universitaires et chrétiens et missionnaires (Adlucem) qui œuvra
le développement sanitaire au Cameroun. Au sein du conseil
beaucoup pour
d'administration d'une fondation qui soutient une importante action sanitaire, éducative et
de développement agricole au nord du Cameroun siégeait des grands commis de l'État
français, dont un ancien patron d'EDF qui fut également ministre en son temps. La
Coopération française semble parfois particulièrement bien attentionnée
à l'égard de
demandes émanant d'institutions catholiques. En Centrafrique, la Coopération allemande
appuie une institution dont les activités sont essentiellement tournées vers les jeunes et en
particulier vers des activités de prévention
~ ou encore, c'est une église catholique
japonaise qui affecte un médecin et offre tout le soutien logistique
à un centre de prise en
charge des personnes infectées par le VIH. Les exemples pourraient être multipliés
à
l'envi. Ce constat amène à poser de nouveau la question, difficile à trancher, de savoir si
certaines structures, plus ou moins liées
à une Église, bénéficient d'une aide importante
parce qu'une évaluation a permis d'attester que leurs personnels manifestent une plus
grande probité effective, une meilleure utilisation des fonds, et une meilleure technicité,
ou, si, parce que ces structures manifestent un lien avec une Église, elles bénéficient
a
priori d'un jugement positif qui
favorise l'aide. Étant donné la très forte légitimité
endogène et exogène des institutions chrétiennes, le sens critique à l'égard de l'offre de
soins confessionnelle n'est-il pas quelque fois moins aigu, par exemple lorsque cette offre
de soins ne se conforment pas aux directives nationales, qu'à l'égard des structures
publiques en Afrique?
L'action sanitaire des missionnaires se caractérisait par une proximité beaucoup
plus grande que l'action sanitaire de l'administration coloniale, qui était davantage centrée
sur l'hôpital. Encore aujourd'hui les Églises chrétiennes soutiennent des actions sanitaires
dans des zones très reculées qui ne sont guère desservies par des structures publiques, et
l'offre de soins reste souvent davantage délivrée dans des dispensaires que dans des
hôpitaux. Entreprendre des actions de proximité, c'est aussi mener des actions avec et au
plus près des populations pour qu'elles se prennent en charge elles-mêmes. A cet égard,
certains hagiographes de
l'œuvre missionnaire ou encore certains prêtres médecins
n'hésitent pas
à affirmer que l'œuvre de santé chrétienne annonçait les politiques de
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prévention ou de soins de santé primaire recommandées par la suite par l'OMS 4. Il est vrai
que former des agents de santé villageois, ainsi que des tradipraticiens et des accoucheuses
traditionnelles, parfois recrutés prioritairement parmi les catéchistes ou les membres de la
chorale de l'église, caractérisa aussi parfois l'action sanitaire missionnaire. Sans doute,
dans certains endroits, l' œuvre de santé chrétienne a-t-elle contribué, et parfois continue de
contribuer, à former "sur le tas", des auxiliaires de santé, des "leaders de la communauté",
des tradipraticiens et autres accoucheuses dites traditionnelles, soit des acteurs non
professionnels de la santé, dont l'action réelle est impossible à évaluer, et qui n'ont guère à
rendre des comptes (au sens de
accountability). Rappelons qu'aujourd'hui cette stratégie
d'identification et de formation de "spécialistes" de la santé issue de la "communauté" est
largement remise en question.
De la proximité de l'action missionnaire naît également une connaissance
approfondie des populations qu'il convient de desservir, et aussi une sensibilité particulière
à certaines pratiques populaires qui peuvent parfois être jugées incompatibles avec
certaines valeurs religieuses. On pense ici évidemment à des attitudes de refus de certains
missionnaires ou de sœurs, aux temps héroïques de l'évangélisation, de soigner des
individus qui montraient, par exemple par le port d'amulettes, un trop grand attachement à
des pratiques "fétichistes"
s. Mais cette "connaissance du milieu" des acteurs de l'œuvre de
santé chrétienne, peut aujourd'hui, comme j'ai pu le constater, conduire à anticiper certains
comportements supposés des populations: éviter d'hospitaliser dans la même pièce des
patients de deux groupes distincts dont on sait qu'ils sont traditionnellement ennemis, ou
isoler des patients qui présentent tous les symptômes évocateurs de l'infection par le VIH
parce que le sida fait peur à des populations peu éduquées. Dès lors, proximité et
sensibilité particulière aux pratiques populaires peuvent parfois conduire à une anticipation
culturaliste qui influe sur les prestations offertes.
Dès lors, tout naturellement, lorsqu'une action de santé, aussi technique semble-t
elle, s'opère dans un cadre lié au secteur confessionnel, des valeurs caractéristiques de
l' acti vité religieuse ne sont jamais très loin. Parfois, les valeurs religieuses peuvent primer
sur les compétences techniques et les évidences médicales. Par exemple, dans le domaine
du recrutement des personnels et de l'organisation du travail, "Les critères de sélection
apparaissent plus proches de la doctrine chrétienne que d'une stratégie de l'emploi en
adéquation avec les contingences auxquelles l' hôpital doit faire face ... ", comme l'illustre
le cas d'une personne dans une structure protestante camerounaise, proche de la retraite,
"choisie pour ses qualités humaines et son engagement dans l'Église. Son rôle [était]
d'encadrer le personnel et d'assurer la discipline mais au-delà de cette mission très
4 On en trouvera quelques illustrations dans J. Pirotte & H. Derroitte (eds.), Churches and Health Care in the
Third World. Pastand Present,
Leiden, EJ. Brill, 1991.
5 Cf., par exemple, T.O. Ranger, "Godly medicine : the ambiguities of medical mission in South East
Tanzania",
Social Science and Medicine, 15 B, 1981 : 261-277.
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générale, elle ne [connaissait] précisément ni ses attributions, ni ses pouvoirs" 6. On peut
aussi évidemment citer le refus de certains centres de santé confessionnels de mettre en
œuvre des aspects des programmes de planning familial reconnus nationalement et
internationalement, opposant par exemple
à l'usage des contraceptifs chimiques,
les
méthodes "naturelles" d'espacement des naissances.
Enfin, le lien organique, et finalement indissociable, entre le religieux et le médical
qui finit par transparaître de toute œuvre médicale confessionnelle pourrait constituer un
terrain particulièrement favorable pour la mise en valeur de guérisons spirituelles. Au
Congo, nombre des médecins, membres d'une association médicale chrétienne, déclaraient
combien il était nécessaire d'associer la prière
à la médecine, affirmant qu'ils n'hésitaient
pas
à prier avant le début des consultations et lorsqu'ils avaient affaire à des cas difficiles,
pour accroître ainsi l'efficacité des soins qu'ils pouvaient prodiguer. Parfois, comme j'ai
pu l'observer dans un hôpital confessionnel au Cameroun, une séance de prière collective
des personnels de santé et des patients est organisée quotidiennement au début de la
journée de travail, et de la musique religieuse est diffusée toute la journée dans la salle
d'attente. Dans un autre centre de santé confessionnel, d'obédience protestante mais non
dénominationel \ qui disposait d'un plateau technique très satisfaisant, on pouvait
remarquait que chaque porte de la structure était ornée de versets de la Bible et du Coran.
Le responsable de cette structure, un chirurgien américain blanc, affirmait avoir été guidé
dans le choix du site de son hôpital dans une zone islamisée par l'Esprit saint. D'une
manière générale, les observations réalisées au Cameroun montrent qu'un pasteur n'est
jamais loi n des structures confessionnelles protestantes en milieu rural. Dès lors, un
prosélytisme plus ou moins patent selon les structures ne semble jamais totalement absent
de l'entreprise sanitaire confessionnelle.
En Afrique centrale, les Églises "historiques" (Église catholique romaine, Église
évangélique, Église presbytérienne notamment) doivent aussi faire face aux adhésions
(pour ne pas parler de conversion) de plus en plus prononcées de leur "clientèle"
potentielle
à différents mouvements charismatiques et pentecôtistes dont
la fonction
affichée est la guérison spirituelle. Mais certains responsables de ces Églises historiques, à
cet égard, ne sont pas toujours en reste, si l'on considère, par exemple, le cas de Mgr
Milingo, archevêque de Zambie, un des leaders africains du Renouveau charismatique qui
est entré en conflit avec le Vatican pour cause de "ministère de guérison" 8, ou, de manière
moins spectaculaire,
les écrits du père jésuite E. de Rosny qui souligne toute la
compatibilité existante entre certaines pratiques de guérison africaine et le message de la
foi chrétienne 9. Le recours aux structures de soins semble donc s'organiser dans un
6 M. Nkoa Steinmetz, op. cit, p. 54.
7 Appellation reconnue pour désigner un « mouvement» qui refuse tout lien avec une Église.
S Cf. G. ter Haar, L'Afrique et le monde des esprits, Paris, Karthala, 1996.
9 Cf. par exemple, E. de Rosny, L'Afrique des guérisons, Paris, Karthala, 1992.
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contexte général favorable aux "guérisons spirituelles" dessiné tant par les Églises
historiques que par les "nouveaux mouvements" religieux, et on peut se demander dans
quelle mesure ce contexte n'est pas particulièrement propice à répondre à certaines attentes
de populations sans doute alors aussi attirées par la religiosité émanant des structures
confessionnelles.
Laïciser la réflexion sur l'amélioration de la qualité des soins
L'offre de soins confessionnelle semble en général de meilleure qualité que l'offre
publique. Rappelons qu'il existe sans doute des raisons "objectives" explicatives de cette
qualité: certains centres confessionnels disposent d'une aide financière, en personnel et en
équipement parfois sans commune mesure avec les centres publics. Par ailleurs, cette offre
de soins s'inscrit souvent dans un projet global qui dépasse les seules prestations
sanitaires: il n'est pas rare de voir associées à l'offre de soins des initiatives en faveur de
la scolarisation ou du développement agricole; l'édification d'un dispensaire peut aussi
entrer dans le projet politique d'une élite religieuse locale, comme j'ai pu le constater dans
l'ouest du Cameroun en milieu musulman. De ce projet global n'est évidemment pas
absent, sinon un certain prosélytisme, du moins une affirmation de la religiosité de
l'initiative. Dans un langage de santé publique, on pourrait alors avancer que l'offre de
soins confessionnelle manifeste à sa manière une plus grande attention à "l'intégration" et
à la "globalité des soins" que les structures publiques.
Les valeurs positives habituellement attribuées aux milieux confessionnels
(dévouement, compassion, etc.), et dont on déplore l'absence dans les structures publiques,
remarqué,
sont-elles toujours aussi manifestes lorsque, comme nous l'avons fait
incompétence des personnels, mauvaise gestion et pratiques de petite corruption
s'observent dans des structures confessionnelles? Par ailleurs, on peut parfois s'interroger
sur la nature du dévouement et de la compassion censés caractériser l'offre de soins
confessionnelle lorsque les préoccupations de santé publique semblent parfois céder devant
la morale dans le domaine du planning familial, par exemple, lorsque des malades infectés
par le VIH sont
isolés, ou encore lorsque l'on contribue à valoriser une "offre de
proximité" délivrée par des "acteurs de la communauté" (agents de santé villageois,
accoucheuses "traditionnelles", tradipraticiens) dont on sait aujourd' hui qu'elle peut
conduire à des pratiques dangereuses. Sans compter que des médecins, exerçant dans le
secteur public, et affirmant à qui veut l'entendre leur adhésion au christianisme, peuvent
délivrer des soins de très mauvaise qualité.
La question de savoir si les valeurs que l'on souhaiterait voir informer les pratiques
des personnels de santé en général, et qui semblent souvent particulièrement absentes de
l'offre publique, sont affirmées grâce à l'adhésion à certaines valeurs religieuses reste
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entière. De même que la question des raisons de l'attirance particulière des populations
pour l'offre de soins confessionnelle: est-ce toujours parce que la qualité technique des
prestations est meilleure ou parfois, à qualité égale avec une offre publique, la religiosité
de l'offre confessionnelle constitue-t-elle un atout important pour les usagers des structures
de soins?
Ces propos trop rapides n'avaient d'autre but que de souligner combien une
interrogation sur la qualité de l'offre de soins confessionnelle, et sur les valeurs qui
semblent la caractériser, doit aussi inviter à s'interroger sur les raisons de l'existence ou
non de ces mêmes valeurs dans les structures publiques. Cependant, un tel questionnement,
et c'est là le second point que je voulais souligner, ne doit certainement pas se concentrer
sur les seules valeurs (religieuses, de compassion, de dévouement, etc.) mais aussi prendre
toute la mesure des effets du système (financement, importance de l'aide, globalité du
projet, etc.) sur l'amélioration de la qualité des soins, que la structure soit confessionnelle
ou laïque.
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Institut de recherche
pour le développement
Réseau
Anthropologie de la santé
Les professionnels de santé
Bulletin n° 2
Juin 2001
Unité de Recherche Socio-Anthropologie de la santé
SHADYC ( EHESS - CNRS)
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SOMMAIRE
• Editorial, par Yveline Diallo, Marc-Eric Gruénais, Yannick Jaffré et Jean-Pierre Olivier
de Sardan
p.
5
Les professionnels de la santé:
Pratiques, identités et déontologies

Partie 1 : Atelier de Dakar
• Les pratiques institutionnelles dans les service de psychiatrie de l'hôpital de Fann
Dakar. Leçons d'un réexamen critique.
par René Collignon
• Hiérarchies sociales et enjeux de santé dans une société à économie de plantation
au Cameroun.
par Séverin C. Abega, Daniel Bley, Hélène Pagezzy, Nicole Vernazza Licht
• Les relations des soignants titulaires et des soignants bénévoles dans les centres
de santé publics de Conakry.
par Yveline Diallo
• De la rénovation des murs à celle des pratiques? L'exemple de Jallufie, maternité
et dispensaire (1997-2000).
par Frédéric Le Marcis
• Conscience professionnelle, clientélisme et corruption: pratiques et justifications
des personnels de santé du centre médical d'Orodara (Burkina Faso).
par Fatoumata Ouattara
• La référence obstétricale.
par Aïssa Diara
• Etre sage-femme au Mali.
par Younoussa Touré
• Etude de la socialisation de sages-femmes jeunes diplômées dans la vie
professionnelle dans la zone urbaine de Dakar.
par Patricia Mahé-Vasseur
p.
Il
p. 27
p. 37
p. 47
p. 63
p. 97
p. 107
p. 127
• Apprentissage de la violence infirmière en milieu hospitalier au Niger.
par Eric Hahonou
p. 133
Programme de l'atelier.............................. .. . .. . ... .. . . .. . . . . .. . .. .. . . . . .. . . .. .. . .. . ... p. 149

• Partie II : Séminaire EHESS
• La pratique médicale comme processus aléatoire et fragile (Algérie).
par Mohamed Mebtoul
• Le sujet de l'observance. Exemple de la mise sous traitement antirétroviral
dans le cadre d'un projet pilote (Côte d'Ivoire).
par Laurent Vidal
• Remettre la relation au cœur de la méthode clinique, une priorité pour améliorer
~J qualité des soins.
par Pierre Blaise
• Ethique religieuse et déontologie médicale.
par Marc-Eric Gruénais
• La sage-femme et le douanier. Cultures professionnelles locales et culture
bureaucratique privatisée.
par Jean-Pierre Olivier de Sardan
p. 155
p. 165
p. 175
p. 185
p. 195
Page 13
La relation médecin-malade problèmes relationnels entre le personnel médical,

para-médical et les malades (et leur entourage).
par Ginette Raimbault
• Une configuration particulière: le dispositif affectif des personnels de santé
en Afrique de l'Ouest.
par Yannick Jaffré
Programme du séminaire



Liste des participants
Liste des participants
• Publications


La santé en Afrique. Anciens et nouveaux défis
Afrique contemporaine. Numéro spécial 3
ème trimestre 2000
Système et politique de santé. De la santé publique
à l'anthropologie.
Médecine du Monde, Karthala, sous la direction de Bernard Hours, 200 1
p. 211
p. 217
p. 235
p. 239
p. 249
p. 251
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