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Politique et religion
en Tunisie
Yadh Ben Achour
La Tunisie n'échappe pas à la règle générale vécue par les
Etats musulmans : la démocratie populiste prépare infailli-
blement la voie aux intégrismes. Le pays peut se vanter
aujourd'hui d'avoir échappé à la montée violente de l'inté-
grisme qu’a connue le monde islamique. Pourquoi ?
Au moment de son indépendance, la Tunisie héritait d’un systè-
me politique et constitutionnel caractérisé par l'existence d'une
religion d'Etat, doublée de la reconnaissance officielle de reli-
gions minoritaires ayant leurs propres institutions. La Tunisie héritait
également d'une longue tradition réformiste.
La constitution de l'Etat indépendant a maintenu ce système, mais en y
apportant des correctifs substantiels qui ont abouti assez souvent à des
résultats paradoxaux. Tout en maintenant le principe selon lequel la reli-
gion de l'Etat est I'islam, les réformes bourguibiennes ont tendu à affir-
mer clairement deux principes : la prise en charge de la société par l'Etat,
au niveau des moeurs, des traditions familiales et domestiques, et la laï-
cité de fait de l'Etat. Le résultat paradoxal est que cette politique a abouti
d'un côté à l'évacuation des religions minoritaires, et d’un autre côté à
une réislamisation des institutions, en particulier le statut personnel. Ce
mouvement a été favorisé par les tendances et effets de la démocratie
populiste.
Sur ce point, la Tunisie n'échappe pas à la règle générale vécue par les
Etats musulmans : la démocratie populiste prépare infailliblement la voie
aux intégrismes. Le pays peut se vanter aujourd'hui d'avoir échappé à la
montée violente de l'intégrisme qu’a connue le monde islamique.
Pourquoi ?
Dans l'ensemble du monde musulman, la Tunisie est l'un des rares pays
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qui ont échappé à la montée de l'intégrisme et à la violence idéologique.
Le pays est caractérisé par l’existence d'une législation familiale sans
équivalent dans le monde islamique, un code pénal sans pareil avec la
conception islamique de la pénalité, des moeurs caractérisées par l’esprit
de conquête des classes anciennement exclues de la promotion sociale, un
développement généralisé de la scolarisation, de l’émancipation des
femmes et de la mixité. Mais, par-dessus tout, la pratique religieuse
semble être totalement contrôlée par l'Etat et ceci va de pair avec une sta-
bilité politique certaine. Pour ne pas remonter très loin dans l'histoire,
arrêtons notre regard au moment historique crucial de la constitution de
l'Etat indépendant puis républicain, entre 1955 et 1959. A l'époque, la
Tunisie bénéficiait déjà d'un certain nombre d'atouts qui expliquent ses
spécificités actuelles.
Les atouts historiques
Le premier élément dont il faut tenir compte est l'existence d'un Etat
national. L'évolution historique particulière de la société tunisienne, le
rôle joué par la dynastie husseïnite, l'organisation des structures territo-
riales administratives héritées du protectorat français, les éléments tirés
de la géographie du pays expliquent la présence de cet Etat relativement
centralisé. Malgré la prédominance du phénomène tribal en dehors des
grands centres urbains, la Tunisie était caractérisée, cependant, par une
homogénéité linguistique et religieuse certaine, et la dynastie husseïnite
n'avait pas peu fait pour cela
1. C'est le deuxième fait notable.
Comme tout le Maghreb, la Tunisie a été arabisée et islamisée difficile-
ment. Les révoltes de l'élément berbère montagnard ou saharien, les
schismes religieux ont tissé l'histoire tunisienne jusqu'au XIe siècle. Et
c'est sous l'impulsion des Hafcides, puis des Husseïnites, que le pays a
définitivement pris son caractère sunnite et malékite. Le système juri-
dique présentait alors un triple caractère : l'existence indiscutée d'une
référence religieuse, puisant ses sources dans les normes scripturaires, la
loi des interprètes puisant leur inspiration dans les gloses de l'école malé-
kite et la loi coutumière réglant l'essentiel de la vie pratique des tribus. Un
fait doit être noté: le pouvoir politique, constitutionnellement au service
du religieux, était quasiment tenu à l'écart de la production juridique. Des
mesures de police et de fiscalité étaient certes édictées, mais la vie du
droit se déroulait essentiellement ailleurs.
L’intangibilité de ce principe allait être clairement remise en cause par
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le mouvement réformiste au XIXe siècle. Et c'est le troisième élément dont
il faut tenir compte pour saisir la toile de fond sur laquelle s'édifiera l'Etat
indépendant. Cette tradition réformiste est des plus intéressantes à étu-
dier par la force de sa dimension innovatrice. Le mouvement réformiste
a été impulsé par les élites administratives et militaires, au contact de
l'Europe industrielle, qui s’étendait sur le monde par les différentes
formes de mise sous tutelle ou de colonisation. Il fut pris en charge, par
la suite, par les milieux traditionnels issus de la Zitouna, l'institution clé-
ricale et savante ancestrale, consciente des retards accumulés sur le plan
scientifique, sur le plan politique et sur celui des oeuvres de civilisation.
Leur revendication essentielle était une ouverture sur le monde, celui des
puissances conquérantes, et cela se manifestait surtout par un désir d'ac-
céder à la science et à la technologie industrielle, à l'univers des repré-
sentations politiques modernes, constitutionnalistes et positivistes, et au
monde du marché économique. C'est dans ce contexte que furent édictés
les deux textes politiques majeurs: le Pacte fondamental de 1857 et la
Constitution de 1 861. Ces deux textes traitaient des libertés (en particu-
lier celles des minorités religieuses et des étrangers) et de la limitation ins-
titutionnelle du pouvoir central.
Au moment de la constitution de l'Etat indépendant, un quatrième fait
doit être signalé. Le protectorat (1881-1955) a été pour la Tunisie une
période de grand réveil. Entreprise de domination, il n'eut cependant pas
le caractère dévastateur et traumatisant qu'il revêtit ailleurs. La person-
nalité tunisienne, pour l'essentiel secouée et malmenée, se revigora. L'Etat
subsistait, comme décor certes, mais assez cependant pour éviter le nau-
frage. Le protectorat, en définitive, fut assez «sérieux» pour libérer des
énergies nouvelles et révolutionnaires, au niveau de la pensée, de l'édu-
cation, et des forces politiques et syndicales, mais pas trop pour briser ou
anéantir. De telle sorte qu'on est aujourd'hui en droit de dire que la
Tunisie, par chance historique
2, tira le plus grand bienfait de sa colonisa-
tion.
Enfin, le mouvement de libération nationale fut globalement un mou-
vement de lutte diplomatique et d'action civique, dans lequel l'action vio-
lente nous fabriqua assez de héros pour fonder un sentiment national
authentique, sans créer cependant des haines irréversibles et revan-
chardes, propres à alimenter des rancunes sans cesse renouvelées.
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Le grand œuvre bourguibien
Par-delà les conflits de «leadership» ou les excès d'un gouvernement
excessivement personnalisé et centralisateur, que peut-on en définitive
retenir de l'épopée bourguibienne ?
L'homme qui symbolisa l'unité nationale et la souveraineté reconquise
faisait un retour triomphal au pays le 1er juin 1955. A partir de cette date,
il fit comprendre et dévoila peu à peu sa morale politique par ses mes-
sages et discours à la radio ou à l'occasion des grandes mobilisations de
masse. Cette morale voulait tout d'abord se démarquer par rapport au
nationalisme immédiat et «spontanéiste», à coloration arabe ou islamiste.
Le rationnel pour Bourguiba se situait ailleurs que dans l'Orient, trop faci-
le victime, à travers peuples et chefs d'un sentimentalisme sans vision,
vociférant et hargneux, mais vide et sans avenir. Toutes ses positions sur
la question palestinienne, ses retentissantes querelles avec les chefs
d'Etats arabes ou la Ligue des Etats arabes trouvent là leur explication. Sa
formation universitaire, ses goûts personnels, ses lectures, ses amitiés et
fréquentations lui donnaient un profil intellectuel qui tranchait nettement
avec «l'orientalisme» syrien, libyen, iranien ou égyptien, ou encore le
romantisme révolutionnaire d'un Ben Bella. Bourguiba est un Arabe de la
IIIe République. Arabe, parce que profondément instruit, en particulier
grâce au collège Sadîki, de la tradition littéraire juridique et religieuse
arabo-islamique (il connaissait fort bien ses théologiens et poètes). De la
IIIe République, parce qu'il intériorisait parfaitement, grâce au lycée et à
la faculté de droit de Paris, Descartes et les Lumières. Et je présume que
Kant a dû laisser quelque trace dans son intelligence. Homme d'action,
machiavélien, parfois hélas «politicard», il supportait cependant très mal
la misère intellectuelle de la majorité des chefs d'Etats arabes ou africains.
Il aimait Senghor.
L'homme politique abordait donc la gestion de l'Etat et de la société,
armé d'une morale émancipatrice, dont le grand objectif était de consti-
tuer le Citoyen. Or, point de Citoyen, pour Bourguiba, sans :
la libération de la femme et l'harmonie parentale ;
l'amélioration des conditions matérielles et psychologiques de l'exis-
tence qu’il résumait en une expression: «La joie de vivre» ;
la lutte contre les archaïsmes de la société traditionnelle, qu'ils plongent
leurs racines dans les structures de parenté et les types matrimoniaux ou
dans les croyances, valeurs ou représentations coutumières ou religieuses
;
la diffusion du savoir scientifique.
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Résistances et archaïsmes
La réalisation de ce vaste programme allait évidemment se heurter aux
résistances de la société, encore attachée à ses visions traditionnelles.
Bourguiba tenait ces résistances, en particulier celles qui s'alimentaient
aux institutions et croyances religieuses, pour des archaïsmes. Mais pour
les combattre et en venir à bout, il disposait d'un certain nombre de
moyens et de supports matériels à caractère politique et civil, dans les-
quels les forces policières n'étaient pas érigées en système de gouverne-
ment. L'homme bénéficiait d'abord d'une massive et incontestable légiti-
mité historique, d'une autorité personnelle servie à la fois par le charisme,
le charme et le don pédagogique. Plus que combattant, Bourguiba fut un
pédagogue politique «suprême», sachant convaincre à la fois par la
démonstration, la foi (la bonne et la mauvaise), le théâtre, la provocation,
la dérision, la dramatisation. Il serait certainement injuste et erroné
d'identifier ses talents d'acteur aux ruses du démagogue, car l'essentiel de
sa déontologie tournait autour de la démonstration rationnelle, raison-
nante et convaincue. Le reste lui servait d'adjuvant. Au niveau de l'action,
sa politique fut réalisée par le jeu monolithique combiné de l'Etat et du
parti unique de fait, tutélaires, légiférants, mobilisant les énergies, écra-
sant les oppositions, mais surtout diffusant et renvoyant au chef sa
propre image. C'est là que l'homme Bourguiba ne fut pas à la hauteur du
politique et que ce dernier succomba à l'auto-envoûtement, ce qui donna
lieu à de graves erreurs politiques.
Les réformes centrales : une nouvelle relation du politique
et du religieux
A plusieurs occasions, le programme politique de Bourguiba allait don-
ner lieu à des affrontements avec la sensibilité ou les autorités religieuses.
Il en fut d'abord ainsi de la réforme scolaire de 1958 qui eut, entre autres,
comme objectif de «liquider» l'enseignement zitounien. Il faut également
considérer la promulgation du Code de statut personnel (
CSP) comme l'un
des affrontements les plus significatifs. Comme nous l'avons indiqué,
Bourguiba considérait que la réforme du statut familial et de celui de la
femme était à mettre au premier rang des préoccupations d'un gouver-
nement œuvrant pour la modernisation de la société. C'est ce qui
explique que la promulgation du
CSP, le 13 août 1956, précédât la procla-
mation de la République, le 25 juillet 1957, et celle de la Constitution, le
1er juin 1959. Par le
CSP, Bourguiba entendait remettre en cause la législa-
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tion admise par l'école malékite et les coutumes du pays qu'il considérait
comme contraires à l'esprit d'équité, à la dignité humaine et à l'équilibre
social. Le mariage fut placé sous la loi du consentement des époux, sa
validité ou sa dissolution attestées par un acte de l'autorité publique; la
polygamie fut interdite et sanctionnée pénalement; la répudiation fut
remplacée par le divorce judiciaire; un âge minimum fut imposé comme
condition du mariage; la contribution de la femme aux dépenses du
ménage fut établie; les lois successorales furent améliorées. Une loi sur
l'adoption, institution non reconnue par la législation islamique, fut éga-
lement votée en 1958.
Des oppositions se manifestèrent contre les réformes du statut person-
nel. Mais elles furent aisément surmontées, d'autant plus que d'émi-
nentes personnalités religieuses apportèrent leur soutien aux réformes.
Bourguiba allait également rompre avec la conception confessionnelle
de la loi. C'est pour cette raison que le système judiciaire fut unifié en
1956 et que la loi, expression de la volonté étatique, devint la loi unique
des Tunisiens, sans égard pour leurs origines religieuses.
Toujours emporté par son élan moderniste, Bourguiba allait heurter, à
d'autres occasions, la sensibilité religieuse. Il en fut ainsi, par exemple, à
propos de l'abolition des biens de main morte (
habous) ou à l'occasion de
l'établissement du calendrier hégirien, fixé par référence au calcul scien-
tifique astronomique et non par le témoignage oculaire, comme dans la
tradition ancestrale. Mais l'affaire la plus grave qui allait voir s'affronter
l'Etat et la religion fut l'affaire du Ramadan en 1960. Estimant que la tra-
dition religieuse pouvait constituer un frein au développement,
Bourguiba s'attaqua de front à la question du jeûne, l'un des cinq piliers
de l'islam. Il dénonça la baisse du rendement des travailleurs au cours du
mois du Ramadan et, jugeant que la lutte contre le sous-développement
constituait une priorité de la politique d'émancipation, il incita «ses»
musulmans à ne pas observer le jeûne. Il donna lui-même l'exemple
publiquement. Cette affaire provoqua une réelle perturbation des
consciences et l'Etat intervint pour décourager le jeûne dans les écoles,
l'armée ou les administrations publiques en jouant notamment sur les
horaires de travail. Les autorités religieuses les plus représentatives mani-
festèrent, cette fois-ci, une franche réprobation, et des limogeages eurent
lieu. Un projet d'égalité successorale entre frères et soeurs dans la succes-
sion de leurs parents fut discuté en 1973, puis retiré.
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Contrôle et interprétation
Dans sa confrontation avec les institutions religieuses, l'Etat allait utili-
ser diverses stratégies: celle du contrôle, celle de la lutte ouverte ou celle
de l'interprétation. La lutte ouverte resta assez exceptionnelle. Le contrô-
le fut imposé aux prédicateurs et les mosquées furent placées sous une
sorte de tutelle exercée par la direction des affaires religieuses, dépendant
alors du Premier ministre. L'ouverture des écoles coraniques fut soumise
à autorisation. La stratégie privilégiée fut celle de l'interprétation. Dans
les grandes occasions, Bourguiba, revenant à des schémas constitution-
nels anciens, revendiqua son titre de chef d'Etat musulman, habilité à
interpréter les textes. Le
mujâhid (combattant) se drapait de l'auréole du
mujtahid (interprète). Pour interdire la polygamie, le retour à la lettre,
mais surtout à l'esprit du Coran fut proclamé par le Chef de l'Etat lui-
même. Quant à la fameuse affaire du Ramadan, elle fut justifiée par un
hadith du prophète: «Mangez (au cours du Ramadan), pour avoir le dessus
sur votre adversaire
», prononcé dans les circonstances exceptionnelles de la
guerre. Mais pour Bourguiba, c’était bien une guerre qu’il fallait livrer au
sous-développement. Si nous devions porter un jugement sur la poli-
tique sociale et religieuse de l'Etat indépendant, nous pourrions dire que
son importance réside dans l'officialisation et la clarification d'un certain
nombre d'idéaux que la société tunisienne avait commencé à intérioriser
d'elle-même. Le rôle de l'Etat n'a pas consisté seulement à impulser, pro-
voquer
ex nihilo le changement, mais à le faire passer dans le discours offi-
ciel et l'action étatique. Autrement dit, le vrai changement s'institue à l'in-
térieur même de l'Etat et dans le rapport de ce dernier avec la religion.
Nous sommes passés de l'Etat officiellement religieux à la religion d'Etat,
conformément d'ailleurs à la constitution qui dispose : «
La Tunisie est un
Etat libre, souverain et indépendant. Sa religion est l'islam...
». La formule de
l'islam religion d'Etat ne signifie pas autre chose, sinon que la religion
s'exercera désormais dans les limites du cadre étatique. La transcendan-
ce a changé d'incarnation. C'est un véritable renversement de l'ordre des
choses : Dieu ne peut plus être placé au-dessus de l'Etat. La chose la plus
difficile n'était pas de le faire (cela s'est toujours fait) mais de le dire. Telle
est la magnifique et rare audace de Bourguiba. Ce dernier ne s'est pas
contenté de patauger, comme nombre de ses collègues, sur le terrain miné
du religieux. Il a marché comme un soldat, le pas allègre, convaincu de sa
victoire. Il voulait des énonciations claires et volontaristes et il n'entendait
pas prendre de biais les traditions, la religion et les gestionnaires du sacré.
Le temps des ruses devait prendre fin.
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La crise des années 70
Mais l'Etat tutélaire allait subir une grave crise d'autorité due à une
fronde des syndicats, de l'université, du monde agricole et des profes-
sions libérales. A partir des années 1970, la crise allait connaître différents
rebondissements sous formes de grèves, de cassures à l'intérieur même
du parti unique, de manifestations ou d'émeutes, d'émergence de mou-
vements ou de partis d'opposition. Malgré les promesses de libéralisation
et de rationalisation du fonctionnement de l'Etat, le pouvoir s'enfonça
dans la politique des reniements, de la répression, des gesticulations poli-
tiques sans lendemain, de l'instabilité ministérielle et directoriale, des dis-
cours ou actes à caractère démagogique. Cette crise s'éternisait et le
vieillissement du chef la rendait plus lancinante. Parfois, elle prenait l'as-
pect d'une véritable caricature successorale.
C'est dans ce climat d'incohérence que se développa dans le pays un
mouvement de réislamisation. Il profita tout d'abord des faveurs du pou-
voir lui-même, dans la politique qu'il menait alors contre les mouve-
ments de gauche. L'usure du pouvoir, les effets d'une démocratie sociale
au populisme trompeur et décevant, le jeu du contexte interarabe ou isla-
mique constituent autant de facteurs explicatifs de la montée du mouve-
ment islamiste. D'année en année, il allait s'amplifier et infiltrer l'univer-
sité, l'école, l'administration, et bientôt l'armée et la police. En 1986, la
Tunisie devenait le pays de l'aléatoire.
La lutte pour la succession, l'instabilité chronique du gouvernement, les
émeutes, les procès constituaient autant de signes annonciateurs d'une
période d'anarchie, sinon de guerre civile. La scène politique était domi-
née par les islamistes et ceux-ci paraissaient avoir de beaux jours devant
eux.
L’après-Bourguiba
C'est dans ce climat incertain qu’eut lieu le renversement de pouvoir du
7 novembre 1987. Il surprit tout le monde, mais fut en général accepté
comme une action salutaire. Le Mouvement de la tendance islamique, la
Ligue des droits de l'homme, le Mouvement des démocrates socialistes
de Ahmed Mestiri, le Parti communiste et le Parti de l'unité populaire lui
apportèrent leur soutien. La révolte des fils évitait au patriarcat le danger
mortel de l'anarchie et de la violence civile généralisée.
Dès le départ, la nouvelle équipe allait profiter d'une ambiguïté. Les
tendances libérales ont cru y reconnaître la fin du gouvernement person-
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nel et autoritaire, et l'instauration d'un régime de dialogue et d'institu-
tions. Les sensibilités religieuses zitouniennes ou radicales ont cru y
reconnaître la fin de la laïcité bourguibienne. Tout laissait même croire au
début de l'année 1988 qu'on s'acheminait, après les mesures de clémence
et de grâce, vers la légalisation du mouvement de la tendance islamique
devenue parti de la
Nahda (la Renaissance), après la promulgation de la
loi sur les partis politiques le 3 mai 1988. L'
UGTE, syndicat étudiant d'obé-
dience islamiste, fut reconnu en septembre 1988 ; son journal
Al Fajr (l'au-
be), reçut l'autorisation de paraître en 1990, et des concessions politiques
majeures auraient été promises sur le plan de la législation familiale.
Dans le même ordre d'idées, le pouvoir se mit à multiplier les gages d'ad-
hésion à la religion, en tant que religion de la société et de l'Etat. L'appel
aux cinq prières fut établi à la radio et à la télévision, la vision oculaire du
croissant fut restaurée pour la fixation du calendrier hégirien et des fêtes
religieuses, la présence de l'Etat et du Chef de l'Etat dans les commémo-
rations religieuses fut accentuée. Plus aucun discours officiel ne fut pro-
noncé sans le préalable de l'invocation du nom divin (
basmallah). Il devint
souhaitable de terminer les discours par un verset coranique. La presti-
gieuse Zitouna fut élevée au rang d'une université autonome. Le mufti de
la République reçut plus d'égards dans l'ordre des préséances, plus de
moyens administratifs et matériels, plus de pouvoir dans l'ordre de la
consultation. Un ministère des Affaires religieuses fut créé. Les citoyens
tunisiens, dans leur majorité, apprécièrent ce retour du religieux étatique.
Je me souviens de ces pieuses personnes, dans le cercle familial, joignant
leurs voix pour bénir ce fils chéri de la Tunisie. Mes remontrances ou
inquiétudes, devant l'état des libertés et le développement, excessif à mon
goût, du réflexe sécuritaire, étaient ou bien incomprises ou bien tenues
pour du dénigrement. «
La religion avant tout», m'avait-on alors répondu,
et on avait ajouté, comme pour me tranquilliser : «
Et puis, après tout, il res-
pecte les femmes, les vieux et les pauvres ! Et puis, regarde comme il se conduit
envers Bourguiba ! Sais-tu qu'il lui a envoyé un mouton pour l'Aïd ?
». Las ! Le
combat entre la raison et la conviction, en politique, est un combat
déloyal. Inutile de discuter ! La religion d'Etat a réellement produit ses
effets. La question religieuse n'est pas, ici, un problème de foi et de sincé-
rité mais, et c'est là son paradoxe, un problème de conduite, de constitu-
tionnalité et de consensus politique. Disons quand même, pour être quit-
te envers les consciences philosophique et religieuse, que dans ce jeu le
vrai perdant est le vrai Dieu. Il en est toujours ainsi, il ne peut en être
autrement. La religion est «
ce dont il importe le plus d'avoir l'apparence»3,
disait Machiavel. Elle est aujourd'hui en Tunisie, comme dans l'Italie de
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Machiavel et de l'après-Machiavel, l'élément constitutif essentiel du
consensus, c'est-à-dire de l'opinion majoritaire contre laquelle le petit
nombre n'osera pas s'élever, encore d'après Machiavel.
Le pouvoir, en 1988, multipliait les signes d'apaisement. Vers les ten-
dances démocratiques et libérales, un discours sur l'Etat de droit et les
droits de l'homme fut instauré, suivi de réformes institutionnelles ou juri-
diques présentées comme autant de garanties pour les libertés. Révision
de la Constitution, abolition de la Cour de sûreté de l'Etat et de la fonc-
tion de procureur général de la République, réglementation et limitation
de la garde à vue, amendement du code de la presse, institution d'un
Conseil constitutionnel, réforme des prisons, révision de la loi sur les
associations, adoption d'une loi sur les partis politiques, réforme du code
électoral, autant de signes annonciateurs d'une ère vraiment nouvelle
d'ouverture et de tolérance. Tout cela était accompagné par un discours
massif sur les droits de l'homme et la mise sur pied d'instances officielles
de protection, comme le Conseil supérieur des droits de l'homme, ou l'en-
couragement à des organismes tels que l'Institut arabe des droits de
l'homme, jouant, à côté de leurs rôles statutaires, celui de médiateur ou
de conciliateur, en particulier à travers la personne de leurs dirigeants
4.
La nomination de M. Mohamed Charfi au ministère de l'Education fut
considérée comme une garantie de choix culturels et éducatifs moder-
nistes. Il en est de même des mesures prises en 1992 en faveur des droits
de la femme (garde, pension alimentaire, nationalité). Des institutions de
contrôle de l'administration et de conciliation furent créées. Ce fut le cas
du Médiateur administratif, en 1992.
Telle est la grande ambiguïté dont furent victimes la classe politique
tunisienne ainsi qu'une partie de l'opinion universitaire.
Le déficit démocratique
Les choses allaient bientôt se découvrir sous leur jour véritable, par une
crispation, une rupture totale du dialogue, puis une large et ferme répres-
sion des islamistes, par une mise au pas des partis d'opposition et de
l'
UGTT qui devinrent des éléments familiers et inoffensifs du décorum offi-
ciel , et enfin par des menaces sérieuses et des tracasseries policières à
l'endroit des
la
LTDDH.
Parallèlement, le monolithisme partisan, que certains crurent noyé par le
7 novembre puisque ce dernier se fit en dehors de lui, revint superbement
sur la scène politique, administrative, associative, changeant de nom en
février 1988, mais ni de mentalité, ni de méthodes
5. La confusion de l'Etat
tendances démo-libérales, notamment
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et du parti reprit droit de cité dès le premier congrès du RCD en juillet
1988. Le pendule revenait à son point de départ.
Il faut reconnaître que les islamistes manquèrent de tact politique et
provoquèrent cette crispation sécuritaire. Ils crurent qu'une stratégie à
l'algérienne réussirait en Tunisie. Le meurtre par le feu de deux gardiens
du comité de coordination de Bab-Souika à Tunis, condamné par certains
dirigeants de
Nahda, le développement de la violence, la découverte d'ar-
senaux, l'infiltration des forces de l'ordre et de l'armée devaient fatale-
ment conduire au raidissement. L'Etat a donc été contraint de jouer jus-
qu'à son terme la logique de la sécurité. Mais il ne faut pas non plus
oublier que les données tunisiennes ne sont pas celles de l'Algérie. La
Tunisie a été sauvée de l'anarchie sanglante, non point par la seule vertu
des forces de l'ordre, mais par la capitalisation de ses acquis antérieurs et
de ses antécédents culturels, scolaires et sociaux. L'islamisme ne trouva
pas, au moment de la confrontation, le soutien massif qu'il espérait. Les
maquis urbains ne purent heureusement pas se constituer. Et le pouvoir,
rajeuni, expert en matière de maintien de l'ordre, d'information et de pro-
pagande, restaura l'autorité de l'Etat, ce qui fit réfléchir puis basculer une
bonne partie du terreau islamiste. Le suivisme et la nouvelle politique
religieuse de l'Etat aidant, les croyants reprirent confiance en l'Etat, ado-
ptèrent «Son» islam, et renièrent barbus et
hijab. Pratique religieuse dans
l'Etat, ni au-dessus, ni contre, ni à côté : c'est ce qui semble être aujour-
d'hui communément accepté.
L'ambiguïté que j'évoquais allait donc être levée de plus en plus claire-
ment, à partir des années 1990-1991. Les choix devenaient clairs: récupé-
ration du sentiment religieux et de ses symboles, répression systématique
de l'islamisme contestataire, mais, dans le même sillage, affirmation
d'une autorité sans faille de l'Etat visant tout mouvement s'écartant de
l'orthodoxie définie par le pouvoir lui-même, et ceci par une pratique
policière sans nuances ni états d'âme, une «justice politique» prolongeant
la police politique, des lois franchement attentatoires aux libertés fonda-
mentales, comme la loi du 1er avril 1992 sur les associations, ou présen-
tées, à grand renfort de désinformation juridique, comme de grandes lois
libérales, alors qu'elles sont contraires, dans leur contenu réel mais sur-
tout leur application, à l'esprit juridique démocratique. Il en est ainsi de
la révision constitutionnelle de 1988, des réformes du code électoral, du
code de la presse, de la loi sur le Conseil constitutionnel etc. Sur le plan
des scores électoraux, une seule observation: 99,27% en 1989, 99,99% en
1994. La presse et l'édition reçurent leurs lots : des institutions et méca-
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nismes complexes de censure directe ou indirecte furent largement
exploités. Il en est ainsi de l'Agence tunisienne de communication exté-
rieure ou de la direction du livre au ministère de la Culture, indépen-
damment des mécanismes classiques de censure du livre, des journaux et
des périodiques.
Parmi ces choix, il ne faut cependant pas omettre d'évoquer la politique
sociale de la République. Sur ce plan, le gouvernement entreprit un effort
en vue de poursuivre la grande oeuvre émancipatrice. Il s'attaqua, sur
l'initiative du chef de l'Etat, aux trous de pauvreté existant encore dans le
pays. Il poursuivit la défense des droits de la femme. Il impulsa une poli-
tique d'assainissement et d'embellissement des villes. La libéralisation de
l'économie et des relations financières ne provoqua pas de drames. Au
fond, la brise de la «joie de vivre» continue à souffler sur le pays. Le
désespoir, au niveau collectif, n'existe plus. La réalité fondamentale de la
Tunisie est là. Avec ses antécédents, ses atouts présents, ses perspectives
d'avenir, elle peut et doit agir maintenant comme un Etat légitime et fort.
La seule politique digne de cet Etat est celle d'un Etat de droit, multiple
et discipliné.
Yahd Ben Achour est professeur à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et
sociales de Tunis.
Texte déjà publié par la Revue des Sciences morales et politiques, repris par
Confluences Méditerranée avec l’aimable autorisation de l’auteur et des responsables
de la revue. Les sous-titres sont de la rédaction.
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1. Voir El Mokhtar Bey, De la dynastie husseinite ; le fondateur Hussein Ben Ali
(1705-1735/1740)
, éd. par l’auteur, Tunis, 1993.
2. L’histoire étant capricieuse, imprévisible et aléatoire.
3. Machiavel,
Le Prince, CERES Editions, Coll. Idéa, 1994, p. 81.
4. Tel est le cas de M. Hassib Ben Ammar, Président de l’Institut arabe des droits de
l’Homme.
5. Cela a été prouvé très tôt lors des élections partielles contestées de janvier 1988.
CONFLUENCES Méditerranée - N° 33 PRINTEMPS 2000
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