Page 1
www.amnesty.org
DÉCLARATION PUBLIQUE – AMNESTY INTERNATIONAL
MDE 30/5269/2022
25 février 2022
AILRC-FR
TUNISIE. LA DISSOLUTION DE LA PLUS HAUTE INSTANCE JUDICIAIRE
MENACE LES DROITS HUMAINS
La décision prise par le président tunisien Kaïs Saïed de dissoudre la plus haute instance judiciaire
indépendante du pays et de la remplacer par une institution dont le travail peut être soumis à son intervention
a anéanti le dernier véritable contrôle institutionnel de son autorité depuis qu’il a pris les pleins pouvoirs en
juillet 2021, et lui confère une mainmise sur la justice qui équivaut par son ampleur à celle de l’ancien
dictateur Zine El Abidine Ben Ali. Il s’agit d’une grave menace pour l’état de droit et les droits humains en
Tunisie, a déclaré Amnesty International vendredi 25 février.
Le Décret-loi n° 2022-11, émis par Kaïs Saïed le 12 février, dissout le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) – un
organe composé principalement de magistrats et d’experts élus qui a été créé après la révolution de 2011 en Tunisie pour
gérer le pouvoir judiciaire et protéger les juges de l’influence du gouvernement – et le remplace par un Conseil supérieur
provisoire de la magistrature, ce qui lui permet d’exercer un contrôle considérable en matière de nomination, de carrière et
de révocation des juges et des procureurs. Cette instance temporaire restera en place jusqu’à nouvel ordre tant qu’un
organe permanent ne sera pas créé pour la remplacer
- Plus de références et documents sur Legaly Docs1.
Le moment n’aurait pas pu être plus mal choisi pour procéder à des changements aussi radicaux du pouvoir judiciaire.
Depuis le 25 juillet, le président a suspendu le Parlement et la majeure partie de la Constitution, et il s’est octroyé le pouvoir
de gouverner par décret dans presque tous les domaines de la gouvernance et de la vie publique. Le Décret-loi n° 2022-
11 renforce encore le pouvoir présidentiel en affaiblissant l’indépendance et l’intégrité des juges ainsi que leur capacité de
contrôler l’exécutif.
Au cours des derniers mois, Kaïs Saïed a attaqué verbalement à plusieurs reprises le pouvoir judiciaire – notamment le
CSM – en l’accusant de corruption, de partialité et de manque de réactivité lors d’allégations de corruption et de terrorisme.
Le 5 février, il a annoncé son intention de dissoudre cet organe par décret
2. Le lendemain, des policiers ont été déployés
devant le siège du CSM, en interdisant l’entrée à ses membres.
Selon une déclaration publiée le 12 février sur la page Facebook de la présidence, Kaïs Saïed a affirmé que sa décision de
remplacer le CSM par l’instance temporaire était nécessaire pour mettre fin à ce qu’il a qualifié d’impunité pour les injustices
et il s’est engagé à respecter l’indépendance de la magistrature
3. Cependant, le Décret-loi n° 2022-11 accorde au président
le pouvoir d’entraver voire d’annuler de nombreuses décisions de cette instance, ainsi que de demander la révocation de
magistrats.
1 Article 29 du Décret-loi n° 2022-11.
2 Publication sur la page Facebook officielle de la présidence, 5 février 2022 :
https://www.facebook.com/Presidence.tn/videos/330334598837172/
3 Publication sur la page Facebook officielle de la présidence, 12 février 2022 :
https://www.facebook.com/Presidence.tn/posts/312042767620997
Déclaration publique – Amnesty International
1 1










Page 2
Aux termes de ce décret-loi, le président nommera neuf des 21 membres du Conseil supérieur provisoire de la magistrature
parmi des juges retraités, tandis que les 12 autres seront des juges de haut rang en exercice
4. En cas de siège vacant, il
peut nommer « un membre de son choix parmi les candidats qui remplissent les conditions prévues par le présent décret-
loi
5. » Il peut aussi s’opposer à la nomination, à l’affectation, à l’avancement ou à la mutation de tout magistrat par le Conseil
supérieur provisoire de la magistrature, qui doit alors proposer un autre candidat. Si cette proposition n’est pas présentée
dans un délai de 10 jours, le président nomme une personne de son choix qui remplit les conditions du poste concerné.
Le président peut également demander, de façon sommaire et sans procédure disciplinaire, que le Conseil supérieur
provisoire de la magistrature démette de ses fonctions tout magistrat qui « viole volontairement ses devoirs professionnels »
– une notion vague et excessivement large qui n’est pas définie dans le décret-loi et qui expose les magistrats à des pressions
ou des représailles potentielles
6. Selon le droit international, les juges ne peuvent être démis de leurs fonctions qu’en cas
de faute ou d’incompétence grave, à l’issue d’une procédure équitable et impartiale.
Par ailleurs, l’article 9 du décret-loi interdit catégoriquement aux magistrats de se mettre en grève ou de mener « toute
action collective organisée susceptible de troubler ou d’entraver le fonctionnement régulier des juridictions ». Cette
disposition rétablit une interdiction datant du régime de Zine El Abidine Ben Ali et réduit à néant une extension des droits
à la liberté d’expression et d’association qu’avaient obtenue les magistrats après sa chute
7. Au vu de la concentration
actuelle des pouvoirs par Kaïs Saïed et des décrets de grande portée qu’il a pris sans débat public, l’article 9 supprime en
outre complètement pour les magistrats un moyen que les Tunisien·ne·s utilisent de plus en plus pour exprimer leurs
opinions sur des lois et des politiques.
Les Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature précisent que les membres de
l’appareil judiciaire « jouissent, comme les autres citoyens, de la liberté d’expression, de croyance, d’association et
d’assemblée » mais « doivent toujours se conduire de manière à préserver la dignité de leur charge et l’impartialité et
l’indépendance de la magistrature ». Des dispositions similaires figurent dans les Directives et principes sur le droit à un
procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique.
Le droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial est garanti par le droit international, qui en fait
l’un des fondements de la protection des droits humains. Amnesty International appelle le président Kaïs Saïed à restaurer
le CSM immédiatement et à s’abstenir de toute autre mesure qui menacerait l’indépendance, l’autorité ou l’efficacité de la
justice.
Historique du Conseil supérieur de la magistrature
Sous le régime de Zine El Abidine Ben Ali, qui a dirigé le pays à partir de 1987 jusqu’à ce qu’il soit renversé par la révolution
en 2011, le président nommait tous les magistrats de Tunisie parmi des candidats proposés par le CSM, qu’il présidait lui-
même tandis que le ministre de la Justice en était le vice-président. Selon une loi adoptée en 2005, le président choisissait
en outre neuf des 19 membres du CSM, si bien que le pouvoir exécutif composait ou contrôlait une majorité de cette
instance.
4 Articles 3, 4 et 5 du Décret-loi n° 2022-11. Le Conseil supérieur provisoire de la magistrature est divisé en trois chambres : 1) le Conseil
provisoire de la magistrature judiciaire (le Premier Président de la Cour de cassation, le Procureur général auprès de la Cour de cassation, le
Procureur général directeur des services judiciaires, le Président du Tribunal immobilier, et trois magistrats retraités nommés par décret
présidentiel) ; 2) le Conseil provisoire de la magistrature administrative (le Premier Président du Tribunal administratif, le Président de chambre de
cassation le plus ancien dans son poste à condition qu’il ne soit pas également Vice-Premier Président, le Commissaire d’État général le plus
ancien dans son poste, le Président de chambre d’appel le plus ancien dans son poste, et trois magistrats retraités nommés par décret
présidentiel) ; 3) le Conseil provisoire de la magistrature financière (le Premier Président de la Cour des comptes, le Procureur général d’État, le
Vice-Premier Président, le Président de chambre d’appel le plus ancien dans son poste, et trois magistrats retraités nommés par décret
présidentiel).
5 Articles 6, 8 et 19 du Décret-loi n° 2022-11.
6 Article 20 du Décret-loi n° 2022-11.
7 Article 9 du Décret-loi n° 2022-11. Auparavant, les magistrats avaient interdiction de se mettre en grève ou de mener « toute action concertée de
nature à perturber, entraver ou arrêter le fonctionnement des juridictions », au titre de l’article 18 de la Loi n° 67-29 (1967). Cet article avait été
ajouté à la Loi n° 67-29 par la Loi organique n° 85-79 (1985).
DÉCLARATION PUBLIQUE – AMNESTY INTERNATIONAL
www.amnesty.org
2









Page 3
Après la chute de Zine El Abidine Ben Ali, les autorités provisoires ont suspendu le CSM en 2011, et un Parlement
intérimaire élu a créé un conseil provisoire de la magistrature en 2013. En 2014, la Tunisie a adopté une nouvelle
Constitution comportant des articles garantissant l’indépendance du pouvoir judiciaire en général, et plus spécifiquement
du CSM qui « garantit le bon fonctionnement de la justice et le respect de son indépendance
8. » En 2016, le nouveau
Parlement a institué un nouveau CSM en remplacement définitif de celui de l’ère Ben Ali
9.
Aux termes de la Constitution de 2014 et de la loi de 2016 portant création du CSM, les deux tiers de ses membres étaient
des magistrats majoritairement élus par leurs pairs. Le tiers restant était composé de spécialistes du droit, de la finance, de
la fiscalité et de la comptabilité élus par leurs pairs. Aucun rôle n’était accordé au sein de cette instance à des membres
du pouvoir exécutif ou législatif
10.
Le 25 juillet 2021, le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement et évincé le chef du gouvernement, Hichem Mechichi,
invoquant des pouvoirs d’exception prévus selon lui par la Constitution. Le 22 septembre, il a émis le Décret présidentiel
n° 2021-117, qui suspend toute la Constitution à l’exception du préambule et des deux premiers chapitres et lui confère le
pouvoir exclusif de gouverner par décret
11 . Le même décret supprime un organe provisoire chargé de vérifier la
constitutionnalité des projets de loi et interdit à quiconque de tenter d’obtenir l’annulation d’un décret-loi par un tribunal
administratif
12.
Normes internationales relatives à l’indépendance du pouvoir judiciaire
En conséquence du Décret-loi n° 2022-11, les tribunaux tunisiens ne respecteront plus les obligations du pays au regard
du droit international en matière d’équité des procès.
L’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel la Tunisie est partie, garantit le droit
à un procès public et équitable devant un tribunal compétent, indépendant et impartial établi par la loi. Selon le Comité des
droits de l’homme, organe des Nations unies chargé d’interpréter le PIDCP, l’indépendance du pouvoir judiciaire s’applique
notamment en matière de nomination, d’avancement, de mutation et de révocation des juges.
De plus, ce Comité a précisé : « Les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou
incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution
ou par la loi. La révocation d’un juge par le pouvoir exécutif, par exemple avant l’expiration du mandat qui lui avait été
confié, sans qu’il soit informé des motifs précis et sans qu’il puisse se prévaloir d’un recours utile pour la contester, est
incompatible avec l’indépendance du pouvoir judiciaire
13. »
L’intégrité et l’indépendance du pouvoir judiciaire sont essentielles pour le respect des droits humains.
Les Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature disposent : « L’indépendance
de la magistrature est garantie par l’État et énoncée dans la Constitution ou la législation nationales. Il incombe à toutes les
institutions, gouvernementales et autres, de respecter l’indépendance de la magistrature
14. »
Enfin, l’article 4 des Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique de la
Commission africaine des droits de l’homme et des peuples dispose que « les instances juridictionnelles sont indépendantes
du pouvoir exécutif » et que « toute méthode de sélection judiciaire doit respecter l’indépendance et l’impartialité des
magistrats ». Ces Directives et principes constituent des recommandations officielles sur le respect des obligations en
8 Articles 102, 113 et 114 de la Constitution de la République tunisienne (2014).
9 Loi organique 2016-34.
10 Article 112 de la Constitution de la République tunisienne ; articles 7, 10, 11 et 12 de la Loi organique 2016-34.
11 Articles 4, 5, 8, 11, 12 et 20 du Décret présidentiel n° 2021-117.
12 Articles 7 et 21 du Décret présidentiel n° 2021-117.
13 Comité des droits de l’homme des Nations unies, Observation générale n° 32, § 20.
14 Principe 1 des Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature.
DÉCLARATION PUBLIQUE – AMNESTY INTERNATIONAL
www.amnesty.org
3










Page 4
matière d’équité des procès qui incombent aux États signataires de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples,
dont la Tunisie fait partie.
DÉCLARATION PUBLIQUE – AMNESTY INTERNATIONAL
www.amnesty.org
4
Page: 1, 2, 3, 4