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Revue générale de droit
L’intérêt des parties dans l’abus d’exercice des voies de droit
Ndèye Coumba Madeleine Ndiaye
Volume 45, Number 1, 2015
Article abstract
The exercise of a remedy precludes a party who is entitled to demand the
respect of his prerogative, and one that must meet its obligation. Therefore, the
interests are opposed by nature as each party will work to emerge triumphant
from the conflict. Thus, there is a significant risk of abuse which justifies
punishment. A litigant should not be prejudiced by the exercise of a right. His
interests are protected by the moderation of the implementation of the rights
of other individuals. Furthermore, the notion of abuse should be framed such
as not to prejudice the interests of the various parties. Indeed, the litigants may
be deterred by the sanction in the case of an abusive legal process. It would
thus violate the access to rights which is fundamental to the achievement of
individual rights. The consecration of loyalty would prevent such abuses.
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1032034ar
DOI: https://doi.org/10.7202/1032034ar
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Éditions Wilson & Lafleur, inc.
ISSN
0035-3086 (print)
2292-2512 (digital)
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Ndiaye, N. C. M. (2015). L’intérêt des parties dans l’abus d’exercice des voies de
droit.
Revue générale de droit, 45(1), 7–46. https://doi.org/10.7202/1032034ar
Droits d'auteur © Faculté de droit, Section de droit civil, Université d'Ottawa,
2015
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A R T I C L E S
L’intérêt des parties dans l’abus d’exercice des voies de droit
Ndèye Coumba madeleiNe Ndiaye*
RÉSUMÉ
L’exercice d’une voie de droit oppose une partie en droit d’exiger le respect de sa pré-
rogative et une autre devant répondre de son obligation. Alors, les intérêts en présence
sont naturellement divergents, car chaque partie œuvrera pour sortir triomphante
du conflit. Ainsi, le risque d’en arriver à un abus est réel, et c’est ce qui justifie la sanc-
tion. Il ne faudrait pas que par l’exercice d’un droit, un justiciable soit lésé. Ses intérêts
sont ainsi protégés par la modération de l’exécution des droits des uns et des autres.
Par ailleurs, il ne faudrait pas, non plus, porter atteinte à l’intérêt des parties par un
encadrement trop élastique de la notion d’abus. En effet, la sanction de l’exercice
abusif d’une voie de droit peut dissuader les plaideurs. Ce serait, ainsi, violenter l’accès
au droit, qui est fondamental dans la réalisation des droits subjectifs. La consécration
de la loyauté permettrait d’éviter ces dérives.
MOT S - CLÉS :
Abus, caractérisation, intérêts, action, voie de droit, exécution.
ABSTR AC T
The exercise of a remedy precludes a party who is entitled to demand the respect of
his prerogative, and one that must meet its obligation. Therefore, the interests are
opposed by nature as each party will work to emerge triumphant from the conflict.
Thus, there is a significant risk of abuse which justifies punishment. A litigant should
not be prejudiced by the exercise of a right. His interests are protected by the modera-
tion of the implementation of the rights of other individuals. Furthermore, the notion
of abuse should be framed such as not to prejudice the interests of the various parties.
Indeed, the litigants may be deterred by the sanction in the case of an abusive legal
process. It would thus violate the access to rights which is fundamental to the achieve-
ment of individual rights. The consecration of loyalty would prevent such abuses.
KE Y-WORDS:
Abuse, criteria, interest, action, remedy, execution.
* Docteure en droit, Faculté des sciences juridiques et politiques, Université Cheikh Anta Diop
de Dakar.
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SOMMAIRE
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La caractérisation de l’abus et la préservation du droit d’action . . . . . . . .
I .
A .
Le pragmatisme du juge, source d’amalgames
dans la préservation du droit d’action . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1 .
Le droit d’action du plaideur à l’épreuve de la
caractérisation de l’abus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le domaine de l’abus et la valorisation du droit
d’action du plaideur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2 .
II .
B .
La nécessaire prépondérance de la loyauté dans la
caractérisation de l’abus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1 .
La loyauté, un critère équitable de caractérisation
de l’abus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les éléments fondamentaux d’appréciation
de la loyauté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2 .
L’abus et l’exercice du droit à l’exécution : à la recherche
d’un équilibre entre les intérêts en présence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’abus, un outil de veille au droit à l’exécution du créancier . . . . .
A .
La sauvegarde du droit à l’exécution du créancier
1 .
poursuivant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La sauvegarde du droit à l’exécution du tiers créancier . . .
2 .
L’abus, un correctif à la rigueur du droit à l’exécution
en faveur du débiteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’abus et la préservation de l’intérêt patrimonial
1 .
du débiteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’abus et la préservation des droits de la personnalité
du débiteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
B .
2 .
8
15
15
15
20
24
24
28
30
31
31
35
38
38
42
INTRODUCTION
L’attribution de prérogatives aux sujets de droit n’a de sens que si
ces derniers peuvent y avoir accès. L’accès au droit peut être aisé, sans
aucune forme de contestation. Au cas contraire, le droit objectif recon-
naît à tout titulaire de prérogatives la latitude de recourir aux voies de
droit pour faire respecter ses prérogatives, mais certainement pas de
manière déraisonnée. En matière juridique, l’abus n’a jamais échappé
à la sanction. Dès le droit romain, existait l’adage
Malitiis non est indul-
gendum
. Effectivement, celui qui abuse de son droit doit répondre des
dommages qu’il cause à autrui. C’est ainsi que le doyen Carbonnier a
affirmé que la théorie de l’abus de droit serait alors un « procédé
d’équité modératrice à la disposition du juge […]. Le postulat serait
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que l’excès en toute chose, et même dans le droit, est un désordre
contraire au droit; qu’il est donc dans l’office du juge, pour prévenir le
désordre, d’imposer aux titulaires de droits subjectifs une certaine
modération »
1. Telle qu’elle est perçue, la sanction de l’abus correspon-
drait alors parfaitement à la protection des prérogatives des sujets
de droit.
L’intérêt des parties dans l’abus d’exercice des voies de droit est un
sujet d’étonnement. En effet, déceler et combiner les concepts d’abus
et d’exercice des voies de droit est déjà une tâche ardue,
a fortiori, s’il
faut y adjoindre la prétention de protection des droits des parties.
Ainsi, de prime abord, qu’est-ce qu’une partie à une voie de droit?
En effet, le procès civil ou une procédure civile d’exécution n’oppose
pas toujours strictement les parties directes, par exemple le créancier
et le débiteur
2. Le procès peut intéresser des personnes considérées à
l’origine comme des tiers, mais qui, par la suite, prennent la position
de parties
3. La même observation est, à certains égards, valable pour
l’exercice extrajudiciaire des voies d’exécution
4. Ces personnes liées
dans le cadre d’une contestation ont chacune un intérêt à préserver.
D’une part, le plaignant a intérêt à faire valoir ses griefs, mais alors
faudrait-il qu’il ne soit pas privé de son moyen d’agir. D’autre part, le
créancier voudra recouvrer sa créance contre le débiteur qui, en dépit
de sa position, a tout un intérêt à la préservation d’une panoplie de
ses droits patrimoniaux et extrapatrimoniaux.
Par ailleurs, les voies de droit peuvent être considérées comme les
moyens légaux donnés aux justiciables de faire valoir leurs préro-
gatives. Elles regroupent les actions en justice (actions, défense, voies
de recours) et les poursuites en dehors de tout contentieux judiciaire,
1. Jean Carbonnier, Droit civil, t 4 : Les obligations, 22e éd, Paris, Presses Universitaires de
France, 2000 au no 234, b.
2. À côté des parties, il y a aussi des intervenants au procès qui n’ont pas la qualité de partie,
tels que les huissiers de justice et les avocats qui représentent les parties.
3. Un ayant cause peut prendre la position procédurale de son auteur si l’action a été intentée
par ce dernier, de son vivant. Certains tiers peuvent aussi être intéressés par le procès, par le
mécanisme de l’intervention. Voir Jean Vincent et Serge Guinchard,
Procédure civile, 27e éd, Paris,
Dalloz, 2003 au n
o 488.
4. Dans une procédure civile d’exécution, les ayants cause peuvent aussi prendre la place
des parties initiales. Par exemple, il a été décidé que le titre exécutoire dont pouvait se prévaloir
l’auteur profite à son ayant cause à titre particulier. Voir Cass civ 2
e, 3 novembre 2005, no 03-14.932,
(2005) Bull civ II 249, n
o 280; (2005) D IR 2826.
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précisément, les voies d’exécution5 en dehors d’une action en justice6.
Pour une étude limitée à la matière civile
7, les voies de droit concernent
alors précisément la procédure civile et les voies d’exécution
8.
La définition de l’abus n’est pas du tout homogène. Les défaillances
légales en matière de caractérisation de l’abus d’exercice des voies de
droit sont manifestes. Sur ce point, le législateur sénégalais n’a pas été
aussi perspicace que son homologue québécois, qui s’est préoccupé
de la réglementation de l’abus de procédure dans le
Code de procédure
civile
9. En droit sénégalais, il n’y a, dans le Code de procédure civile, que
5. À défaut de définition légale, la doctrine s’est attelée à la définition des voies d’exécution.
Ainsi, selon le
Lexique des termes juridiques, les voies d’exécution sont un « [e]nsemble de procé-
dures permettant à une personne d’obtenir par la force, l’exécution des actes et jugements qui
lui reconnaissent des prérogatives ou des droits ». Voir Raymond Guillien et Jean Vincent,
Lexique
des termes juridiques
, Paris, Dalloz, 2003 à la p 595. D’autres ont défini les voies d’exécution
comme les « procédures ayant pour objet d’imposer l’exécution soit d’un jugement, soit d’un
engagement ». Voir Jean Vincent et Jacques Prévault,
Voies d’exécution et procédures de distribu-
tion
, 15e éd, Paris, Dalloz, 1984 à la p 16. En Afrique, selon la professeure Anne-Marie Assi-Esso,
« les voies d’exécution sont les procédures légales qui permettent à un créancier impayé de saisir
et, dans certains cas, de vendre les biens de son débiteur afin de se payer sur le prix de la vente ».
Voir Anne-Marie Assi Esso, « Commentaire de l’Acte uniforme portant procédures simplifiées de
recouvrement et des voies d’exécution » dans
OHADA – Traités et actes uniformes commentés et
annotés
, Juriscope, 1999 à la p 724.
6. Le Code de procédure civile du Sénégal ne donne aucune définition de l’action en justice.
La définition est fournie par l’article 30 du Code de procédure civile français.
7. Seront exclus les autres domaines, notamment les matières pénales et administratives. Voir,
pour la matière pénale, Michèle-Laure Rassat,
Traité de procédure pénale, 3e éd, Paris, Presses Uni-
versitaires de France, 2001 aux n
os 184 et s. Voir, en matière administrative, Cass civ 3e, 5 juin 2012,
n
o 11-17919 (recours abusifs pour la matière administrative). Voir Arnaud Gossement, « Recours
abusifs : à quelles conditions le droit d’agir en justice contre un permis de construire dégénère-t-il
en abus? » (2 avril 2013), en ligne : Arnaud Gossement, avocat <www.arnaudgossement.com/
archive/2013/04/02/recours-abusifs-a-quelles-conditions-le-droit-d-agir-en-just.html>.
8. Ce sont les deux derniers axes du droit judiciaire privé. Le noyau central, constitué par le
droit du procès, et la dernière partie, constituée par les voies d’exécution ou procédure civile
d’exécution. La première partie, constituée par les institutions judiciaires, ne fait pas partie de
notre étude. Voir, au sujet de ce découpage du droit judiciaire privé, Jacques Héron et Thierry
Le Bars,
Droit judiciaire privé, 4e éd, Paris, Montchrestien, 2010 au no 2. La question ne présente
pas d’intérêt au regard des modes alternatifs de règlement des conflits.
9. RLRQ c C-25. Il faut apprécier la démarche du législateur québécois, qui a pris le soin de
réglementer le régime de l’abus de procédure. En effet, le législateur québécois a été plus subtil
que son homologue sénégalais. Les articles 54.1 à 54.6 de la
Loi modifiant le Code de procédure
civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression
et la participation des citoyens aux débats publics
, Projet de loi no 9 (adopté le 3 juin 2009), 1re sess,
39e lég, réglementent l’abus de procédure. Aux termes du deuxième alinéa de l’article 54.1 du
Projet de loi n
o 9 :
L’abus peut résulter d’une demande en justice ou d’un acte de procédure manifestement
mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut
aussi résulter de la mauvaise foi, de l’utilisation de la procédure de manière excessive
ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins
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deux dispositions qui font allusion à l’abus de droit. Il s’agit des
articles 278, alinéa 2
10 et 436, alinéa 211. Dans l’Acte uniforme portant
organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies
d’exécution
(AUPSRVE)12, il n’y a aucune disposition relative à l’abus. La
jurisprudence a tenté d’y remédier
13 en proposant des critères épars.
Un courant jurisprudentiel considère l’abus comme un « acte de malice
ou de mauvaise foi » ou une « erreur grossière équipollente au dol »
14.
Mais il ne faudrait pas perdre de vue les difficultés auxquelles se con-
frontent les praticiens du droit dans la définition de la notion. La raison
en est que l’appréciation de l’abus est le plus souvent une question de
fait
15. Elle dépend des conditions particulières dans lesquelles un
requérant se sert de sa prérogative d’exercer une voie de droit. Les
hypothèses d’abus dans le cadre de l’exercice des voies de droit sont
de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui
dans le contexte de débats publics.
Aussi, la Loi instituant le nouveau Code de procédure civile, Projet de loi n28 (adopté le
20 février 2014), 1
re sess, 40lég (Québec), réglemente l’abus de procédure dans ses articles 51
à 56. Le nouveau
Code de procédure civile entrera en vigueur à l’automne 2015.
10. Aux termes de cet article, « [l]orsque l’appel est déclaré irrecevable et qu’il apparaît à la
juridiction d’appel qu’il était dilatoire ou abusif, celle-ci peut condamner l’appelant à une
amende qui ne pourra pas excéder 100 000 francs ».
11. Aux termes de cet article, « [e]n cas de rejet de la demande de distraction d’objets saisis,
le juge condamnera, en outre, le demandeur à payer d’office au poursuivant telle somme qu’il
estimera convenable à titre de dommages-intérêts pour abus de procédure ».
12. Acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies
d’exécution
, OHADA, 10 avril 1998, JO no 6, 1er juillet 1998.
13. Tout commence par le célèbre arrêt
Clément-Bayard du 3 août 1915. Cette décision a sanc-
tionné un propriétaire voisin d’un terrain d’atterrissage et d’envol de ballons dirigeables, pour
avoir planté dans sa propriété des piquets de fer afin d’empêcher l’évolution des ballons, Cass
req, 3 août 1915, (1917) DP I, 79.
14. La Cour de cassation française l’a souligné dans un arrêt du 11 janvier 1973. Voir Cass civ 2
e,
11 janvier 1973, n
o 71-12.446, (1973) Bull civ II 12, no 17 (« l’exercice d’une action en justice, de
même que la défense à une telle action, constitue, en principe, un droit, et ne dégénère en abus
pouvant donner naissance à une dette de dommages-intérêts que dans le cas de malice, de
mauvaise foi ou d’erreur grossière équipollente au dol »). Voir aussi, Cass civ, 6 novembre 1946,
(1947) D, 49. Voir aussi en ce sens, Cass req, 11 juin 1890, (1891) DP I, 193; Cass civ 2
e, 16 février 1984,
n
o 82-12.399, (1984) Bull civ II no 30 (action intentée sans raison sérieuse plus de 25 ans après les
faits!); Cass com, 4 juillet 1995, (1995) 2 Gaz Pal Pan 231 (action intentée pour assouvir sa rancune
contre le président d’une société).
15. Mais il appartient à la juridiction suprême de contrôler la qualification. Le professeur Ndiaw
Diouf a eu à le souligner. Selon lui, « les juridictions de cassation exigent des juges du fond qu’ils
précisent en quoi l’exercice de l’action a dégénéré en abus ». Voir Ndiaw Diouf et al, Répertoire
de jurisprudence : procédures simplifiées de recouvrement et voies d’exécution. Recueil de décisions
des juridictions sénégalaises, 1998-2004
, Dakar, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, 2004 à la
p 27. Voir aussi cette précision en jurisprudence française : Cass civ 2
e, 6 mars 2003, no 01-00.507,
(2003) Bull civ II, 45, n
o 52; Cass civ 1re, 25 février 1986, (1986) Gaz Pal, somm 41 (annotation
H Croze et Ch Morel).
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diversifiées. Il suffit de se référer aux différentes décisions des juridic-
tions dans ce domaine pour s’en convaincre. Ainsi, sans pour autant
prétendre à l’exhaustivité, cette étude aura le mérite de cerner les prin-
cipales manifestations des excès dans lesquels peuvent verser les
acteurs intéressés, et les incidences de leurs sanctions dans la préser-
vation des intérêts des parties.
Si la théorie de l’abus de droit en elle-même ne peut être circons-
crite
16, son application à l’exercice des voies de droit17, de surcroît,
appréciée au regard de l’intérêt des parties, ne peut être que davan-
tage problématique. La question majeure qu’il convient de se poser
demeure celle de la mesure de la prise en compte de l’intérêt des
parties dans la sanction de l’abus d’exercice des voies de droit. Le
régime de l’abus d’exercice des voies de droit poursuit-il l’objectif de
préservation de l’intérêt des parties? Autrement dit, quelle est la part
de l’intérêt des parties dans le régime de l’abus d’exercice des voies
de droit?
La pertinence de cette question jure avec l’ambiguïté de la notion
d’abus applicable à l’exercice des voies de droit. L’intérêt de notre inter-
rogation réside alors en grande partie dans le fait qu’il n’y ait jamais
eu de consensus doctrinal sur la nature de l’action en justice. En prin-
cipe, tout sujet de droit a la liberté d’agir en justice en vue de faire
valoir ses droits. Est-il concevable alors d’admettre l’abus dans le cadre
d’une liberté? Cette tendance à la qualification de l’action comme étant
une liberté rend perplexe la réception de la notion d’abus dans ce
domaine. En effet, il est difficilement concevable qu’une liberté, notion
16. La doctrine a essayé de rationaliser les différents critères proposés par la jurisprudence,
sans complètement y arriver. Voir François Terré, Philippe Simler et Yves Lequette,
Droit civil : les
obligations
, 11e éd, Paris, Dalloz, 2013 aux nos 740-743. Selon certains, la conception la plus
convaincante de l’abus de droit reste celle de Josserand, selon qui l’abus est l’acte contraire au
but de l’institution, à son esprit, à sa fonction sociale, à sa finalité. Voir Philippe Le Tourneau et
Loïc Cadiet,
Droit de la responsabilité et des contrats, Paris, Dalloz, 2002 au no 6864. Voir aussi
Georges Ripert, « Abus ou relativité des droits » (1929) 49 Rev crit lég et jur 33; André Rouast, « Les
droits discrétionnaires et les droits contrôlés » (1944) 42 RTD civ 1; Antoine Pirovano, « La fonction
sociale des droits : réflexions sur le destin des théories de Josserand (À propos d’un arrêt de la
3
e Chambre civile de la Cour de cassation du 12 octobre 1971) » (1972) 12 D Chron 67 à la p 70.
17. La sanction de l’abus du droit d’agir en justice a pourtant été consacrée. En droit sénéga-
lais, l’article 278 du Code de procédure civile l’a prévue dans le cadre de l’appel. Le droit français
aussi l’a prévue. Aux termes de l’article 32-1 du nouveau Code de procédure civile français (ajouté
par le décret n
o 78-62 du 20 janvier 1978, article 14 et modifié par le décret no 2005-1678,
28 décembre 2005, article 77) : « celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive
peut être condamné à une amende civile d’un maximum de 3 000 euros, sans préjudice des
dommages-intérêts qui seraient réclamés ».
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abstraite18 distinguée du droit subjectif, puisse faire l’objet d’un
excès
19. Alors, si l’exercice d’une voie de droit est une liberté simple, le
caractère indéterminé
20 de cette prérogative déjoue toute hypothèse
d’application de la théorie de l’abus de droit. Mais, en réalité, même
s’il y a une polémique
21 sur la nature de l’exercice des voies de droit,
il faut admettre que la liberté d’agir ne peut qu’être assimilée au droit
d’agir. La liberté ne peut jaillir du néant. Elle n’a de contenu que
lorsqu’elle peut être saisie par le droit objectif. Elle n’est alors rien
d’autre qu’un parasite du droit subjectif reconnu par le droit objectif.
Autrement dit, la liberté n’a d’existence que par le contenu du droit
subjectif
22. Les textes protecteurs des droits de la personne révèlent
que les droits de l’Homme s’analysent comme des libertés dans la
mesure où ils constituent des droits naturels, attachés à l’être humain
23.
D’une manière générale, la même tendance à la confusion du droit et
de la liberté est confortée par la
Déclaration des droits de l’Homme et
18. Son appréhension n’est pas du tout chose aisée. Selon Montesquieu, « il n’y a point de
mot qui ait reçu plus de différentes significations, […], que celui de
liberté ». Voir Laurent Versini,
Montesquieu. De l’esprit des lois, I, livre 11, ch 2, coll « Folio essais », Paris, Gallimard, 1995 à la p 323.
Voir aussi le professeur François Terré, qui précise que « la liberté a toujours eu, aux yeux des
hommes, de multiples significations » : François Terré, « Sur la notion de libertés et droits fonda-
mentaux » dans Rémi Cabrillac, Marie-Anne Frison-Roche et Thierry Revet, dir,
Libertés et droits
fondamentaux
, 16e éd, Paris, Dalloz, 2010, 3 à la p 3.
19. Pour certains auteurs, la théorie de l’abus de droit ne devrait jouer qu’à partir du moment
où la prérogative a un contenu et une fonction suffisamment précis pour que l’activité puisse
être considérée
a priori comme licite. Voir Henri, Léon et Jean Mazeaud et André Tunc, Traité
théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle
, t 1, Paris, Montchrestien,
1957 au n
o 549.
20. Néanmoins, Josserand n’excluait pas les libertés du domaine de l’abus de droit. Voir Louis
Josserand, De l’abus des droits, Paris, Rousseau, 1905.
21. Selon le professeur François Terré,
supra note 18 au no 14 :
[L]a distinction de la liberté publique et du droit subjectif se manifeste notamment au
sujet de la condition du justiciable. Celui-ci dispose de la liberté d’ester en justice, c’est-
à-dire de saisir les tribunaux français pour obtenir justice […]. En outre, le justiciable est
investi d’un droit subjectif : l’action en justice, qui « est le droit, pour l’auteur d’une pré-
tention, d’être entendu sur le fond de celle-ci afin que le juge la dise bien ou mal fondée »
(art 30, al 1
er CPC); « pour l’adversaire, l’action est le droit de discuter le bien-fondé de cette
prétention » (al 2).
Pour d’autres, les deux concepts de droit et de liberté ne peuvent être détachés et sont forcé-
ment liés, à défaut de pouvoir être confondus. Voir Natalie Fricero et Philippe Pedrot, « Les droits
fondamentaux spécifiques au procès civil » dans Cabrillac, Frison-Roche et Revet,
supra note 18
aux pp 611-13.
22. « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ». Voir Versini, livre 11, ch 3,
supra note 18 à la p 325.
23. C’est ainsi qu’il faut comprendre la stratégie de ces conventions, qui, par un souci d’ac-
corder plus de protection aux droits attachés à la personne humaine, les érigent en liberté.
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du citoyen de 178924 dans les termes de son article 2, selon lesquels les
droits naturels et imprescriptibles de l’Homme « sont la liberté, la pro-
priété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Certains, plus extré-
mistes, iront même jusqu’à qualifier l’action en justice, en dehors de
toute idée de liberté, de droit subjectif
25.
Par ailleurs, cela peut paraître surprenant d’admettre que l’exercice
d’un droit puisse être à la source de la faute génératrice de responsa-
bilité. S’il est légalement admis que tout fait qui cause un dommage à
autrui est de nature à engendrer la responsabilité de son auteur
26, une
telle affirmation doit être appréhendée avec une particulière délica-
tesse en matière d’exercice d’un droit. Ces procédures instituées pour
la reconnaissance des droits subjectifs sont des prérogatives qui se
justifient par elles-mêmes en ce qu’elles sont tout à fait légitimes. Aussi,
il est nécessaire au regard de la fonction sociale de l’action en ce qu’il
tend à la réalisation de l’ordre juridique
27. Mais la solution n’est pas
aussi évidente. C’est, peut-être, ce qui justifie les difficultés de la doc-
trine et surtout les tergiversations de la jurisprudence dans la carac-
térisation de l’abus en la matière. Le droit d’agir demeure ainsi dans
l’incertitude (I). Par ailleurs, un contentieux oppose évidemment des
parties adverses. Avec l’empreinte grandissante des droits fondamen-
taux en matière de droit judiciaire privé, la tendance est à la préser-
vation, en même temps et dans la mesure du possible, des intérêts en
présence (II).
24. Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, en ligne : Légifrance <www.
legifrance.gouv.fr/Droit-français/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-
Citoyen-de-1789>.
25. Serge Guinchard et al,
Droit processuel, droit commun et droit comparé du procès, 3e éd,
Paris, Dalloz, 2005 au n
o 659.
26. Article 118 du
Code des obligations civiles et commerciales du Sénégal : « Est responsable
celui qui par sa faute cause un dommage à autrui ». En droit français, la règle est prévue par
l’article 1382 du
Code civil : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage,
oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ».
27. Roger Perrot, Cours de droit judiciaire privé, t 1, 1976-1977 à la p 41, cité par Yvon Desdevises,
« L’abus du droit d’agir en justice avec succès » (1979) D Chron IV 21 à la p 22. Cette évidence n’est
pas propre au système romano-germanique, elle est partagée par un bon nombre de systèmes
juridiques. Ainsi, en droit québécois, Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, dans leur traité
sur la responsabilité civile, situent bien le problème lorsqu’ils soutiennent que : « Tout citoyen a
le droit fondamental de s’adresser à la justice pour préserver ses droits et obtenir réparation
lorsque ceux-ci ont été lésés. Il est libre, dans les limites et conditions posées par la loi, d’utiliser
tout recours ou remède, toute action ou procédure prévus à cet effet. La sanction normale de
l’échec d’une action ou procédure judiciaire est uniquement la condamnation aux dépens ». Voir
Jean-Louis Baudouin et Pierre Deslauriers,
La responsabilité civile, 5e éd, Cowansville (Qc), Yvon
Blais, 1998 à la p 137.
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I. LA CARACTÉRISATION DE L’ABUS
ET LA PRÉSERVATION DU DROIT D’ACTION
Les efforts de la jurisprudence dans la caractérisation des critères
de l’abus d’exercice des voies de droit laissent apparaître une hétéro-
généité en la matière. En effet, les juges restent indécis dans la déter-
mination du critère de l’abus (A). Pourtant, dans un tel domaine et dans
l’intérêt des parties, la loyauté devrait être une arme capitale, pour ne
pas dire exclusive, pour les praticiens du droit (B).
A. Le pragmatisme du juge, source d’amalgames
dans la préservation du droit d’action
Il n’y a jamais eu un critère unique de l’abus de droit28. Ainsi, la diver-
sité à laquelle a recouru la jurisprudence n’est pas sans incidence sur
le sort de l’intérêt des parties  (1), même si d’un autre côté, cette
approche a permis de définir un large domaine d’application de l’abus
d’exercice des voies de droit (2).
1. Le droit d’action du plaideur à l’épreuve de la caractérisation
de l’abus
Malgré les efforts fournis par la doctrine29, il est sans conteste que
la définition des critères de l’abus relève de l’œuvre de la jurisprudence.
Les juges, non sans peine, se sont attelés à la délicate tâche de déter-
miner la faute
30 ayant fait dégénérer en abus l’exercice d’une voie
de droit. Au cas par cas et au fil du temps, les praticiens du droit ont
28. Plusieurs auteurs l’ont déjà souligné. Voir Georges Durry, qui a soutenu que « moins que
jamais, il ne paraît possible d’établir une théorie unitaire de l’abus de droit… Les tribunaux
refusent en cette matière de se laisser enfermer dans aucun système » (annotation (1972) RTD
civ 398); J Mestre, « Réflexions sur l’abus du droit de recouvrer sa créance » dans
Mélanges offerts
à Pierre Raynaud
, Paris, Dalloz-Sirey, 1985, 439 à la p 473.
29. Supra note 16.
30. Certains auteurs relativisent cette notion de faute dans le cadre de l’abus du droit d’agir
en justice. « En admettant que l’abus des droits soit une faute […] il reste encore à savoir quel
genre de faute est désigné par ce qualificatif ». Voir Boris Starck, Henri Roland et Laurent Boyer,
Droit civil : obligations, t 1 : Responsabilité délictuelle, 5e éd, Paris, Litec, 1996 au no 363. C’est sans
doute compte tenu de cette délicatesse qu’il y a à définir l’abus et pour éviter les méfaits du
pouvoir discrétionnaire du juge que le législateur québécois prend le soin de préciser la faute
constitutive d’abus. Il en est ainsi aussi bien dans la loi de 2009, portant
Code de procédure civile,
que dans celle de 2014. Les juges font une application fidèle des dispositions légales. Voir, pour
les applications jurisprudentielles de l’abus de procédure, Raphaël Lescop,
L’abus de procédure
en droit québécois
, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.
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proposé des critères divers, faisant ainsi preuve de pragmatisme.
Aucun critère n’a été en permanence retenu ou privilégié
31. L’objectif
à atteindre, c’est la sanction de la faute selon la spécificité de l’espèce.
Il est vrai que ce qui peut être abusif dans un cas peut ne pas l’être dans
un autre. Traditionnellement, la position de la jurisprudence dans la
définition de l’abus semble s’orienter,
a priori, vers des comportements
graves, intentionnels de la part du plaideur. Ainsi, la Cour de cassation
française a considéré que « l’exercice d’une action en justice […] cons-
titue, en principe, un droit, et ne dégénère en abus pouvant donner
naissance à une dette de dommages-intérêts que dans le cas de malice,
de mauvaise foi, ou d’erreur grossière équipollente au dol ». Cette posi-
tion fut longtemps dominante
32. Mais progressivement, dans une
optique de freiner la prolifération d’actions non fondées, « la juris-
prudence en arrive pratiquement à sanctionner des agissements
simplement téméraires ou dilatoires »
33. Ce constat est général et le
relâchement des juges est même allé au-delà. Cela ne veut pas dire
pour autant que le critère de l’intention de nuire est abandonné. Au
Sénégal, des décisions récentes en font le fondement de la sanction
de l’abus. Ainsi, dans un jugement du Tribunal régional hors classe de
Dakar rendu le 9 décembre 1998, les juges ont considéré que l’abus
d’ester en justice n’est pas fondé, car « aucun élément établissant l’in-
tention de nuire ou la mauvaise foi du demandeur »
34 n’a été relevé.
La même conclusion est rendue par un jugement plus récent de la
même juridiction le 13 mai 2005, où les juges ont eu à rappeler que
« l’exercice d’un droit, singulièrement celui d’ester en justice, ne dégé-
nère en abus que si son auteur a agi dans l’unique but de nuire aux
intérêts du défendeur »
35. Ainsi, les juges, n’ayant pas relevé une inten-
tion malveillante du plaignant, ne l’ont pas sanctionné pour abus de
droit. Cependant, une tendance de plus en plus accentuée est que les
31. La jurisprudence n’a entériné, de manière permanente, aucun des critères avancés par la
doctrine.
32. Nous l’avons déjà souligné. Voir supra note 14. Voir aussi Marie-Reine Renard, « L’abus du
droit d’agir en justice » (2007) 144 Gaz Pal 1522 à la p 1525. C’est la solution qui semble la plus
partagée par la doctrine à l’échelle internationale. Au Québec, dans un article traitant de cette
question de l’abus de procédure, Pierre Larouche en donne la définition suivante, laquelle est
tirée du droit français : « [Est] abusive la procédure faite avec intention de nuire, esprit de chicane,
témérité et légèreté blâmable, ou celle entachée d’une erreur grossière équipollente au dol »,
Pierre Larouche, « La procédure abusive » (1991) 70 R du B can 650 à la p 665.
33. H Solus et R Perrot, Droit judiciaire privé, t 1, Paris, Sirey, 1961 au no 119.
34. Tribunal régional hors classe de Dakar, 9 décembre 1998,
El Hadji Diop c Arona Ndoye, inédit.
35. Tribunal régional hors classe de Dakar, 13 mai 2005,
Établissements « Seyni Mbaye » c Ste
Getma Senegal SA, inédit.
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juges sanctionnent les plaideurs sur le fondement de l’abus de droit
par la seule existence d’une faute quelconque. Ainsi, n’importe quelle
faute, comme dans le cadre de la responsabilité civile, peut être de
nature à engager la responsabilité des parties au procès pour abus
de droit
36. Ainsi, dans un jugement du 9 décembre 1998 rendu par le
Tribunal régional hors classe de Dakar, opposant le Fonds de promo-
tion économique  (FPÉ) à la Compagnie bancaire de l’Afrique de
l’Ouest (CBAO)
37, le demandeur a été sanctionné parce qu’il n’avait pas
d’argument pertinent pour soutenir sa prétention. Dans cette affaire,
il a été reproché au FPÉ d’avoir prétendu au remboursement des frais
engagés par la Banque pour la vente de l’immeuble, objet de la
garantie, alors que le règlement intérieur de son établissement préci-
sait sans ambiguïté que ces frais lui étaient imputables. C’est ainsi que
le juge a retenu sa responsabilité et l’a condamné pour procédure abu-
sive, pour avoir poursuivi la Banque en justice « sur une base aussi
légère », l’obligeant ainsi à supporter les frais du procès pour assurer
sa défense. Dans cette affaire, il convient de se demander si le FPÉ avait
vraiment l’intention de causer un préjudice à son adversaire. Si l’inten-
tion de nuire peut se définir comme « la conscience de causer un
préjudice, sans avantage pour l’auteur du comportement domma-
geable »
38, nous pouvons nous permettre de douter de l’existence
d’une telle volonté de la part du FPÉ. Il est vrai que si la règle de droit
est claire, les faits non équivoques, l’initiative processuelle d’une partie
est,
a priori, suspecte. Mais cela ne prouve en rien son intention mal-
veillante. Il aurait pu légitimement croire au caractère abusif de la
clause contractuelle. Cela ne fait que confirmer la difficulté qu’il y a à
prouver la mauvaise foi, car les faits des différentes espèces montrent
que certaines attitudes des initiateurs (comme dans le cas d’espèce)
peuvent facilement être interprétées dans un sens ou dans un autre.
Quant à la Cour de cassation [française], elle admet que l’abus
du droit d’agir puisse être retenu sans que la preuve d’un acte
de malice ou de mauvaise foi soit nécessairement rapportée
39.
36. À ce titre, au Québec, les dispositions du Code de procédure civile sont très explicites. La
fourchette de définition des cas d’abus de procédure est très large, si l’on se réfère aux disposi-
tions de l’article 54.1, alinéa 2 Cpc.
37. Affaire inédite.
38. Pirovano,
supra note 16 à la p 67.
39. Cass civ 2
e, 10 janvier 1985, (1985) Gaz Pal I Pan 113 (annotation Serge Guinchard). Voir
Gérard Cornu et Jean Foyer,
Procédure civile refondue, 3e éd, coll « Thémis. Droit privé », Paris,
Presses Universitaires de France, 1996 à la p 326.
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Il suffit que le droit d’agir en justice soit détourné de sa fonc-
tion sociale et que le plaideur n’agisse pas pour demander
justice mais, par exemple, pour faire pression sur son débi-
teur
40 ou pour assouvir une névrose41.42
Cette conception de la faute adoptée dans l’abus de droit processuel
peut certainement être justifiée. En effet, elle peut être le résultat de
la volonté de protection d’autres priorités telles que l’intérêt du service
public de la justice qui veille à ce que les encombrements des juridic-
tions soient évités. Cependant, le relâchement du critère confiné dans
l’intention de nuire pose, en quelque sorte, la question de l’adéquation
de l’abus à l’effectivité du droit d’action des plaideurs. Il est légitime
de se poser la question de savoir si cette approche de la caractérisation
de l’abus est compatible avec l’intérêt des sujets de droit à sauvegarder
leur liberté d’agir. Les conséquences néfastes de la « légèreté » de la
caractérisation de l’abus au regard des droits des plaideurs sont innom-
brables. Une action en justice est souvent comprise comme une attaque,
une agression, et non simplement comme l’exercice d’un droit légi-
time
43. Ainsi, les réactions des justiciables sont diverses selon l’objet
en jeu ou les parties en présence. Alors, la loyauté n’est pas, le plus
souvent, au rendez-vous des règles du jeu. Tous les moyens sont bons
pour faire tourner le procès en sa faveur. En effet, il est sans conteste
que le moyen de l’abus peut être détourné de son objet. Les défen-
deurs peuvent l’invoquer rien que pour recevoir des dommages-
intérêts en vue de recouvrer les frais du procès, précisément, les frais
40. Cass com, 12 janvier 1976, (1977) D 141 (annotation Chartier).
41. Cass civ 3
e, 12 février 1980, (1980) JCP IV 168; Olivier De Nervo, « Le plaideur obsessionnel »,
20 octobre 2004, Gaz Pal 2 et s; Fabrice Lemaire, « Les requérants d’habitude » (2004) RFDA 554;
Paul Cassia, « Entre droit et psychiatrie : la quérulence processuelle » (2006) 22 AJDA 1185; Jean-
Pierre Marguénaud, « La revanche européenne du plaideur compulsif frappé d’incapacité » (2009)
RTD civ 677 à la p 681.
42. Nicolas Cayrol, « Dommages-intérêts et abus du droit d’agir », 2013, en ligne : HAL
<hal-01017593> à la p 5.
43. Cette conception de l’action en justice a une très grande notoriété. En jurisprudence
québécoise, le juge Chaput dans l’affaire
Juneau c Taillefer, [1992] RJQ 2550 à la p 2567 (CS) s’est
exprimé en ces termes :
Une action en justice est souvent vécue comme une forme d’attaque, surtout dans les
matières de droit matrimonial ou familial. Tous n’y répondent pas de la même façon; il est
possible que cela cause des malaises, engendre du stress, crée de l’anxiété, avec plus ou
moins d’intensité selon l’objet en jeu et les parties en opposition.
Le jugement du juge Chaput a été confirmé par la Cour d’appel : Juneau c Taillefer, [1996] RJQ
2219 (CA).
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irrépétibles44. S’il s’avère que la tendance des juridictions dans la carac-
térisation de l’abus est à l’adoption de critères extensifs, les sanctions
vont se multiplier, ce qui, inévitablement, entraînera des hésitations
pour les justiciables à faire valoir leurs droits en justice. Il ne faudrait
pas que l’abus de droit processuel, moyen servant normalement à
sanctionner le zèle des plaideurs, soit finalement une arme au profit
des plaideurs indélicats, au détriment du droit d’action. La Cour d’appel
du Québec a eu à le préciser dans l’affaire
Royal Lepage45 en ces termes :
La faute civile consistant en l’abus d’ester constitue une limite
au droit fondamental de s’adresser aux tribunaux. […]. Il faut
donc dans son interprétation balancer des intérêts et des
valeurs contradictoires et se rappeler qu’il faut éviter une inter-
prétation qui dissuaderait tout plaideur de faire valoir, de
bonne foi, une thèse nouvelle ou fragile.
La probabilité d’en arriver à cette hérésie est loin d’être négligeable.
En effet, de nos jours, le recours aux tribunaux n’est pas le seul moyen
de faire valoir ses droits. Il existe d’autres modes parallèles ou alterna-
tifs de règlement des conflits
46, de plus en plus encouragés, ouverts
aux sujets de droit. D’ailleurs, l’incitation à recourir à ces modes de
justice peut être l’une des causes de l’allègement de la définition du
critère de l’abus. La justice est un service public, il faut garantir son
efficacité. Cependant, cette cause, si noble soit-elle, ne peut primer la
liberté d’agir en justice, qui est un droit fondamental
47. Cette inquié-
tude a déjà été soulignée lorsque le professeur Jean Vincent précisait
qu’« il ne conviendrait pas que l’exercice de l’action, prérogative essen-
tielle pour la défense des droits, se trouvât enfermé dans les limites
trop étroites. Il faut que le plaideur bénéficie d’une relative immu-
nité »48. Par ailleurs, l’ouverture du domaine de l’abus peut couvrir
favorablement le droit d’action du justiciable.
44. Certes, la juridiction suprême est là pour contrôler la qualification de l’abus, mais que faire
si elle-même a tendance à se suffire de critères objectifs d’appréciation de l’abus?
45. Royal Lepage Commercial inc c 109650 Canada inc, [2007] QCCA 915 au para 42 (disponible
sur CanLII) [Royal Lepage].
46.
Il en est ainsi de l’arbitrage, de la transaction et de la conciliation. On connaît la célèbre
formule de Balzac selon laquelle « mauvais arrangement vaut mieux que bon procès », Honoré
de Balzac, « Les illusions perdues » dans
La comédie humaine, t 5, Paris, Gallimard, 1977 à la p 730.
47. Guinchard et al,
supra note 25 au no 660 et s.
48. Jean Vincent,
Procédure civile, 17e éd, Paris, Dalloz, 1994 au no 15, cité par R Martin, « De
l’abus du droit d’action à l’article 700 du nouveau Code de procédure civile » (1976) JCP IV 6630.
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2. Le domaine de l’abus et la valorisation du droit d’action
du plaideur
L’abus de l’exercice des voies de droit a une portée très large. Il peut
s’agir de l’abus des voies d’action, comme il peut s’agir de l’abus des
voies d’exécution. Dans le cadre du procès, l’abus peut être invoqué
« en première instance aussi bien que sur voie de recours, au principal
comme sur incident, devant le juge du fond comme devant le juge des
référés, l’abus du demandeur comme l’abus du défenseur »
49. On aurait
tendance à comprendre l’abus particulièrement dans l’hypothèse de
la demande en justice. Ce serait là une médiocre compréhension de
l’action en justice, dans la mesure où l’action en justice, c’est le droit
de soumettre une prétention au juge, mais aussi le droit de discuter le
bien-fondé de la prétention
50. L’abus du droit d’agir en justice est alors
admissible aussi bien en demande qu’en défense. Ainsi, le défendeur
qui, en résistant abusivement aux prétentions de son adversaire, le
contraint à intenter une action peut être sanctionné
51. Un auteur a
pu souligner : « il y a en effet matière à abus aussi bien dans le fait de
contraindre injustement son adversaire à plaider que dans celui de
provoquer des incidents d’instance dans un but dilatoire »
52. Cette
position est partagée par la plupart des systèmes juridiques; il en est
ainsi en droit québécois où les juges de la Cour d’appel ont, dans
l’affaire
Viel53, précisé ce large domaine de l’abus de procédure.
Néanmoins, le seul fait de la condamnation du défendeur n’établit
pas qu’il ait abusé de son droit de défense. La résistance opposée par
49. Loïc Cadiet et Philippe Le Tourneau, « Abus de droit » dans Répertoire civil Dalloz, Paris,
Dalloz, 2002 au n
o 450. En faveur de l’abus du droit d’agir en référé, voir le revirement opéré par
l’arrêt Cass com, 2 mai 1989, (1989) Bull civ IV, n
o 143; [1989] RTD civ 806 (annotation Normand).
50. Voir la définition de l’action en justice fournie par l’article 30 du
Code de procédure civile
français. Voir, pour les controverses doctrinales sur la notion d’action en justice, Guinchard et al,
supra note 25 aux pp 1130-38.
51. Cass civ 1
re, 5 avril 1954, (1954) Gaz Pal I 379.
52. Jean Vincent,
Répertoire en procédure civile, 2e éd, Paris, Dalloz, 1978, vo Action, no 9 et s.
53. Voir
Viel c Entreprises immobilières du terroir ltée, [2002] RJQ 1262 (CA), 2002 CanLII 41120
(QC CA). Il ressort de ce jugement que l’abus de procédure consiste en une faute commise à
l’occasion d’un recours judiciaire et peut prendre l’une des hypothèses suivantes :
1) la contestation judiciaire de mauvaise foi dès le départ, en demande ou en défense
d’un droit non existant. C’est le cas lorsque la partie fautive, « […] de mauvaise foi,
et conscient[e] du fait qu’[elle] n’a aucun droit à faire valoir, se sert de la justice comme
[si elle] possédait véritablement un tel droit »,
ibid au para 75; ou
2) la multiplication des procédures et la poursuite inutile et abusive du débat judiciaire
en cours de route. C’est le cas de « l’abuseur qui réalise son erreur et s’enferme dans sa
malice pour poursuivre inutilement le débat judiciaire »,
ibid au para 84.
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une partie, se trouvant dans une certaine mesure justifiée par le rejet
de certaines des prétentions de son adversaire, ne peut pas constituer
une faute génératrice d’un préjudice
54.
L’abus peut aussi être commis dans le cadre des voies de recours.
Celles-ci sont ouvertes aux justiciables pour écarter les risques d’erreur
ou sanctionner l’injustice des décisions des premiers juges. Cependant,
elles allongent en même temps le procès. Les plaideurs peuvent alors
y recourir rien que pour retarder la sanction. Ils les auront alors utilisées
dans un but purement dilatoire. La théorie de l’abus de droit permet
de limiter cet inconvénient. Ainsi, l’abus de droit peut être sanctionné
dans le cadre de l’appel
55, la jurisprudence en ce sens est abondante56.
Cela se comprend en raison de l’effet suspensif de cette voie de recours.
La portée de l’admission de l’abus de droit en appel est loin d’être
négligeable. En effet, sur le fondement de l’effet dévolutif de l’appel,
les juges du second degré peuvent, sous le contrôle de la Cour de
cassation, sanctionner pour abus une demande ou une défense admise
en premier ressort
57. Quant au pourvoi en cassation, sa particularité
rend subtile l’admission de l’abus à ce niveau du procès. En effet,
54. Cass civ 1re, 30 novembre 1971, (1971) Bull civ I no 300. Après de nombreuses hésitations,
la Cour de cassation française a précisé que n’est pas légalement justifiée la décision qui se borne
à énoncer que le comportement fautif du défendeur peut être interprété comme des réticences
inexpliquées, lesquelles ont contraint le demandeur à entreprendre un recours en justice pré-
judiciable parce qu’onéreux et source de frais irrépétibles, un tel motif ne faisant pas apparaître
que la résistance du défendeur ait revêtu un caractère abusif. Voir Cass civ 2
e, 20 décembre 1973,
(1973) Bull civ II 279, n
o 342; Cass civ 3e, 18 février 1998, (1998) JCP IV no 1809.
55. Cependant, il faut préciser que le fait pour les appelants d’invoquer les mêmes moyens
que ceux qu’ils ont présentés devant les premiers juges et qui ont été explicitement rejetés par
ces derniers ne constitue pas à lui seul un abus du droit d’appel (Cass civ 3
e, 16 janvier 1991,
(1991) D Somm 323 (annotation J-L Aubert); (1991) Bull civ III 15 n
o 26). Admettre l’abus dans une
telle hypothèse aurait privé de tout intérêt la voie de l’appel.
56. Dans la jurisprudence sénégalaise, voir CA Dakar, arrêt n
o 96 du 6 février 2009, Consorts
Thioye c Amadou Ly dit Yaya
, (2011) 1 Bulletin des arrêts rendus par la Cour d’appel de Dakar en
matière civile et commerciale aux pp 164-66; CA Dakar, arrêt n
o 197 du 22 février 2010, héritiers
de feu Oumar Gueye c héritiers de Laty Ndiaye
, ibid aux pp 212-15; CA Dakar, arrêt n° 351 du
22 avril 2010,
Hôtel Novotel c Jorgen Runholm aux pp 221-24 [Hôtel Novotel]. Voir, pour la jurispru-
dence française, Cadiet et Le Tourneau,
supra note 49 au no 150 et s. L’exercice du droit d’oppo-
sition a donné lieu à beaucoup moins de jurisprudence. Il a, par exemple, été jugé que la
condamnation d’un mari à des dommages et intérêts envers sa femme demanderesse en sépa-
ration de corps est légalement justifiée par la décision relevant que l’opposition du mari à un
précédent jugement par défaut, repoussant sa demande de prorogation d’enquête, démontre
le caractère dilatoire, vexatoire et de mauvaise foi d’une procédure manifestement engagée
en vue de retarder la liquidation de la communauté. Voir Cass req, 10 mai 1937, (1937) DP I 82
(annotation H. L.).
57. Desdevises, supra note 27 à la p 21.
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devant la juridiction suprême, les parties ne soulèvent pas des argu-
ments de fond. Seules des questions de droit sont soulevées et traitées
par le juge. Néanmoins, le droit français n’a pas minimisé cette possi-
bilité d’abus de recours devant la Cour de cassation
58.
L’élargissement du domaine de l’abus est louable. L’abus ne doit pas
être favorisé dans aucun domaine juridique. On le sait, il a été institué
pour assurer la police de l’exercice d’un droit subjectif. II aurait été
regrettable que la réception de la théorie de l’abus soit cantonnée en
première instance dans le cadre de la demande en justice. Tous les
efforts fournis en vue de contrecarrer les actions mal intentionnées
auraient été vains. Le contentieux devant le juge ne se limite pas en
première instance. Des voies de recours sont prévues pour assurer une
meilleure protection des droits des justiciables. En première instance
comme en appel, les parties présentent des arguments pour assurer
leur défense. C’est dans le cadre de celle-ci que des abus peuvent être
commis. Quel serait alors l’intérêt de sanctionner la faute en première
instance et de permettre qu’elle puisse être commise en appel ou en
cassation? Seulement, cet argument ne peut prospérer que compte
tenu de la portée de la caractérisation de l’abus. Il ne sert à rien de
prétendre protéger une partie par l’entremise d’un abus « fictif » en
hypothéquant parallèlement le droit d’action. Dans deux affaires
jugées le 12 décembre 2013, la Cour de cassation encadre la notion
d’abus du droit d’agir en justice. Dans la première affaire
59, un salarié
ayant saisi la juridiction prud’homale avait finalement choisi de se
désister après la tentative de conciliation, sans avoir déposé aucune
pièce ni motivation. La Cour d’appel y avait alors vu le signe d’un usage
injustifié de la procédure judiciaire. Dans la seconde affaire60, un
employeur avait interjeté appel d’un jugement avec, selon la Cour
d’appel, une argumentation faible et une « insuffisance manifeste au
niveau de la preuve » ayant pour objectif d’allonger les délais de justice
au détriment du salarié. Dans les deux cas, la Cour d’appel avait donc
58. Modifiant la disposition générale de l’article 581 du nouveau Code de procédure civile,
l’article 628 édicte en effet que : « [l]e demandeur en cassation qui succombe dans son pourvoi
peut, en cas de recours jugé abusif, être condamné à une amende civile dont le montant ne peut
excéder 20 000 F et, dans les mêmes limites, au paiement d’une indemnité envers le défendeur ».
L’essentiel ici tient au plafonnement de l’indemnité sanctionnant l’abus, qui s’explique par la
spécificité du débat en cassation. Voir Cadiet et Le Tourneau,
supra note 49 au no 163.
59. Cass soc, 12 décembre 2013, n
o 12-20.575, en ligne : Actualités du droit <http://actualites
dudroit.lamy.fr/Accueil/Articles/tabid/88/articleType/ArticleView/articleId/123834/Quand-
commence-labus-du-droit-dagir-en-justice-.aspx>.
60. Cass soc, 12 décembre 2013, n
o 12-21.979, ibid.
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considéré que ces agissements constituaient des actions dilatoires et
abusives et avait condamné les fautifs à une sanction pécuniaire. Les
hauts magistrats ne sont pas de cet avis, puisque selon eux, ces agis-
sements ne constituent pas une faute faisant dégénérer en abus le
droit d’agir en justice. Aussi, la jurisprudence ne s’est pas hasardée à
punir le seul fait d’avoir perdu son procès
61. Cela aurait été un non-sens
que de condamner, systématiquement, une partie qui aurait agi en
justice à tort. En effet, la matière juridique est parsemée d’incertitudes
et l’action en justice est par essence aléatoire. C’est d’ailleurs ce qui la
fonde, car les droits non contestés sont mis en œuvre en toute quié-
tude. Le plaideur, initiateur du procès, peut se méprendre, en toute
bonne foi, sur le bien-fondé de son droit. Aussi, pendant longtemps,
l’abus du droit d’agir ne pouvait se concevoir en cas de succès, même
partiel, de l’action
62. Logiquement, l’exercice avec succès du droit
d’agir en justice ne saurait être abusif
63. C’est ainsi qu’il a été décidé
qu’une cour d’appel ne peut pas, sans heurter la logique, tout à la
fois confirmer une décision de condamnation au fond qui lui était
déférée et conclure à l’existence d’un abus dans l’exercice des voies
de recours
64.
Par ailleurs, l’extension du domaine de l’abus n’empêche pas qu’il y
ait des droits qui ne sont pas susceptibles d’abus. Il en est ainsi des
droits discrétionnaires
65. À titre illustratif66, ne peut faire l’objet d’abus
le droit de défendre sa propriété contre l’intrusion d’autrui
67. Par
ailleurs, le droit de rétention a pu être perçu comme une prérogative
qui ne peut faire l’objet d’abus. Mais cette idée, même si elle a été
61. Solus et Perrot, supra note 33 au no 114 à la p 112. Voir contra, TR Dakar, 2 novembre 2004,
Sagor Diop c SDV dans Diouf et al, supra note 15 aux pp 25-27.
62. Cass civ 1
re, 14 octobre 1964, (1964) Bull civ I no 448; Cass civ 2e, 11 mars 1987, (1987) Gaz
Pal I Pan 114; Voir
contra : Cass civ 2e, 16 juin 1993, (1993) JCP IV 2118 (qui admet qu’une cour
d’appel, tout en accueillant favorablement son appel, ait pu condamner l’appelant pour abus
de droit; mais, en l’espèce, l’abus ne tenait pas à l’exercice de l’appel : c’était un abus de défense
en première instance, le défendeur ayant tu sa véritable situation juridique [d’usufruitier et non
pas de nu-propriétaire] jusqu’au transport du tribunal sur les lieux).
63. Cass civ 2
e, 18 novembre 1971, (1972) D somm 39; Cass civ 3e, 2 mai 1976, (1976) D IR 221.
Voir
contra, Cass com, 11 mai 1999, no 98-11.392, (2000) D somm 96 (annotation Honorat). Voir
aussi Desdevises,
supra note 27 à la p 21.
64. Cass civ 2
e, 5 juillet 2001, (2001) Resp civ et assur no 312.
65. Rouast,
supra note 16.
66. Philippe Malaurie, Laurent Aynès et Philippe Stoffel-Munck,
Les obligations, 6e éd, Paris,
LGDJ, 2013 au n
o 121.
67. Cass civ 3
e, 7 novembre 1990, (annotation M Giannotti), « La défense du droit de propriété
contre un empiètement ne saurait dégénérer en abus » (1991) RD I 303.
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soutenue par une partie de la doctrine68, est controversée en jurispru-
dence
69. Dans tous les cas, l’exercice d’un droit ne peut être validé si
son titulaire est animé de mauvaise foi. Seule la loyauté peut demeurer
un critère permanent d’appréciation de l’abus.
B. La nécessaire prépondérance de la loyauté
dans la caractérisation de l’abus
Discipline où chaque partie œuvre à défendre ses intérêts, la pro-
cédure civile est un terrain où l’égoïsme ne se fera pas prier. C’est la
raison pour laquelle le juge doit faire preuve de vigilance en mettant
en avant la loyauté (1). Pour y arriver, il ne devrait pas ignorer certains
facteurs qu’il faudrait impérativement intégrer (2).
1. La loyauté, un critère équitable de caractérisation de l’abus
La question est de savoir s’il faut, pour admettre l’abus, se contenter
de toute faute commise dans l’exercice des voies de droit ou, au
contraire, s’il faut nécessairement établir l’existence de la mauvaise foi
du plaideur. La référence à la mauvaise foi du plaideur est, sans nul
doute, la solution la plus cohérente et la plus rationnelle au regard de
la liberté d’agir en justice. Toute personne a le droit de saisir le juge en
vue de faire valoir ses prérogatives. Or, de plus en plus, l’abus du droit
d’agir est retenu même si le justiciable est de bonne foi ou n’a nulle-
ment l’intention de causer un préjudice. Mais il convient de s’interroger
sur la pertinence d’une telle appréciation dans le cadre du droit judi-
ciaire privé. L’exercice d’une voie de droit est un moyen qui permet aux
justiciables de bénéficier effectivement des règles juridiques. En effet,
la relation entre l’accès à la justice et l’accès au droit a été démontrée
avec une particulière pertinence par une doctrine avertie. C’est ainsi
que la professeure Marie-Anne Frison-Roche a précisé que « le lien entre
“accès au droit” et “accès à la justice” est très fort, car il est circulaire :
68. Selon M Derrida, « le droit de rétention n’est pas susceptible d’abus, par essence même,
il est exercé dans l’intention de nuire au débiteur, son efficacité dépend du préjudice qu’il
cause », voir
Encyclopédie juridique Dalloz : Rép civ, « Droit de rétention » 197 au no 86. Voir aussi
N Catala-Franjou, selon qui « le droit de rétention tire toute sa force des inconvénients qu’il
engendre. N’en comporterait-il aucun que le débiteur ne serait guère incité à payer. Plus vifs
les désagréments que la rétention cause au débiteur, plus vite celui-ci ira à Canossa ». Voir Cass
civ 1
re, 17 juin 1969, (1970) JCP II 16162 (annotation ss).
69. Mestre,
supra note 28 aux pp 465-68.
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il faut avoir un accès au droit pour avoir accès au juge, il faut avoir accès
au juge pour avoir accès au droit »
70.
Seulement, il faut défendre la légitimité d’un tel accès au droit. Nul ne
peut s’arroger une prérogative fictive, car ce serait là une preuve carac-
téristique de la mauvaise foi. Un arrêt de la Chambre civile de la Cour
d’appel de Dakar rendu le 22 avril 2010
71 nous en fournit un exemple.
Dans cet arrêt, l’Hôtel Novotel était poursuivi en justice par des clients
qui avaient perdu divers objets à l’occasion d’un séminaire organisé le
23 décembre 2005 dans les locaux de l’hôtel. En conséquence, l’hôtel
avait appelé en cause son ex-assureur. Or, il relevait des faits de l’espèce
que l’hôtel avait pris l’initiative de résilier le contrat d’assurance le
28 novembre 2005 suivant un avenant n
3 en date du 6 février 2001, soit
cinq ans avant que le vol ne se produise. C’est ainsi que la compagnie
d’assurance a souligné qu’« il ne pouvait donc l’appeler en cause, car elle
ne peut garantir une responsabilité née cinq ans après la fin de leurs
relations contractuelles » et a demandé que l’hôtel soit condamné à des
dommages et intérêts pour appel en cause abusive. La Cour d’appel a
fait droit à la demande de la compagnie d’assurance.
La solution de la Cour d’appel est salutaire. En effet, dans cette
espèce, la mauvaise foi du plaideur est caractérisée. La relation juri-
dique qui le liait à son adversaire étant rompue depuis bien des années
au moment de la survenance du litige; il a agi sans droit en toute
connaissance de cause. Parallèlement, l’accès au juge permet l’accès
au droit. La voie de l’action en justice doit alors être rendue aisée sans
pour autant céder au laxisme. Dans cette optique, seule une sanction
rationnelle de l’abus pourra servir. La rationalité en la matière ne peut
être satisfaite que par le moyen de la loyauté.
En effet, les œuvres de la loyauté dans les différents domaines juri-
diques sont avérées
72. Elle a gagné la sympathie des droits substantiels,
70. Marie-Anne Frison-Roche, « Le droit d’accès à la justice et au droit » dans Cabrillac,
Frison-Roche et Revet,
supra note 18, 501 à la p 501. Est aussi cité par l’auteur Jacques Ribs, « L’accès
au droit » dans
Libertés. Mélanges Jacques Robert, Paris, Montchrestien, 1998, 415 à la p 415.
71. Hôtel Novotel, supra note 56 aux pp 221-24.
72. En droit des contrats, la loyauté est le fondement de la remise à discussion de plusieurs
classiques. Ainsi, le rejet de la théorie de l’imprévision est toujours en vigueur, mais le refus de
renégociation de la part du bénéficiaire du déséquilibre économique, fondé sur la mauvaise foi,
peut être sanctionné. Voir arrêt
Huard, Cass com, 3 novembre 1992, (1993) JCP II 22164 (annota-
tion G Virassamy). Aussi, en droit social, il a été décidé que « l’employeur, tenu d’exécuter de
bonne foi le contrat de travail, a le devoir d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leurs
emplois ». Voir Cass soc, 25 février 1992, (1992) D 390 (annotation M Défossez).
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particulièrement celle du droit du contrat73. Aussi, le droit de la preuve
est profondément basé sur la loyauté
74. Ses vertus, loin d’être imagi-
naires, ont été soulignées, au point de l’ériger en grand principe
75. En
droit judiciaire privé, la loyauté doit avoir la même considération
76. Les
parties à l’exercice d’une voie de droit doivent être animées de bonne
foi. D’ailleurs, la loyauté innerve un grand nombre de règles de la pro-
cédure civile. Ce principe joue un rôle capital en tant que technique
d’irrecevabilité des demandes d’une même partie qui se contredisent
77.
Aussi, il y a une constante observation de la loyauté dans les règles de
communication des pièces. Il est alors temps, au regard de ce large
recours à la loyauté, de s’interroger sur l’existence d’un principe général
de loyauté en matière processuelle. Ainsi, l’appréciation de toute faute
commise doit être faite sur le fondement de cette bonne foi. En d’autres
termes, c’est fondamentalement la mauvaise foi caractérisée qui
devrait conduire à la sanction du justiciable sur le fondement de l’abus
de droit. En effet, la conception de la faute dans l’abus de droit pro-
cessuel doit être nuancée de celle admise dans le droit commun de la
responsabilité civile. Dans cette discipline, toute faute est de nature à
engager la responsabilité de son auteur. Cette conception ne peut
être reconduite dans le cadre de l’exercice des voies de droit. Deux
raisons peuvent être avancées. D’abord, l’impératif de sauvegarde de
la liberté d’action dans l’intérêt du justiciable le commande. Ensuite,
il est difficilement concevable qu’on puisse confondre le régime de la
73. La matière contractuelle a de plus en plus intégré la loyauté comme principe intangible
et concurrent du principe autonomiste d’interprétation du comportement contractuel des
parties. L’article 1134, alinéa 3 du
Code civil français la prévoit expressément à côté de la force
obligatoire du contrat, énonçant que « [l]es conventions doivent être exécutées de bonne foi ».
Voir Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck,
supra note 66 au no 764.
74.
Il est interdit de produire un moyen de preuve déloyal. Par exemple, l’enregistrement
d’une conversation téléphonique privée, effectué et conservé à l’insu de l’auteur des propos
invoqués, est considéré comme un procédé déloyal rendant irrecevable en justice la preuve
ainsi obtenue. Voir Cass Ass plén, 7 janvier 2011, (2011) RTD civ 127 (annotation B Fages).
75. Anne Leborgne, « L’impact de la loyauté sur la manifestation de la vérité ou le double
visage d’un grand principe » (1996) RTD civ 535 et s.
76. Certains juges l’ont compris; il en est ainsi du juge québécois qui a précisé, dans l’affaire
Royal Lepage, supra note 45 au para 39, que « [l]a bonne foi requiert qu’elles [les parties] exercent
leur droit d’ester dans le respect de certaines règles afin de sauvegarder les finalités du système
juridique et non les pervertir. L’action en justice est destinée à faire triompher le droit et la vérité;
l’utiliser à d’autres fins est un abus ».
77. La mauvaise foi est synonyme de déloyauté. L’estoppel est prévu en droit judiciaire privé.
Voir Cass Ass plén, 27 février 2009, n
o 07-19.841, (2009) D 723 (annotation X Delpech), où l’estoppel
se traduit par une irrecevabilité de la prétention contredisant son comportement antérieur.
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responsabilité civile avec celui de l’abus de droit78. Pour engager la
responsabilité de droit commun d’une personne, il faut établir l’exis-
tence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la faute
et le préjudice
79. Ces trois paramètres sont cumulatifs. Alors que dans
le cadre de l’abus d’exercice des voies de droit, seule la faute est le plus
souvent invoquée. L’existence d’un préjudice est en quelque sorte
indifférente. En effet, rares sont les décisions, retenant l’abus, qui sou-
lignent le préjudice subi par la victime. Il en est ainsi dans un jugement
du Tribunal régional de Dakar rendu le 22 décembre 1993
80, opposant,
d’une part, Manama Konté et Fatou Ndiaye et, d’autre part, la Société
des pétroles BP Sénégal. Dans cette affaire, les juges ont condamné
les initiateurs du procès à des dommages et intérêts pour avoir,
par leur action, retarder la vente des biens saisis par la société. Elle
précise ensuite que cette attitude a causé un préjudice à la Société des
pétroles, ce qui justifie la sanction. Il est vrai que le préjudice peut se
confiner dans le fait de faire mobiliser à la victime tous les moyens
nécessaires (défenseurs, finances, temps, etc.), de lui faire subir un
stress et de porter atteinte à son honorabilité, pour répondre d’une
action en justice, mais les juridictions ne prennent pas toujours la peine
de souligner expressément le préjudice subi. En France, un arrêt de la
Cour de cassation a même accordé d’office une indemnité à l’adver-
saire, alors que celui-ci n’avait rien demandé
81. En conséquence, les
dommages et intérêts ne sont pas alloués au 
prorata82. Si la loyauté
est nécessaire à la caractérisation de l’abus, un autre impératif pour sa
consécration demeure celui de son appréciation.
78. Cependant, la faute dans l’abus est souvent analysée comme dans la responsabilité civile
de droit commun.
79. Ce sont les conditions traditionnelles de la responsabilité civile. Voir J Flour, J-L Aubert et
E Savaux,
Droit civil. Les obligations, vol 2 : Le fait juridique, 13e éd, Paris, Dalloz, 2009 à la p 108.
80. Affaire inédite.
81. Cass com, 6 juin 2001, (2001) JCP II 10587 (annotation Anne Perdriau).
82. Voir arrêt du 5 juillet 1985 relatif à l’article 628 du
Code de procédure civile, (1986) RTD civ
169. Voir aussi, Anne Perdriau, « Les conséquences pécuniaires qui s’attachent aux pourvois
civils » (1997) JCP I 4014. Soulignons notamment que la sanction de l’abus de procédure est très
prononcée en jurisprudence québécoise, allant du rejet de la demande en justice ou de l’acte
de procédure abusif aux sanctions pécuniaires. Voir Marc-Alexandre Hudon et Frédéric Pérodeau,
« La prévention de l’utilisation abusive des tribunaux (art. 54.1 et s. du
Code de procédure civile) »
dans
Développements récents et tendances en procédure civile, vol 320, Cowansville (Qc), Yvon
Blais, 2010, 241.
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2. Les éléments fondamentaux d’appréciation de la loyauté
Le droit judiciaire privé est une matière à double visage. Il assure
l’effectivité de la règle de droit au grand bénéfice des sujets de droit.
En même temps, il comporte un aspect agressif au regard des justi-
ciables qui subissent les procédures ou qui perdent le procès. À ce titre,
les procédures doivent être rigoureusement réglementées pour assurer
leur efficacité au service d’une meilleure gouvernance de la justice et
d’une bonne assise de l’État de droit. En effet, une observation correcte
du droit objectif contribuera à aboutir à ce résultat. La règle de droit
ne peut être mieux traitée que par une application spontanée de la
part de ses destinataires. À défaut, une contrainte devient nécessaire
dans le cadre d’un procès ou d’une mesure d’exécution. Mais il ne fau-
drait pas que cette contrainte réduise à néant l’effet voulu : la protec-
tion des droits des justiciables. Chaque partie doit pouvoir bénéficier
des avantages qu’offre la matière procédurale. Cet équilibre ne peut
être mieux assuré, nous l’avons souligné, que par un recours sans
conteste à la loyauté dans les comportements processuels.
Toutefois, le nœud du problème, c’est de savoir comment faire une
bonne appréciation de la loyauté sans porter atteinte aux intérêts des
justiciables.
La loyauté interpelle une certaine observation subjective des agis-
sements des parties. En effet, elle rejoint la bonne foi, qui suppose un
comportement honnête, conforme à la morale dans tous domaines et
à toutes les étapes de la procédure. Cependant, il est impossible de
caractériser la loyauté de manière homogène, sans pour autant porter
une attention particulière à différents facteurs qui entrent en ligne de
compte. Ainsi, au-delà de la personne des parties83, le fond du droit,
le préjudice subi, le niveau du procès sont autant d’éléments qu’il serait
utopique d’ignorer dans la sanction de l’abus d’exercice des voies de
droit. Celle-ci ne peut être efficace que si les parties ne sont pas lésées
dans leurs intérêts. Or, la sensibilité de ces dernières est différemment
perceptible. L’appréciation de la loyauté doit pour autant varier. En
matière contractuelle, la volonté des parties a fondé un lien de droit
qui existe entre elles. Il n’en est pas de même, ou tout au moins pas au
83. Dans tous les domaines juridiques, la personne du sujet de droit est prise en compte dans
l’appréciation de la responsabilité. Ainsi, en matière de vente, l’obligation d’information diffère
selon que l’intéressé est ou non un professionnel. Voir Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck,
supra
note 66 au n
o 776.
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même degré, en matière familiale84. Par exemple, l’exécution des
créances alimentaires est une obligation légale qui ne dépend pas du
bon vouloir des intéressés. L’abus peut alors être caractérisé en dehors
de toute appréciation du comportement du débiteur. Dès que l’action
en justice ou l’inexécution de la créance laisse apparaître une quel-
conque réticence volontaire à l’exécution ou que celle-ci se manifeste
en un acte conduisant à retarder l’exécution, la sanction devrait être
prononcée
85. C’est en matière contractuelle qu’il est essentiel d’inter-
préter le comportement du débiteur récalcitrant. En effet, la volonté
ne peut s’affranchir de la loyauté. C’est ainsi qu’il a été souligné que
« la jurisprudence contemporaine fait reculer les droits discrétionnaires,
en se référant à des notions comme la mauvaise foi d’un contractant,
ses procédés vexatoires ou ses promesses fallacieuses : autant “d’abus
par déloyauté” »
86.
Aussi, le niveau de la procédure doit être pris en compte dans l’ap-
préciation de la loyauté. C’est ainsi que la mauvaise foi est beaucoup
plus caractérisée lorsque le procès est avancé. Au second degré ou en
cassation, l’attitude du plaideur qui invoque des moyens sans fonde-
ment juridique sérieux ne peut être interprétée que par un acte de
mauvaise foi qui justifierait la sanction. En effet, la bonne foi est syno-
nyme de cohérence du comportement
87 permettant de préserver
l’attente légitime du plaideur triomphant à l’exécution de son droit.
Enfin, doit être considérée la gravité de la violation de l’obligation
en cause. Cet aspect intègre, en quelque sorte, les deux facteurs pré-
cédents. L’inexécution d’obligations d’ordre public causera certaine-
ment à son créancier un préjudice plus profond. Dans ce domaine,
il s’agit le plus souvent d’obligations protectrices des droits de la
personne ou de droits familiaux, patrimoniaux ou extrapatrimoniaux.
Il serait contraire à l’optique d’encadrement de ces droits de laisser une
84. En droit français, le débat de la contractualisation de la famille est lancé. Voir Dominique
Fenouillet et Pascal de Vareilles-Sommières, dir,
La contractualisation de la famille, Paris, Econo-
mica, 2001. Certains parlent même de « privation » de la famille. Voir en ce sens Philippe Malaurie
et Hugues Fulchiron,
Droit civil. La famille, 4e éd, Paris, LGDJ, 2011 au no 92. Cependant, il faut
souligner que le droit de la famille demeure fortement régi par les règles d’ordre public.
85. Bien plus, en raison du caractère d’ordre public de l’obligation alimentaire, toute renon-
ciation aux garanties d’exécution de la pension alimentaire ou au droit de demander la révision
est interdite. Voir Cass civ, 21 janvier 1930, (1930) S I 322.
86. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck,
supra note 66 au n121; Philippe Stoffel-Munck, L’abus
dans le contrat, essai d’une théorie
, thèse Aix-en-Provence, Paris, LGDJ, 2000 au no 26.
87. Dimitri Houtcieff,
Le principe de cohérence en matière contractuelle, Aix-Marseille, Presses
Universitaires d’Aix-Marseille, 2001.
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quelconque place à l’interprétation de la volonté de celui qui les
méconnaîtrait. Aussi, les voies de recours sont exercées dans le but de
revenir sur la décision rendue en première instance en faveur d’une
partie. Ce serait remettre en cause le droit à l’exécution de cette der-
nière que de relancer le procès sur des fondements erronés. La saisine
de la juridiction du second degré empêcherait le plaideur triomphant
d’user des voies d’exécution si le perdant ne s’exécute pas de manière
spontanée. En effet, le lien entre la procédure civile et les voies d’exé-
cution
88 est certain. La procédure civile sanctionne en justice les droits
et obligations des particuliers, mais cette sanction judiciaire matéria-
lisée par la décision de justice ne contraint pas le débiteur à s’exécuter.
Pour cela, il faut mettre en œuvre les voies d’exécution.
Ainsi, les procédures d’exécution contribuent à l’effectivité des droits
de créance et des décisions de justice. Le créancier attendant souvent,
parfois avec impatience, le paiement de ce qui lui est dû, il doit donc
disposer de moyens efficaces pour obtenir le paiement de sa créance.
Mais, parallèlement, la mise en œuvre d’une voie d’exécution est tou-
jours un drame pour le débiteur qui la subit, sa vie pouvant en être
bouleversée. Ainsi, il mérite aussi une protection. Certaines législations,
plus précisément celle du Québec, prévoient expressément que « le
tribunal peut, après le jugement, rendre toute ordonnance propre à
faciliter l’exécution, volontaire ou forcée, de la manière la plus conforme
aux intérêts des parties et la plus avantageuse pour elles »
89. Il faut
alors établir un équilibre entre ces deux impératifs antagonistes : celui
de protection du créancier et de celui de protection du débiteur.
II. L’ABUS ET L’EXERCICE DU DROIT À L’EXÉCUTION :
À LA RECHERCHE D’UN ÉQUILIBRE
ENTRE LES INTÉRÊTS EN PRÉSENCE
Le créancier a droit à sa créance, mais le débiteur ne doit pas pour
autant en être lésé. L’abus de droit est un moyen qui permet de
sauvegarder le droit à l’exécution du créancier (A) et les intérêts du
débiteur (B).
88. Certainement, les procédures d’exécution peuvent se passer d’une décision de justice
puisque d’autres titres, tels qu’un acte notarié, justifient parfois la mise en œuvre d’une saisie.
89. Article 657 de la Loi instituant le nouveau Code de procédure civile, Projet de loi n° 28, supra
note 9.
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A. L’abus, un outil de veille au droit à l’exécution du créancier
La résistance abusive du débiteur dans l’exécution de la créance est
sanctionnée (1), mais le créancier ne doit pas, dans l’exercice de son
droit, léser les intérêts des créanciers concurrents au regard du patri-
moine du débiteur (2).
1. La sauvegarde du droit à l’exécution du créancier poursuivant
Le droit à l’exécution est un droit absolu pour le créancier90. L’ar-
ticle 28 de l’AUPSRVE dispose que :
À défaut d’exécution volontaire, tout créancier peut, quelle
que soit la nature de sa créance, dans les conditions prévues
par le présent Acte uniforme, contraindre son débiteur défail-
lant à exécuter ses obligations à son égard ou pratiquer une
mesure conservatoire pour assurer la sauvegarde de ses droits.
En effet, le créancier doit être protégé dans le recouvrement de sa
créance. Il est vrai, de nos jours, avec l’influence de plus en plus pres-
sante des droits fondamentaux sur l’exercice des voies de droit, que le
droit à l’exécution subit la pression de droits concurrents tels que les
droits des autres créanciers et ceux du débiteur éprouvé. Mais, cela
n’empêche pas que l’intérêt du créancier soit sauvegardé. D’abord, la
protection du droit à l’exécution du créancier est assurée, à titre pré-
ventif, par l’entremise de la réglementation des mesures d’exécution.
Ensuite, l’abus peut être sanctionné dans le cadre d’un contentieux. En
effet, le perdant qui ne s’exécute pas volontairement peut être
contraint d’y procéder. Mais sa résistance peut le conduire à tenter
d’anéantir ou de bloquer, de mauvaise foi, l’exécution de la contrainte.
Il pourrait alors user, de façon malencontreuse, de voies de résistance
que la loi lui offre.
D’abord, l’appel peut être utilisé, contrairement à son objet, comme
un moyen de se soustraire à ses obligations ou, du moins, d’en retarder
90. Pourtant, il a été souligné ce qui suit :
Il est fréquent qu’un créancier après avoir obtenu un titre exécutoire n’obtienne jamais
l’exécution du fait de l’insolvabilité de son débiteur; il n’est pas exceptionnel non plus que
la force publique, tenue de prêter son concours à l’exécution des jugements, se dérobe.
À l’évidence, ces situations portent une atteinte grave, essentielle, au caractère exécutoire
des décisions passées en force de chose jugée car il s’agit justement de s’accommoder
plus ou moins de l’absence d’exécution.
Voir Christine Hugon, « L’exécution des décisions de justice » dans Cabrillac, Frison-Roche et
Revet,
supra note 18, 673 à la p 674.
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l’exécution91. Ainsi, le lien entre l’action et le droit ne peut être contesté.
Le danger est d’autant plus grand que normalement, l’appel a un effet
suspensif. Il en est ainsi en droit commun de la procédure civile. Les
exemples d’appel suspect sont innombrables
92. D’une manière plus
générale, à chaque fois que la situation juridique des intéressés est
indemne de toute équivoque — clarté à laquelle auront contribué les
juges de première instance —, l’appel paraîtra suspect
93. La qualifica-
tion du caractère dilatoire de l’appel relève de l’appréciation des juges.
Il en est ainsi dans une décision rendue le 9 mars 2012 par la Cour
d’appel de Dakar
94. Dans cette affaire relative à une vente de fonds de
commerce, l’acheteur avait versé un acompte, à charge pour lui de
verser le reliquat au vendeur. N’ayant pas honoré cette obligation, le
contrat a été rompu et il appartenait au vendeur de lui restituer la
somme déjà versée. Ce dernier, faute d’avoir trouvé un autre acquéreur,
n’a pas remboursé l’acompte. C’est sur ce fondement que l’acheteur
initial a saisi les juridictions. Le tribunal régional de Dakar ayant
condamné le vendeur à rembourser, ce dernier a saisi la juridiction du
second degré. La Cour d’appel a confirmé la décision du juge du pre-
mier degré, mais a rejeté l’appel incident de l’acheteur tendant à faire
91. Ce peut être à l’initiative du plaideur quérulent décrit en jurisprudence québécoise dans
l’affaire Tannenbaum c Lazare, 2009 QCCS 5072. Selon le juge dans cette espèce :
Toute personne qui ose le [le plaideur quérulent] contrecarrer devient un adversaire qu’il
cherche à intimider et à écarter, puisqu’il a toujours raison. […]. Il ne se soucie pas des
conséquences de sa conduite en milieu judiciaire, face aux autres parties et aux autres
justiciables. […]. Les causes ne prendront fin que lorsqu’il obtiendra un jugement favo-
rable. Il s’offre une tribune en salle d’audience pour ventiler ses frustrations et déceptions
en assignant ses défendeurs devant un tribunal qu’il tentera de répudier à la moindre
contrariété mais qu’il veut néanmoins utiliser pour arriver à ses fins. [notre traduction]
92. Cass soc, 29 mars 1955, (1955) JCP II 8743 (un locataire dont le but est de faire échec à un
droit de reprise incontestable); Cass civ 2
e, 22 janvier 1959, (1959) Bull civ II no 65 (un vendeur
pour retarder le moment de passer l’acte authentique); Cass soc, 25 mars 1963, (1963) Bull civ IV,
n
o 292 (un employeur pour repousser le paiement de l’indemnité due à son employé); Cass soc,
6 février 1964, (1964) Bull civ IV n
o 104 (un locataire pour faire échec au classement de son appar-
tement et au paiement du loyer légal).
93. Cass civ 2
e, 10 février 1960, (1960) Bull civ II no 106 (absence totale de preuve à l’appui de
la prétention); Cass com, 7 février 1966, (1966) Bull civ III n
o 77 (aucun argument sérieux à l’appui
de l’appel); Cass civ 1
re, 22 juillet 1968, (1968) Bull civ I no 221 (obstination malgré une connais-
sance parfaite de l’étendue de ses droits); CA Paris, 18 décembre 1967, (1968) JCP IV 76 (connais-
sance de l’irrecevabilité de l’appel); Cass civ 2
e, 18 juin 1969, (1969) Bull civ II no 217 (connaissance
parfaite par l’appelant de l’inanité de ses prétentions); rappr., Cass com, 2 mai 1989, (1989) Bull
civ IV n
o 143.
94. CA Dakar, arrêt n
o 92 du 9 mars 2012, Abdoulaye Sow c Frédéric Barde, (2013) 1 Bulletin des
arrêts rendus par la Cour d’appel de Dakar en matière civile et commerciale 95. Voir sur la dis-
tinction entre action abusive et action dilatoire, Édith Clément-Blary, « Spécificités et sanctions
des manœuvres dilatoires dans le procès civil » (1991) JCP 3534.
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déclarer l’action comme étant dilatoire au motif qu’il n’a pas été prouvé
que l’action du vendeur avait été exercée dans une intention dilatoire
ou nocive. En effet, selon l’acheteur, l’appel du vendeur a été exercé
dans un but dilatoire, le privant, notamment, du recouvrement de sa
créance. Dans cette affaire, l’appel a bien suspendu le droit du créancier
de recouvrer sa créance, mais il n’y avait pas lieu à sanction, car la
mauvaise foi de l’appelant n’a pas été établie. L’effet suspensif de
l’appel est aussi reconduit en droit OHADA en matière de saisie immo-
bilière
95. En effet, aux termes de l’article 300 de l’AUPSRVE, l’appel est
exercé dans les conditions de droit commun
96. Cette solution est
contraire au droit français des voies d’exécution, où l’appel ne suspend
la mesure d’exécution que de manière exceptionnelle
97.
Le blocage du droit à l’exécution peut aussi s’opérer au moyen de
la mise en œuvre de l’opposition
98. En effet, lorsque l’ordonnance por-
tant injonction de payer est rendue, le débiteur qui souhaite discuter
son obligation de payer peut le faire dans le cadre de l’opposition. C’est
là où se situe le risque de blocage du paiement du créancier, car un
débiteur — comme dans le cadre des voies de recours — peut, lorsqu’il
est de mauvaise foi, retarder l’exécution de son obligation en faveur
du créancier. Un tel abus observé fera l’objet d’une sanction à des dom-
mages et intérêts. C’est là une arme contre les oppositions de complai-
sance et pour une effectivité du droit à l’exécution du créancier.
Seulement, il ne faudrait pas exagérer dans cette possibilité. Certains
juges africains l’ont compris. Il en est ainsi du juge béninois qui a décidé
95. D’une manière générale, le délai d’appel comme l’exercice de cette voie de recours n’ont
pas un caractère suspensif, sauf décision contraire spécialement motivée du président de la
juridiction compétente. Voir article 49, alinéa 3 AUPSRVE.
96. Dans une affaire du Tribunal régional hors classe de Dakar (TRHC Dakar), il a été souligné
que :
[l]e jugement querellé n’étant pas assorti de l’exécution provisoire, il convient de pro-
noncer d’office le sursis à la vente jusqu’à ce que la Cour d’appel se prononce sur l’appel
interjeté, afin de respecter le double degré de juridiction et éviter une contrariété de
décisions. Il en est ainsi dès lors que l’AUPSRVE ne comporte aucune disposition qui dise
que l’appel n’est pas suspensif.
Voir TRHC Dakar, 11 février 2003, M G c SNR, Ohadata J-03-98. Voir sur la question, Barthélemy
Mercadal et al,
OHADA. Traités, actes uniformes et règlements annotés, Coll « Code pratique »,
Levallois, éd Francis Lefebvre, 2013 aux pp 878-79.
97. En droit français, l’appel n’a pas d’effet suspensif en matière de voie d’exécution, mais par
dérogation (sur le fondement du décret du 31 juillet 1992), un sursis à l’exécution peut être
demandé au premier président de la Cour d’appel s’il existe des moyens sérieux d’annulation
ou de réformation de la décision rendue par le juge de l’exécution (JEX).
98. L’opposition est réglementée dans les articles 9 et s de l’AUPSRVE. L’article 9 dispose que
« [l]e recours ordinaire contre la décision d’injonction de payer est l’opposition ».
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que : « [l]e fait de faire opposition à une injonction de payer ne constitue
pas en lui-même un abus de droit donnant lieu à réparation et la
demande de dommages-intérêts (du créancier défendeur à l’instance
d’opposition) doit être rejetée »
99. Cette solution est louable et traduit
la détermination du juge béninois à préserver la liberté d’agir en jus-
tice. Il ne faudrait pas que le droit à l’exécution soit un obstacle à l’exer-
cice des voies de recours. On ne pourrait pas soutenir le même propos
au sujet de la position du Tribunal régional hors classe de Dakar. En
effet, dans un jugement du 24 novembre 2004 :
[l]e porteur d’une lettre de change revenue impayée après
présentation avait demandé et obtenu contre le tiré une
ordonnance portant injonction de payer. Ce dernier a formé
opposition contre l’ordonnance et, dans ses moyens, il a solli-
cité un délai de paiement après avoir soutenu que le porteur
de la lettre de change est déchu de ses recours cambiaires
pour n’avoir pas respecté les délais de présentation, qu’il est
lui-même de bonne foi et que s’il n’a pas payé, c’est parce qu’il
a des difficultés de trésorerie. Le tribunal a rejeté l’opposition
du tiré et a condamné celui-ci au paiement de dommages-
intérêts au motif que l’opposition est formée à des fins dila-
toires et est, par conséquent, abusive
100.
Cette solution ne correspond nullement à la préservation du droit
fondamental du justiciable à saisir librement les juridictions. Il est vrai,
le souci de sauvegarde du droit à l’exécution est salutaire, mais ce ne
peut être au prix de la liberté d’agir et du droit à la défense du débiteur,
si ce dernier ne manifeste aucun comportement de mauvaise foi. Le
juge a relevé que « son opposition est formée à des fins dilatoires ». Il
était ainsi reproché au débiteur de n’avoir pas prouvé les difficultés de
trésorerie qu’il a. Cette solution est dangereuse en ce qu’elle a ten-
dance à condamner l’échec à une demande en justice. Or, l’observateur
du jugement l’a si bien souligné :
[i]l ne suffit pas qu’il y ait échec pour que la responsabilité de
celui qui a exercé l’action soit engagée. Le juge ne peut, dans
ces conditions, condamner à des dommages-intérêts celui qui
99. TPI Cotonou, 1re ch civ moderne, 2 juillet 2003 : G B c D.D.H., Ohadata J-05-303. Voir
Mercadal et al,
supra note 96, VII à la p 626.
100. Ndiaw Diouf, « obs ss Tribunal régional hors classe de Dakar, jugement n
o  2533 du
24 novembre 2004,
Sagor Diop c SDV Sénégal » dans Diouf et al, supra note 15 à la p 27.
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exerce l’action que s’il relève, à sa charge, un abus c’est-à-dire
une faute distincte du simple échec
101.
La mise à l’épreuve du droit à l’exécution peut, enfin, découler d’un
exercice abusif d’une action en nullité
102 ou d’une action en distraction
de saisie
103. Précisément, les contestations relatives aux biens saisis
bloquent la procédure de saisie. Aux termes de l’article 139 de l’AUPSRVE,
« les demandes relatives à la propriété ou à la saisissabilité ne font pas
obstacle à la saisie, mais suspendent la procédure pour les biens saisis
qui en sont l’objet ». Les justiciables, le débiteur ou le tiers propriétaire
encourent alors la sanction pour abus d’exercice des voies de droit
lorsque leur initiative est abusive. En effet, ces deux types de contesta-
tions portent atteinte au droit à l’exécution du créancier par le fait
qu’elles entravent la procédure de la saisie. C’est dans cette optique qu’il
a été décidé que « le demandeur peut être condamné à des dommages-
intérêts s’il a exercé fautivement la procédure en distraction, par
exemple au mépris des prescriptions légales, bloquant ainsi la saisie
irrégulièrement pendant un temps prolongé »
104. Les droits du créancier
poursuivant ne sont pas seulement protégés dans le cadre d’une pro-
cédure civile d’exécution. La réglementation des voies d’exécution
montre aussi que les intérêts des tiers créanciers intéressés par le patri-
moine du débiteur sont également pris en compte.
2. La sauvegarde du droit à l’exécution du tiers créancier
Le législateur africain place le créancier muni d’un titre exécutoire105
dans une situation avantageuse puisque celui-ci choisit la saisie qu’il
entend mettre en œuvre. Il peut donc toujours opter pour une mesure
qui paraît la plus appropriée pour assurer son intérêt. Ainsi, il peut
choisir de faire procéder à une saisie conservatoire plutôt qu’à une
Ibid. Ce n’est pas parce qu’un recours n’est pas fondé en droit qu’il est abusif, comme le
101.
souligne la Cour d’appel du Québec dans l’affaire
Acadia Subaru c Michaud, 2011 QCCA 1037.
102. L’article 140 de l’AUPSRVE précise que « le débiteur peut demander la nullité de la saisie
portant sur un bien dont il n’est pas propriétaire ».
103. L’article 141, alinéa 1 de l’AUPSRVE dispose que « le tiers qui se prétend propriétaire d’un
bien saisi peut demander à la juridiction compétente d’en ordonner la distraction ». Voir une
application par la Chambre civile et commerciale de la Cour d’appel de Dakar dans un arrêt du
4 janvier 2001, dans Diouf et al,
supra note 15 aux pp 87-89.
104. Trib gr inst, Paris, 6 juillet 1976, (1977) Gaz Pal I 196. Voir Mercadal et al,
supra note 96 à
p 763.
105. Le titre exécutoire peut être obtenu soit au moyen d’une décision de justice passée en
force de chose jugée, soit par l’entremise d’un acte extrajudiciaire revêtue de la formule exécu-
toire (acte notarié, acte d’huissier, etc.).
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saisie vente ou à une saisie attribution. Aussi, le créancier est libre de
pratiquer une saisie, quel que soit le montant de la créance, sous
réserve de l’exigence de la proportionnalité. La liberté du créancier
dans l’exercice d’une mesure d’exécution consiste aussi dans le fait qu’il
puisse choisir, dans le cadre d’une même procédure, le bien dont celle-
ci pourrait être l’objet. Là aussi, la liberté du créancier n’est pas absolue.
Sur ce point, le principe du libre choix des procédures trouve en
partie
106 une limite nécessaire dans la prise en compte des intérêts des
autres créanciers. Ainsi, la question qu’il convient de se poser est de
savoir si le créancier saisissant doit exercer les voies d’exécution indif-
féremment sur tous les biens du débiteur et sans égard aux autres
créanciers. On prend souvent l’exemple du créancier dont le droit est
assorti de garantie, par exemple une hypothèque générale. À appliquer
à la lettre le principe de la liberté de choix des procédures, on pourrait
admettre que le créancier choisisse n’importe quel bien, en mécon-
naissance des intérêts des autres créanciers qui auraient une hypo-
thèque de rang inférieur sur l’un des immeubles. Il affaiblirait ainsi la
situation de ces créanciers. Le souci de l’équité a finalement conduit la
jurisprudence à sanctionner par l’abus les agissements des créanciers
à propos de la mise en œuvre d’une hypothèse générale. Ainsi, la Cour
de cassation française a déjà apporté des limites à la liberté de choix
du créancier. Elle a précisé que « la faculté d’option ouverte au créancier
dont l’hypothèque s’étend à plusieurs immeubles ne saurait être
exercée frauduleusement ou sans intérêt »
107. D’autres décisions sont
intervenues dans le même sens, marquant ainsi l’insistance des juges
suprêmes sur la protection des autres créanciers contre les actes de
mauvaise foi du saisissant. En 1972, la Cour de cassation française a
censuré, pour défaut de base légale, un arrêt pour n’avoir pas recherché
s’il n’existait pas entre le créancier à l’hypothèque générale et les tiers
acquéreurs qui n’avaient pas purgé
une collusion frauduleuse pour reporter la charge de l’hypo-
thèque de premier rang sur les seuls lots vendus, dans le des-
sein de frustrer les créanciers inscrits en second rang de leur
garantie et d’exonérer ainsi gratuitement les tiers acquéreurs,
tenus seulement
propter rem, de la charge de la dette108.
106. Car il protège aussi les intérêts du débiteur sur le fondement de l’article 28 de l’AUPSRVE.
107. Cass civ, 18 juillet 1893, (1894) DP I 113; Cass civ 3
e, 15 février 1972, (1972) D 463 (annotation
E Franck).
108. Cass civ 3
e, 15 février 1972, ibid; Bordeaux, 8 avril 1908, (1908) DP II 377. Voir Mestre, supra
note 28 aux pp 463-64.
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Par ailleurs, à appliquer à la lettre le principe de la liberté de choix
des procédures, on pourrait admettre que le créancier choisisse d’éviter
de saisir les biens qu’il a hypothéqués, en préférant appréhender ceux
sur lesquels il n’a aucune garantie. Il affaiblirait davantage la situation
des autres créanciers sans garanties. Le législateur africain a veillé, à
titre préventif, à ce que cette hypothèse ne puisse se produire. Dans le
cadre de l’OHADA, l’article 251 de l’AUPSRVE dispose que :
Le créancier ne peut poursuivre la vente des immeubles qui
ne lui sont pas hypothéqués que dans le cas d’insuffisance des
immeubles qui lui sont hypothéqués, sauf si l’ensemble de ces
biens constitue une seule et même exploitation et si le débi-
teur le requiert.
Ce texte souligne que lorsque le créancier a déjà obtenu une
garantie hypothécaire, il est tenu de réaliser l’immeuble sur lequel
porte la garantie avant de s’attaquer aux autres immeubles non
garantis, mais seulement en cas d’insuffisance. Il ne peut poursuivre
concomitamment les immeubles hypothéqués avec ceux qui ne le sont
pas que s’ils relèvent de la même exploitation et avec l’accord du
débiteur. L’abus serait alors caractérisé si un créancier, dans la mise
en œuvre de sa sûreté, méconnaissait l’intérêt des autres créanciers à
pouvoir recouvrer leurs créances.
D’une manière générale, les limites protectrices des créanciers dans
le cadre du droit au recouvrement ont toujours été avérées. En dehors
de tout abus, la loi a prévu l’inefficacité du paiement effectué au profit
d’un créancier pendant la période suspecte. Il s’agit de l’hypothèse où
le créancier, apprenant les prochaines difficultés de paiement de son
débiteur, s’empresse de mettre en œuvre des procédures d’exécution
en vue du recouvrement de sa créance. La loi africaine a prévu à ce
titre les inopposabilités de la période suspecte
109. Particulièrement,
après la cessation des paiements, les créanciers sont confinés dans une
masse en vue d’assurer leur égalité. Ainsi, il est tout à fait logique de
protéger leurs droits de recouvrer leurs dus. C’est ainsi que tout paie-
ment effectué pendant cette période leur est inopposable. Il en est
ainsi, même du paiement effectué par un procédé normal, lorsque le
109. L’article 67 de l’Acte uniforme portant organisation des procédures collectives d’apurement
du passif
(AUPCAP) dispose que : « [s]ont inopposables de droit ou peuvent être déclarés inop-
posables à la masse des créanciers […] les actes passés par le débiteur pendant la période
suspecte débutant à la date de cessation des paiements et finissant à la date de la décision
d’ouverture ».
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créancier connaissait l’état de cessation des paiements du débiteur110.
Outre le besoin de protection du tiers créancier, le droit à l’exécution
est aussi mis à l’épreuve face à la nécessité de sauvegarde des intérêts
du débiteur.
B. L’abus, un correctif à la rigueur du droit à l’exécution
en faveur du débiteur
La réglementation des procédures d’exécution dans le cadre de
l’OHADA est très respectueuse des droits du débiteur
111. Dans l’hypo-
thèse d’une contestation, le moyen de l’abus d’exercice des voies de
droit est aussi protecteur de ces droits. Ainsi, la préservation de la pré-
rogative qu’a le créancier de recouvrer sa créance ne peut se faire
au point de méconnaître l’intérêt patrimonial (1) et l’intérêt extrapatri-
monial du débiteur (2).
1. L’abus et la préservation de l’intérêt patrimonial du débiteur
Une mesure d’exécution peut être jugée inutile, auquel cas, elle
n’a pas sa raison d’être. L’inutilité s’explique, le plus souvent, par le fait
que la créance a déjà été recouvrée. La mesure d’exécution peut aussi
être jugée exagérée. Dans cette hypothèse, il existe une disproportion
entre celle-ci et la créance en elle-même. Le créancier devra donc
répondre de cette disproportion, puisqu’il avait la possibilité de choisir
la mesure appropriée.
La responsabilité du demandeur pourra alors être facilement
engagée parce que son action risquerait de causer un grave préjudice
matériel112 au défendeur, voire sa ruine113. Le juge se contente souvent
110. Mestre, supra note 28 à la p 443.
111. Francis Nkea Ndzigue, « Les droits du débiteur dans le système OHADA des voies d’exé-
cution » (2010) 873 Recueil Penant 405. Voir en droit français, Emmanuel Putman, « Accès à
la justice et droit à l’exécution » dans Emmanuel Putman et al, dir,
L’accès à la justice, Aix-en-
Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2007, 275.
112. Le juge béninois a déjà retenu l’abus du droit de rétention dans l’hypothèse d’une réten-
tion effectuée par un transitaire sur les quittances de douane des marchandises de son manda-
taire, après la naissance d’une contestation entre eux. Ainsi, le rétenteur a été condamné en
raison du dommage causé par cette rétention du fait du blocage des comptes du mandant. Voir
TPI Cotonou, n
034/, 1re ch com, 21 octobre 2002, Akpaca Sarl c Trans-Omar, Ohadata J-04-404,
Ohadata J-04-291 (annotation J Issa-Sayegh). Voir aussi Mercadal et al,
supra note 96 à la p 1478.
113. TGI Avesnes, 26 février 1964, (1964) JCP II 13904 (annotation R Désiry : menace d’expul-
sion); Cass soc, 7 juillet 1955, (1955) Bull civ IV n
o 604. En matière de procédures collectives, il
a été décidé que « la demande de mise en redressement judiciaire ne peut être utilisée comme
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d’une simple imprudence pour fonder la responsabilité114, mais il est
arrivé que les juges fondent leurs appréciations sur des critères pure-
ment subjectifs. La section sociale de la Cour de cassation française a
pu considérer que :
[l]e juge du fond, en faisant ressortir la gravité des mesures
prises par les bailleresses (saisies-gageries sur le mobilier) au
regard de la faible importance du différend qui les opposait à
leur locataire a suffisamment caractérisé la pensée malveil-
lante, excluant toute idée de l’exercice régulier d’un droit légi-
time, qui avait inspiré leurs agissements
115.
Cette solution est plus en adéquation avec le droit à l’exécution du
créancier, qui est un droit subjectif. En marge de toute considération
d’ordre théorique, rappelons que le créancier, c’est la partie qui s’est
volontairement engagée avec le débiteur. Son dévouement, même
onéreux ou intéressé, mérite une particulière protection. Un auteur a
pu écrire avec une pertinence singulière que : « le créancier est un per-
sonnage indispensable à toute vie sociale : ne le décourageons pas à
force de l’exaspérer »
116. Lorsqu’il devrait subir une sanction dans la
mise en œuvre de son droit à l’exécution, il serait plus judicieux d’y
procéder avec toute la rigueur nécessaire à la sauvegarde de sa moti-
vation à animer la vie des affaires. En effet, indiscutablement, il en est
un des « maillons forts ».
Ainsi, la protection de l’intérêt patrimonial du débiteur — en consi-
dération de la
favor debitoris — est assurée par la sanction de l’exercice
d’une mesure d’exécution inutile. L’abus serait alors caractérisé si le
créancier procède à une saisie alors que le recouvrement de son dû
était assuré et ne nécessitait aucune mise en œuvre d’une mesure
d’exécution. Dès 1858, la Cour de cassation française sanctionnait déjà,
sur le fondement de l’abus, un créancier pour avoir procédé à « des
saisies-arrêts intempestives et frustratoires, puisque le remboursement
de la somme empruntée était assuré avant qu’elles fussent prati-
quées »
117. Cette solution a été réitérée à plusieurs reprises et a finale-
ment eu une assise dans la jurisprudence française. En 1962, la Chambre
moyen de pression pour obtenir le règlement de dettes ». Voir Cass com, 1er octobre 1997,
(1997) Bull civ IV no 233.
114. Cass req, 11 juin 1901, (1901) DP I 395; Ch civ, 13 décembre 1972, (1973) D somm 24.
115. Cass soc, 23 mai 1950, (1950) Gaz Pal II 133.
116. Mestre,
supra note 28 à la p 474.
117. Cass civ, 16 février 1858, (1858) S I 662.
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civile a approuvé des juges du fond qui avaient retenu l’abus de droit
commis par un créancier saisissant en constatant que les saisies-arrêts
avaient été « faites brutalement et sans nécessité »
118. C’est dans cette
même optique qu’il a été décidé que « le créancier agit abusivement
lorsqu’il ne donne pas mainlevée de la saisie-attribution reposant sur
un titre exécutoire annulé, le saisi ayant droit à dommages-intérêts à
compter de la signification de la décision portant annulation dudit titre
exécutoire »
119.
La protection de l’intérêt économique du débiteur est aussi assurée
par la limitation du droit à l’exécution du créancier. Ainsi, ce dernier est
soumis au principe de proportionnalité
120 et au principe de subsidia-
rité
121. L’abus peut alors être constitué dans le fait de pratiquer une
mesure exécutoire en méconnaissance de ces principes intangibles
de la réglementation des voies d’exécution. Le créancier serait ainsi
condamné à des dommages et intérêts parce que sa responsabilité
serait engagée du fait du préjudice économique causé au débiteur. Il
aurait méconnu les règles érigées à titre préventif pour préserver l’in-
térêt du débiteur. Les juges sanctionnent sans hésitation de tels agis-
sements du créancier. Concernant l’abus commis pour méconnaissance
du principe de proportionnalité, il a été jugé que « commet l’abus, le
créancier qui pratique plusieurs saisies alors qu’une seule aurait suffi
à garantir la créance »
122. Dans cette affaire, le créancier avait procédé
à plusieurs saisies des comptes dans quatre banques, alors que le
compte du débiteur dans chacune de ces banques était plusieurs fois
supérieur à la créance. La sanction était alors fondée sur le fait qu’il y
avait une disproportion notable entre les biens saisis et ce qui était
nécessaire pour obtenir le paiement de l’obligation. Ces différents
actes auraient pu être validés s’ils avaient été raisonnablement effec-
tués par rapport à ce qui était dû. En effet, il importe alors de préciser
que l’abus ne consistait pas du tout au fait que le créancier ait procédé
à plusieurs saisies simultanées ou successives. Dans de telles circons-
tances, l’abus n’est caractérisé que si le débiteur démontre l’existence
118. Cass civ 1er, 11 avril 1962, (1962) Bull civ I 190 no 215. Voir aussi Montpellier, 18 mars 1930,
(1930) DP II 145 (annotation Percerou). Voir Mestre,
supra note 28 aux pp 455-56.
119. Cass civ 2
e, 28 juin 2001, (2001) D IR 2181. Voir aussi, sur l’existence d’une mesure d’exécu-
tion inutile, Anne Leborgne,
Droit de l’exécution, 2e éd, Paris, Dalloz, 2014 aux pp 1470-71.
120. Aux termes de l’article 32 alinéa 2 AUPSRVE : « L’exécution est […] poursuivie aux risques
du créancier, à charge pour celui-ci, si le titre est ultérieurement modifié, de réparer intégrale-
ment le préjudice causé par cette exécution sans qu’il y ait lieu de relever de faute de sa part ».
121. Art 251 et 28, al 2 AUPSRVE.
122. Cass civ, 2 février 1956, (1956) Bull civ II 65.
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d’un préjudice dont il est victime, précisément, le caractère excessif
des saisies par rapport au montant de la créance. Les juges de la Cour
d’appel d’Abidjan n’ont pas manqué de le souligner dans un arrêt
rendu le 20 novembre 2010. Dans cette affaire, il a été décidé que :
[l]a débitrice qui demande la mainlevée d’une saisie-attribu-
tion en se contentant d’affirmer que son créancier l’a pratiquée
sans tenir compte d’une seconde saisie qu’il a également pra-
tiquée à son préjudice, notamment une saisie-vente de biens
meubles, sans démontrer le caractère surabondant de la valeur
de l’ensemble des biens saisis, ce qui donnerait à la Cour les
moyens d’apprécier l’opportunité de maintenir ou de donner
mainlevée de la saisie critiquée, doit être déboutée. Il en est
ainsi dès lors que le moyen tiré de la seule existence de deux
saisies pour en déduire le caractère surabondant des biens
saisis ne peut prospérer
123.
Cette décision met en avant le droit du créancier de recouvrer sa
créance et ce droit est protégé dans la réglementation des voies d’exé-
cution. En effet, le créancier est libre de choisir la mesure d’exécution
qui lui convient
124. Dans le droit OHADA, l’AUPSRVE ne contient aucune
disposition qui prévoit expressément la liberté de choix du créancier.
Cependant, nous le savons, cette liberté se déduit aisément des dis-
positions de l’article 28 de l’AUPSRVE. Ainsi, en principe, aucun ordre
n’est imposé au créancier, sous réserve du principe de la subsidiarité.
Ce principe est aussi protecteur du débiteur
125. En effet, l’article 28,
alinéa 2 de l’AUPSRVE dispose que : « [s]auf s’il s’agit d’une créance
hypothécaire ou privilégiée, l’exécution est poursuivie en premier lieu
sur les biens meubles et, en cas d’insuffisance de ceux-ci, sur les biens
immeubles ». Cet article est prévu afin de préserver l’équité entre l’in-
térêt du débiteur et le droit du créancier. Il serait injuste qu’un créancier
123. CA Abidjan (Côte d’Ivoire), Ch civ et com, no 354, 20 novembre 2010, Sté Finamark c Mme A et
autres
, Le Juris-Ohada no 3/2011, juillet-septembre 2011, p 12, Ohadata J-12-153. En jurisprudence
française, le juge a rejeté la demande pour saisie abusive, bien qu’il y avait disproportion entre
la créance et le bien saisi (la valeur de l’immeuble était dix fois supérieure), parce qu’aucune
mesure d’exécution forcée ne pouvait être utilement envisagée. Voir Cass civ 2
e, 15 mai 2014,
Droit et procédures, mai 2014 aux pp 117-19 (annotation S Dorol) (voir les commentaires de la
jurisprudence).
124. En droit français, le libre choix de la mesure d’exécution est clairement énoncé. L’article 22,
alinéa 1 de la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution dispose
bien que : « [l]e créancier a le choix des mesures à assurer l’exécution ou la conservation de sa
créance ».
125. Nous avons déjà souligné qu’il est protecteur des autres créanciers.
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chirographaire, en vertu du libre choix de la mesure d’exécution, puisse
mettre inutilement en péril le patrimoine immobilier du débiteur, alors
que ses biens mobiliers auraient pu suffire pour recouvrer la créance.
Au cas où le créancier enfreindrait cette règle de la subsidiarité, il serait
sanctionné à des dommages et intérêts sur le fondement de l’abus
dans l’utilisation des voies d’exécution. En effet, c’est la cupidité du
créancier qui serait sanctionnée en vue de la protection des intérêts
patrimoniaux du débiteur. Par ailleurs, les intérêts extrapatrimoniaux
du débiteur sont aussi protégés.
2. L’abus et la préservation des droits de la personnalité
du débiteur
« Celui qui use d’une voie de droit est tenu à une circonspection
toute particulière, lorsque cet exercice est de nature à porter atteinte
à l’honneur ou à l’un des “intérêts essentiels” de son adversaire »
126. En
effet, la protection des droits de la personne est au cœur de la régle-
mentation des procédures d’exécution. De nos jours, avec l’interven-
tion des droits fondamentaux en droit judiciaire privé, la tendance est
à l’amélioration de l’humanisation des mesures d’exécution. En effet,
cette préoccupation n’est pas nouvelle. Les procédures de saisie ont
toujours été réglementées avec une prise en compte de l’intérêt per-
sonnel du débiteur. Considérée comme une personne vulnérable, la
personne saisie ou le débiteur
127 bénéficie d’une protection des droits
qui s’attachent à la personne. Sur le fondement de la dignité inhérente
à l’être humain, les droits fondamentaux de la personnalité sont sacrés.
Les mesures d’exécution consacrent alors la protection du droit à
l’information
128, du droit à l’intimité de la vie privée129, du droit à
l’honneur
130 du débiteur, de l’intégrité du logement, de l’assurance du
minimum vital totalement insaisissable.
126. Mazeaud et Tunc, supra note 19 au no 591.
127. Car c’est le débiteur qui est souvent la personne saisie. Il peut aussi s’agir de son ayant
cause si le débiteur est décédé.
128. Le droit à l’information du débiteur est également assuré. Il en est notamment ainsi par
l’exigence de nombreuses mentions insérées dans le texte des actes d’exécution. Voir art 157
AUPSRVE.
129. La protection du droit à l’intimité de la vie privée a conduit à l’encadrement des heures
et des jours d’exécution. Voir l’article 46 de l’AUPSRVE, dont l’ambition est aussi d’éviter les abus
dans le cadre de l’exécution forcée.
130. Gérard Cornu,
Droit civil. Les personnes, 13e éd, Paris, Montchrestien, 2007 au no 35.
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L’encadrement de ces principes fondamentaux et, par ricochet, leur
influence grandissante dans l’exercice des voies de droit, est assuré par
les conventions internationales
131 et régionales132.
Parallèlement, il convient de se demander si de telles protections
ne sont pas assurées au créancier. Est-ce que le fait qu’il soit considéré
comme la partie juridiquement forte, la partie poursuivante, le prive
de toute protection fondamentale de ses droits? Il n’en est rien. Le droit
judiciaire privé, comme l’ensemble des domaines juridiques, a fait son
« acte d’allégeance » aux droits fondamentaux. Ainsi, tous les acteurs
du procès et de la procédure d’exécution sont protégés contre les tur-
pitudes et agressions de la vie des affaires. Le créancier aussi bénéficie
d’une protection, nous l’avons dit, de son droit à l’exécution. Ce droit
est garanti par les textes protecteurs des droits de l’Homme. Dans le
cadre africain ou international, il n’existe pas de texte qui spécifie le
droit fondamental à l’exécution. Cependant, ceci est aisément com-
préhensible. Dans le cadre procédural, la place des droits fondamen-
taux est primordiale. La sensibilité de la matière en est la cause puisque
le procès, et surtout la mesure d’exécution, sont des modes « agres-
sifs »
133 de réalisation des droits des justiciables. Ils sont en même
temps utiles, car l’essence du droit est liée à son effectivité et il peut
arriver que les acteurs soient récalcitrants à une exécution spontanée
de leurs obligations. Il est alors impossible, peut-on dire d’ailleurs, qu’il
n’est pas souhaitable de dresser d’une manière exhaustive les droits
susceptibles de protection. Mais, pour sa pertinence, la démarche
de la Cour européenne des droits de l’Homme peut être suivie. Pour
131.
Il s’agit, notamment, de la
Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, supra
note 24 et de la
Déclaration universelle des droits de l’Homme, Rés AG-217(III), Doc off AGNU, 3e sess,
supp n
o 13, Doc NU A/810 (1948) 71, en ligne : Nations Unies <www.un.org/fr/documents/udhr/>.
132.
Il s’agit de la
Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, en ligne : Commission
africaine des droits de l’Homme et des peuples <www.achpr.org/files/instruments/achpr/
achpr_instr_charter_fra.pdf>. En Europe, la
Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et
des libertés fondamentales
, 4 novembre 1950, 213 RTNU 221 (Convention européenne des droits
de l’Homme
) protège aussi les droits de la personnalité, en ligne : Cour européenne des droits
de l’Homme <www.echr.coe.int/Documents/Convention_FRA.pdf>. En Amérique, il y a
la 
Convention américaine relative aux droits de l’Homme, adoptée à San José, Costa Rica, le
22 novembre 1969, à la Conférence spécialisée interaméricaine sur les droits de l’Homme, en
ligne : Commission interaméricaine des droits de l’Homme <https://www.cidh.oas.org/Basicos/
French/c.convention.htm>.
133. « Le droit est lié à la faculté de contraindre », disait Kant. Voir Emmanuel Kant,
Métaphysique
des mœurs, Première partie, doctrine du droit
, 1797, traduit par Alexis Philonenko, 5e éd, Paris,
J Vrin, 1993 à la p 105, cité par Hugon,
supra note 90 à la p 673.
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attribuer au droit à l’exécution la qualité de droit fondamental, elle l’a
rattaché au droit à un procès équitable
134.
Mais comme on le sait, l’accent est beaucoup plus mis sur la protec-
tion du débiteur du fait de sa vulnérabilité. Le droit à l’exécution ne
peut porter atteinte aux droits attachés à la personnalité juridique du
saisi. La violation de ces droits peut être sanctionnée sur le fondement
de l’abus commis dans l’exercice du droit à l’exécution
135. La faute
consisterait dans le fait de procéder à des mesures d’exécution en vio-
lation des droits de la personnalité protégés. Ainsi, le créancier peut
être poursuivi et sa responsabilité engagée pour saisie abusive. Cepen-
dant, le débiteur ne peut pas, sous le prétexte de la protection des
droits fondamentaux, se soustraire à ses obligations. La Cour de cas-
sation française a eu à sanctionner une pareille attitude du débiteur
dans une affaire du 30 juin 1992
136. Dans cette espèce, relative à l’obli-
gation de communication de l’adresse du débiteur,
un préposé des postes était débiteur d’une somme que le juge
des référés le condamnait à payer à son créancier. Plus de
deux ans après cette décision, le créancier obtenait par voie
d’ordonnance sur requête qu’injonction soit faite au directeur
départemental des postes de communiquer aux huissiers
chargés de l’exécution l’adresse de l’agent. Une nouvelle
ordonnance du juge des référés du 10 novembre 1988 réfutait
toute rétractation de la décision d’injonction et prononçait
une astreinte provisoire à l’encontre du directeur des postes.
Un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence confirmait, le
15 mai 1990, cette décision.
134. Selon Fricero et Pedrot, supra note 21 aux pp 627-28 :
Le justiciable a également le droit à l’exécution du jugement dans un délai raisonnable.
Depuis l’arrêt
Hornsby c Grèce qui affirme que l’exécution d’un jugement ou arrêt de
quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante
du procès au sens de l’article 6 (CEDH 19 mars 1997,
Hornsby c Grèce, JCP, 1997. II. 22949,
note Dugrip et Sudre), la Cour européenne rappelle que l’État doit garantir aux citoyens
une justice effective, et remplir ses obligations positives afin que les titres exécutoires que
constituent les jugements ne restent pas lettres mortes, ce qui est d’ailleurs contraire au
principe de sécurité juridique et ne contribue pas à la prééminence du droit.
135. Ainsi, le domaine de l’abus est très large et s’applique à tout le droit judiciaire privé. La
Cour d’appel du Québec l’a précisé avec une particulière délicatesse, dans l’affaire
Clinique Ovo
inc c Curalab inc
, 2010 QCCA 1214 au para 16 (« [l]es articles 54.1 à 54.6 du Code de procédure civile
sont entrés en vigueur le 4 juin 2009. Ils confèrent aux juges des pouvoirs très vastes pour sanc-
tionner les abus de toutes sortes, à toutes les étapes de la procédure civile »).
136. Cass civ 1
re, 30 juin 1992, (1993) JCP I 22001 (annotation X Daverat).
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La Cour de cassation a maintenu la décision dans le présent arrêt.
Selon la haute juridiction,
[s]i toute personne est en droit, notamment pour échapper
aux indiscrétions ou à la malveillance de refuser de faire
connaître le lieu de son domicile ou de sa résidence, de telle
sorte qu’en principe sa volonté doit être sur ce point respectée
par les tiers, il en va autrement lorsque cette dissimulation lui
est dictée par le seul dessein illégitime de se dérober à l’exé-
cution de ses obligations et de faire échec aux droits de ses
créanciers
137.
Le juge reconnaît bien le droit à l’intimité de la vie du débiteur,
précisément le droit de tenir secrète son adresse
138. Mais il se devait
de sanctionner l’abus commis par le débiteur quant à son obligation
de livrer les renseignements relatifs à son adresse qui étaient néces-
saires à l’exécution de la créance. L’exécution d’une obligation ne peut
être réduite à néant en raison d’une impossibilité d’identifier le débi-
teur. Le domicile, ou la résidence, est un élément primordial d’identi-
fication de la personne. Pour faire exécuter une obligation par son
débiteur, il faut logiquement le localiser. Le droit à l’intimité de la vie
privée ne peut constituer un obstacle à un droit parallèle, aussi digne
de protection qu’est le droit pour le créancier à l’exécution de sa
créance. C’est sur ce fondement que dans cette espèce, la Cour de
cassation française a admis, sous le contrôle du juge qui autorisait la
divulgation, une atteinte à la vie privée. Car il est vrai qu’en cherchant
à avoir l’adresse du débiteur, le créancier poursuivant porte bel et bien
atteinte à l’intimité de la vie privée, qui constitue un droit fondamental.
Mais la juridiction suprême française a bien fait de souligner que :
[s]i, en principe, tenir secret un lieu de résidence ou de domi-
cile relève d’une prérogative inhérente au respect de la vie
privée, il en va autrement lorsque l’opposition du débiteur sur
ce point lui est dictée par le seul dessein illégitime de se
dérober à l’exécution de ses obligations et de faire échec aux
droits de ses créanciers
139.
137. Cass civ 1re, 19 mars 1991, (1991) Bul civ I no 96.
138. D’ailleurs, la communication de l’adresse du débiteur a été rejetée par la Cour de cassation
dans une espèce où le créancier n’avait pas de titre. La haute juridiction avait rejeté le pourvoi,
car elle estimait que le droit allégué n’était pas légalement reconnu; il n’était pas non plus judi-
ciairement constaté. Voir Cass civ 1
re, 6 novembre 1990, (1991) D 353 (annotation J Prévault).
139. Cass civ 1
re, 19 mars 1991, (1991) D 569 (annotation D Velardocchio).
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C’est donc dans le but de la préservation des droits du créancier
qu’est rendu cet arrêt du 30 juin 1992 sanctionnant l’attitude du débi-
teur. Un argument de plus pour confirmer que l’abus est une lame à
tranchants multiples, au service des acteurs des voies de droit. Mais il
faudrait insister — pour assurer l’efficacité de la sanction de l’abus —
sur la nécessité de valoriser le critère de la loyauté dans l’interprétation
des comportements des parties
140.
140. Le législateur québécois en est parfaitement conscient lorsqu’il définit l’abus à l’article 7
du
Code civil du Québec. Aux termes de cette disposition : « Aucun droit ne peut être exercé en
vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des
exigences de la bonne foi ».
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