Renforcer l’Etat de droit
et garantir les droits de l’homme
dans la Constitution
Un rapport sur le processus
de réforme constitutionnelle en Tunisie
Constituée de 60 éminents juges et avocats du monde entier, la Commission Internationale de Juristes (CIJ)
œuvre pour la promotion et la protection des droits humains dans le cadre de l’Etat de droit. Elle dispose d’une
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droit international des droits humains et du droit international humanitaire, veiller à la réalisation des droits civils,
culturels, économiques, politiques et sociaux, s’assurer de la séparation des pouvoirs et préserver l’indépendance
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Renforcer l’Etat de droit et garantir les droits de l’homme dans la Constitution
Un rapport sur le processus de réforme constitutionnelle en Tunisie
1
TABLE DES MATIERES
RESUME ET RECOMMANDATIONS PRINCIPALES ........................................................ 3
CHRONOLOGIE ........................................................................................................ 10
GLOSSAIRE.............................................................................................................. 11
I.
LE PROCESSUS D’ELABORATION DE LA CONSTITUTION ................................... 12
1. Le processus électoral de l’ANC..................................................................... 12
a. Le cadre institutionnel....................................................................................12
b. Le cadre juridique des élections de l’ANC ..........................................................14
c. Le contentieux électoral .................................................................................16
2. Le processus d’élaboration de la Constitution ............................................... 17
II. CONSTITUTION, ÉTAT DE DROIT ET SEPARATION DES POUVOIRS ..................... 19
1. Etat de droit et la séparation des pouvoirs en vertu de la Constitution de 1959
…………………………………………………………………………………………………………..20
a. La suprématie de l'exécutif et la concentration des pouvoirs dans les mains du
Président de la République....................................................................................20
b. Le Parlement dépossédé du pouvoir législatif ....................................................22
2. L’Etat de droit et la séparation des pouvoirs dans la période de transition.... 24
3. L’Etat de droit et la séparation des pouvoirs dans le projet de Constitution .. 25
a. Renforcer le rôle du Parlement ........................................................................26
b. Limiter les pouvoirs du Président et renforcer le rôle du gouvernement.................28
c. Etablir une Cour constitutionnelle avec des compétences plus élargies ..................29
d. Contrôle civil sur les services de sécurité et les forces armées .............................32
III. GARANTIES CONSTITUTIONNELLES DE L’INDEPENDANCE DU POUVOIR
JUDICIAIRE............................................................................................................. 35
1. Le pouvoir judiciaire dans la Constitution de 1959 et la loi relative à
l’organisation du pouvoir judiciaire ..................................................................... 35
2. Le pouvoir judiciaire durant la période de transition ..................................... 38
a. Le pouvoir judiciaire dans la Constitution provisoire ...........................................38
b. L’utilisation des tribunaux militaires durant la période de transition ......................39
3. Le pouvoir judiciaire dans le projet de Constitution ...................................... 42
a. Les garanties constitutionnelles de l'indépendance du pouvoir judiciaire................42
b. Les garanties constitutionnelles de l'indépendance du Ministère public ..................44
IV. LA CONSTITUTION ET LES DROITS DE L’HOMME ................................................ 46
1. Les droits de l’homme dans la Constitution de 1959 ..................................... 46
2. Les droits de l’homme dans le projet de Constitution .................................... 48
a. La reconnaissance des droits de l’homme dans le projet de Constitution ...............49
b. Vers une Déclaration des droits complète .........................................................57
3. Limites et dérogations aux droits de l'homme ............................................... 58
a. Les limites admissibles aux droits de l'homme ...................................................58
b. Dérogations aux droits de l'homme ..................................................................59
c. Recours et réparation pour les violations des droits de l'homme...........................61
V. RECOMMANDATIONS ........................................................................................... 64
2
RESUME ET RECOMMANDATIONS PRINCIPALES
Après le renversement du Président Ben Ali, les autorités tunisiennes ont engagé un large
processus de transition dans le but de répondre aux aspirations démocratiques du peuple
tunisien et d’adopter une Constitution qui mette en place l’Etat de droit et protège les
droits de l’Homme.
Pour réaliser ces objectifs, une Assemblée Nationale Constituante (ANC) a été élue en
octobre 2011. Une Constitution provisoire a été adoptée pour organiser le travail des
pouvoirs publics durant la période de transition.
Malgré les manquements exposés dans ce rapport, le cadre juridique relatif à l’ANC et son
processus d’élection ont été clairs, fiables et transparents. Ceci a permis un processus de
transition largement pacifique et a représenté une rupture nette avec l’héritage
constitutionnel et institutionnel du régime de Ben Ali.
Cependant, afin de renforcer la légitimité de ce processus, l’ANC devrait assurer son
ouverture à tous les secteurs de la population tunisienne, et en particulier, aux secteurs
marginalisés qui étaient au cœur du soulèvement populaire contre le régime du Président
Ben Ali.
L’ANC devrait également dépasser les limites que lui imposent la Constitution provisoire
et de son règlement intérieur en lançant un processus participatif et global garantissant
les droits de tous les tunisiens et de leurs représentants, y compris les organisations de la
société civile, de prendre part à la direction des affaires publiques et à l’élaboration de la
Constitution.
En organisant des audiences et des évènements publics ainsi que des activités
médiatiques, et en acceptant les propositions et interventions de différents acteurs,
l’ANC peut renforcer le sentiment d’adhésion et d’appropriation de la Constitution par la
population tunisienne. Ceci est particulièrement important dans les dernières étapes
d’élaboration de la Constitution afin de s’assurer que les individus prennent des décisions
en connaissance de cause sur les différentes dispositions constitutionnelles et options
discutées au sein de l’ANC.
Ce sens de l’appropriation se trouvera également renforcé si l’ANC s’assure que la
Constitution reflète les avis de tous les tunisiens, et pas seulement ceux de la majorité de
ses membres. Le fait d’atteindre cet objectif permettra d’assurer la conformité du
processus avec les normes internationales de participation inclusive. Plus important
encore, il assurera sa conformité avec les aspirations démocratiques du peuple tunisien
fortement exprimées durant le soulèvement contre le régime de Ben Ali.
L’ANC doit aussi mettre en application, de toute urgence, toutes les dispositions et mettre
en place toutes les institutions prévues par la Constitution provisoire, en particulier celles
relatives au pouvoir judicaire. En l’absence de telles institutions, le pouvoir exécutif
continuera d’exercer un contrôle global sur le travail du pouvoir judicaire, notamment en
ce qui concerne la révocation des juges sans garanties d’une procédure équitable.
3
Cette situation souligne l’importance de l’Etat de droit ainsi que les défis s’y rattachant
dans les périodes de transition et au delà. Malheureusement, le projet de Constitution
publié par l’Assemblée Constituante le 15 décembre 2012 ne réduit pas les inquiétudes
relatives à ces défis.
Le projet de Constitution élargit le contenu des dispositions relatives à l’Etat de droit, la
séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judicaire. L’importance de ces
dispositions peut être appréciée à la lumière des manquements de la Constitution de
1959 détaillés dans ce rapport.
Par exemple, le projet de Constitution limite les pouvoirs du Président de la République,
pas seulement au profit du parlement mais aussi de celui du gouvernement. En fait, selon
l’article 86, c’est bien le Premier ministre qui établit la politique générale du
gouvernement et assure sa mise en œuvre. Par ailleurs, le projet de Constitution renforce
le rôle du parlement, garantit son indépendance et consolide ses pouvoirs législatifs.
Néanmoins, le projet de Constitution doit être amendé afin d’être en pleine conformité
avec les normes internationales en matière d’Etat de droit, y compris en garantissant une
attribution plus claire des compétences et une séparation des pouvoirs entre le
parlement, le pouvoir exécutif et le pouvoir judicaire.
- Plus de références et documents sur Legaly Docs La Constitution doit aussi garantir la primauté du droit et la responsabilité de tous les
individus et institutions devant la loi. Elle doit prévoir des processus formels, réguliers,
accessibles et transparents pour l’application et le contrôle des lois afin de limiter les
pouvoirs de l’Etat, et par conséquent de garantir que ces pouvoirs ne soient pas exercés
de manière arbitraire.
Le projet de Constitution devrait également être amendé en vue de renforcer le mandat
de la Commission électorale. Il faudrait notamment lui attribuer des pouvoirs d’enquête
étendus afin de lutter contre la fraude électorale, ainsi que garantir le caractère
contraignant de ses décisions qui devraient s’imposer à toutes les autorités. En outre, la
Constitution devrait préciser le mécanisme par lequel les membres de la Commission sont
élus ou sélectionnés, et les conditions et garanties d’exercice de leur mandat.
De surcroît, la Constitution devait définir et délimiter le rôle des forces armées et de
sécurité qui devront être pleinement responsables devant les autorités civiles nationales
compétentes et, notamment devant le parlement. Pendant des décennies, les services de
sécurité se sont rendus coupables de violations flagrantes des droits de l’homme,
notamment de cas de torture et autres mauvais traitements, d’exécutions extrajudiciaires
et d’arrestations et détentions arbitraires. Même après le renversement du Président Ben
Ali, les services de sécurité ont continué à jouir d’une impunité de fait pour ces violations
des droits de l’homme.
En outre, alors que les dispositions concernant le pouvoir judiciaire représentent un
progrès en vue d’assurer l’indépendance de ce dernier et de mettre un terme aux
ingérences de l’exécutif dans les affaires de la justice, le projet de Constitution demeure
ambigu quant aux garanties d’inamovibilité des juges et aux compétences du Conseil
Supérieur de la Magistrature (CSM).
4
La Constitution devrait garantir le principe de l’inamovibilité des juges, et garantir sans
ambiguïté que les juges ne puissent être suspendus ou destitués que pour des raisons
d’incapacité ou de comportement les rendant inaptes à remplir leurs fonctions judiciaires.
La Constitution devrait également asseoir la compétence du CSM en tant qu’organe
responsable de la carrière des juges, notamment de leur sélection, nomination,
promotion et de toutes les procédures disciplinaires à leur encontre.
De plus, la Constitution devrait garantir l’indépendance du Ministère public et définir sa
mission et sa compétence. Elle devrait aussi garantir qu’il puisse agir pour la défense des
droits de l’homme en protégeant les droits des victimes et en obligeant les auteurs de
violations de droits de l’homme à rendre des comptes. Le manque d’indépendance du
Ministère public a contribué à créer un climat d’impunité autour des violations des droits
de l’homme commises sous le régime du Président Ben Ali.
La Constitution devrait interdire sans équivoque le recours aux tribunaux militaires pour
juger des civils. Cette interdiction devrait également être valable pour le personnel
militaire ou les forces de sécurité en cas de violations des droits de l’homme.
En plus de renforcer les garanties de l’Etat de droit, le projet de Constitution devrait être
amendé afin de se conformer pleinement aux normes internationales relatives aux droits
de l’homme. A cet égard, la Constitution devrait reconnaître sans ambiguïté la primauté
du droit international sur le droit interne et garantir que les traités internationaux de
droits de l’homme auxquels la Tunisie est partie soient directement appliqués par les
tribunaux nationaux. Ainsi, l’article 15 du projet de Constitution qui prévoit que : « Le
respect des traités internationaux est une obligation, tant qu’ils ne sont pas contraires
aux dispositions de la présente Constitution », devrait être modifié. Cet article viole les
obligations de la Tunisie découlant du droit international, selon lequel les Etats ne
peuvent invoquer leurs Constitutions ou autres aspects de leur droit national afin de se
soustraire aux obligations qui leur incombent au titre du droit international ou des traités
en vigueur.
La Constitution devrait également contenir une Déclaration des droits exhaustive
pleinement conforme aux droits de l’homme universellement reconnus. Une telle
Déclaration fournira aux individus un ensemble de droits qu’ils pourront invoquer afin
d’obliger les autorités à rendre des comptes en cas de manquements aux obligations de
ces autorités de respecter, de protéger et de mettre en œuvre lesdits droits. Les
tribunaux nationaux, qui se sont montrés jusqu’à présent réticents à appliquer les normes
internationales relatives aux droits de l’homme en l’absence d’une transposition complète
de ces normes en droit interne, pourront invoquer et appliquer les droits garantis dans la
Déclaration des droits.
A cet égard, les dispositions relatives au principe de légalité doivent être modifiées afin
de garantir leur conformité pleine et entière avec les normes internationales. La
Constitution devrait également interdire l’invocation de ce principe pour empêcher les
poursuites et peines rétroactives en cas de violations graves des droits de l’homme qui
constituent des crimes au titre du droit international. Le fait de poursuivre et de punir de
tels crimes permettra à la Tunisie de se conformer pleinement à ses obligations découlant
du droit international qui exigent d’enquêter, de poursuivre et de punir les violations
graves des droits de l’homme et de combattre l’impunité.
5
La Constitution devrait également criminaliser les crimes de guerre, les crimes contre
l’humanité, le génocide, les disparitions forcées et autres crimes au titre du droit
international. A cette fin, la définition de la torture dans le projet de Constitution devrait
être modifiée afin d’assurer sa conformité avec l’article 1 de la Convention contre la
Torture (CAT) à laquelle la Tunisie est partie.
Les dispositions relatives à l’égalité devraient également être amendées en vue de
garantir que tous les individus relevant du droit tunisien et de la juridiction des tribunaux
tunisiens jouissent de l’égalité devant la loi. Cependant, il est tout aussi important que les
dispositions relatives à l’égalité n’interdisent pas ou n’excluent pas les mesures
législatives ou autres visant à protéger et à soutenir les personnes ou catégories de
personnes victimes de discrimination injuste ou souffrant de ses conséquences.
La Constitution devrait garantir le caractère absolu des droits indérogeables et, par
conséquent, interdire toute dérogation y compris en situations d’urgence. Ces droits
incluent entre autres : le droit à la vie, le droit de ne pas être soumis à la torture ou à
d’autres mauvais traitements, le droit de ne pas être soumis à une disparition forcée, le
droit à un procès équitable, ainsi que le principe de légalité.
A cet égard, la disposition relative au droit à la vie devrait être modifiée dans la mesure
où elle ne spécifie pas dans quels cas et dans quelles conditions les atteintes à ce droit
sont légitimes. Permettre au parlement de définir ces cas, sans aucun garde-fou, pourrait
porter atteinte à l’essence même du droit à la vie. La Constitution tunisienne devrait ainsi
reconnaître le droit à la vie comme un droit absolu ne pouvant faire l’objet d’aucune
dérogation. La peine de mort devrait par conséquent être abolie.
Les dispositions relatives au droit à un procès équitable doivent être amendées afin
d’inclure le droit des individus : d’être informés, dans les plus brefs délais et de manière
détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre eux ; de disposer du
temps et des moyens nécessaires à la préparation de leur défense et de communiquer
avec un conseil de leur choix ; d’être jugés dans un délai raisonnable ; à l’égalité des
armes ; et de ne pas être forcés de témoigner contre eux-mêmes ou d'avouer leur
culpabilité.
Il est également important de garantir que tous les droits de l’homme soient universels,
indissociables et interdépendants. A cette fin, la Constitution devrait garantir que les
droits civils et politiques, et les droits économiques, sociaux et culturels (DESC) soient
reconnus, garantis et protégés sur un pied d’égalité.
Les dispositions relatives aux DESC doivent être modifiées en vue de respecter les
obligations de la Tunisie au titre du droit international, et notamment du Pacte
international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). Par
conséquence, elles devraient reconnaître le droit à un niveau de vie suffisant, à
l’alimentation, au logement et à l’assainissement adéquats. Des garanties fondamentales
pour les travailleurs devraient également être reconnues.
En plus de reconnaître ces droits, la Constitution devrait mettre en place des mécanismes
efficaces pour assurer le respect des droits de l’homme, y compris une institution des
droits de l’homme indépendante avec une compétence étendue, un médiateur et un accès
sans restriction à la Cour constitutionnelle. A cet égard, la création, dans le projet de
6
constitution, d’une Cour constitutionnelle ayant une garantie d’indépendance, une
compétence étendue de protection des droits de l’homme et assurant la séparation des
pouvoirs, représente un progrès vers la mise en place d’institutions démocratiques
efficaces.
Renforcer l’Etat de droit et garantir les droits de l’homme dans la Constitution tunisienne,
est un rapport de la Commission Internationale de Juristes (CIJ) qui examine le processus
de réforme constitutionnelle en cours en Tunisie à la suite du renversement de l’ancien
Président Ben Ali en janvier 2011. En particulier, le présent rapport analyse le processus
de transition jusqu’à ce jour ainsi que la procédure d’élaboration et le contenu de la
Constitution. Il analyse, par ailleurs, dans quelle mesure ce processus respecte les
normes internationales en matière d’Etat de droit et de droits de l’homme, et met en
exergue les défis qu’il reste à surmonter afin de faire face à l’héritage de l’ancien régime.
Ce faisant, le rapport examine les dispositions relatives aux questions de droits de
l’homme et de l’Etat de droit dans la Constitution de 1959, dans la Constitution provisoire
et dans le projet de Constitution, et évalue leurs dispositions à la lumière du droit
international et de ses normes. Le cas échéant, le rapport fait également référence aux
normes et mécanismes internationaux et régionaux dont certains n’engagent pas
directement la Tunisie mais qui font office de référence en matière des meilleures normes
et pratiques juridiques disponibles et qui sont susceptibles d’inspirer les autorités
tunisiennes.
Le rapport identifie des réformes institutionnelles et juridiques urgentes qui, s’il y a une
volonté politique suffisante, peuvent contribuer à garantir que la Constitution puisse être
en totale conformité avec les normes internationales relatives à l’Etat de droit et aux
droits de l’homme.
Par ce rapport, la CIJ appelle les autorités tunisiennes, et notamment l’ANC à:
i)
ii)
iii)
iv)
Adopter une Constitution qui représente les opinions de tous les
tunisiens, et pas seulement celles de la majorité des membres de
l’ANC, et, à cette fin, à garantir à tous les tunisiens le droit de
participer au processus de prise de décision, d’être consultés sur le
contenu de la Constitution, et de prendre pleinement part à la
direction des affaires publiques ;
Renforcer la compétence de la Commission électorale et les
garanties de son indépendance, notamment en prévoyant dans la
Constitution un mécanisme d’élection ou de sélection de ses
membres ainsi que les conditions de leur mandat ;
Garantir l’exercice non arbitraire des pouvoirs de l’Etat qui devront
être limités par des processus d’application et de contrôle de la loi
formels, réguliers, accessibles et transparents ;
Garantir la primauté de la Constitution sur les autres aspects du
individus et
la responsabilité de tous
interne et
droit
institutions à son égard ;
les
7
v)
vi)
Garantir dans la Constitution que le rôle des forces armées et de
sécurité soit défini de manière appropriée et que celles-ci soient
responsables et subordonnées à une autorité civile légalement
constituée ;
Assurer que la Constitution garantisse pleinement le principe de la
séparation des pouvoirs et qu’à cette fin, elle établisse clairement
les compétences respectives des pouvoirs exécutif, législatif et
judiciaire ;
vii) Garantir dans la Constitution un examen judiciaire de la conformité
des actes législatifs et exécutifs avec la Constitution, et à cette fin,
la Cour
affirme sans ambiguïté que
constitutionnelle sont définitives et ne peuvent être soumises à
aucune
forme d’examen ou de recours, et qu’elles sont
contraignantes et doivent être mises en application par toutes les
autorités publiques ;
les décisions de
viii) Mettre tout le système judiciaire en conformité avec les normes
de
d’indépendance,
d’impartialité
et
internationales
responsabilité ;
ix)
x)
xi)
xii)
Garantir le principe de l’inamovibilité des juges et à assurer sans
ambivalence dans la Constitution, que les juges ne peuvent être
destitués que pour des raisons d’incapacité ou de comportement
les rendant inaptes à remplir leurs fonctions judiciaires ;
Mettre un terme au recours aux tribunaux militaires pour juger des
civils et exclure les cas de violations de droits de l’homme de leur
compétence, notamment ceux impliquant les personnels militaire
et de sécurité ;
Assurer la primauté du droit international sur le droit interne et
que les traités de droits de l’homme auxquels la Tunisie est partie
soient directement applicables devant les tribunaux nationaux ;
Inclure dans la Constitution une Déclaration des droits exhaustive
conformément au droit et aux normes internationales relatives aux
droits de l’homme ;
xiii)
Interdire dans la Constitution les crimes graves au titre du droit
international, notamment les crimes de guerre, les crimes contre
l’humanité, le génocide, la torture et les disparitions forcées ;
xiv) Assurer que le principe de légalité ne soit pas utilisé pour
empêcher la poursuite et la sanction rétroactives des violations
graves des droits de l’homme qui constituent des crimes au titre du
droit international ;
8
xv) Assurer que les restrictions aux droits de l’homme, lorsque le droit
international le permet, soient pleinement conformes aux normes
internationales. En particulier, toute restriction ne doit pas être
arbitraire ou déraisonnable mais plutôt claire, précise, accessible
et justifiable dans une société libre et démocratique ;
xvi) Garantir que les droits indérogeables, notamment le droit à la vie,
le droit de ne pas être soumis à la torture ou autres mauvais
traitements, le droit de ne pas être soumis à une disparition forcée,
le droit à un procès équitable, l’application du principe de légalité
et le droit de remettre en question la légalité de la détention
(habeas corpus), soient des droits auxquels aucune dérogation
n’est permise même en cas d’état d’urgence ; et
xvii) Prévoir des mécanismes indépendants et efficaces de protection
contre les violations des droits de l’homme, notamment un
mécanisme de justice transitionnelle et une institution des droits
de
l’homme ayant un mandat global et des garanties
d’indépendance suffisantes.
Ce rapport se base sur les constatations d’une mission de haut niveau conduite par la CIJ
en Tunisie du 27 novembre au 4 décembre 2011, ainsi que sur celles de deux missions de
suivi effectuées en 2012. Ces missions avaient pour but d’évaluer le processus de
réforme constitutionnelle dans le pays et sa conformité avec les normes internationales
en matière de droits de l’homme et l’Etat de droit.1 La délégation de la CIJ était conduite
par le juge Jose Antonio Martin Pallin, Juge honoraire de la Cour Suprême espagnole et
Commissaire de la CIJ ; Gustavo Gallon, Directeur exécutif de la Commission
Colombienne de Juristes et Commissaire de la CIJ, Said Benarbia, Conseiller juridique
principal de la CIJ en charge du Programme Moyen Orient et Afrique du Nord (MENA),
Laura Torre, chargée de programme au sein du programme MENA de la CIJ et Arwa
Shobaki, chercheuse juridique pour le Programme MENA de la CIJ. La délégation a
rencontré divers acteurs, y compris le Premier Ministre alors en exercice, Beji Caïd
Essebsi; le Président de l’ANC, Mustapha Ben Jafaar; le premier Président de la Cour de
Cassation, Farid Sekka, ainsi que des juges, avocats et représentants d’ONG nationales
de droits de l’homme. Le rapport est également basé sur les recherches de terrain
effectuées par le personnel de la CIJ en Tunisie.
1 Commission Internationale de Juristes, La réforme du pouvoir judiciaire en Tunisie, Mémorandum
juridique de la CIJ, septembre 2012, disponible sur : http://icj.wpengine.netdna-cdn.com/wp-
content/uploads/2012/09/TUNISIALegalmemoENGLISHfinal.doc.pdf, consulté le 24 janvier 2012
9
CHRONOLOGIE
2011
14 janvier 2011
Départ du Président Ben Ali
18 février 2011
Décret-loi n° 2011-6, portant création de l'Instance supérieure
pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme
politique et de la transition démocratique
23 mars 2011
La Constitution de 1959 est suspendue par le Décret-loi n°2011-
14 sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics, délivré par le
Président par intérim, Fouad Mbazaa
18 avril 2011
Décret-loi n° 2011-27, portant création d’une Instance supérieure
indépendante pour les élections
10 mai 2011
Décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011, relatif à l’élection d’une
Assemblée Nationale Constituante
23 octobre 2011
Election de l’Assemblée Nationale Constituante
22 novembre 2011
L’Assemblée Nationale Constituante se réunit pour la première
fois
11 décembre 2011
L’Assemblée Nationale Constituante approuve la Constitution
provisoire
12 décembre 2011
L’Assemblée Nationale Constituante élit le militant des droits de
l’homme Moncef Marzouki Président par intérim
14 décembre 2011
Le Président Marzouki nomme Hamadi Jebali Premier Ministre
16 décembre 2011
Le règlement intérieur de l’ANC est adopté
2012
13 février 2012
Le processus de rédaction de la Constitution débute
8 août 2012
Le premier projet de Constitution est publié
15 décembre 2012
Le deuxième projet de Constitution est publié
10
GLOSSAIRE
ANC
CAT
Assemblée Nationale Constituante
Convention contre la torture
CEDAW
Convention
de
de discrimination à l'égard des femmes
l'élimination
sur
toutes
les
formes
CJM
Code de la justice militaire
CMM
CPP
CSM
Conseil de la magistrature militaire
Code de procédure pénale
Conseil supérieur de la magistrature
DESC
Droits économiques, sociaux et culturels
DUDH
ISIE
Déclaration universelle des droits de l’homme
Instance supérieure indépendante pour les élections
ISM
Institut supérieur de la magistrature
PIDCP
Pacte international relatif aux droits civils et politiques
PIDESC
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et
culturels
RCD
Rassemblement constitutionnel démocratique
11
I. LE PROCESSUS D’ELABORATION DE LA CONSTITUTION
Le processus d’élaboration et d'adoption d'une Constitution doit respecter plusieurs
conditions afin de légitimer la Constitution en tant que cadre essentiel de la gouvernance
et en tant que loi fondamentale du pays. Il doit être inclusif, transparent et participatif.
Le 25 mars 1956, soit cinq jours après que la Tunisie ait obtenu son indépendance de la
France, une Assemblée constituante fut élue. Les 98 membres de l'Assemblée furent tous
élus au sein du parti Néo-Destour, dirigé par l'ancien président Habib Bourguiba2. Le 1er
juin 1959, l'Assemblée constituante adopta une Constitution qui jeta les bases d’un
système présidentiel centralisé qui perdurera en Tunisie jusqu'à la chute du Président Ben
Ali.
A la suite du renversement du Président Ben Ali, les autorités de transition, notamment la
Haute Autorité pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et
de la transition démocratique (ci-après la Haute Autorité), ont adopté un cadre juridique
spécial organisant et fixant les règles pour les élections de l'Assemblée Nationale
Constituante (ci-après ANC). Après son élection, l'ANC a adopté une Loi sur l'organisation
provisoire des pouvoirs publics de la Tunisie. Elle a également adopté son règlement
intérieur définissant les règles et les modalités relatives au processus de rédaction de la
Constitution.
1. Le processus électoral de l’ANC
a. Le cadre institutionnel
Au lendemain du renversement de Ben Ali, la Constitution de 1959 a été suspendue en
vertu d’un décret présidentiel3, et un nouveau cadre juridique pour l'élection de l'ANC a
été adopté. Plusieurs institutions de transition ont également été mises en place en vue
de rompre avec l'héritage constitutionnel de l'ancien régime.
L'une des premières mesures prises par les autorités de transition a été l'adoption du
décret-loi N° 2011-6 du 18 Février 2011 établissant la Haute Autorité pour la réalisation
des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique4 (ci-après
la «Haute Autorité»). La Haute Autorité fut dotée du pouvoir de superviser le processus
de transition et, conformément à l'article 2 du décret-loi, d’initier des réformes,
notamment législatives, afin de réaliser les objectifs de la « révolution ».
2 Jean-François Martin, Histoire de la Tunisie Contemporaine: De Ferry à Bourguiba 1881-1956- p.
232
3 Décret-loi n° 2011-14 du 23 mars 2011, prit par le Président par intérim, Fouad Mbazaa, portant
organisation provisoire des pouvoirs publics, l’article 1 prévoit que « Jusqu'à ce qu'une assemblée
nationale constituante, élue au suffrage universel, libre, direct et secret selon un régime électoral
pris à cet effet, prenne ses fonctions, les pouvoirs publics dans la République Tunisienne sont
organisés provisoirement conformément aux dispositions du présent décret-loi. »
4 Instance Supérieure pour la Réalisation des Objectifs de la révolution, de la réforme politique et de
la transition démocratique. Cette Haute Autorité fut créée d’une fusion entre la Commission de la
réforme politique, une des trois commissions créées par le Premier Ministre intérimaire Ghannouchi,
et le Conseil de Sauvegarde de la Révolution créé le 11 février 2011.
12
Bien que la Haute Autorité ne soit pas un organe élu, et bien que sa légitimité ait été
contestée par plusieurs partis politiques, elle s'est avérée être largement inclusive quant
à sa composition,5 et s’est efforcée de parvenir à un consensus dans son processus
décisionnel. Le rôle de la Haute Autorité s'est également avéré être déterminant, en
particulier en initiant plusieurs projets de loi qui ont façonné le processus de transition,
notamment le décret-loi n° 2011-27 du 18 avril 2011 établissant l’Instance Supérieure
Indépendante pour les Elections (ci-après l’ISIE), le décret-loi n° 2011-35 du 10 mai
2011 relatif à l'élection d'une Assemblée Nationale Constituante, ainsi que les lois sur les
partis politiques, les associations et les médias.6
En vertu du décret-loi n° 2011-27 du 18 avril 2011, l’ISIE était une autorité publique
indépendante, financièrement et administrativement autonome, ayant pour mandat de
préparer, superviser et contrôler les élections de l'Assemblée Nationale Constituante et de
garantir des élections « démocratiques, pluralistes, justes et transparentes »7. L'ISIE
bénéficiait de pouvoirs étendus couvrant tous les aspects du processus électoral,
notamment la préparation du calendrier électoral; l’établissement des listes électorales et
la garantie du droit de vote; la réception des candidatures et la supervision de l'éligibilité
selon les critères pertinents établis par la loi et, la tâche « d’assurer l'égalité entre tous
les candidats les candidates ».8
L’établissement du mandat de l’ISIE semble répondre aux obligations internationales de
la Tunisie, notamment au titre de l'article 25 du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques (ci-après PIDCP), auquel la Tunisie est partie.9 Dans son Observation
générale n° 25 sur le droit de prendre part à la direction des affaires publiques, de voter
et d’être élu, le Comité des droits de l'homme des Nations unies, l’organe de surveillance
du PIDCP, a affirmé la nécessité pour les Etats d'établir une autorité électorale
indépendante « afin de superviser le processus électoral et de veiller à ce qu'il soit
conduit dans des conditions d'équité et d'impartialité, conformément à des lois établies
qui soient compatibles avec le Pacte ».10
Compte tenu de l'histoire de la Tunisie ponctuée d’élections manipulées et l'absence, dans
le passé, de toute structure indépendante pour superviser les élections sous le régime de
Ben Ali, la mise en place de l'ISIE bénéficiant d’une compétence étendue et de garanties
satisfaisantes d’indépendance, et malgré son caractère temporaire11, a joué un rôle
déterminant en vue d'assurer que les élections de l’ANC soient libres et transparentes.
5 Décret-loi n° 2011-6 du 18 février 2011, portant création de l’Instance supérieure pour la
réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique,
article 3
6 Décret-loi n° 2011-87 sur les parties politiques; Décret-loi n° 2011-88 sur les associations;
Décret-loi n°2011-115 sur la liberté de la presse
7 Décret-loi n°2011-27 du 18 avril 2011 portant création d’une instance supérieure indépendante
pour les élections, article 2
8 Ibid, article 4
9 Dans son Observation générale n°25 sur le droit de participer aux affaires publiques, de voter et le
droit d’accéder aux fonctions publiques (article 25), doc CCPR/C/21/Rev.1/Add.7 du 12 juillet 1996,
le Comité des droits de l’homme affirme que « des campagnes d'éducation et d'inscription des
électeurs sont nécessaires pour garantir l'exercice effectif des droits prévus à l'article 25 par une
communauté avertie », paragraphe 11
10 Comité des droits de l’homme, Observation générale n°25, paragraphe 20
11 L’article 1 du décret-loi n°2011-27 du 18 avril 2011 stipule que la mission de l’ISIE prendra fin
avec la proclamation des résultats définitifs.
13
Le projet de Constitution reflète l'importance du rôle joué par l'ISIE en prévoyant à
l'article 127, la mise en place d'une «instance électorale » en charge de l'organisation des
élections locales, régionales et nationales et des référendums. En vertu de cet article,
l'instance électorale doit garantir l'intégrité et la transparence du processus électoral et
se charger de la proclamation des résultats. L’article 127 prévoit également que l'instance
électorale sera composée de neuf membres compétents, indépendants et impartiaux.
L’ANC devrait s'appuyer sur le décret-loi n° 2011-27 du 18 avril 2011 et le projet d’article
127 afin de renforcer la compétence de la Commission électorale. Ces modifications
devraient : assurer une plus grande participation dans le processus électoral, notamment
grâce à l’amélioration du processus d'inscription sur les listes électorales ; en régulant le
financement des partis politiques en particulier vis-à-vis des dons extérieurs ; mais aussi
en donnant à la Commission électorale des pouvoirs significatifs d’enquête et de contrôle
lui permettant de contrer la fraude électorale, et enfin s'assurer que ses décisions soient
contraignantes pour toutes les autorités. La Constitution devrait également établir le
mécanisme d'élection ou de sélection des membres de la Commission et garantir
l'exercice indépendant et efficace de leur mission.
b. Le cadre juridique des élections de l’ANC
Le droit de vote et le droit d'être élu sont tous deux garantis par le droit international.
L'article 25 du PIDCP dispose que «Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune
des discriminations visées à l'article 2 et sans restrictions déraisonnables: a) De prendre
part à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l'intermédiaire de
représentants librement choisis; b) De voter et d'être élu, au cours d'élections
périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant
l'expression libre de la volonté des électeurs». Le Comité des droits de l’homme a
expliqué que pour que cette garantie soit efficace, le droit de vote devait être prévu par
la loi et uniquement faire l’objet de restrictions raisonnables telles que la fixation d’un âge
minimum.12
Après le renversement du président Ben Ali, le décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011
relatif à l’élection d’une Assemblée Nationale Constituante (la loi électorale), a fixé les
règles et les procédures électorales. Celles-ci comprennent, entre autres, l'inscription des
électeurs, l'éligibilité, la campagne, la procédure le jour du scrutin et l'annonce des
résultats. Le décret définit également les «crimes électoraux», tels que les tentatives
d'intimidation des électeurs, la destruction des listes électorales ou des urnes, la
falsification des procès-verbaux de votes et les atteintes au droit de vote résultant de
l’usage de la violence ou de menaces de violence.13
Alors que l'article 2 de la loi électorale met l'accent sur les droits de tous les tunisiens
ayant au moins 18 ans, de jouir entièrement de leurs droits civils et politiques, l’article 5
interdit à différents individus de voter: les personnes condamnées pour un crime ou pour
un délit puni de six mois de prison et n'ayant pas été réhabilitées; celles étant sous
tutelle, et les personnes dont les biens ont été confisqués après le 14 janvier 2011.
12 Comité des droits de l’homme, Observation générale n°25, op. cit., paragraphe 10
13 Décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection d’une assemblée nationale constituante,
chapitre V
14
Le libellé de l'article 5 est vague et ne précise pas, par exemple, si la confiscation des
biens devait résulter d'une condamnation pénale ou d'une autre forme de sanction. Ainsi,
les interdictions figurant à l’article 5 ne peuvent être considérées comme suffisamment
objectives et raisonnables. À cet égard, le Comité des droits de l’homme a souligné que
les motifs de privation du droit de vote des citoyens devaient être «objectifs et
raisonnables». Il a souligné par ailleurs que « si une condamnation pour une infraction
est un motif de privation du droit de vote, la période de suspension devrait être
proportionnelle à l'infraction et la peine ».14
L'établissement de listes électorales transparentes et justes est également une condition
importante afin de s'assurer que le droit de vote de chaque citoyen soit garanti. Etant
donné que la loi électorale prévoit que les électeurs puissent exercer leur droit de vote à
l'aide de leurs cartes nationales d'identité15 (CNI), les listes électorales ont été établies
par les autorités locales, sous la supervision de l'ISIE, à travers la base de données
nationale des CNI. Cependant, il a été souligné qu’environ « 400 000 citoyens tunisiens
n'ont pas été enregistrés sur la base de données étant donné que leurs cartes nationales
d'identité ont été délivrés avant 1993» et que «les adresses des individus référencés dans
les bases de données contenaient des erreurs et n’ont pas permis une répartition fiable
des électeurs dans les bureaux de vote ».16 Les difficultés rencontrées dans le processus
d'enregistrement ont empêché un grand nombre d’individus d'exercer leur droit de vote
et de prendre part à la direction des affaires publiques, conformément au droit
international et à ses normes.
Le Comité des droits de l’homme a souligné que: «Les Etats doivent prendre des mesures
efficaces pour faire en sorte que toutes les personnes qui remplissent les conditions pour
être électeurs aient la possibilité d'exercer ce droit. Lorsque l'inscription des électeurs est
nécessaire, elle devrait être facilitée et aucun obstacle ne devrait entraver une telle
inscription. Si des conditions de résidence s’appliquent à l'inscription, ces dernières
doivent être raisonnables et ne pas entrainer l'exclusion des sans-abris. Toute immixtion
dans le processus d'inscription ou le scrutin ainsi que toute intimidation ou coercition des
électeurs devraient être interdites par les lois pénales, et ces lois devraient être
strictement appliquées. »17
En plus du droit de vote, l'article 25 du PIDCP garantit le droit « d'être élu, au cours
d'élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret,
assurant l'expression libre de la volonté des électeurs».
La loi électorale tunisienne prévoit que toute personne ayant au moins 23 ans et ayant le
statut d'électeur peut se présenter aux élections de l’ANC.18 Le principe de la parité de
genre sur les listes de candidats et de la participation des femmes aux affaires publiques
a également été reconnu, imposant ainsi aux partis politiques d’inclure un nombre égal
de femmes et d’hommes sur les listes de candidats et les obligeant à classer les candidats
hommes et femmes sur les listes de manière alternée.19 Cependant, en pratique, seul
14 Comité des droits de l’homme, Observation générale n°25, op. cit., paragraphe 14
15 Décret-loi n°2011-35 du 10 mai 2011, op. cit., article 3
16 The Carter Center, Final Report : National Constituent Assembly in Tunisia, 23 octobre 2011, p 29
17 Comité des droits de l’homme, Observation générale n°25, op. cit., paragraphe 11
18 Décret-loi n° 2011-35, op. cit., article 15
19 Décret-loi n° 2011-35, op. cit., article 16
15
sept pourcent des listes avaient des femmes candidates placées en tête de liste, ce qui a
réduit leurs chances d'être élues.
Toutefois, en vertu de l’article 15, la loi interdit à divers tunisiens de se présenter aux
élections. Les deux premières catégories font référence à ceux qui détenaient des
responsabilités gouvernementales sous le régime de Ben Ali et au sein de son parti
politique, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD). La troisième catégorie
disqualifie les personnes ayant signé une pétition en août 2010 appelant Ben Ali à se
présenter aux élections présidentielles de 2014.
En élargissant la liste des personnes non autorisées à se présenter aux élections pour y
inclure celles qui détenaient des responsabilités gouvernementales sous le régime de Ben
Ali, sans préciser quelles responsabilités et comment ils les ont exercées, mais aussi ceux
qui ont signé une pétition appelant l’ancien Président à se représenter en 2014, sans
prendre en considération les conditions dans lesquelles la pétition a été signée, va bien
au-delà des motifs légitimes pouvant justifier une restriction du droit de se présenter aux
élections.20 En effet, la Commission mise en place pour mettre en œuvre l’article 15, a
conclu que beaucoup de personnes ayant signé la pétition en faveur de la réélection du
président Ben Ali ne l’ont pas fait de leur plein gré. En fait, de nombreuses signatures ont
été falsifiées et beaucoup d'autres ont été obtenues sous la pression.21 Même si la
pétition n'a pas été signée sous la pression, cela ne peut pas en soi, constituer un motif
légitime de restriction du droit d'être élu.
Dans son Observation générale n° 25, le Comité des droits de l'homme a souligné que:
« Toute restriction au droit de se porter candidat, par exemple un âge minimum, doit
reposer sur des critères objectifs et raisonnables. Les personnes qui à tous autres égards
seraient éligibles ne devraient pas se voir privées de la possibilité d'être élues par des
conditions déraisonnables ou discriminatoires, par exemple le niveau d'instruction, le lieu
de résidence ou l'ascendance, ou encore l'affiliation politique ».22
c. Le contentieux électoral
La loi électorale prévoit des mécanismes de contentieux électoral en cas de conflits
découlant d'une décision prise par l'ISIE quant à l'inscription des électeurs, l’éligibilité des
candidats ou la proclamation des résultats. Conformément à l'article 12, les différends
électoraux devraient être soumis à la sous-commission électorale compétente, qui se
prononce sur la question dans un délai maximum de 8 jours. Les décisions de la sous-
commission peuvent être contestées devant
instance
territorialement compétent qui statue dans les 5 jours.23 Les décisions du tribunal sont
considérées comme définitives.
le Tribunal de première
20 Bien que le Décret 2011-1089 délimite certaines catégories de personnes, ces dernières ne sont
pas assez spécifiques.
21 Tuniscope, « La liste des personnes interdites des élections rendue publique », 26 juillet 2011,
disponible
sur:http://www.tuniscope.com/index.php/categorie/actualites/politique/listte-230016 ;
consulté le 17 janvier 2013
22 Comité des droits de l’homme, Observation générale n°25, op. cit., paragraphe 15
23 L’article 14 de la Loi électorale stipule que : « Les parties concernées et les autorités
administratives peuvent interjeter appel, contre les décisions de la sous-commission pour les
élections dans un délai de cinq jours à compter de la date de la notification de ladite décision aux
intéressés, devant le tribunal de première instance territorialement compétent, lequel statuera en
collège de trois juges. Le tribunal de première instance saisi de l’affaire statuera conformément aux
16
La loi prévoit également la possibilité de contester les résultats préliminaires des élections
devant l'assemblée générale de la Cour administrative dans les quarante-huit heures
suivant leur proclamation. Cependant, les décisions de l'assemblée sont définitives et ne
peuvent être contestées.24 Ceci empêche la possibilité de tout examen judiciaire qui est
essentiel afin de déterminer au minimum si la Cour administrative et les autorités
exécutives concernées se sont correctement acquittées de leurs fonctions.
Par ailleurs, dans les cas concernant les violations des droits de l’homme telles que
l’article 25 du PIDCP, les personnes doivent avoir accès à un recours utile.
Le Comité des droits de l’homme a clairement souligné que le droit à un recours utile en
vertu du paragraphe 3 de l’article 2 « prévoit que les États parties, outre qu’ils doivent
protéger efficacement les droits découlant du Pacte, doivent veiller à ce que toute
personne dispose de recours accessibles et utiles pour faire valoir ces droits. (…) Le
Comité attache de l’importance à la mise en place, par les États parties, de mécanismes
juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de
violations des droits en droit interne. »25
Bien que le processus d'élection de l'ANC en Tunisie ait été largement considéré comme
juste, transparent et inclusif, de sérieux défis politiques et juridiques doivent encore être
relevés en vue d'adopter une Constitution pouvant rompre avec le système juridique et
politique hérité de l'ancien régime ; garantir l’Etat de droit et protéger les droits de
l'homme.
2. Le processus d’élaboration de la constitution
Afin de garantir le succès d’une transition démocratique, le processus de rédaction et
d'adoption d'une Constitution doit être transparent, inclusif, participatif et basé sur le
consensus, et ce, conformément aux normes internationales.
Après son élection, l'ANC a approuvé, le 11 décembre 2011, une Constitution provisoire
contenant 27 articles (Constitution provisoire) dans le but de fournir une loi fondamentale
ainsi qu’une structure des pouvoirs étatiques pendant la période de transition. Elle décrit
les fonctions du pouvoir exécutif, du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire. En vertu de
ce cadre provisoire, l'Assemblée Constituante est habilitée à rédiger une nouvelle
constitution, à exercer le pouvoir législatif, à élire le Président de la République et à
superviser les travaux du gouvernement.26
En parallèle de la Constitution provisoire, l'ANC a adopté son règlement intérieur début
décembre 2011 définissant les compétences et les méthodes et procédures de travail
pour la rédaction de la Constitution. Conformément à l'article 64 du règlement intérieur,
procédures prévues par les articles 43, 46, 47,48 in fine, 49, et 50 du code des procédures civiles et
commerciales. Le tribunal peut ordonner des plaidoiries instantanées sans exiger d’autres
procédures. Le tribunal de 1ère instance statue dans un délai de cinq jours à compter de la date de
sa saisine. La décision qui en découle est définitive. »
24 Décret-loi n° 2011-35, op. cit., article 72
25 Comité des droits de l’homme, Observation générale n°31 sur la nature de l’obligation juridique
imposée aux Etats Parties au Pacte, doc CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, paragraphe 15
26 Constitution provisoire du 11 décembre 2011, article 2
17
leur
relation;
six Commissions Constituantes Permanentes ont été mises en place afin de débattre et
rédiger différentes sections de la Constitution, notamment le préambule, les principes
fondamentaux et la révision constitutionnelle; les droits et libertés ; le pouvoir législatif et
exécutif et
financière et
constitutionnelle; les organes constitutionnels et les collectivités publiques, régionales et
locales. Afin de coordonner le travail de ces Commissions, un Comité mixte de
coordination et de rédaction a été mis en place pour préparer un rapport général sur la
Constitution et établir la version finale du projet de Constitution.27 Huit Commissions
Législatives Permanentes ont également été mises en place pour étudier et examiner les
projets de loi soumis à l'ANC ainsi que toute question relevant de leurs compétences
présentées par la Plénière ou le Président de l'ANC.
judiciaire, administrative,
justice
la
Durant des décennies, le processus décisionnel en Tunisie a manqué de transparence.
Bien que le règlement intérieur prévoie que les séances plénières de l’ANC doivent être
publiques et annoncées à travers divers moyens (notamment annoncer les dates des
débats et l'ordre du jour associé, diffuser les délibérations des séances plénières ou
mettre à jour le site internet de l’ANC)28, il est regrettable que ni la Constitution
provisoire, ni le règlement intérieur ne donne le droit aux individus de participer de
manière significative, directement ou indirectement, au processus de rédaction. Aucune
référence n'est faite à la possibilité de tenir des consultations sur des questions
spécifiques avec les parties prenantes ou le public.29 L’ANC devrait donc veiller à ce que,
conformément aux normes internationales, une variété de secteurs de la société soit
consultée à la fois sur la procédure de rédaction et le contenu de la future Constitution.
Le Comité des droits de l’homme a affirmé que l'article 25 garantit que: « les peuples ont
le droit de déterminer librement leur statut politique et le droit de choisir la forme de leur
constitution ou gouvernement ».30 Le Comité a conclu que: «Les citoyens participent
également directement à la conduite des affaires publiques lorsqu'ils choisissent ou
modifient leur constitution, ou décident de questions publiques par voie de référendum ou
tout autre processus électoral.»31
Ces principes sont également bien ancrés dans les systèmes régionaux. Par exemple,
l'article 2 de la Charte Démocratique Interaméricaine, l'instrument qui contient
l'engagement collectif pour maintenir et renforcer les systèmes démocratiques dans les
Amériques, reconnaît que: « La démocratie représentative est renforcée et approfondie
grâce à la participation permanente, éthique et responsable des citoyens dans un cadre
de légalité conforme à l'ordre constitutionnel respectif. »32
27 L’article 104 du règlement intérieur prévoit que « Le Comité Mixte de coordination et de rédaction
est chargé de: La coordination immédiate et continue des travaux des commissions permanentes
Constituantes; Préparation du rapport général sur la Constitution avant sa soumission à la séance
plénière; L’établissement de la version définitive du projet de la Constitution en conformité avec les
résolutions de la séance plénière. »
28 Règlement intérieur de l’ANC, article 76
29 L’article 59 du Règlement intérieur de l’ANC prévoit que « les Commissions peuvent approfondir
l’étude des sujets qui lui sont soumis et se faire éclairer par les avis des experts et spécialistes soit
par le biais de rapports écrits sur des questions précises ou par leur audition ». En revanche l’article
ne prévoit pas la possibilité pour les Commissions de consulter le public ou la société civile de façon
générale sur le contenu la Constitution.
30 Comité des droits de l’homme, Observation générale n°25, op. cit., paragraphe 2
31 Ibid, paragraphe 6
32 Charte démocratique interaméricaine, Lima, 11 septembre 2001
18
II. CONSTITUTION, ÉTAT DE DROIT ET SEPARATION DES POUVOIRS
L’Etat de droit, notamment l’adhésion au principe de la séparation des pouvoirs sont des
conditions indispensables pour assurer la protection des droits de l'homme et l'efficacité
des institutions démocratiques. Après des décennies de mépris pour les principes les plus
fondamentaux de l’Etat de droit, la période actuelle de transition en Tunisie représente
une occasion unique et historique de mettre les pratiques et lois nationales, y compris la
Constitution, en conformité avec l’Etat de droit et les normes internationales en matière
de droits de l’homme.
La nature interdépendante et complémentaire des droits de l'homme, de l’Etat de droit et
de la démocratie a été confirmée par la Commission des droits de l'homme des Nations
Unies33(l’organe ayant précédé le Conseil des droits de l’homme), le Conseil des droits de
l'homme des Nations Unies34 et l'Assemblée Générale des Nations Unies, cette dernière
affirmant que: «les droits de l’homme, l’état de droit et la démocratie sont
interdépendants, se renforcent mutuellement et font partie des valeurs et principes
fondamentaux, universels et indivisibles de l’Organisation des Nations Unies ».35
En vertu du principe de l’Etat de droit, l'existence et l'efficacité de processus d’application
et de contrôle de la loi justes, formels, réguliers, accessibles et transparents contribuent
de manière significative à la limitation des pouvoirs de l'État et, par conséquent, à ce que
ces pouvoirs ne soient pas exercés de manière arbitraire. L’Etat de droit est «un principe
de gouvernance en vertu duquel l’ensemble des individus, des institutions et des entités
publiques et privées, y compris l’État lui-même, ont à répondre de l’observation de lois
promulguées publiquement, appliquées de façon identique pour tous et administrées de
manière indépendante, et compatibles avec les règles et normes internationales en
matière de droits de l’homme. Il implique, d’autre part, des mesures propres à assurer le
respect des principes de la primauté du droit, de l’égalité devant la loi, de la
responsabilité au regard de la loi, de l’équité dans l’application de la loi, de la séparation
des pouvoirs, de la participation à la prise de décisions, de la sécurité juridique, du refus
de l’arbitraire et de la transparence des procédures et des processus législatifs. »36
Un des principaux piliers de l'Etat de droit est le principe de la séparation des pouvoirs
entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire. En vertu de cette séparation, un système de
contrôle et d’équilibre des pouvoirs empêche tout abus par l’un des trois pouvoirs.
Comme l’a affirmé le Rapporteur Spécial de l'ONU sur l'indépendance des juges et des
la « Promotion du droit à
33 Dans sa Résolution 1999/57 sur
la démocratie » doc
E/CN./RES/1999/57 du 28 avril 1999, la Commission des droits de l’homme affirme que « la
démocratie favorise la pleine réalisation des droits de l’homme et vice versa », paragraphe 1.
34 Résolution 19/36 sur les « Droits de l’homme, la démocratie et l’Etat de droit », doc
A/HRC/RES/19/36 du 19 avril 2012, le Conseil des droits de l’homme « Souligne que la démocratie
comprend le respect de tous les droits de l’homme et libertés fondamentales (…) ainsi que le respect
de l’état de droit, la séparation des pouvoirs, l’indépendance du pouvoir judiciaire », paragraphe 1.
35 Assemblée Générale, Résolution 61/39 sur « l’Etat de droit au niveau national et international »;
doc A/RES/61/39, 18 décembre 2006, Préambule.
36 Rapport du Secrétaire Général, « Rétablissement de l’Etat de droit et administration de la justice
pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit », doc
S/2004/616 du 23 août 2004, paragraphe 6
19
avocats « la séparation des pouvoirs, l’Etat de droit et le principe de la légalité sont
inextricablement liés dans une société démocratique»37.
Par ailleurs, à la suite d'un conflit, d’une crise ou d'un changement fondamental de
régime, la mise en place de l’Etat de droit et la séparation des pouvoirs est essentielle
afin de rétablir la confiance dans les institutions étatiques et d'assurer la protection
efficace des droits de l'homme. Comme l'a souligné le Rapporteur Spécial de l'ONU sur
l'indépendance des juges et des avocats, « la bonne compréhension et le respect du
principe de la séparation des pouvoirs font partie des fondements de tout Etat
démocratique et ce principe est donc d'une importance capitale pour les pays qui sont
actuellement en voie de démocratisation, et qui étaient précisément caractérisés jusqu'ici
par l'absence de séparation des pouvoirs. »38
1. Etat de droit et la séparation des pouvoirs en vertu de la Constitution de
1959
L'article 5 de la Constitution de 1959 affirme que la République de Tunisie « a pour
fondements les principes de l'Etat de droit et du pluralisme et œuvre pour la dignité de
l'Homme et le développement de sa personnalité. »39 Cependant, malgré cette
reconnaissance formelle, les principes de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs
ont constamment été mis à mal sous le régime de Ben Ali du fait de la concentration
disproportionnée des pouvoirs par le Président de la République, la marginalisation du
pouvoir législatif et l'ingérence de l'exécutif dans les affaires judiciaires.
a. La suprématie de l'exécutif et la concentration des pouvoirs dans les
mains du Président de la République
En Tunisie, l'exécutif a systématiquement exercé un contrôle général sur les pouvoirs
législatif et judiciaire. Au sein de l'exécutif, la plupart des pouvoirs étaient concentrés
dans les mains du Président.
Le Président de la République exerçait le pouvoir exécutif « assisté d'un gouvernement
dirigé par un Premier Ministre. »40 Au titre de l'article 49 de la Constitution de 1959, le
Président de la République « oriente la politique générale de l'Etat, en définit les options
fondamentales et en informe la Chambre des Députés ».41 Il nomme le Premier ministre
et les membres du gouvernement sur proposition du Premier Ministre et préside le
Conseil des Ministres.42
37 Rapport du Rapporteur Spécial sur l’indépendance des juges et des avocats, doc A/HRC/14/26, du
9 avril 2010, paragraphe 17. Voir aussi le Résolution 2002/46 de l’ancienne Commission des droits
de l’homme « Nouvelles mesures visant à promouvoir et consolider la démocratie », doc
E/CN.4/RES/2002/46, 23 avril 2001, paragraphe 1
38 Rapport du Rapporteur Spécial sur l’indépendance des juges et des avocats, E/CN.4/1995/39, 6
février 1995, paragraphe 55
39 Constitution de 1959, article 5 tel qu’amendé par la Loi constitutionnelle n° 2002-51 du 1er juin
2002
40 Constitution de 1959, article 37
41 Ibid, article 49 tel qu’amendé par la Loi constitutionnelle n° 2002-51 du 1er juin 2002
42 Ibid, article 50
20
Le président de la République est, selon l'article 41, «le garant de l'indépendance
nationale, de l'intégrité territoriale et du respect de la Constitution et des lois ainsi que
l'exécution des traités. Il veille au bon
fonctionnement des pouvoirs publics
constitutionnels et assure la continuité de l'Etat. » Conformément à l'article 44 de la
Constitution de 1959, il est aussi le Chef suprême des forces armées. Il conclut les traités
et déclare la guerre et la paix, avec l'approbation de la Chambre des Députés.43
En vertu de l'architecture institutionnelle définie par la Constitution de 1959, le Premier
Ministre ainsi que le gouvernement étaient dotés de pouvoirs purement accessoires.44 Le
gouvernement était responsable de la mise en œuvre de la politique nationale, telle que
définie par le Président.45 Le Président pouvait également mettre fin de sa propre
initiative aux fonctions du gouvernement ou d'un de ses membres.46 Le gouvernement,
dépouillé de tout véritable pouvoir, était à la fois responsable devant le Président et la
Chambre des Députés. Le gouvernement était responsable devant le Président en ce qui
concerne sa gestion47, tandis que, plus important encore, la Chambre des Députés était
habilitée à voter une motion de censure pour mettre en cause la responsabilité du
gouvernement si ce dernier s’écartait de la politique générale de l'Etat définie par le
Président.48
Contrairement au gouvernement, le Président n'était responsable devant aucun des
autres pouvoirs. Ni le Parlement, ni le Conseil Constitutionnel ne pouvaient initier de
procédure de destitution contre lui. Par ailleurs, il bénéficiait d'une immunité
juridictionnelle dans l'exercice de ses fonctions, ainsi qu’à la fin de son mandat
présidentiel, pour « tous les actes exécutés dans le cadre du mandat».49 Même si
l'immunité de fonction peut être accordée aux fonctionnaires de l'Etat, aucun statut
officiel ne peut soustraire les personnes accusées de violations graves des droits de
l’homme et de crimes au titre du droit international à leur responsabilité pénale, même si
ces personnes agissent en qualité de chef d’Etat ou membre du gouvernement.50 Après
son renversement, le Président Ben Ali a fait l'objet de nombreuses poursuites judiciaires
pour sa responsabilité présumée dans des violations graves des droits de l’homme
commises durant son règne et le soulèvement.
Par ailleurs, le Président jouissait de pouvoirs très étendus en cas d’état d’urgence.
Conformément à l'article 46 de la Constitution de 1959, le Président avait le droit de
prendre des mesures exceptionnelles en cas de péril imminent menaçant les institutions
de la République, la sécurité et l'indépendance du pays et entravant le bon
fonctionnement des pouvoirs publics. La Constitution de 1959 ne prévoyait que deux
limites à cette situation: le Président ne pouvait pas dissoudre la Chambre des Députés et
43 Constitution de 1959, article 48 tel qu’amendé par la loi constitutionnelle n° 2002-51 du 1er juin
2002
44Ibid, article 37 selon lequel « Le pouvoir exécutif est exercé par le Président de la République
assisté d'un gouvernement dirigé par un Premier Ministre ».
45 Ibid, article 58
46 Ibid, article 51
47 Ibid, article 59
48 Ibid, article 62
49 Ibid, article 41
50 Comité des droits de l’homme, Observation générale n°31 sur « la nature de obligation juridique
générale imposée aux Etats partie au Pacte », doc CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, 26 mai 2004,
paragraphe 18 ; voir aussi « l’Ensemble de principes actualisés pour la protection et la promotion
des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité », E/CN.4/2005/102/Add1., 8 février 2005 ;
Principe 27.
21
les députés n'étaient pas habilités à présenter une motion de censure contre le
gouvernement.51
Le dispositif relatif à l'état d'urgence était problématique à bien des égards.
Premièrement, il ne prévoyait pas de garanties de protection des droits de l'homme en
situation d'urgence, telles que celles prévues à l'article 4, paragraphe 2 du PIDCP.52
Deuxièmement, il ne prévoyait pas de système d’équilibre des pouvoirs pouvant contrer
les pouvoirs d'exception du Président. Afin de mettre un terme aux abus liés à l'état
d'urgence, le parlement devrait donc être activement impliqué soit dans sa proclamation
soit dans son approbation, une fois décrété par le pouvoir exécutif. Troisièmement, selon
l'article 46 de la Constitution de 1959, les mesures d'urgence concernées « cessent
d'avoir effet dès qu'auront pris fin les circonstances qui les ont engendrées. » Selon les
normes internationales, l'état d'urgence doit être strictement limité dans le temps, et si
les circonstances exceptionnelles nécessitant sa déclaration continuent à exister, le
Parlement devrait être habilité à se prononcer sur son renouvellement. Comme l'a affirmé
le Comité des droits de l'homme, « les mesures dérogeant aux dispositions du Pacte
doivent avoir un caractère exceptionnel et temporaire».53
b. Le Parlement dépossédé du pouvoir législatif
Le Parlement tunisien, dominé par le Rassemblement Constitutionnel Démocratique
(RCD), le parti de Ben Ali, n'était pas en mesure ou n’avait pas la volonté de servir de
contre pouvoir au pouvoir exécutif omniprésent et concentré dans les mains du Président
de la République. En effet, le Parlement a toujours joué un rôle de façade étant donné
que le Président prenait de facto toutes les décisions politiques majeures. Cette situation
a été rendue possible par la faiblesse du cadre juridique, qui a doté le législateur d’un
mandat insuffisant et manquant de la clarté nécessaire à assurer une séparation
adéquate des pouvoirs.
La Constitution de 1959, modifiée en 2002, conférait le pouvoir législatif à deux chambres
parlementaires, la Chambre des Députés et la Chambre des Conseillers.54 Alors que les
membres de la Chambre des Députés étaient élus au suffrage universel,55 la Chambre
des Conseillers se composait à la fois de membres élus au suffrage indirect et de
membres nommés par le Président.56 L'article 28 affirme que: «la Chambre des Députés
et la Chambre des Conseillers exercent le pouvoir législatif, conformément aux
dispositions de la Constitution. » Cependant, le Parlement a été dépossédé en pratique du
pouvoir législatif. En effet, de nombreuses autres dispositions de la Constitution de 1959
attribuaient au Président de la République de larges pouvoirs législatifs. Par exemple,
l'article 28 de la Constitution de 1959 donnait la priorité aux projets de loi présentés par
le Président de la République.57 Par ailleurs, l'article 31 donnait au Président le pouvoir de
51 Constitution de 1959, article 46
52 L’article 4 paragraphe 2 du PIDCP prévoit que : « La disposition précédente n'autorise aucune
dérogation aux articles 6, 7, 8 (par. 1 et 2), 11, 15, 16 et 18. »
53 Comité des droits de l’homme, Observation générale n° 29 sur l’état d’urgence (article 4), doc
CCPR/C/21/Rev.1/Add.11, 31 août 2001, paragraphes 1 et 2
54 Constitution de 1959, articles 18 et 28 tels qu’amendés par la loi constitutionnelle n° 2002-51 du
1er juin 2002
55 Ibid, article 18
56 Ibid, article 19
57 Constitution de 1959, article 28, tel qu’amendé par la loi constitutionnelle N° 2002-51 du 1er juin
2002
22
promulguer des décrets-lois lorsque les Chambres ne siégeaient pas. Même si les décrets
présidentiels et projets de loi présentés par le Président étaient soumis par la suite aux
Chambres,58 il n’existait pas de véritable examen en raison de la prédominance du parti
de Ben Ali au sein du Parlement.
L'absence d'élections libres et équitables a également contribué à l'affaiblissement du
Parlement. En effet, l'une des garanties fondamentales d'un parlement indépendant est
d'assurer des élections équitables et transparentes de tous les membres du Parlement.
En Tunisie, malgré la reconnaissance officielle par la Constitution de 1959 ainsi que du
code électoral tunisien de 1969 que: «les membres de la Chambre des Députés sont élus
au suffrage universel, libre, direct et secret »59, les élections se tenaient dans une
atmosphère de répression et d’attaques à l’encontre des candidats de l'opposition, ainsi
que d’obstacles importants à la liberté d'expression, de presse et de réunion.60 Par
ailleurs, le Ministère de l'Intérieur exerçait un contrôle global sur l'ensemble du processus
électoral.
En outre, bien que le pluralisme politique et la liberté d'association eussent figuré dans la
Constitution de 1959,61 ces principes étaient largement ignorés sous le régime de Ben Ali.
Nombre de partis politiques étaient interdits et le parti du Président Ben Ali, le RCD, au
pouvoir de 1988 à 2011, a dominé le Parlement ainsi que tous les aspects de la vie
publique, faisant de la Tunisie, de facto, un régime de parti unique.
Selon les normes internationales, notamment l'article 25 du PIDCP, chaque citoyen a le
droit de « voter et d'être élu, au cours d'élections périodiques, honnêtes, au suffrage
universel et égal et au scrutin secret, assurant l'expression libre de la volonté des
électeurs ». La Commission des droits de l'homme des Nations Unies, en 2000 a appelé
les Etats « à consolider la démocratie par la promotion du pluralisme, la protection des
droits de l'homme et des libertés fondamentales, la participation la plus large possible
des individus à la prise de décisions et la création d'institutions publiques compétentes, y
compris d'institutions judiciaires indépendantes, d'organes législatifs et de fonctions
publiques efficaces et responsables, et de systèmes électoraux qui garantissent la tenue
d'élections périodiques, libres et régulières ».62 Cette consolidation se matérialise en
limitant les pouvoirs de l'exécutif dans le contrôle du processus électoral. Selon
l’interprétation du Comité des droits de l’homme de l’article 25 du PIDCP : «Une autorité
électorale indépendante devrait être créée afin de superviser le processus électoral et de
veiller à ce qu'il soit conduit dans des conditions d'équité et d'impartialité, conformément
à des lois établies qui soient compatibles avec le Pacte».63
Par ailleurs, le Parlement joue un rôle crucial dans le contrôle du pouvoir exécutif en
contrôlant le travail du gouvernement et demandant à ses membres de rendre des
comptes. Toutefois, conformément à l'article 62 de la Constitution de 1959, la Chambre
58 Constitution de 1959, articles 28, 31 et 33
59 Ibid, article 18 tel qu’amendé par la loi constitutionnelle n°2002-51 du 1er juin 2002 et Code
électoral tunisien de 1969, article 1
60 Voir notamment l’article 62-III du Code Electoral, ajouté par l’article 3 de la Loi organique n°
2003-58 du 4 août 2003, interdisant l’utilisation de stations de radio ou chaînes de télévision
privées ou étrangères durant la période électorale
61 Constitution de 1959, articles 5 et 8
62 Commission des droits de l’homme, Résolution 2000/47 sur la « Promotion et la consolidation de
la démocratie », E/CN/4/RES/2000/47, 25 avril 2000, paragraphe 1(a).
63 Comité des droits de l’homme, Observation Générale n°25, op. cit., paragraphe 20
23
des Députés avait le pouvoir de voter une motion de censure pour mettre en cause la
responsabilité du gouvernement seulement si ce dernier s’écartait de la politique générale
de l'Etat définie par le Président de la République.64 Par ailleurs, la motion de censure
n'était recevable que si elle était signée par au moins un tiers des députés, un seuil très
élevé dans un Parlement dominé par le RCD. Conformément à l'article 63, si la Chambre
des Députés adoptait une deuxième motion de censure pendant la même législature, le
Président de la République pouvait décider d’accepter ou non la démission du
gouvernement ou de dissoudre les Chambres. Enfin, le Parlement n'avait pas le pouvoir
de destituer le Président.
Dans ce contexte, l'indépendance et le bon fonctionnement du Parlement tunisien ont
sérieusement été ébranlés par l'omniprésence du pouvoir exécutif, concentré dans les
mains du Président de la République.
2. L’Etat de droit et la séparation des pouvoirs dans la période de transition
Pendant la période de transition, les autorités transitionnelles ont introduit un cadre
constitutionnel introduisant des avancées significatives en matière d’Etat de droit.
La Loi constitutionnelle n° 2011-6 du 16 décembre 2011, également appelée Constitution
provisoire, réglemente l’organisation provisoire des pouvoirs publics jusqu’à l’adoption de
la nouvelle Constitution. Cette loi fixe les attributions de chaque pouvoir et donne à l’ANC
le pouvoir constituant et le pouvoir législatif,65 ainsi que, en vertu de l’article 2, le pouvoir
de contrôler l’action du gouvernement.
La Constitution provisoire affaiblit considérablement le rôle du Président au profit du
Premier Ministre, en prévoyant ainsi une séparation des pouvoirs plus équilibrée au sein
du pouvoir exécutif entre le Président et le Premier Ministre, et également entre l’exécutif
et les autres pouvoirs.
Selon la Constitution provisoire, le Président nomme Premier Ministre le candidat du parti
qui a obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l’ANC.66 Il y a une division des
attributions plus équilibrée entre le Président de la République et le Premier Ministre en
matière de politique étrangère et de nominations des hauts fonctionnaires au sein du
Ministère des Affaires Etrangères et des missions diplomatiques.67 Les officiers hauts
gradés de l’armée sont aussi désignés et révoqués par le Président en accord avec le
Premier Ministre. De plus, même en cas d’état d’urgence, bien que le Président soit
responsable de prendre des mesures exceptionnelles afin de faire face à de telles
situations, le Premier Ministre et le Président de l’ANC doivent donner leur accord sur les
mesures d’urgence.68 Selon l’article 7 de la Constitution provisoire, dans des
circonstances exceptionnelles l’ANC peut décider de déléguer la totalité ou une partie de
ses compétences législatives à son Président, au Président de la République et au Premier
Ministre, qui peuvent exercer temporairement le pouvoir législatif à travers des décrets-
lois. Quand les circonstances le permettent, l’ANC se réunit sur la demande de son
64 Constitution de 1959, article 62
65 Loi constituante n° 2011-6 du 16 décembre 2011 (Constitution provisoire), articles 3 et 4.
66 Constitution provisoire, articles 11 et 15.
67 Constitution provisoire, article 11, paragraphe 13.
68 Constitution provisoire, article 11, paragraphe 7.
24
Président ou d’un tiers de ses membres et examine les décrets-lois adoptés en vertu des
circonstances exceptionnelles.
Le rôle du gouvernement et du Premier Ministre ont également été modifiés en attribuant
plus de responsabilités au chef du gouvernement ainsi que plus d’indépendance vis-à-vis
du Président. En conséquence, le Premier Ministre forme et préside le gouvernement,69
dont la composition doit être approuvée par la majorité absolue des membres de l’ANC.70
Le gouvernement exerce aussi le pouvoir exécutif, notamment à travers la mise en
œuvre des lois.71
La Constitution provisoire renforce également le rôle du Parlement incarné par l’ANC. En
effet, l’ANC élit le Président de la République et peut également le révoquer de ses
fonctions, à la suite d’une motion soumise au Président de l’ANC par un tiers des
membres de l’ANC, devant être approuvée pour une majorité absolue de ses membres.72
De surcroît, le gouvernement et chacun de ses membres, sont responsables devant
l’ANC, laquelle peut voter une motion de censure contre le gouvernement dans son
ensemble ou à l’encontre d’un Ministre, à la suite d’une demande présentée au Président
de l’ANC par au moins un tiers des membres de l’Assemblée.73 Lorsque l’ANC adopte la
motion de censure, le gouvernement doit démissionner. Il convient de rappeler que, dans
la Constitution de 1959, le parlement pouvait voter une telle motion uniquement si le
gouvernement s’écartait de la politique général de l’Etat telle que définie par le
Président.74
Un autre développement significatif en matière d’Etat de droit dans la Constitution
provisoire concerne la situation du pouvoir judiciaire. L’article 22 réaffirme l'indépendance
du pouvoir judiciaire. Il demande également à l'ANC d’adopter une loi organique portant
création d’une instance provisoire chargée de superviser le système judiciaire et qui
substituerait le Conseil Supérieur de la Magistrature. L’ANC doit également adopter des
lois organiques visant à réorganiser le système judiciaire et à fixer les bases de la
réforme de
internationales relatives à
la
l'indépendance de la justice. »75
justice « conformément aux normes
3. L’Etat de droit et la séparation des pouvoirs dans le projet de Constitution
Le 15 décembre 2012, l’ANC a rendu public un projet de Constitution qui vise dans son
préambule à construire « un régime républicain, démocratique et participatif, où l’Etat est
civil et repose sur les institutions, dans lequel la souveraineté appartient au peuple sur la
base de l’alternance pacifique au pouvoir à travers des élections libres, fondé sur le
principe de la séparation et l’équilibre des pouvoirs, dans lequel le droit d’organisation est
fondé sur le principe du pluralisme, de la neutralité de l’administration, la bonne
gouvernance et des élections libres comme fondement de la compétition politique, dans
69 Selon la Constitution du 1959, le Premier Ministre pouvait seulement proposer les autres
membres du gouvernement, qui étaient après nommés par le Président de la République.
70 Constitution provisoire, article 15, paragraphe 4.
71 Constitution provisoire, article 17, paragraphe 2. Voir l’article 53 de la Constitution de 1959 pour
comparer.
72 Constitution provisoire, article 13.
73 Constitution provisoire, article 19.
74 Constitution de 1959, article 62.
75 Constitution provisoire, article 22, paragraphe 3.
25
lequel l’exercice du pouvoir est basé sur le respect des droits de l’homme et ses libertés,
la suprématie du droit, l’indépendance de la justice, l’équité et l’égalité. » Le projet de
Constitution comporte des sections distinctes relatives aux pouvoirs législatif, exécutif et
judiciaire, qui prévoient plus de garanties pour la séparation et l'équilibre des pouvoirs,
surtout par rapport à la Constitution de 1959. Cependant, le projet de Constitution
devrait être amendé afin d’y inclure une répartition plus claire des compétences et des
pouvoirs entre le législatif, l'exécutif et le judiciaire, ainsi qu’au sein de l'exécutif entre le
Président et le Premier Ministre. Tel que le Comité des droits de l’homme l’a indiqué, « la
délimitation imprécise des compétences respectives des autorités exécutives, législatives
et judiciaires risque de menacer la primauté du droit et la mise en œuvre d’une politique
cohérente des droits de l’homme. »76
a. Renforcer le rôle du Parlement
Le projet de Constitution prévoit d’autres dispositions qui visent à garantir une plus
grande indépendance et efficacité du Parlement. L’article 44 de la section concernant le
pouvoir législatif affirme : « Le peuple exerce le pouvoir législatif par l'intermédiaire de
ses représentants à l'Assemblée populaire ou par voie de référendum. » Afin de renforcer
l’indépendance du législateur, l’article 52 garantit l’autonomie administrative et financière
de l’Assemblée nationale, et l’article 51 demande que chaque membre du Parlement
dispose des ressources et du budget nécessaire pour exercer ses fonctions. Le projet de
Constitution prévoit également davantage de garanties pour l’indépendance des membres
de l’Assemblée nationale, en particulier en assurant, conformément à l’article 53, « leur
immunité contre toute poursuite judiciaire civile ou pénale, l'arrestation ou le procès en
raison d’opinions ou de propositions exprimées à l’occasion de l’exercice de leurs
fonctions. »
Le projet de Constitution consacre une autre amélioration quant à la composition du
Parlement qui consistera en un organe unique, l’Assemblée nationale, et qui sera élu au
suffrage universel, libre, direct et à bulletin secret.77 L’ingérence de l’exécutif dans la
composition du Parlement, qui était permise par la Constitution de 1959, en particulier la
Chambre des Conseillers, est ainsi limitée.
Le projet de Constitution renverse également l’équilibre du pouvoir législatif en faveur du
Parlement. Selon le projet d’article 55, le gouvernement ou une partie des députés peut
soumettre des projets de loi. Les différentes versions de l’article 55 prévoient un
minimum de 10 membres, 5 pourcent des membres ou 10 pourcent des membres.
L’article 56 dispose que l’Assemblée nationale peut autoriser le Premier Ministre à
émettre des décrets-lois dans un but spécifique et pour une durée limitée. Ces décrets
doivent ensuite être approuvés par le Parlement lors de la session suivante. De plus, une
autre avancée positive, prévoit que dix pourcent des membres de l’Assemblée nationale
peuvent saisir la Cour constitutionnelle s’il apparaît que la durée et l’objet de ces décrets-
lois portent atteinte à la séparation des pouvoirs.
76 Comité des droits de l’homme des Nations unie, Observations finales sur la Slovaquie, doc
CCPR/C/79/Add. 79, 4 août 1997, paragraphe 3
77 Projet de Constitution, articles 44 et 45.
26
De plus, conformément au projet de Constitution, l’Assemblée nationale peut élire et
créer des commissions permanentes ou spéciales d’enquête, dont l’indépendance est
reconnue par le projet de Constitution.78
Le contrôle de l’exécutif par l’Assemblée est également garanti par plusieurs dispositions.
Conformément à l’article 85, un tiers des membres de l’Assemblée nationale est
nécessaire afin d’initier une accusation de « haute trahison » contre le Président de la
République. Cependant, la décision d’accuser formellement le Président et de porter le
cas devant la Cour constitutionnelle doit être approuvée par les deux tiers des membres
de l’Assemblée nationale. Si la Cour constitutionnelle reconnaît le Président coupable, la
seule action qu’elle peut prendre est de révoquer le Président. En vertu de ce même
article, la haute trahison est un « détournement important de pouvoir, la violation
délibérée de la Constitution ou l’abandon délibéré des fonctions menaçant les institutions
de l’État ou le bon fonctionnement des institutions constitutionnelles. »
En outre, l'article 88 affirme que le gouvernement est responsable devant l'Assemblée
nationale, alors qu’en vertu de l’article 91, cette dernière peut convoquer les membres du
gouvernement et présenter une motion de censure contre le gouvernement.
Selon la Déclaration universelle sur la démocratie de l’Union interparlementaire, « la
démocratie implique l'existence d'institutions représentatives à tous les niveaux et
notamment d'un Parlement, représentatif de toutes les composantes de la société et doté
des pouvoirs ainsi que des moyens requis pour exprimer la volonté du peuple en
légiférant et en contrôlant l'action du gouvernement. »79 La Charte africaine de la
démocratie, des élections et de la gouvernance reconnaît également que : « Aux fins de
promouvoir la gouvernance politique, économique et sociale, les Etats parties s’engagent
à : 1. Renforcer les capacités des parlements et des partis politiques légalement reconnus
pour leur permettre d’assumer leurs fonctions principales. »80
Les Principes du Commonwealth sur la responsabilité et sur la relation entre les trois
pouvoirs de l’Etat réaffirment l’importance des mécanismes exigeant de rendre des
comptes. Le Principe VII (a) stipule que les Parlements et les gouvernements devraient
respecter des critères stricts d’obligation de rendre des comptes, de transparence et de
responsabilité dans la conduite des affaires publiques. Des procédures parlementaires
devraient établir des mécanismes adéquats pour assurer la responsabilité de l’exécutif
devant le Parlement.81
Le projet de Constitution devrait donc être amendé en renforçant les fonctions de
l’Assemblée nationale afin de lui permettre de contrôler les actes du pouvoir exécutif en
78 Projet de Constitution, article 60.
79 Union interparlementaire (IPU), Déclaration universelle sur la démocratie, adoptée par le Conseil
interparlementaire lors de sa 161ième session, Le Caire, 16 septembre 1997, article 11
80 Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, adoptée par la huitième
session ordinaire de l’Assemblé de l’Union africaine, Addis Abeba, 30 janvier 2007, article 27.
L’article 32 affirme également que : « Les Etats parties prennent les mesures nécessaires en vue
d’institutionnaliser la bonne gouvernance politique aux moyens : […] 2. Du renforcement du
fonctionnement et de l’efficacité des parlements. »
81 Commonwealth Principles on the Accountability of and the Relationship Between the Three
Branches of Government, adoptés par les Chefs de gouvernement du Commonwealth réunis à
Abuja, Nigeria en 2003; Principe VII (a). Voir également les Directives de Latimer House pour le
Commonwealth, 19 juin 1998 ; Directive VI 2.(a) qui spécifie les divers mécanismes assurant la
responsabilité de l’exécutif devant le Parlement.
27
vue d’assurer sa responsabilité. L’Assemblée nationale devrait également être habilitée à
approuver les nominations des hauts fonctionnaires civils et officiers militaires,
notamment à travers des auditions publiques. Les comités de l’Assemblée nationale
devraient également être habilités à consulter les divers secteurs de la population afin de
collecter et analyser les informations relatives aux initiatives du parlement et du
gouvernement.
Par ailleurs, le projet de Constitution devrait également être modifié afin de renforcer le
rôle de l’opposition au sein de l’Assemblée nationale, en prévoyant notamment des
opportunités suffisantes afin de remettre en question les politiques du gouvernement et
en permettant aux membres de l’opposition de mener le travail des comités et d’y
contribuer de façon significative. Dans ces conditions, de meilleures législations pourront
être adoptées et l’Assemblée nationale pourra devenir un forum démocratique qui reflète
les opinions et intérêts d’une grande partie du public, pas seulement ceux du
gouvernement et des partis politiques.
b. Limiter les pouvoirs du Président et renforcer le rôle du gouvernement
L'article 68 prévoit que le Président de la République est le chef de l’Etat. Il incarne son
unité, garantit son indépendance et sa continuité et veille au respect de la Constitution,
des traités et des droits de l'homme. Le Président de la République bénéficie d'une
immunité juridictionnelle pendant l’exercice de ses fonctions. Le même article prévoit que
le Président « bénéficie aussi de cette immunité juridictionnelle après la fin de l’exercice
de ses fonctions en ce qui concerne les actes qu’il a accomplis à l’occasion de l’exercice
de ses fonctions. » Cependant, cet article devrait être modifié afin de clarifier l’étendue
de l’immunité du Président et ce que constitue un acte accompli « à l’occasion de
l’exercice de ses fonctions ». Il doit exclure de cette immunité, sans aucune ambiguïté,
les crimes graves au titre du droit international, notamment les crimes de guerre, les
crimes contre l’humanité, le génocide, la torture et les disparitions forcées.
Par ailleurs, selon l’article 71, le Président est chargé de: représenter l’Etat, nommer le
Mufti, être le commandement des forcées armées et des forces de sécurité intérieure,
déclarer la guerre et conclure la paix après l’approbation de l’Assemblée nationale,
proclamer l’état d'urgence, nommer les hauts cadres de l’armée et de la sécurité,
notamment le chef des services de renseignement généraux ainsi que les hauts
fonctionnaires des institutions publiques. Selon le même article, le Président peut
également dissoudre l'Assemblée nationale conformément aux dispositions du projet de
Constitution.
Bien que l’article 68 confère au Président de la République des pouvoirs importants, le
projet de Constitution limite considérablement les pouvoirs de celui-ci non seulement au
profit du Parlement, mais aussi du gouvernement.
Conformément à l’article 87, le Président de la République charge le candidat du parti
politique ou de la coalition ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de
l’Assemblée nationale de former le gouvernement, et c'est le Premier Ministre, comme
prévu par l’article 86, qui détermine la politique générale de l’Etat et veiller à sa mise en
œuvre.
28
De plus, bien que les membres du gouvernement prêtent serment devant le Président de
la République, en vertu de l’article 88, le gouvernement est uniquement responsable
devant l'Assemblée nationale.
D'autres dispositions constitutionnelles limitent les pouvoirs du Président. Par exemple,
conformément à l’article 66, le Président de la République est élu au suffrage universel
pour une période de cinq ans. Le même article fixe une limite de deux termes pour la
présidence, et prévoit que cette disposition ne peut pas être amendée.
En matière d’état d’urgence,
les compétences du Président sont également
considérablement réduites : il peut adopter les mesures nécessaires, après consultation
du Premier Ministre, de la Cour constitutionnelle et du Président de l'Assemblée nationale
(article 73). Le même article prévoit que le Président de l’Assemblée nationale ou trente
de ses membres peuvent saisir la Cour constitutionnelle, trente jours après l’entrée en
vigueur de l’état d'urgence, pour qu’elle vérifie si les circonstances exceptionnelles
existent encore.
Ces dispositions représentent un pas vers la garantie d’un système complet de contrôle et
d’équilibre entre les pouvoirs. La Constitution devrait renforcer ces dispositions,
notamment en prévoyant un contrôle judiciaire efficace des actes des pouvoirs législatif
et exécutif.
c. Etablir une Cour constitutionnelle avec des compétences plus élargies
Le projet de Constitution prévoit la création d’une Cour constitutionnelle indépendante
avec une compétence étendue de protection des droits de l'homme, de renforcement de
l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs, notamment en lui permettant de trancher
les différends relatifs aux questions de compétence entre les pouvoirs législatif et
exécutif, ainsi qu’entre le Président de la République et le Premier Ministre.82
i.
La primauté de la Constitution dans la hiérarchie des normes en droit national
La primauté de la Constitution dans la hiérarchie des normes de droit interne, ainsi que la
capacité du pouvoir judiciaire de faire respecter et exécuter ses dispositions sont des
fondements essentiels de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs. En particulier,
du fait de sa primauté, la Constitution, en tant que loi suprême du pays et manifestation
de la volonté du peuple, est placée au-dessus des autres lois et par conséquent au-
dessus du législateur. Malheureusement, ni la Constitution de 1959, ni le projet de
Constitution ne prévoient explicitement cette primauté.
Afin de garantir l’intégrité de la Constitution, il est important qu’elle reconnaisse
clairement et sans ambiguïté sa primauté dans l’ordre juridique interne. La Constitution
devrait également prévoir que ses dispositions soient interprétées en adéquation avec les
obligations juridiques internationales de la Tunisie. Par ailleurs, afin de garantir la
séparation des pouvoirs et la conformité des actes des pouvoirs législatif et exécutif avec
la Constitution, il est tout aussi important que l'organe chargé de garantir ces fonctions
soit totalement indépendant.
82 Projet de Constitution, article 117
29
L’article 72 de la Constitution de 1959 prévoyait un Conseil constitutionnel,83 qui fut créé
par décret présidentiel en 1987 et qui était régi par les articles 72 à 75 de la Constitution
de 1959 ainsi que par la Loi organique n° 2004-52 du 12 juillet 2004. Ce cadre juridique
permettait au Conseil constitutionnel d’examiner les projets de loi qui lui étaient soumis
par le Président de la République afin de s’assurer de leur conformité avec la
Constitution.84 Selon l’article 72 de la Constitution de 1959, en plus des traités et des lois
organiques, de nombreuses autres lois relatives à la nationalité, aux crimes, aux
procédures judiciaires, à l’éducation et à la santé publique, entre autres, devaient être
soumises au Conseil constitutionnel. Le Conseil était également habilité à examiner les
recours relatifs à l’élection des membres du Parlement en vertu de l’article 72, et les
recours relatifs à la validité des candidatures pour l’élection présidentielle en vertu de
l’article 40. Conformément à l’article 73 de la Constitution de 1959, le Conseil
constitutionnel devait également examiner tous les projets de loi proposés par le
Président avant qu’ils soient soumis à la Chambre des Députés et après la présentation,
si des changements avaient été effectués.
De plus, alors que les décisions du Conseil concernant les élections étaient considérées
comme définitives,85 les autres décisions «s’impos[aient] à tous les pouvoirs publics »
sauf si elles portaient sur les questions prévues au paragraphe 3 de l’article 72 de la
Constitution de 1959, concernant l’organisation et le fonctionnement des institutions du
pays.86
Malgré sa mission, le Conseil n’a pas réussi à empêcher l’adoption de lois qui violaient
diverses dispositions fondamentales de la Constitution. Ainsi, il n’a pas réussi à s’imposer
comme une instance de contrôle efficace du pouvoir exécutif ou législatif et de leurs
actes. Plusieurs facteurs éléments ont contribué à cette situation.
En premier lieu, le Conseil constitutionnel était uniquement chargé d’examiner la
constitutionnalité des lois a priori. Il ne s’agissait pas d’un organe judiciaire chargé de
statuer sur les questions constitutionnelles a posteriori.
En deuxième lieu, l’accès au Conseil constitutionnel était limité au Président et ni les
membres du Parlement, ni
la
constitutionnalité des actes de l’exécutif et du législatif devant le Conseil.
le droit de contester
individus n’avaient
les
En troisième lieu, l’ambiguïté concernant le caractère contraignant des décisions du
Conseil constitutionnel a également porté atteinte à son efficacité et au respect de ses
décisions par les autorités publiques.
En quatrième lieu, le rôle du Conseil constitutionnel était également compromis par
l’absence de garanties de son indépendance. En effet, la composition du Conseil était
strictement contrôlée par l’exécutif, en particulier par le Président de la République qui
pouvait nommer directement quatre des neuf membres du Conseil, dont son Président.87
83 L’article 72 prévoit que : « Le Conseil constitutionnel examine les projets de loi qui lui sont soumis
par le Président de la République quant à leur conformité ou leur compatibilité avec la
Constitution. »
84 Ibid
85 Constitution de 1959, article 75
86 Ibid
87 Ibid
30
De plus, les trois membres de droit siégeant au Conseil, c’est-à-dire les Présidents de la
Cour de cassation, de la Cour des comptes et de la Cour administrative, étaient nommés
à leurs postes par le Président de la République ou par le Premier Ministre.
Après le renversement de Ben Ali, le Conseil constitutionnel fut dissout par le décret-loi
n° 2011-14 du 23 mars 2011.
ii.
La Cour constitutionnelle dans le projet de Constitution
Afin de garantir l’Etat de droit et la séparation des pouvoirs, y compris l’indépendance du
pouvoir judiciaire, et de protéger la primauté de la Constitution et les droits qu’elle
consacre, la composition, la compétence et l’accès à la Cour constitutionnelle devraient
être traités de manière détaillée dans la Constitution.
En vertu de l’article 117 du projet de Constitution, la nouvelle Cour constitutionnelle sera
compétente pour contrôler, a priori, la conformité des lois avec la Constitution. Le renvoi
à la Cour des projets de loi par le Président est impératif dans le cas de projet portant
modification de la Constitution, concernant la ratification de conventions internationales
ainsi que les projets de lois organiques. Lorsque le renvoi n'est pas obligatoire, il peut
être exercé par le Président de la République, le Président de l’Assemblée nationale, le
Premier Ministre ou par un cinquième des membres de l’Assemblée nationale. En vertu du
même article, la Cour peut également examiner des lois qui lui sont renvoyées par les
tribunaux, que ce soit de leur propre initiative ou à la demande de l’une des parties au
litige présents devant eux. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle doit contrôler la
constitutionalité du règlement intérieur de l’Assemblée nationale, et peut recevoir et
examiner des litiges relatifs aux conflits de compétences entre le pouvoir législatif et
exécutif, et entre le Président de la République et le Premier Ministre. De plus, la Cour est
compétente pour examiner les questions relatives à l’état d'urgence et les circonstances
exceptionnelles ainsi que les accusations de haute trahison et de violation de la
Constitution portées à l’encontre du Président de la République. Enfin, la Cour est
compétente pour statuer sur les décisions judiciaires de dernier ressort qui violent les
droits et les libertés reconnus par la Constitution, après l’épuisement de toute autre voie
de recours.
Au delà de cette vaste compétence accordée à la Cour constitutionnelle, le projet de
Constitution prévoit de solides garanties d’indépendance de cette Cour, principalement en
limitant le rôle de l’exécutif dans la désignation de ses membres et de son Président.
Conformément à l’article 118, la Cour est composée de 12 membres devant avoir au
moins 20 ans d’expertise juridique. Les membres sont élus à la majorité des deux tiers de
l’Assemblée nationale, sur la base d’une liste de candidats, dont quatre sont proposés par
le Président de la République, quatre par le Premier Ministre, huit par le Président de
l’Assemblée nationale et huit par le Conseil supérieur de la magistrature. Une fois élus,
les membres de la Cour élisent en leur sein le Président et le Vice-président de la Cour.
L’article 119 prévoit que les membres de la Cour constitutionnelle sont des juges et qu’ils
sont soumis aux mêmes dispositions constitutionnelles que celles s’appliquant au reste du
pouvoir judiciaire.
En effet, les Cours constitutionnelles sont des organes juridictionnels régis par les mêmes
normes en matière d’indépendance applicables aux autres membres du pouvoir judiciaire.
31
Par exemple, le Conseil de l’Europe, dans sa recommandation sur l’indépendance,
l’efficacité et les responsabilités du pouvoir judiciaire stipule que : « La présente
recommandation est applicable à toutes les personnes exerçant des fonctions judiciaires,
y compris celles traitant des questions de droit constitutionnel. »88 De même, la Cour
interaméricaine a confirmé l’importance des garanties d’indépendance des juges de Cours
constitutionnelles.89
La Constitution devrait également veiller à ce que les décisions de la Cour
constitutionnelle soient contraignantes à l’égard des autres pouvoirs et qu’elles soient
appliquées. En vertu de l’article 124 du projet de Constitution, les décisions de la Cour
constitutionnelle doivent être motivées et s’imposent à tous les pouvoirs. Bien que la
formulation de cette disposition améliore de manière significative l’article 75 de la
Constitution de 1959, cette disposition devrait être modifiée à nouveau afin d’affirmer
sans équivoque que les décisions de la Cour constitutionnelle sont définitives, ne peuvent
être soumises à aucune forme d’examen ou de recours ; qu’elles sont contraignantes et
doivent être exécutées par toutes les autorités publiques, y compris les autorités
judiciaires.
d. Contrôle civil sur les services de sécurité et les forces armées
La Constitution de 1959 contenait quelques dispositions relatives aux services de sécurité
et forces armées. Conformément à l'article 44, le Président était le commandant en chef
des forces armées. Il nommait également les hauts responsables militaires, sur
recommandation du gouvernement.90 La législation subsidiaire prévoit des dispositions
plus détaillées sur le contrôle civil des forces armées et de sécurité. Conformément au
Décret n° 75-671 du 25 septembre 1975, les forces armées sont placées sous l'autorité
du Ministre de la Défense.91 En vertu de la Loi n° 82-70 du 6 Août 1982, les membres des
forces de sécurité intérieure sont supervisés par le Ministre de l'Intérieur et placés sous
l'autorité du Président de la République.92 Les forces de sécurité intérieure incluent la
police, la Garde Nationale, la police judiciaire et les forces de la Garde présidentielle.
Ce cadre limité n'a pas empêché les services de sécurité de devenir, dans la pratique, un
pivot du régime du Président Ben Ali, notamment en concevant et en exécutant les
politiques répressives du régime. En effet, depuis des décennies, les services de sécurité
ont été responsables de graves violations des droits de l'homme, notamment de cas de
torture et d’autres mauvais traitements, d’exécutions extrajudiciaires et d'arrestations et
détentions arbitraires. Dans son rapport, le Rapporteur Spécial sur la torture a fait
remarquer que «pendant la période allant de 1999 à 2009 (septembre), 264 policiers
avaient été poursuivis pour mauvais traitements et faute lourde. Sur les 246 poursuites
engagées, 228 avaient débouché sur un jugement définitif pendant la même période.
Seules sept condamnations au pénal pour actes de torture et mauvais traitements
88 Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les juges :
indépendance, efficacité et responsabilités, 17 novembre 2010, Chapitre 1, paragraphe 1.
89 Cour interaméricaine des droits de l’homme, Affaire de la Cour constitutionnelle c. Pérou,
jugement du 31 janvier 2001, paragraphes 64(a)-(b)
90 Constitution de 1959, article 55
91 Décret n° 75-671 du 25 septembre 1975 relatif aux attributions du Ministre de la défense, article
4
92 Loi n° 82-70 du 6 août 1982, article 2 tel qu’amendé par la Loi n° 2000-58 du 13 juin 2000
32
auraient été prononcées contre des agents des forces de l’ordre et de l’administration
pénitentiaire en application de l’article 53 du statut des forces de sécurité intérieure. »93
Même après le départ du Président Ben Ali, les services de sécurité ont continué à jouir
d'une impunité de fait pour ces violations des droits de l'homme. Le manque
d'indépendance du pouvoir judiciaire ainsi que l'absence de mécanismes de contrôle
parlementaire sur le travail des services de sécurité a exacerbé une telle impunité.
Le soulèvement qui a conduit à la chute du Président Ben Ali était centré autour de
l'idéal consistant à garantir la responsabilité pénale de toutes les institutions de l'Etat et
de leur respect des principes universellement reconnus en matière d’Etat de droit. La
rédaction de la Constitution offre une occasion unique de se conformer à ces principes et
d’aborder de manière exhaustive la question du contrôle civil sur les services de sécurité
et les forces armées ainsi que la question de leur responsabilité.
En vertu de l'article 95 du projet de Constitution, les forces armées et les services de
sécurité sont régis par les principes suivants: la subordination à l'exécutif; la totale
impartialité ; seul l'Etat peut établir les forces armées et les services nationaux de
sécurité ; les services de sécurité agissent et forment leurs membres en conformité avec
la Constitution, les lois et les conventions ; et les membres ont l’interdiction d’appliquer
les ordres qui sont, prima facie, illégaux. Une commission parlementaire veille à ce que
ces principes soient protégés.
L'article 96 prévoit que l'armée nationale est une force militaire armée constituée et
organisée, en termes de hiérarchie et de discipline, conformément à la loi. Elle est obligée
d'être politiquement neutre et de défendre l'Etat, ainsi que l’indépendance et l’intégrité
territoriale de ce dernier.
Bien qu’elles améliorent de manière significative le cadre juridique actuel régissant les
forces armées et les services de sécurité, ces dispositions devraient toutefois être
modifiées afin de prévoir des mécanismes parlementaires habilités à contrôler le travail
de ces forces et services et à les obliger à rendre des comptes, notamment en s’assurant
qu’ils agissent conformément à la loi dans l’exercice de leurs fonctions.
Selon les normes internationales, les forces armées, la police et les autres services de
sécurité doivent être placés sous l'autorité d’institutions civiles légalement constituées et
responsable devant un pouvoir démocratiquement élu. Le Conseil des droits de l’homme
de l’ONU a récemment reconnu, dans sa Résolution 19/36, la nécessité de veiller à ce que
«
les autorités civiles nationales
compétentes ».94 Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a également
constamment insisté sur la nécessité de soumettre les forces armées à un contrôle
effectif des autorités civiles. Le Comité a déjà exprimé ses préoccupations du fait que «les
autorités civiles n'exercent pas un contrôle plein et entier sur l'armée et les forces de
les militaires (soient)
responsables devant
93 Rapport du Rapporteur Spécial sur la torture et autre traitement cruel, inhumain ou dégradant,
Juan E. Mendez, Mission en Tunisie, doc A/HRC/19/61/Add.1 du 2 février 2012, paragraphe 33
94 Conseil des droits de l’homme, Résolution 19/36 sur “Droits de l’homme, démocratie et Etat de
droit”, doc A/HRC/RES/19/39 du 19 avril 2012, paragraphe 16 (j) (vi)
33
sécurité»,95 ainsi que de « l'absence de cadre juridique précis qui définisse et limite les
attributions des corps de sécurité et place ceux-ci sous l'autorité civile »96
D’un point de vue comparatif, l'article 4 de la Charte démocratique interaméricaine
prévoit que «[L]a subordination constitutionnelle de toutes les institutions de l'État aux
autorités civiles légalement constituées et le respect de l'État de droit par toutes les
institutions et tous les secteurs de la société revêtent également une importance
fondamentale pour la démocratie».97 L'Assemblée générale de l'Organisation des Etats
Américains a également souligné que «le système de démocratie représentative est
fondamental pour la mise en place d'une société politique où les droits de l’homme
peuvent être pleinement réalisés, et que l'une des composantes fondamentales de ce
système est la subordination effective de l'appareil militaire au pouvoir civil ».98 Dans
cette optique, la Commission interaméricaine des droits de l'homme a depuis longtemps
reconnu l'importance de placer les forces armées sous le contrôle d'une autorité
démocratiquement responsable. Par exemple, dans ses rapports sur le Venezuela, la
Commission a exprimé son « extrême préoccupation quant aux informations faisant état
d'une influence inappropriée des forces armées dans les affaires politiques du pays, ainsi
que l'implication excessive des forces armées dans la prise de décision politique ».99 De
son côté, l'Union interparlementaire « appelle instamment tous les parlements et
gouvernements à veiller à ce que les organes de sécurité, les forces de sécurité en
particulier, soient responsables tant devant les autorités civiles élues que devant la
société civile et agissent dans le respect des normes du droit national et international».100
la
de
95 Observations finales du Comité des droits de l’homme: Salvador, doc CCPR/C/79/Add.34, 18 avril
1994, paragraphe 4
96 Observations finales du Comité des droits de l’homme sur la Roumanie, CCPR/C/79/Add.111, 28
juillet 1999, paragraphe 9
97 Charte démocratique interaméricaine, 11 septembre 2001
98 Traduction non officielle. Préambule de la résolution AG/RES.1044 (XX-0/90) adoptant le rapport
annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, 8 juin 1990. Voir aussi le Rapport
annuel
sur:
http://www.cidh.org/annualrep/90.91eng/chap.4d.htm; consulté le 12 octobre 2012
99 Commission interaméricaine des droits de l’homme, Rapport sur la situation des droits de
l’homme au Venezuela, 29 décembre 2003, OEA/Ser.L/V/II.118, paragraphe 280, disponible sur:
http://www.cidh.org/countryrep/Venezuela2003eng/chapter3.htm#A. Voir également les remarques
faites par la Commission dans le cas du Guatemala, Commission interaméricaine des droits de
l’homme, doc. 5 rev. 1OEA/Ser.L/V/II.118, 29 décembre 2003.
100 Union Interparlementaire, Résolution sur la « Prévention des coups d’Etat militaires et autres
contre des gouvernements démocratiques élus et contre la libre volonté des peoples exprimée par la
voie du suffrage direct, et mesures à prendre face aux violations graves des droits de l’homme
affectant des parlementaires », adoptée par consensus par la 104ème Conférence interparlementaire,
Djakarta, le 20 octobre 2000 ; paragraphe 9
1990–1991 ;
disponible
CIDR
pour
34
III. GARANTIES CONSTITUTIONNELLES DE L’INDEPENDANCE DU
POUVOIR JUDICIAIRE
En vertu du droit international, les États doivent garantir l'indépendance du pouvoir
judiciaire. Ce principe est reconnu par les Principes Fondamentaux des Nations unies
relatifs à l'indépendance de la magistrature (ci-après Principes fondamentaux de l’ONU),
qui prévoient qu’il est de la responsabilité de toutes les institutions, gouvernementales et
autres, de respecter l'indépendance de la magistrature.101 Il apparaît également à l'article
14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel la Tunisie
est partie, qui garantit le droit à un procès équitable par un tribunal compétent,
indépendant et impartial, établi par la loi.
1. Le pouvoir judiciaire dans la Constitution de 1959 et la loi relative à
l’organisation du pouvoir judiciaire
Malgré la reconnaissance des principes de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance
du pouvoir judiciaire dans la Constitution de 1959, l'indépendance judiciaire a été minée
pendant de nombreuses années par l'ingérence systématique et arbitraire de l'exécutif
dans les affaires judiciaires. Par ailleurs, bien que la Constitution de 1959 prévoie que les
juges soient soumis à la seule autorité de la loi, en pratique, les juges indépendants qui
contestaient la subordination du pouvoir judiciaire à l’exécutif ont longtemps été exposés
à des pressions, intimidations et représailles, notamment en se faisant abusivement
transférer dans d’autres juridictions.
La Constitution de 1959 ne consacrait que quatre articles au pouvoir judiciaire. Aucun ne
garantissait l’inamovibilité des juges. L'article 65 affirmait que: «L'autorité judiciaire est
indépendante. Les magistrats, dans l'exercice de leurs fonctions, ne sont soumis qu'à
l'autorité de la loi. » L'article 66 prévoyait que les juges étaient « nommés par décret du
Président de la République, sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature. »
En l'absence de dispositions constitutionnelles et de garanties relatives à l'indépendance
des juges et au fonctionnement du système judiciaire complètes, la Loi n° 67-29 du 14
juillet 1967 relative à l'organisation du judiciaire, au Conseil Supérieur de la Magistrature
et au statut de la magistrature, fournit plus de détails tant sur le fonctionnement du
système judiciaire que sur les conditions régissant la carrière des juges. Elle donne
également plus d’éléments sur le contrôle exercé par le pouvoir exécutif sur le pouvoir
judiciaire.
Par exemple, l'article 42 de la Loi n° 67-29 prévoit que «Les règles applicables aux
fonctionnaires en matière de congé, détachement, mise en disponibilité, et cessation
définitive de fonctions sont applicables aux magistrats, lorsqu’elles ne sont pas contraires
aux dispositions de la présente loi.» Cette disposition établit un système dans lequel les
juges sont soumis au contrôle et à l'autorité de leur supérieur hiérarchique, le Ministre de
la Justice. Cette subordination du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif représente une
101 Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, adoptés par le septième
Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s'est
tenu à Milan du 26 août au 6 septembre 1985 et confirmés par l'Assemblée générale dans ses
résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985, Principe 1
35
menace permanente à l'indépendance des juges en violation flagrante des normes
internationales sur la séparation des pouvoirs et l'indépendance judiciaire.
En vertu de ces normes, les juges doivent bénéficier d'une entière protection dans le
cadre de l'exercice de leurs fonctions, notamment en termes d’inamovibilité. Les Principes
fondamentaux de l’ONU prévoient que « Les juges, qu'ils soient nommés ou élus, sont
inamovibles tant qu'ils n'ont pas atteint l'âge obligatoire de la retraite ou la fin de leur
mandat » et que « La durée du mandat des juges, leur indépendance, leur sécurité, leur
rémunération appropriée, leurs conditions de service, leurs pensions et l'âge de leur
retraite sont garantis par la loi. »102 De même, les Principes et lignes directrices de
l'Union africaine sur le droit à un procès équitable et de l'assistance judiciaire en Afrique
(les Principes de l'Union africaine) prévoient que «Les magistrats ou les membres des
instances juridictionnelles sont inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire
de la retraite ou la fin de leur mandat » et exigent que « La durée du mandat des
magistrats, leur rémunération appropriée, leurs pensions, leur logement, leur transport,
leurs conditions de sécurité physique ou sociale, l'âge de leur retraite, les mécanismes
disciplinaires ou de recours et les autres conditions de service les concernant sont
prescrits et garantis par la loi. »103
Par ailleurs, bien que l'article 10 de la Loi n° 67-29 prévoie que les juges soient nommés
par décret présidentiel sur recommandation du CSM, dans la pratique, le Ministre de la
Justice contrôle le processus de sélection. En particulier, le Ministre: supervise l’Institut
Supérieur de la Magistrature (ci-après ISM), qui est rattaché au Ministère de la Justice;104
établit par décret les critères de sélection des juges ainsi que le programme d'études de
l'ISM,105 et, après l'achèvement de la formation à l'ISM, présente la liste des diplômés
pouvant être nommés juge, au CSM et au Président.106
Ce cadre donne au Ministre de la Justice de larges pouvoirs sur la sélection, la formation
et la nomination des juges, au détriment du CSM dans ce domaine, permettant ainsi des
nominations pour des raisons inappropriées. Selon les normes internationales, « Les
personnes sélectionnées pour remplir les fonctions de magistrat doivent être intègres et
compétentes et justifier d'une formation et de qualifications juridiques suffisantes. Toute
méthode de sélection des magistrats doit prévoir des garanties contre les nominations
abusives. »107 A plusieurs occasions, le Comité des droits de l’homme a exprimé sa
préoccupation quant à la manière dont les juges étaient nommés et a recommandé une
procédure plus transparente. Le Comité a recommandé que les États mettent en place un
mécanisme indépendant en charge du recrutement et de la discipline des juges afin de
garantir l'indépendance du pouvoir judiciaire.108
102 Principes fondamentaux de l’ONU, op. cit., Principes 12 et 11
103 Directives et Principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique,
adoptés en tant que partie intégrante du rapport d’activité de la Commission Africaine lors du 2ème
sommet durant la réunion des chefs d’Etats de l’Union africaine qui s’est tenu à Maputo du 4 au 12
juillet 2003 ; articles 4(l) et (m)
104 Loi n° 85-80 du 11 août 1985, article 2
105 Loi n° 67-29, op. cit., article 29
106 Ibid, article 31
107 Principes fondamentaux de l’ONU, op. cit., Principe 10
108 Observations finales du Comité des droits de l’homme sur le second rapport périodique du
Congo, doc CCPR/C/79/Add.118, paragraphe 14
36
La Constitution de 1959 prévoyait la mise en place de tels mécanismes sous la forme
d'un CSM habilité, conformément à l'article 67, à veiller « au respect des garanties
accordées aux magistrats en matière de nomination, d'avancement, de mutation et de
discipline. » Toutefois, la Constitution de 1959 ne prévoyait pas de garanties spécifiques
relatives à l'indépendance du CSM. Conformément à l'article 6 de la Loi n° 67-29, le
Président de la République était le Président du CSM et le Ministre de la Justice son Vice-
président.109 Au total, pas moins de 11 de ses 15 membres étaient des représentants de
l'exécutif ou nommés à leur poste par décret présidentiel.110 En occupant les postes de
Président et Vice-président du CSM, l'exécutif était en mesure de contrôler efficacement
le fonctionnement de cet organe, notamment la tenue des réunions et, à travers la
prépondérance des votes du Président et du Vice-président, la prise de décision.
Par ailleurs, bien que la Loi n° 67-29 du 14 juillet 1967 définisse le cadre juridique relatif
au fonctionnement du CSM et les règles applicables aux juges quant à leur
recrutement,111 leur promotion112 et leur discipline,113 l'exécutif exerçait également un
contrôle effectif sur la carrière des juges.
Par exemple, même si seul le CSM avait la compétence de sanctionner les juges,
conformément à l'article 56 de la Loi n° 67-29, le Ministre de la Justice a le pouvoir
d'influencer et d'intervenir dans les procédures disciplinaires de plusieurs façons: le
Ministre peut saisir le conseil de discipline,114 émettre des avertissements aux juges115 et,
sur réception d'une plainte, suspendre un juge dans l'attente d'une audience
disciplinaire.116 L'article 14 de la Loi 67-29 donne également au Ministre de la Justice le
pouvoir de décider, au cours de l'année judiciaire, de transférer un magistrat « pour la
nécessité de service » 117 et, conformément à l'article 20, de contrôler des missions de
courte durée. Le droit des juges de quitter la Tunisie durant leur période de congé est
aussi strictement contrôlé par le Ministre de la Justice et nécessite l'accord préalable de
ce dernier.118
Ces dispositions ont ouvert la voie à l'ingérence politique dans les affaires judiciaires et
ont été utilisées afin de soumettre les juges à des pressions et des influences injustifiées.
Sous la présidence de Ben Ali, de nombreux juges ont fait l'objet de transferts
disciplinaires et, dans certains cas, ont été licenciés pour avoir exprimé leurs points de
vue sur le manque d'indépendance du pouvoir judiciaire, ou pour avoir publiquement
dénoncé l’absence d’une bonne administration de la justice.119 Selon les normes
109 Loi n° 67-29, op. cit., article 6
110 Ibid, article 7 bis
111 Ibid, chapitre 4, articles 29 - 32
112 Ibid, chapitre 4, articles 33 - 36
113 Ibid, chapitre 7, articles 50 – 54
114 Ibid, article 56
115 Ibid, article 51
116 Ibid, article 54
117 Ibid, article 14 stipule que par « nécessité de service », on entend « la nécessité née du besoin
de parer à une vacance, de nommer des magistrats à des nouvelles fonctions judiciaire, de faire
face à une hausse manifeste du volume du travail au sein d’un des tribunaux ou de pouvoir en
magistrats les nouveaux tribunaux. »
118 Ibid, article 39. Voir également l’article 21 qui astreint les magistrates à résider au siège de la
juridiction à laquelle ils appartiennent. Des dérogations individuelles peuvent être accordées par le
Ministre de la Justice.
119 Commission internationale de juristes, “Attacks on justice – Tunisia”, 2005, disponible sur:
http://icj.wpengine.netdna-cdn.com/wp-content/uploads/2012/04/Tunisia-Attacks-on-Justice-2005-
Publications-2008.pdf; consulté le 16 janvier 2013. Dans ce rapport, la CIJ avait récolté des
37
internationales, les suspensions et les révocations de juges ne peuvent être prononcées
qu'après une procédure équitable, transparente et impartiale, garantissant les droits des
juges à la présomption d'innocence, le droit à la défense et le droit de faire appel des
décisions prises à leur encontre. Toute décision de révoquer un juge doit faire l'objet d'un
examen judiciaire. Les Directives et Principes de l'Union africaine prévoient que «Les
magistrats exposés à des procédures disciplinaires, de suspension ou de destitution ont le
droit aux garanties qui s’attachent à un procès équitable, notamment au droit d'être
représenté par un conseil de leur choix et à un réexamen indépendant des décisions liées
à des procédures disciplinaires, de suspension ou de destitution.»120 Par ailleurs, les
Principes fondamentaux de l’ONU prévoient que les décisions en matière de discipline, de
suspension et de procédure de révocation doivent
l'objet d'un examen
indépendant.121 Le Statut universel du juge offre des conditions supplémentaires.122 Il
stipule à son article 8 que: «Un juge ne peut être déplacé, suspendu, ou démis de ses
fonctions que dans les cas prévus par la loi et dans le respect de la procédure
disciplinaire. Le juge est nommé sans limitation de durée ou pour une période limitée
dans des conditions déterminées, sous réserve que cela ne puisse compromettre
l’indépendance de la justice. Aucun changement concernant l’âge de la retraite ne peut
avoir d’effet rétroactif. »
faire
Le cadre juridique tunisien gouvernant le pouvoir judiciaire a eu un impact négatif sur
l’administration de la justice toute entière. Malheureusement, cet impact a continué à
produire ses effets dans la période de transition.
2. Le pouvoir judiciaire durant la période de transition
a. Le pouvoir judiciaire dans la Constitution provisoire
Le soulèvement populaire qui a conduit au renversement du Président Ben Ali offre une
occasion unique de rompre avec les pratiques de l'ancien régime et de mettre en place un
système judiciaire indépendant et impartial, conformément aux normes internationales.
L’ANC a tenté de jeter les bases d'un tel système dans les articles 22 et 23 de la
Constitution provisoire. Les deux articles affirment respectivement que le pouvoir
judiciaire doit agir en toute indépendance et que l'ANC doit adopter des lois organiques
sur le CSM et sur la réforme du système judiciaire. Le paragraphe 2 de l'article 22
l’Assemblée Nationale
dispose que: « Après concertation avec
Constituante adopte une loi organique, créant une instance représentative provisoire,
les magistrats,
informations relatives au cas de l’ancien juge Mokhtar Yahyaoui, ancien président de la 10ème
Chambre Civile du Tribunal de Première instance de Tunis, qui fut révoqué en tant que juge le 29
décembre 2001 pour avoir écrit une lettre ouverte au Président Ben Ali déplorant l’ingérence de
l’exécutif dans le travail du pouvoir judiciaire. De même, en juillet 2004, le bureau exécutif de
l’Association des Magistrats Tunisiens (AMT) avait organisé une conférence de presse à Tunis afin
d’évoquer le droit des juges à de meilleures conditions de travail (notamment un meilleur statut,
une représentation plus juste des juges au sein du CSM et l’inamovibilité). Cependant, les autorités
l’avaient interdite et la police avait dispersé les journalistes qui y avaient été invités. A la suite d’une
dénonciation par l’AMT des descentes de police dans les tribunaux de Tunis en mars 2005, les
bureaux de l’AMT furent également investis par la police. La Juge Kalthoum Kennou, membre de
l’AMT et présente au moment des faits, a subit des intimidations et des harcèlements téléphoniques.
120 Directives et Principes de l’Union africaine, op. cit., Principe 4(q)
121 Principes fondamentaux de l’ONU, op. cit., Principe 20
122 Statut universel du juge, adopté par l’Association International des Juges, 17 novembre 1999,
Taipei
38
fixant sa composition, ses attributions et les mécanismes de sa création. Ladite instance
sera chargée de superviser la justice judiciaire et remplacera le Conseil Supérieur de la
Magistrature. »
A la suite de l’adoption du projet de Constitution, le CSM fut suspendu dans l’objectif de
mettre en place une instance provisoire de la magistrature. La création de cet organe
ainsi que la réforme de la Loi n° 67-29, est essentielle pour réformer le système judiciaire
et pour mettre un terme à sa subordination à l'exécutif.
Cependant, depuis la suspension du CSM, et malgré les appels répétés des organisations
représentant la magistrature et la société civile pour la mise en œuvre de l'article 22,
aucune instance n’a été créée. En effet, le cadre juridique régissant le pouvoir judiciaire
sous le régime du Président Ben Ali est toujours en vigueur étant donné qu'aucun projet
de loi relatif à la réforme du système judiciaire n’a été adopté par l'ANC.
En l'absence de ces projets de loi, le pouvoir exécutif est susceptible de combler le vide et
de perpétuer les politiques et les pratiques problématiques de l'ancien régime.
En juillet 2012, le Ministre de la Justice a révoqué 70 juges soupçonnés de corruption et
de «loyauté» envers l'ancien régime, sans les garanties d'une procédure équitable,
notamment le fait de fournir des informations sur les motifs juridiques de la décision, les
éléments factuels sur lesquels la décision était fondée, une procédure équitable en vertu
de laquelle ils pourraient contester la décision ainsi que les preuves retenues contre eux.
Cette décision perpétue l'ingérence de l'exécutif dans les affaires judiciaires et révèle un
manque de volonté politique de mettre un terme aux pratiques du passé.123 Les autorités
tunisiennes devraient garantir un examen complet des cas des juges révoqués en
conformité avec les normes internationales relatives à un procès équitable. Seul un
organe indépendant peut garantir des procédures d’examen équitables. Par ailleurs, les
autorités, en particulier l’ANC, devraient donc de toute urgence, mettre en place une
instance provisoire de la magistrature et mettre un terme au contrôle de l’exécutif sur la
carrière des juges.
b. L’utilisation des tribunaux militaires durant la période de transition
Une autre source de préoccupation concernant l'administration de la justice pendant la
période de transition est l’utilisation généralisée des tribunaux militaires dans les affaires
de violations des droits de l’homme.
La Constitution de 1959 ne contenait aucune disposition relative à l'utilisation des
tribunaux militaires. Toutefois, sous le régime du Président Ben Ali, les tribunaux
militaires étaient amplement utilisés pour juger les opposants politiques ainsi que les
« terroristes » présumés.124
123 Pour plus d’informations, voir “Executive control over judiciary persists in Tunisia”, CIJ 6 août
2012, disponible sur : http://www.icj.org/executive-control-over-judiciary-persists-in-tunisia/ ,
consulté le 16 janvier 2013; et « La réforme du pouvoir judiciaire en Tunisie », CIJ, septembre
2012,
http://icj.wpengine.netdna-cdn.com/wp-
:
content/uploads/2012/09/TUNISIALegalmemoENGLISHfinal.doc.pdf,consulté le 16 janvier 2013.
124 L’article 123 du CJM attribut aux tribunaux militaires une juridiction sur les civils accusés d’être
au servie d’une organisation terroriste opérant à l’étranger. Voir aussi le Rapport du Rapporteur
spécial sur la torture et autre traitement ou peine cruel, inhumain ou dégradant, Mission en Tunisie,
2 février 2012, doc A/HRC/19/61/Add.1, paragraphe 30
disponible
sur
39
Durant la période de transition, alors que la Constitution provisoire ne contient aucune
disposition relative à la justice militaire, deux décrets furent adoptés le 29 juillet 2011
modifiant le cadre régissant les tribunaux militaires et, plus particulièrement, étendant
leur juridiction.125
Par exemple, le Décret-loi n° 2011-69 du 29 juillet 2011 a modifié le Code de justice
militaire de 1957 (CJM) pour permettre aux victimes ayant leur cas devant les tribunaux
militaires d'intenter une action civile en réparation devant le tribunal126 et de faire appel
des décisions du tribunal.127 Cependant, la loi élargit la compétence ratione materiae et
ratione personae de ces tribunaux au-delà des limites admises. En effet, les articles 5 et
8 du CJM permettent aux tribunaux militaires de faire valoir leur juridiction sur les crimes
de droit commun impliquant des civils.128 Par ailleurs, conformément à l'article 22 de la
Loi n° 82-70 du 6 août 1982, la juridiction militaire s'étend aux membres des forces de
sécurité intérieure.
Selon ce cadre juridique, les tribunaux militaires sont compétent à l’égard de presque
tous les cas de violations des droits de l’homme commises sous le régime du Président
Ben Ali et pendant le soulèvement, y compris les cas d'exécutions extrajudiciaires, de
torture et d'autres mauvais traitements impliquant du personnel militaire et de sécurité.
La plupart de ces cas ont d’abord été portés devant les tribunaux ordinaires, pour ensuite
être transférés à des tribunaux militaires, conformément à l'article 22 de la Loi n° 82-70.
En vertu du droit et des normes internationales, la juridiction des tribunaux militaires doit
être limitée aux seuls cas impliquant le personnel et les infractions militaires, ce qui inclut
principalement les procédures disciplinaires. Il faut en exclure les cas de violations graves
des droits de l'homme commises par des militaires et autres agents ou fonctionnaires de
maintien de l’ordre.
La Commission des droits de l'homme des Nations unies a affirmé, dans sa résolution sur
les Forces de protection civile, que « les infractions impliquant des violations des droits de
l’homme par de telles forces seront soumises à la juridiction des tribunaux civils»129. De
nombreux Rapporteurs spéciaux et experts indépendants des Nations Unies, y compris
l'Expert indépendante sur l'impunité, ont également recommandé que les violations
graves des droits de l'homme ne soient pas traduites devant des tribunaux militaires,
125 Décret-loi n° 2011-69 du 29 juillet 2011 amendant et modifiant le Code de Justice Militaire et le
Décret-loi n° 2011-70 du 29 juillet 2011 relatif à l’organisation de la justice militaire et au statut des
magistrats militaires
126 Nouvel article 7 du CJM, tel qu’amendé par le Décret-loi n° 2011-69
127 Article 28 bis du Décret-loi n°2011-69 prévoit la création d’une Cour d’appel militaire et le droit
de faire appel contre les jugements du Tribunal militaire de première instance en matière
correctionnelle et criminelle. Le nouvel article 30 identifie également ceux pouvant se pourvoir en
cassation contre les jugements et décisions finales rendues sur le fond et en dernier ressort,
notamment la partie civile quant à ses intérêts civils uniquement.
128 L’ancien article 5(6) du CJM, qui contenait une limite explicite à la juridiction des tribunaux
militaires sur les civils, a été aboli par le Décret-loi n°2011-69. L’article 6 du CJM amendé par le
Décret-loi n°2011-69 prévoit : « En cas de poursuite pour une infraction de droit commun commise
par un militaire en dehors du service et où l’une des parties n’est pas militaire, le procureur de la
République ou le juge d’instruction des tribunaux de droit commun se dessaisit des faits reprochés à
la partie militaire au profit du tribunal militaire de première instance compétent. »
129 Traduction non officielle. Commission des droits de l’homme des Nations unies, Résolution
1994/67 sur les Forces de protection civiles, doc E/CN.4/RES/1994/67, 9 mars 1994, paragraphe
2(f)
40
mais devant des tribunaux civils.130 Les Principes sur l’administration de la justice par les
tribunaux militaires (Principes Decaux) affirment également que « [e]n toutes
circonstances, la compétence des juridictions militaires doit être écartée au profit de celle
des juridictions ordinaires pour mener à bien les enquêtes sur les violations graves des
droits de l’homme, telles que les exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcés, la
torture, et poursuivre et juger les auteurs de ces crimes. »131
L'utilisation systématique et la compétence étendue des tribunaux militaires en Tunisie
est encore plus problématique compte tenu du non-respect par ces tribunaux des normes
internationales relatives à un procès équitable. En effet, les procédures applicables
devant ces tribunaux ne sont pas conformes aux normes internationales relatives à un
procès équitable, notamment le droit de la défense. L’accès aux dossiers par les avocats
est souvent limité étant donné que nombre d’entre eux impliquant de hauts responsables
sécuritaires, demeurent confidentiels et
inaccessibles. De plus, de nombreuses
condamnations prononcées par ces tribunaux ne sont pas proportionnelles à la gravité
des crimes commis, ce qui contribue à renforcer l'impunité qui prévalait sous l'ancien
régime.132
Les tribunaux militaires ne sont pas conformes aux normes internationales en matière
d'indépendance et d'impartialité. Ce manque d'indépendance prend différentes formes.
Tout d'abord, l'article 2 du Décret-loi n° 2011-70 du 29 juillet 2011 prévoit que les juges
militaires sont nommés par décret sur proposition du Ministre de la Défense.133
Deuxièmement, bien que le Décret-loi n° 2011-70 prévoie que les juges militaires soient
indépendants de l'armée dans l'exercice de leurs fonctions et ne soient soumis qu’à la
suprématie de la loi, il prévoit également que les juges militaires sont soumis aux règles
générales de discipline.134 Ces règles reposent en grande partie sur la notion de
subordination aux supérieurs hiérarchiques. Enfin, bien que la composition des tribunaux
militaires comprenne des juges militaires et civils, il convient de noter que les juges
militaires sont majoritaires au sein des tribunaux militaires de province. Ces derniers sont
composés d'un président civil et deux juges militaires. La chambre criminelle militaire,
quant à elle, est composée d'un président civil et de quatre juges militaires.135
L'absence de garanties d'indépendance des tribunaux militaires se reflète également dans
la composition et le fonctionnement du Conseil de la Magistrature Militaire (CMM). Bien
que le CMM soit composé et divisé à parts égales entre les magistrats civils et militaires,
le Président du CMM est le Ministre de la Défense.136 Ceci est d'autant plus significatif
étant donné que le président a une voix prépondérante. En outre, lorsque le CMM siège
130 Ensemble de principes actualisés pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la
lutte contre l’impunité, 8 février 2005, doc E/CN.4/2005/102/Add.1, Principe 29
131 Rapporteur Spécial de la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de
l’homme, Emmanuel Decaux, Questions de l’administration de la justice par les tribunaux militaires,
document E/CN.4/2006/58, 13 janvier 2006, Principe 9
132 Dans le cas Barakat Essahel (Première instance, n° 74937/2011; Appel N° 334/2012) qui
impliquait des actes de torture commis en 1991 par des militaires contre des membres des forces
armées suspectées d’être impliqués dans une tentative de coup d’Etat, et qui fut porté devant le
Tribunal militaire de Tunis, la condamnation contre certains accuses en première instance (4 ans
d’emprisonnement) fut réduite à 2 ans par la Cour d’appel de Tunis.
133 Décret-loi n° 2011-70 du 29 juillet 2011, article 2
134 Ibid, article 19
135 Code de justice militaire, article 10 tel qu’amendé par le Décret-loi n° 2011-69
136 Décret-loi n° 2011-70, op. cit., article 14
41
en tant que conseil de discipline, seuls les membres militaires prennent part au vote.137
Par ailleurs, les discussions et les délibérations du CMM sont tenues au secret, puisque
ses membres sont tenus au secret professionnel pendant et après l'exercice de leurs
fonctions.138
Ces dispositions soulignent l'incompatibilité inhérente entre les tribunaux militaires et les
principes d'une justice indépendante. À cet égard, la Cour européenne des droits de
l'homme et la Commission interaméricaine des droits de l'homme ont toutes les deux
insisté sur le fait que les juges militaires ne peuvent être considérés comme indépendants
et impartiaux, étant donné qu'ils sont soumis à la hiérarchie de l'armée.139
Les procureurs militaires font également partie de la hiérarchie des forces armées. En
vertu du CJM, les fonctions du Ministère public sont exercées par le procureur de la
République près du tribunal militaire permanent de première instance ou par l’un de ses
substituts.140 Les fonctions du procureur consistent en l'exercice de «l'action publique»,
notamment à travers l'ouverture de poursuites pénales, mais également, en vertu du
principe de l'opportunité des poursuites, en la décision de classer une affaire, même
lorsque les faits allégués constituent une infraction pénale.
Cependant, selon normes internationales, pour qu'une enquête soit efficace, elle doit être
menée par une autorité de poursuite indépendante et impartiale. Cette indépendance
peut être compromise lorsque l'enquête sur les violations perpétrées par des membres
des forces armées ou des forces de sécurité est effectuée par les responsables de ces
violations. La Cour européenne des droits de l'homme dans sa jurisprudence a affirmé
que «procureurs militaires étaient, au même titre que les accusés, des militaires actifs et
qu’ils faisaient, à ce titre, partie de la structure militaire fondée sur le principe de la
subordination hiérarchique » et que « ce lien de nature institutionnelle s’est traduit, en
l’espèce, par un manque d’indépendance et d’impartialité du procureur militaire dans le
traitement de l’enquête ».141 Le Comité des droits de l'homme a exprimé l’avis que les
cas de violations de droits de l’homme doivent être retirés de la compétence des
tribunaux militaires et que les enquêtes soient menées par des procureurs civils.142
3. Le pouvoir judiciaire dans le projet de Constitution
a. Les garanties constitutionnelles de l'indépendance du pouvoir judiciaire
137 Décret-loi n° 2011-70 du 29 juillet 2011, article 17
138 Ibid, article 18
139 Cour européenne des droits de l’homme, Affaire Findlay c. Royaume Uni, 110/1995/616/706,
jugement du 25 février 1997 ; et l’Affaire Incal c. Turquie, 41/1997/825/1031, jugement du 9 juin
1998. Commission interaméricaine des droits de l’homme, troisième rapport sur la situation des
droits de l’homme en Colombie, OEA/Ser.L/V/II.102, Doc. 9 rev. 1, 26 février 1999, Chapitre V,
paragraphe 1
140 Code de Justice Militaire, articles 10 et 14 tels qu’amendés par le Décret-loi n° 2011-69
141 Affaire Voiculescu c. Roumanie, Requête n° 5325/03, arrêt définitif, 3 mai 2009, paragraphe 35.
Voir aussi mutatis mutandis, Affaire Barbu Anghelescu c. Roumanie, n° 46430/99, 5 octobre 2004
paragraphe 67 ; Affaire Bursuc c. Roumanie, n° 42066/98, 12 octobre 2004, paragraphe 107 ; et
Affaire Mantog c. Roumanie, n° 2893/02, 11 octobre 2007, paragraphes 69 – 70.
142 Comité des droits de l’homme, Observations finales sur la Colombie, doc CCPR/C/79/Add. 76,
paragraphe 34
42
Le projet de Constitution contient une section détaillée sur le pouvoir judiciaire, qui vise à
améliorer les garanties de son indépendance. L'article 100 dispose que «la justice est un
pouvoir indépendant. Elle veille à l’instauration de la justice, garantit la suprématie de la
Constitution et de l’Etat de droit, et protège les droits de l'homme et les libertés
fondamentales». Par ailleurs, l'article 106 prévoit que «toute ingérence dans la justice est
un crime punis par la loi. »
Cependant, diverses dispositions relatives au pouvoir judiciaire dans le projet de
Constitution doivent être modifiées afin de se conformer pleinement aux normes
internationales. Par exemple, l'article 103 prévoit que les juges sont inamovibles, « sauf
dans les cas et selon les garanties prévus par la loi. » Cette disposition reste en deçà des
exigences fixées par les normes internationales relatives à l’inamovibilité des juges, qui
prévoient que les juges ne peuvent être destitués que pour des raisons d’incapacité ou de
comportement les rendant inaptes à remplir leurs fonctions.143 L’inamovibilité est la pierre
angulaire de l'indépendance des juges au niveau individuel car elle leur offre une entière
protection lors de l'exercice de leurs fonctions. La Constitution devrait donc, de manière
conformément aux normes
univoque,
internationales.144
l'inamovibilité des
reconnaître
juges
Le projet de Constitution consacre plusieurs articles au CSM dans l’objectif de renforcer
son indépendance et sa compétence. L'article 110 prévoit que la moitié des membres du
CSM seront des juges, et que l’autre moitié sera composée de membres nommés,
n’appartenant pas au corps de la magistrature. Tous les membres du CSM éliront leur
Président parmi les membres appartenant au corps de la magistrature. L'article 111
garantit également l'autonomie du CSM et son indépendance administrative et financière.
En ce qui concerne les compétences du CSM, selon l'article 108, ce dernier veille « au bon
fonctionnement de l'appareil judiciaire et au respect de son indépendance. Il propose des
réformes, exprime son point de vue sur les projets de loi relatifs à la justice et est le seul
organe responsable de la carrière professionnelle et de la discipline des juges. » Par
ailleurs, l'article 103 prévoit que les juges « ne peuvent être suspendus ou révoqués ou
soumis à une sanction disciplinaire sans une décision motivée du Conseil supérieur de la
magistrature. »
Ces dispositions améliorent de manière significative le cadre juridique actuel régissant le
système judiciaire tunisien. Elles doivent toutefois être modifiées afin de donner
explicitement au CSM, conformément aux normes internationales, le pouvoir de
superviser la sélection, la nomination, la promotion selon des critères objectifs, et le
transfert des juges. Les Principes fondamentaux de l’ONU stipulent que: «La promotion
des juges, lorsqu'un tel système existe, doit être fondée sur des facteurs objectifs,
notamment leur compétence, leur intégrité et leur expérience».145
Les dispositions du projet de Constitution relatives au pouvoir judiciaire devraient
également être modifiées afin de limiter la compétence des tribunaux militaires aux seuls
personnels et infractions militaires. L'article 105 interdit la création de tribunaux
d'exception et fait référence à une loi organique devant régir les compétences, la
composition, l'organisation et les procédures devant les juridictions militaires. Toutefois,
le projet de Constitution ne traite pas de l'utilisation des tribunaux militaires dans le
143 Principes fondamentaux de l’ONU, op. cit., Principe 18
144 Principes fondamentaux de l’ONU, op. cit., Principe 13
145 Principes fondamentaux de l’ONU, op. cit., Principe 13
43
cadre juridique actuel, ni ne prévoit les limites nécessaires à l’étendue de leur
compétence. La Constitution doit garantir expressément que les tribunaux militaires n'ont
pas de compétence pour juger des civils ou des militaires et autres forces de l'ordre en
cas de violations des droits de l'homme.
b. Les garanties constitutionnelles de l'indépendance du Ministère public
Les procureurs jouent un rôle crucial dans l'administration de la justice et le bon
fonctionnement du système de justice pénale. Ils doivent veiller à la protection de l'ordre
public tout en respectant pleinement les droits de l'accusé et des victimes à tous les
stades de la procédure pénale. Seul un Ministère public indépendant et impartial peut
remplir ces fonctions de manière équitable. Les Principes directeurs applicables au rôle
des magistrats du parquet encouragent les États à veiller « à ce que les magistrats du
parquet puissent s'acquitter de leurs fonctions professionnelles en toute liberté, sans faire
l'objet d'intimidations, sans être harcelés, sans subir d'ingérence non fondée et sans
devoir assumer de façon injustifiée une responsabilité civile, pénale ou autre».146
En Tunisie, le Ministère public a toujours été sous l'autorité du Ministre de la Justice.
Selon l'article 15 de la Loi n° 67-29, «les magistrats du ministère public sont placés sous
la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du Ministre de la
Justice». Le Code de procédure pénale (CPP) permet également au Ministre de la Justice
d'exercer un contrôle effectif sur le Ministère public.147 Selon l'article 21 du CPP, «Le
ministère public est tenu de prendre des réquisitions écrites conformément aux
instructions qui lui sont données dans les conditions prévues à l'article 23. » L'article 23
prévoit que: «Le Ministre de la Justice peut dénoncer au Procureur Général de la
République, les infractions à la loi pénale dont il a connaissance, lui enjoindre d’engager
des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites qu’il
juge opportunes. »
Ces dispositions établissent un système selon lequel les procureurs sont subordonnés à
l'exécutif. Cette subordination prend également d'autres formes en vertu de diverses
dispositions de la Loi n° 67-29 concernant le recrutement, la promotion, la discipline et le
transfert des procureurs. En effet, l'exécutif a un contrôle global sur les carrières des
procureurs, qui sont considérés comme des juges, que ce soit directement ou par
l'intermédiaire de son contrôle sur le CSM.
La structure du Ministère public tunisien est calquée sur le système français. À cet égard,
il est important de noter que la Cour européenne des droits de l'homme a critiqué ce
système en déclarant que: « le procureur de la République n'est pas une « autorité
judiciaire » au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion : comme le
soulignent les requérants, il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir
exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié ».148 La Commission interaméricaine des droits de
l'homme a souligné la nécessité de garantir l'indépendance des magistrats du parquet:
« le ministère public doit être un organe indépendant de l'exécutif et doit avoir les
146 Principes directeurs applicables au rôle des magistrats du parquet, op. cit., Principe 4
147 Code de procédure pénale, Loi n° 68-23 du 24 juillet 1968
148 Cour européenne des droits de l’homme, Affaire Medvedyev et autres c/ France, Requête n°
3394/03, arrêt du 10 juillet 2008, paragraphe 61
44
attributs de l'inamovibilité et d'autres garanties constitutionnelles accordées aux
membres du pouvoir judiciaire. »149 Les Principes directeurs applicables au rôle des
magistrats du parquet encouragent également les États à « assurer et à promouvoir
l'efficacité, l'impartialité et l'équité du parquet dans les poursuites pénales. »150
Sous le régime du Président Ben Ali, le manque d'indépendance du Ministère public a
conduit à une absence quasi totale d'enquêtes et de poursuites dans les cas de violations
graves des droits de l'homme. En effet, le Rapporteur spécial des Nations unies sur la
torture a « entendu des témoignages crédibles sur l’absence systématique d’enquêtes
rapides et adéquates des procureurs et juges d’instruction sur les allégations de torture »
et a souligné que: « la plupart du temps, le juge d’instruction refusait d’enregistrer les
plaintes pour torture de crainte de représailles et les plaintes déposées par les victimes
auprès du ministère public étaient presque toujours classées sur-le-champ. »151 Il est
important de noter que selon la loi tunisienne, le procureur dispose d'un pouvoir
discrétionnaire pour attribuer un dossier pénal au juge d'instruction de son choix.152
Par ailleurs, en décidant de la manière de traiter les plaintes et les allégations, le
Ministère public a eu tendance, dans les cas de corruption et autres délits et crimes
impliquant des agents de l'État, à systématiquement classer les affaires sans les
poursuivre. Selon les normes et pratiques internationales, les décisions des procureurs de
fermer un dossier doivent être soumises à un examen judiciaire. Par ailleurs, les Principes
directeurs de l’ONU prévoient que « Les magistrats du parquet s'attachent dûment à
engager des poursuites dans le cas de délits commis par des agents de l'Etat, notamment
des actes de corruption, des abus de pouvoir, des violations graves des droits de l'homme
et autres délits reconnus par le droit international et, lorsque la loi ou la pratique
nationale les y autorise, à ouvrir une enquête sur de telles infractions. »153
Le projet de Constitution ne traite pas de manière assez exhaustive la condition du
Ministère public. L'article 114 prévoit que le Ministère public fait partie de l’ordre
judiciaire et que les procureurs bénéficient des mêmes garanties que les magistrats du
siège. Les membres du Ministère public exercent leurs fonctions conformément aux
garanties et procédures prévues par la loi. Malgré ces dispositions, le projet de
Constitution devrait toutefois être modifié afin de jeter les bases d'une réforme complète
du statut et de la structure du Ministère public tunisien, notamment la consolidation de
ses pouvoirs pour protéger les droits des accusés et des victimes, et le renforcement de
son rôle dans la lutte contre l'impunité pour les violations graves des droits de l'homme.
La Constitution devrait donc reconnaître le Ministère public en tant qu'organe
indépendant de l'exécutif et renforcer les garanties d’inamovibilité des procureurs, en
particulier en mettant fin à l'autorité et au contrôle du Ministre de la Justice sur le
Ministère public ainsi qu’aux ingérences de l'exécutif dans les décisions relatives aux
poursuites.
149 Commission interaméricaine des droits de l’homme, Rapport sur la situation des droits de
l’homme au Mexique, OEA/Ser.L/V/II.100, Doc. 7 rev. 1, 24 septembre 1998, paragraphe 372
(traduction non officielle)
150 Principes directeurs applicables au rôle des magistrates du parquet, op. cit., Préambule
151 Rapporteur spécial sur la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains et dégradants,
Mission en Tunisie, 2 février 2012, doc A/HRC/19/61/Add. 1; paragraphes 29 et 32
152 Code de procédure pénale, article 28
153 Principes directeurs applicables au rôle des magistrates du parquet, op. cit., Principe 15
45
IV. LA CONSTITUTION ET LES DROITS DE L’HOMME
La période transitoire et le processus d’élaboration de la Constitution offrent des
opportunités sans précédent pour consolider et renforcer la protection des droits de
l’homme en Tunisie. La Constitution de 1959 reconnaissait divers droits de l'homme et la
Tunisie avait adhéré à plusieurs instruments internationaux et régionaux relatifs aux
droits de l'homme avant le renversement du Président Ben Ali.154 Cependant, ces
obligations ont été minées par les violations de droits de l’homme généralisées et souvent
systématiques, commises sous le régime des Présidents Bourguiba et Ben Ali. Ces
violations comprenaient entre autres, la torture, des exécutions extrajudiciaires, des
arrestations et détentions arbitraires, et des procès inéquitables.
Les autorités tunisiennes, et spécialement l’ANC, devraient veiller à ce que les
manquements de la Constitution de 1959 soient pris en considération et que la
Constitution introduise une Déclaration des droits qui contienne les garanties des
principaux droits de l’homme universels et libertés fondamentales, et garantisse des
mécanismes efficaces de protection.
1. Les droits de l’homme dans la Constitution de 1959
La Constitution de 1959 garantissait un ensemble de droits de l'homme et de libertés
fondamentales, notamment l’égalité de tous les citoyens devant la loi (article 6), la liberté
de conscience, d’opinion, d’expression, de réunion et d’association (article 8), et le droit
de ne pas être arbitrairement détenu et d’être présumé innocent (article 12). Toutefois,
la liste des droits énoncés dans la Constitution de 1959 n'était pas exhaustive et leurs
définitions et objets n’étaient pas pleinement conformes aux normes internationales
relatives aux droits de l’homme.
Par exemple, alors que la Constitution de 1959 amendée à plusieurs reprises après
l’adhésion de la Tunisie à la Convention contre la Torture (CAT), garantissait
« l’inviolabilité de la personne humaine »155, elle n’interdisait pas la torture telle que
définie dans l’article 1 du CAT.156
154 Instruments ratifiés par la Tunisie avant le soulèvement: Convention internationale sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ICERD) ratifiée en janvier 1967; Pacte
international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (ICESCR) ratifiée en mars 1969;
Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ICCPR) ratifiée en mars 1969; Convention
sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) ratifiée en
septembre 1985 et son Protocole facultatif en juin 2008; Convention contre la torture (CAT) ratifiée
en septembre 1988 ; Convention relative aux droits de l’enfant (CRC) ratifiée en janvier 1992;
Convention relative aux droits des personnes handicapées (CRPD) ratifiée en 2008 et son Protocole
facultatif en avril 2008. Après le soulèvement, les autorités de transition on ratifié les suivantes :
Convention internationale sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées
(ICED) ratifiée en juin 2011 ; Statut de Rome sur la Cour Pénale Internationale, juin 2011 ; Premier
Protocole facultatif au PIDCP en juin 2011 ; et le Protocole facultatif au CAT en juin 2011. De plus,
la Tunisie a retiré ses réserves du CEDAW.
155 Constitution de 1959, article 5.
156 L’article 1 du CAT prévoit : « le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou
des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne
aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de
la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de
l’intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne,
ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle
46
De plus, l’article 6 de la Constitution de 1959 reconnaissait que « Tous les citoyens ont
les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi. » Cependant, cet
article n’était pas pleinement conforme aux normes internationales et n’interdisait pas la
discrimination fondée sur les motifs énoncés à l’article 26 du PIDCP, qui précise que
toutes les personnes sont égales devant la loi sans discrimination entre elles « de race,
de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion,
d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » La
Constitution de 1959 ne reconnaissait pas l’égalité entre les hommes et les femmes de
jouir de tous les droits, tels que prévue par l’article 3 du PIDCP et l’article 15 de la
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes
(CEDAW).157
De même, l’article 12 de la Constitution de 1959 disposait que « [t]out prévenu est
présumé innocent jusqu’à l’établissement de sa culpabilité à la suite d’une procédure lui
offrant les garanties indispensables à sa défense. » Cependant, cette formule ne répond
pas aux normes internationales, en particulier l’article 14 du PIDCP.158 La disposition ne
prévoyait pas de garanties complètes pour les droits de l’accusé et, par conséquent,
portait atteinte au droit à un procès équitable.
La Constitution de 1959 faisait également référence au principe de légalité à son article
13, qui stipule que « La peine est personnelle et ne peut être prononcée qu'en vertu
d'une loi antérieure au fait punissable, sauf en cas de texte plus favorable. » Toutefois,
cette disposition n’était pas non plus conforme aux normes internationales, notamment
l’article 15 du PIDCP, qui prévoit que « Nul ne sera condamné pour des actions ou
omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d'après le droit national ou
international au moment où elles ont été commises. De même, il ne sera infligé aucune
peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise.
Si, postérieurement à cette infraction, la loi prévoit l'application d'une peine plus légère,
le délinquant doit en bénéficier. » De même, la Charte africaine des droits de l’homme et
des peuples dispose que « Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission
qui ne constituait pas, au moment où elle a eu lieu, une infraction légalement punissable
au moment où elle a été commise. »159
douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre
personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce
terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes,
inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles. »
157 L’article 3 du PIDCP prévoit que « Les Etats parties au présent Pacte s'engagent à assurer le
droit égal des hommes et des femmes de jouir de tous les droits civils et politiques énoncés dans le
présent Pacte. »
158 L’article 14(3) du PIDCP prévoit les garanties suivantes : « a) A être informée, dans le plus court
délai, dans une langue qu'elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de
l'accusation portée contre elle; b) A disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation
de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix; c) A être jugée sans retard excessif;
d) A être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l'assistance d'un défenseur de
son choix; si elle n'a pas de défenseur, à être informée de son droit d'en avoir un, et, chaque fois
que l'intérêt de la justice l'exige, à se voir attribuer d'office un défenseur, sans frais, si elle n'a pas
les moyens de le rémunérer; e) A interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la
comparution et l'interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins
à charge; f) A se faire assister gratuitement d'un interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas
la langue employée à l'audience; g) A ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de
s'avouer coupable. »
159 Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, op. cit., article 7(2).
47
Par ailleurs, la Constitution de 1959 n’interdisait pas les crimes graves au titre du droit
international, notamment, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, la torture,
le génocide et les disparitions forcées. La Constitution de 1959 avait également omis de
reconnaître les DESC. Par-dessus tout, la Constitution de 1959 ne prévoyait pas de
mécanismes efficaces de protection des droits de l'homme, notamment une institution
des droits de l’homme indépendante ou une Cour constitutionnelle indépendante.
2. Les droits de l’homme dans le projet de Constitution
instruments
l'homme après
internationaux de droits de
Les manquements de la Constitution de 1959 soulignent la nécessité de prévoir des
garanties constitutionnelles efficaces pour protéger et faire respecter les droits de
l’homme, conformément aux normes internationales en matière de droits de l'homme. En
le
adhérant à divers
renversement du Président Ben Ali, les autorités tunisiennes ont opté pour le
renforcement des garanties des droits de l’homme en Tunisie.160 Cependant, la
Constitution devrait reconnaître sans ambiguïté la primauté du droit international sur le
droit interne et garantir que les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme
auxquels la Tunisie est partie, soient applicables par les tribunaux nationaux. A cet égard,
l’article 15 du projet de Constitution qui prévoit que : « Le respect des traités
internationaux est une obligation, tant qu’ils ne sont pas contraires aux dispositions de la
présente Constitution », devrait être modifié. Cet article viole les obligations de la Tunisie
découlant du droit international, selon lesquels les Etats ne peuvent invoquer leur
Constitution ou d’autres aspects de leur droit interne afin de se soustraire aux obligations
qui leur incombent au titre du droit international, notamment les traités auxquels ils sont
parties et en vigueur. La Convention de Vienne sur le droit des traités prévoit que « une
partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-
exécution d’un traité ».161 De la même manière, le Comité des droits de l’homme a
souligné que : « Si le paragraphe 2 de l’article 2 autorise les États parties à donner effet
aux droits reconnus dans le Pacte en suivant leur procédure constitutionnelle interne,
c’est le même principe qui joue afin d’empêcher que les États parties invoquent les
dispositions de leur droit constitutionnel ou d’autres aspects de leur droit interne pour
justifier le fait qu’ils n’ont pas exécuté les obligations découlant du Pacte ou qu’ils ne leur
ont pas donné effet. »162
La reconnaissance de la primauté du droit international sur le droit interne est
particulièrement importante étant donné que, bien que le projet de Constitution élargisse
considérablement la formulation des dispositions relatives aux droits de l’homme de la
Constitution de 1959, il ne répond toujours pas aux obligations de la Tunisie découlant du
droit international des droits de l’homme. En particulier, tel qu’examiné ci-dessus, de
nombreux droits consacrés par le projet de Constitution sont soit définis de manière
inappropriée ou sujets à des restrictions non conformes aux normes internationales.
160 La Tunisie a ratifié le Statut de Rome de la Cour pénale internationale ; la Convention contre les
disparitions forcées ; le Protocole facultatif relatif à la Convention contre la torture et le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques ; et a retiré ses réserves à la Convention sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.
161 Convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, entrée en vigueur le 27 janvier
1980 ;
sur :
vol.
http://untreaty.un.org/ilc/texts/instruments/francais/traites/1_1_1969_francais.pdf; article 27
162 Comité des droits de l’homme, Observation générale n° 31, op. cit., paragraphe 4
disponible
Traités,
Recueil
1155,
331 ;
des
p
48
a. La reconnaissance des droits de l’homme dans le projet de Constitution
i. Le droit à la vie
L’article 16 du projet de Constitution prévoit que « Le droit à la vie est un droit essentiel.
Il ne peut lui être porté atteinte que dans des cas fixés par la loi. » La formulation de cet
article est vague car elle ne précise pas les cas et les conditions pouvant légitimer des
atteintes au droit à la vie. Le fait de permettre au parlement de définir ces cas sans
aucune garantie pourrait miner l’essence même du droit à la vie.
Par conséquent, l’article 16 ne répond pas aux obligations de la Tunisie découlant du droit
international, en particulier l’article 6 du PIDCP, qui dispose que « Le droit à la vie est
inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être
arbitrairement privé de la vie. Dans les pays où la peine de mort n'a pas été abolie, une
sentence de mort ne peut être prononcée que pour les crimes les plus graves,
conformément à la législation en vigueur au moment où le crime a été commis (…). »
L’article 4 du PIDCP consacre le droit à la vie comme un droit indérogeable, même en
situation d’état d’urgence.
La Constitution tunisienne devrait donc être modifiée afin de reconnaître le droit à la vie
comme étant un droit absolu auquel aucune dérogation n’est permise.
Elle devrait donc abolir la peine de mort conformément aux résolutions de l’Assemblée
générale des Nations unies appelant tous les Etats à mettre en place un moratoire
immédiat sur la peine de mort et à agir rapidement vers une abolition totale.163 Ces
résolutions incluent la Résolution 67/176 du 20 décembre 2012 pour laquelle la Tunisie a
voté en faveur.
La CIJ appelle les autorités tunisiennes, en particulier les membres de l’ANC, à traduire ce
vote en une réalité juridique et à abolir la peine de mort dans la Constitution. La CIJ
considère que la peine de mort est une violation du droit à la vie ainsi que du droit de ne
pas subir de peine cruelle, inhumaine ou dégradante.
Bien que la peine de mort n’ait pas été exécutée en Tunisie depuis 1991, et qu’il y ait un
moratoire de facto sur les exécutions, des condamnations à mort continuent d’être
régulièrement imposées.164 L’imposition de ces peines a donné lieu à diverses violations
des droits de l’homme, notamment à des violations résultant des conditions de détention
des condamnés à mort.
163 Résolution 62/149 du 18 décembre 2007 ; Résolution 62/168 du 18 décembre 2008 ; Résolution
65/206 du 21 décembre 2010 et Résolution 67/176 du 20 décembre 2012. La Tunisie a voté en
faveur de la Résolution de l’AG 67/176.
164 Coalition mondiale contre la peine de mort, « Fighting against Death Penalty in the Arab World »,
février 2010, p.24, disponible sur : http://www.worldcoalition.org/media/resourcecenter/WCADP-
ArabWorldReport2010-en.pdf, consulté le 17 janvier 2013. Selon ce rapport, Saber Ragoubi et Imed
Ben Ameur ont été poursuivis pour leur implication dans des incidents armés qui ont eu lieu en
décembre 2006 et janvier 2007 dans le sud de Tunis et qui ont causé, selon les autorités, 14
victimes. Ils ont été condamnés à mort le 30 décembre 2007. Ils affirment avoir été torturés par la
police pour obtenir des aveux. En janvier 2008, la peine de mort a été confirmée pour Saber
Ragoubi et la peine de Imed Ben Ameur a été commutée en prison à vie.
49
Ces conditions ont longtemps été dénoncées, tout particulièrement du fait que les
condamnés à mort ne jouissent pas des mêmes droits que les autres prisonniers,
notamment le droit de recevoir des visites des membres de leur famille. En 2011, le
Rapporteur spécial sur la torture a fait part de ses préoccupations au sujet de cette
situation, notamment concernant le cas d’un condamné à mort qui a été placé en
isolement pendant 8 mois à la suite d’une grève de la faim qu’il avait entamée afin de
réclamer le droit de recevoir des visiteurs. 165
ii. L’interdiction de la torture et autres mauvais traitements et le principe de
légalité
Le projet de Constitution n’interdit pas la plupart des crimes au titre du droit
international, notamment les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les
disparitions forcées.
Par ailleurs, l’article 17 prévoit que « L'État garantit l'intégrité physique et la dignité de
l'être humain. Il interdit toutes les formes de torture physique et morale. Le crime de la
torture est imprescriptible. Toute personne ayant exercé la torture ou donné l’ordre de le
faire ne peut être déchargée de sa responsabilité. »
Cet article représente une avancée vers la criminalisation de la torture et la poursuite de
ses responsables. Cependant, il ne répond pas aux normes internationales, en particulier
l’article 1 du CAT. En effet, la formulation de l’article 17 du projet de Constitution prévoit
une définition étroite de la torture, et laisse une grande marge d’appréciation au
législateur lors de l’adoption des lois. En tant que loi suprême du pays, la Constitution
devrait inclure une définition de la torture pleinement conforme à l’article 1 du CAT afin
de s’assurer que les obligations de l’Etat au titre de la Convention soient respectées. À
cet égard, le Comité contre la torture a souligné que « [s]i la définition de la torture en
droit interne est trop éloignée de celle énoncée dans la Convention, le vide juridique réel
ou potentiel qui en découle peut ouvrir la voie à l’impunité. Dans certains cas, même si
les termes utilisés sont les mêmes, le sens peut en être restreint par le droit interne ou
par la jurisprudence; c’est pourquoi le Comité appelle chaque État partie à veiller à ce
que toutes les branches de son gouvernement se conforment à la définition de la
Convention pour définir les obligations de l’État. »166 Par ailleurs, le projet de Constitution
devrait également interdire les «peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants »
ne correspondant pas à de la torture.
De plus, le projet de Constitution reprend une formulation similaire à celle de l’article 13
de la Constitution de 1959 quant au principe de légalité, qui affirme que « La peine est
personnelle et ne peut être prononcée qu’en vertu d’une loi antérieure au fait punissable,
sauf en cas de texte plus doux. »
165 Rapporteur spécial sur la torture, Mission en Tunisie, op. cit,, paragraphe 66. Voir aussi la
Communication n° 606/1994, Comité des droits de l’homme, doc CCPR/C/54/D/606/1994,
paragraphe 9.1 dans laquelle le Comité conclu que « le phénomène du couloir de la mort » peut
constituer un traitement cruel, inhumain et dégradant « prenant en considération l’imputabilité à
l’Etat partie des délais dans l’administration de la justice, les conditions d’emprisonnement dans les
établissement pénitentiaires et leurs impacts psychologique sur la personne concernée » (traduction
non-officielle)
166 Comité contre la torture, Observation générale n° 2: Application de l’article 2 par les Etats
parties, CAT/C/GC/2/CRP.1/Rev.4, 23 novembre 2007, paragraphe 9.
50
Tel que mentionné ci-dessus, en vertu des normes internationales, une personne ne peut
être condamnée et punie pour un acte qui ne constituait pas un crime d’après le droit
applicable au moment où il a été commis. Le principe de non-rétroactivité de la loi pénale
protège les droits individuels contre le pouvoir arbitraire de l’État en interdisant à la fois
les infractions pénales rétroactives (nullum crimen sine lege) et les peines rétroactives
(nulla poena sine lege). Le principe du nullum crimen, nulla poena sine lege est considéré
comme indérogeable par les principaux traités internationaux relatifs aux droits de
l'homme.167
Cependant, l’article 15 du PIDCP prévoit également qu’une personne puisse être tenue
pour responsable pour un acte qui n’était pas puni par le droit interne applicable au
moment où l’infraction a été commise, à condition que cet acte soit puni par le droit
international conventionnel ou coutumier en vigueur au moment où l’infraction a été
commise.168 Cette référence fut introduite afin d’éviter qu’une personne puisse échapper
à une condamnation pour des crimes internationaux sur la base que l’infraction n’était
pas punie par le droit interne de l’État en question.169
Tel que prévu par l’article 15(2), le principe de non-rétroactivité autorise le « jugement
ou la condamnation de tout individu en raison d’actes ou omissions qui, au moment où ils
ont été commis, étaient tenus pour criminels, d'après les principes généraux de droit
reconnus par l'ensemble des nations. » Cette exception au principe de non-rétroactivité
prévoit que le principe n’est pas violé lorsqu’un acte, même s’il n’était pas sanctionné par
la loi pénale au moment de sa réalisation, était néanmoins criminalisé en vertu des
principes généraux du droit international.170
Le fait que l’article 11(2) de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH)171
ne contienne pas une telle exception, qui fut introduite plus tardivement dans le PIDCP,
montre une évolution de la compréhension internationale du principe de non-rétroactivité
depuis 1948. Les travaux préparatoires du PIDCP indiquent que l’article 15(2) était
destiné à fournir une justification à la Charte et aux jugements de Nuremberg, en
prévoyant directement la possibilité de réprimer les crimes internationaux en vertu d’une
législation pénale interne rétroactive.172
Ceci est particulièrement pertinent dans le cas de la Tunisie. Pendant la période de
transition, il a été soutenu que les crimes les plus graves commis sous le régime du
167 L’article 4(2) du PIDCP prévoit l’article 15 parmi les droits ne pouvant pas faire l’objet de
dérogation. L’article 15(2) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés (ECHR) n’autorise aucune dérogation à l’article 7 (pas de peine sans loi) ; et l’article
27(2) de la Convention interaméricaine relative aux droits de l’homme (ACHR) n’autorise aucune
dérogation à l’article 9 (Principe de légalité et de rétroactivité).
168 M. Nowak, “U.N. Covenant on Civil and Political Rights: CCPR Commentary”, 1993, Strasbourg,
Engel Publisher, p 276
169 Ibid, p. 276
170 M. Nowak, U.N. Covenant on Civil and Political Rights: CCPR Commentary, M. Nowak, op. cit., p
281
171 L’article 11(2) de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) inclut la même
formulation que la première partie de l’article 15(1) du PIDCP: « Nul ne sera condamné pour des
actions ou omissions qui, au moment où elles ont été commises, ne constituaient pas un acte
délictueux d'après le droit national ou international. De même, il ne sera infligé aucune peine plus
forte que celle qui était applicable au moment où l'acte délictueux a été commis. »
172 M. Nowak, U.N. Covenant on Civil and Political Rights: CCPR Commentary, M. Nowak, op. cit., p
281
51
Président Ben Ali ne pouvaient pas être poursuivis et sanctionnés parce qu’ils n'étaient
pas criminalisés de manière appropriée en droit interne. Dans la célèbre affaire Barraket
Essahel,173 dans laquelle des hauts fonctionnaires ont été accusés d’actes de torture
commis en 1991 à l’encontre de plus de 240 militaires, les avocats de la défense ont
avancé l’argument que la torture n’était pas un crime en droit tunisien à l’époque des
faits. Le crime de torture n’a été introduit dans le Code pénal tunisien qu’en 1999, par la
Loi n° 99-89 du 2 août 1999 (article 101bis).174 La Cour d’appel militaire de Tunis a
corroboré cet argument, en reconnaissant les accusés coupables de l’infraction mineure
de « violence envers les personnes » (article 101 du Code pénal) et en les condamnant à
des peines de prison allant de 2 à 5 ans.
Une telle peine viole les obligations de la Tunisie découlant du droit international, de
prévenir et de poursuivre le crime de torture. Elle viole également l’obligation de la
Tunisie de sanctionner la torture avec des peines proportionnelles à la gravité du crime
commis. Conformément à l’article 4(2) du CAT : « Tout Etat partie rend ces infractions
passibles de peines appropriées qui prennent en considération leur gravité. » Dans
l’Affaire Guridi c. Espagne, dans lequel des policiers ont été reconnus coupables de
torture et condamnés à une peine de quatre ans d’emprisonnent qui fut ensuite réduite à
un an en appel, le Comité contre la torture a conclu que « l’absence de sanction
appropriée est incompatible avec l’obligation de prévenir les actes de torture »175 et que
« la réduction des peines prononcées puis la grâce accordée aux gardes civils sont
incompatibles avec ladite obligation. »176
L’obligation d’enquêter et de punir les violations graves des droits de l’homme et les
crimes internationaux est également prévue par d’autres instruments juridiques
internationaux. Le Comité des droits de l’homme a systématiquement interprété l’article 2
du PIDCP comme impliquant l’obligation de traduire en justice les auteurs de violations
graves des droits de l’homme.177
La Constitution tunisienne devrait donc garantir le principe nullum crimen, nulla poena
sine lege conformément aux normes internationales. Elle devrait également veiller à ce
que ce principe ne soit pas utilisé afin d’exempter les auteurs de crimes graves de droit
international de leur responsabilité pénale. Par conséquent, la Constitution devrait prévoir
une disposition générale qui permette la poursuite et la sanction des violations graves des
droits de l’homme de façon rétroactive conformément aux normes internationales.
iii. Liberté d’opinion, d’expression, d’association, de réunion et d’information
173 Barakat Essahel (Première instance, No. 74937/2011; Appel No. 334/2012).
174 L’article 101bis du Code pénal définit la torture comme étant « tout acte par lequel une douleur
ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne
aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de
la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne à commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de
l'intimider ou de faire pression sur elle ou lorsque la douleur ou les souffrances aiguës sont infligées
pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit. »
175 Décision du Comité contre la Torture en vertu de l’article 22 de la Convention contre la Torture et
Autres Peines ou Traitements Cruels, Inhumains ou Dégradants, Guridi c. Espagne, Communication
No. 212/2002, 24 mai 2005, CAT/C/34/D/212/2002 (2005), paragraphe 6.6.
176 Ibid, paragraphe 6.7.
177 Comité des droits de l’homme, Observation générale n°31, op. cit., paragraphe 18
52
L’article 25 du projet de Constitution reconnaît que « le droit de réunion et de
manifestation pacifique est garanti, il est exercé selon les dispositions stipulées par la loi
sans porter atteinte à l’esprit de ce droit ».
L’article 24 garantit la liberté de constituer des associations et prévoit que : « les partis
politiques, les syndicats et les associations s’engagent dans leurs statuts à respecter les
dispositions qui garantissent cette liberté. Les partis politiques, les syndicats et les
associations s’engagent dans leurs statuts et leurs activités au respect des dispositions de
la constitution et de ses principes fondamentaux et de la transparence financière ».
De plus, l’article 36 du projet de Constitution prévoit que « Les libertés d’opinion,
d’expression, d’information et de création sont garanties. Les libertés d’information et de
publication ne peuvent être limitées que par une loi qui protège les droits des tiers, leur
réputation, leur sécurité et leur santé. »
Ces articles élargissent la formulation des droits à la liberté d’opinion, d’expression,
d’association et de réunion et reconnaissent que toute restriction ne doit pas porter
atteinte à l’essence de ces droits. Cependant, ces articles doivent être amendés afin de
garantir que les restrictions à ces droits soient pleinement conformes aux normes
internationales.
Par exemple, dans son Observation générale n°34, le Comité des droits des l’homme a
souligné que « les restrictions qu’un Etat impose à l’exercice de la liberté d’expression, ne
peuvent pas compromettre le droit lui-même ».178 Par ailleurs, « les restrictions doivent
être «fixées par la loi»; elles ne peuvent être imposées que pour l’un des motifs établis
aux alinéas a et b du paragraphe 3; et répondre aux critères stricts de nécessité et de
proportionnalité. Des restrictions pour des motifs qui ne sont pas spécifiés dans le
paragraphe 3 ne sont pas permises, même au cas où de tels motifs justifieraient des
restrictions à d’autres droits protégés par le Pacte. Les restrictions doivent être
appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être
en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire.»179
(Voir la Section 3 relative aux restrictions et dérogations aux droits de l’homme).
iv. Le droit à un procès équitable
L’article 20 du projet de Constitution prévoit que « Tout prévenu est présumé innocent
jusqu’à l’établissement de sa culpabilité dans le cadre d’un procès équitable lui assurant
toutes les garanties de sa défense durant toutes les phases de la poursuite et du
procès. » Cette disposition n’est pas conforme aux normes internationales, en particulier
l’article 14 du PIDCP, qui prévoit des garanties complètes du droit à un procès équitable.
Etant donné l’histoire de la Tunisie en matière de procès inéquitables et de mépris vis-à-
vis des garanties fondamentales s’y rattachant, et prenant en considération les
manquements du projet de Constitution quant à l’indépendance du Ministère public et à
l’utilisation des tribunaux militaires, l’article 20 devrait être modifié afin d’y inclure les
178 Comité des droits de l’homme, Observation générale n° 34 sur l’article 19 du PIDCP, 12
septembre 2011, doc CCPR/C/GC/34, paragraphe 21
179 Comité des droits de l’homme, Observation générale n° 34, op. cit., paragraphe 22.
53
garanties relatives à un procès équitable par un tribunal compétent, indépendant et
impartial, établit par la loi. Les éléments clés incluent le droit:
- A être rapidement informé et de façon détaillée, de la nature et des raisons de
l'accusation portée contre la personne;
- A disposer du temps et des moyens nécessaires à la préparation de sa défense;
- A être jugé dans les plus brefs délais ;
- A être présent lors de son procès et à se défendre soi-même ou à avoir
l'assistance du conseil de son choix;
- A être informé, si la personne n'a pas de conseil, de son droit d'en avoir un, et,
d’avoir une assistance juridique à chaque fois que l'intérêt de la justice l'exige;
- A l’égalité des armes, en interrogeant ou en faisant interroger les témoins à
charge et à obtenir la comparution et l'interrogatoire des témoins à décharge dans
les mêmes conditions que les témoins à charge; et
- A ne pas être forcé de témoigner contre soi-même ou d'avouer sa culpabilité.180
v. Le droit à la liberté et à la sécurité de la personne
Bien que la Constitution de 1959 interdise de placer arbitrairement une personne en
garde à vue ou en détention préventive, le recours systématique aux arrestations et
détentions arbitraires était une pratique courante sous le régime du Président Ben Ali.
Afin de remédier à ces pratiques, l’article 22 du projet de Constitution prévoit que « Nul
ne peut être mis en détention sauf en cas de flagrance ou sur la base d’un mandat
judiciaire. Le détenu est immédiatement informé de ses droits et de la charge retenue
contre lui. Il a le droit de se faire assister par un avocat. La durée de la détention est
définie par la loi. » La formulation de cette disposition est conforme à l’article 9 du PIDCP
relatif au droit à la liberté et à la sécurité, qui stipule que: « Tout individu a droit à la
liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l'objet d'une arrestation ou d'une
détention arbitraire. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n'est pour des motifs, et
conformément à la procédure prévus par la loi. Tout individu arrêté sera informé, au
moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et recevra notification, dans
le plus court délai, de toute accusation portée contre lui. »
Le projet de Constitution contient également un article sur les conditions de détention.
L’article 23 garantit le droit du détenu à « un traitement humain qui préserve sa dignité.
Lors de l’exécution de la peine, l’État doit considérer l’intérêt de la famille et son unité et
veiller à garantir la réhabilitation du détenu et de sa réinsertion sociale. » Cependant, cet
article devrait être modifié afin de prévoir les garanties minimales devant être accordées
en cas de privation de liberté, telles que l’obligation de séparer les prévenus des
condamnés ou les mineurs des adultes, comme l’exige le droit international des droits de
l’homme.181
vi. Non-discrimination et égalité de genre
180 PIDCP, op. cit., article 14(3).
181 L’article 10(2) du PIDCP prévoit que « Les prévenus sont, sauf dans des circonstances
exceptionnelles, séparés des condamnés et sont soumis à un régime distinct, approprié à leur
condition de personnes non condamnées ; Les jeunes prévenus sont séparés des adultes et il est
décidé de leur cas aussi rapidement que possible. »
54
L’article 5 prévoit que « Tous les citoyens, hommes et femmes, ont les mêmes droits et
les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans aucune discrimination. » La
formulation de cet article est similaire à l’article 6 de la Constitution de 1959. Les deux
articles ne sont pas conformes à l’article 26 du PIDCP, qui précise que toutes les
personnes sont égales devant la loi sans discrimination de « race, de couleur, de sexe, de
langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou
sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » L’article 2 du PIDCP exige
également que tous les Etats parties au Pacte s’engagent à respecter et à garantir à tous
les individus « les droits reconnus dans le présent Pacte, sans distinction aucune,
notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de
toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute
autre situation. »
L’article 5 du projet de Constitution exclut les non-citoyens qui se trouvent sous la
juridiction de la loi et des tribunaux tunisiens. D’autres dispositions du projet de
Constitution portent davantage atteinte à l’égalité des citoyens devant la loi. Par
exemple, l’article 67 relatif aux conditions pour la candidature présidentielle, prévoit
qu’une telle candidature « est un droit pour tout électeur tunisien et toute électrice
tunisienne jouissant exclusivement de la nationalité tunisienne, de religion musulmane. »
Cet article est discriminatoire à l’égard des citoyens non musulmans. En vertu du PIDCP,
« Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations visées à l’article
2 et sans restrictions déraisonnables : de prendre part à la direction des affaires
publiques, (…) de voter et d'être élu, au cours d'élections périodiques, honnêtes (…). »182
En ce qui concerne l’égalité de genre, en plus de l’article 5, l’article 7 dispose que « L’Etat
garantit les droits de la femme et appuie ses acquis. » L’Article 37 prévoit également que
« L’Etat garantit l’égalité des chances entre la femme et l’homme pour assumer les
différentes responsabilités. L’État garantit l’élimination de toutes les formes de violence à
l’égard de la femme. »
Ces dispositions ancrent partiellement le principe de l’égalité entre les femmes et les
hommes prévu par l’article 2 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), à laquelle la Tunisie a adhéré en 1985.
L’article 2 impose aux États parties d’ « inscrire dans leur constitution nationale ou toute
autre disposition législative appropriée le principe de l'égalité des hommes et des
femmes, si ce n'est déjà fait, et assurer par voie de législation ou par d'autres moyens
appropriés l'application effective dudit principe. » Par ailleurs, l’article 5(a) de la
Convention encourage les États à prendre « toutes les mesures appropriées pour :
modifier les schémas et modèles de comportement socio-culturel de l'homme et de la
femme en vue de parvenir à l'élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou
de tout autre type, qui sont fondés sur l'idée de l'infériorité ou de la supériorité de l'un ou
l'autre sexe ou d'un rôle stéréotypé des hommes et des femmes. » Dans son Observation
générale n°19, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a
recommandé aux États de prendre « des mesures préventives, notamment des
programmes d'information et d'éducation visant à changer les attitudes concernant le rôle
et la condition de l'homme et de la femme. »183
182 PIDCP, op. cit., article 25.
183 Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Observation générale n°19
(onzième session, 1992), paragraphe t (ii).
55
Les articles 5, 7 et 37 doivent donc être modifiés afin de prévoir des mesures et des
mécanismes efficaces, et spécifier les mesures que les autorités tunisiennes doivent
prendre afin d’assurer l’égalité des genres et d’éliminer toutes formes de discriminations
à l’égard des femmes.
vii. Droits économiques, sociaux et culturels
Les droits civils et politiques, et les droits économiques, sociaux et culturels (DESC)
devraient être reconnus, garantis et protégés sur un pied d’égalité dans la Constitution
tunisienne. Selon le droit international, « [t]ous les droits de l'homme sont universels,
indissociables, interdépendants et intimement lies. La communauté internationale doit
traiter des droits de l'homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un
pied d'égalité et en leur accordant la même importance. »184
La Tunisie est devenue partie au Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels (PIDESC) en 1969 et doit donc se conformer à ses obligations de
respecter, protéger et mettre en œuvre les droits garantis dans le Pacte. A cet effet, le
projet de Constitution prévoit un nombre de droits économiques, sociaux et culturels
(DESC) et de protections s’y rattachant. Ceci représente un pas significatif vers la
reconnaissance d’un cadre juridique conforme aux obligations internationales de la
Tunisie découlant du droit international. Cependant, de nombreuses lacunes subsistent et
une clarification serait nécessaire quant à certaines dispositions.
En particulier, différents droits consacrés par le PIDESC sont absents du projet de
Constitution. Ces droits incluent le droit à des conditions de vie, de nourriture, de
logements et d’assainissement adéquates (article 11 du PIDESC). Ces droits doivent être
explicitement garantis par la Constitution.
Par ailleurs, bien que le projet d’article 26 reconnaisse le droit au travail et le devoir de
l’Etat de prendre les mesures nécessaires afin de garantir le droit à des conditions de
travail décentes et justes, le projet d’article 26 devrait être amendé afin de garantir sa
pleine conformité avec les obligations internationales de la Tunisie au titre du PIDESC, en
particulier les éléments clés normatifs du droit au travail reconnu par l’article 6 et du droit
à des conditions de travail justes et favorables reconnu par l’article 7 du PIDESC. Par
conséquent, l’article 26 devrait inclure une disposition garantissant l’accès non-
formation techniques et professionnelles,
discriminatoire à « l'orientation et
l'élaboration de programmes, de politiques et de techniques propres à assurer un
développement économique, social et culturel constant et un plein emploi productif dans
des conditions qui sauvegardent aux individus la jouissance des libertés politiques et
économiques fondamentales. »185 Par ailleurs, le projet d’article 26 devrait également
inclure les garanties relatives au droit à :
la
- Une rémunération procurant, au minimum, à tous les travailleurs: i) un salaire
juste et une rémunération égale pour un travail de valeur égale sans distinction
aucune; en particulier, les femmes doivent avoir la garantie que les conditions de
travail qui leur sont accordées ne sont pas inférieures à celles dont bénéficient les
hommes et recevoir la même rémunération qu'eux pour un même travail; ii) des
184 Déclaration et programme d’action de Vienne, adoptée le 25 juin 1993 lors de la Conférence
mondiale sur les droits de l’homme, paragraphe 5.
185 PIDESC, article 6(2).
56
conditions de vie décentes pour eux et leur famille conformément aux dispositions
du PIDESC;
- Des conditions de travail sécurisées et saines;
-
La même opportunité pour tous d'être promus à la catégorie supérieure
appropriée, sans considération autre que la durée des services accomplis et des
aptitudes;
- Un repos, des loisirs, une limitation raisonnable de la durée du temps de travail et
des congés payés, ainsi que la rémunération des jours fériés.186
Le soulèvement qui a conduit à la chute du Président Ben Ali était articulé autour de
revendications populaires en faveur d’une justice économique et sociale. L’ANC devrait
donc répondre aux aspirations de la population tunisienne, en particulier des personnes et
des groupes les plus marginalisés, et par conséquent, reconnaître et garantir la protection
des DESC. L’ANC ainsi que les autres autorités tunisiennes devraient s’inspirer de
l’Observation générale n° 3 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des
Nations unies qui précise les obligations des États parties pour mettre en œuvre le Pacte
de bonne foi, notamment:
- Prendre toutes les mesures nécessaires (pas seulement législatives)
- Prévoir un recours judiciaires lorsque les politiques relatives à la réalisation des
DESC sont prévues par un texte législatif ; et
- Adopter des programmes ciblés, efficaces et à bas coût, même en cas de
ressources limitées, afin de protéger les populations les plus à risque.187
b. Vers une Déclaration des droits complète
Tel qu’analysé ci-dessus, la plupart des dispositions du projet de Constitution relatives
aux droits de l'homme ne respectent pas les normes internationales des droits de
l'homme. Ces normes incluent non seulement le contenu ou la substance des droits, mais
aussi leur champ d'application, notamment les limites admissibles ou les restrictions à un
droit spécifique imposées par l'Etat et les circonstances dans lesquelles ces restrictions
peuvent ou pas être imposées.
La Constitution doit donc prévoir une Déclaration des droits complète conformément aux
normes des droits de l'homme universellement reconnues. Cela est nécessaire afin de:
i)
ii)
iii)
Fournir aux groupes et individus un ensemble complet de droits écrits garantis par
la Constitution, dont ils peuvent se prévaloir afin de tenir les pouvoirs publics pour
responsable;
Fournir aux tribunaux des fondements constitutionnels et juridiques spécifiques
afin de protéger les droits de l'homme lorsque les autorités abusent de leurs
pouvoirs en restreignant illégalement la jouissance des droits de l'homme, en les
violant ou en omettant de les respecter, de les protéger et de les mettre en
œuvre;
Contribuer à mettre le cadre juridique tunisien, y compris la Constitution, en
conformité avec les normes internationales des droits de l'homme.
186 PIDESC, article 7.
187 Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale n° 3, La nature des
obligations des Etats parties (Art. 2, par.1), 14 décembre 1990.
57
La Déclaration des droits doit donc garantir les droits civils, politiques, économiques,
sociaux et culturels pour tous et sans distinction ou exclusion, en conformité avec les
obligations de la Tunisie au titre du droit international.
3. Limites et dérogations aux droits de l'homme
a. Les limites admissibles aux droits de l'homme
Certains droits de la Déclaration des droits peuvent être soumis à des restrictions
légitimes, raisonnables et justifiables. Ces restrictions doivent être nécessaires et
justifiables dans une société libre et démocratique. Par ailleurs, il existe un certain
nombre d'exigences que ces dérogations doivent respecter afin de ne pas compromettre
l'essence des droits concernés. Par exemple, alors que le PIDCP prévoit que certains des
droits énoncés dans le Pacte peuvent être restreints, notamment le droit à la liberté de
mouvement,188 le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion,189 le droit
d'avoir des opinions et à la liberté d'expression;190 le droit de réunion pacifique191 et le
droit à la liberté d'association,192 il prévoit aussi que les droits ne peuvent subir aucune
restriction, à l’exception de celles prescrites par la loi et compatibles avec le Pacte.
188 L’article 12 du PIDCP prévoit que : « 1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d'un Etat
a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence. 2. Toute personne est libre de
quitter n'importe quel pays, y compris le sien. 3. Les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être
l'objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité
nationale, l'ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d'autrui, et
compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte. »
189 L’article 18 du PIDCP prévoit que: « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de
conscience et de religion; ce droit implique la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une
conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction,
individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé, par le culte et l'accomplissement des
rites, les pratiques et l'enseignement. 2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa
liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix. 3. La liberté de manifester
sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et
qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la
morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui. »
190 L’article 19 du PIDCP prévoit que: « 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. 2. Toute
personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et
de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous
une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix. 3. L'exercice
des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des
responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent
toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires: a) Au respect des droits ou de
la réputation d'autrui; b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou
de la moralité publique. »
191 L’article 21 du PIDCP prévoit que: « Le droit de réunion pacifique est reconnu. L'exercice de ce
droit ne peut faire l'objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et qui sont
nécessaires dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté
publique, de l'ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les
libertés d'autrui. »
192 L’article 22 du PIDCP prévoit que : « 1. Toute personne a le droit de s'associer librement avec
d'autres, y compris le droit de constituer des syndicats et d'y adhérer pour la protection de ses
intérêts. 2. L'exercice de ce droit ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi
et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale, de la
sûreté publique, de l'ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et
les libertés d'autrui. Le présent article n'empêche pas de soumettre à des restrictions légales
l'exercice de ce droit par les membres des forces armées et de la police. »
58
En Tunisie, la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Constitution de 1959 était
soumise à plusieurs restrictions.193 L'article 7 prévoyait que «Les citoyens exercent la
plénitude de leurs droits dans les formes et conditions prévues par la loi. L'exercice de
ces droits ne peut être limité que par une loi prise pour la protection des droits d'autrui,
le respect de l'ordre public, la défense nationale, le développement de l'économie et le
progrès social.» La formulation vague de cette disposition a conduit à l’imposition de
restrictions illégitimes à l'exercice de certains droits, notamment le droit à la liberté
d'expression, d'association et de réunion, qui ont mis un frein à toute forme d'opposition.
La Constitution devrait rompre avec de telles pratiques et faire en sorte que toute
restriction aux droits de l'homme soit pleinement conforme aux normes internationales.
Les Principes de Syracuse concernant les dispositions du Pacte international relatif aux
droits civils et politiques qui autorisent des restrictions ou des dérogations, précise que
les restrictions imposées aux droits de l'homme ne doivent pas être « arbitraire[s] ou
déraisonnable[s]», mais plutôt claires et accessibles à tous.194 En particulier, toute
restriction doit être nécessaire et justifiable dans une société libre et démocratique.
La restriction doit également prévoir la nature du droit pouvant être limité, la nature et
l'étendue de la restriction, la relation entre la restriction et son objectif, et pourquoi il est
nécessaire de limiter l'exercice du droit au lieu de recourir à un moyen moins restrictif
pour atteindre le but recherché.
Dans son Observation générale n° 31 sur la nature de l'obligation juridique générale
imposée aux États parties au Pacte, le Comité des droits de l’homme a reconnu que
«toute restriction à leur exercice [les droits du Pacte] doit être autorisée par les
dispositions pertinentes du Pacte. Dans les cas où des restrictions sont formulées, les
États doivent en démontrer la nécessité et ne prendre que des mesures proportionnées
aux objectifs légitimes poursuivis afin d’assurer une protection véritable et continue des
droits énoncés dans le Pacte. De telles restrictions ne peuvent en aucun cas être
appliquées ou invoquées d’une manière qui porterait atteinte à l’essence même d’un droit
énoncé dans le Pacte. »195
b. Dérogations aux droits de l'homme
En Tunisie, l'article 46 de la Constitution de 1959 prévoyait que dans les cas de « péril
imminent » menaçant les institutions de la République, la sécurité et l'indépendance du
pays et entravant le bon fonctionnement des pouvoirs publics, « le Président de la
République peut prendre les mesures exceptionnelles nécessitées par les circonstances. »
Le projet de Constitution reprend la même formulation et dispose que le Président peut
prendre, en cas de danger public, les mesures nécessaires, après consultation avec le
Premier Ministre, la Cour constitutionnelle et le Président du parlement.
193 Par exemple, la pratique des croyances religieuses était garantie à condition qu’elle ne perturbe
pas l’ordre public. Selon l’article 8 les libertés d’opinion, d’expression, de presse, publication, de
réunion et d’association étaient garanties et exercées selon les termes définis par la loi.
194 Les Principes de Syracuse concernant les dispositions du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques qui autorisent des restrictions ou des dérogations, 28 septembre 1984, doc
E/CN.4/1985/4,
sur :
http://www.unhcr.org/refworld/topic,4565c22538,465554002,48abd56bd,0,,,.html
195 Comité des droits de l’homme, Observation Générale n°31, op. cit., paragraphe 6
paragraphes
disponible
17 ;
15
–
59
L'absence de restrictions claires aux pouvoirs du Président dans de telles situations,
associée à la formulation vague de ces dispositions, représente une menace permanente
contre la protection des droits de l'homme.
En effet, l'état d'urgence est souvent utilisé par les régimes autoritaires afin de
restreindre les droits de l'homme et les libertés fondamentales. C'est la raison pour
laquelle les Constitutions doivent fermement limiter les pouvoirs accordés à l'exécutif
dans les situations d’urgence et les mettre en conformité avec les normes internationales.
En vertu de ces normes, les états d'urgence et les restrictions ou les dérogations aux
droits en situation d'urgence, doivent avoir un caractère exceptionnel et provisoire.
L'article 4 du PIDCP dispose que « Dans le cas où un danger public exceptionnel menace
l'existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les Etats parties au présent
Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l'exige, des mesures
dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures
ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit
international et qu'elles n'entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la
race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l'origine sociale. »
Bien que l'article 4 du PIDCP reconnaisse que les États puissent prendre des mesures
dérogeant aux obligations prévues dans le Pacte, il prévoit également expressément qu'il
ne peut y avoir de dérogation à: l'article 6 (droit à la vie), l'article 7 (interdiction de la
torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants), l'article 8 (interdiction de
l'esclavage, de la traite des esclaves et de la servitude), l’article 11 (interdiction de
l'emprisonnement en raison de l'incapacité d'exécuter une obligation contractuelle),
l’article 15 (principe de légalité), l’article 16 (la reconnaissance de chacun à la
personnalité juridique) et l'article 18 (liberté de pensée, de conscience et de religion).
Par ailleurs, selon le Comité des droits de l’homme « la catégorie des normes impératives
est plus étendue que la liste des dispositions intangibles figurant au paragraphe 2 de
l’article 4. Les États parties ne peuvent en aucune circonstance invoquer l’article 4 du
Pacte pour justifier des actes attentatoires au droit humanitaire ou aux normes
impératives du droit international, par exemple une prise d’otages, des châtiments
collectifs, des privations arbitraires de
l’inobservation de principes
fondamentaux garantissant un procès équitable comme la présomption d’innocence. »196
liberté ou
Un certain nombre d'autres droits, pas explicitement qualifiés d’indérogeables dans les
conventions, ont atteint ce statut. En particulier, le droit de contester la légalité de la
détention, l'habeas corpus, est largement considéré comme un droit indérogeable.197 Le
Comité des droits de l’homme a également déclaré que le droit d'être jugé par un tribunal
indépendant et impartial « est un droit absolu qui ne peut faire l’objet d’aucune
exception»198, et la plupart des éléments du droit à un procès équitable sont largement
considérés comme indérogeables.199
196 Comité des droits de l’homme, Observation Générale n° 29, op. cit., paragraphe 11
197 Ibid, paragraphes 15 - 16
198 Observations du 28 octobre 1992, communication n° 263/1987, M. Gonzalez del Rio c/ Pérou,
doc. CCPR/C/46/D/263/1987, paragraphe 5.2
199 Comité des droits de l’homme, Observation Générale n°29, op. cit., paragraphe 16
60
D'autres droits peuvent faire l’objet d’une dérogation, mais seulement dans certaines
circonstances et uniquement si certaines conditions sont remplies. Comme l’a déclaré le
Comité des droits de l'homme dans son Observation générale n° 29 sur l'article 4 relatif à
l'état d'urgence: «Le fait que le paragraphe 2 de l’article 4 stipule que certaines
dispositions du Pacte ne sont pas susceptibles de dérogation ne signifie pas qu’il est
permis de déroger à volonté à d’autres articles du Pacte, même lorsqu’il y a une menace
pour l’existence de la nation. »200 Par conséquent, «Les mesures dérogeant aux
dispositions du Pacte doivent avoir un caractère exceptionnel et provisoire.»201
Par ailleurs, une fois que l'état d'urgence a été déclaré dans les règles, toute mesure
prise dérogeant à une disposition ne doit pas porter atteinte à la substance même du
droit. Elle ne peut que réduire le champ d'application du droit dans la mesure strictement
nécessaire afin de répondre à un danger menaçant l’existence de la nation. Comme le
Comité l'a déclaré: « le simple fait qu’une dérogation admise à une disposition spécifique
puisse être en soi exigée par les circonstances ne dispense pas de montrer également
que les mesures spécifiques prises conformément à cette dérogation sont dictées par les
nécessités de la situation. Dans la pratique, cela garantira qu’aucune disposition du Pacte,
même s’il y est dérogé valablement, ne puisse être entièrement inapplicable au
comportement d’un État partie. »202
La Constitution devrait donc veiller à ce que les droits indérogeables mentionnés ci-
dessus soient des droits absolus auxquels aucune exception ne peut être faite, y compris
en situation d'urgence. Elle doit également veiller à ce que les limites légitimes imposées
aux autres droits ne nuisent pas à l'essence de ces droits.
c. Recours et réparation pour les violations des droits de l'homme
Sous le régime du Président Ben Ali, de graves violations des droits de l’homme ont été
commises à grande échelle et de manière systématique. Ces violations incluent, entre
autres, des cas de torture et autres mauvais traitements, des arrestations et détentions
arbitraires, des exécutions extrajudiciaires, des procès inéquitables et des violations du
droit de la liberté de réunion, d'association et d'expression. La grande majorité de ces
violations sont restées impunies et les victimes n’ont rarement, voire jamais, obtenu de
recours efficaces et de réparation.
En vertu des normes internationales, le droit à un recours équitable et utile est le droit de
faire valoir ses droits devant un organe indépendant et impartial, en vue d'obtenir la
reconnaissance de la violation, la cessation de la violation si elle se poursuit, et une
réparation pleine et entière.203 En 2005, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté
200 Comité des droits de l’homme, Observation Générale n°29, op. cit., paragraphe 6
201 Ibid, paragraphe 2
202 Comité des droits de l’homme, Observation Générale n°29, op. cit., paragraphe 4
203 Par exemple, le paragraphe 3 de l’article 2 du PIDCP garantit le droit à un recours effectif: « 3.
Les Etats parties au présent Pacte s'engagent à: a) Garantir que toute personne dont les droits et
libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d'un recours utile, alors même
que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions
officielles; b) Garantir que l'autorité compétente, judiciaire, administrative ou législative, ou toute
autre autorité compétente selon la législation de l'Etat, statuera sur les droits de la personne qui
forme le recours et développer les possibilités de recours juridictionnel; c) Garantir la bonne suite
donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié. »
61
par consensus les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours
et à réparation qui prévoit à son article 3 que : « L’obligation de respecter, de faire
respecter et d’appliquer le droit international des droits de l’homme et le droit
international humanitaire, telle qu’elle est prévue dans les régimes juridiques pertinents,
comprend, entre autres, l’obligation : a) de prendre les mesures législatives et
administratives appropriées ainsi que d’autres mesures appropriées pour prévenir les
violations ; b) d’enquêter de manière efficace, rapide, exhaustive et impartiale sur les
violations et de prendre, le cas échéant, des mesures contre les personnes qui en
seraient responsables, conformément au droit interne et au droit international ; c)
D’assurer à ceux qui affirment être victimes d’une violation des droits de l’homme ou du
droit humanitaire l’accès effectif à la justice, dans les conditions d’égalité, comme il est
précisé ci-après, quelle que soit, en définitive, la partie responsable de la violation ; et d)
d’offrir aux victimes des recours utiles, y compris la réparation, comme il est précisé ci-
après. »204
Le Comité des droits de l'homme a réaffirmé que les États parties ont l'obligation de
mettre en place des mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés afin
d'examiner les plaintes faisant état de violations des droits en droit interne.205 En tant
que tel, le droit à un recours effectif englobe d’autres droits, notamment:
i)
ii)
iii)
Le droit à une enquête rapide, approfondie, indépendante et impartiale. Le
principe 19 de l'Ensemble des principes pour lutter contre l'impunité prévoit que
«Les Etats doivent mener rapidement des enquêtes approfondies, indépendantes
et impartiales sur les violations des droits de l’homme et du droit international
humanitaire et prendre des mesures adéquates à l’égard de leurs auteurs,
notamment dans le domaine de la justice pénale, pour que les responsables de
crimes graves selon le droit international soient poursuivis, jugés et condamnés à
des peines appropriées. »206
Le droit à la réparation. La réparation inclut, lorsque cela est nécessaire et
approprié, la restitution, la compensation, la satisfaction, la réadaptation et les
garanties de non-répétition. 207
Le droit de connaître la vérité est un principe qui « est à la fois la base et le
résultat du droit au recours et de l’enquête. »208 En vertu de l'Ensemble des
principes pour la lutte contre l'impunité: «Chaque peuple a le droit inaliénable de
connaître la vérité sur les évènements passés relatifs à la perpétration de crimes
odieux, ainsi que sur les circonstances et les raisons qui ont conduit, par la
violation massive ou systématique des droits de l’homme, à la perpétration de ces
du
A/RES/60/147
204 Assemblée générale, Résolution 60/147 du 16 décembre 2005, Principes fondamentaux et
directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du
droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire ;
sur :
doc
http://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/RES/60/147&Lang=F
205 Comité des droits de l’homme, Observation générale n° 31, op. cit., paragraphe 15
206 Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la
lutte contre l’impunité, op. cit., Principe 19
207 Principes fondamentaux et directives sur le droit à un recours et à réparation, op. cit., articles 18
- 23
208 Commission Internationale de Juristes, Le droit à une recours effectif et à la réparation pour les
violations graves des droits de l’homme, Guide Pratique, Série n°2, Editions Antropos, bogota, p 81
disponible
article
2006,
mars
21
3,
62
crimes. L’exercice plein et effectif du droit à la vérité constitue une protection
essentielle contre le renouvellement des violations. »209
En dehors des droits énumérés ci-dessus, les États ont également l'obligation de
poursuivre et de punir les auteurs de violations graves des droits de l'homme.210 Pendant
des décennies, les autorités tunisiennes ont manqué à cette obligation. Elles doivent donc
s'attaquer à cet héritage des violations des droits de l'homme commises sous le règne du
Président Ben Ali, en enquêtant de manière efficace et en poursuivant leurs auteurs. Elles
doivent notamment veiller à ce que ces derniers soient tenus pénalement responsables et
mettre en place un mécanisme de justice transitionnelle indépendant et impartial. Elles
devraient également veiller à ce que la Constitution garantisse pleinement les droits des
victimes de violations des droits de l'homme à des recours utiles ainsi qu’à une
réparation, conformément aux normes internationales.
La Constitution devrait également prévoir des mécanismes efficaces et indépendants de
protection des droits de l'homme contre tout abus, notamment une institution nationale
des droits de l’homme. Dans ses Observations finales de 2008, le Comité des droits de
l’homme a exprimé sa préoccupation quant au fait que la Tunisie n'ait toujours pas mis
en place une telle institution ayant une compétence en matière de droits de l'homme,
conformément aux Principes de Paris.211 L'Assemblée générale des Nations unies a
réaffirmé à plusieurs reprises l'importance de développer des institutions nationales
efficaces, indépendantes et pluralistes pour la promotion et la protection des droits de
l'homme, conformément aux Principes de Paris.212 L'Assemblée générale a également
reconnu le rôle des institutions nationales dans le renforcement de l'Etat de droit et la
promotion et la protection des droits de l'homme dans tous les domaines213 et les a
encouragés à continuer à jouer un rôle actif dans la prévention et la lutte contre toutes
les violations des droits de l'homme.214
209 Rapport de l’experte indépendante chargée de mettre à jour l’Ensemble des principes pour la
lutte contre l’impunité, Diane Orentlicher, doc E/CN.4/2005/102/Add.1, 8 février 2005, Principe 2
210 Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la
lutte contre l’impunité, op. cit., Principes 1 et 19. Voir également la résolution du Conseil de sécurité
relative à Haïti, S/RES/1479 du 13 mai 2003, paragraphe 8
211 Comité des droits de l’homme, Observations finales sur la Tunisie, CCPR/C/TUN/CO/5 du 23 avril
2008, paragraphe 8
212 Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, doc 60/154 (paragraphe 2) et 63/172
(paragraphe 2)
213 Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, doc 63/172 (paragraphe 12)
214 Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, doc 64/161 (paragraphe 8)
63
V. RECOMMANDATIONS
La CIJ appelle les autorités tunisiennes, notamment les membres de l'ANC, à adopter une
Constitution qui représente les opinions de tous les tunisiens et pas seulement la majorité
des membres de l'ANC, et à cet égard, de garantir les droits de tous les tunisiens à
participer au processus d’élaboration de la Constitution, d'être consultés sur le contenu
de la Constitution et de prendre pleinement part à la conduite des affaires publiques;
Les membres de l’ANC devraient s’assurer que la Constitution :
i)
ii)
iii)
iv)
v)
vi)
Renforce le mandat de la Commission électorale et les garanties de son
indépendance, notamment en prévoyant les garanties suffisantes pour
l'élection ou la sélection de ses membres ainsi que les conditions de leur
mandat;
Prévoie la primauté de la Constitution sur les autres aspects du droit
interne et la responsabilité de tous les individus et des institutions à
l’égard de la Constitution;
Prévoie que les pouvoirs de l'État ne soient pas exercés de manière
arbitraire et soient limités par des processus d’application et de contrôle
de la loi formels, réguliers, accessibles et transparents;
Définisse de manière appropriée le rôle des services de sécurité et des
forces armées et prévoie leur responsabilité et leur subordination à une
autorité civile légalement constituée;
Prévoie des mécanismes parlementaires complets habilités à contrôler le
travail des services de sécurité et des forces armées et à leur demander
des comptes, notamment en veillant à ce qu’ils agissent conformément à
la loi dans l'exercice des fonctions qui leurs sont prescrites;
Garantisse pleinement le principe de la séparation des pouvoirs et, à
cette fin, définisse clairement les compétences respectives des pouvoirs
exécutif, judiciaire et législatif;
vii)
Inclue un système complet de contrôle et d’équilibre des pouvoirs ;
viii) Veille à ce que le parlement soit un forum démocratique qui représente
les opinions et les intérêts du peuple, notamment en renforçant ses
fonctions afin de lui permettre de contrôler et d'enquêter sur les actes de
l'exécutif;
ix)
Permette un contrôle judiciaire sur la conformité des actes législatifs et
exécutifs vis-à-vis de la Constitution, et à cet égard, reconnaisse sans
ambiguïté que les décisions de la Cour constitutionnelle sont définitives,
ne peuvent être soumises à aucune forme d’examen ou de recours ;
qu’elles sont contraignantes et doivent être appliquées par toutes les
autorités publiques;
64
x)
xi)
Mette l'ensemble du système judiciaire en conformité avec les normes
internationales d'indépendance, d'impartialité et de responsabilité;
Garantisse le principe d’inamovibilité des juges et assure sans ambiguïté
dans la Constitution, que les juges ne soient suspendus ou destitués que
pour des raisons d’incapacité ou de comportement les rendant inaptes à
remplir leurs fonctions judiciaires ;
xii) Donne au Conseil Supérieur de la Magistrature, conformément aux
normes
la
nomination, le transfert et les procédures disciplinaires à l’encontre des
juges;
le pouvoir de superviser
internationales,
la sélection,
xiii) Mette un terme au recours aux tribunaux militaires pour juger des civils;
xiv)
xv)
Limite la compétence des tribunaux militaires aux seuls personnels et
infractions militaires et à cette fin, exclue tous les cas de violations des
droits de l’homme de la compétence des tribunaux militaires, y compris
ceux impliquant les personnels militaire et de sécurité;
Etablisse les fondements d'une réforme complète du statut et de la
structure du Ministère public, notamment en mettant fin à sa
subordination à l'exécutif; en consolidant ses pouvoirs visant à protéger
les droits des accusés et des victimes, et en renforçant son rôle dans la
lutte contre l'impunité pour les violations graves des droits de l'homme;
xvi)
Incorpore une Déclaration des droits complète en conformité avec le droit
international des droits de l'homme et ses normes;
xvii) Définisse le contenu et la substance de ces droits ainsi que leur portée,
en conformité avec les normes des droits de l'homme universellement
reconnues;
xviii) Interdise les crimes graves de droit international, notamment les crimes
de guerre, les crimes contre l'humanité, le génocide, la torture et les
disparitions forcées;
xix)
Intègre une définition de la torture qui soit strictement conforme à
l'article 1 du CAT;
xx)
Reconnaisse le droit à la vie comme un droit absolu auquel aucune
dérogation n'est permise, et par conséquent abolisse la peine de mort;
xxi) Prévoie que les individus ne puissent être condamnés et punis que pour
un acte qui était un crime selon le droit applicable au moment où il s'est
produit;
xxii) Prévoie que le principe de légalité ne soit pas utilisé pour empêcher la
poursuite et la condamnation rétroactive des violations graves des droits
de l'homme qui constituent des crimes au regard du droit international;
65
xxiii) A travers la modification du projet d'article 20, prévoie des garanties
complètes pour le droit des individus à un procès équitable, notamment,
le droit d'être informé rapidement et en détail, de la nature et des raisons
de l'accusation portée à leur encontre ; d'avoir le temps et les moyens
nécessaires à la préparation de leur défense et de communiquer avec le
conseil de leur choix; d'être jugé dans des délais raisonnables; à l'égalité
des armes, et de ne pas être contraint de témoigner contre eux-mêmes
ou d'avouer leur culpabilité ;
xxiv) Prévoie des mesures et des mécanismes efficaces que les autorités
tunisiennes devraient adopter et mettre en place afin d'assurer l'égalité
des sexes et éliminer toutes les formes de discriminations à l'égard des
femmes;
xxv) Reconnaisse que nul ne puisse être soumis à une arrestation ou détention
arbitraire, et prévoie des garanties fondamentales devant être accordées
en cas de privation de liberté;
xxvi) Inclue des dispositions relatives aux droits économiques, sociaux et
culturels conformes aux obligations de la Tunisie découlant du droit
international, en particulier le PIDESC, et à cette fin reconnaisse, entre
autres, les droits à un niveau de vie suffisant, à la nourriture, au
logement, à l'assainissement et les garanties fondamentales devant être
accordées aux travailleurs;
xxvii) Limite les restrictions aux droits de l'homme à celles qui sont autorisées
par le droit international ; à celles pleinement conformes aux normes
internationales et celles ne portant pas atteinte à l’essence même de ces
droits. En particulier, aucune restriction ne doit être arbitraire ou
déraisonnable, mais plutôt claire, précise, accessible et pouvoir être
justifiée dans une société libre et démocratique;
xxviii) Prévoie que les droits indérogeables, notamment le droit à la vie, le droit
de ne pas être soumis à la torture ou autres mauvais traitements; le droit
de ne pas être soumis à une disparition forcée, le droit à un procès
équitable; l'application du principe de légalité et le droit de contester la
légalité de la détention (habeas corpus), soient des droits auxquels
aucune dérogation n’est permise, y compris durant un état d'urgence;
xxix) Prévoie le droit à un recours équitable et utile pour les violations des
droits de
le droit à une enquête rapide,
approfondie, indépendante et impartiale ; le droit de connaître la vérité et
à la réparation; et
l'homme, notamment
xxx) Prévoie des mécanismes efficaces et indépendants de protection des
droits de l'homme contre tout abus, notamment un mécanisme de justice
transitionnelle et une institution des droits de l'homme ayant un mandat
complet et des garanties d'indépendance suffisantes.
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ISBN 978-92-9037-174-9
Case postale 91
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