Francis Hamon
Professeur émérite de la Faculté Jean Monnet
(Université de Paris XI)
Michel Troper
Professeur émérite de l’Université de Paris
Ouest Nanterre La Défense
Membre de l’Institut Universitaire de France
DROIT
CONSTITUTIONNEL
35e édition
© 2014, LGDJ, Lextenso éditions
70, rue du Gouverneur Général Éboué
92131 Issy-les-Moulineaux Cedex
ISBN 978-2-275-03924-4
ISSN 0990-3909
Avertissement
Ce livre est la 35e édition du manuel de droit constitutionnel, dont les pre-
mières éditions jusqu’à la 20e ont été rédigées par Georges Burdeau. Ce livre
était devenu un classique. Georges Burdeau nous avait fait l’honneur de nous
demander de préparer la 21e édition et les suivantes.
Depuis la 21e édition, la science du droit constitutionnel et le droit constitu-
tionnel lui-même ont connu une évolution considérable, dont il nous a fallu
rendre compte et l’ouvrage a été profondément remanié. Néanmoins, si son
contenu est aujourd’hui très sensiblement différent, nous avons toujours pro-
cédé dans un souci de fidélité à l’esprit dans lequel Georges Burdeau avait
conçu ce manuel et qu’il exposait dans la préface de la 20e édition : construire
une théorie susceptible de servir d’instrument pour l’analyse du droit constitu-
tionnel positif.
Francis Hamon
Michel Troper
Avant-propos
Les manuels de droit constitutionnel sont très nombreux et variés. Si les
questions traitées sont les mêmes, les approches et les doctrines peuvent être
profondément différentes.
Ces différences s’expliquent : en effet, ce que l’on appelle la science du droit
constitutionnel n’est pas seulement une somme de connaissances. C’est aussi un
ensemble de problèmes auxquels les réponses les plus diverses peuvent être
apportées. La pertinence et la cohérence de ces réponses dépendent de la rigueur
du raisonnement qui les justifie. Et il est au moins aussi important d’acquérir la
maîtrise du raisonnement que de retenir les grands traits des systèmes constitu-
tionnels.
L’un des moyens d’y parvenir est de confronter sur chaque question les thè-
ses de plusieurs auteurs. Cette confrontation ne peut cependant être fructueuse
que si l’on prend en compte tous les présupposés explicites ou implicites des
raisonnements. Les plus importants tiennent au langage. Bien des différences
doctrinales peuvent s’éclairer et bien des problèmes se dissiper, dès lors qu’on
s’aperçoit qu’ils tiennent principalement aux usages linguistiques. La maîtrise
du raisonnement suppose donc la maîtrise d’un langage et c’est pourquoi,
dans la première partie du présent ouvrage, un soin particulier a été apporté à
la définition des concepts fondamentaux.
Si le droit constitutionnel était formé, comme on l’imagine parfois, d’un
petit nombre de principes fixes et établis, que l’on pourrait combiner de diverses
manières et à partir desquels on pourrait déduire toutes les règles particulières,
la difficulté résiderait avant tout dans l’exposé et la compréhension des princi-
pes, et il suffirait de partir de quelques définitions pour procéder ensuite de
manière linéaire. Mais, il n’en va pas ainsi et le contenu des principes emprunte
toujours aux règles qui sont censées en découler. Les étudiants doivent admettre
que l’ordre des chapitres a quelque chose d’arbitraire et que la compréhension
des premiers suppose parfois la connaissance des autres. On ne saurait donc
trop conseiller de revenir sur les premiers chapitres après la lecture de
l’ensemble.
Les étudiants devraient aussi s’efforcer de compléter l’étude du manuel par
la lecture de certaines au moins des publications auxquelles il renvoie. Pour
faciliter la recherche, nous avons choisi d’utiliser les conventions du Chicago
Manual of Style, qui permettent de limiter le volume des références contenues
dans le texte. Chacune de ces références est donnée selon le modèle suivant :
(Kelsen, 1962, p. 237).
8
Droit constitutionnel
On se reportera alors à la bibliographie, qui figure à la fin de chaque chapi-
tre, pour y trouver les indications complètes ou, s’agissant d’ouvrages généraux,
à la bibliographie qui figure en tête du livre.
KELSEN Hans (1962), Théorie pure du droit, Paris, Dalloz,
trad. fr.,
Ch. Eisenmann.
Cela signifie que pour effectuer une recherche bibliographique sur un sujet
donné, il faut d’abord rechercher les références dans les parties du texte où ce
sujet est traité.
Nous nous sommes cependant écartés de cette convention pour ce qui
concerne le Traité de science politique de G. Burdeau, auquel nous renvoyons
à maintes reprises, sans mention de date, mais en indiquant le numéro du
volume et ceux des paragraphes.
Sommaire
Principales abréviations....................................................................................................
Bibliographie générale .....................................................................................................
Chapitre 1. Le droit constitutionnel ............................................................................
PREMIÈRE PARTIE
THÉORIE GÉNÉRALE DE L’ÉTAT
Chapitre 1. La Constitution..........................................................................................
Chapitre 2. Le pouvoir ..................................................................................................
11
13
19
43
75
DEUXIÈME PARTIE
LES RÉGIMES POLITIQUES
Chapitre 1. Les régimes parlementaires .....................................................................
183
Chapitre 2. Le système constitutionnel des États-Unis ............................................
237
Chapitre 3. Les États de l’Europe centrale et orientale ..........................................
Chapitre 4. L’Union européenne .................................................................................
265
287
TROISIÈME PARTIE
APERÇU SOMMAIRE D’HISTOIRE CONSTITUTIONNELLE DE LA FRANCE
Chapitre 1. Les constitutions de la Révolution et de l’Empire ...............................
307
Chapitre 2. La monarchie parlementaire...................................................................
327
Chapitre 3. L’avènement du suffrage universel ........................................................
333
Chapitre 4. La IIIe République ....................................................................................
339
Chapitre 5. Les institutions politiques françaises de 1940 à 1946 .........................
363
Chapitre 6. La IVe République.....................................................................................
377
10
Droit constitutionnel
QUATRIÈME PARTIE
LES INSTITUTIONS DE LA VE RÉPUBLIQUE
Chapitre 1. Le cadre ......................................................................................................
397
Chapitre 2. Les organes ................................................................................................
521
Chapitre 3. Types de normes et compétences normatives.......................................
643
Chapitre 4. Justice et Constitution ..............................................................................
715
Index ..................................................................................................................................
781
Principales abréviations
AA. VV.
AJDA
C
Cs
CC
CCC
CESE
CJCE
CJUE
CNCCFP
CE
CEDH
C. élect.
C. pén.
CSA
CSM
D.
Doc. Fran.
DROM
FSNP
GA
GD
IRFM
JCP
JO
L.
LO
LCEFP
NCCC
NED
PA
PECO
PFRLR
Auteurs divers
Actualité Juridique Droit Administratif
Constitution
Revue « Constitutions »
Conseil constitutionnel
Cahiers du Conseil constitutionnel (v. aussi NCCC « Nouveaux
Cahiers du Conseil constitutionnel »)
Conseil économique, social et environnemental
Cour de justice des Communautés européennes
Cour de justice de l’Union européenne
Commission des Comptes et Campagne et des Financements
Politiques
Conseil d’État
Convention européenne des Droits de l’Homme
Code électoral
Code pénal
Conseil supérieur de l’audiovisuel
Conseil supérieur de la Magistrature
Dalloz
Documentation française
Département et région d’outre-mer
Fondation Nationale des Sciences Politiques
Long, Weil et Braibant, Les Grands Arrêts de la Jurisprudence
administrative, 14e éd., Paris, Dalloz, 2003
Favoreu et Philip, Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel,
Paris, Dalloz, 12e éd., 2003
Indemnité représentative de frais de mandat
Jurisclasseur Périodique – La Semaine Juridique
Journal officiel
Loi
Loi organique
Loi-cadre d’équilibre des finances publiques
Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel
Notes et Études Documentaires
Petites affiches
Pays d’Europe Centrale et Orientale
Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République
12
POL
PUAM
PUF
QPC
R.
RA
RDP
RFDA
RFDC
RFSP
RJP
RPP
Rec.
RSA
S.
TCE
TSCG
TUE
Droit constitutionnel
Politeia (Cahiers de l’Association Française des Auditeurs de
l’Académie Internationale de Droit Constitutionnel)
Presses universitaires d’Aix-Marseille
Presses universitaires de France
Question prioritaire de constitutionnalité
Règlement
Revue administrative
Revue du Droit Public et de la Science Politique
Revue Française de Droit administratif
Revue Française de Droit constitutionnel
Revue Française de Science politique
Revue Juridique et Politique
Revue Politique et Parlementaire
Recueil des décisions du Conseil d’État ou des décisions du Conseil
constitutionnel
Regards sur l’actualité
Sirey
Traité sur la Communauté européenne
Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance économique
et financière
Traité sur l’Union européenne
Bibliographie générale
Ouvrages généraux
1. Traités
BARTHÉLÉMY J. et DUEZ P.
(1985), Traité de droit constitutionnel,
2e éd. [1933], Paris, Economica, rééd., nouv. Rééd. 2004, Paris, Éditions
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BURDEAU G., Traité de science politique, Paris, LGDJ.
T. I. – Présentation de l’univers politique, 1980, 3e éd., vol. 1, Société politique
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T. II. – L’État, 3e éd. 1980.
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T. V. – Les régimes politiques, 1985, 3e éd.
T. VI. – L’État libéral, 1971, 2e éd., 2 vol.
T. VII. – La démocratie gouvernante. Son assise philosophique et sociale,
1972, 2e éd.
T. VIII. – La démocratie et les contraintes du Nouvel âge, 1974, 2e éd.
T. IX. – Les façades institutionnelles de la démocratie gouvernante, 1976,
2e éd.
T. X. – La révolte des colonisés, 1986, 3e éd.
CARRÉ DE MALBERG R. (1921), Contribution à la théorie générale de l’État,
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DUGUIT L. (1930), Traité de droit constitutionnel, 5 vol., Paris, Cujas, nouvelle
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14
Droit constitutionnel
JELLINEK G. (1905), L’État moderne et son droit, Préface Olivier Jouajan, nou-
velle édition Paris, Éd. Panthéon-Assas, 2 vol. 2005.
KELSEN H.,
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CHANTEBOUT B. (2013), Droit constitutionnel et Science politique, Paris, Sirey
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COHENDET M.-A. (2013), Droit constitutionnel, Paris, Montchrestien, 6e éd.
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Bibliographie générale
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BODINEAU P. et VERPEAUX M. (2013), Histoire constitutionnelle de la France,
Paris, PUF, 4e éd.
BRAUD P. et BURDEAU F. (1992), Histoire des idées politiques depuis la Révo-
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MORABITO M. (2014), Histoire constitutionnelle de la France (1787-1958),
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SZRAMKIEWICZ R., BOUINEAU J. (1998), Histoire des institutions, 1750-1914,
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VELLEY S. (2009), Histoire constitutionnelle française de 1789 à nos jours,
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Recueil de textes
DUGUIT L., MONNIER H., BONNARD R. et BERLIA G. (1952), Les constitutions
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RIALS S. (2013), Textes constitutionnels français, coll. Que sais-je ?, Paris,
PUF, 25e éd. mise à jour.
RIALS S. et BOUDON J. (2012), Textes constitutionnels étrangers, Paris, PUF,
14 éd.
La plupart des textes constitutionnels sont disponibles sur internet.
Droit constitutionnel comparé
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DE VERGOTTINI G.
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LAUVAUX P. (2004), Les grandes démocraties contemporaines, Paris, PUF,
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Droit constitutionnel
Ouvrages de référence
ALLAND D. et RIALS S. (dir.) (2003), Dictionnaire de la culture juridique,
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de Sociologie du Droit, Paris, LGDJ, 2e éd.
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DUHAMEL O. et MÉNY Y. (dir.) (1992), Dictionnaire constitutionnel, Paris, PUF.
TROPER M. et CHAGNOLLAUD D. (dir.) (2012), Traité international de droit
constitutionnel, Paris, Dalloz, 3 vol.
Revues
Cahiers du Conseil constitutionnel.
Constitutions : Revue de droit constitutionnel appliqué.
Jus Politicum, Revue de droit politique.
Politeia.
Pouvoirs.
Revue du Droit Public et de la Science Politique.
Revue Française de Droit Constitutionnel.
ICON. International Journal of Constitutional Law.
Guides pratiques
COHENDET M.-A., Les épreuves en droit public, Paris, LGDJ, 4e éd., 2009.
VERPEAUX M. (dir.) (2012), Droit constitutionnel 2013 : méthodologie & sujets
corrigés, Paris, Dalloz.
Sites internet
De très nombreux documents sont disponibles sur l’internet notamment toutes
les constitutions françaises, ainsi que la jurisprudence, sur le site du Conseil
constitutionnel : www.conseil-constitutionnel.fr
Vous y trouverez les liens pour aller vers les sites des constitutions et des cours
constitutionnelles étrangères, ainsi que la jurisprudence, des bibliographies
et quelques textes doctrinaux.
Le Conseil constitutionnel offre également un accès en ligne thématique avec
par exemple un dossier sur la constitution du 4 octobre 1958 réalisée à l’oc-
casion de son cinquantième anniversaire :
Les textes de nombreuses constitutions étrangères sont accessibles sur le site de
l’IEP de Lyon
http://iep.univ-lyon2.fr/constitution-etr.html
Bibliographie générale
17
Un site américain présente des dossiers très complets sur les questions d’actua-
lité du droit constitutionnel américain :
http//jurist. law. pitt. edu/
Enfin de nombreux sites institutionnels offrent une information actualisée et
pédagogique sur le fonctionnement des institutions :
Le site de la Présidence de la République : http://www.elysee.fr
Le site du Premier ministre :
http://www.premier-ministre.gouv.fr
Le site de l’Assemblée nationale : http://www.assemblee-nationale.fr
Le site du Sénat : http://www.senat.fr
Le service public d’accès au droit Legifrance :
http://www.legifrance.gouv.fr
Il existe également un nombre important de sites privés relatifs au droit consti-
tutionnel ou réservant une place importante à la matière :
http://www.droitconstitutionnel.org
http://www.droitconstitutionnel.net
http://www.rajf.org
Le site de l’Association des cours constitutionnelles partageant l’usage du fran-
çais : http://www.accpuf.org.
Chapitre 1
Le droit constitutionnel
1. Le terme « droit ». – Le terme « droit » est employé dans de très nom-
breux sens différents. On peut, en simplifiant, en distinguer trois. On dit souvent
que les hommes ont des droits. Le droit dont on parle alors est une faculté d’ac-
complir certaines actions. Ainsi, lorsqu’on dit qu’un citoyen français a le droit
de vote, on exprime l’idée que ce citoyen peut participer au choix des gouver-
nants et qu’il est interdit de l’en empêcher.
Dans un deuxième sens, par exemple dans les expressions « le droit fran-
çais » ou « le droit civil », « le droit constitutionnel », on désigne par le mot
droit un ensemble de normes.
Enfin, dans un troisième sens, le mot « droit » se rapporte à la science qui
étudie ces normes, comme dans les expressions « la faculté de droit » ou « l’étu-
diant en droit ». Dans ces facultés, on n’étudie pas directement toutes les nor-
mes qui forment le droit d’un pays et qui sont bien trop nombreuses pour être
connues. On n’en étudie que les principales et l’on s’initie surtout à la méthode
qui permet de les comprendre et de découvrir celle qui est applicable à telle ou
telle situation particulière.
Dans ce chapitre, on emploiera le mot « droit » dans le second et le troisième
sens. Il apparaît en effet d’ores et déjà que le droit constitutionnel peut être conçu
d’une part comme un ensemble de normes, une partie du droit en général, et d’au-
tre part comme la discipline qui étudie cet ensemble.
Section 1
Le droit constitutionnel ensemble de normes
§ 1. Le droit comme système de normes
2. Propositions et normes. – D’une manière générale, on appelle « norme »,
la signification d’une phrase par laquelle on déclare que quelque chose doit être,
par exemple qu’une certaine conduite doit avoir lieu. La norme s’oppose ainsi à
la proposition, qui est la signification d’une phrase par laquelle on indique que
quelque chose est. « Les hommes ne doivent pas mentir » exprime une norme.
« Les hommes mentent » exprime une proposition. Cette opposition correspond
à deux fonctions du langage humain : d’une part, on communique des
20
Droit constitutionnel
informations en décrivant la réalité ; d’autre part, on tente d’influer sur le com-
portement d’autrui, de lui faire faire quelque chose. La première fonction est
dite indicative ou descriptive ou encore assertive, la seconde prescriptive ou
normative.
Les propositions peuvent être exprimées par des phrases dont le verbe est à
l’indicatif, les normes par des phrases à l’impératif ou à l’aide d’un verbe tel
que « devoir » ou « falloir ». Mais ce n’est pas toujours le cas et la forme lin-
guistique d’une phrase n’est qu’un indice parmi d’autres de la fonction indica-
tive ou prescriptive qu’elle remplit. Une phrase apparemment normative peut
être en réalité indicative. Ainsi, la phrase « pour faire bouillir de l’eau, on doit
la porter à 100 degrés » ne vise pas, malgré la présence du verbe devoir, à pres-
crire une conduite quelconque. On indique seulement que si l’on chauffe de
l’eau jusqu’à 100 degrés, elle entrera en ébullition. On a donc seulement
informé sur une réalité objective. De même, une phrase apparemment indicative
peut-être en réalité prescriptive. Ainsi, la phrase « nous sommes dans une agglo-
mération » adressée à un conducteur signifie évidemment qu’il doit réduire la
vitesse de son véhicule.
C’est la raison pour laquelle on a souligné dans la définition de la norme
qu’elle n’était pas une phrase, mais seulement la signification d’une phrase. La
forme grammaticale d’une phrase ne permet donc pas à elle seule de dire qu’on
est en présence d’une proposition ou d’une norme et, intuitivement, on s’aide
toujours du contexte. C’est vrai de la morale ou du droit, souvent énoncés à l’in-
dicatif et chacun comprend que « Tu ne tueras point » n’exprime pas une prédic-
tion, mais un commandement.
3. Signification de cette distinction. – La distinction entre norme et propo-
sition est importante pour plusieurs raisons :
a) Elle correspond à l’opposition entre des fonctions psychiques différentes.
Les propositions sont énoncées pour exprimer une connaissance du monde, les
normes pour exprimer une volonté.
b) Norme et proposition ont des propriétés différentes. La proposition est sus-
ceptible d’être vraie ou fausse, la norme non. On peut répondre « c’est faux » à
« tous les hommes mentent », mais pas à « ne mentez pas ». On pourrait objecter
qu’il suffirait, au lieu de « ne mentez pas », de dire « on ne doit pas mentir », pour
qu’il soit possible de répondre « il est faux qu’on ne doit pas mentir ». Mais, si
l’on répond ainsi, on ne conteste pas la description d’un fait que l’on connaîtrait
mieux que son interlocuteur ; on se borne à opposer sa volonté à la sienne et à
tenter de substituer à la norme « ne mentez pas », la norme « mentez quelque-
fois ».
Si la norme ne peut être ni vraie ni fausse, on dit cependant qu’elle est
valide. Dire d’une norme qu’elle est valide, signifie qu’elle est en vigueur et
qu’on doit se comporter conformément à ce qu’elle prescrit. Il faut remarquer
que la validité n’est pas une propriété de la norme équivalant à la vérité de la
proposition. Une proposition dépourvue de vérité reste néanmoins une proposi-
tion, tandis qu’une norme dépourvue de validité n’est pas une norme du tout
(Kelsen, 1979). D’autre part, une proposition qui serait réfutée une seule fois
devrait être considérée comme fausse. Ainsi, la proposition « tous les cygnes
sont blancs » est fausse dès lors qu’on rencontre un seul cygne d’une autre
Le droit constitutionnel
21
couleur. Au contraire, une norme reste valide, même si les comportements pres-
crits ne sont pas réalisés. On peut continuer à dire « les hommes ne doivent pas
mentir », même s’il s’est avéré qu’ils mentent souvent.
Ces caractères servent d’indices pour reconnaître qu’on est en présence
d’une norme. Si elle exprime une volonté, si elle ne peut être vraie ou fausse,
si elle ne cesse pas d’être valide lorsqu’elle est violée, il s’agit d’une norme.
c) Enfin, il ne peut y avoir entre les normes et les propositions aucune rela-
tion logique. Cette impossibilité est connue sous le nom de loi de Hume. De ce
que quelque chose est on ne peut déduire que quelque chose doit être. Par
exemple si tous les hommes mentent, on ne peut en déduire que les hommes
doivent mentir, ni d’ailleurs qu’ils ne doivent pas mentir. Symétriquement, s’il
existe une norme selon laquelle il ne faut pas mentir, on ne peut en déduire que
les hommes ne mentent pas.
4. La hiérarchie des normes. – N’importe quel ordre ou commandement
n’est pas une norme. Un voleur qui ordonne « donne-moi l’argent », émet un
commandement et non une norme. Ce commandement n’est pas juridiquement
valide et il est permis de refuser d’obéir. En revanche, si le percepteur émet un
ordre semblable, on est en présence d’une norme juridique et on doit lui obéir.
Quelle est la différence entre ces deux commandements ? Elle ne réside pas
dans le contenu, car le comportement prescrit est le même, donner de l’argent.
Elle est dans la validité. Mais pourquoi dit-on que l’ordre du percepteur est
valide et que l’ordre du voleur ne l’est pas ?
Le percepteur n’émet son commandement qu’en application d’une loi, qui
lui ordonne de percevoir les impôts. Son commandement est une norme valide
en raison de sa conformité à la loi. On dit qu’il trouve dans la loi le fondement
de sa validité. La loi a été émise par le Parlement et elle est d’ailleurs elle-même
une norme valide, parce qu’une autre norme, la Constitution, habilite le Parle-
ment à adopter des lois. Au-dessus de la constitution, il n’existe aucune norme.
Si l’on considère que la Constitution est malgré tout une norme et qu’elle est
ainsi apte à fonder la validité de la loi, et indirectement celle du commandement
du percepteur, c’est simplement qu’on présuppose qu’elle est valide. Ce présup-
posé s’appelle la norme fondamentale. Cette norme fondamentale n’existe pas.
Elle n’est même pas véritablement une norme. C’est seulement le présupposé,
faute duquel il serait impossible de rtraiter la Constitution comme une norme et
de faire la moindre différence entre l’ordre du percepteur et celui du voleur.
Il faut remarquer à ce propos que la validité dont il est question ici est la
validité formelle. En revanche la norme fondamentale ne permet en aucune
façon de justifier le fond des normes. Cette fonction revient à l’idéologie,
c’est-à-dire à la représentation de l’ordre social désirable.
On voit qu’une norme est valide en raison de sa conformité à une norme
supérieure, qui est elle-même valide parce qu’elle est conforme à une norme
encore supérieure. Autrement dit, une phrase quelconque n’a la signification
d’une norme qu’en raison de son insertion dans une hiérarchie. Cette hiérarchie
forme un système. Dire qu’il s’agit d’un système, c’est dire que l’ensemble
n’est pas composé d’une juxtaposition ou d’une addition d’éléments. Ici les élé-
la nature de norme qu’en raison de leur appartenance au
ments n’ont
système. C’est lui qui en fait des normes.
22
Droit constitutionnel
En définitive, on identifie une norme lorsqu’on constate qu’une certaine
phrase acquiert une signification prescriptive du fait d’un système normatif.
En même temps, on détermine l’espèce de norme dont il s’agit. Il existe en
effet des normes juridiques, morales, religieuses, sociales, etc. Si l’on examinait
isolément une phrase comme par exemple, « il est interdit de consommer des
boissons alcoolisées », il serait impossible de dire s’il s’agit d’une norme et,
dans l’affirmative, s’il s’agit d’une norme juridique, morale ou religieuse. En
revanche, on peut rechercher si cette phrase a été énoncée conformément à
une norme supérieure, si par conséquent elle s’insère dans un système normatif.
On découvrira alors qu’elle s’insère dans un système religieux, celui de l’Islam
ou bien dans le système juridique de tel ou tel État du Moyen-Orient, mais non
dans le système juridique français. En France, il n’est pas obligatoire de se
conformer à une telle norme ou, en d’autres termes, une telle norme juridique
n’est pas valide ou encore n’existe pas.
On dispose à présent d’une définition simple de la norme juridique : c’est
celle qui appartient au système juridique. Cependant, on n’a pas complètement
résolu le problème de l’identification de la norme juridique, car si c’est celle qui
appartient au système juridique, encore faut-il pouvoir définir le système juri-
dique lui-même.
5. Le droit et les autres systèmes normatifs. – Il existe de nombreux sys-
tèmes normatifs : outre le droit, les diverses morales, les règles de la courtoisie,
les codes d’honneur, les manières de table, etc. On peut tenter de distinguer le
droit ou système juridique de tous les autres systèmes normatifs, en considérant
qu’il possède deux séries de caractères spécifiques. Ces caractères seront appe-
lés les critères de la distinction. On peut envisager des caractères matériels,
tenant au contenu des prescriptions ou des caractères formels, tenant à la
forme ou à la structure du système.
a) On considère quelquefois que le droit possède un caractère matériel spé-
cifique : il ne se bornerait pas comme les autres à prescrire des comportements,
mais il assortirait ces prescriptions de sanctions. Si le comportement prescrit n’a
pas lieu, alors le droit prescrit qu’une sanction soit infligée. Au contraire, les
autres systèmes normatifs ne comporteraient pas de sanctions.
Cependant, il existe de nombreuses normes juridiques qui ne comportent pas
de sanctions, par exemple « si un étudiant subit avec succès les épreuves de l’exa-
men, il recevra un diplôme » ou « le Parlement peut voter les lois ». Pour tenir
compte de cette possible objection, les tenants de la thèse des caractères matériels
ont élargi la notion de sanction. Dans un sens étroit, qui est aussi le sens courant,
la sanction est un mal infligé à quelqu’un, au besoin par la contrainte. Dans un
sens large, la notion comprend aussi les récompenses (au cas où la conduite pres-
crite a bien lieu). Dans le sens le plus large, on appellera sanction toute consé-
quence, bonne, mauvaise ou neutre, que le droit attache à la conduite prescrite ou
permise. On dira par exemple, que si la constitution permet au Parlement de voter
la loi, alors la conduite permise est le vote et la sanction est la conséquence de ce
vote, c’est-à-dire la circonstance qu’une loi a été adoptée.
Cette présentation n’est pourtant guère satisfaisante, car si l’on emploie le
terme de sanction dans un sens aussi large, il faut dire que les autres systèmes
normatifs comportent eux aussi des sanctions. Dans les systèmes religieux ou
Le droit constitutionnel
23
moraux, il s’agit de châtiments ou de récompenses dans l’au-delà ou encore de
remords. Dans les systèmes de normes sociales, la sanction (au sens très large)
est la signification que la société attache au comportement : si la norme permet
aux parents d’élever les enfants et s’ils leur interdisent de se nourrir exclusive-
ment de bonbons, il faudra appeler « sanction » le fait qu’une telle interdiction
sera considérée non comme un mauvais traitement à enfant ou comme une
atteinte aux libertés individuelles, mais comme un acte d’éducation. De ce
point de vue, il n’y a donc guère de différence matérielle entre les systèmes
normatifs.
b) En revanche, on peut estimer que le droit possède des caractères formels
spécifiques. Le système juridique, comme tout système normatif, est hiérar-
chisé. Mais on peut concevoir deux types de hiérarchie : une hiérarchie statique
et une hiérarchie dynamique. On peut raisonner sur un exemple simple : un tri-
bunal émet une sentence, qui est une norme, « Dupont, le voleur, doit subir une
peine de cinq ans de prison ». Naturellement, cette norme est valide parce
qu’elle est conforme à une norme supérieure. Mais si l’on recherche la norme
susceptible de fonder sa validité, on peut en trouver deux.
La première est la loi pénale, qui prescrit de punir tous les voleurs d’une
peine de cinq ans de prison. La sentence énoncée par le tribunal est valide
parce que son contenu est conforme à celui, plus général, de la loi et cette
conformité pourrait être exprimée par un syllogisme très simple :
1) prémisse majeure : tous les voleurs doivent être punis de cinq ans de
prison,
2) prémisse mineure : Dupont est un voleur,
3) conclusion : Dupont doit être puni de cinq ans de prison.
La relation entre les deux normes, la loi et la sentence, est donc seulement
une relation entre deux contenus (dont l’un est général et l’autre particulier).
Elle est dite statique. Le tribunal a dans ce cas un pouvoir très restreint, puisque
la sentence est prédéterminée. Dès lors qu’il constate que Dupont est un voleur,
il ne peut que le punir de cinq ans de prison.
La seconde norme qui peut fonder la validité de la sentence est « le tribunal
est autorisé à prononcer des peines de prison ». Elle ne précise ni dans quels cas
il peut le faire, ni la durée de la peine et se borne à conférer au tribunal un
pouvoir, qu’il n’aurait pas autrement, d’émettre des sentences. Il n’y a ici
aucune relation de contenu entre la norme supérieure et la sentence. On dit
que la norme supérieure règle la production des normes inférieures et la relation
est, pour cette raison, appelée « dynamique ».
6. Le système juridique est caractérisé par une double relation, statique et
dynamique, tandis que les autres systèmes ne consistent qu’en relations stati-
ques ou en relations dynamiques entre les normes. Dans la morale, par exemple,
la norme « ne fais pas de tort à autrui » est valide, non pas parce qu’elle a été
énoncée d’une certaine manière, mais parce qu’elle se déduit du contenu d’une
norme plus générale « aime ton prochain comme toi-même ». Les deux normes
sont valides en même temps. La morale est un système statique. À l’inverse, le
système de pouvoir dans une bande de voleurs peut correspondre au schéma
suivant : le chef suprême attribue un territoire à chaque chef de bande, qui à
son tour affecte ses hommes à telle ou telle mission. L’ordre donné par le chef
24
Droit constitutionnel
de bande n’est pas valide parce que son contenu correspondrait à celui d’une
norme générale, c’est-à-dire parce qu’il se présenterait comme l’application
d’un ordre plus général de son propre supérieur, mais seulement parce qu’il
est habilité à donner des ordres dans son district. Ces ordres sont valides,
quels que soient leurs contenus et seulement en raison de l’autorité dont ils éma-
nent. Les ordres du chef suprême ont été émis avant ceux du chef local. Le
système est dynamique.
Nous sommes à présent en mesure de distinguer le système juridique des
autres systèmes normatifs et de le définir par ses caractères formels. Une telle
définition est une définition stipulative et non une définition réelle ou lexicale.
Une définition réelle est une définition qui porte sur une chose et qui la décrit
sommairement telle qu’elle est réellement. Elle concerne l’essence de la chose.
De bons auteurs estiment cependant qu’il n’y a pas d’essence du droit ou, s’il y
en a une, qu’on ne peut l’atteindre. On ne pourra donc en donner une définition
réelle. Mais une telle définition n’est pas vraiment nécessaire. Ce dont nous
pouvons avoir besoin, c’est d’abord de connaître le sens du mot « droit », dans
une langue donnée et dans un contexte donné. On recherchera alors une défini-
tion lexicale. La définition lexicale ne se confond pas avec une définition réelle,
comme on peut le constater en ouvrant un dictionnaire, parce que pour un même
mot, il y aura nécessairement plusieurs définitions lexicales, dès lors que ce mot
a plusieurs sens, et qu’on peut parfaitement définir le sens dans lequel on
emploie un mot dans une langue donnée, sans pour autant parler de la nature
de la chose.
Nous pouvons aussi avoir besoin de choisir une définition qui ne corres-
ponde ni à l’essence prétendue de la chose, ni à l’usage du mot dans une langue
donnée.
C’est notamment le cas, si l’on veut étudier un objet, dont les limites, si l’on
s’en tenait à l’usage linguistique, seraient trop imprécises. Ainsi, un historien,
qui voudrait étudier la royauté au Moyen Âge, ne pourrait évidemment trouver
une définition réelle du Moyen Âge, qui est le nom que l’on donne au produit
d’un découpage chronologique et qui n’a pas d’existence objective. Il ne pour-
rait pas non plus se contenter d’une définition lexicale, parce que l’on donne des
dates très variées pour le début et la fin de cette période, et que, selon les défi-
nitions lexicales, notre historien devrait englober dans son étude le règne d’Isa-
belle la Catholique ou au contraire l’en exclure. Les conclusions auxquelles il
aboutira dans l’un et l’autre cas seront naturellement très différentes. C’est la
raison pour laquelle, on décide d’appeler « Moyen Âge », telle ou telle période
que l’on va étudier. Une telle définition est dite stipulative, parce qu’elle est
stipulée ou convenue au commencement de l’étude. Une définition stipulative
n’est ni vraie, ni fausse. Elle résulte d’un choix et est seulement utile ou non.
C’est en ce sens qu’on dit que les définitions sont libres.
Justement la définition formelle que l’on vient de donner du droit est une
définition stipulative. On ne prétend pas révéler la nature véritable du droit,
mais seulement se donner un instrument commode. Cette définition apparaît
en effet commode et cela pour deux raisons principales : d’une part, elle permet
d’éviter toutes les difficultés auxquelles on se heurte avec une définition maté-
rielle fondée sur la sanction, lorsqu’on cherche à distinguer le droit, la morale et
l’ordre de la bande de voleurs. D’autre part, elle conduit à définir un objet
Le droit constitutionnel
25
auquel on peut appliquer une méthode unique, la dogmatique juridique, qui sera
examinée dans la section suivante.
Cette présentation reflète d’ailleurs l’idée que toute science constitue son
objet. Le droit, comme les autres objets scientifiques, n’est pas une réalité qui
serait objectivement définie et délimitée. C’est à la science qu’il appartient de
découper les limites de son objet dans un monde qui apparaît chaotique et cet
objet sera celui auquel elle peut appliquer sa méthode. C’est donc la méthode,
qui est ici l’élément premier et déterminant. Or, précisément, la méthode de la
science juridique, la dogmatique, consiste à utiliser les relations entre les nor-
mes, pour établir quelles sont les normes en vigueur. La seule définition du droit
sur laquelle elle puisse se fonder est une définition formelle1.
§ 2. Le droit constitutionnel comme sous-système
7. Il apparaît maintenant que le droit constitutionnel est une partie du sys-
tème juridique, comme d’ailleurs le droit civil ou le droit pénal. Cependant, s’il
fait l’objet d’une étude spécifique, distincte de celle des autres parties du sys-
tème (qu’on appelle aussi branches du droit), c’est qu’il possède certaines carac-
téristiques spécifiques.
Comme pour le système juridique en général, on peut chercher à définir le droit
constitutionnel par des caractères matériels ou par des caractères formels. Il s’agit
toujours du droit relatif à la Constitution, mais dans le premier cas, on dira que la
constitution est un ensemble de normes caractérisées par leur objet, dans le second
qu’elles sont définies par le niveau auquel elles se situent dans la hiérarchie de
l’ordre juridique. Il ne faut pas croire qu’une définition serait supérieure à une
autre. Une définition n’est pas une thèse relative à la véritable nature d’une
chose, mais un outil intellectuel permettant de construire un raisonnement. Selon
le contexte, on emploie donc tantôt une définition matérielle, tantôt une définition
formelle.
A Définition matérielle
8. On peut concevoir plusieurs définitions matérielles.
1. La définition traditionnelle : le droit constitutionnel, droit de l’État
9. C’est un fait que les constitutions ne sont apparues qu’avec l’État
moderne. D’une part, on assiste au XVIIIe siècle au développement d’un mouve-
ment idéologique puissant, le constitutionnalisme, qui concevait la liberté et le
pouvoir comme antinomiques. Pour garantir la liberté, il fallait limiter le pou-
voir au moyen de quelques règles d’organisation judicieusement combinées. On
a appelé ces règles « constitution », terme synonyme à cette époque « d’organi-
sation » ou de « structure », comme on le voit encore lorsqu’on dit aujourd’hui
Il existe une littérature immense sur la question de la définition du droit. Pour une première
1.
approche, voir la revue Droits 1989 et 1990 et le Dictionnaire d’Éguilles.
26
Droit constitutionnel
d’un homme qu’il a une constitution robuste. D’autre part, le pouvoir qu’il
s’agit de limiter n’est pas n’importe quel pouvoir, ce n’est pas celui qui peut
s’exercer dans la famille, dans l’armée ou dans l’Église, mais seulement le pou-
voir politique le plus considérable, celui précisément qui s’est développé au
XVIIe siècle, notamment en France, et qu’on appelle l’État.
Il est donc naturel qu’on considère que la Constitution et le droit constitu-
tionnel ont pour objet l’État et les limites de son pouvoir et qu’on cherche ainsi
à les définir. La Constitution (ou le droit constitutionnel), au sens matériel, est
alors l’ensemble des règles relatives à l’organisation de cet État, c’est-à-dire à
la désignation des hommes qui exercent ce pouvoir, à leurs compétences, à leurs
rapports mutuels. Mais, si l’on raisonne ainsi, on a seulement déplacé le pro-
blème, car il faut définir l’État.
Il faut alors considérer qu’il existe un État dès lors que trois conditions sont
remplies : qu’il y ait un territoire, une population, une puissance publique.
a) Le territoire
10. Encore que la question ait été discutée, on peut dire qu’il n’y a pas
d’État sans territoire. Non pas que le territoire soit, comme on le croit parfois,
un élément constitutif de l’État ; mais parce qu’il est une condition indispen-
sable pour que l’autorité politique s’exerce efficacement.
Il est vrai que l’histoire nous offre l’exemple d’États reconnus comme tels,
avant que leurs frontières soient totalement fixées – ce fut le cas de la Pologne à
la suite de la guerre de 1914-1918 ; mais c’est là une situation exceptionnelle
qui ne peut se réaliser que pour un État ancien en voie de reconstitution et qui,
autrefois, s’était constitué sur une base territoriale.
L’idée d’enfermer une collectivité humaine dans des limites linéaires stables
– les frontières – est relativement récente. Dans la Grèce antique, il n’y avait ni
ligne douanière, ni ligne militaire ; à Rome, les limes de l’Empire étaient des
espaces où s’exerçait la vigilance des légions. Ce n’est qu’au XVIe siècle que
les travaux cartographiques, rendus possibles par le renouveau des études
mathématiques et géographiques, font apparaître la notion moderne de frontière.
Or, il n’est pas sans intérêt d’observer que c’est vers la même époque que se fait
jour le concept d’État pour définir certaines formes du Pouvoir politique (Ancel,
1936, t. I ; Fèbvre, 1962, p. 11 et s.).
La nature du droit de l’État sur son territoire (Schoenborn, 1929 ; Scelle,
1948, p. 67 ; Rousseau, 1987, p. 224).
Cette question est évidemment l’effet d’une métaphore anthropomorphique :
dans la mesure où l’État est considéré comme une personne, on considère qu’il
possède un territoire et l’on s’interroge sur la nature de son droit sur ce terri-
toire. Cette métaphore résulte de certaines ressemblances entre les normes du
droit international relatives aux changements territoriaux et les normes du
droit interne relatives à la propriété. Mais cette manière de poser la question
conduit à des difficultés considérables : on ne peut assimiler ce droit à la pro-
priété parce que si l’État était le propriétaire du sol, son droit serait exclusif et
les particuliers ne pourraient être propriétaires en même temps que lui. On ne
peut pas davantage l’assimiler à la souveraineté, qui est considérée comme un
droit sur des hommes et non sur les choses. On a alors cherché une troisième
Le droit constitutionnel
27
voie et considéré que ce droit devait être considéré comme un droit réel institu-
tionnel, réel pour marquer qu’il porte directement sur le sol national, institution-
nel pour indiquer que son contenu est limité et déterminé par ce qu’exige le
service de l’institution étatique. Mais, on ne doit pas oublier qu’il ne s’agit
que d’une manière commode de présenter les choses, d’une façon de parler :
l’État produit des normes qui sont obligatoires sur une certaine portion d’espace
à l’égard d’un certain ensemble d’hommes. Il n’est nul besoin de penser qu’il
existerait dans la réalité un véritable lien, dont on rechercherait la nature, entre
l’État et cet espace.
Il suffit alors de souligner que le territoire est un concept nécessaire pour
définir l’État : c’est l’espace géographique sur lequel l’État exerce ses compé-
tences, c’est-à-dire qu’il produit des règles régissant les hommes et les biens qui
s’y trouvent.
Cela étant, il faut souligner que le territoire est un espace à trois dimensions :
il comprend non seulement la surface terrestre, mais aussi la couche atmosphé-
rique située au-dessus du sol ; il n’est pas seulement terrestre, mais s’étend éga-
lement aux portions de la mer qui baigne les côtes, la mer territoriale.
b) La population
11. En deuxième lieu, on ne peut parler d’État que lorsqu’un ensemble
limité d’hommes est soumis à un ordre juridique déterminé à l’exclusion de
tout autre. Cet ensemble d’hommes est appelé la population de l’État. Il est
possible – et c’est le cas le plus fréquent – que les hommes qui font partie de
cet ensemble ne possèdent aucune autre caractéristique commune que d’être
soumis à un certain ordre juridique. Il peut exister entre eux des différences
très importantes du point de vue linguistique, ethnique, religieux, économique,
du point de vue aussi de leur sentiment d’appartenance à cette population ou
d’allégeance à l’État. Ils n’en forment pas moins, du strict point de vue juri-
dique, la population de l’État.
On peut cependant estimer que l’État ne peut fonctionner de façon satisfai-
sante que lorsque la population présente d’autres caractéristiques communes,
notamment l’adhésion à des valeurs fondamentales et à l’État lui-même, la
conscience d’appartenir à un même peuple et la volonté de préserver son unité.
Le peuple structuré par un État ou par le désir d’en instituer un, est aussi
appelé « nation ».
Il suit de là que la nation est quelquefois antérieure à l’État, comme il arrive
précisément dans les revendications nationales, mais elle peut être aussi créée
par l’État lui-même. C’est ce qui s’est produit en France sous l’ancienne
monarchie.
Mais il peut également se produire – c’est même le cas le plus fréquent –
qu’un État ait une population qui ne présente aucune homogénéité, ni linguis-
tique, ni ethnique, ni culturelle et qu’il n’y ait aucun sentiment d’appartenance
nationale. Il n’en est pas moins un État. Ce n’est donc pas l’existence d’une
nation, mais seulement celle d’une population, qui est une condition de l’État.
28
c) La puissance
Droit constitutionnel
12. Enfin, pour qu’il existe un État, il ne suffit pas qu’il existe sur un terri-
toire déterminé, une population soumise à un même ensemble de normes. On
n’emploie pas habituellement le terme d’État pour parler des sociétés sans his-
toire, dites « primitives » ou en Europe occidentale de la société féodale ; il faut
encore que cette population et ce territoire soient soumis à une forme spécifique
de pouvoir politique. Cette troisième condition d’existence est généralement
appelée la puissance publique ou encore souveraineté.
On confond parfois la question juridique de la spécificité de la puissance
propre à l’État avec les questions sociologiques ou politiques du consentement
et de la légitimité.
Il est vrai, d’un point de vue sociologique, que l’État ne peut exercer sa
puissance par le simple usage de la force. Il a besoin pour l’exercer durablement
du consentement des sujets ou du moins d’une partie d’entre eux.
Il est également vrai, qu’il a besoin d’une légitimité, c’est-à-dire d’un
ensemble de raisons qui justifient aux yeux des sujets ou des gouvernants eux-
mêmes l’attribution du pouvoir à ceux qui l’exercent et l’obligation de leur
obéir. Max Weber a ainsi distingué trois types de légitimité, selon que le pou-
voir est traditionnel (gouvernement du prince), charismatique (gouvernement du
chef qualifié par son prestige) ou rationnel (gouvernement d’autorités agissant
conformément au droit).
Mais d’un point de vue juridique, le consentement ou la légitimité ne peu-
vent être des éléments de définition de l’État, car il y a bien des États, auxquels
le consentement des sujets fait défaut ou dont la légitimité est contestée, mais
qui n’en sont pas moins des États.
On dit alors que ce qui caractérise l’État, c’est qu’il exerce un pouvoir d’une
« essence » particulière, un pouvoir supérieur à tous les autres, qu’on appelle
souverain. Cependant, s’il s’agit de définir l’État par la souveraineté, on ne
peut pas considérer cette suprématie comme une suprématie de fait, une supré-
matie réelle. Il peut se trouver en effet, dans certains pays, des institutions ou
des groupes plus puissants en fait que l’État. La puissance dont il s’agit est donc
une puissance qui n’est pas supérieure en fait, mais seulement en droit.
On constate ainsi que les trois éléments de la définition de l’État correspon-
dent à des phénomènes qui ne sont ni naturels, ni même sociaux et culturels. Il
peut y avoir des États auxquels ne correspondent ni une population, ni un terri-
toire homogènes et dont la puissance n’est pas réellement et matériellement
supérieure. Ces trois éléments doivent donc être eux-mêmes définis juridique-
ment et seulement juridiquement. Mais une définition juridique de l’État – et
par conséquent une définition matérielle du droit constitutionnel – donne lieu
à de nouvelles difficultés.
2. Insuffisance de cette définition matérielle
13. Elle repose sur une définition de l’État. Or celle-ci souffre d’une incerti-
tude grave. La critique, très simple, en a été faite par Hans Kelsen. Définir l’État
par la réunion de trois conditions, c’est affirmer que dès lors qu’on constate que
ces trois conditions sont réalisées, on constate du même coup qu’il existe un
Le droit constitutionnel
29
État. Mais, objecte Kelsen, il est impossible de faire cette constatation, car les
trois conditions ne correspondent pas à des faits empiriques que l’on pourrait
rencontrer dans la nature. Comment savoir par exemple qu’il y a un peuple ?
Un peuple n’est pas un phénomène naturel. C’est un groupe d’hommes, mais
ils n’ont le plus souvent en commun ni la langue, ni la religion, ni l’apparte-
nance ethnique, ni aucun autre caractère. Le seul lien qui les unit, c’est qu’ils
sont tous soumis au même État. Mais on voit par là que si le peuple se définit
par l’État, il devient impossible de définir l’État par le peuple. De même, le
territoire n’existe pas « naturellement ». C’est seulement la portion d’espace
sur laquelle l’État exerce son autorité. Quant à la puissance publique, ce n’est
pas non plus n’importe quelle puissance politique, c’est celle de l’État. La défi-
nition classique de l’État présente donc un caractère tautologique : il y a un État
lorsqu’il y a un peuple, un territoire et une puissance publique et il y a un peu-
ple, un territoire et une puissance publique lorsqu’il y a un État (Kelsen, 1962,
spécialt. p. 275-310).
De plus, le droit constitutionnel a connu depuis le XVIIIe siècle une évolution
considérable. Il n’a plus seulement pour objet l’organisation de l’État et n’a plus
seulement pour fin la limitation du pouvoir et la garantie de la liberté, mais
concerne des domaines sans cesse plus variés et plus nombreux. Cette évolution
s’explique aisément par la hiérarchie des normes (v. supra no 4) : chaque norme
trouve le fondement de sa validité dans une norme supérieure, à laquelle elle
doit être conforme. Cela implique évidemment qu’elle ne peut la modifier.
Appliquée aux rapports de la Constitution et de la loi, cette idée signifie que
la loi ne peut modifier la Constitution. Elle est riche de conséquences pratiques,
car lorsqu’on veut donner à une prescription une très grande valeur, lorsqu’on
veut la mettre à l’abri de toute modification par la loi, on lui donne la forme
constitutionnelle, on l’exprime par un texte constitutionnel et elle devient ainsi
elle-même une norme constitutionnelle. Elle ne pourra alors être modifiée qu’à
la suite d’une procédure spéciale, généralement plus difficile à mettre en œuvre.
Depuis deux siècles, on a énoncé de la sorte des règles nombreuses, le plus
souvent pour garantir des libertés fondamentales, mais aussi pour affirmer les
principes essentiels régissant les matières les plus diverses, ce qui explique la
longueur de plusieurs constitutions contemporaines. Ainsi, la Constitution du
Brésil de 1988 compte 250 articles, alors que celle des États-Unis, plus
ancienne de deux siècles, n’en a que 6 – il est vrai qu’ils sont sensiblement
plus longs. Mais il est impossible de donner une définition purement matérielle
de la constitution, parce qu’il n’y a pas de matière qui soit constitutionnelle par
nature et qu’il est impossible de faire une liste des matières qui seraient néces-
sairement régies par la Constitution. Chacun a en mémoire un amendement à la
Constitution des États-Unis qui avait institué la prohibition de l’alcool, de sorte
qu’il avait fallu un nouvel amendement pour en permettre à nouveau la vente et
la consommation.
3. La Constitution, système d’organes
14. Les hommes qui exercent le pouvoir politique n’exercent pas un pouvoir
propre, mais une compétence. On dit qu’ils ont individuellement ou lorsqu’ils
sont réunis en collèges la qualité d’organes de l’État, parce que leurs actes sont
30
Droit constitutionnel
considérés comme ayant été accomplis par l’État et qu’ils sont attribués à l’État.
On les appelle aussi des autorités ou des pouvoirs publics. Dans les États
modernes, il existe toujours plusieurs de ces organes, de telle sorte que le pou-
voir est partagé entre eux. La constitution est alors l’organisation générale du
pouvoir, qui résulte de la répartition des compétences entre les organes. C’est la
norme qui règle la production des normes les plus élevées du système juridique,
par exemple les lois, les traités ou les décisions par lesquelles les gouverne-
ments exécutent les lois.
On emploie d’ailleurs le mot « constitution » dans un sens très large pour
désigner toute forme d’organisation du pouvoir, même s’il ne s’agit pas du
pouvoir de l’État. On peut parler ainsi de la constitution de l’Église ou des
ordres monastiques ; dans certaines langues étrangères les statuts d’une asso-
ciation sont appelés « constitution » ; on parle aujourd’hui en ce sens de la
« constitution » de l’Union européenne, bien qu’elle ne soit pas un État,
parce qu’elle règle les compétences des organes de l’Union et le processus
de production des normes européennes.
B Définition formelle
15. Mais, on peut donner aussi une définition formelle du droit constitution-
nel : c’est un ensemble de normes qui présentent trois caractéristiques : premiè-
rement leur valeur est supérieure à celle de toutes les autres normes ; deuxième-
la manière dont ces autres normes doivent être
ment elles déterminent
produites ; enfin, elles constituent le fondement ultime de leur validité, sans
que les normes qu’il contient soient elles-mêmes fondées sur d’autres normes
juridiques.
Ces éléments doivent eux-mêmes être explicités. Une norme A a une valeur
supérieure à celle d’une autre norme B, lorsque, en cas de contradiction, il
existe une procédure juridictionnelle pour annuler B ou pour en empêcher l’ap-
plication. La Constitution a ainsi une valeur supérieure à celle des lois lorsqu’il
existe des procédures pour empêcher l’application des lois contraires à la
Constitution. Elle a aussi une valeur supérieure à celle des traités, des décrets,
des contrats et de toutes les autres normes juridiques. Il en résulte qu’une consti-
tution peut abroger ou modifier une loi, mais que l’inverse n’est pas vrai. Il en
résulte aussi que la Constitution ne peut elle-même être modifiée qu’au moyen
d’une procédure spéciale, longue et plus difficile que celle qui permet de modi-
fier les lois.
Une norme A est le fondement de la validité d’une norme B, lorsque A a
donné à une certaine autorité le pouvoir de produire une norme B en suivant
une certaine procédure et respectant certaines conditions et que, à la question
de savoir si et pourquoi B est une norme obligatoire, on répond en disant que
B est valide parce qu’elle a été produite selon les conditions prescrites par
A. Ainsi, on sait en France qu’une loi est une norme obligatoire lorsqu’elle a
été produite par le Parlement conformément à la constitution. La Constitution
est le fondement de validité de la loi. Elle est de même le fondement de validité
des traités, des décrets et d’autres normes encore.
Le droit constitutionnel
31
Elle est le fondement ultime de la validité de toutes les normes. La loi peut à
son tour donner à d’autres autorités le pouvoir de produire des normes. Le fonde-
ment immédiat de la validité de ces normes sera dans la loi, mais comme la loi a
elle-même son fondement dans la Constitution, celle-ci est leur fondement ultime.
La Constitution n’a pas elle-même de fondement, en ce sens qu’il n’y a pas
de norme au-dessus de la Constitution, qui ait autorisé sa production et qui per-
mette de dire qu’il s’agit d’une norme obligatoire.
Certaines de ces normes sont énoncées dans un texte ou document que la
science du droit constitutionnel appelle « constitution formelle », bien qu’il
puisse porter des noms divers (« acte constitutionnel », « loi fondamentale »,
« charte », etc.). Cependant, dans plusieurs pays, la constitution formelle est
appliquée et interprétée par les juges, de sorte que l’ensemble de ces interpréta-
tions, qui forment ce qu’on appelle la « jurisprudence », est aussi une partie du
droit constitutionnel.
Le droit constitutionnel ne se définit plus matériellement par son objet, mais
seulement par sa forme : il s’agit des normes qui occupent le sommet de la hié-
rarchie du système juridique, qui ne peuvent être modifiées par la loi, mais seu-
lement au terme d’une procédure généralement plus lente et plus difficile à met-
tre en œuvre que la procédure législative et qui peuvent porter sur des objets très
variés : l’organisation du pouvoir, les droits de l’Homme ou même une matière,
qui ne concerne ni le pouvoir ni les droits de l’Homme, mais à laquelle on atta-
che une grande importance symbolique, comme par exemple l’hymne national,
les couleurs du drapeau, une devise ou encore la proclamation d’une croyance
religieuse ou philosophique.
Il faut observer que la définition formelle qu’on vient d’esquisser peut être
appliquée d’une manière plus ou moins stricte.
Dans un sens strict, on appellera « constitution » seulement les ensembles de
normes qui présentent tous ces caractères. Seuls les États ont une constitution en
ce sens. Le fait que leur constitution constitue le fondement ultime de toutes les
autres normes, c’est-à-dire de leur droit national, qu’elle soit suprême, est
appelé « souveraineté ». Mais certains États n’ont pas du tout de constitution
au sens formel, bien qu’ils en aient une au sens matériel. C’est le cas de l’An-
gleterre, puisque non seulement il n’y a pas de document écrit appelé constitu-
tion, mais il n’y a pas de norme qui ait une valeur supérieure à celle des lois.
Mais on peut parler aussi de constitution formelle dans un sens large,
lorsque certains seulement de ces caractères sont présents.
De même, l’État membre d’un État fédéral, par exemple la Californie aux
États-Unis ou l’État de Rio de Janeiro au Brésil, a des règles d’organisation et
de fonctionnement du pouvoir politique analogues à celles d’un État unitaire
comme la France. Ces règles forment un ensemble généralement – mais pas
toujours – appelé « constitution ». Elles ont une valeur supérieure à celles de
toutes les normes juridiques de l’État membre et fondent leur validité, mais
elles ne sont pas suprêmes, car la constitution de l’État fédéral a une valeur
encore supérieure.
On s’est demandé si le traité établissant une Constitution pour l’Europe,
rejeté en France par le référendum du 29 mai 2005, créait non seulement une
constitution matérielle – parce qu’elle met en place un système d’organes qui
32
Droit constitutionnel
produisent des normes du niveau le plus élevé – mais également une véritable
constitution formelle. La réponse doit être nuancée. Tout d’abord, cette consti-
tution ne devait pas être adoptée par un pouvoir constituant (v. infra no 296),
mais par un traité – et ne pouvait être révisée que comme un traité, c’est-à-
dire à l’unanimité des États. En outre, elle n’était pas la norme la plus élevée,
bien qu’elle proclamât le principe de sa suprématie sur les droits nationaux,
dans la mesure où elle n’était pas le fondement de validité des constitutions
nationales. Il n’était d’ailleurs même pas certain qu’elle aurait toujours prévalu
en cas de contradiction avec certains principes constitutionnels nationaux jugés
essentiels.
Il ressort de tout ce qui précède que les définitions formelles et matérielles
ne coïncident pas et que certains textes peuvent être appelés ou non constitution
selon les cas. Une norme contenue dans un texte constitutionnel peut être
constitutionnelle formellement, mais non pas matériellement. L’exemple le
plus célèbre est celui d’une disposition de la constitution helvétique qui interdi-
sait l’abattage des animaux selon le rite juif. On l’a insérée pour qu’elle ne
puisse pas être modifiée par une loi ordinaire. À l’inverse, une norme relative
à l’élection des députés, qui, comme en France, n’est pas contenue dans le texte
constitutionnel, mais dans une loi ordinaire, est constitutionnelle matérielle-
ment, mais non formellement, de sorte qu’elle est assez facilement modifiable.
Dans la science du droit constitutionnel, comme dans la science du droit en
général, on privilégie le point de vue formel, parce que c’est celui qui est adopté
par la pratique juridique. Ceux qui élaborent une constitution utilisent ce point
de vue. Pour protéger certaines règles, notamment celles qui concernent des
principes particulièrement importants, contre des atteintes et des modifications
par la voie législative, ils lui donnent la forme constitutionnelle, par exemple en
les inscrivant dans le texte de la constitution. Aujourd’hui un nombre de plus en
plus grand de matières a son fondement dans le droit constitutionnel, dès lors
qu’elles sont en partie régies par des normes formellement constitutionnelles et
que leur suprématie est assurée grâce au contrôle d’une Cour constitutionnelle.
C’est aussi le point de vue qu’adoptent les tribunaux, lorsqu’ils veulent
déterminer si une norme possède ou non la nature constitutionnelle. Ils
appellent en effet, constitutionnelle, toute norme qui ne peut être modifiée
qu’au terme de la procédure de révision constitutionnelle.
Section 2
Le droit constitutionnel comme science
16. Dans un deuxième sens, l’expression « droit constitutionnel » désigne la
discipline, la science, qui étudie l’ensemble de règles que l’on a appelées « droit
constitutionnel » ou « constitution ». Sur la nature et les méthodes de cette
science, il existe des conceptions très différentes, qui reflètent d’ailleurs les
grandes oppositions relatives à la science du droit en général, celle du positi-
visme et du jusnaturalisme, celle de la science du droit ou dogmatique juridique
et de la sociologie (Troper, 2002).
Le droit constitutionnel
33
§ 1. Jusnaturalisme et positivisme
A Le jusnaturalisme
17. Certains croient qu’il existe non pas un droit, mais deux. Le premier est
celui dont on a traité jusqu’à présent, le droit en vigueur, appelé aussi « droit
positif », parce qu’il est l’expression de la volonté de certains hommes et qu’il
a été « posé » par eux. L’autre serait un droit qui ne serait pas produit par la
volonté humaine, mais immanent à la nature (d’où son nom de droit naturel)
ou produit par la volonté de Dieu. Le droit naturel existerait avant le droit posi-
tif et se situerait au-dessus de lui. Il devrait notamment déterminer quelle auto-
rité politique est légitime, c’est-à-dire habilitée à produire du droit positif, et à
quelles conditions ce droit est valide et obligatoire. Il servirait par conséquent
de fondement de validité pour le droit positif. Quant au contenu de ce droit
naturel (ce qu’il prescrit), c’est tout simplement la justice : les hommes doivent
produire un droit positif qui réalise la justice.
Comme on peut s’y attendre, il existe de nombreuses variantes de cette doc-
trine. Les différences tiennent d’abord à la source du droit naturel, que les uns
trouvent dans la volonté de Dieu, d’autres dans la nature des choses, d’autres
encore dans la nature humaine ou dans la Raison. Elles tiennent aussi aux
conceptions de la justice, qui varient considérablement : l’esclavage, qui dans
nos sociétés, apparaît comme la plus grande des injustices, a été souvent consi-
déré comme juste. Enfin, il y a des différences quant aux conséquences qu’on
attache à une contradiction entre le droit naturel et le droit positif. Selon certains
auteurs, qui invoquent le beau mythe d’Antigone, une norme du droit positif qui
serait contraire au droit naturel, donc à la justice, ne serait pas obligatoire et il
serait juste de lui désobéir. Il y aurait même un devoir de désobéissance. D’au-
tres auteurs vont plus loin et estiment que le droit naturel fournit un critère
d’identification du droit : un droit positif contraire au droit naturel ne serait
même pas du droit. D’autres enfin sont plus modérés ; ils considèrent qu’un
droit positif contraire au droit naturel reste du droit, et même qu’il faut lui
obéir, mais que le droit naturel peut servir d’instrument pour le juger et pour
suggérer des améliorations.
En tout cas, le juriste qui adhère à cette conception ne se contente pas de
décrire le droit tel qu’il est. Il pense qu’il lui appartient aussi de parler du
droit tel qu’il devrait être. Cette conception trouve naturellement à s’appliquer
dans de nombreux domaines, mais tout particulièrement à l’égard du pouvoir
politique. Quel est le pouvoir légitime ? Quelles sont les limites du pouvoir et
quels sont les droits naturels de l’homme que ce pouvoir est tenu de respecter ?
Ce sont là quelques-unes des questions traitées par les doctrines du droit naturel.
S’agissant plus spécialement du droit constitutionnel, cette conception se mani-
festerait de la façon suivante : d’une part, une définition matérielle de ce droit ;
il y aurait un droit constitutionnel par nature, qui aurait pour objet l’État ; d’au-
tre part, on peut rattacher au jusnaturalisme l’idée qu’il existerait des formes
juridiques pures, par exemple les régimes parlementaire ou présidentiel
(v. infra no 97 et 102), dont les institutions concrètes devraient se rapprocher.
Mais cette conception se manifeste surtout dans l’idéologie contemporaine des
34
Droit constitutionnel
droits de l’Homme, selon laquelle les gouvernants doivent respecter ces droits,
inscrits dans la nature de l’Homme et qui s’imposeraient même lorsqu’ils ne
sont pas expressément formulés dans le texte de la constitution.
B Le positivisme juridique
1. Le modèle des sciences empiriques
18. Le positivisme juridique se caractérise avant tout par la volonté de cons-
truire une science du droit sur le modèle des sciences de la nature. Ces sciences
consistent dans une description du monde à l’aide de propositions vérifiables
(v. supra no 2). Les jugements de valeur ne sont pas susceptibles d’être vrais
ou faux. Ils correspondent seulement aux émotions et aux goûts de ceux qui
les expriment. Ils ne sont donc évidemment pas vérifiables et la science ne
s’est développée qu’en y renonçant. Or les thèses sur le droit naturel, sur ce
qui est juste et injuste, ne sont que des jugements de valeur. Ils ne correspon-
dent à aucune réalité objective, mais seulement à des opinions subjectives et
relatives. Il suffit d’ailleurs d’examiner les doctrines du droit naturel pour cons-
tater que si toutes veulent soumettre le droit positif à une exigence de justice,
elles diffèrent profondément sur le contenu de la notion de justice. Au contraire,
une véritable science sera « pure » de tout jugement de valeur et se limitera à la
description de son objet.
Il existe une objection classique au positivisme juridique : si l’on s’abstient
de tout jugement de valeur, conformément à l’idéal de pureté, ne va-t-on pas
accepter de considérer comme du droit, n’importe quel système juridique, fût-
il celui de la plus atroce tyrannie ? Le système juridique nazi serait du droit, tout
comme celui de la Suisse. Le positivisme aboutirait ainsi à légitimer n’importe
quel système. À cette objection, les tenants du positivisme opposent deux argu-
ments : d’une part, dire qu’un système est juridique, qu’il forme un droit, ne
signifie pas qu’on le considère comme bon ou qu’on prescrive de lui obéir. Ce
n’est une recommandation ni d’obéir, ni d’ailleurs de désobéir, mais seulement
l’identification d’un objet pour la science du droit, la reconnaissance du fait
qu’il appartient à une certaine classe d’objets. En outre, le positivisme n’interdit
pas tout jugement de valeur, mais seulement celui qui serait énoncé au nom de
la science. Une science peut seulement décrire le réel à l’aide de propositions et
il est logiquement impossible de dériver des prescriptions. Celui qui énoncerait
des jugements de valeur et qui prétendrait le faire en vertu de ses compétences
scientifiques commettrait tout simplement une escroquerie intellectuelle. En
revanche, il est parfaitement légitime de porter un jugement de valeur à partir
d’un autre point de vue que celui de la science. On peut par exemple considérer
du point de vue de la science du droit que le système nazi est un droit, qui peut
être étudié et décrit en tant que tel, selon les méthodes des juristes, et en même
temps, du point de vue moral, soutenir qu’il s’agit d’un droit abominable et
qu’il faut s’efforcer de le détruire par tous les moyens. En pratique, de nom-
breux positivistes ont d’ailleurs eu cette double attitude.
Le droit constitutionnel
35
2. L’objet de la science du droit est le droit
19. Le positivisme juridique se présente sous deux variantes : selon la pre-
mière, il existe peut-être un droit naturel, mais il n’est pas connaissable par la
science et celle-ci ne peut rien en dire. Selon la seconde, plus dure, les seuls
objets existants sont des objets empiriques, c’est-à-dire accessibles aux sens et
les doctrines du droit naturel servent seulement à leurs auteurs à présenter leurs
opinions politiques sous une apparence d’objectivité. Il n’y a pas deux droits,
mais un seul droit, qui est le droit positif. Quoi qu’il en soit, pour les uns
comme pour les autres, une véritable science du droit doit se borner à décrire
ce qu’elle peut connaître. Or, le droit positif est composé de normes qui sont la
signification de certaines phrases (v. supra no 2), par lesquelles certains indivi-
dus expriment leur volonté ; il y a là, dans le fait qu’une volonté a été exprimée,
une réalité empirique qui peut être connue et décrite par la science du droit.
3. Le contenu de la science du droit, les propositions de droit
20. Une véritable science du droit doit se composer de propositions. On les
appelle des « propositions de droit ». Chacune de ces propositions décrit une
norme. Elle est susceptible d’être vraie ou fausse. Elle est vraie si la norme
décrite existe bien, fausse dans le cas contraire. Ainsi, la proposition « il existe
en France une norme selon laquelle, si quelqu’un a commis un meurtre, il doit
être condamné à mort » est fausse, car cette norme a été abrogée en France et
n’existe plus.
La distinction entre normes et propositions de droit est importante, mais par-
fois délicate. Elle est importante, car elles ont des propriétés différentes. Les
normes sont un produit de la volonté, tandis que les propositions de droit sont
un produit de la connaissance. Les normes ne peuvent être ni vraies ni fausses,
tandis que les propositions de droit, elles, sont susceptibles d’être vraies ou
fausses. La distinction est cependant délicate, parce que, bien souvent, on
énonce la proposition de droit non pas sous la forme complète qu’on vient d’in-
diquer « dans le système juridique du pays X, il existe une norme selon laquelle
si quelqu’un a commis un meurtre, il doit être condamné à mort », mais sous
une forme abrégée, qui reproduit purement et simplement le contenu de la
norme. Un professeur de droit par exemple, qui n’énonce pas de norme, mais
seulement des propositions de droit, ne fera pas précéder la description de
chaque norme de la formule « dans le système juridique X, il existe une
norme selon laquelle... » et dira tout simplement : « si quelqu’un a commis un
meurtre, il doit être condamné à mort ». On comprend cependant qu’il s’agit
non d’une norme mais d’une proposition, parce que la phrase n’émane pas
d’une autorité juridiquement autorisée à poser des normes, mais d’un professeur
et qu’elle est logiquement susceptible d’être fausse.
D’après l’exemple sur lequel on a raisonné, on pourrait croire que la
science du droit se borne à reproduire purement et simplement les normes et
qu’elle n’est par conséquent pas d’une grande utilité. Il ne faut pas oublier
cependant que les normes ne sont pas des énoncés, qu’elles ne sont pas acces-
sibles aux sens. La science du droit n’a affaire qu’à des énoncés, qui expri-
ment des normes, mais pas aux normes elles-mêmes. Il lui appartient donc
36
Droit constitutionnel
de découvrir quelles sont ces normes qu’expriment les énoncés, c’est-à-dire
d’en dégager la signification et de la décrire à l’aide d’une proposition de
droit (voir Troper, 2002).
Cette description ne se limite d’ailleurs pas à une indication du contenu de la
norme, de ce qu’elle prescrit. Il faut encore, pour la décrire complètement et
l’expliquer, la comprendre à l’aide de l’ensemble des normes auquel elle appar-
tient. Ce point s’éclairera si l’on raisonne plus spécialement sur la science du
droit constitutionnel.
4. Le contenu de la science du droit constitutionnel
21. La science du droit constitutionnel est simplement une partie de la science
du droit. Si son objet est spécifique – c’est la Constitution – sa fonction est iden-
tique : elle énonce des propositions de droit. Elle est en présence de textes. Soit,
par exemple, cette phrase bien connue : « la loi est l’expression de la volonté géné-
rale ». Il est évidemment possible, mais peu utile, d’énoncer la proposition de
droit : « il existe une norme selon laquelle la loi est l’expression de la volonté
générale ». Mais, on peut la comprendre et ainsi la décrire complètement dans le
système auquel elle appartient. Cela peut s’entendre au moins de trois manières.
En premier lieu, du point de vue formel, cette norme se situe à un certain
niveau de la hiérarchie de l’ordre juridique. Le texte qui l’exprime est l’article 6
de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, à laquelle ren-
voie le préambule de la Constitution de 1958. Elle fait donc partie aujourd’hui
de la constitution formelle, ce qui signifie qu’elle s’impose à tous et notamment
au législateur.
En deuxième lieu, du point de vue matériel, on doit indiquer ce que signifie
que « la loi est l’expression de la volonté générale ». Or cette phrase ne peut se
comprendre que par rapport à une conception d’ensemble du pouvoir politique,
élaborée au XVIIIe siècle, mais qui inspire encore le droit français. Cette phrase,
rédigée au mode indicatif, n’acquiert une signification prescriptive qu’à condi-
tion d’être éclairée par son contexte. Elle signifie alors que celui qui énonce la
loi, n’a pas de droit propre à exercer le pouvoir législatif, que la volonté qu’il
exprime n’est pas la sienne mais la volonté générale, qu’il n’est pas le souve-
rain, mais seulement son représentant.
En troisième lieu, d’un point de vue matériel encore, il faut déterminer le
contenu précis de la prescription. L’énoncé « la loi est l’expression de la volonté
générale » peut bien signifier une prescription, mais cette prescription ne peut être
considérée comme une norme qu’une fois établi quelle est la conduite qui doit
avoir lieu. On se demandera par exemple si la formule de l’article 6 implique
que tout ce que fait le détenteur du Pouvoir législatif doit être considéré comme
l’expression de la volonté générale ou si certaines conditions doivent en outre être
remplies. Bien entendu, la lecture, même attentive, de l’article 6 ne fournit pas la
réponse à cette question. La science du droit constitutionnel ne peut donc la four-
nir seule, mais il lui appartient d’abord de poser cette question (in abstracto, en
dehors de toute difficulté particulière, en l’absence de tout litige concret) et d’ex-
poser les diverses solutions possibles, ensuite de décrire la solution apportée par
le droit positif. Ainsi, dans le cas envisagé, sous la IIIe République, la solution
le pouvoir législatif est l’expression de la volonté
était : « tout ce que fait
Le droit constitutionnel
37
générale, c’est une loi » ; sous la Ve République, la solution, qui résulte de la
jurisprudence du Conseil constitutionnel est au contraire : « ce qu’a adopté le
pouvoir législatif n’est l’expression de la volonté générale qu’à condition de
l’avoir été en conformité avec la constitution ».
On constate ainsi qu’il existe un rapport étroit entre le texte en question et
l’organisation générale du pouvoir. C’est parce que la constitution est un système
d’organes que le contenu de l’article 6 de la Déclaration acquiert une signification
particulière selon le système dans lequel on l’interprète, une signification diffé-
rente sous la IIIe et sous la Ve République.
§ 2. Droit constitutionnel et science politique
22. La distinction reflète celle de la science du droit et de la sociologie. Ces
deux disciplines ont été perçues tantôt comme une seule et même science, tantôt
comme deux disciplines soit opposées soit complémentaires.
A L’unité du droit constitutionnel et de la science politique
23. Jusqu’au début du XXe siècle, droit constitutionnel et science politique
ne formaient qu’une seule et même discipline. Cette situation s’explique par
deux facteurs principaux.
D’une part, la distinction d’inspiration positiviste entre le point de vue
descriptif et le point de vue prescriptif n’était pas clairement établie et la science
politique se donnait pour tâche de découvrir le meilleur système de gouverne-
ment. Elle avait donc pour contenu un ensemble de prescriptions. C’est en ce
sens que, par exemple les histoires de la science politique publiées au XIXe siècle
portaient sur ce qu’on appellerait aujourd’hui philosophie ou théorie politique.
Lorsque ces prescriptions étaient précises, elles pouvaient prendre l’apparence
de règles constitutionnelles.
D’autre part, même dans une perspective plus proche de la conception posi-
tiviste, décrire l’organisation et le fonctionnement du Pouvoir, c’était décrire les
règles effectivement appliquées, de même qu’on décrit et explique un jeu en
énonçant les règles.
B La distinction du droit constitutionnel et de la science politique
24. Les deux disciplines se sont séparées, lorsque ces facteurs se sont affaiblis.
D’un côté, on a admis qu’il fallait distinguer entre les règles dont on pouvait cons-
tater qu’elles sont en vigueur, qu’elles font partie du droit positif, et d’autre part
celles dont on pouvait souhaiter l’introduction, qu’on pouvait préconiser, mais
qu’on ne pouvait pas décrire. D’où une première distinction entre d’une part la
théorie politique, prescriptive, et d’autre part, la science du droit et la sociologie,
descriptives. D’un autre côté, on pouvait constater facilement que le fonctionne-
ment réel du pouvoir politique ne peut se comprendre comme le résultat d’une
simple application de règles de droit et qu’il y a des situations, de plus en plus
38
Droit constitutionnel
nombreuses au XIXe siècle, où celui que le droit désigne comme le principal déten-
teur du Pouvoir, le monarque, n’est plus en mesure de l’exercer que partiellement
ou plus du tout. Il faut alors chercher d’abord à décrire la répartition réelle du
pouvoir, puis à l’expliquer et on ne peut naturellement le faire qu’en mettant en
évidence les rapports sociaux. Il se constitue donc, à côté d’une discipline propre-
ment juridique, le droit constitutionnel qui étudie les règles, une discipline socio-
logique, la science politique attachée à décrire la réalité.
Cette dualité a entraîné en France, au lendemain de la Seconde Guerre mon-
diale, une rivalité et un déclin de la science du droit constitutionnel, qui appa-
raissait définitivement inapte à décrire le réel et se trouvait donc cantonnée dans
ses tâches traditionnelles : décrire les normes en vigueur et en éclairer les fon-
dements à l’aide des grandes doctrines. À vrai dire, la description des règles
constitutionnelles n’ajoutait que peu d’éléments nouveaux à la simple lecture
des textes de constitution et, d’un autre côté, les grandes doctrines de l’époque
révolutionnaire et leur rapport avec les règles du droit positif avaient été dans
l’ensemble très bien et très complètement présentés par les juristes des généra-
tions précédentes comme Esmein ou Carré de Malberg.
On a donc admis à cette époque que, puisque la science du droit constitu-
tionnel ne donnait pas accès à une connaissance de la politique, il fallait com-
pléter l’exposé des règles par la description du fonctionnement réel. C’est ainsi
que les programmes des études de droit ont été modifiés pour faire figurer dans
le titre des cours, à côté de l’expression « droit constitutionnel », celle de
« science politique » ou d’« institutions politiques ».
Cette modification n’était cependant qu’un maquillage superficiel. Aussi, à
quelques remarquables exceptions près, les ouvrages de droit constitutionnel pos-
térieurs à la Seconde Guerre mondiale en France, se présentaient-ils comme des
ouvrages pédagogiques, utiles, mais sans grande originalité, tandis que les plus
brillants parmi les juristes de droit public se dirigeaient soit vers le droit adminis-
tratif, soit vers la science politique.
C Le renouveau du droit constitutionnel
25. Ce déclin paraît aujourd’hui définitivement enrayé, en raison de deux
séries de facteurs, qui tiennent les uns à l’influence de la science politique, les
autres aux transformations de fond du droit constitutionnel.
En premier lieu, la science du droit constitutionnel a commencé de modifier
sa méthodologie en empruntant à la science politique deux instruments, qu’elle
avait d’ailleurs elle-même importés d’autres disciplines et qui s’étaient révélés
particulièrement efficaces : l’analyse stratégique et l’analyse systémique. La
première consiste à expliquer les actions des autorités publiques en les conce-
vant comme des conduites organisées en vue d’un certain but, en fonction des
conduites réelles ou probables des autres autorités. On a, par exemple, construit
des modèles théoriques, pour rendre compte des comportements des pouvoirs
publics constitutionnels sous la Ve République, dans différentes hypothèses de
concordance ou, au contraire, de divergence entre la majorité parlementaire et la
majorité présidentielle. L’analyse systémique, elle, envisage le pouvoir comme
un ensemble d’interactions entre des éléments, qui ne sont pas invariables, mais
Le droit constitutionnel
39
qui prennent leur signification et se modifient en fonction de ces interactions.
On ne peut donc se borner à raisonner comme si le droit constitutionnel positif
consistait dans une série de règles, logiquement déduites de quelques principes
fondamentaux. Ces principes se modifient en fonction des systèmes constitu-
tionnels dans lesquels ils se trouvent insérés et en raison de leurs rapports
avec les autres éléments de ces systèmes2.
Mais le renouveau de la science du droit constitutionnel résulte aussi en
grande partie des transformations qui affectent le fond du droit constitutionnel.
Il s’agit principalement du prodigieux développement de la justice constitution-
nelle (v. infra no 51 s. et infra no 755 s.). Dans de nombreux pays ont été créées
des cours constitutionnelles. Elles ont produit des jurisprudences d’une grande
portée et d’une grande complexité. Ces cours sont en effet amenées notamment
à contrôler la validité des lois dans les matières les plus diverses et à examiner si
elles sont conformes aux principes contenus dans la Constitution. Il faut donc
admettre d’abord que toutes les branches du droit, le droit civil, le droit pénal, le
droit du travail ou le droit commercial, ont leurs bases dans la constitution,
ensuite que ce sont les cours constitutionnelles, chargées d’en interpréter le
texte, qui contribuent à déterminer ces bases. La science du droit constitutionnel
retrouve alors un rôle essentiel : décrire et commenter cette jurisprudence.
Aujourd’hui, on aperçoit dans la science française du droit constitutionnel deux
orientations principales. La première étudie un objet traditionnel, les institutions,
mais en intégrant les méthodes nouvelles. La seconde applique la méthode juri-
dique classique, la dogmatique, à un objet nouveau, la justice constitutionnelle.
D Les rapports du droit constitutionnel et de la science politique
aujourd’hui
la science institutionnelle est
26. Ces rapports sont différents pour les deux orientations qu’on vient d’in-
diquer :
incontestablement plus proche de la
science politique. Il y a non seulement une influence méthodologique, mais
aussi des objets en partie communs. L’exemple le plus célèbre est celui des
partis politiques : ils sont mentionnés dans plusieurs constitutions modernes et
on les considère parfois comme des organes de l’État, de sorte que la science du
droit constitutionnel peut désormais les faire figurer parmi les éléments des sys-
tèmes constitutionnels et étudier leurs relations avec les autres composantes : les
autorités et leurs compétences. De son côté, la science politique, qui cherche à
comprendre les systèmes de partis, c’est-à-dire leur nombre, leurs relations
mutuelles, leurs structures, fait une place importante à un élément proprement
juridique, le mode de scrutin.
Les relations entre la science politique et la seconde orientation de la science du
droit constitutionnel, celle qui étudie la justice constitutionnelle, sont moins étroites,
pour des raisons évidentes : s’il s’agit de comprendre le sens et la portée d’une
jurisprudence, cela ne peut se faire par une méthode empruntée à la sociologie,
mais seulement au moyen de cette science propre aux juristes, la dogmatique.
Ces nouvelles méthodes sont décrites par D. COOTER, The Strategic Constitution, 1999, acces-
2.
sible en ligne : http://works.bepress.com/Robert_cooter/51.
40
Droit constitutionnel
Il faut noter cependant un intérêt nouveau de la science politique, non certes
pour le droit constitutionnel lui-même, mais pour la science du droit constitu-
tionnel et les juristes, désormais appréhendés comme acteurs du jeu politique
(Gaxie, 1989 ; Poirmeur et Rosenberg, 1989).
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Première partie
Théorie générale de l’État
28. Qu’est-ce que la théorie générale de l’État ? – Les institutions ne sont
pas de simples assemblages, mais des systèmes. Il y a entre les deux notions
d’assemblage et de système de grandes différences. Pour réaliser un assem-
blage, comme par exemple en mécanique, on choisit et on monte dans un cer-
tain ordre des pièces fabriquées à l’avance. Au contraire, un système présente au
moins cette propriété que c’est lui qui non seulement donne leur rôle aux élé-
ments, mais encore les modifie.
C’est pourquoi il n’est pas possible d’exposer une théorie générale de l’État,
qui aurait pour objet l’étude séparée de quelques éléments invariables (la sou-
veraineté, la représentation, la séparation des pouvoirs, etc.), et qui précéderait
l’étude des différents régimes politiques, laissée à la science du droit constitu-
tionnel. Une telle démarche reposerait sur l’idée que chaque type de régime
n’est qu’un montage différent de ces mêmes éléments. Mais ce serait méconnaî-
tre que les éléments ne sont en réalité jamais les mêmes.
La théorie générale de l’État n’est donc pas l’analyse des éléments invaria-
bles de tout système politique.
En réalité, ce qu’on expose d’habitude sous cette rubrique n’est pas une
« théorie générale de l’État ». Une théorie générale est un ensemble coordonné
de propositions que l’on tient pour vraies et qui ont non un objet particulier, non
pas tel ou tel État, mais tous les États existants ou même tous les États possi-
bles. Or, la théorie générale de l’État ou bien n’est pas une théorie, ou bien elle
n’est pas générale et elle ne porte pas réellement sur l’État. Ce qu’elle contient
d’ordinaire peut en effet être regroupé sous deux rubriques.
On y trouve d’abord non pas des propositions, mais des prescriptions très
générales, appelées « principes ». Ainsi « les pouvoirs doivent être séparés »
ou « pour que la loi soit l’expression de la volonté générale, il faut qu’elle soit
adoptée par les représentants du souverain ». Certes, ces prescriptions, à la dif-
férence des commandements, se présentent parfois non pas comme l’expression
de la volonté de leurs auteurs, mais comme l’indication de moyens propres à
réaliser une certaine fin. La séparation des pouvoirs serait un moyen de préser-
ver la liberté, le contrôle de constitutionnalité un moyen d’assurer la suprématie
de la constitution. Il s’agirait donc non de véritables prescriptions, mais de lois
scientifiques. Pourtant, il faut constater que le rapport entre moyens et fins est
ici très vague. Ces « lois » ne peuvent être admises que si l’on précise le sens
que l’on donne aux expressions par lesquelles on désigne les fins (liberté) ou les
moyens (séparation des pouvoirs). Selon le sens qu’on donne à ces mots, les
42
Droit constitutionnel
moyens permettent ou non de réaliser les fins considérées, de sorte que la théo-
rie générale de l’État porte en réalité non sur l’État, mais sur la langue.
On trouve aussi dans la théorie générale de l’État de véritables propositions.
Il s’agit ici non de l’énoncé de principes, mais d’affirmations que ces principes
existent dans tel ou tel système constitutionnel, c’est-à-dire qu’ils y sont respec-
tés. Cet énoncé forme bien une théorie, mais celle-ci n’a rien de général.
Ainsi, lorsque la théorie générale de l’État traite de la séparation des pou-
voirs, elle n’énonce pas, en dépit des apparences, une théorie selon laquelle les
pouvoirs seraient séparés dans tous les systèmes constitutionnels ou même dans
quelques-uns de ces systèmes. Elle se borne à affirmer que certains systèmes
ont été construits conformément à une prescription générale nommée « le prin-
cipe de la séparation des pouvoirs ». Mais il lui faut alors examiner ce qui est
ainsi prescrit concrètement et constater que le contenu des prescriptions est très
variable selon les constitutions. Aussi, de l’affirmation que les pouvoirs sont
séparés dans tel ou tel système constitutionnel, on ne peut rien inférer sur le
nombre des autorités, leurs rapports mutuels ou leurs compétences. La théorie
classique en conclut qu’il y a diverses interprétations du principe, ce qui veut
dire qu’aucune théorie générale n’est possible.
Il est cependant impossible de comprendre et de décrire les règles du droit
constitutionnel positif sans le secours de cette théorie générale de l’État. Ceux
qui élaborent une constitution et adoptent les règles constitutionnelles positives,
doivent justifier leurs choix. Ils ne peuvent le faire exclusivement par des consi-
dérations techniques, parce qu’il n’existe pas de technologie constitutionnelle.
Ils doivent donc donner des justifications à l’aide de principes, variables selon
les pays et les époques, même s’ils portent le même nom. On peut donc com-
prendre la théorie générale de l’État à la fois comme l’inventaire, dans les dif-
férents contextes où ils se posent, des problèmes constitutionnels pratiques, des
manières dont ils se posent, des types de solutions qui leur sont apportées et des
principes par lesquels on les justifie.
Chapitre 1
La Constitution
Section 1
Les sources du droit constitutionnel
29. Position du problème. – On ne peut affirmer l’existence d’une règle et
justifier cette assertion qu’en indiquant où cette règle peut être trouvée, com-
ment elle a été produite ou découverte et exprimée. Dire, par exemple, que le
Président de la République française est élu au suffrage universel, c’est dire
qu’il existe une règle, introduite dans la Constitution, par la révision de 1962.
On a indiqué la « source » de la règle.
Il faut souligner que, si l’on distingue la constitution matérielle et la consti-
tution formelle (v. infra no 30), la question des sources part de la constitution
matérielle pour déboucher sur une réponse formelle : on connaît l’existence
d’une règle ayant pour objet l’organisation du pouvoir et l’on cherche à en
connaître l’origine ou « source formelle ».
Le terme de « sources » a évidemment son origine dans une métaphore, qui
se comprend elle-même, à la lumière d’une théorie du droit implicite. Une
source est le point où l’eau sort des profondeurs de la terre, et émerge à la
lumière. Parler de sources du droit, c’est donc présupposer que, comme l’eau,
le droit existait avant d’apparaître aux hommes, et que ceux qui paraissent pro-
duire des règles ne font que les découvrir et les exprimer, mais ne les créent pas.
Les doctrines d’inspiration jusnaturaliste ou sociologique, lorsqu’elles exami-
nent les sources du droit, posent donc en réalité deux questions différentes : la
première porte sur l’origine de la règle, avant qu’elle ne soit exprimée ; c’est la
question des sources matérielles. La seconde porte sur l’expression elle-même ;
c’est la question des sources formelles. Selon cette conception, la question des
sources formelles est moins importante. Il ne s’agit que de technique. Les
réponses à la première question, celle des sources matérielles, sont très diverses.
Il peut s’agir du droit naturel, de l’Histoire ou de la conscience collective.
On comprend que la question des sources ne porte pas en réalité seulement
sur l’origine des règles, mais que, au-delà, il s’agit bien souvent de leur fonde-
ment ou de leur légitimité. Affirmer que telle règle du droit positif, exprimée
dans la loi (la source formelle) a pour source matérielle le droit naturel, c’est
parler de son origine, dire que le législateur s’est inspiré d’une doctrine du
droit naturel, mais c’est dire aussi que la règle positive est conforme au droit
naturel et qu’il faut lui obéir.
44
Droit constitutionnel
Une telle position est inacceptable du point de vue d’une théorie positiviste,
qui considère quant à elle qu’il n’y a de droit que « posé » (v. supra no 17 et 18).
Le droit contenu dans les sources matérielles n’est donc pas du droit. Il ne
deviendra du droit qu’après avoir été « posé », c’est-à-dire exprimé par une
autorité compétente. De ce point de vue, il n’y a que des sources formelles. Il
faut ajouter deux remarques : tout d’abord, la question du fondement du carac-
tère obligatoire des règles de droit n’est pas une question juridique, mais une
question morale. La science du droit se borne à identifier et à décrire les règles ;
elle ne prescrit pas qu’on leur obéisse et ne recherche donc pas le fondement
d’une prescription qu’elle ne formule pas. Par ailleurs, il est vrai que la question
des sources ne porte pas toujours sur le fondement de l’obligation. Pour la
sociologie du droit, il peut s’agir seulement d’identifier les représentations de
la règle désirable, dont le législateur a pu s’inspirer. Une telle question présente
un intérêt scientifique évident. Cependant, elle ne peut être traitée par la science
du droit, car elle ne porte pas réellement sur des normes, mais sur des faits psy-
cho-sociaux. Elle relève donc seulement d’une discipline ayant ces faits pour
objet et usant d’une méthodologie différente, la sociologie juridique.
Une théorie positiviste ne s’intéresse, par conséquent, qu’aux sources for-
melles, c’est-à-dire aux techniques par lesquelles sont produites les normes juri-
diques. On dit qu’une norme a été posée lorsqu’un certain fait (par exemple un
acte de volonté) a été institué par une norme supérieure comme ayant la signi-
fication d’une prescription. Il existe donc autant de sources qu’il y a de faits
institués de cette manière. Il est cependant possible de les regrouper en types
et ce sont ces types que la théorie positiviste appellera « sources formelles ».
On peut d’ailleurs les regrouper de deux manières différentes. On peut d’abord
considérer que toute norme est posée conformément à une norme supérieure et
qu’elle-même autorise la création d’une norme inférieure, ce qui conduit à dis-
tinguer les sources selon le niveau auquel elles se situent dans la hiérarchie de
l’ordre juridique. On énumérera alors la Constitution, la loi, l’acte du pouvoir
exécutif. On peut aussi les classer selon que le fait institué comme signification
d’une norme est un acte de volonté ou un autre type de fait, par exemple une
coutume.
On comprend alors toute l’importance de la question des sources : c’est par
les sources qu’on peut identifier une branche du droit. Le droit constitutionnel
est une partie du système juridique, un sous-système. On le distingue des autres
branches parce qu’il possède un ensemble de sources spécifiques. On parle alors
d’autonomie du droit constitutionnel. Cette autonomie provient avant tout du
niveau auquel se situent les sources, notamment dans la constitution formelle,
mais elle résulte aussi du rôle différent qu’y jouent la loi, la coutume ou la
jurisprudence.
On traitera successivement de la hiérarchie des sources (§ 1) et du type de
faits producteurs de droit (§ 2).
La Constitution
45
§ 1. La hiérarchie des sources de la constitution matérielle
A La constitution formelle
30. C’est l’ensemble des règles, quel que soit leur objet, qui sont énoncées
dans la forme constitutionnelle : elles sont en général contenues dans un docu-
ment spécial, mais surtout, elles ont une valeur supérieure à celle de toutes les
autres normes positives et ne peuvent être modifiées que conformément à une
procédure spéciale, plus difficile à mettre en œuvre que celle qui permet de
modifier une autre norme, par exemple une loi ordinaire. Cette qualité de la
constitution formelle est appelée « rigidité ». On étudiera donc la rigidité de la
constitution formelle avant d’en examiner le contenu.
1. La rigidité constitutionnelle1
a) La justification de la rigidité : la séparation du pouvoir constituant
et des pouvoirs constitués
31. L’auteur de la Constitution est appelé « pouvoir constituant ». Les pro-
cédures d’adoption et de mise en vigueur sont très variables. Le texte peut être
adopté par une assemblée, qui prend le nom d’assemblée constituante ou de
« convention », ou par un gouvernement. Il peut être seulement préparé par
une assemblée ou un gouvernement, puis soumis au référendum. Quoi qu’il en
soit, le pouvoir constituant est celui ou ceux, dont le consentement a permis
l’entrée en vigueur du texte.
Cette constitution a toujours pour objet – et pour contenu minimum – d’ins-
tituer des autorités ou organes ou encore « pouvoirs constitués » et de répartir
entre eux des compétences. C’est cette répartition que l’on appelle séparation
des pouvoirs. Or, il est clair que si l’une de ces autorités pouvait modifier la
constitution, elle accroîtrait ses propres compétences au détriment des autres et
détruirait ainsi l’ensemble des équilibres que le pouvoir constituant a cherché à
établir. La séparation des pouvoirs ne peut donc être préservée que si les pou-
voirs constitués ne disposent pas du pouvoir constituant, c’est-à-dire si la
constitution est « rigide ».
Au contraire, la constitution serait « souple » si elle pouvait être facilement
modifiée par l’un des pouvoirs constitués, par exemple par le pouvoir législatif,
au terme de la procédure législative ordinaire. C’est précisément le cas à chaque
fois qu’il n’y a pas de constitution formelle, ou bien parce que la constitution est
coutumière, comme en Grande-Bretagne ou bien parce qu’elle est pour l’essen-
tiel exprimée dans des lois ordinaires, comme en Israël.
b) L’expression de la rigidité : la distinction du pouvoir constituant originaire
et du pouvoir constituant dérivé
32. La rigidité ne signifie pas que la constitution ne pourra pas être modifiée
ou révisée, mais qu’elle ne pourra l’être que selon certaines formes, qu’elle a
1.
KLEIN, 1996.
46
Droit constitutionnel
elle-même organisées et par les organes qu’elle a institués à cet effet. On appelle
« pouvoir constituant dérivé » le pouvoir des organes compétents pour modifier
la constitution, par opposition au « pouvoir constituant originaire », celui des
organes qui ont adopté la constitution. En pratique, on emploie aussi ces expres-
sions pour désigner non seulement le pouvoir de ces organes, mais les organes
eux-mêmes.
Le principe de la séparation du pouvoir constituant et des pouvoirs consti-
tués interdit de confier entièrement le pouvoir constituant dérivé à l’un des pou-
voirs constitués, mais non de leur attribuer un rôle dans la procédure de révision
constitutionnelle. Ainsi, le Parlement peut intervenir dans cette procédure de
plusieurs manières : pour élaborer une proposition de révision, pour la discuter
et l’adopter, pourvu qu’il ne le fasse pas selon la procédure législative ordinaire
ou qu’il ne statue pas dans la même formation.
Le pouvoir constituant dérivé est ainsi enfermé dans des limites, qui tou-
chent à la forme de la révision, mais aussi quelquefois au fond.
Les limites ou conditions de forme peuvent tenir aux délais dans lesquels la
procédure peut être entamée, aux circonstances dans lesquelles elle peut avoir
lieu ou à la procédure.
C’est ainsi qu’il est possible qu’une constitution interdise toute révision pen-
dant un certain délai suivant son entrée en vigueur. Elle ne pourra intervenir que
lorsque quelques années d’expérience en auront montré les défauts. Ainsi, la
Constitution de 1791 interdisait toute révision pendant les dix premières années
de son application (v. infra no 199).
En deuxième lieu, la constitution peut interdire toute révision dans certaines
circonstances, par exemple lorsqu’une partie du territoire national est occupée
par une puissance étrangère ou en temps de guerre ou en période de crise.
En troisième lieu, elle peut organiser une procédure de révision contrai-
gnante. On peut ainsi distinguer l’adoption d’un vœu de révision et la révision
proprement dite, ces deux opérations étant confiées à deux organes différents.
On peut généralement attribuer un rôle dans la révision soit à certains des pou-
voirs constitués, mais statuant au terme d’une procédure spéciale, soit à un
organe spécialement institué à cet effet, par exemple une assemblée de révision.
Dans ce dernier cas, cet organe pourra ou bien exercer seulement le pouvoir de
révision ou bien assurer aussi des fonctions normalement exercées par le Parle-
ment. La constitution peut encore exiger, comme en France, que les projets
soient adoptés à des majorités qualifiées (plus importantes que la majorité sim-
ple) ou qu’ils soient ratifiés par référendum ou encore par un certain nombre
d’États dans un État fédéral, comme c’est le cas aux États-Unis. On peut natu-
rellement combiner toutes ces limitations de différentes manières.
Les limites de fond consistent dans l’interdiction de modifier la constitution
sur certains points. En France, par exemple, il est interdit de modifier la forme
républicaine du régime (art. 89 al. 5 de la Constitution de 1958). Mais on peut
interdire aussi de porter atteinte au caractère socialiste de l’économie, au carac-
tère fédéral de l’État ou à certains droits fondamentaux, comme le fait la Loi
fondamentale allemande pour ses vingt premiers articles (v. infra no 234).
Ces conditions ne sont pas également contraignantes. Les conditions de fond
ne limitent pas véritablement le pouvoir dérivé, parce qu’il est toujours possible
La Constitution
47
de réviser dans un premier temps les dispositions de la constitution, qui fixent
ces limites, pour, dans un second temps, opérer la révision désirée. En France,
on pourrait par exemple réviser la constitution pour supprimer l’interdiction de
porter atteinte à la forme républicaine et la réviser une seconde fois pour insti-
tuer une monarchie. Ces conditions sont donc avant tout des limites morales.
Les conditions de forme, elles, ne peuvent être tournées aussi facilement, car
il faudrait, pour les modifier, si on les juge trop sévères, réviser la constitution
dans les formes prévues. Une telle révision n’est pourtant pas impossible.
On peut d’abord interpréter et appliquer des dispositions jugées habituelle-
ment étrangères à la révision. Ainsi, en France, le général de Gaulle a appliqué à
la révision, non pas l’article 89 de la Constitution, mais l’article 11, dont tous
estimaient jusqu’alors qu’il ne pouvait être employé que pour soumettre au réfé-
rendum un projet de loi ordinaire (v. infra no 503).
Il faut aussi mentionner la doctrine de la supra-constitutionnalité, qui trouve
son origine chez C. Schmitt. Elle suppose l’existence de deux niveaux de règles
constitutionnelles : celui des lois constitutionnelles et celui de la constitution
proprement dite. Les lois constitutionnelles contiennent des règles techniques
relatives à l’organisation des pouvoirs publics, à leurs compétences ou à leurs
relations mutuelles. Elles peuvent être modifiées conformément à la procédure
prévue pour la révision. En revanche, la constitution proprement dite (appelée
quelquefois « constitution matérielle », dans un sens de cette expression très dif-
férent de celui que nous employons dans ce volume) comprend les principes
politiques fondamentaux de l’État. Les partisans de cette doctrine soutiennent
que le pouvoir constituant dérivé, parce qu’il est institué par la constitution,
n’est en réalité qu’un pouvoir constitué. Il n’aurait donc qu’une compétence
limitée : il ne pourrait modifier que les « lois constitutionnelles », mais non la
constitution elle-même (Beaud, 1993 ; Troper, 2001, p. 334 s.).
Dans sa variante moderne, la doctrine de la supra-constitutionnalité conduit
à accorder au juge constitutionnel le pouvoir d’annuler les lois de révision
constitutionnelle qui toucheraient à certains principes fondamentaux. On estime,
par exemple, que si la constitution interdit de porter atteinte à la forme républi-
caine, elle interdit implicitement d’enfreindre certains principes liés à cette
forme républicaine, comme le caractère démocratique ou l’État de droit (Troper,
1994a). Cette doctrine inspire certains aspects de la jurisprudence des cours
constitutionnelles en Allemagne et en Italie (CCC 2009).
En revanche, la constitution proprement dite est, selon cette doctrine, l’ex-
pression de la volonté du souverain lui-même, qui, par définition, ne saurait être
soumis à aucune forme.
Il faut encore ajouter un point capital : la constitution formelle, comme tout
texte juridique, ne se transforme pas seulement par la révision constitutionnelle.
Elle subit une évolution, qui peut être considérable, en raison des conditions
dans lesquelles elle est appliquée, c’est-à-dire interprétée (v. infra Section 2).
2. Fonction de la Constitution
33. La fonction de la Constitution est complexe et d’ailleurs variable. Toutes
les constitutions n’ont pas les mêmes fonctions. Parmi celles qu’elle peut rem-
plir, il faut distinguer des fonctions juridiques et politiques.
48
Droit constitutionnel
34. Du point de vue juridique, la fonction de la Constitution peut être triple :
En premier lieu, elle est le fondement de la validité de l’ordre juridique tout
entier. C’est parce qu’elle a été adoptée conformément à la Constitution
qu’une loi peut être considérée comme une norme juridique, qu’elle est donc
obligatoire et qu’elle peut elle-même servir de fondement à d’autres normes.
La constitution est donc le fondement ultime de chacune des normes qui font
partie du système juridique.
Elle n’est elle-même subordonnée à aucune autre norme. Il peut arriver que
des conventions ou des juridictions internationales proclament la suprématie du
droit international sur le droit des États, y compris sur leurs constitutions. C’est
par exemple le cas du droit de l’Union européenne (cf. infra no 309 et 702).
Cependant, cette suprématie, même lorsqu’elle est acceptée par les États, ne
trouve pas son fondement dans les traités, mais dans les constitutions nationa-
les. C’est ce qu’ont décidé plusieurs cours constitutionnelles des États membres
de l’Union européenne, par exemple le Conseil constitutionnel français, qui a
considéré que si le droit européen prévaut sur la constitution, c’est parce que
la constitution institue cette suprématie et que, par conséquent, celle-ci ne sau-
rait aller jusqu’à porter atteinte à l’identité constitutionnelle de la France, ni
limiter le pouvoir constituant (cf. infra).
En deuxième lieu, la constitution détermine les modalités de désignation des
gouvernants et leur attribue des compétences, c’est-à-dire qu’elle définit les cas
dans lesquels les volontés des individus sont détachées de leur auteur pour être
imputées à l’État. Ces individus sont alors appelés les organes de l’État. Ce
qu’ils veulent, ce qu’ils font, c’est l’État qui est censé le vouloir et le faire.
En troisième lieu, la constitution énonce des principes, par exemple ceux qui
sont relatifs à la souveraineté, la représentation ou la séparation des pouvoirs,
qui justifient les règles positives qu’elle contient par ailleurs et qui permettront
de justifier ultérieurement des interprétations particulières du texte.
35. Du point de vue politique, la fonction de la Constitution est également
complexe.
1) Tout d’abord, la Constitution organise la transmission et l’exercice du
pouvoir. Les constitutions modernes s’efforcent d’organiser le pouvoir – ou pré-
tendent le faire – de telle manière qu’il ne puisse être exercé dans l’intérêt per-
sonnel des gouvernants, mais seulement en vue d’un intérêt général, qui peut
d’ailleurs être conçu de plusieurs manières.
Historiquement, les premières constitutions ont été rédigées au XVIIIe siècle,
non pour assurer l’intérêt du peuple, au sens que lui donnera plus tard Abraham
Lincoln, qui définissait la démocratie comme « le gouvernement du peuple, par
le peuple, et pour le peuple », mais pour protéger la liberté. On appelle donc
« constitutionnalisme » l’idéologie qui entend organiser le pouvoir pour préser-
ver la liberté, notamment par la séparation des pouvoirs et la représentation. Le
constitutionnalisme soulève deux problèmes difficiles. Le premier est un pro-
blème technique : quel est le type d’organisation qui permettra d’atteindre effec-
tivement le but recherché ? Le second problème est théorique : si l’idéal libéral
implique que le pouvoir soit partagé entre plusieurs, comment cet idéal est-il
conciliable avec la théorie démocratique, qui entend, elle, reconnaître au peuple
un pouvoir sans partage ?
La Constitution
49
2) Ensuite, la Constitution est le fondement de la légitimité des gouvernants.
Ceux-ci peuvent justifier leur pouvoir et leurs décisions par le fait qu’ils ont été
désignés conformément à la constitution et qu’ils exercent des compétences qui
leur ont été attribuées par la loi fondamentale.
3) Ceux qui rédigent les constitutions appartiennent à des forces politiques
qui se réclament de conceptions différentes de la liberté, des droits fondamen-
taux à préserver ou de la démocratie. Ils cherchent aussi à défendre des intérêts
idéologiques ou matériels. La Constitution a dès lors pour fonction de traduire
les compromis entre ces forces politiques et de préserver l’équilibre qui a été
ainsi obtenu.
4) Enfin, elle est un élément d’intégration nationale et de production de la
citoyenneté. Bien souvent, les citoyens d’un même État n’ont en commun ni
l’appartenance ethnique, ni la langue, ni la religion, ni les valeurs, mais seule-
ment le fait d’être soumis à la même constitution et ainsi de jouir des mêmes
garanties et des mêmes droits fondamentaux. Parfois, le patriotisme ne se définit
que comme l’amour de la constitution.
3. Contenu de la constitution formelle. La question des préambules
et Déclarations des droits
a) Déclarations des droits et constitution matérielle
36. La constitution formelle a pour contenu principal la constitution (au sens
matériel), c’est-à-dire l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics
et la répartition des compétences entre eux.
On sait qu’elle peut cependant avoir aussi des contenus très différents, au
moins en apparence. On y trouve par exemple des dispositions sur la couleur
du drapeau ou l’hymne national. Les raisons qui conduisent à introduire dans
la constitution des dispositions de ce genre sont simples : elles tiennent princi-
palement à la rigidité de la constitution. Adopter ces règles en forme constitu-
tionnelle, c’est empêcher qu’elles soient facilement modifiées. Dans certains
pays, les citoyens ont le droit d’initiative en matière constitutionnelle, mais
non en matière législative. Ils tournent alors cette incapacité en proposant,
sous forme d’amendements à la constitution, des mesures qui, ailleurs, relève-
raient de la loi ordinaire.
Certains auteurs en ont conclu, à tort, que ces mesures ne sont pas matériel-
lement constitutionnelles et, parmi elles, on mentionne parfois les Préambules et
les Déclarations des droits.
Il s’agit de dispositions, regroupées dans un texte placé en tête de certaines
constitutions. Si la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789
n’est pas la première – la première est celle du Massachusetts du 15 juin 1780 –
c’est incontestablement celle qui a eu le plus grand retentissement. Comme l’in-
dique son titre, ce texte n’a pas été conçu par l’Assemblée nationale, qui l’a
adopté, comme un ensemble de droits accordés aux citoyens par un acte de
volonté politique, mais comme des droits, que tous les hommes possèdent par
nature et qu’il suffit de reconnaître et de déclarer. Il s’agissait, selon la concep-
tion dominante à cette époque, de droits et de libertés individuels.
50
Droit constitutionnel
À ces droits individuels, se sont ajoutés par la suite, des droits de l’Homme
dits de la seconde génération, dont l’objet est économique et social et qui peu-
vent être des droits collectifs. Une troisième génération est d’ailleurs en cours
de gestation (droit à l’environnement, droit au développement, etc.) et les droits
nouveaux se couvrent du prestige des anciens.
Dans ces conditions, peut-on dire que ces textes ne sont pas matériellement
constitutionnels ? Une telle affirmation peut en réalité revêtir trois significations
différentes :
Cela peut signifier d’abord que les Déclarations des droits n’ont aucune
valeur obligatoire et constituent seulement l’énoncé d’une idéologie ou d’un
programme politique. Dans ce cas, en effet il ne s’agit pas de l’organisation et
des compétences des pouvoirs publics et le contenu des Déclarations est étran-
ger à la constitution matérielle.
Cependant, il est possible que ces textes aient bien une valeur obligatoire,
mais qu’on présuppose une conception étroite de la constitution matérielle, qui
comprendrait les règles relatives aux organes, à leurs compétences et aux pro-
cédures qu’ils doivent suivre, mais non les règles qui leur enjoignent de prendre
des mesures ayant tel ou tel contenu. Ainsi les Déclarations des droits ne
seraient pas constitutionnelles, bien qu’elles assignent des buts aux pouvoirs
publics (les pouvoirs constitués). Rien ne justifie une conception aussi étroite
et en réalité les compétences des pouvoirs publics ne peuvent être définies
sans référence au contenu et aux limites de leur action. On ne peut dire que le
Parlement aura le droit de faire des lois sans dire au moins implicitement en
quoi consiste ce droit, ce que sont les lois et le cas échéant, sur quelles matières
elles doivent porter ou quelles limites le législateur devra respecter.
Enfin, il est également possible que, alors même qu’ils ont une valeur juri-
dique, ces textes soient cependant conçus avant tout comme accordant aux
citoyens ou, plus généralement, aux sujets, des droits qu’ils peuvent faire
valoir dans certains cas sans l’intermédiaire des pouvoirs publics constitution-
nels et contre eux. On peut alors penser que les Déclarations ne font pas partie
de la constitution matérielle parce qu’elles ne concernent pas les pouvoirs
publics. Mais, c’est oublier que les droits ne peuvent être compris que
comme l’autre face des obligations et que l’on peut dire indifféremment que
le citoyen a des droits contre les pouvoirs publics ou que les pouvoirs publics
ont des obligations envers lui.
Énoncer des droits, c’est donc aussi énoncer les obligations des pouvoirs
publics, ce qui relève bien de la constitution matérielle.
Ainsi, dès lors que les Déclarations des droits présentent un caractère obli-
gatoire, elles font partie non seulement de la constitution matérielle, mais aussi
de la constitution formelle et l’étude de leur contenu relève bien de la science du
droit constitutionnel.
b) Valeur juridique des déclarations
37. Pendant très longtemps, la question de la valeur juridique des déclarations
a été controversée. Il convient cependant de préciser l’objet de cette controverse,
quelque peu obscurcie par l’ambiguïté de l’expression « valeur juridique ». Le
débat peut apparaître plus clair si l’on comprend que cette question en recouvre
La Constitution
51
en réalité deux, qu’il faut soigneusement distinguer : les déclarations sont-elles
juridiquement obligatoires ? Si oui, pour qui sont-elles obligatoires ?
1o Les déclarations sont-elles juridiquement obligatoires ? Lorsqu’on s’inter-
roge sur la valeur juridique d’une règle, on se demande d’abord si cette règle est
juridique ou si elle appartient à un autre système de normes que le droit. On
peut penser par exemple qu’une règle constitutionnelle est obligatoire, mais
qu’elle n’est que politiquement ou moralement obligatoire. Ainsi, les conven-
tions de la constitution en Grande-Bretagne ou au Canada sont considérées
comme politiquement obligatoires (v. infra no 213). La question de la valeur
juridique des Déclarations porte donc sur leur caractère juridiquement obliga-
toire. Une règle juridiquement obligatoire est une règle dont la violation peut
être sanctionnée d’une manière ou d’une autre, par une peine, mais aussi par
l’annulation d’une autre règle non conforme à la première (Avril, 1997).
2o Pour qui les déclarations sont-elles obligatoires ? La valeur juridique,
comme toute valeur d’ailleurs, est toujours relative : une règle ne présente pas
nécessairement un caractère universellement obligatoire : elle présente une
valeur juridique à l’égard de certaines autorités mais non à l’égard d’autres. Si
l’on se représente, comme il est commode de le faire, le système juridique
comme un ensemble de normes hiérarchisées, alors parler de la valeur juridique
relative d’une règle, c’est parler du niveau auquel elle se situe dans cette hiérar-
chie. Aussi, dira-t-on que les déclarations ont une valeur juridique supérieure à
celle des actes qui peuvent être annulés pour avoir violé l’une de leurs disposi-
tions et qu’elles ont une valeur juridique égale à celle des actes par lesquels on
peut les modifier elles-mêmes.
On comprend dans ces conditions que la question ne peut recevoir que des
réponses variables selon le pays et le moment considérés. En France par exem-
ple, sous la IIIe et la IVe Républiques, la violation de la Déclaration des droits
pouvait être sanctionnée lorsqu’elle était commise par un acte administratif,
mais non pas lorsqu’elle l’était par une loi. On pouvait donc penser que sa
valeur juridique était égale à celle des lois et supérieure à celle des actes admi-
nistratifs. Sous la Ve République et plus particulièrement depuis 1971, la viola-
tion par la loi est également sanctionnée (v. infra no 781). On en conclut géné-
ralement que la valeur juridique de la déclaration est désormais supérieure à
celle de la loi et égale à celle de la constitution.
B Les lois organiques
38. Par l’expression loi organique, on peut désigner deux types de textes
différents par leur place dans la hiérarchie des normes. Il peut d’abord s’agir
de lois ordinaires, dont le contenu est matériellement constitutionnel, parce
qu’elles sont relatives à l’organisation et au fonctionnement des pouvoirs
publics. Elles peuvent être prises par le législateur spontanément ou bien sur
invitation du constituant. L’emploi de l’expression loi organique résulte simple-
ment de la pratique et n’a pas de conséquences juridiques. Comme il s’agit de
lois ordinaires, elles seront étudiées plus loin (v. infra no 41).
52
Droit constitutionnel
Il peut s’agir aussi de lois qui se placent à un échelon intermédiaire entre la
constitution et la loi ordinaire. C’est dans ce deuxième sens que l’expression
est surtout employée en France aujourd’hui. Ces lois présentent trois caractères :
— elles sont, comme les précédentes, matériellement constitutionnelles ;
— c’est la constitution qui, faute de pouvoir énoncer des règles aussi détail-
lées qu’il serait nécessaire, prévoit ces lois organiques pour compléter et préci-
ser le texte. La Constitution de 1958 le fait dans plusieurs domaines importants,
par exemple pour l’organisation et le fonctionnement du Conseil constitutionnel
ou de la Haute Cour ;
— elles sont adoptées ou modifiées selon une procédure particulière, sensi-
blement plus contraignante que la procédure législative ordinaire. En France,
par exemple, le trait le plus marquant de cette procédure est l’examen par le
Conseil constitutionnel de la conformité à la constitution de tout projet ou pro-
position de loi organique, c’est-à-dire sans qu’il ait été nécessaire de le saisir. Il
s’agit évidemment d’empêcher que la loi organique, sous prétexte de compléter
la constitution, n’en remette en cause les principes.
C Les règlements des assemblées
39. Domaine du règlement. – Les règlements des assemblées parlementai-
res complètent la constitution pour tout ce qui concerne l’organisation interne
des assemblées et le travail parlementaire, par exemple pour le détail de la pro-
cédure législative, le rôle des commissions, celui du bureau ou l’ordre de parole.
Il s’agit de questions très importantes2. Ils peuvent même avoir des effets sur les
règles constitutionnelles de procédure, comme on le voit dans le cas du filibus-
ter au Sénat américain (cf. infra, no 259). Les règles que contiennent les règle-
ments sont matériellement constitutionnelles et, comme d’ailleurs celles qui font
l’objet de lois organiques, plusieurs d’entre elles pourraient être aussi bien
adoptées en forme constitutionnelle, c’est-à-dire traitées dans la constitution for-
melle, ou, au contraire, dans une loi ordinaire.
Ainsi, la Constitution de la Ve République contient des règles relatives au
vote personnel ou à l’établissement de l’ordre du jour qui, dans d’autres régi-
mes, par exemple la IIIe République, relevaient du règlement des assemblées.
C’est donc la Constitution qui détermine l’étendue du domaine régi par le règle-
ment. Si elle s’abstient d’entrer dans les détails et laisse au règlement un
domaine très étendu, cela entraîne une conséquence technique (une plus grande
souplesse, parce que le règlement est plus facile à modifier que la constitution),
et une conséquence politique (une plus large autonomie des assemblées, si
celles-ci jouent un rôle important dans l’élaboration du règlement).
IIIe République,
brève
(v. infra no 360 s.), l’importance du règlement était considérable. Il comportait
par exemple des règles aussi fondamentales que celles relatives à la vérification
des pouvoirs ou à l’interpellation du gouvernement (c’est-à-dire à la mise en jeu
de sa responsabilité), au point qu’on a pu écrire du règlement qu’« il a plus
d’une Constitution
dotée
Sous
très
la
Ces règlements ne doivent évidemment pas être confondus avec ceux qui ont pour objet de pré-
2.
ciser et de compléter les lois et qui émanent du pouvoir exécutif.
La Constitution
53
d’influence que la constitution elle-même sur la marche des affaires publiques »
(Pierre, 1902, p. 490).
Mais même si la Constitution contient effectivement des règles relatives à un
grand nombre des matières qu’il serait concevable d’abandonner au règlement,
elle ne peut pourtant pas aller très loin dans le détail. Un règlement est donc
nécessaire en tout état de cause.
40. Adoption du règlement. – Plusieurs systèmes sont concevables, selon
le degré d’autonomie que la constitution entend laisser aux assemblées.
Le système qui leur laisse la plus grande autonomie est naturellement celui
qui leur donne compétence pour adopter leur règlement. Tel était le système de
la IIIe République, où chaque assemblée élaborait son propre règlement et pou-
vait le modifier à tout moment.
Le second système est celui dans lequel c’est le pouvoir exécutif qui a le
pouvoir d’adopter le ou les règlements des assemblées. Tel était le cas sous le
Consulat et l’Empire.
Un système intermédiaire consiste à permettre aux assemblées d’adopter
leurs règlements respectifs, mais, sous le contrôle du juge pour éviter qu’elles
ne portent atteinte aux principes constitutionnels. C’est
la solution de la
Ve République.
D Les lois ordinaires
41. Il s’agit de lois, que l’on appelait sous la IIIe République lois organiques
et qui sont relatives à l’organisation et au fonctionnement des pouvoirs publics.
La plus importante concernait le mode de scrutin. La IVe et la Ve République
ont conservé cette matière à la loi ordinaire. L’avantage est évidemment qu’il
est possible de modifier rapidement la loi électorale, sans avoir à réviser la
constitution. Le risque tient à ce que les majorités parlementaires successives
peuvent être tentées de modifier la règle du jeu pour accroître leurs chances de
se maintenir au pouvoir.
§ 2. Les types de faits producteurs de droit
42. Définition. – L’expression de « faits producteurs de droit » est trom-
peuse, car, en réalité, de ce que quelque chose est, on ne peut conclure que
quelque chose doit être, de sorte qu’un fait ne peut jamais produire du droit
(v. supra no 3). Ce qu’on désigne par cette expression, c’est simplement un
fait institué par une norme supérieure, comme la condition qu’une norme nou-
velle soit produite. Ainsi, on dit que le vote du Parlement a produit une loi, mais
il ne s’agit là que d’un raccourci.
En réalité, le vote d’une assemblée est un simple fait d’où il ne saurait résul-
ter qu’on doive se conformer à ce vote. Il y a bien des réunions d’hommes capa-
bles d’émettre des votes. Nul ne prétend qu’on doive obéir aux produits de tous
ces votes. Si l’on doit s’y soumettre, s’il y a une règle, c’est que la constitution
habilite le Parlement à adopter des lois. En d’autres termes, la Constitution
54
Droit constitutionnel
définit le produit des votes émis par le Parlement comme une loi valable. La
formule fréquente dans les textes constitutionnels et qui figure par exemple
dans la Constitution française actuelle, « la loi est votée par le Parlement »,
est celle par laquelle la constitution accorde à un fait, le vote, la signification
qu’une norme a été produite. Examiner les sources du droit constitutionnel du
point de vue de ces faits, c’est donc rechercher quels sont les faits ayant la signi-
fication qu’une norme constitutionnelle a été produite (Tusseau, 2006).
On peut en distinguer trois types : le premier est évidemment l’expression de
la volonté d’un organe compétent. Il n’est pas nécessaire d’en traiter ici à nou-
veau, puisque ce type de fait est celui qui a produit les règles matériellement
constitutionnelles étudiées plus haut, la constitution formelle, la loi organique,
etc. Les deux autres types de faits susceptibles d’avoir la signification de norme
sont la coutume et l’interprétation.
A La coutume constitutionnelle
1. Définition
43. En droit constitutionnel, comme dans les autres branches du droit, on
parle de coutume lorsque deux conditions sont réunies :
1o lorsqu’une pratique a été répétée pendant une assez longue durée,
2o lorsque existe le sentiment que cette pratique est obligatoire. C’est l’opi-
nio juris.
Ces conditions sont parfois appelées improprement les éléments de la cou-
tume et on les désigne alors par des termes couplés : le premier et le second
élément sont qualifiés respectivement de matériel et de psychologique, d’objec-
tif et de subjectif3.
Cela dit, il existe sur la question de la coutume d’importants débats. On aura
remarqué le caractère extrêmement vague des mots utilisés pour définir les
conditions de la coutume et les auteurs s’opposent sur le point de savoir par
exemple combien de fois une pratique doit être répétée pour qu’on soit en pré-
sence d’une coutume ou sur quelle durée – suffit-il d’une fois ou faut-il trans-
poser au droit constitutionnel l’adage populaire selon lequel « une fois n’est pas
coutume » – ou encore sur les personnes qui doivent avoir le sentiment du
caractère obligatoire – les hommes politiques ou les professeurs de droit ?
2. Position du problème
44. En réalité, ces débats, qui portent seulement sur l’identification d’une
coutume, sont l’expression de difficultés théoriques considérables.
La première tient à la position qu’occupe la Constitution au sommet de la
hiérarchie des normes. Un fait ne peut produire du droit, que s’il est institué par
une norme supérieure comme condition suffisante de l’édiction d’une norme
nouvelle. On peut donc facilement comprendre l’existence de la coutume en
droit civil ou commercial, parce que, dans ces branches, une loi peut avoir le
3.
On trouvera une critique des définitions par éléments dans Troper, 1994a, p. 127 et s.
La Constitution
55
contenu suivant : « si une pratique a été répétée pendant une certaine durée et s’il
existe un sentiment que cette pratique est obligatoire, alors on doit s’y confor-
mer ». Dans ce cas, la coutume est instituée comme source du droit par la loi.
On pourrait donc concevoir de la même manière une coutume instituée comme
source du droit par la Constitution, mais cette coutume serait subordonnée à la
Constitution. Il ne s’agirait pas d’une règle formellement constitutionnelle. Une
telle règle ne pourrait être créée par voie de coutume, que s’il existait une norme
au-dessus de la constitution. Or, une telle règle n’existe pas.
La deuxième difficulté est liée au rôle de la volonté dans le droit. S’il est
vrai qu’il n’y a de droit que positif, c’est-à-dire posé par un acte de volonté,
comment expliquer qu’une règle apparaisse sans avoir jamais été voulue ? Là
encore, le problème peut être plus facilement résolu en droit civil ou en droit
commercial, parce qu’on peut admettre d’abord, comme on vient de le voir, que
c’est la loi qui institue la coutume comme fait producteur de droit, et que, par
conséquent, la règle coutumière naît de la volonté du législateur. Une autre
explication prend en compte le rôle du juge : la coutume n’est obligatoire que
si un juge constate son existence et indique le contenu de la règle. Mais il ne
s’agit d’une constatation qu’en apparence. En réalité, le juge doit nécessaire-
ment interpréter les faits constitutifs d’une coutume et concilier la règle avec
d’autres règles, écrites celles-là. Or, l’ensemble de ces opérations est une fonc-
tion de la volonté (v. infra no 48).
Cependant, ni l’un, ni l’autre de ces raisonnements ne sont transposables à la
coutume constitutionnelle, car il n’y a ni volonté supra-constitutionnelle, ni juge
capable de constater l’existence et le contenu d’une coutume constitutionnelle.
La troisième difficulté tient à la nécessité de concilier une norme coutumière
avec les normes écrites en vigueur. On vise ici le cas où la pratique répétée
serait contraire à une norme écrite. Cette pratique serait donc simplement une
violation du droit et on comprend mal comment elle pourrait être alors créatrice
de droit. Là encore, les solutions admises pour le droit civil ou le droit commer-
cial paraissent impossibles à transposer. On peut considérer dans ces branches
du droit que si la loi autorise la création de droit par voie de coutume, elle le fait
sous cette réserve implicite que la coutume ne soit pas directement contraire à
une loi en vigueur. On dit alors que la coutume existe non pas contra legem,
mais seulement praeter legem, à côté de la loi et pour la compléter. Cependant,
la création d’une norme constitutionnelle par voie de coutume n’est pas auto-
risée de la même façon par une norme supra-constitutionnelle, qui prévoirait
des coutumes praeter constitutionem. De même, pour considérer qu’une cou-
tume est praeter legem, il faut admettre qu’il y avait des lacunes dans la loi et
qu’il est possible et nécessaire de la compléter. La loi, lorsqu’elle autorise la
création coutumière du droit, admet elle-même un tel présupposé. Mais il n’est
pas possible de l’admettre en droit constitutionnel, toujours pour la même rai-
son : il n’y a pas de norme supra-constitutionnelle. Aussi tout comportement
est-il nécessairement ou bien conforme ou bien contraire à la constitution. S’il
est interdit par une norme constitutionnelle écrite, il ne saurait être créateur de
droit, mais s’il n’est pas contraire à une telle norme, s’il n’est pas expressément
interdit, alors il faut bien admettre qu’il est permis et, dans ce cas, il ne saurait
donner naissance à une règle coutumière parce que, par définition, ce qui est
56
Droit constitutionnel
simplement permis n’est pas obligatoire. Il n’y a donc pas de place pour une
coutume praeter constitutionem.
3. Les contraintes constitutionnelles4
45. Tout paraît donc conduire à la conclusion qu’il n’y a pas de place en
droit constitutionnel pour une source coutumière et de nombreux auteurs
concluent en effet en ce sens. Pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence qu’il
existe des pratiques répétées, qui ne sont pas prévues par la constitution et qui
sont ressenties comme obligatoires. Certaines de ces pratiques apparaissent
même comme contra constitutionem. En voici deux exemples. Le premier est
tiré du droit constitutionnel britannique. En Grande-Bretagne, lorsque la majo-
rité de la Chambre des communes a exprimé sa défiance au cabinet, le Premier
ministre remet sa démission à la Reine. Il n’existe pas de norme écrite qui lui en
fasse obligation. On pourrait donc penser que, puisque cette conduite n’est pas
expressément prescrite, ni d’ailleurs interdite, il a le droit de le faire, comme de
s’en abstenir. Cependant, depuis plus de deux siècles, lorsque ces circonstances
se produisent, le Premier ministre présente toujours sa démission et il existe un
sentiment universellement répandu qu’il s’agit pour lui non pas d’une simple
faculté mais d’une réelle obligation (Baranger, 1999).
Le second exemple appartient à l’histoire constitutionnelle française : les
lois constitutionnelles de 1875 accordaient au Président de la République le
droit de dissoudre la Chambre des députés, avec le consentement du Sénat. Le
Président n’a effectivement utilisé ce droit qu’une fois, en 1877. Après cette
date, il n’a même pas sollicité l’avis conforme du Sénat et n’a donc jamais pro-
noncé la dissolution de la Chambre. Aux yeux de nombreux auteurs de cette
époque, en raison des circonstances malheureuses dans lesquelles avait été pro-
noncée la dissolution de 1877, il aurait été désormais interdit au Président de
dissoudre et d’ailleurs l’absence de dissolution effective constituerait à la fois
la pratique répétée et le signe d’une croyance dans l’existence d’une règle. Il
s’agirait d’une espèce particulière de coutume, une coutume négative ou désué-
tude, celle qui ne donne pas naissance à une règle nouvelle, mais fait disparaître
une règle ancienne. Ici la coutume aurait fait disparaître la norme écrite selon
laquelle « Le Président a le droit de prononcer la dissolution » et lui aurait sub-
stitué une norme nouvelle contraire selon laquelle « Le Président n’a pas le
droit de prononcer la dissolution » (v. infra no 379, Troisième Partie).
Un exemple semblable pourrait être tiré de l’application de l’article 11 de la
Constitution française de 1958, qui a été utilisé à deux reprises pour une révision
constitutionnelle, de telle sorte que plusieurs auteurs éminents – et François Mit-
terrand lorsqu’il était Président de la République – estiment que cette pratique,
autrefois jugée contra constitutionem, a pourtant donné naissance à une coutume
(v. infra no 444). Pour rendre compte de ces phénomènes, il faut soigneusement
distinguer deux problèmes : un problème causal, celui de l’émergence de ces pra-
tiques, un problème juridique, celui de leur caractère obligatoire.
Pour ce qui concerne le premier problème, on observe que la plupart de ces
il existe une norme
pratiques apparaissent dans un contexte particulier :
4.
TROPER, CHAMPEIL-DESPLATS, GRZEGORCZYK, 2005.
La Constitution
57
constitutionnelle autorisant une conduite donnée, ce qui signifie qu’il est égale-
ment permis de s’en abstenir. Mais les acteurs du jeu constitutionnel n’utilisent
pas également ces deux possibilités : ou bien ils usent fréquemment de cette
permission ou bien ils s’abstiennent d’en user sur une assez longue période.
On dit alors qu’à la norme ancienne, qui était une norme d’habilitation, s’est
substituée une norme nouvelle et que cette conduite qui était permise est deve-
nue, dans le premier cas « obligatoire », dans le second « interdite ». Ainsi, le
Premier ministre britannique, qui avait le droit de démissionner aurait désormais
l’obligation de le faire, le Président de la IIIe République, qui avait le droit de
dissoudre, se voit interdire de le faire. Mais pourquoi et comment ces acteurs
ont-ils été amenés à adopter telle conduite plutôt qu’une autre ? Vraisemblable-
ment parce qu’ils ne pouvaient faire autrement : les premières démissions du
Premier ministre britannique, au XVIIIe siècle, ont été présentées pour échapper
à une mise en accusation (v. infra no 208, Chapitre 2, Section 2). Le Président
de la IIIe République ne s’est jamais trouvé dans une situation politique telle
qu’il puisse espérer remporter des élections législatives, de sorte qu’il n’aurait
probablement jamais dissous la Chambre, même s’il n’avait pas eu besoin de
l’accord du Sénat. Ainsi peuvent s’expliquer leurs conduites.
On remarquera cependant que l’on n’a expliqué que des faits et non l’appa-
rition d’une règle. On peut dire qu’il existe une contrainte, mais pas d’obliga-
tion. C’est que, comme on l’a vu, une règle est un sollen, un devoir-être, qui ne
peut être « causé », mais seulement « posé ». La conclusion est alors, tout sim-
plement, qu’il n’y a pas de règle aussi longtemps que n’est pas intervenu un acte
de volonté, dont le contenu est qu’il faut se conformer à la pratique antérieure.
Si un tel acte n’intervient pas, cette pratique n’est pas obligatoire, ce qui veut
dire qu’une pratique contraire ne pourrait pas être sanctionnée. La prétendue
coutume dure tant que dure la contrainte. Mais si celle-ci disparaît, alors peut
naître une pratique différente.
C’est d’ailleurs ce qui se produit parfois effectivement. L’exemple le plus
célèbre concerne le droit constitutionnel américain (v. infra no 264). Le mandat
du Président y est de quatre ans. Dans sa rédaction de 1787, la Constitution ne
limitait pas le nombre des mandats qu’un même homme pouvait exercer.
Cependant, le premier Président, George Washington, après avoir accompli
deux mandats, avait renoncé à en briguer un troisième et il fut imité en cela
par tous ses successeurs. On était donc en présence d’une pratique répétée,
assortie du sentiment du caractère obligatoire et de nombreux commentateurs
estimaient qu’il existait une norme constitutionnelle coutumière, qui avait
abrogé et remplacé la norme écrite : il aurait été interdit de briguer plus de
deux mandats. Cela n’empêcha nullement Franklin D. Roosevelt d’en briguer
avec succès un troisième et même un quatrième. Pour introduire une norme
constitutionnelle ayant le contenu de la prétendue coutume, il fallut réviser la
constitution.
Un
française
(v. infra no 451). On prétendait, alors que la coutume qui avait abrogé le droit
de dissolution sous la IIIe République, persistait malgré l’entrée en vigueur
d’une nouvelle constitution, de sorte que le Président du Conseil, qui disposait
désormais de ce pouvoir, ne pourrait l’exercer effectivement. Cela n’a nulle-
ment empêché la dissolution de 1955.
IVe République
emprunté
exemple
autre
est
la
à
58
B L’interprétation
Droit constitutionnel
46. Nécessité de l’interprétation. – Avant d’appliquer un texte juridique,
quel qu’il soit, il faut en déterminer la signification. La signification d’un texte
juridique, en effet, c’est ce que ce texte ordonne ou permet, c’est la norme qu’il
exprime. En d’autres termes, selon le sens qu’on lui attribue, le texte ordonne tel
comportement ou tel autre. On appelle interprétation, l’opération par laquelle
on attribue une signification à un texte (Troper, 1994a, p. 293 s.).
On a affirmé parfois que l’interprétation n’est nécessaire que lorsque le texte
est obscur et que, par contre, elle est superflue lorsque le texte est clair, ce que
l’on exprime par l’adage latin in claris cessat intepretatio. Cette thèse aboutit en
réalité à un paradoxe, car pour pouvoir affirmer que le texte est clair et qu’il n’y
a pas lieu de l’interpréter, il faut savoir quelle est sa signification, c’est-à-dire
qu’il faut l’avoir interprété.
47. La nécessité d’interpréter le texte tient à trois facteurs principaux. –
Le premier est son indétermination, c’est-à-dire le fait d’être porteur de plu-
sieurs sens. Cette indétermination est elle-même liée aux propriétés du langage
naturel, dans lequel s’est exprimé le constituant, comme le législateur d’ailleurs.
Il est nécessairement vague et ambigu. L’ambiguïté est cette propriété d’un mot
de désigner plusieurs objets possibles : dans le langage courant le mot « hom-
mes » désigne ou bien les êtres humains ou bien seulement les adultes de sexe
masculin. De même, l’expression « organisation des pouvoirs publics », conte-
nue dans l’article 11 de la Constitution française de 1958 désigne ou bien l’or-
ganisation des autorités déjà instituées par la constitution ou bien la constitution
elle-même. D’un autre côté, une expression peut très bien être non pas ambiguë,
parce qu’on sait au moins approximativement ce que veulent dire les mots
qu’elle contient, mais vague parce qu’on ne sait pas très exactement si elle s’ap-
plique à un objet concret. Ainsi, chacun sait ce que veut dire chauve, mais on ne
sait pas si tel homme, qui a encore une partie de ses cheveux, peut être qualifié
de chauve. Le langage juridique contient de très nombreuses expressions
vagues, particulièrement celui des Déclarations des droits. Ainsi, la Déclaration
des droits de l’Homme de 1789 dispose dans son article 17 que nul ne peut être
privé de sa propriété que lorsque la nécessité publique l’exige « et sous la condi-
tion d’une juste et préalable indemnité ». On comprendra ce que signifient ces
mots, mais quelle est l’indemnité qui devra être considérée comme « juste » ?
C’est évidemment affaire d’appréciation.
Il faut souligner que cette indétermination est parfois involontaire, mais
qu’elle est le plus souvent tout à fait délibérée. Faute de pouvoir prévoir toutes
les situations qui se présenteront, l’auteur d’un texte est amené à employer des
mots susceptibles d’en recouvrir une grande variété. La flexibilité d’une consti-
tution est à ce prix. Ainsi, le célèbre article 16 de la Constitution française de
1958 prescrit au Président de la République « lorsque les institutions de la
République (...) sont menacées d’une manière grave et immédiate (...) de pren-
dre des mesures exigées par les circonstances » ; nul ne peut dire évidemment
ce que le constituant entendait par « grave et immédiate » et par « mesures exi-
gées par les circonstances ». Il ne le savait pas lui-même. Il pouvait certes pen-
ser à certaines situations, mais s’il les avait décrites avec précision et s’il avait
La Constitution
59
indiqué les mesures à prendre, il pouvait craindre des événements imprévus, qui
n’auraient pas permis au Président de prendre les mesures appropriées. En res-
tant dans le vague, il lui permet de faire face à une très grande variété de situa-
tions imprévisibles avec une gamme de pouvoirs très étendue.
Le deuxième facteur tient à la nature de la signification elle-même. On peut
croire que la signification d’un texte est ce que son auteur a voulu exprimer et
qu’on pourrait retrouver. La signification d’un texte serait donc l’intention de
son auteur. Mais un texte juridique n’a pas un seul auteur, mais plusieurs. À sup-
poser que parmi les constituants, certains aient eu une idée précise – malgré le
caractère vague et ambigu des mots qu’ils ont employés –, à supposer qu’il soit
possible de connaître cette intention d’une manière certaine, il est évidemment
impossible que tous aient eu la même. Une constitution est adoptée par un très
grand nombre de personnes. Le projet est préparé par des groupes et souvent dis-
cuté dans des assemblées ou soumis au référendum. Parmi les personnes qui
l’adoptent, certaines ne l’ont pas lu et toutes celles qui l’ont lu ne l’ont pas com-
pris de la même manière. Retrouver l’intention d’un constituant peut être un inté-
ressant exercice de psychologie historique, mais il n’y a aucune raison de tenir
compte de cette intention plus que de n’importe quelle autre.
Le troisième facteur tient à l’évolution des conceptions politiques et sociales.
La Déclaration des droits de l’Homme, qui fait partie du droit constitutionnel
français actuel, est vieille de plus de deux siècles. Nous pourrions, au terme
d’une analyse historique, parvenir à connaître la ou les signification(s) que les
auteurs de la Déclaration accordaient à ses principales dispositions. Nous
découvririons alors que la plupart des termes qu’ils ont employés signifiaient
pour eux bien autre chose que ce qu’ils peuvent représenter pour nous.
Ainsi, lorsqu’ils proclamaient le principe d’égalité, ce principe n’impliquait
pas à leurs yeux l’égalité des hommes et des femmes, ni le droit de vote pour
tous les hommes. Si, par conséquent, nous considérions que le sens de la Décla-
ration, c’est celui que leur attribuaient ses auteurs, nous devrions nécessairement
admettre qu’une loi, qui priverait les femmes de certains droits ou qui réserverait
le droit de vote aux plus riches serait conforme au principe d’égalité. Non seule-
ment une telle solution serait politiquement et moralement intolérable pour la plu-
part de nos contemporains, mais elle serait difficile à fonder rationnellement. Dire
que nous sommes soumis à la Déclaration des droits, signifierait en effet que nous
sommes soumis à l’intention, c’est-à-dire à la volonté de ses auteurs. Mais com-
ment justifier que nous soyons encore soumis à la volonté d’hommes morts depuis
si longtemps ? Si l’on veut éviter cette conséquence absurde, force est d’admettre
que le texte possède une signification indépendante de celle que lui attribuaient ses
auteurs. Cette signification est celle que nous pouvons lui attribuer aujourd’hui,
compte tenu de l’évolution politique et sociale (Melin-Soucramanien, 2005).
48. Nature de l’interprétation. – Deux conceptions s’opposent. Selon la
première, l’interprétation est un acte de connaissance, selon la seconde, un
acte de volonté.
La première conception est la plus répandue. Elle repose sur l’idée que le texte
possède un sens et un seul. Si ce sens est clair, il n’est pas nécessaire d’interpréter,
mais s’il est caché, alors il faut le retrouver et, pour cela, appliquer certaines
méthodes, que la science du droit a élaborées et qu’elle est capable d’enseigner.
60
Droit constitutionnel
Cette thèse n’est pas acceptable pour plusieurs raisons. En premier lieu,
comme on l’a vu, il est impossible d’affirmer qu’un texte possède un sens
clair, sans l’avoir au préalable interprété. En deuxième lieu, à supposer que les
auteurs d’un texte aient eu une intention claire et unique, il n’est pas possible de
réduire le sens du texte à cette intention. En troisième lieu, si chaque texte avait
un sens unique, alors l’interprétation serait susceptible d’être vraie ou fausse et
l’on devrait disposer de procédés de vérification. Or, affirmer qu’une interpré-
tation est vraie, c’est affirmer qu’elle a énoncé le sens véritable du texte. Mais,
pour savoir qu’il s’agit bien du sens véritable, il faut avoir soi-même procédé à
une interprétation et cette seconde interprétation ne pourra être tenue pour vraie
qu’au terme d’une troisième et ainsi de suite.
La quatrième raison, la plus forte, fonde la conception opposée, dite « réa-
liste ». Elle tient à la portée de l’interprétation lorsqu’elle émane de certaines
autorités, auxquelles l’ordre juridique attribue le pouvoir d’interpréter.
L’interprétation émanant de ces autorités est dite authentique c’est-à-dire
que le texte est présumé n’avoir pour signification que celle qui lui a été ainsi
attribuée et cela quel que soit le contenu de l’interprétation, même si elle contre-
dit tout ce qu’on croit savoir du texte. L’interprétation authentique se distingue
de l’interprétation scientifique ou de doctrine, celle qui émane de personnes pri-
vées, même techniquement qualifiées, comme des avocats ou des professeurs de
droit. L’interprétation scientifique ne produit aucun effet juridique et n’est que
l’expression d’opinions, qui d’ailleurs peuvent être divergentes et le sont fré-
l’interprétation authentique n’est pas l’expression
quemment. Au contraire,
d’une opinion parmi d’autres. C’est le produit d’une décision, par laquelle un
débat est tranché. Elle s’incorpore au texte, en ce sens que celui-ci ne peut
désormais être compris qu’à la lumière de l’interprétation authentique. Celle-ci
est un acte de volonté, car l’interprète peut donner au texte le sens qu’il veut lui
donner. Cette théorie est appelée réaliste parce qu’elle décrit non pas la manière
dont le droit fonctionnerait, s’il fonctionnait de manière idéale, mais celle dont
il fonctionne réellement. Elle a des conséquences très importantes.
49. Conséquences de la théorie réaliste de l’interprétation. – Tout
d’abord, l’interprétation ne peut être vraie ou fausse, mais seulement valide ou
non valide. Sa validité ne dépend en rien des méthodes employées, mais seule-
ment des conditions dans lesquelles elle a été émise. Il est possible qu’une
norme supérieure confie expressément à une autorité le pouvoir d’interpréter.
C’est le cas, par exemple, de la loi qui remet à la Cour de cassation le pouvoir
de décider en assemblée plénière. Mais le plus souvent, ce pouvoir est attribué
de manière implicite, dès lors qu’on n’institue aucun contrôle sur l’inter-
prétation donnée par une autorité. Ainsi, les décisions par lesquelles un juge
constitutionnel interprète la constitution ne sont susceptibles d’aucun contrôle
et sont donc des interprétations authentiques.
Mais les autorités juridictionnelles ne sont pas les seules à disposer de ce
pouvoir. Les interprétations émanant d’organes dont les décisions ne sont sou-
mises à aucun contrôle sont elles aussi authentiques. Ainsi, pour reprendre un
exemple qui a déjà été envisagé, sous la Ve République, c’est le Président de la
République qui, lorsqu’il s’agit d’appliquer l’article 16, apprécie si les institu-
tions sont menacées d’une manière « grave et immédiate » et qui décide du sens
La Constitution
61
qu’il convient de donner à ces mots. Il est d’ailleurs fréquent, en droit constitu-
tionnel, que l’interprétation soit donnée de manière collective par plusieurs
autorités. C’est ce qui peut se produire dans l’exemple envisagé. Le Président
de la République peut être accusé par le Parlement de « haute trahison ». Ce
crime n’est pas défini par la constitution, de sorte que le Parlement doit inter-
préter les mots « haute trahison » avant d’accuser le Président. Il lui est donc
possible de considérer qu’une interprétation abusive par le Président des termes
de l’article 16 constitue précisément ce crime. Le Président a, de son côté,
nécessairement conscience de cette possibilité. À supposer qu’il soit tenté de
donner une interprétation très large de ces termes, dans le but de se saisir des
pouvoirs que lui donne l’article 16, il doit tenir compte de l’attitude possible du
Parlement. Aussi l’interprétation définitive n’est-elle que la résultante de toutes
les interprétations que différentes autorités sont susceptibles de donner.
La conséquence la plus importante de l’interprétation, telle que la décrit la
théorie réaliste, est que l’interprète détient un pouvoir de même niveau que celui
de l’autorité dont il interprète les textes. L’interprète de la loi détient un pouvoir
législatif et l’interprète de la constitution un pouvoir constituant. En effet, s’il
peut déterminer librement le sens du texte, alors c’est lui qui détermine ce que
ce texte prescrit. En d’autres termes, si la norme est la signification d’un texte,
alors celui qui détermine la signification, énonce la norme. La norme constitu-
tionnelle n’est pas le texte écrit de la constitution, mais ce texte tel qu’il est
interprété par toutes les autorités qui en sont
les interprètes authentiques.
Ceux-ci n’appliquent pas réellement des normes constitutionnelles. Ils ne sont
pas tenus par elles. Ils les créent.
On peut être tenté d’objecter qu’ils appliquent au moins une espèce de nor-
mes : celles qui leur donnent le pouvoir d’interpréter. Mais, au nombre des tex-
tes qu’ils interprètent, figurent en réalité aussi ceux qui déterminent leurs com-
pétences, de sorte qu’ils sont en mesure de déterminer
leurs propres
compétences (Tusseau, 2006). L’exemple le plus célèbre est fourni par la
Cour suprême des États-Unis. La constitution de 1787 ne lui conférait pas
expressément le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois. C’est par
une interprétation, à laquelle elle s’est livrée en 1803, à propos de l’affaire Mar-
bury v. Madison, qu’elle a interprété la constitution pour décider qu’elle com-
portait une norme instituant un contrôle de constitutionnalité (v. infra no 267).
Le Conseil constitutionnel français a d’ailleurs procédé de la même manière en
1971, lorsqu’il s’est considéré compétent pour contrôler la constitutionnalité des
lois au fond par rapport au préambule de la constitution, alors que les rédacteurs
le texte
de la constitution avaient
(v. infra no 782).
refusé d’inscrire ce pouvoir dans
Cela ne signifie pas cependant que les interprètes soient réellement en
mesure de bouleverser la constitution à tout moment : d’une part, ils ne sont
pas isolés et doivent, comme on l’a vu, tenir compte les uns des autres ; d’autre
part, l’idéologie à laquelle adhèrent ces interprètes les conduit à exercer leur
pouvoir avec modération. Selon cette idéologie, le détenteur du pouvoir doit
disposer d’une légitimité ; il faut, en d’autres termes qu’il existe une justifica-
tion politique et morale à l’exercice d’un pouvoir. La justification généralement
acceptée dans les systèmes politiques modernes réside dans une délégation,
expresse ou tacite, de la nation ou du peuple souverains. Toutes les autorités
62
Droit constitutionnel
capables d’interpréter ne peuvent se prévaloir d’une telle délégation et la plupart
s’efforcent en conséquence d’exercer leurs compétences de bonne foi, c’est-à-
dire de telle manière que leurs décisions soient acceptables par une partie au
moins de leurs destinataires. Enfin, certains de ces interprètes sont placés dans
une situation particulière. Ce sont les juridictions.
50. Une modalité particulière de l’interprétation, la jurisprudence. – La
jurisprudence est l’ensemble des règles qui résultent de l’activité des juridic-
tions. L’un des procédés par lesquels elles produisent ces règles est naturelle-
ment l’interprétation. Cependant, les juridictions se trouvent dans une situation
sensiblement différente de celle des autres interprètes. En effet, leurs interpréta-
tions sont écrites et, souvent, justifiées. Il en résulte des contraintes importantes.
Pour différentes raisons – notamment parce que l’efficacité de la jurisprudence
en dépend – les interprétations doivent être cohérentes : elles ne doivent pas se
contredire et elles doivent être justifiées de la même façon, c’est-à-dire par l’in-
vocation de procédés d’interprétation constants.
Section 2
Le contrôle de la suprématie de la Constitution
51. Comme on l’a vu à propos des déclarations des droits, on peut affirmer
qu’une norme possède une valeur juridique supérieure à celle d’une autre norme
si et seulement si l’édiction d’une seconde norme contraire à la première peut
être sanctionnée. La sanction la plus fréquente et la plus facile à mettre en
œuvre dans les systèmes juridiques modernes est l’annulation de la nouvelle
norme.
La Constitution peut être violée par des normes de niveaux très différents
émises par le pouvoir exécutif (l’administration), les tribunaux et naturellement
aussi par les particuliers. L’émission de ces normes peut donc faire l’objet d’un
contrôle et être sanctionnée, mais cette question relève de l’étude des autres
branches du droit, notamment du droit administratif et du droit civil. Pour ce
qui concerne le droit constitutionnel, la question porte principalement sur les
sanctions de l’édiction de lois contraires à la Constitution. C’est celle du
contrôle de la constitutionnalité des lois. Ce contrôle n’a pourtant été institué
que tardivement, car les théories constitutionnelles de l’époque des Lumières,
qui ont dominé jusqu’au milieu du XXe siècle, reposaient sur l’idée que l’équi-
libre des pouvoirs et la responsabilité du pouvoir exécutif suffisaient à garantir
le maintien de la constitution. Plus tard l’institution d’un contrôle de la consti-
tutionnalité des lois est apparue contraire à la démocratie et à l’idée que la loi
est l’expression de la volonté générale. C’était donc seulement
lorsque la
Constitution organisait une répartition des compétences par exemple entre
l’État fédéral et les États membres (comme aux États-Unis en 1787 ou en Autri-
che en 1921) ou bien entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire, qu’il
fallait impérativement prévoir une autorité de type juridictionnel pour arbitrer
les inévitables conflits.
La Constitution
63
Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, tous les régimes qui ont suc-
cédé aux dictatures fascistes ont tenu à créer de telles cours constitutionnelles
pour plusieurs raisons : perte de la croyance dans l’efficacité des garanties inter-
nes, qui n’avaient pu empêcher la conquête du pouvoir par les dictateurs
empruntant les voies légales ; volonté de protéger les minorités contre le pouvoir
absolu de la majorité du moment, de développer les mécanismes de l’État de
droit et de garantir les droits de l’Homme.
Cependant, dès lors que les constitutions dont il s’agit d’assurer le respect
proclament leur attachement à la démocratie, on ne peut éviter de s’interroger
sur la compatibilité entre les organismes de contrôle et le principe démocratique
lui-même.
§ 1. Légitimité du contrôle de constitutionnalité5
52. On ne peut échapper à la question de la légitimité du contrôle de la consti-
tutionnalité des lois en raison d’un dilemme très simple : d’une part, s’il n’existe
aucun contrôle, cela signifie que le législateur peut violer la constitution et que
celle-ci n’est ni supérieure aux lois, ni même obligatoire.
Mais d’autre part, dans un système politique démocratique, les lois sont fai-
tes par le peuple souverain ou, en son nom, par ses représentants. L’institution
d’un tel contrôle, confié à une autorité, qui n’est pas le peuple, signifie alors que
cette autorité contrôle la volonté du peuple et donc que le système n’est pas
véritablement démocratique.
Tout constituant devrait donc choisir et renoncer ou bien à la suprématie de
la constitution ou bien à la démocratie.
On a cependant tenté d’échapper à ce dilemme et d’affirmer la légitimité du
contrôle de constitutionnalité dans un système démocratique. Ces tentatives se
heurtent à une série de critiques.
A Thèse de la légitimité du contrôle dans un système démocratique
53. Toutes les tentatives pour échapper au dilemme impliquent un travail sur
les deux notions de contrôle de constitutionnalité et de démocratie pour montrer
qu’elles ne sont pas antinomiques.
1o Pour ce qui concerne la démocratie, on peut soutenir qu’elle ne se résume
pas au pouvoir de la majorité du Parlement. Partant de là, on peut ou bien adop-
ter une définition plus restrictive de la démocratie ou bien une définition plus
large, qui toutes deux légitimeront le contrôle de constitutionnalité.
Selon la conception la plus restrictive, la démocratie est le pouvoir du peuple
lui-même ; la seule démocratie est la démocratie directe et les systèmes politi-
ques que nous connaissons ne sont pas démocratiques. Dans le meilleur des cas,
le peuple élit les gouvernants, mais ne gouverne pas lui-même et contrôler la
volonté des gouvernants n’est donc pas contrôler la volonté du peuple.
5.
TROPER, 2011, p. 111 s.
64
Droit constitutionnel
Selon la conception large, on admet bien que la démocratie représentative
est une forme de démocratie, mais on soutient qu’elle ne se réduit pas au seul
pouvoir de la majorité, qui ne serait que le pouvoir de la force. Elle consiste
aussi dans les garanties de la minorité, qui ne doit pas être opprimée par la
majorité et qui doit disposer des libertés lui permettant d’espérer devenir un
jour majorité. Le contrôle de constitutionnalité est ainsi l’instrument de la pro-
tection de la minorité.
D’après une variante de cette conception, la démocratie représentative serait
bien une forme de démocratie, mais on ne devrait pas considérer que les seuls
représentants légitimes sont ceux qui sont élus. Le peuple souverain serait celui
qui a adopté la constitution. En faisant prévaloir la constitution sur la loi, le juge
constitutionnel imposerait ainsi la volonté du peuple dont il serait ainsi le repré-
sentant (Rousseau, 1999).
2o Pour ce qui concerne le contrôle, on fait valoir d’abord que toute loi n’est
pas forcément l’expression de la volonté du peuple ou de la volonté générale.
C’est en effet la Constitution qui détermine les compétences du législateur et
qui l’habilite à faire des lois dans certaines matières, conformément à certaines
procédures, en lui prescrivant d’observer certains principes. Lorsque le législa-
teur a respecté l’ensemble des conditions fixées par la Constitution, alors, mais
alors seulement, il a exprimé la volonté générale. Si, en revanche, ces prescrip-
tions n’ont pas été observées, on n’est pas en présence de la volonté générale,
mais de la volonté particulière du législateur et le contrôleur peut parfaitement
annuler la loi, sans s’opposer à la volonté du peuple.
On avance aussi que le contrôle a une portée essentiellement procédurale.
L’organe de contrôle ne se prononce pas sur le fond de la loi, sur les mesures
qu’elle contient, sur leur opportunité. Ce sont là des questions politiques, qui ne
relèvent que du législateur. Il se borne quant à lui, à indiquer que la constitution
ne permet pas d’adopter les mesures litigieuses dans la forme législative. Si on
veut les adopter, il faut le faire dans la forme constitutionnelle, c’est-à-dire en
révisant la constitution. C’est pourquoi les décisions du juge constitutionnel
peuvent toujours être réformées au moyen d’une révision de la constitution.
Cette possibilité révélerait bien le caractère démocratique du contrôle de consti-
tutionnalité, parce qu’il manifeste la subordination du juge constitutionnel au
pouvoir constituant, qui représente le souverain. Mais, cette justification du
contrôle s’effondre si l’on admet l’idée, conformément à la doctrine de la
supra-constitutionnalité, que certaines dispositions constitutionnelles échappent
au pouvoir constituant dérivé et que les cours constitutionnelles peuvent contrô-
ler la conformité des lois de révision à des principes supra-constitutionnels
(v. supra no 32).
B L’objection tirée de la théorie réaliste de l’interprétation
54. Ces arguments se heurtent à une objection sérieuse : ils sont tous fondés
sur le présupposé implicite que la violation de la constitution est un fait objectif
qui peut être constaté par un juge. L’annulation de la loi inconstitutionnelle ne
serait que la conséquence de cette constatation. Mais on peut penser que la vio-
lation de la constitution n’est pas comparable à un fait objectif. Pour affirmer
La Constitution
65
qu’une violation a été commise, il faut en effet au préalable déterminer ce que
prescrit exactement la constitution (v. supra no 46 s.).
Mais en réalité, le texte de la Constitution est vague et ambigu.
Il doit nécessairement faire l’objet d’une interprétation juridique. Il faut
déterminer son sens. Mais, comme on l’a vu, ce sens n’est pas inclus dans le
texte, l’interprétation est non une constatation, mais une véritable décision Par
conséquent instituer un contrôle de la constitutionnalité d’une loi adoptée par le
peuple ou ses représentants, c’est la soumettre à la volonté du contrôleur.
En tout état de cause, il existe souvent des contradictions ou des conflits
entre les droits et liberté garantis par les déclarations, de telle sorte que la loi
ne sera jugée conforme à la constitution que si elle a assuré entre ces droits un
juste équilibre. Mais le juge dispose d’une marge d’appréciation considérable
dans la réponse à la question de savoir si la loi qu’il contrôle a ou non réalisé
un juste équilibre. On a pu dire que, lorsqu’une loi est interprétée, le véritable
législateur n’est pas celui qui en a adopté le texte, mais celui qui l’interprète. Il
en va de même pour la Constitution.
Cependant, le juge constitutionnel n’est pas seulement le co-auteur de la
constitution, mais aussi celui de la loi qu’il examine. En effet, s’il peut à son
gré déterminer le sens du texte constitutionnel, il décidera du même coup que la
loi est ou non conforme. Il peut même décider que la loi n’est conforme qu’à la
condition d’être interprétée d’une certaine manière et il est ainsi en mesure de
déterminer son contenu matériel.
Selon la thèse réaliste, le contrôle de constitutionnalité n’est donc pas conci-
liable avec la démocratie. Il s’agit en réalité d’un mode de gouvernement diffé-
rent, le gouvernement des juges (Brondel et al., 2001).
C Les théories modernes de l’interprétation
55. C’est pourquoi les auteurs contemporains, désireux de justifier l’exis-
tence du contrôle de constitutionnalité et, d’une manière plus générale, le rôle
du juge dans les systèmes juridiques modernes, doivent tenter de montrer que ce
rôle n’est pas politique. Ces auteurs ne prétendent pas que le texte constitution-
nel renfermerait une signification unique ; ils admettent qu’il doit être interprété,
mais ils contestent la théorie réaliste de l’interprétation et soutiennent que
l’interprétation ne dépend pas de la volonté souveraine du juge.
Il existe plusieurs variantes de cette position : pour les uns, à la différence de
la décision du législateur ou du constituant, l’interprétation donnée par le juge
doit être justifiée au moyen d’un raisonnement spécifique. La forme de ce rai-
sonnement déterminerait dans une large mesure le contenu de l’interprétation,
c’est-à-dire le sens qui sera donné au texte. Aussi, pour ces auteurs, le contrôle
de constitutionnalité est un frein au pouvoir politique du législateur, sans être
lui-même un pouvoir politique.
Pour d’autres, le rôle du juge constitutionnel doit être apprécié en tenant
compte de la situation de fait dans laquelle il se trouve. Il peut souhaiter déclarer
qu’une loi, dont le contenu lui déplaît, est contraire à la constitution et décider
de l’annuler, mais il lui faut tenir compte de nombreux facteurs : le législateur
frustré pourrait faire adopter la même mesure en forme constitutionnelle en fai-
sant réviser la Constitution ; il pourrait exercer des pressions sur les personnes
66
Droit constitutionnel
des juges ou faire augmenter le nombre des membres de l’organe de contrôle de
manière à faire basculer la majorité en son sein. Certains des membres peuvent
songer à préparer des décisions futures et chercher à se concilier certains de
leurs collègues, etc. (Murphy, 1962 ; Meunier, 1994).
Pour d’autres encore, le juge exerce une fonction foncièrement différente de celle
du législateur, mais qui doit être comparée à celle du critique littéraire. Comme lui, il
doit donner une interprétation du texte, qui n’exprime pas ses propres préférences,
mais qui présente au moins deux caractères : d’une part elle doit faire apparaître le
texte à interpréter sous son meilleur jour ; d’autre part, elle doit être compatible avec
le plus grand nombre de données possibles de l’ordre juridique en question (Dwor-
kin, 1986).
§ 2. Les formes du contrôle de constitutionnalité6
56. L’organisation d’un système de contrôle de la constitutionnalité des lois
soulève deux questions principales : Qui sont les juges ? Selon quelles techni-
ques procédurales le contrôle s’exerce-t-il ?
A Le mode de composition des juridictions constitutionnelles
57. A priori, deux types de solutions sont possibles et le choix dépend de
l’idée que l’on se fait du contrôle de constitutionnalité des lois. Ou bien l’on
estime que ce contrôle entre dans les attributions normales du pouvoir judi-
ciaire : la juridiction constitutionnelle se confond alors avec la ou les juridic-
tions de droit commun. Ou bien l’on estime qu’il s’agit d’une fonction spéci-
fique qui doit être confiée à un collège de magistrats spécialisés : la juridiction
constitutionnelle a alors une existence autonome.
La première solution correspond à un type d’organisation que l’on désigne
habituellement sous le nom de « modèle américain ». La Constitution des États-
Unis ne reconnaît pas explicitement au pouvoir judiciaire le pouvoir de contrô-
ler la constitutionnalité des lois. Mais, dès 1803, dans son fameux arrêt Mar-
bury v. Madison, la Cour suprême fédérale l’a elle-même attribué aux tribunaux
au terme d’une interprétation audacieuse de la Constitution. Elle a justifié cette
interprétation en affirmant que le principe même de ce contrôle (Judicial
Review) pouvait se déduire de l’intention qui avait guidé les constituants :
« Les pouvoirs du législatif sont définis et délimités, et une Constitution est
écrite pour que ces limites ne soient pas mal interprétées ou oubliées. À quoi
serviraient donc que les pouvoirs soient limités et que ces limites soient fixées
par écrit, si elles pouvaient à tout moment être transgressées par ceux que l’on
entend restreindre ? (...) Si les tribunaux doivent se référer à la Constitution,
et si la Constitution est supérieure à tout acte législatif ordinaire, c’est la
Constitution et non la loi ordinaire qui doit régir le cas auquel toutes deux
sont applicables » (cité in Hamon et Wiener, 2006, cf. aussi Zoller, 2003).
Dans ce modèle, le contrôle de constitutionnalité n’est pas réservé à la juri-
diction suprême. Tout tribunal, quel que soit son rang, a qualité pour l’exercer
6.
FAVOREU-MASTOR, 2011 ; TUSSAU, 2009 ; HAMON-WIENER, 2011.
La Constitution
67
car, chaque fois que deux règles sont en conflit, il lui appartient de déterminer
celle qui s’applique au cas particulier. C’est pourquoi ce modèle est souvent
qualifié de « décentralisé » ou de « diffus » pour le distinguer des systèmes
européens qui réservent ce contrôle à une juridiction spécialisée. Toutefois, en
pratique, cette décentralisation est plus apparente que réelle car elle se combine
avec une hiérarchie fonctionnelle : par le jeu des recours, les affaires qui posent
un problème de principe concernant l’interprétation de la Constitution fédérale
remontent généralement jusqu’à la Cour suprême, et c’est la jurisprudence de
celle-ci qui fait autorité.
D’un point de vue logique, dans tous les pays d’Europe continentale qui
s’étaient dotés d’une constitution écrite et rigide, les juges auraient pu se recon-
naître un pouvoir de contrôle sur la loi en usant du même raisonnement que leurs
collègues d’outre-Atlantique. Mais, dans la plupart des cas, ils n’ont pas osé fran-
chir ce pas parce que le contexte politique s’y prêtait mal : en France, notamment,
deux idées au moins s’y opposaient : d’une part la loi est « l’expression de la
volonté générale », comme l’affirme l’article 6 de la Déclaration de 1789, de
sorte qu’il serait criminel de s’y opposer, et d’autre part, selon une tradition, qui
remonte à Montesquieu, la puissance judiciaire est considérée comme nulle.
Le modèle européen de justice constitutionnelle a fait son apparition en Autri-
che et en Tchécoslovaquie, au lendemain de la Première Guerre mondiale. C’est
le philosophe du droit, Hans Kelsen, qui le premier fit inscrire dans la Constitu-
tion de l’Autriche de 1920 l’institution d’une cour constitutionnelle. Il s’agissait
d’une part de régler les conflits de compétence qui ne manqueraient pas de surgir
entre l’État fédéral et les États membres et d’autre part de rendre la constitution
réellement suprême.
Ce pouvoir ne pouvait pas être confié aux tribunaux ordinaires, comme aux
États-Unis, parce que les juges des pays de tradition romano-germanique ne
bénéficient pas du même prestige que ceux des pays de Common Law, et
parce que la pluralité des ordres de juridiction aurait entraîné des divergences
sur l’interprétation de la Constitution. Selon Kelsen, la meilleure solution était
d’instituer une « cour constitutionnelle », dont la légitimité découlerait indirec-
tement du suffrage universel, ses membres devant être élus par le Parlement à
des conditions de majorité qualifiée.
Les premières cours constitutionnelles établies en Autriche et en Tchécoslo-
vaquie ont été rapidement balayées par l’hitlérisme. Mais, après la Seconde
Guerre mondiale la Cour autrichienne a été rétablie et, durant les années suivan-
tes, la plupart des pays d’Europe occidentale se sont dotés d’un tribunal conçu
selon un modèle plus ou moins analogue. Ce tribunal n’a plus seulement pour
fonction de veiller à la répartition des compétences, mais aussi celle d’éviter la
domination excessive d’une majorité parlementaire et de garantir les droits de
l’Homme. Tel a été notamment le cas de l’Italie (1947), de l’Allemagne (1949),
de la France (1958), du Portugal (1976) et de l’Espagne (1978). Durant les
années 1990, après la chute du mur de Berlin, les pays d’Europe centrale et
orientale ex-communistes ont suivi la même voie. L’Afrique du Sud s’est éga-
lement dotée d’une cour constitutionnelle après la suppression de la politique
d’Apartheid.
68
Droit constitutionnel
Il convient de noter que la plupart des pays que l’on vient de citer se sont
convertis au contrôle de la constitutionnalité des lois, alors qu’ils venaient juste
de mettre fin à un régime de dictature. L’option en faveur du modèle européen
leur a permis de confier la protection de la Constitution à des juges qui ne
s’étaient pas compromis avec le régime ancien.
En dehors de l’Europe, la plupart des États qui ont subi principalement l’in-
fluence anglo-saxonne (Canada, Inde, Japon, Afrique anglophone), ont choisi le
modèle américain, à l’exception toutefois de l’Afrique du Sud ; ceux qui ont
subi principalement l’influence française ou allemande (Afrique francophone,
Corée du Sud, Turquie) ont choisi le modèle européen.
Il faut cependant souligner que le modèle dit américain dans lequel le
contrôle est diffus (parce qu’il est exercé par tous les juges) et le modèle dit
européen, dans lequel une cour constitutionnelle a le monopole du contrôle de
constitutionnalité ne sont que des types idéaux et que, la plupart des constitu-
tions empruntent aux deux modèles : une cour constitutionnelle a bien le mono-
pole, mais n’importe quel
la saisir d’une question préjudicielle
(v. infra no 58 et 760 s.).
juge peut
Quel que soit le modèle de référence, les juges constitutionnels sont généra-
lement choisis par des autorités politiques (Président et Sénat aux États-Unis,
Parlement en Allemagne et en Autriche, Président de la République et prési-
dents des assemblées en France, etc.). Mais si leur fonction a incontestablement
une importance politique considérable, leur mandat se distingue par quelques
traits de ceux détenus par les autorités élues. En premier lieu, en vertu des textes
ou des usages, ils doivent toujours posséder des qualifications juridiques au
moins équivalentes à celles que l’on exige d’un magistrat ordinaire (la France
fait toutefois exception sur ce point, v. infra no 758). En second lieu, une fois
nommés, les juges bénéficient d’un statut qui garantit leur indépendance à
l’égard des autorités politiques, y compris celles auxquelles ils doivent leur
nomination. Ils sont nommés soit à vie (comme aux États-Unis), soit pour une
durée relativement longue comme en Europe (de neuf à douze ans selon les
pays). Et sauf en cas de faute extrêmement grave, il est impossible de les desti-
tuer en cours de mandat.
Malgré l’opposition de principe entre le modèle américain et le modèle euro-
péen, le mode de composition des juridictions constitutionnelles est donc rela-
tivement homogène. Leur mode de fonctionnement, en revanche, varie beau-
coup selon les pays.
B Le mode de fonctionnement des juridictions constitutionnelles
58. Deux distinctions importantes sont à retenir : la première, d’ordre chro-
nologique, concerne le moment auquel s’exerce le contrôle ; la seconde, d’ordre
méthodologique, est relative au point de vue auquel le juge doit se placer.
— Si le juge intervient en amont de la promulgation, c’est-à-dire avant
même que la loi soit déclarée applicable, on parle de « contrôle a priori » ; si
au contraire, il intervient en aval de la promulgation, donc à un moment où la
loi est déjà en vigueur, le contrôle est dit « a posteriori ».
La Constitution
69
— Si le juge considère la loi en elle-même, indépendamment de tout litige
particulier, on dit qu’il se livre à un « contrôle abstrait » ; si au contraire il l’exa-
mine à l’occasion d’un litige particulier dont la solution dépend du résultat de
cet examen, il s’agit d’un « contrôle concret ».
En croisant ces deux critères, on devrait donc pouvoir distinguer quatre
grands types de contrôle. Mais il n’en existe en fait que trois, car le contrôle
concret ne peut jamais s’exercer a priori : comment en effet la solution d’un
litige particulier pourrait-elle dépendre d’une loi qui, par hypothèse, n’est pas
encore entrée en vigueur ?
La préférence donnée par un système national à l’un de ces trois types peut
dépendre d’un choix délibéré du pouvoir constituant. Mais elle s’explique aussi
souvent, au moins en partie, par les circonstances historiques dans lesquelles le
contrôle a été introduit.
On a vu qu’aux États-Unis le contrôle, qui n’était pas expressément prévu
par la Constitution, n’a pu s’imposer que parce que les tribunaux, et notamment
la Cour suprême, le considéraient comme une fonction inhérente au pouvoir
judiciaire. Dans ce pays, le contrôle ne peut donc s’exercer qu’a posteriori
(car les juges n’ont pas à connaître des lois qui ne sont pas encore en vigueur)
et présente toujours un aspect concret (car la question de constitutionnalité ne
peut être soulevée que dans le cadre d’un litige particulier, c’est-à-dire d’un
procès civil, pénal ou administratif). Les deux procédures les plus couramment
utilisées sont l’exception d’inconstitutionnalité et l’injonction.
La première suppose simplement que l’une des parties au procès conteste la
constitutionnalité de la loi sur laquelle s’appuie la partie adverse. Par exemple,
un journaliste poursuivi pour avoir divulgué une information considérée comme
un « secret d’État » peut se défendre en affirmant que la loi en vertu de laquelle
le Ministère public voudrait le faire condamner est contraire au premier amen-
dement, qui interdit au Congrès de limiter « la liberté de parole ou de presse ».
La seconde est liée au fait que les juridictions des pays anglo-saxons peu-
vent délivrer contre une autorité administrative une « injonction », c’est-à-dire
un ordre de faire ou de ne pas faire quelque chose. La procédure de l’injonction
peut être utilisée à l’initiative d’une personne qui tente de neutraliser une loi
portant atteinte à ses droits constitutionnels : c’est par cette voie qu’en 1954
des parents d’écoliers noirs ont obtenu, nonobstant les dispositions ségrégation-
nistes des lois locales, l’admission de leurs enfants dans des écoles publiques
jusqu’alors réservées aux blancs.
Dans les pays qui se rattachent au « modèle européen », les modes de saisine
de la juridiction spécialisée doivent être expressément prévus, soit par la Consti-
tution elle-même, soit par une loi organique. Ils peuvent être de trois sortes : le
recours préjudiciel, le recours individuel direct ou la saisine par des autorités
politiques.
1) Le recours préjudiciel présente de grandes analogies avec « l’exception
d’inconstitutionnalité » du droit américain. Au cours d’un procès qui se déroule
devant le tribunal normalement compétent, l’un des plaideurs (ou éventuelle-
ment le tribunal lui-même) soulève la question de savoir si une loi dont dépend
la solution du litige est ou non conforme à la Constitution. Mais comme, par
hypothèse, on se trouve dans un système où le contrôle est centralisé, le tribunal
70
Droit constitutionnel
saisi de l’affaire (que l’on désigne habituellement sous le nom de « juge de ren-
voi ») ne peut pas trancher lui-même cette question, comme il pourrait le faire
aux États-Unis. Il y a donc question « préjudicielle », c’est-à-dire que le juge de
renvoi doit suspendre le procès (en termes techniques : « surseoir à statuer »)
jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle se soit prononcée. Le rôle de celle-ci
se borne à résoudre la question préjudicielle, c’est-à-dire à apprécier la consti-
tutionnalité de la loi qui lui est soumise. Le procès pourra ensuite reprendre son
cours devant le juge du fond. On qualifie généralement ce type de contrôle de
« concret » parce que le juge est saisi à l’occasion d’un litige concret, mais il
n’est pas réellement concret. Il est abstrait si l’on considère non pas la procé-
dure, mais la nature et la portée du contrôle, dans la mesure où le juge constitu-
tionnel n’examine pas les faits, mais seulement la loi applicable et où il statue
en termes abstraits.
Selon des modalités variables, cette procédure a été introduite dans la plupart
des pays qui se sont dotés d’une cour constitutionnelle, notamment en Alle-
magne, en Italie et en Espagne et tout récemment en France, par la révision
constitutionnelle de 2008 sous le nom de « question prioritaire de constitutionna-
lité » (QPC) (v. infra 4e partie). Elle permet de déclencher assez facilement le
contrôle. Pour les plaideurs, l’accès à la Cour constitutionnelle n’est cependant
pas illimité, car les juges du fond opèrent toujours un certain filtrage, qui peut
être plus ou moins sévère : ils ont en effet la faculté de rejeter eux-mêmes les
exceptions qui leur paraîtraient manifestement infondées, et qui généralement
ont été soulevées à des fins purement dilatoires. Il s’agit d’un contrôle concret a
posteriori.
2) À la différence de l’exception d’inconstitutionnalité, le recours direct per-
met à un plaideur de saisir le juge constitutionnel sans passer par un intermé-
diaire. On évite ainsi le filtre des tribunaux ordinaires, ce qui oblige le juge
constitutionnel à effectuer lui-même un tri, et explique sans doute que les pays
ayant institué un tel recours soient encore relativement peu nombreux : on le
trouve, sous des formes assez différentes, en Allemagne (Verfassungsbesch-
werde), en Autriche, en Suisse et en Espagne (amparo), mais non en France,
ni même en Italie. Là où il existe, d’ailleurs, il n’est conçu que comme un
remède ultime : on ne peut l’utiliser qu’après avoir épuisé toutes les autres pos-
sibilités de recours offertes par le droit interne du pays considéré. En pratique, le
« recours direct » est par excellence l’arme des plaideurs qui s’estiment lésés par
les décisions des tribunaux ordinaires. Il conduit donc le juge constitutionnel à
exercer un contrôle sur l’activité de ceux-ci, un peu comme pourrait le faire une
Cour suprême, et renforce considérablement son emprise sur l’ensemble du sys-
tème juridictionnel. Il s’agit également d’un contrôle concret a posteriori.
3) Reste la saisine par des autorités politiques. Les autorités politiques habi-
litées à déclencher le contrôle peuvent être des membres de l’exécutif (Président
de la République ou Premier ministre en France) ou des membres du Parlement
(soixante députés ou soixante sénateurs en France, un tiers des membres du
Bundestag en Allemagne, cinquante députés ou cinquante sénateurs en
Espagne). Dans les pays où certaines collectivités territoriales disposent d’un
pouvoir législatif (comme c’est le cas des Länder allemands, des régions italien-
nes et des communautés autonomes espagnoles), il appartient au juge constitu-
tionnel de veiller à la répartition des compétences entre le législateur national et
La Constitution
71
le législateur local : la Cour peut donc également être saisie par le gouverne-
ment central pour contrôler la conformité à la constitution d’une loi locale, et
par les organes de l’une de ces collectivités territoriales pour vérifier si une loi
nationale n’empiète pas sur les compétences qui leur sont réservées. Il s’agit
d’un contrôle abstrait qui peut s’exercer tantôt a priori (France), et tantôt a pos-
teriori (Allemagne, Italie, Espagne).
On peut distinguer en gros trois groupes de pays :
— Ceux qui pratiquent uniquement le contrôle concret, comme les États-Unis.
Mais en pratique, le juge ne peut jamais régler un cas concret sans envisager la
classe des cas à laquelle il appartient. Par exemple, lorsque la Cour suprême des
États-Unis décide que la loi d’un État a porté atteinte aux droits constitutionnels
de M. ou Mme X en sanctionnant le fait de brûler un drapeau américain en public,
elle se prononce non seulement sur le cas de M. ou Mme X, mais sur l’acte de brûler
un drapeau, quels qu’en soient les auteurs ou les circonstances et elle se fonde sur
une réflexion générale et abstraite sur le point de savoir si ce type d’acte peut être
considéré comme une forme d’expression politique et sur les limites qu’il faut ou
non fixer à la liberté d’expression. En d’autres termes, le contrôle concret a tou-
jours en réalité un caractère général. Par son fondement et sa portée, il rejoint donc,
dans une certaine mesure, le contrôle abstrait.
— Ceux qui ne pratiquent que le contrôle abstrait a priori : c’était le cas de
la France avant la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008. Mais rien
n’interdit au juge qui exerce un contrôle abstrait d’essayer d’imaginer les cas
concrets auxquels la loi pourrait s’appliquer et d’en tenir compte dans la moti-
vation de sa décision. C’est ainsi que, depuis la fin des années 1970, le Conseil
constitutionnel français rend fréquemment des décisions de conformité « sous
réserves », c’est-à-dire qu’il adresse des directives d’interprétation aux adminis-
trations et aux juridictions ordinaires.
— Ceux qui combinent le contrôle concret et le contrôle abstrait : Alle-
magne, Italie, Espagne. Mais on constate que, dans ces pays,
le contrôle
concret se développe généralement plus vite que le contrôle abstrait, parce que
tout plaideur peut en prendre l’initiative.
En pratique, le rôle joué par les juges constitutionnels dépend davantage des
éléments fonctionnels, c’est-à-dire du type de contrôle qu’ils exercent, que des
éléments organiques, c’est-à-dire de leur rattachement au modèle américain ou
au modèle européen. Par exemple, le système allemand présente probablement
plus de similitudes avec le système américain, qui permet également à tout plai-
deur de contester la conformité d’une loi à la Constitution, qu’avec le système
français, qui jusqu’à une date récente (réforme de 2008) réservait ce droit à des
autorités politiques.
On a soutenu que les systèmes qui ne pratiquent que le contrôle abstrait a
priori (comme le système français avant la réforme de 2008) garantissaient
mieux la sécurité juridique car, une fois qu’elle a été promulguée, la loi ne
peut plus être déclarée inconstitutionnelle, alors que, dans les systèmes princi-
palement fondés sur le contrôle concret a posteriori, il faut parfois attendre des
années avant que la question soit tranchée à l’occasion d’un procès.
En revanche, les systèmes américain, allemand, espagnol ou italien se prêtent
à un contrôle plus approfondi dans la mesure où ils permettent de sanctionner des
72
Droit constitutionnel
inconstitutionnalités qui ne sont pas immédiatement apparentes et qui ne se révé-
leront qu’à l’occasion des litiges soulevés par l’application de la loi. Et l’insécu-
rité juridique qu’ils génèrent peut être limitée en atténuant les effets des déclara-
tions d’inconstitutionnalité (par exemple en prévoyant que le juge peut octroyer
un délai au législateur pour modifier la loi inconstitutionnelle, comme c’est le cas
en Allemagne et en France depuis la réforme de 2008).
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Chapitre 2
Le pouvoir
60. La différence de la science politique, la science moderne du droit consti-
tutionnel n’étudie pas le phénomène du pouvoir sous toutes ses formes et dans
toutes les sociétés, mais seulement celui qui s’exerce dans la forme juridique et
que l’on appelle État.
On examinera dans ce chapitre, le cadre dans lequel agit ce pouvoir, les for-
mes sous lesquelles il se manifeste et les techniques par lesquelles il s’exerce.
Section 1
Le cadre : l’État
61. Définition. – La forme étatique se caractérise par quelques traits essen-
tiels :
Le pouvoir est exercé dans la forme juridique, c’est-à-dire, non pas au
moyen de commandements isolés, mais de règles qui sont créées et appliquées
selon des procédures régulières et relativement stables, de telle manière que
chaque commandement individuellement adressé à un sujet apparaît toujours
comme l’application d’une règle générale antérieure.
Le pouvoir est censé avoir pour titulaire non pas les hommes qui l’exercent
en fait, mais un être distinct, à qui les actes sont attribués.
Cet être est appelé État. L’État ne peut vouloir et agir par lui-même. Aussi y
a-t-il nécessairement des hommes pour vouloir et agir, mais on présume que
leurs actes sont ceux de l’État. On use fréquemment à leur endroit d’une méta-
phore : ils sont des organes de l’État. De même qu’on dit qu’un homme parle
lorsque des sons articulés sortent de sa bouche, de même, on dit que l’État veut
lorsque certains hommes, qui sont ses organes, expriment une volonté.
Cet ensemble est le plus souvent considéré comme une personne juridique
ou morale, un être analogue à une personne physique. Il possède donc un patri-
moine, des droits et des obligations, des intérêts mêmes, distincts de ceux de ses
organes, distincts de ceux des sujets.
L’État est aussi distinct de la société, appelée société civile. Il exerce son
pouvoir sur elle et remplit à son égard un certain nombre de fonctions. Ces
fonctions peuvent naturellement être perçues comme des fonctions sociales :
l’État rend la justice, assure la direction de l’économie du pays, l’éducation de
la jeunesse, la défense du territoire, etc. Mais ces fonctions sont exercées dans
76
Droit constitutionnel
une forme juridique : l’État émet des règles, qui ont pour objet ces différentes
activités. Autrement dit, l’État apparaît comme « producteur de droit ».
Cette production donne lieu à deux types de problèmes :
— si l’État est producteur de droit, peut-on concevoir qu’il soit lui-même
soumis au droit ?
— le pouvoir de l’État s’exerce à l’égard d’un groupe d’hommes, plus ou
moins important, qu’on appelle, si on les envisage individuellement, les sujets,
et, si on les considère collectivement, le « peuple de l’État ». Il s’exerce aussi
sur une certaine portion d’espace géographique, le territoire de l’État.
§ 1. L’État et le droit
62. Le problème des rapports entre l’État et le droit est un problème qui
relève non pas tant de la théorie juridique, que de la philosophie politique
(Ferry, 1999). Il a donné lieu à une doctrine aujourd’hui très répandue et qui
forme même le fond de l’idéologie dominante dans les systèmes politiques libé-
raux, l’État de droit. Avant d’aborder ce problème, il convient de considérer
qu’il ne peut y avoir de rapports entre l’État et le droit – quels que ce soient
ces rapports, que l’on conçoive l’État comme subordonné au droit ou au
contraire comme seul producteur de droit – que s’il s’agit bien de deux entités
distinctes. Il existe bien plusieurs théories qui concluent en ce sens. Mais elles
sont contestées par d’autres, selon lesquelles l’État et le droit ne sont qu’un seul
et même phénomène désigné par deux termes différents. Ce n’est qu’après avoir
examiné les unes et les autres que l’on pourra traiter du problème de l’État de
droit.
63. Le dualisme de l’État et du droit. – Lorsqu’on aborde ce problème, on
présuppose le plus souvent que l’État et le droit sont deux entités distinctes.
Deux solutions sont alors concevables : la première est la position jusnaturaliste
qui consiste, on l’a vu, à admettre qu’au-dessus du droit positif, c’est-à-dire
posé par l’État, il y a un droit naturel, qui s’impose à lui (v. supra no 17).
L’État doit donc être soumis au droit et il faut instituer des mécanismes qui
garantissent cette soumission.
Au contraire, selon la conception positiviste, il n’y a pas d’autre droit que
celui qui a été posé par l’État, qui est l’expression de la volonté de l’État. L’État
ne peut donc jamais être soumis au droit, parce qu’il serait alors simplement
soumis à sa propre volonté. On peut seulement, dans cette perspective, conce-
voir une autolimitation de l’État.
À ce point, les adhérents respectifs aux deux positions échangent des argu-
ments tenant à la signification politique des deux doctrines. Aux yeux des jus-
naturalistes, le positivisme ne serait qu’une forme d’idolâtrie de l’État et, par-
tant, une simple justification de l’autoritarisme, voire du totalitarisme. Puisqu’il
affirme que l’État est le seul producteur du droit et qu’il ne peut lui être soumis,
ne conduit-il pas en effet à recommander l’obéissance à n’importe quel ordre,
aussi despotique soit-il, puisque dès lors qu’il émane de l’État, il est « le
droit » ? Cette accusation a été formulée avec une vigueur toute particulière
Le pouvoir
77
après la Seconde Guerre mondiale et les positivistes ont été considérés par cer-
tains de leurs adversaires comme des alliés objectifs, sinon comme des compli-
ces des nazis.
Les positivistes répliquent qu’il y a une grande différence entre une défini-
tion du droit et une justification de son contenu ou une incitation à la soumis-
sion. Les commandements émis par l’État sont en effet du droit, conformément
à la seule définition possible du droit. Mais le positivisme est une attitude scien-
tifique et non morale ou politique et cette qualification n’est pas un jugement
moral : on peut les nommer « droit » sans pour autant prêcher l’obéissance. Ce
sont les jusnaturalistes qui confondent à tort le point de vue scientifique et le
point de vue moral et qui en réalité propagent une idéologie : comme il est
impossible de prouver l’existence d’un droit naturel ou de connaître ce qu’il
prescrit, ce que les jusnaturalistes appellent « droit naturel » n’est que l’expres-
sion de leurs propres préférences subjectives. S’ils affirment que l’État doit être
soumis au droit naturel, cela ne signifie donc qu’une chose : que l’État doit être
soumis aux valeurs auxquelles adhèrent personnellement les auteurs. Autrement
dit, aux yeux des positivistes, le jusnaturalisme n’exprime que la prétention de
certains auteurs à superviser la direction de l’État.
Ces deux conceptions sont irréconciliables et l’adhésion des auteurs à l’une ou
l’autre permet de comprendre un grand nombre de débats théoriques en droit. C’est
ainsi que si certains auteurs ont recherché une solution au problème des rapports de
l’État et du droit, c’est nécessairement soit à partir d’un point de vue jusnaturaliste,
soit à partir du point de vue positiviste.
64. L’unité de l’État et du droit. – Selon la doctrine de Hans Kelsen connue
sous le nom de Théorie Pure du Droit, le problème des rapports de l’État et du
droit n’est qu’un faux problème (Kelsen, 1962, p. 275-310). Il présuppose en
effet que l’État et le droit sont deux entités distinctes, alors qu’en réalité il s’agit
d’une seule et même chose désignée par deux noms différents. L’une des
démonstrations de cette unité repose sur la définition traditionnelle de l’État. On
a vu que, selon Kelsen, les trois éléments qui doivent servir à définir l’État, le
peuple, le territoire et la puissance publique, ne peuvent être définis que par
l’État lui-même. Mais cela signifie qu’ils ne peuvent être définis que par le droit :
la population, en effet, est l’ensemble des hommes, soumis aux normes apparte-
nant à un certain ordre juridique ; le territoire est l’espace sur lequel ces normes
sont applicables ; la puissance publique est celle qui s’exerce à l’aide de ces nor-
mes. Définir l’État, c’est bien définir le droit.
Il en découle évidemment que la question des rapports de l’État et du droit
ne se pose plus. S’il ne s’agit que d’un seul et même phénomène, l’un ne peut
être soumis à l’autre.
65. L’État de droit. – Au nombre des idéologies contemporaines relatives
aux rapports de l’État et du droit figure la doctrine dite de l’État de droit (Cheval-
lier, 2010). Elle s’est développée à partir des travaux des juristes allemands du
XIXe siècle. Cette doctrine, aujourd’hui très répandue, – au point que le Secrétaire
Général du Parti Communiste de l’Union soviétique avait proclamé sa volonté
d’instaurer un « État socialiste de droit » (Le Monde, 28 mai 1988) – comporte en
réalité plusieurs idées différentes.
78
Droit constitutionnel
En premier lieu, elle admet que l’État agit exclusivement dans la forme juri-
dique, ce qui ne signifie pas « conformément au droit », mais « au moyen du
droit ». Cette forme se caractérise, on l’a vu, par la subordination des normes
les unes aux autres (v. supra no 15).
Elle apparaît comme une protection contre le risque d’arbitraire, puisque les
organes inférieurs de l’État ne peuvent jamais agir autrement que pour appliquer
une norme plus générale et antérieure, donc connue des sujets. Aussi, le premier
principe protecteur de la doctrine de l’État de droit est-il le principe de légalité.
Mais ce premier principe ne protège évidemment pas contre des lois qui
seraient elles-mêmes oppressives. La doctrine de l’État de droit est donc à la
recherche d’un second principe. À ce point, se manifestent certaines divergen-
ces. Les uns voudraient imaginer des procédures législatives complexes, repo-
sant sur l’équilibre des pouvoirs, et propres à empêcher, par le simple jeu des
oppositions d’intérêts, l’adoption de lois tyranniques. D’autres mettent leur
confiance dans le fonctionnement de la démocratie. D’autres encore, aujour-
d’hui les plus nombreux, voient la solution dans la soumission de la loi à des
principes supérieurs, c’est-à-dire pratiquement dans le contrôle de la constitu-
tionnalité des lois (v. supra no 51 s.).
Cela dit, il existe au sein de ce dernier groupe une tension permanente entre
deux conceptions possibles, très différentes et incompatibles entre elles (Vedel,
1988). Selon la première, les principes supralégislatifs sont ceux qui ont été inscrits
dans la Constitution par le constituant originaire ; ce sont des principes du droit
positif. Il en résulte que puisque ces principes ont été posés dans la Constitution,
ils peuvent être modifiés selon la procédure prévue pour la révision constitution-
nelle. L’institution du contrôle de constitutionnalité peut donc trouver dans cette
conception sa justification, car l’annulation d’une loi pour inconstitutionnalité signi-
fie alors non pas que le juge constitutionnel s’est opposé à la volonté des représen-
tants du peuple, mais simplement qu’il a indiqué que cette loi ne pouvait être adop-
tée que moyennant la modification des principes constitutionnels. Le juge s’est
donc borné en quelque sorte à indiquer la procédure à suivre. Mais, il est clair
que, selon cette conception, si le législateur se trouve limité, l’État dans sa totalité
ne l’est pas, puisque d’une part le juge dispose d’une grande marge de pouvoir
discrétionnaire pour décider si les principes ont été ou non violés et que d’autre
part l’État peut, même si c’est seulement au terme d’une procédure plus ou moins
difficile à mettre en œuvre, modifier les principes auxquels il est censé être soumis.
Selon la seconde conception, les principes supralégislatifs ne sont pas sim-
plement des principes du droit positif. Ce sont des principes du droit naturel.
Certes, ils ont pu faire l’objet d’une proclamation dans les préambules des
constitutions ou dans des déclarations des droits, mais ils ne tirent pas leur
force et leur valeur de l’édiction de ces textes. Ceux-ci ne sont, comme leur
nom l’indique le plus souvent, que des « déclarations ». Ils ne font que constater
de manière solennelle des droits qui leur préexistent et que les hommes possè-
dent par nature. Cette conception comporte deux implications très importantes :
d’une part, même s’il n’y avait aucune déclaration des droits ou si les principes
n’étaient pas mentionnés dans le préambule de la constitution, ils s’imposeraient
malgré tout à l’État, notamment au législateur ; d’autre part, même s’ils font
l’objet d’une déclaration, ce que le juge applique lorsqu’il contrôle la confor-
mité de la loi aux principes, ce n’est pas le texte de la déclaration, par lequel il
Le pouvoir
79
n’est pas lié, mais les principes du droit naturel, qu’il a pour mission de décou-
vrir par des méthodes appropriées.
Les partisans de la deuxième conception peuvent donc faire valoir que c’est
la seule dans laquelle l’État soit véritablement soumis à un droit supérieur, mais
ils se heurtent évidemment à l’objection des positivistes qui soutiennent que la
justesse d’une conception ne se mesure pas à la force des justifications qu’elle
fonde. Encore faut-il qu’elle repose sur des idées vraies et que l’on prouve, ce
qui est impossible, que les principes du droit naturel existent réellement.
§ 2. L’État et l’espace, les formes d’organisation de l’État
66. Il importe d’abord d’éviter une confusion courante entre la forme d’or-
ganisation de l’État et la forme de son gouvernement. La forme de gouverne-
ment est déterminée par le nombre des titulaires du pouvoir et la manière dont
ils sont désignés. La forme d’organisation de l’État est la forme de l’ordre juri-
dique de l’État, l’espace de validité territoriale de ses normes et la manière dont
elles sont posées. Dans un ordre juridique, sauf s’il s’agit de l’ordre juridique
d’un État minuscule, toutes les normes n’ont pas la même sphère de validité
territoriale. Certaines sont valables et s’imposent sur tout le territoire national,
d’autres seulement sur une portion de ce territoire. En France par exemple, les
lois s’imposent sur l’ensemble du territoire, mais certaines décisions ne s’im-
posent que sur le territoire du département ou sur celui de la commune. Par
convention et pour faciliter l’exposé, on appellera les premières « normes
nationales » et les secondes « normes locales ». La question de la forme d’or-
ganisation de l’État concerne d’abord la répartition des matières entre celles
qui sont régies par les normes nationales et celles qui le sont par les normes
locales ainsi que la manière dont sont posées ces dernières normes.
La distinction entre la forme d’organisation de l’État et la forme de son gou-
vernement permet de comprendre – encore que la forme de l’État influe dans
une certaine mesure sur celle de son gouvernement – que des États dont la
forme d’organisation est semblable soient régis par des procédés gouvernemen-
taux différents et – à l’inverse – que des États dont la forme de gouvernement
ou le régime politique est semblable présentent des formes d’organisation diffé-
rentes. Ainsi, avant juillet 1940, la France et l’Italie étaient deux États unitaires
(même forme d’organisation), mais la première était une démocratie représenta-
tive et l’autre une dictature fasciste (deux formes de gouvernement différentes).
Naguère, l’Union soviétique et la Pologne étaient deux États socialistes, mais le
premier était un État fédéral et le second un État unitaire.
On vient d’opposer ainsi deux formes d’organisation : l’État unitaire et l’État
composé.
A L’État unitaire
67. C’est celui dans lequel les normes locales ne peuvent être créées qu’en
sont
préalables. On
nationales
qu’elles
normes
application
dit
de
80
Droit constitutionnel
« conditionnées ». Il n’y a donc qu’un seul centre de pouvoir et c’est en défini-
tive la même autorité nationale, qui établit directement les normes nationales et
indirectement les normes locales.
Ainsi, en France, les lois sont nationales et les normes locales ne peuvent
être créées que si une loi nationale détermine les matières dans lesquelles elles
peuvent intervenir. C’est aussi la loi qui institue l’autorité locale compétente, lui
fixe des objectifs et des limites, détermine des procédures et organise un
contrôle sur le contenu des décisions, de telle manière qu’on peut penser que
dans un tel État, les normes locales ne sont jamais que la concrétisation, compte
tenu des situations locales, des normes nationales.
Il existe cependant des différences considérables entre les États unitaires :
les uns sont dits centralisés, les autres décentralisés. Dans les États unitaires
du premier type, toutes les normes sont prises par des autorités nationales,
dites aussi centrales. Dans les États unitaires décentralisés, les normes locales
sont prises par ceux-là mêmes qui leur seront soumis ou par des personnes
qu’ils ont élues. C’est pourquoi l’on parle dans ce cas d’autonomie.
On ne doit pas confondre la décentralisation et la déconcentration : dans un
État déconcentré, les normes locales sont prises, par délégation, par des agents
nommés par les autorités centrales. Ces agents font partie d’une hiérarchie
et sont soumis au contrôle de leurs supérieurs, de sorte que les sujets ne parti-
cipent en rien à la création des normes. La déconcentration est donc non une
forme de décentralisation, mais une forme de centralisation.
On comprend alors que la décentralisation soit liée à l’idée démocratique.
En effet, la population d’un État n’est pas homogène sur le territoire du point
de vue ethnique, linguistique, religieux ou simplement politique. Il arrive fré-
quemment qu’un groupe soit minoritaire à l’échelon national, mais majoritaire
dans certaines régions. Dans un État centralisé, ce groupe serait toujours soumis
à des normes qu’il n’a pas voulues et qui lui sont imposées par la majorité. Dans
un système décentralisé, au contraire, il est soumis à des normes qu’il a lui-
même adoptées directement ou indirectement par des autorités élues (Mény,
1974 ; Moreau, Darcy, 1984).
Centralisation et décentralisation sont des types-idéaux, c’est-à-dire des caté-
gories construites par les juristes. Dans la réalité on ne rencontre jamais ces
types à l’état pur, mais des situations intermédiaires plus proches de l’un ou
de l’autre. La décentralisation est d’autant plus poussée que les normes locales
portent sur des matières plus importantes, que dans ces matières les normes
nationales laissent une plus grande marge de liberté aux autorités locales et
que le contrôle exercé par les autorités nationales est moins strict.
Le degré le plus élevé de décentralisation est celui de l’État régional, dans
lequel les sujets des normes locales, regroupés en régions relativement vastes,
doivent leur autonomie non à la loi, mais à la constitution nationale elle-même
et cela de deux manières : d’une part, elle leur attribue une liste de matières,
que la loi nationale ne peut modifier ; d’autre part, dans certains cas, comme
celui de l’Espagne, la Constitution peut aller jusqu’à permettre aux régions de
déterminer elles-mêmes, dans certaines limites, l’organisation et le mode de
fonctionnement des autorités régionales. On n’est alors plus très éloigné de
l’État fédéral.
Le pouvoir
B L’État composé
81
68. Les États composés sont de structures différentes selon la rigidité du lien
qui unit leurs parties composantes. On va ainsi de la confédération d’États à
l’État fédéral (Le Fur, 1896 ; Beaud, 2007).
69. La confédération d’États. – Plusieurs États peuvent se grouper par un
traité international et constituer une communauté organisée, dite « confédération
d’États ». Les États parties au traité sont les États membres de la confédération.
Le traité constitutif de la confédération peut instituer un organe central compé-
tent pour exercer un certain nombre de fonctions énumérées de façon limitative
dans le traité. En général, cet organe n’est pas composé de députés élus, mais de
représentants des États, nommés par leurs gouvernements respectifs. La plupart
des décisions se prennent à l’unanimité, mais certaines peuvent être prises à la
majorité, si elles ne portent pas sur des questions jugées essentielles. Aussi, la
souveraineté n’appartient-elle pas à la confédération, qui n’est pas elle-même un
État, mais continue de résider dans les États membres (Kelsen, 1945).
L’Histoire montre plusieurs exemples de confédérations, Confédération
américaine, Confédération helvétique, Confédération de l’Allemagne du Nord.
Il s’agissait principalement pour les États membres d’exercer en commun des
compétences diplomatiques et militaires. Mais aucune Confédération n’a sub-
sisté très longtemps : ou bien elles se sont dissoutes ou bien les liens entre les
États membres se sont renforcés et la Confédération s’est transformée en un État
fédéral, comme dans le cas américain, voire en un État unitaire, comme aux
Pays-Bas. Cette forme d’organisation n’appartient cependant pas entièrement
au passé. Elle a connu un certain renouveau à l’époque contemporaine, d’abord
avec les tentatives pour réaliser la décolonisation sans rompre complètement les
liens entre l’ancienne puissance coloniale et les États qui accédaient à l’indé-
pendance, puis avec les entreprises d’intégration économique, notamment avec
les Communautés européennes.
70. L’État fédéral. – (Mouskhéli, 1931 ; Héraud, 1968 ; Rials, 1986). Il
présente un tout autre caractère. Dans ce cas, la communauté qui a été instituée
est un véritable État et cela à deux points de vue. D’abord, au sens du droit
international, c’est même le seul État qui subsiste. Lui seul, à l’exclusion des
États membres, peut normalement entretenir des relations internationales.
Ensuite, au sens du droit interne, l’État fédéral se dote d’une constitution et
exerce les trois fonctions de tout État, les fonctions législative, exécutive et juri-
dictionnelle. Quant aux États membres, ils possèdent également une constitu-
tion et exercent eux aussi les trois fonctions.
Il est commode d’analyser l’État fédéral comme une combinaison de deux
principes :
a) le principe de participation : les États membres participent à la formation
des décisions de l’État fédéral. Il y a notamment dans tous les États fédéraux
une seconde Chambre où siègent des représentants des États membres ;
b) le principe d’autonomie : les États membres établissent leur propre consti-
tution, adoptent leurs propres lois, les exécutent, désignent leurs gouvernants,
disposent d’un appareil judiciaire.
82
Droit constitutionnel
Cependant, il ne faut pas croire que les structures des États membres et
celles de l’État fédéral forment deux étages superposés, mais nettement séparés.
Il n’en est rien : non seulement, sur le plan organique la Constitution fédérale
organise, comme on l’a vu, la participation des États membres à la formation
des normes fédérales, mais l’autonomie elle-même n’existe qu’en vertu des nor-
mes fédérales. En réalité, l’ordonnancement juridique d’ensemble est hiérar-
chisé :
1o C’est la constitution de l’État fédéral qui détermine les compétences des
organes fédéraux, notamment de l’organe législatif et donc a contrario celles
des États membres. La Constitution fédérale énumère les matières qui relèvent
de la compétence fédérale ; toutes celles qui ne figurent pas dans la liste relèvent
des États membres. Il faut souligner que, au nombre des pouvoirs que se donne
l’État fédéral, figure celui de lever des impôts. Il ne dépend donc pas des verse-
ments des États membres. Bien au contraire, ce sont souvent ceux-ci qui reçoi-
vent des subventions de l’État fédéral.
Les États membres reçoivent donc leurs compétences d’une norme fédérale,
comme les autorités locales dans un État unitaire les reçoivent d’une norme
nationale. Les conflits de compétences inévitables sont tranchés par une juridic-
tion fédérale. Même s’ils sont tranchés, ce qui est d’ailleurs assez rare, en faveur
des États membres, ceux-ci auront tout de même reçu leurs pouvoirs d’un
organe fédéral.
2o L’État membre n’a donc pas comme l’État fédéral le pouvoir de détermi-
ner les matières de sa propre compétence, ce qu’on appelle parfois la « compé-
tence de la compétence ». Il n’est pas souverain. Les auteurs qui font de la sou-
veraineté le caractère distinctif de l’État en concluent par conséquent que l’État
membre n’est pas un véritable État (Rials, 1986).
3o Il est vrai que les États membres peuvent se doter d’une constitution, mais
la Constitution fédérale peut fixer des limites à son pouvoir constituant et lui
interdire par exemple certains types de dispositions. Les États américains ne
pourraient pas décider d’adopter la forme monarchique ou réviser leurs consti-
tutions pour rétablir l’esclavage.
4o Les lois des États membres doivent être conformes non seulement à leurs
propres constitutions, mais également à la constitution de l’État fédéral. Ainsi,
le contrôle de constitutionnalité exercé par la Cour suprême des États-Unis
porte avant tout sur les lois des États. Ainsi, c’est parce que des lois des États
interdisaient l’avortement que la Cour suprême a été saisie et a déclaré que ces
lois étaient contraires à la Constitution fédérale.
Dans ces conditions, il n’est pas injustifié de soutenir qu’il n’y a entre l’État
unitaire décentralisé et l’État fédéral qu’une différence de degré et non de
nature. Cela ne signifie pas que cette différence soit négligeable. Elle présente
évidemment une grande signification politique, car il est clair qu’une région qui
dispose simplement d’un pouvoir administratif autonome n’est pas aussi libre
que l’État membre qui peut, même si c’est en vertu de la Constitution fédérale,
légiférer sur le droit des personnes ou la politique scolaire. C’est bien pourquoi
le fédéralisme se présente souvent comme une solution possible aux problèmes
des États multinationaux. Mais du point de vue spécifiquement juridique, il faut
bien constater que dans le cas de l’État fédéral comme de l’État unitaire
Le pouvoir
83
décentralisé, les normes locales sont émises par des autorités autonomes confor-
mément à des normes centrales (Kelsen, 1945, p. 316).
71. Le cas de l’Union européenne. – (Beaud, 2007 ; Leben, 1991).
L’Union européenne ne peut être classée dans la catégorie des États fédéraux
(v. infra no 307).
Sans doute présente-t-elle certains traits de l’État fédéral : éventail de pou-
voirs très larges dans les domaines d’une importance capitale, existence d’orga-
nes « supranationaux », d’un Parlement européen élu au suffrage universel
direct, application directe des normes communautaires sur les territoires des
États, jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, qui
affirme la primauté de l’ordre juridique européen sur les droits nationaux.
Il lui manque cependant pour être un État fédéral un caractère essentiel : elle
n’est pas un État du tout. Le fondement de ses pouvoirs réside, malgré l’emploi
dans le traité rejeté en 2005 de l’expression « constitution de l’Union euro-
péenne », non dans une constitution formelle au sens strict (v. supra no 30),
mais dans des traités internationaux, qu’elle ne peut modifier et qui ne peuvent
être révisés que par les États qui les ont ratifiés. Elle n’est pas souveraine, dans
la mesure où elle n’a pas de compétence pour déterminer sa propre compétence,
ni celle des États et où elle ne peut exercer que les pouvoirs qui lui sont trans-
férés par les États.
Ceux-ci restent souverains. Ils ne tiennent pas leurs pouvoirs de l’Union,
mais de leur propre souveraineté et c’est en vertu de leur pouvoir souverain
qu’ils ont pu transférer des compétences à l’Union et qu’ils pourraient les
reprendre en dénonçant les traités. D’ailleurs, en pratique, toute la logistique
de l’action politique, y compris les moyens administratifs et la force publique,
reste entre leurs mains.
Néanmoins, l’Union ne correspond qu’imparfaitement à la définition d’une
confédération. Sans doute est-elle, comme une confédération, fondée sur des
traités et ne dispose-t-elle que des compétences qui lui ont été conférées, sans
doute, les États restent-ils souverains du point de vue du droit international,
mais ils ont consenti des limitations de compétences si importantes qu’elles
étaient incompatibles avec les dispositions de leurs constitutions qui affirmaient
le principe de la souveraineté nationale. C’est ainsi que le Conseil constitution-
nel a affirmé à plusieurs reprises que les traités portaient atteinte aux « condi-
tions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », notamment à propos
des traités de Maastricht et d’Amsterdam (v. infra no 494 et infra no 756). Dans
ces conditions, ils ne pouvaient être ratifiés qu’après révision de la Constitution.
Cela signifie qu’une fois cette révision intervenue, les conditions essentielles
d’exercice de la souveraineté nationale ont bien été modifiées.
Cependant, ce sont seulement les conditions d’exercice de la souveraineté
qui ont été modifiées, mais la souveraineté elle-même n’a pas été atteinte et
aucun nouveau souverain n’est apparu. Il faut donc considérer que l’Union est
encore une organisation internationale, même si ses pouvoirs vont bien au-delà
de ceux des autres organisations internationales (Troper, 2011, p. 77 s.).
84
Droit constitutionnel
Section 2
Les formes d’organisation du pouvoir
72. Si, dans toutes les sociétés humaines, il existe des phénomènes de pou-
voir, le pouvoir n’est pourtant pas toujours organisé par une constitution. C’est
pourquoi il est nécessaire de distinguer deux notions : la forme de pouvoir ou de
gouvernement, d’un côté, le régime politique, de l’autre. La première notion est
plus générale : puisque toutes les sociétés sont gouvernées, on peut distinguer
des types de pouvoir que la théorie politique appelle traditionnellement « for-
mes de gouvernement ».
En outre, lorsque le pouvoir est organisé selon des règles juridiques, c’est-à-
dire lorsqu’il y a une constitution matérielle, on parle de « régimes politiques ».
Toutes les sociétés modernes sont ainsi organisées aujourd’hui. Ces règles ont
pour objet la répartition des compétences et l’on peut classer les régimes selon
la répartition des compétences qu’ils réalisent.
On examinera donc successivement les formes de gouvernement, le principe
moderne, selon lequel les compétences doivent être réparties, et les modes de
répartition, c’est-à-dire les régimes politiques.
§ 1. Les formes de gouvernement
73. Il existe une classification simple, employée avec quelques variantes
depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle, mais qui ne l’est plus guère
aujourd’hui.
A La classification ancienne
74. Les trois formes de gouvernement. – Cette classification est générale-
ment présentée non pas dans un but de pure connaissance, un but théorique,
mais dans un but pratique, pour tenter de prouver la supériorité de l’une des
formes de gouvernement1 sur les autres.
De ce point de vue, décrire la forme de gouvernement, c’est indiquer qui est
le détenteur du pouvoir et l’on distingue ainsi, la monarchie, l’oligarchie et la
démocratie. La distinction la plus fréquente est fondée sur le nombre de ceux
qui gouvernent, un seul, tous ou quelques-uns. Elle est présentée de manière
semblable de l’Antiquité au XVIIIe siècle2. On appelle ainsi monarchie le gou-
vernement d’un seul, démocratie le gouvernement de tous et oligarchie le gou-
vernement de quelques-uns. Mais il est aussi possible d’employer un critère
qualitatif et d’appeler monarchie non pas tout gouvernement dans lequel un
1.
Le mot « gouvernement » est employé ici dans le sens très large de « gouvernement des hom-
mes », de pouvoir politique, et non pas, évidemment dans celui, que lui donnera Rousseau, de « pou-
voir exécutif ».
2.
J.-J. ROUSSEAU, Contrat social, Livre III, chap. 3.
On peut comparer par exemple PLATON (Politique, 291 d), ARISTOTE (Politique, 1279 a) et
Le pouvoir
85
seul gouverne, mais celui où le gouvernement appartient à un homme désigné
par l’hérédité ou qui l’exerce d’une certaine manière, oligarchie, le gouverne-
ment des nobles ou celui des meilleurs, auquel cas on le nomme aristocratie, et
démocratie, celui du peuple.
Chacune de ces formes de gouvernement peut être préconisée pour les avan-
tages spécifiques qu’on lui prête ou décriée en raison de ses inconvénients. Les
arguments sont très variables, mais ils peuvent prendre la forme suivante : si le
pouvoir appartient à un seul, la décision peut être plus rapide et l’exécution plus
efficace. Mais il est aussi possible que le monarque n’agisse que pour satisfaire
ses caprices. Dans l’aristocratie, le pouvoir sera bien exercé, puisqu’il le sera,
par définition par les meilleurs. Cependant, on ne peut exclure que les gouver-
nants agissent exclusivement en vue de leurs intérêts égoïstes, qui ne coïncident
pas avec l’intérêt général. Dans la démocratie, ceux qui composent le peuple
refuseront les décisions qui briseraient l’égalité ou porteraient atteinte à la
liberté. Par contre, on peut craindre la longueur des débats et l’inefficacité ou
les dissensions et les guerres civiles.
C’est la raison pour laquelle de nombreux auteurs, de Polybe (201-120 av.
J.-C.) à Montesquieu, préconisent un gouvernement mixte, qui n’aurait aucun
des inconvénients des formes simples, mais réunirait les avantages de chacune.
Un gouvernement mixte serait un gouvernement dans lequel le pouvoir,
notamment le pouvoir législatif, serait partagé ou, mieux, exercé en commun
par un roi, le peuple et les meilleurs. Au XVIIIe siècle, cette forme mixte peut
être réalisée par la balance des pouvoirs (v. infra no 89). À l’époque contempo-
raine, tous les gouvernements se présentent comme démocratiques et la forme
mixte n’est jamais revendiquée. Cependant, certains auteurs analysent les systè-
mes dans lesquels existent des cours constitutionnelles comme des avatars du
gouvernement mixte. Dans la mesure en effet où les cours ont le pouvoir d’an-
nuler des lois, elles participent avec les parlements au pouvoir législatif. Par
conséquent, ou bien l’on continue de soutenir que le système est démocratique
et il faut dire que les cours, bien que leurs membres ne soient pas élus, repré-
sentent le peuple souverain, ou bien l’on admet que le gouvernement est mixte
parce que le pouvoir législatif est exercé en commun par les représentants du
peuple et par ceux que l’on a pris l’habitude d’appeler des sages, c’est-à-dire par
un élément aristocratique, au sens originel de ce terme, qui désigne une élite
fondée sur la compétence.
75. Défauts de cette classification. – Il est certain que cette distinction n’est
plus guère utilisée aujourd’hui. Il y a à cela plusieurs raisons. La principale est
que dans les États d’une certaine dimension physique, il est impossible de ren-
contrer la monarchie ou la démocratie. Il est en effet matériellement impossible
qu’un seul exerce la totalité du pouvoir, comme il est impossible que le pouvoir
soit véritablement exercé par le peuple tout entier. Si l’on persistait à employer
la distinction classique, il faudrait considérer que tous les gouvernements exis-
tant dans la réalité sont au mieux des aristocraties, au pire des oligarchies.
Dans ces conditions, il faut se résoudre ou bien à subdiviser la classe des
oligarchies et à constituer des sous-classes, ou bien à considérer qu’un gouver-
nement exercé par quelques-uns peut néanmoins être une monarchie, une aris-
tocratie ou une démocratie. La première solution se heurte à une difficulté
86
Droit constitutionnel
considérable : trouver des critères satisfaisants pour distinguer des sous-classes
d’oligarchies. La seconde est plus facile à mettre en œuvre ; il suffit de décider
que la monarchie n’est pas le gouvernement d’un seul, mais celui dans lequel
tous les gouvernants dérivent leurs pouvoirs d’un homme ou que la démocratie
n’est pas toujours le gouvernement du peuple, mais aussi celui dans lequel les
gouvernants dérivent leurs pouvoirs du peuple. On sera alors conduit à distin-
guer deux formes de démocratie : la démocratie directe dans laquelle le peuple
exerce lui-même le pouvoir et la démocratie indirecte ou représentative, dans
laquelle ceux qui détiennent le pouvoir l’exercent au nom du peuple et sont,
au moins pour une partie d’entre eux, élus par lui. Dans la démocratie représen-
tative, dit-on, les gouvernants sont les représentants du peuple et la volonté
qu’ils expriment n’est pas la leur propre, mais celle du peuple ou encore ce
qu’il est convenu d’appeler la « volonté générale ».
Cette conception a cependant fait l’objet de vives critiques. La plus radicale
a été formulée par J.-J. Rousseau. Elle est fondée sur l’impossibilité de repré-
senter la volonté. Je peux dire en effet : « ce que cet homme veut aujourd’hui, je
le veux aussi. En exprimant sa volonté, il exprimera donc en même temps la
mienne ». Mais je ne peux pas dire : « ce que cet homme voudra demain, je le
voudrai aussi », parce que j’ignore au moment où je parle ce que nous voudrons
demain l’un et l’autre3. La volonté qu’il exprimera demain ne sera donc pas la
mienne. « La volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ;
il n’y a point de milieu »4.
Aussi, la représentation n’est-elle qu’une fiction, car, à supposer que le peu-
ple possède une volonté, il n’y a aucun moyen de s’assurer que c’est bien elle
qui est exprimée par les représentants. On ne peut pas comparer la volonté des
représentants à celle du peuple, parce qu’on ne peut connaître la seconde indé-
pendamment de la première. La volonté des représentants est présumée ou cen-
sée être celle du peuple. Mais, la réalité est que la volonté exprimée par les
représentants est bien la leur et que, par conséquent, la démocratie représenta-
tive n’est pas une espèce de démocratie, mais une espèce d’aristocratie
(Gaxie, 2000).
Il faut observer en outre que, en parlant de démocratie représentative, on a,
chemin faisant, abandonné la conception initiale de la « forme de gouverne-
ment » : une forme de gouvernement n’est plus définie par le nombre ou le
genre des détenteurs du pouvoir, mais par la manière dont ils sont nommés ou
simplement par le type de justification donnée au système d’attribution du pou-
voir. La nouvelle classification remplit ainsi, une fonction non pas scientifique,
mais idéologique : elle ne sert pas la connaissance, mais joue un rôle politique.
Elle veut faire accepter la démocratie représentative en la faisant passer pour
une forme de démocratie.
Du contrat social (1re version), Livre I, chapitre 4, dans l’édition de la Pléiade des Œuvres com-
3.
plètes, tome III, p. 295.
4.
Du contrat social, Livre III, chap. 15, « Des députés ou représentants ».
Le pouvoir
87
B Les classifications contemporaines
76. Autocratie et démocratie. – La classification la plus achevée est celle
de Hans Kelsen (Kelsen, 1945, p. 283 et s.). Elle est aujourd’hui largement
employée. Kelsen souligne qu’elle découle d’une opposition faite par la théorie
du droit entre deux types de rapports entre les hommes : ou bien les normes sont
produites par ceux-là mêmes qui y sont soumis – c’est l’autonomie – ou bien
elles sont produites par d’autres, quel que soit leur nombre – c’est l’hétérono-
mie. Sur le plan constitutionnel, les normes dont il est question sont principale-
ment les lois, ce qui conduit à distinguer la démocratie et l’autocratie. Il y a
donc deux formes de gouvernement et non plus trois. Cette distinction prend
pour critère la liberté. Un homme est libre, s’il fait ce qu’il veut, s’il se soumet
à sa propre volonté. Il est donc libre s’il est soumis seulement à des lois qu’il a
contribué à faire. La démocratie est ainsi un système de liberté parce que les lois
sont faites par tous ceux qui leur sont soumis. À l’opposé, dans le système de
l’autocratie, les lois sont faites par d’autres et il n’y a pas de coïncidence entre la
volonté de ceux qui font les lois et celle de celui qui doit lui obéir.
Démocratie et autocratie ne sont que des types-idéaux, c’est-à-dire des sys-
tèmes que l’on ne rencontre jamais tout à fait dans la réalité. Ce sont des cons-
tructions intellectuelles, mais on peut s’en servir pour décrire la réalité, parce
que les gouvernements réels se rapprochent plus ou moins de l’un ou de l’autre
type. On peut alors parler de démocratie représentative, comme d’une forme
intermédiaire entre l’autonomie et l’hétéronomie. Elle présente des traits com-
muns avec les deux types-idéaux. Avec l’hétéronomie d’abord : d’une part, il
existe rarement une unanimité totale, mais, sur presque toutes les questions,
une majorité et une minorité, si bien que pour la minorité, les lois sont néces-
sairement hétéronomes ; d’autre part, les lois sont faites non par les sujets, mais
par leurs représentants et l’on a vu que la représentation est une fiction. De plus,
il existe certains traits communs avec la démocratie, notamment dans la mesure
où ceux qui émettent les normes sont élus et tiennent compte de la volonté
réelle des électeurs, qui sont aussi les sujets.
77. Totalitarisme et libéralisme. – Il s’agit ici non plus d’opposer les formes
de gouvernement en prenant pour critère la manière dont les normes, spéciale-
ment législatives, sont produites, mais, en étendue et en profondeur, les matières
que régissent ces normes. Les systèmes libéraux sont ceux dans lesquels ces nor-
mes ne portent que sur certaines matières et dans ces matières seulement sur les
principes fondamentaux laissant le reste à l’autonomie des personnes privées. Ces
systèmes préservent donc la liberté de ces personnes. La liberté dont il est ici
question est d’une part l’ensemble des libertés appelé « libertés publiques » ou
« droits de l’Homme », d’autre part la liberté économique.
Dans les systèmes totalitaires, au contraire, il existe un très grand nombre de
normes, produites par le pouvoir politique et qui régissent tous les domaines de
la vie, de sorte que la marge laissée à l’autonomie, c’est-à-dire à la liberté des
individus est très faible.
De nombreux auteurs opposent l’État et la société civile. L’État est, dans ce
contexte, l’ensemble des institutions productrices de normes hétéronomes de
l’État stricto sensu. Quant à la société civile, c’est
niveau élevé. C’est
88
Droit constitutionnel
l’ensemble des hommes, envisagé de manière distincte de l’État. Le libéralisme
est alors le système qui maintient la distinction de l’État et de la société civile,
tandis que dans le système totalitaire, l’État envahit complètement la sphère de
la société civile.
La distinction du totalitarisme et du libéralisme ne coïncide pas avec celle de
la démocratie et de l’autocratie. On ne doit pas confondre démocratie et libéra-
lisme, ni société totalitaire et autocratie. On peut en effet concevoir un système
à la fois démocratique et totalitaire, dans lequel la loi, adoptée par le peuple,
limite les libertés individuelles. Cependant, un tel système ne se rencontre
guère dans la réalité, quoique l’on ait parfois analysé de cette manière le sys-
tème soviétique. En revanche, on peut non seulement concevoir, mais aussi
découvrir dans le monde réel un système autocratique et libéral, dans lequel
les lois sont adoptées de façon hétéronome, mais préservent les libertés indivi-
duelles. Ce système correspondait à l’idéal politique de certains philosophes des
Lumières, partisans du « despotisme éclairé ».
78. Gouvernement pluraliste et gouvernement moniste. – Dans certaines
formes de gouvernement, la compétition pour l’exercice du pouvoir est permise
et même organisée. On parle alors de gouvernements « pluralistes ». Dans d’au-
tres cas, cette compétition est interdite. Il s’agit de gouvernements « monistes »
ou « monocratiques ».
Les gouvernements pluralistes, appelés aussi « ouverts », sont des systèmes
dans lesquels plusieurs hommes ou plusieurs groupes d’hommes participent à la
compétition pour le pouvoir de façon légitime, c’est-à-dire non pas clandestine-
ment et par la force, mais ouvertement et dans les formes légales. Ceux qui
l’emportent ne détiendront le pouvoir que pour un temps, au terme duquel la
compétition reprendra. Dans l’intervalle, ils n’éliminent pas leurs rivaux, qui
jouissent de certains droits, notamment pour leur permettre d’engager à nou-
veau la lutte politique.
Ce système ne se confond pas avec la démocratie. Certes, plusieurs démo-
craties représentatives modernes sont pluralistes, mais certains gouvernements,
qui se présentent aussi comme des démocraties ne sont pas pluralistes. Il ne se
confond pas non plus avec le libéralisme, comme le montre encore une fois
l’exemple du despotisme éclairé.
À l’inverse, le gouvernement moniste ou « pouvoir clos » est un système
dans lequel aucune compétition pour le pouvoir n’est juridiquement permise.
Dans les États modernes, le type le plus répandu du pouvoir clos, mais il est
loin d’être le seul, est réalisé grâce au parti unique. Le pouvoir clos n’est pas
nécessairement totalitaire, ni autoritaire, quoiqu’il le soit fréquemment.
79. Concentration ou partage du pouvoir. – On peut encore opposer les
systèmes dans lesquels le pouvoir est concentré entre les mains d’un homme ou
d’un groupe et celui dans lequel il est partagé, divisé ou séparé – tous ces termes
sont équivalents – entre plusieurs, qui peuvent s’opposer les uns aux autres.
Là encore, on est en présence d’une classification qui ne coïncide pas avec
les autres, mais peut se combiner avec elles. Ainsi, on constate d’abord que,
dans chacune des trois formes de gouvernement selon la classification ancienne,
le pouvoir était concentré entre les mains du roi dans la monarchie, dans les
Le pouvoir
89
meilleurs dans l’aristocratie et dans le peuple dans la démocratie. C’est seule-
ment dans le gouvernement mixte que le pouvoir est partagé.
Il en va de même, avec l’opposition autocratie-démocratie, car le pouvoir est
concentré dans ces deux formes de gouvernement. La distinction du totalita-
risme et du libéralisme ne coïncide pas non plus avec l’opposition concentra-
tion-partage du pouvoir. Certes, le partage du pouvoir est souvent justifié de
manière instrumentale et présenté comme un moyen de garantir et de préserver
les libertés. Mais il n’y a là aucun rapport nécessaire et, comme on l’a vu avec
l’exemple du despotisme éclairé, il est possible qu’un pouvoir concentré entre
les mains d’un seul soit exercé de manière libérale, tandis qu’on peut concevoir
qu’un pouvoir totalitaire soit partagé entre plusieurs groupes.
On constate ainsi qu’on peut, en combinant les classifications, définir un
régime concret. On peut dire par exemple que dans le système nazi, le pouvoir
était concentré, autoritaire et totalitaire, que dans le monde occidental d’au-
jourd’hui il s’affirme tantôt comme partagé et libéral, tantôt comme démocra-
tique et libéral, tandis que le gouvernement des États socialistes se donnait
comme démocratique, concentré et antilibéral.
La dernière distinction est cependant la plus importante du point de vue du
droit constitutionnel, car c’est la seule qui prenne pour critère les compétences
normatives des organes de l’État. Elle est enseignée dans la science du droit
constitutionnel sous le nom de principe de la séparation des pouvoirs.
§ 2. Le principe de la séparation des pouvoirs
80. « La séparation des pouvoirs » est avant tout un principe de technique
constitutionnelle destinée à éviter le despotisme et à garantir la liberté. Tous les
auteurs hostiles au despotisme en préconisent donc l’application, mais tous
cependant ne le conçoivent pas de la même manière et l’on peut en distinguer
deux interprétations très différentes, au point qu’on doit considérer qu’il s’agit
en réalité de deux principes et même de deux doctrines radicalement différentes.
On exposera d’abord celle qui a été professée par les juristes modernes, depuis
la deuxième moitié du XIXe siècle et qu’on appellera par commodité, parce
qu’elle est acceptée par un très grand nombre d’auteurs, la doctrine tradition-
nelle, puis les critiques qui peuvent être formulées contre cette thèse et enfin
la doctrine du XVIIIe siècle, qui a marqué les constitutions de l’époque révolu-
tionnaire.
A La doctrine traditionnelle
81. Selon cette doctrine, le principe est lui-même composé de deux règles
distinctes, la règle de la spécialisation et la règle de l’indépendance, dont la
combinaison doit procurer le résultat souhaité, la liberté.
90
Droit constitutionnel
1. La règle de la spécialisation
82. L’État exerce ou doit exercer trois activités : il fait la loi, il l’exécute et il
tranche les litiges. Il a donc trois fonctions, législative, exécutive et juridiction-
nelle. Selon une variante de cette doctrine, ces fonctions sont au nombre de deux
seulement, la fonction exécutive étant subdivisée elle-même en une fonction
administrative et une fonction juridictionnelle. Quoi qu’il en soit, il y aura trois
autorités ou organes de l’État (ou seulement deux si l’on n’admet que deux fonc-
tions) et chacun d’eux sera spécialisé dans l’exercice de l’une des fonctions.
Cette spécialisation signifie que chacune des autorités devra exercer une fonc-
tion, mais qu’elle ne devra en exercer qu’une seule, mais l’exercer tout entière.
En revanche, elle ne devra se mêler d’aucune manière des autres fonctions.
Dans une version forte de la doctrine, on considère que chaque autorité ou
organe est investi d’un pouvoir spécifique, nécessaire à l’exercice de sa fonction
et on le désignera par le nom de ce pouvoir. Il y aura donc un pouvoir législatif,
un pouvoir exécutif, un pouvoir judiciaire.
2. La règle de l’indépendance
83. Mais, les pouvoirs ne resteraient pas longtemps spécialisés si l’un d’eux
pouvait exercer des pressions sur le titulaire de l’autre. Si par exemple, le pou-
voir exécutif pouvait nommer et révoquer à sa guise les titulaires du pouvoir
législatif, c’est lui qui exercerait indirectement ce pouvoir et il n’y aurait plus
de spécialisation. Il faut donc que les autorités ou organes soient mutuellement
indépendants, ce qui signifie en pratique que les individus qui composent cha-
cune de ces autorités ne doivent pas être nommés par les autres organes et sur-
tout qu’ils ne doivent pas être discrétionnairement révocables par eux. Cela
interdit donc notamment la responsabilité ministérielle et la dissolution. On rat-
tache parfois à cette règle l’interdiction de contacts physiques entre les organes
– ainsi, l’interdiction pour un membre de l’Exécutif de prendre la parole dans
les assemblées – et l’indépendance financière – aucune autorité ne devant atten-
dre ses crédits de la bonne volonté d’une autre –, et même une prescription de
sécurité militaire, chaque autorité devant disposer d’une garde armée distincte
pour se prémunir contre les tentatives violentes des autres.
3. Le résultat attendu
84. Le résultat, attendu de la combinaison des deux règles est que, selon une
formule reprise de Montesquieu par la plupart des auteurs, « le pouvoir arrête le
pouvoir » : une tentative de l’une des autorités pour devenir despotique se heur-
terait immédiatement à l’opposition d’une autre autorité. Le pouvoir législatif et
le pouvoir exécutif se feront mutuellement équilibre de sorte que la liberté des
sujets sera préservée.
B Les critiques à la doctrine traditionnelle
85. La doctrine traditionnelle s’est d’abord heurtée à des critiques diverses et
d’ailleurs incompatibles entre elles, liées à la théorie de la souveraineté : la
Le pouvoir
91
séparation des pouvoirs ainsi entendue est contraire au principe fondamental de
l’indivisibilité de la souveraineté. Par conséquent ou bien l’unité de la souverai-
neté se reconstitue nécessairement au profit de l’un ou l’autre des pouvoirs et le
but est manqué, ou bien les tentatives pour briser la souveraineté n’aboutissent
qu’à la détruire et comme il n’y a pas d’État sans souveraineté, c’est l’anarchie.
D’autres donnent à leurs objections une apparence plus instrumentale et sou-
tiennent ou bien que les conflits se résoudront par des coups d’État ou bien que
les oppositions entre les pouvoirs aboutiront à paralyser l’État. On verra cepen-
dant que cette dernière objection ne peut être retenue, compte tenu de la critique
décisive de Raymond Carré de Malberg.
La démonstration de Carré de Malberg est d’une grande simplicité : tout
d’abord, comment des pouvoirs spécialisés et indépendants et pour ainsi dire
sans aucun contact les uns avec les autres, pourraient-ils s’arrêter l’un l’autre
et se faire équilibre ? Un tel équilibre serait déjà difficilement concevable si
les fonctions qu’ils exercent étaient équivalentes. Mais elles ne le sont pas et il
est même tout simplement absurde de prétendre que l’activité qui consiste à
faire les lois pourrait être équivalente à celle qui consiste à les exécuter. En
réalité, l’exécution est bien évidemment, par définition même, subordonnée à
la législation. Mais alors, si les fonctions sont ainsi hiérarchisées et les organes
spécialisés, il s’ensuit naturellement que celui qui exerce la fonction la plus éle-
vée est supérieur aux autres. Selon la formule de Carré de Malberg, la hiérarchie
des organes suit la hiérarchie des fonctions et jamais un pouvoir subordonné ne
pourra arrêter un pouvoir supérieur (Carré de Malberg, 1922, t. II, p. 109-142).
À ces critiques, il importe d’en ajouter deux autres : en premier lieu, la
séparation des pouvoirs que décrit la doctrine traditionnelle est généralement
imputée à Montesquieu, quoique certains auteurs en cherchent les germes chez
des auteurs antérieurs, Locke ou Bolingbroke. Or, comme l’a montré Charles
Eisenmann de manière irréfutable, le système préconisé par Montesquieu est
en réalité entièrement différent et même radicalement opposé à celui de la
séparation des pouvoirs (Eisenmann, 1933 ; Troper, 1980).
Il reste cependant que l’on trouve dans le texte de nombreuses constitutions
ou des déclarations des droits, des références à la « séparation des pouvoirs ».
La plus célèbre et la plus importante est celle de l’article 16 de la Déclaration
des droits de l’Homme de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des
droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de
constitution. » Comment comprendre dans ces conditions, qu’un principe aussi
absurde ait pu trouver une consécration aussi solennelle ? Comment peut-on
concevoir qu’un principe, étranger à Montesquieu, ait été brusquement inventé
et érigé au niveau d’un dogme de politique constitutionnelle ?
Deux sortes d’explications peuvent alors être avancées : selon la première,
les hommes de la Révolution française auraient mal lu l’Esprit des Lois ; alors
que Montesquieu entendait le principe d’une manière souple, les révolutionnai-
res en auraient, par esprit de système, donné une interprétation rigide.
Selon la seconde explication, envisagée sous l’angle historique la séparation
des pouvoirs dont il est question dans la Déclaration des droits de l’Homme de
1789 n’a aucun rapport avec la séparation des pouvoirs de la doctrine
92
Droit constitutionnel
traditionnelle. Les termes sont les mêmes, mais il s’agit d’une doctrine diffé-
rente. L’expression a tout simplement, depuis cette époque, changé de sens.
C La séparation des pouvoirs au XVIIIe siècle
86. En réalité, ce qu’on entend par séparation des pouvoirs au XVIIIe siècle –
et cela d’une manière unanime – c’est un principe entièrement négatif. Lors-
qu’on recommande la séparation des pouvoirs, on n’indique pas de quelle
manière les fonctions doivent être réparties, mais seulement de quelle manière
elles ne doivent pas l’être.
Les auteurs du XVIIIe siècle partent d’une distinction des fonctions et formu-
lent ensuite le principe dans des termes analogues.
1. La distinction des fonctions législative et exécutive
87. Elle est ancienne, en tout cas antérieure à Montesquieu, car on la trouve
formulée dans des termes semblables chez Locke. Elle découle en réalité d’une
métaphore anthropomorphique : de même qu’on distingue chez l’Homme la tête
et les bras ou la volonté et l’action, de même on distingue dans l’État le pouvoir
législatif, qui est la volonté et le pouvoir exécutif, qui est l’action. Parfois, l’on
distingue une troisième fonction, la fonction juridictionnelle, qu’on appelle
aussi parfois « judiciaire » et qu’on présente comme une espèce de fonction exé-
cutive ; c’est l’exécution des lois dans le but de trancher des litiges.
C’est cette distinction que formule à peu près Montesquieu lorsqu’il écrit :
« Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la
puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens et la puissance
des choses qui dépendent du droit civil. Par la première, le prince ou le magis-
trat fait des lois pour un temps ou pour toujours et corrige ou abroge celles qui
sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des
ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit
les crimes ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la
puissance de juger et l’autre simplement la puissance exécutrice de l’État »
(Esprit des Lois, Livre XI, chap. 6).
Mais c’est Rousseau qui la présente de la manière la plus claire « Toute
action libre a deux causes qui concourent à la produire, l’une morale, savoir
la volonté qui détermine l’acte, l’autre physique savoir la puissance qui l’exé-
cute. Quand je marche vers un objet, il faut premièrement que j’y veuille aller ;
en second lieu que mes pieds m’y portent. Qu’un paralytique veuille courir ;
qu’un homme agile ne le veuille pas ; tous deux resteront en place. Le corps
politique a les mêmes mobiles, on y distingue de même la force et la volonté,
celle-ci sous le nom de puissance législative, l’autre sous le nom de puissance
exécutive. Rien ne s’y fait ou ne doit s’y faire sans leur concours » (Contrat
social, Livre III, chap. 1).
Cette distinction implique clairement la reconnaissance d’une hiérarchie
entre les deux fonctions puisque l’exécution est évidemment subordonnée à la
création.
Le pouvoir
93
2. Le contenu du principe de la séparation des pouvoirs : la règle négative
ou l’interdiction du cumul
88. Il est extrêmement simple : il ne faut pas remettre tous les pouvoirs à un
même individu ou un même groupe d’individus. C’est ce principe qu’énonce
Montesquieu : « Lorsque dans la même personne ou le même corps de magis-
trature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a
point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le
même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement ».
Montesquieu ne l’avait d’ailleurs ni inventé ni découvert. On le trouve déjà
chez Locke : « Ce serait provoquer une tentation trop forte pour la fragilité
humaine, sujette à l’ambition que de confier à ceux-là même qui ont déjà le
pouvoir de faire les lois, celui de les faire exécuter ».
Il est d’ailleurs frappant de constater que Rousseau, souvent considéré
aujourd’hui comme un adversaire de Montesquieu et de la séparation des pou-
voirs, énonce une formule semblable : « il n’est pas bon que celui qui fait les
lois les exécute, ni que le corps du peuple détourne son attention des vues géné-
rales pour les donner aux objets particuliers ».
C’est donc une doctrine unanimement acceptée au XVIIIe siècle et il faut en
souligner trois aspects :
En premier lieu, le principe est seulement négatif : il ne faut pas donner tous
les pouvoirs à un seul, parce qu’il en abuserait. Il faut éviter à tout prix le
cumul, qui serait le despotisme même. Autrement dit, il faut absolument que
les pouvoirs soient répartis – ou, dans la langue du XVIIIe siècle, « séparés » ou
« divisés » ou encore « distribués » – entre plusieurs autorités. Peu importe de
quelle manière ils seront séparés – cela sera l’objet d’un autre principe – pourvu
qu’ils le soient.
En deuxième lieu, le principe ne se confond nullement avec la règle de la
spécialisation. Certes, s’il y a deux autorités spécialisées l’une dans la fonction
législative et l’autre dans la fonction exécutive, l’interdiction du cumul sera res-
pectée, mais elle le sera également si l’on adopte un autre mode de répartition,
si par exemple on donne à une autorité une partie d’une fonction et une partie
d’une autre. La spécialisation est donc l’une des manières dont on peut satisfaire
au principe, l’un des procédés possibles de répartition des fonctions, mais seu-
lement l’un d’eux.
En troisième lieu, il n’est évidemment question ici ni d’indépendance, ni
d’équilibre, mais dès lors que les pouvoirs sont répartis entre plusieurs, quelle
que soit la manière dont ils le sont, le despotisme est impossible, ne serait-ce
que parce que celui qui exécute ne peut pas modifier la loi au gré de ses capri-
ces. Il ne peut qu’exécuter une loi antérieure. Celui qui lui obéit n’obéit en défi-
nitive qu’à la loi, ce qui est la définition de la liberté.
89. Séparation des pouvoirs et classification des régimes politiques. – On
peut utiliser le principe de la séparation des pouvoirs pour classer les régimes
politiques. On peut d’abord opposer ceux dans lesquels le pouvoir est tout entier
concentré entre les mains d’un homme ou d’un groupe d’hommes et ceux dans
lesquels il existe une séparation des pouvoirs. Les difficultés commencent lors-
qu’il s’agit de distinguer parmi les régimes de séparation des pouvoirs.
94
Droit constitutionnel
1) La doctrine moderne, on l’a vu, comprend la séparation des pouvoirs
comme un système dans lequel des organes spécialisés et indépendants se font
équilibre. Elle oppose alors les systèmes dans lesquels le principe est appliqué
de manière rigide et ceux qui admettent quelques assouplissements ou quelques
exceptions. Dans la première catégorie, elle place la Constitution américaine de
1787, les constitutions françaises de 1791 et de l’an III et quelquefois celle de
1848, et dans la seconde catégorie, toutes les autres.
Cette classification présente plusieurs inconvénients. En premier lieu, elle
est fondée sur une conception discutable de la séparation des pouvoirs, puisqu’il
est impossible de réaliser un équilibre entre un pouvoir législatif et un pouvoir
exécutif spécialisés. En deuxième lieu, elle laisse en dehors de la classification
les systèmes qui rejettent le principe de la séparation des pouvoirs ainsi entendu,
par exemple le système soviétique, ou qui reposaient sur une tout autre concep-
tion de ce principe, comme la constitution française de 1793 (v. infra no 329).
En troisième lieu, elle rend impossible tout classement rigoureux parce que la
séparation rigide n’est réalisée en pratique dans aucun régime politique, de sorte
que tous les systèmes lui apportent nécessairement des exceptions et peuvent
ainsi être indifféremment placés dans l’une ou l’autre catégorie. On le voit
bien à propos du régime américain, considéré tantôt comme un système de
séparation souple dans les manuels de droit américain, tantôt comme un sys-
tème de séparation rigide des pouvoirs, dans les manuels français.
2) Au XVIIIe siècle, comme ce principe était compris uniquement de manière
négative – il se borne à indiquer de quelle manière les fonctions ne doivent pas
être attribuées – on comprenait qu’il devait être complété par un principe posi-
tif. S’il existait un accord très général sur le principe négatif, deux procédés
positifs de répartition des compétences avaient chacun leurs partisans.
Le premier et le plus simple consistait à spécialiser les autorités, l’une dans
la fonction législative, l’autre dans la fonction exécutive. Il devait en résulter, en
raison de la hiérarchie des fonctions, une subordination de l’autorité exécutive
au pouvoir législatif. Ce système est préconisé par les démocrates, parce que le
pouvoir législatif devait, dans leur esprit, être le peuple lui-même ou ses repré-
sentants. C’est donc celui qui est exposé par Rousseau et ses successeurs. Dans
le vocabulaire du XVIIIe, il est parfois appelé d’un terme, qui aujourd’hui a une
signification radicalement différente, celui de « séparation absolue des pou-
voirs ».
Le second système, appelé balance des pouvoirs est plus complexe : ses par-
tisans reprochent au procédé de la spécialisation d’être instable. En effet, sou-
tiennent-ils, le pouvoir législatif exercera une prédominance si forte sur l’autorité
exécutive, qu’il sera en mesure de concentrer entre ses mains l’exercice des deux
fonctions, c’est-à-dire de devenir despotique. Ce système ne pourrait se mainte-
nir que par la vertu des gouvernants. Mais, si l’on connaît les hommes et leurs
passions, on ne peut raisonnablement compter qu’ils seront durablement ver-
tueux. Il faut donc, estiment-ils, construire un système stable, un système si
bien construit qu’il ne puisse être détruit, quelles que soient les passions des
hommes. Mieux, ce système doit être fondé non sur la vertu, mais sur les vices.
La solution est inspirée de la constitution anglaise, une constitution anglaise
idéalisée, telle que, à la suite de Montesquieu, la décrivent de très nombreux
Le pouvoir
95
auteurs. Elle consiste à réaliser un équilibre, non pas entre un pouvoir législatif
et un pouvoir exécutif, ce qui est évidemment impossible, mais entre plusieurs
autorités, qui participent toutes à la fonction législative. Ces autorités sont donc
des organes législatifs partiels. Dans la Constitution anglaise, ces trois autorités
sont une Chambre élue, la Chambre des communes, une Chambre nobiliaire, et,
grâce à un droit de veto, le roi, qui exerce par ailleurs, mais seul, la fonction
exécutive.
Dans ce système, il n’y a pas de spécialisation, puisque le roi exerce entiè-
rement une fonction et participe à l’exercice d’une autre, mais le principe de la
séparation des pouvoirs est préservé, puisque aucune autorité n’exerce tous les
pouvoirs. L’équilibre se maintiendra entre les trois organes législatifs, dont les
intérêts politiques et économiques sont opposés. Il sera par exemple impossible
aux deux Chambres d’usurper le pouvoir exécutif, parce que si elles proposent
une loi en ce sens, le roi, titulaire d’un pouvoir exécutif qu’il voudra défendre,
s’y opposera immanquablement.
On peut donc classer les constitutions de la fin du XVIIIe siècle et du début
du XIXe siècle selon qu’elles réalisent une spécialisation ou une balance des
pouvoirs. Dans la première catégorie, on ne trouvera d’ailleurs guère que la
Constitution de 1793, dans la seconde la Constitution américaine de 1787, la
Constitution française de 1791, les chartes, la Constitution belge de 1830 et de
nombreuses autres. La Constitution française de l’an III, qui a entendu réaliser
un équilibre, mais entre les Chambres seulement, appartient à un type intermé-
diaire (v. infra no 330).
Cette classification n’est cependant pas utilisable pour les régimes moder-
nes, notamment parce que ceux-ci, lorsqu’ils entendent réaliser un équilibre,
ne prétendent plus le faire par le partage du pouvoir législatif, mais par des
techniques d’action réciproques, que la classification du XVIIIe siècle ne prenait
pas en compte. Il faut donc envisager les classifications modernes.
90. Les formes modernes de séparation des pouvoirs. – On utilise aussi
aujourd’hui l’expression « séparation des pouvoirs » dans d’autres sens multi-
ples et à vrai dire pas toujours très rigoureux.
Il s’agit d’abord d’un sens très large, proche du principe négatif, par lequel
on désigne une répartition des compétences jugée protectrice de certaines liber-
tés. Ainsi, on appelle quelquefois séparation verticale des pouvoirs une organi-
sation fédérale ou fortement décentralisée de l’État. Cette séparation est dite
« verticale » parce que les compétences sont réparties entre un État central ou
fédéral et les collectivités qui en sont les composantes. L’expression est cepen-
dant trompeuse si elle conduit à désigner la séparation traditionnelle des pou-
voirs législatif et exécutif comme une séparation « horizontale », c’est-à-dire
entre pouvoirs égaux. Mais, employée seule, elle indique bien que les pouvoirs
peuvent être législatifs, exécutifs, juridictionnels, voire constituants, aussi bien
au niveau des collectivités composantes qu’au niveau fédéral, et néanmoins dis-
tincts et hiérarchisés. La garantie des libertés n’est pas attendue ici d’un équili-
bre entre organes, mais simplement de ce que les décisions seront en principe
adoptées de la manière la plus efficace possible et par l’autorité la plus proche
de ceux qui leur seront soumis.
96
Droit constitutionnel
Mais si l’on reste attaché à la distinction traditionnelle des fonctions légis-
lative, exécutive et juridictionnelle on peut parler de séparation des pouvoirs, au
sens large toujours, pour désigner non la combinaison de la spécialisation et de
l’indépendance, mais la seule spécialisation ou la seule indépendance. Il s’agit
d’un usage à des fins pratiques ou à des fins théoriques lorsqu’il s’agit de justi-
fier ou critiquer certaines pratiques. C’est ainsi que « séparation des pouvoirs »
peut signifier soit la seule spécialisation – séparation fonctionnelle – soit la
seule indépendance – séparation organique. Certains disent par exemple que la
subordination du parquet au pouvoir exécutif est conforme à la séparation fonc-
tionnelle des pouvoirs, parce que les activités du parquet relèvent de la fonction
exécutive, d’autres qu’elle est contraire à ce principe parce qu’elles relèvent
plutôt de la fonction juridictionnelle. Certains invoquent le principe de sépara-
tion organique pour soutenir que les autorités exécutives doivent être mises au
moins temporairement à l’abri des poursuites judiciaires sous peine de perdre
leur indépendance. On peut d’ailleurs utiliser le principe de séparation fonction-
nelle pour soutenir le contraire, en affirmant que les autorités juridictionnelles
doivent exercer pleinement leur fonction.
C’est encore dans ce sens qu’on parle en France de séparation des pouvoirs
pour désigner la répartition des compétences entre les deux ordres de juridic-
tions administratives et judiciaires.
On emploie « séparation des pouvoirs » au sens large à des fins théoriques
dans la classification habituelle des régimes politiques, lorsqu’on définit le régime
présidentiel comme un régime de séparation rigide des pouvoirs : la séparation y
est considérée comme rigide, bien que les autorités ne soient pas spécialisées,
mais parce qu’elles sont mutuellement indépendantes. De même, le régime parle-
mentaire est appelé « séparation souple des pouvoirs », bien que les autorités ne
soient pas indépendantes, mais parce qu’elles sont plus ou moins spécialisées.
De même, on parle aussi de séparation des pouvoirs dans les États modernes
où certaines compétences qui étaient exercées jusque-là par le pouvoir exécutif
sont confiées par la loi à des autorités qui restent administratives mais sont orga-
niquement indépendantes du gouvernement. Il s’agit dans ce cas d’une sépara-
tion de plusieurs pouvoirs exécutifs (v. infra no 149). Mais il peut arriver que ce
soit la constitution qui institue des autorités indépendantes du gouvernement,
mais aussi du Parlement, pour leur attribuer des fonctions diverses mais qui
n’entrent pas facilement dans les cadres habituels. Dans certains États,
la
banque centrale est instituée par la constitution pour garantir qu’elle décidera
de la politique monétaire indépendamment du pouvoir politique. Plusieurs
pays d’Amérique latine connaissent une institution chargée de l’organisation
des élections et qui peut être composée de magistrats mais aussi parfois de
représentants désignés par les partis politiques.
§ 3. Les régimes politiques
91. La classification des régimes politiques ne doit pas être confondue avec
la distinction des formes de gouvernement. Certes, il arrive que l’on reproche à
Le pouvoir
97
la théorie classique des formes de gouvernement d’employer des critères juridi-
ques et que l’on estime souhaitable d’intégrer dans les schémas d’autres élé-
ments qui ne sont pas proprement constitutionnels, mais sociaux et politiques.
Dans ce cas, on parle de « régimes politiques » pour désigner des formes politi-
ques, définies par ces éléments politiques. Régimes politiques est alors syno-
nyme de formes de gouvernement, conçues selon telle ou telles des classifica-
tions contemporaines (v. supra no 76 s. ; Badie et Hermet, 1990). Lorsqu’on
emploie l’expression en ce sens, on classe les régimes politiques selon des cri-
tères tirés de la structure sociale, du rapport de l’État et de la société, des
conceptions relatives au rôle de l’État ou encore du degré de développement
économique5. Tel est par exemple le cas de la distinction des systèmes occiden-
taux, des systèmes socialistes et des systèmes du Tiers-monde.
Toutefois, on a coutume, dans la langue du droit constitutionnel, de parler de
régimes politiques principalement pour désigner des sous-classes au sein de la
catégorie des gouvernements dans lesquels le pouvoir est partagé (v. supra no 74 s.).
Une telle distinction est nécessaire, car le pouvoir peut naturellement être partagé
de plusieurs manières. On peut concevoir, comme pour tout partage, qu’il soit
égal ou inégal. Si on le veut égal, on peut tenter de réaliser cette égalité par plu-
sieurs moyens. Si on le veut inégal, on peut vouloir accorder la suprématie à telle
autorité ou au contraire à telle autre. Mais il faut encore envisager les conséquen-
ces que le partage peut avoir sur le fonctionnement réel du pouvoir.
On peut encore considérer la question sous l’angle du constitutionnalisme,
qui vise à limiter le pouvoir par l’établissement d’une constitution. Or, une
constitution n’est pas autre chose, comme on l’a vu, qu’une certaine répartition
des compétences. Les constitutions, toutes les constitutions, doivent donc pou-
voir être classées selon le type de répartition du pouvoir qu’elles réalisent. C’est
pourquoi toutes les classifications juridiques prennent pour critère différentes
interprétations du principe de la séparation des pouvoirs et les classifications
des régimes politiques portent en réalité sur les constitutions. On exposera la
classification la plus usuelle avant d’en entreprendre la critique.
A Exposé de la classification traditionnelle
92. Elle fait l’objet de présentations très variées, qu’il serait évidemment
fastidieux d’exposer dans le détail, mais on peut considérer qu’il s’agit d’abord
et avant tout d’une classification dualiste. On distingue en premier lieu les
constitutions selon qu’elles visent à réaliser un équilibre des pouvoirs ou à
accorder la prééminence à l’un d’eux, puis on opère des distinctions à l’intérieur
de chacune de ces classes.
1. La prééminence d’un organe
93. On évitera une confusion terminologique fréquente consistant à dési-
la prééminence à l’un des organes
gner les constitutions qui accordent
Ainsi, la distinction des systèmes occidentaux, des systèmes socialistes et des systèmes du Tiers-
5.
monde.
98
Droit constitutionnel
qu’elles instituent, comme des régimes de « confusion des pouvoirs ». Il
existe bien des systèmes politiques dans lesquels tous les pouvoirs sont
confondus entre les mains d’un seul homme ou d’un seul organe, mais on
ne doit évidemment pas prétendre classer ces régimes selon un critère tiré
de la séparation des pouvoirs. Ces systèmes correspondent à la définition
que Montesquieu donnait du « despotisme » (v. supra no 80 s.) et, selon la
classification traditionnelle des formes de gouvernement, ce sont ou bien
des monarchies ou bien des aristocraties. On suppose ici, au contraire, qu’il
y a bien une séparation des pouvoirs, c’est-à-dire une constitution matérielle.
Il n’y a donc pas confusion des pouvoirs, mais seulement prééminence don-
née à l’un des organes. Il peut s’agir soit d’une assemblée, soit d’un collège
restreint.
a) Prééminence d’une assemblée
94. Ce système est appelé tantôt « gouvernement conventionnel » tantôt gou-
vernement ou « régime d’assemblée » (Bastid, 1956 ; Le Pillouer, 2004). Il com-
prend en réalité au moins trois types très divers.
Il s’agit d’abord du régime effectivement pratiqué en France par la Conven-
tion nationale de 1792 à 1795 et c’est de lui que dérive l’expression « gouver-
nement conventionnel » (v. infra no 313 s., Troisième Partie, Chapitre 1). C’est
pourquoi, d’ailleurs, cette expression est inadéquate. Le régime pratiqué à ce
moment est en effet atypique, car c’est le seul régime d’assemblée où a été réa-
lisée une réelle « confusion des pouvoirs ». D’où la tendance, erronée comme
on l’a vu, à considérer que le régime d’assemblée est toujours un régime de
confusion des pouvoirs.
La concentration très réelle des pouvoirs durant cette période était justifiée
de deux manières. D’une part, la Convention était une assemblée constituante et
dans le vide institutionnel, les pouvoirs qui n’avaient pas encore été répartis,
étaient encore entre ses mains et devaient bien être exercés (Le Pillouer,
2005). D’autre part, la France était dans une situation de péril extrême et l’on
ne pouvait espérer y faire face que par des moyens exceptionnels. La Conven-
tion a donc estimé qu’il lui fallait exercer la dictature au sens romain du mot.
On place parfois encore dans la catégorie des régimes d’assemblée celui qui
était prévu par la Constitution française de 1793, adoptée par la Convention
nationale. Si l’on entend par là que cette constitution instituait une confusion
des pouvoirs, c’est une erreur, car le constituant de 1793 proclamait son atta-
chement à la séparation des pouvoirs et réalisait effectivement cette séparation
(Troper, 1980). Si, en revanche, « régime d’assemblée » signifie simplement
prééminence d’une assemblée sur les autres organes, alors la qualification est
correcte.
Il y a un troisième régime que les auteurs placent ou non dans cette catégo-
rie, selon les critères qu’ils emploient. C’est celui de la Suisse. Si l’on s’en tient
à la lettre de la Constitution, on peut constater à la fois que l’Assemblée fédérale
l’organe prépondérant, notamment parce que c’est elle qui désigne et
est
contrôle le Conseil fédéral, et que pourtant celui-ci est indépendant. Selon que
l’on s’attache à l’un ou l’autre trait, on dira ou bien que la constitution suisse
organise un régime d’assemblée ou bien qu’elle réalise une variété de séparation
Le pouvoir
99
des pouvoirs qu’on appelle le régime « directorial » (Lauvaux, 1998). Si, c’est la
pratique qu’on examine, alors on peut estimer que la constitution helvétique
n’appartient pas du tout à cette catégorie et que c’est en réalité le Conseil fédéral
qui est l’organe prépondérant, ce qui conduirait à le classer ou bien dans les
systèmes de séparation des pouvoirs et même de séparation rigide ou bien
dans la catégorie suivante, celle des systèmes avec prééminence du gouver-
nement.
On appelle parfois régimes d’assemblée les systèmes parlementaires, conçus
comme des systèmes d’équilibres, mais dans lesquels une assemblée exerce en pra-
tique une très grande prépondérance, comme par exemple la IIIe ou la IVe Répu-
blique (v. infra no 360 s., infra no 393, infra no 413 s.).
Enfin, on devrait en bonne logique, trouver dans cette catégorie les régimes
des pays socialistes, dont les constitutions rejetaient le principe « bourgeois » de
la séparation des pouvoirs et accordaient en effet la prééminence aux assem-
blées. Pourtant, la plupart des auteurs répugnent à ce classement, parce que le
siège réel du pouvoir ne se trouvait évidemment jamais dans ces assemblées, si
bien que certains estiment qu’il s’agit d’un cas de prééminence du gouver-
nement.
b) Prééminence du gouvernement
95. Comme dans le cas précédent, la doctrine place dans une même classe
toutes sortes de régimes dans lesquels le gouvernement ou, plus souvent, le chef
de l’État (roi ou président) dispose des pouvoirs les plus importants. Cette pré-
dominance peut résulter de facteurs très divers : les textes constitutionnels, le
système des partis, la tradition ou la force militaire et on comprend que cette
catégorie est profondément hétérogène. Ainsi, on y trouve selon les auteurs,
différents régimes fascistes, les dictatures militaires, les régimes de parti unique,
les monarchies traditionnelles ou simplement des systèmes, comme celui de la
Ve République française, dans lesquels on constate que le Président est la figure
centrale (v. infra no 573 s.).
Cette diversité est la source de quelques confusions sur les noms qu’on
donne à ces régimes : « prépondérance de l’exécutif » ou de « l’organe gouver-
nemental » ou « présidentialisme ». Le premier ne convient pas parce que, jus-
tement la prépondérance de ces organes n’est possible qu’à la condition qu’ils
ne soient pas des organes d’exécution, le deuxième, parce que si l’organe pré-
pondérant est un président, il ne fait pas nécessairement partie du gouverne-
ment, qui, dans plusieurs constitutions, est considéré comme un organe distinct,
le troisième parce que l’organe prépondérant n’est pas toujours un président et
que ce terme peut faire croire que ces régimes sont nécessairement des déforma-
tions du régime présidentiel.
2. Équilibre des organes : les modalités de la séparation des pouvoirs
96. Les constitutionnalistes français admettent que l’équilibre peut être réa-
lisé selon deux modalités différentes, le régime parlementaire et le régime pré-
sidentiel, quelquefois caractérisés le premier comme une séparation souple ou
collaboration des pouvoirs, l’autre comme une séparation rigide.
100
Droit constitutionnel
a) Le régime parlementaire
α) Structure du régime parlementaire
97. C’est la doctrine, qui au XIXe siècle, a construit un modèle du régime
parlementaire. Dans la version la plus courante, on y trouve trois organes, un
Parlement (composé d’une ou de deux assemblées), un chef d’État, un gouver-
nement ou cabinet. Ces organes sont spécialisés : le Parlement exercera la fonc-
tion législative, tandis que la fonction exécutive sera attribuée selon les cas, soit
à l’ensemble chef d’État-cabinet, soit au cabinet seul. Ce qui caractérise le
régime parlementaire, c’est la manière dont sont organisés les rapports entre
ces organes, qui disposent de moyens d’action réciproques : le Parlement, ou
au moins l’une des assemblées parlementaires, peut contraindre le cabinet à la
démission – c’est la responsabilité politique – ; le Parlement, ou plus souvent
l’une des Chambres du Parlement, peut être dissous par le chef de l’État ou le
cabinet.
On constate cependant une divergence doctrinale : certains auteurs estiment
que le seul critère véritablement déterminant est la responsabilité politique du
gouvernement. Ils y voient un trait essentiel, de sorte qu’un régime qui com-
prendrait la responsabilité politique, mais non le droit de dissolution devrait
malgré tout être considéré, selon eux, comme parlementaire. Ils définissent
donc le régime parlementaire comme celui dans lequel les ministres sont politi-
quement responsables.
D’autres auteurs soutiennent au contraire que le régime parlementaire véri-
table résulte de la combinaison des deux critères : il faut que la responsabilité
politique et le droit de dissolution soient tous deux présents. Dans le cas, sou-
tiennent-ils, où l’exécutif ne dispose pas du droit de dissolution, il est à la merci
du pouvoir législatif, qui devient l’organe dominant et on est en présence non
d’un régime parlementaire, mais d’un régime d’assemblée.
β) Technique du régime parlementaire, la responsabilité politique du cabinet.
Définition
98. Dans le langage du droit, la responsabilité au sens large est l’obligation
de supporter les conséquences de certains actes. S’agissant des ministres, on
distingue aujourd’hui trois formes de responsabilité : pénale, civile et politique.
Il faut souligner un point capital : la distinction ne tient pas à la nature des actes
qui donnent lieu à responsabilité ou au but dans lequel elle peut être engagée,
car, s’agissant de ministres, les actes et le but sont toujours politiques. Cette
distinction s’attache seulement à la procédure employée et au type de sanction
qui peut être imposé.
La responsabilité pénale est celle qui est engagée au moyen d’une procédure
semblable à celle qui est en vigueur dans les juridictions criminelles. Elle com-
porte notamment la distinction d’une phase d’accusation et d’une phase de juge-
ment et la possibilité donnée à l’accusé de présenter sa défense. Elle donne lieu
à une sanction, qui est une sanction pénale, c’est-à-dire une peine.
La responsabilité civile est celle qui est engagée, le plus souvent devant les
juridictions civiles ordinaires, selon la procédure civile ordinaire et qui donne
lieu à une sanction civile, la condamnation à verser une indemnité.
Le pouvoir
101
La responsabilité politique est celle qui est engagée selon une procédure
purement politique, c’est-à-dire qu’elle donne lieu à un simple vote par une
assemblée. La sanction est alors elle-même politique, c’est l’obligation de
démissionner. La responsabilité politique s’analyse donc comme le pouvoir,
dont dispose une assemblée, de forcer un ministre à démissionner ou en d’autres
termes, comme un pouvoir de révocation. Elle peut être soit individuelle, si elle
s’exerce contre un ou des ministres, mais pas contre l’ensemble du gouverne-
ment, ou collective – c’est le cas le plus fréquent – lorsque les ministres sont
solidaires et qu’un vote hostile de l’assemblée entraîne l’obligation pour le chef
du gouvernement de présenter la démission de la totalité de l’équipe.
99. Mise en jeu de la responsabilité. – La responsabilité peut être mise en
jeu ou engagée, soit à l’initiative d’un parlementaire, soit à l’initiative du
cabinet.
Dans le premier cas, un ou plusieurs parlementaires proposent à leurs collè-
gues le vote d’un texte, que l’on désigne de façon variable, par exemple
« motion de censure » ou de « défiance ». Si ce texte est adopté, le gouverne-
ment a l’obligation de présenter sa démission. On dit qu’il a été « renversé ».
La responsabilité peut aussi être mise en jeu à l’initiative du cabinet, lorsque
celui-ci soumet un texte, un projet de loi par exemple, au vote d’une assemblée
et menace de démissionner, si ce texte n’est pas adopté. On appelle cette tech-
nique « question de confiance », parce que le gouvernement demande à l’As-
semblée de lui manifester sa confiance en adoptant un texte, qu’il juge indispen-
sable à la poursuite de sa politique. La question de confiance est employée
comme un moyen de pression, lorsque le cabinet estime que le texte qu’il
dépose ne serait pas adopté spontanément. Si la menace échoue, c’est-à-dire si
l’assemblée rejette le texte, alors le gouvernement doit considérer qu’elle lui a
manifesté sa défiance. Il est tenu de démissionner.
Certaines constitutions, notamment depuis la Première Guerre mondiale, ont
tenté d’éviter les conséquences qu’entraînerait pour la stabilité du gouverne-
ment la mise en jeu trop facile et trop fréquente de la responsabilité. On a
ainsi fixé des conditions au dépôt, à la discussion ou au vote d’une motion de
censure. On exige que le texte soit proposé par un nombre minimum de parle-
mentaires, qu’un certain délai sépare le dépôt et la discussion ou encore on fixe
des modalités particulières pour le vote, dans le souci d’éviter qu’une motion de
censure ne soit adoptée trop facilement. De même, on peut soumettre le rejet de
la confiance à certaines conditions, par exemple qu’une majorité qualifiée (une
majorité plus importante que la majorité simple) se prononce contre le gouver-
nement. Le régime parlementaire aménagé par ces constitutions est appelé
« parlementarisme rationalisé ».
La dissolution est la décision par laquelle il est mis fin aux pouvoirs d’une
assemblée avant l’expiration du mandat de ses membres (Albertini, 1978 ; Lau-
vaux, 1983).
Le droit de dissolution appartient, selon les cas, au chef de l’État ou au gou-
vernement. Elle s’applique soit à une Chambre seulement, c’est le cas le plus fré-
quent, soit à deux (comme en Italie). Les théories du régime parlementaire attri-
buent à la dissolution plusieurs fonctions très différentes et d’ailleurs partiellement
conciliables. Elle peut être conçue en premier lieu comme un moyen pour le chef
102
Droit constitutionnel
d’État de se débarrasser d’une Chambre hostile, dans l’espoir que les élections
apporteront une nouvelle majorité. En deuxième lieu, elle peut être comprise
comme un moyen symétrique de la responsabilité politique du cabinet, permettant
de faire équilibre à une Chambre, notamment la Chambre basse. En troisième lieu,
on considère parfois que le régime parlementaire donne lieu à des conflits entre la
Chambre et le cabinet ou entre la Chambre et le chef de l’État. Dans les deux cas,
ce conflit se traduit par la mise en jeu de la responsabilité du cabinet et la dissolu-
tion est le moyen de provoquer l’arbitrage du corps électoral, qui pourra, soit
renouveler la majorité hostile, soit au contraire remplacer cette majorité hostile
par une autre qui soutiendra le gouvernement. En quatrième lieu, une assemblée
peut être divisée en groupes nombreux, aux vues totalement inconciliables, au
point qu’il paraît impossible d’y former une majorité, susceptible de soutenir le
gouvernement, c’est-à-dire de voter les textes dont il a besoin. Une telle assemblée
est dite ingouvernable et la dissolution peut paraître comme le moyen d’opérer une
redistribution des cartes, dans l’espoir que les élections créeront les conditions
pour que se forme une majorité. En cinquième lieu, on peut estimer que la menace
de la dissolution est de nature à dissuader les parlementaires de rejeter la confiance
au gouvernement, parce qu’ils peuvent toujours craindre de ne pas retrouver leur
siège aux élections législatives.
La Constitution peut soumettre la dissolution à certaines conditions. Selon la
fonction qu’on lui attribue, on peut la rendre plus difficile ou au contraire plus
facile, voire la rendre automatique, autoriser l’exercice du droit de dissolution
dans certaines circonstances seulement, fixer des délais dans lesquels doivent se
dérouler les élections, déterminer les modalités d’exercice du pouvoir exécutif
lorsque la dissolution a été prononcée, etc.
γ) Naissance du régime parlementaire
100. On a déjà souligné que cette catégorie a été construite par la doctrine,
qui s’est fondée sur un petit nombre d’exemples historiques, principalement sur
l’Angleterre et sur la France de la monarchie constitutionnelle. Dans les deux
cas, le régime ne résulte pas de l’application d’une constitution, mais d’une
transformation des institutions, théorisée ensuite. L’élément essentiel a été, en
France comme en Angleterre, la naissance de la responsabilité politique, qui
s’est cependant accomplie selon deux modalités différentes.
En Angleterre, elle résulte de la transformation de la responsabilité pénale.
On l’a vu, la responsabilité des ministres a toujours été politique, mais elle
s’exerçait selon une procédure pénale : les ministres pouvaient être accusés par
la Chambre des communes et étaient alors jugés par la Chambre des Lords.
Cependant, comme les crimes pour lesquels les ministres pouvaient être accusés
et jugés n’étaient définis par aucun texte et que les peines applicables ne
l’étaient pas davantage, les Chambres disposaient d’un pouvoir totalement
discrétionnaire et pouvaient faire condamner les ministres à n’importe quelle
peine, pour n’importe quel acte qu’elles décidaient de considérer comme un
crime, par exemple pour une politique jugée mauvaise. Il est compréhensible
qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle, la simple menace d’exercer l’accusation
suffit à entraîner la démission des ministres et à la fin du siècle, il n’est même
plus nécessaire d’exprimer cette menace et il suffit d’un vote de défiance : la
Le pouvoir
103
responsabilité politique est née (Baranger, 1999). La France a connu une évolu-
tion semblable, au cours du premier semestre de 1792 (v. infra no 325).
Cependant, c’est un processus différent qui s’est accompli sous la monarchie
parlementaire française. La voie anglaise n’était pas praticable parce que les
ministres ne pouvaient être accusés par la Chambre des représentants députés
que « pour fait de trahison ou de concussion » et surtout parce que la Charte
prévoyait que « des lois particulières spécifieront cette nature de délits et en
détermineront la poursuite ». Ces lois n’ayant jamais été votées, la majorité de
la Chambre a rapidement découvert un autre moyen, encore plus simple, pour
contraindre les ministres à la démission : le « refus de concours », c’est-à-dire le
refus de voter les lois et spécialement la loi de finances, le budget. Placés devant
la menace d’un refus de concours, les ministres ne pouvaient évidemment
demeurer en fonction (v. infra no 326 s.).
δ) Le fonctionnement du régime parlementaire
101. La doctrine du droit constitutionnel a coutume de distinguer deux
modes de fonctionnement du régime parlementaire, qu’elle présente d’ailleurs
quelquefois comme variantes du parlementarisme, le parlementarisme dualiste
et le parlementarisme moniste.
Le parlementarisme dualiste est défini comme un système dans lequel le
gouvernement est responsable devant deux autorités, la où les chambres d’une
part, le chef de l’État d’autre part. L’exemple le plus important en est la monar-
chie de Juillet en France. Le roi tenait de la Charte le droit de le révoquer et la
Chambre avait le même pouvoir grâce à la menace du refus de concours. Le
ministère ne pouvait donc rester en fonction que tant qu’il conservait
la
confiance et du roi et de la Chambre. La conséquence la plus importante est
que la nomination du ministère et le contenu de sa politique ne pouvaient être
que le résultat de compromis entre les deux autorités dont dépendait le ministère
et qui se faisaient ainsi équilibre.
Ce système est évidemment instable. Si l’opposition est trop forte entre le
roi et la Chambre, le compromis ne peut être réalisé et le ministère tombe. La
dissolution ne permet pas toujours de mettre fin au conflit, car si les électeurs
renvoient la même majorité, le roi doit ou prendre le risque du recours à la
force, comme Charles X en 1830, ou céder. Mais s’il cède, c’est-à-dire s’il
accepte de nommer et de garder un ministère dont il désapprouve la politique,
celui-ci ne dépend plus que de la Chambre et l’on est passé au système moniste.
Le parlementarisme moniste est un système dans lequel le gouvernement ne
dépend plus que d’une seule autorité, la Chambre, qui peut le révoquer à tout
moment et qui donc en détermine la composition et la politique. En pratique,
cela signifie que cette composition et cette politique reflètent celles de la majo-
rité. Pourtant ce système n’entraîne pas nécessairement la prédominance de la
Chambre. On peut en trouver deux variantes, qui dépendent du système des
partis.
Dans la première variante, il existe au sein de l’assemblée des partis nom-
breux, de telle sorte que la constitution et le maintien du gouvernement dépen-
dent toujours de la stabilité d’une coalition. La composition du gouvernement et
le contenu de sa politique seront le résultat de compromis entre les partis
104
Droit constitutionnel
membres de la coalition. Il y a prédominance de la Chambre, ou plutôt des par-
tis. C’est la situation française sous les IIIe et IVe Républiques. C’est celle de
l’Italie aujourd’hui, qu’on appelle parfois une « partitocratie ».
Dans la seconde variante du parlementarisme moniste, il existe un parti
majoritaire homogène, stable et discipliné à la Chambre, de sorte que le gouver-
nement est formé de l’équipe dirigeante de ce parti. C’est alors le cabinet qui
exerce la prédominance, car c’est lui qui exerce le pouvoir sur la majorité. Il est
sûr de demeurer en fonction et de pouvoir faire adopter ses projets de lois.
C’est, en gros, la situation de l’Angleterre depuis le milieu du XIXe siècle.
b) Le régime présidentiel
102. Le régime présidentiel est décrit par la doctrine principalement – on
pourrait presque dire exclusivement – à partir de l’exemple des États-Unis et
par opposition au régime parlementaire.
α) Structure du régime présidentiel
103. Aux États-Unis, la fonction législative est exercée par un Congrès, com-
posé de deux assemblées, la Chambre des représentants et le Sénat, la fonction
exécutive par un président. Le président n’est pas choisi par le Congrès, mais élu
au suffrage universel. Il nomme des ministres avec le consentement du Sénat et
les révoque librement. Il ne peut dissoudre les Chambres. Celles-ci ne peuvent
révoquer ni le Président, ni les ministres. Ainsi, pense-t-on, contrairement à ce
qui peut se produire dans un régime parlementaire, chacune de ces autorités
exerce-t-elle sa fonction en toute indépendance, mais elle n’exerce que cette
fonction.
Du point de vue de la répartition du pouvoir, on considère généralement que,
dans un tel système, l’organe le plus important est le Président, mais que le
Congrès n’est pas pour autant abaissé et qu’il peut exercer l’intégralité de son
pouvoir législatif. C’est pourquoi, il est fréquent qu’on réclame, dans d’autres
pays que les États-Unis, en France par exemple, l’instauration d’un régime prési-
dentiel, tantôt lorsqu’on souhaite accroître le rôle du chef de l’État, tantôt au
contraire, lorsqu’on veut restaurer les prérogatives d’un parlement, considéré
comme trop affaibli.
β) Variations doctrinales sur le modèle présidentiel
104. À partir de la notion de régime présidentiel, ainsi construite à partir de
l’exemple américain et qu’on ne voit guère réalisée ailleurs, on dérive parfois
deux autres notions : le régime présidentialiste et le régime semi-présidentiel.
La première catégorie regroupe un très grand nombre de régimes, en réalité
très variés, situés pour la plupart dans le Tiers-monde, plus ou moins inspirés du
système américain mais dans lesquels le Président dispose en droit ou en fait de
pouvoirs plus importants encore qu’aux États-Unis (Moulin, 1978).
Les régimes semi-présidentiels sont ceux dans lesquels le Président est élu
au suffrage universel, mais où il existe aussi un ministère responsable, comme
dans les régimes parlementaires (Duverger, 1986).
Le pouvoir
105
γ) Le critère du régime présidentiel
105. Lorsqu’ils cherchent non plus seulement à décrire à grand trait le
régime américain, mais à l’ériger en type, les auteurs doivent indiquer le carac-
tère significatif qui leur permet d’abord d’identifier ce régime et ensuite d’en
comprendre le fonctionnement.
Nombreux sont ceux qui le caractérisent par la séparation rigide des pou-
voirs. En réalité, les deux règles impliquées par le principe de la séparation
des pouvoirs, tel qu’il est présenté par la doctrine traditionnelle, c’est-à-dire la
spécialisation et l’indépendance, ne sont pas également respectées. À vrai dire,
il y a même dans le système américain de très nombreuses et de très importantes
exceptions au principe de la spécialisation. C’est ainsi que le Président, titulaire
du pouvoir exécutif, participe de façon déterminante à la fonction législative par
un droit de veto partiel et que, de son côté, le Congrès participe à la fonction
exécutive de plusieurs manières : par le vote du budget, grâce au rôle des com-
missions. En outre, le Sénat doit approuver les traités à la majorité des deux
tiers et la nomination des ministres et des hauts fonctionnaires à la majorité
simple.
En revanche, l’indépendance est assurée de manière rigoureuse : les deux
groupes d’organes, exécutifs et législatifs, sont désignés séparément (le Prési-
dent, comme le Congrès, est élu par le peuple, selon un système très proche du
suffrage universel direct) ; ils ne disposent pas des moyens d’action mutuels
caractéristiques du régime parlementaire : le Président et ses ministres ne sont
pas politiquement responsables : le Président ne peut dissoudre le Congrès, ni
même une seule de ses Chambres.
Ainsi, chaque organe paraît disposer d’une autonomie considérable dans
l’exercice de sa fonction. L’exécutif parce qu’il est à l’abri de la révocation
par les Chambres, car le président dispose de peu de moyens pour influer sur
le débat législatif. L’expression « séparation des pouvoirs » ne convient donc
pas très bien pour caractériser le régime, parce qu’on n’y trouve que l’une des
règles impliquées par le principe.
Il paraît alors plus simple de parler seulement d’indépendance ou, comme le
font certains auteurs, d’« isolement » des pouvoirs. À vrai dire, ces expressions
ne sont guère plus satisfaisantes et cela pour deux raisons.
La première est que, malgré l’absence de responsabilité et de dissolution,
l’indépendance est loin d’être garantie. Si en effet, l’indépendance est la faculté
d’exercer une fonction, sans aucune ingérence de la part d’une autre autorité, il
faut constater que ces ingérences sont constantes : les Chambres disposent de
moyens multiples, constitutionnels et non constitutionnels (par exemple finan-
ciers), pour influer sur la politique du Président ; le Président peut lui aussi
influer sur les débats législatifs par des moyens constitutionnels (la menace du
veto) ou non constitutionnels (le prestige qu’il retire de son élection par la
nation tout entière, son rôle dans l’un des grands partis, les aides diverses dont
il peut faire bénéficier la circonscription électorale de tel ou tel membre du
Congrès, etc.) Ainsi, il est certainement faux de dire que chacun des organes
est maître d’exercer ses compétences comme il l’entend. Bien au contraire, il
doit constamment tenir compte des autres et c’est d’ailleurs bien ce qu’ont
voulu les constituants américains et qu’on exprime par la formule des « checks
106
Droit constitutionnel
and balances » : les pouvoirs ne sont pas « indépendants » : chacun peut arrêter
ou freiner l’action de l’autre (check) et lui faire équilibre (balances).
La seconde raison est que, dans la réalité, si le Président ne peut pas, en
effet, dissoudre les Chambres, en revanche, les Chambres peuvent fort bien,
même en l’absence de responsabilité politique, forcer le Président ou ses minis-
tres à la démission. Elles peuvent en effet, en cas de désaccord politique majeur,
ou bien mettre en jeu leur responsabilité pénale (ou seulement menacer de le
faire) ou bien refuser le vote du budget (le refus de concours). Le premier de
ces moyens a été utilisé aux États-Unis contre le Président Nixon en 1974.
Grâce au second, le régime « présidentiel » chilien a fonctionné au XIXe siècle
comme un régime parlementaire (Moulin, 1978, p. 330 et s.).
En définitive, la manière la plus sûre de caractériser le régime présidentiel
est donc de se référer au mode d’élection du Président et à l’absence de respon-
sabilité politique. Cela ne met cependant pas l’opposition des régimes parle-
mentaire et présidentiel à l’abri de toute critique.
B Critique
106. Classification et classement. – La distinction du régime parlementaire
et du régime présidentiel est la plus fréquemment employée – ces expressions
font d’ailleurs partie du vocabulaire constitutionnel courant – et c’est à elle que
l’on fait référence lorsqu’on s’interroge sur la nature d’un régime politique,
comme on le fait à propos de la Ve République. Elle présente pourtant de très
graves défauts (Eisenmann, 1968 ; Moulin, 1978).
On doit distinguer soigneusement deux opérations intellectuelles : la classi-
fication et le classement. La classification consiste à déterminer abstraitement
des catégories ou classes en indiquant une caractéristique ou qualité que présen-
teront tous les objets rangés dans cette classe. Tout objet, une constitution par
exemple, présente de nombreuses qualités : elle peut être écrite, comporter un
nombre impair d’articles, avoir été rédigée avant 1991, mentionner la couleur
du drapeau, instituer un roi, etc. Classer les constitutions, c’est avant tout choi-
sir l’une de ces qualités, de telle manière qu’on puisse placer dans une classe
toutes celles qui présentent cette qualité et dans une autre toutes celles qui ne la
présentent pas ou, ce qui revient au même, présentent la qualité opposée. Cette
qualité, qui sert à constituer les classes, est le « critère » de la classification. Le
classement est seulement l’affectation d’un objet à une classe.
Cette distinction est importante : un mauvais classement n’affecte pas la
qualité d’une classification. Ainsi, il est possible qu’on ait faussement considéré
un régime comme parlementaire, alors qu’il ignore la responsabilité politique. Il
n’en résulte évidemment pas que l’opposition des régimes parlementaire et pré-
sidentiel soit mauvaise. On ne peut donc pas critiquer une classification, sous
l’examiner en
prétexte que certains classements seraient mauvais. Il faut
elle-même. En revanche, une classification est mauvaise, si elle empêche un
classement rationnel, soit parce qu’il serait impossible de classer tous les objets,
soit parce que certains objets appartiendraient aux deux classes à la fois.
107. Valeur logique de la classification. – Une classification peut présenter
des défauts logiques et des défauts scientifiques. Les défauts logiques tiennent
Le pouvoir
107
d’abord aux critères. Il est d’abord possible que les deux classes soient consti-
tuées à l’aide de critères qui ne s’opposent pas. Tel serait le cas par exemple, si
l’on classait les villes en « villes de plus de 100 000 habitants » et « villes
situées au bord de la mer », parce que d’une part certaines villes ne pourraient
pas être classées (celles qui ont moins de 100 000 habitants et qui ne sont pas
situées au bord de la mer), tandis que d’autres satisfont aux deux critères et
appartiennent donc aux deux classes (celles qui ont plus de 100 000 habitants,
et sont situées au bord de la mer). Dans l’une de ses versions la classification
des régimes politiques présente ce défaut : si le régime parlementaire est celui
dans lequel existe la responsabilité politique et le régime présidentiel celui dans
lequel le président est élu au suffrage universel, certains régimes, qui ne com-
portent ni l’un, ni l’autre élément, comme certains systèmes du Tiers-monde, ne
peuvent être classées nulle part, tandis que d’autres, comme la Ve République,
appartiennent aux deux catégories.
Dans d’autres cas encore, on aboutirait à un classement bizarre. Ainsi, en
Israël, pendant une courte période et jusqu’à la réforme de 2001, c’était le Pre-
mier ministre et non le Président de la République qui était élu au suffrage uni-
versel direct, tout en demeurant politiquement responsable devant l’assemblée
(Klein, 1997). En appliquant strictement le critère de la responsabilité, il fau-
drait ranger ce système parmi les régimes parlementaires purs, alors que l’intro-
duction de ce mode de désignation du Premier ministre avait précisément pour
but d’éloigner les institutions politiques du fonctionnement habituel du modèle
parlementaire.
De même, dans une autre version, le critère est la séparation des pouvoirs.
Mais on sait que ce principe comporte deux règles, la spécialisation et l’indé-
pendance de telle manière que le régime parlementaire est celui dans lequel la
règle de la spécialisation est respectée, mais non celle de l’indépendance (parce
que les organes sont mutuellement dépendants), tandis que le régime présiden-
tiel est celui dans lequel la règle de l’indépendance est appliquée, mais non celle
de la spécialisation. Les deux critères ne s’opposent pas et il y a des régimes qui
comportent spécialisation et indépendance et d’autres qui ne comportent ni l’un
ni l’autre.
Il est également possible que le critère de la classification soit trop vague et
qu’il soit difficile de reconnaître qu’il est présent dans un objet. Dans sa version
la plus répandue, le critère est tiré de la responsabilité politique. Toutefois,
celle-ci n’est guère facile à identifier : on peut certes dire que c’est le pouvoir
d’une Chambre de provoquer la démission du cabinet, mais on sait que, dans
certaines conditions politiques, elles peuvent toujours l’acquérir, même s’il
n’est pas inscrit dans la constitution, comme par exemple en France sous les
Chartes. Il n’y a donc pas de régime représentatif, qui ne soit susceptible de
devenir parlementaire. Ainsi, au Chili, où la Constitution imitait au XIXe siècle
celle des États-Unis et où le régime était dit « présidentiel », les ministres sont
devenus politiquement responsables. Dira-t-on alors que, si l’exercice de ce
pouvoir n’est pas effectif, le régime n’est que potentiellement parlementaire ?
Mais, il y a bien des systèmes, dans lesquels, ce droit n’est pas contesté, mais
où il n’est jamais utilisé, parce que le cabinet y dispose toujours d’une majorité
et la Grande-Bretagne, à ce compte, n’est pas un régime parlementaire. On a
108
Droit constitutionnel
même soutenu sérieusement qu’il s’agissait « en réalité » d’un régime présiden-
tiel (Marx, 1969).
108. Valeur scientifique de la classification. – Cela étant, il ne suffit pas
qu’une classification présente des qualités logiques. Encore faut-il que le critère
choisi soit significatif, c’est-à-dire que sa présence soit une indication scientifi-
quement intéressante. Une classification des constitutions, selon qu’elles com-
portent un nombre pair ou impair d’articles, serait logiquement irréprochable.
Elle ne présenterait pourtant aucun intérêt.
Pour présenter un intérêt scientifique, une classification doit faire progresser
la connaissance, en permettant de révéler quelque phénomène caché. Ceci est
possible si les objets qui sont rangés dans une même classe, parce qu’ils possè-
dent un même caractère apparent (le critère), possèdent également un autre
caractère, celui-là plus difficile à percevoir, mais toujours associé au premier
et dont on pourra ainsi déceler la présence, dès lors que l’on aura constaté
celle du critère de la classification. C’est de cette manière que procède par
exemple la médecine, lorsqu’elle classe les maladies par ensemble de symptô-
mes, parce qu’elle présuppose qu’à cet ensemble de symptômes correspond une
même cause et qu’il sera dès lors possible d’ordonner un traitement. Le classe-
ment permet une économie intellectuelle, parce qu’il permet de connaître immé-
diatement – ou tout au moins de soupçonner – la cause.
Cependant, pour ce qui concerne les régimes politiques, le classement d’un
régime donné dans l’une ou l’autre des deux classes parlementaire et présiden-
tielle ne peut apporter aucune connaissance nouvelle, parce qu’il n’existe aucun
lien entre le caractère apparent, qui conduit au classement et un autre caractère
caché. On aurait pu imaginer qu’au critère de la classification, le droit pour
l’assemblée de renverser le gouvernement, corresponde un certain mode de
fonctionnement (le gouvernement y serait effectivement renversé de temps à
autre) ou encore l’assemblée serait l’organe politiquement prédominant. Une
analyse juridique très simple fournirait ainsi une information politique com-
plexe. Mais, en réalité, un tel lien n’existe pas et ne peut pas exister, car le
droit n’est jamais la « cause » d’un comportement politique, ni la politique un
« symptôme » du droit. Une règle juridique peut être appliquée ou non et s’il
s’agit d’une règle d’habilitation, comme c’est le cas le plus fréquent en droit
l’habilitation peut être employée ou non, de sorte que la
constitutionnel,
connaissance de la règle ne peut pas informer sur les conduites qui auront lieu
réellement. Ainsi, on a beau savoir qu’il existe une responsabilité politique, on
ne peut en tirer aucune conclusion sur la manière dont le régime fonctionnera.
En vérité, la classification n’est pas réellement utilisée dans un but scienti-
fique, mais dans un but normatif. Lorsqu’on préconise une réforme constitution-
nelle, dans un régime qui ne ressemble ni tout à fait au régime parlementaire, ni
au régime présidentiel, il peut être avantageux de soutenir qu’il ne fonctionnera
correctement que s’il obéit à la logique d’un régime pur. On lit ainsi en France,
de temps à autre, des déclarations d’hommes politiques, qui soutiennent que le
régime français devrait devenir un « vrai » régime présidentiel ou, plus rare-
ment, un « vrai » régime parlementaire. Ce qu’ils préconisent en réalité, c’est
dans le premier cas simplement qu’on supprime la responsabilité politique et
la dissolution, dans le second, qu’on revienne sur l’élection du Président de la
Le pouvoir
109
République au suffrage universel et ils cherchent à justifier ces propositions par
référence à la classification. Mais les « vrais » régimes sont seulement ceux que
la doctrine a imaginés et il n’existe aucune raison valable de rendre les régimes
réels conformes à des constructions doctrinales.
On justifie parfois la proposition de transformer le régime français en
« véritable » régime présidentiel par un argument politique : dans un tel
régime, dit-on, le Parlement est réellement en mesure de faire contrepoids au
président, alors que dans le système français, si le président dispose d’une
majorité parlementaire, il réunit tous les pouvoirs entre ses mains. Là encore,
on confond le mode d’exercice du pouvoir et la structure du système et peut-
être l’on généralise à tort à partir du cas américain. Si le Congrès américain est
en mesure de s’opposer avec succès au Président, ce n’est pas principalement
parce que celui-ci est privé du droit de dissolution, mais d’une part parce que
ses membres ne sont pas aussi fortement encadrés et disciplinés par les partis
politiques que dans les pays européens, qu’ils ne doivent pas leur élection au
président et d’autre part parce que la constitution leur donne des compétences
importantes. Si l’on supprimait en France le droit de dissolution et la respon-
sabilité ministérielle, cela ne changerait pas automatiquement les relations
politiques entre le Président de la République et les partis. Quant aux pouvoirs
du Congrès américain et notamment de ses commissions, ils ne sont en rien
liés à la nature présidentielle du régime et il serait possible d’en donner de
semblables au Parlement français sans rien changer à la responsabilité minis-
térielle ou au droit de dissolution.
Il faut donc conclure que la classification proposée par la majorité de la doc-
trine ne présente ni valeur logique, ni intérêt scientifique.
109. Pour des définitions lexicales. – On ne peut néanmoins éviter une
constatation. Quels que soient les défauts scientifiques et logiques de la classi-
fication, les expressions régime parlementaire et régime présidentiel font effec-
tivement partie du vocabulaire habituel des juristes, comme de celui des hom-
mes politiques. C’est que, comme il arrive souvent dans le langage du droit, la
fonction de ces mots n’est pas seulement de désigner des classes opposées de
systèmes politiques, ni même des objets facilement identifiables. Le langage de
la science du droit, comme celui du droit lui-même et comme le langage ordi-
naire, se satisfait parfaitement de termes vagues. Ceux qui connaissent ce lan-
gage connaissent le sens de ces termes, c’est-à-dire que, même s’ils ne peuvent
en donner une définition précise ou les opposer à d’autres, ils savent quand et
comment il convient de les employer dans la plupart des cas. Ces termes ne
peuvent faire l’objet d’une définition réelle, mais seulement d’une définition
lexicale, par laquelle on indique dans quel sens on les emploie habituellement.
Il en est précisément ainsi des expressions en cause. Lorsqu’on dit d’un
pays, qu’il connaît un système parlementaire, on ne prétend pas tout révéler
sur la réalité politique de ce pays, mais chacun comprend qu’il existe là-bas
une forme quelconque de responsabilité politique du ministère. Cette indication
ne renseigne pas sur le siège réel du pouvoir, ni sur le fonctionnement effectif
du système, mais seulement sur l’existence d’une règle. De même, dire qu’on va
introduire le régime parlementaire, c’est dire qu’on va introduire une règle selon
laquelle le cabinet est tenu de démissionner à la demande des Chambres.
110
Droit constitutionnel
Dire qu’un régime est présidentiel, c’est dire qu’il existe un chef d’État élu au
suffrage universel, qu’il n’est pas politiquement responsable et qu’il ne peut dis-
soudre les Chambres. Là encore, même si l’on n’a pas ainsi communiqué d’infor-
mation sur le fonctionnement effectif du système, ni écarté toute possibilité pour
la Chambre de provoquer par un moyen quelconque la démission du président ou
des ministres, on a signifié l’existence de deux ou trois règles simples.
Il sera évidemment impossible de classer tous les régimes dans l’une ou
l’autre classe, puisqu’elles ne s’opposent pas. On ne sait même pas, lorsqu’un
régime est dit parlementaire, si l’on a décrit une structure ou un mode de fonc-
tionnement, une règle proprement juridique ou le résultat d’un rapport de forces.
Il sera même quelquefois difficile de dire si un régime donné est ou n’est pas
parlementaire, parce qu’on ne saura pas avec certitude si le gouvernement y est
politiquement responsable. Ces définitions ne découlent donc pas d’une classi-
fication logiquement ou scientifiquement satisfaisante. Néanmoins, ces termes
sont effectivement employés et ils sont utiles, comme des instruments permet-
tant une communication rudimentaire.
Section 3
Les techniques d’exercice du pouvoir
110. L’État n’est pas un être physique, mais une entité abstraite. C’est le
nom que l’on donne à cette entité à laquelle sont imputés les actes de certains
hommes, les gouvernants.
Cette imputation est nécessaire. C’est elle qui permet de distinguer dans la
masse des actes qu’accomplissent ces hommes, ceux qu’ils font dans leur pro-
pre intérêt, pour satisfaire leurs besoins personnels et dont ils doivent supporter
les conséquences financières et ceux qu’ils font, au moins en principe, dans
l’intérêt commun. L’imputation a donc des conséquences patrimoniales.
Ce qui la justifie, c’est précisément que les gouvernants agissent ou sont
réputés agir pour le compte de la collectivité. On dit alors qu’ils remplissent
les fonctions de l’État.
Deux questions doivent donc être examinées : quelles sont ces fonctions ?
Comment ces hommes sont-ils désignés ?
Sous-section 1
Les fonctions de l’État
111. Définition (Eisenmann, 1964). – L’expression fonctions de l’État,
comme le terme État, est le produit d’une construction intellectuelle. Dans la réa-
lité, on peut observer seulement des actes particuliers, en très grand nombre,
accomplis par les gouvernants pour le compte de l’État. Mais, il est souvent néces-
saire, notamment lorsqu’il s’agit pour un constituant d’attribuer des compétences,
de raisonner non pas sur tel ou tel acte particulier, mais sur des classes d’actes.
Le pouvoir
111
La théorie des fonctions est donc le produit d’une classification des actes.
Les fonctions ne sont rien d’autre que des classes d’actes. On pourrait nommer
ces classes activités plutôt que fonctions, mais ce dernier terme permet de sou-
ligner que l’accomplissement des actes est nécessaire au bon fonctionnement de
l’ensemble du système.
Cela dit, il y a deux manières de concevoir les activités ou fonctions de
l’État, c’est-à-dire deux manières de classer les actes. On peut d’abord les clas-
ser selon leurs fins. Ils sont en effet accomplis pour le compte de l’État, parce
que celui-ci remplit un ensemble de missions à l’égard de la société civile : la
nature et l’étendue de ces missions sont naturellement variables selon les épo-
ques et les idéologies. Tous les États ont au moins certaines attributions :
conduire des relations internationales, défendre le territoire, rendre la justice,
battre monnaie, assurer le maintien de l’ordre. Mais les États modernes
accomplissent aussi d’autres tâches : assurer un certain nombre de services
publics (éducation,
les
revenus.
transports, santé), diriger
l’économie,
redistribuer
Mais on peut aussi considérer ces actes, non plus du point de vue politico-
social, mais exclusivement du point de vue juridique. Quelles que soient les fins
poursuivies, ces actes sont en effet toujours des actes juridiques, c’est-à-dire des
actes créateurs de normes. Or, on classe les normes non pas selon leurs fins ou
leurs objets (les matières sur lesquelles elles portent), mais selon d’autres critè-
res : soit leur valeur, c’est-à-dire leur place dans la hiérarchie, soit leur degré de
généralité. C’est de ce point de vue, exclusivement juridique, qu’on se pla-
cera ici.
112. La controverse sur le nombre des fonctions. – Les classifications les
plus simples sont dualistes : elles opposent deux fonctions. La première, la fonc-
tion législative, consiste à faire des lois, la seconde, la fonction exécutive, à les
exécuter. Naturellement, l’idée que l’on se fait de l’une et de l’autre varie consi-
dérablement, mais on se déclare impuissant à en concevoir une troisième.
Toutefois, la classification la plus courante distingue trois fonctions : à côté
des fonctions législative et exécutive, on en distingue une troisième, qu’on
nomme juridictionnelle, parce qu’elle consiste à rendre la justice, à dire le
droit applicable à une affaire en litige (du latin jurisdictio), donc à juger des
procès, ou judiciaire, parce qu’elle est le plus souvent assurée par des juges
(du latin judex).
La fortune de la classification trialiste s’explique non par sa valeur logique ou
scientifique, mais par sa portée idéologique. Du point de vue logique, en effet,
elle présente un défaut très grave : si l’on prend pour critère de la distinction le
fait de poser des règles ou de les appliquer, on ne peut concevoir que deux fonc-
tions et non pas trois. La troisième ne pourra donc consister que dans l’applica-
tion des lois au procès. Elle n’est donc qu’une variété de la fonction exécutive.
Cependant, la classification des fonctions sert à justifier une certaine répar-
tition des compétences. C’est ainsi qu’on peut craindre les implications de la
théorie dualiste. Si l’on admettait par exemple que chaque fonction doit être
exercée par un groupe d’organes spécialisés, la théorie dualiste semble conduire
à placer la fonction judiciaire sous l’autorité des autorités exécutives. Pour
112
Droit constitutionnel
garantir une justice indépendante, on cherche donc à établir qu’elle relève d’une
troisième fonction, radicalement distincte de la fonction exécutive.
Les théories dualistes ne peuvent éviter de soumettre les juges aux titulaires
de la fonction exécutive qu’en distinguant d’abord deux fonctions, législative et
exécutive, puis, au sein de la fonction exécutive, une exécution contentieuse
(l’application de la loi à la solution des procès) et une exécution non conten-
tieuse ou fonction administrative (en l’absence de procès).
La plupart des constitutions modernes adoptent donc, avec des conséquen-
ces pratiques semblables, soit la théorie trialiste, soit la théorie dualiste complé-
tée par la distinction de l’exécution contentieuse et de l’exécution non conten-
tieuse. Le choix de l’une ou de l’autre n’entraîne guère qu’une différence de
vocabulaire : pour désigner les juges, la théorie trialiste parlera de pouvoir judi-
ciaire, la théorie dualiste d’autorité judiciaire.
Toutes, cependant, répartissent les compétences de telle manière que les pro-
cès soient tranchés par des agents distincts de ceux qui assurent l’exécution non
contentieuse des lois, et de manière relativement autonome. Pour des raisons
d’exposition et malgré ses défauts, on adoptera donc ici la présentation trialiste.
§ 1. La fonction législative
A Définition
113. La fonction législative consiste évidemment dans la confection des lois,
mais le contenu de cette fonction dépend de la conception que l’on se fait de la
loi. À cet égard, il faut opposer deux conceptions ou définitions de la loi.
La loi peut d’abord faire l’objet d’une définition matérielle : on appellera loi
toute norme dont le contenu présente certains caractères : par exemple d’être
général (c’est-à-dire de s’adresser non à des individus nommément désignés,
mais à des catégories d’individus), d’être abstraite (c’est-à-dire prescrire des
types de conduites, dans un nombre indéterminé de circonstances de temps et
de lieu, et non une conduite déterminée) ou de porter sur certaines matières.
Elle peut aussi faire l’objet d’une définition formelle : on appellera loi toute
norme qui a été posée dans une certaine forme, c’est-à-dire par un certain organe,
le Parlement par exemple, au terme d’une procédure particulière. La définition
formelle est aussi quelquefois appelée organique.
Comme pour la Constitution, ces deux conceptions sont profondément dif-
férentes : une norme émanant du parlement, mais non générale, sera considérée
comme une loi selon la conception formelle, mais non selon la conception
matérielle. À l’inverse, une norme générale émanant du gouvernement sera
une loi selon la conception matérielle, mais non selon la conception formelle.
Or les enjeux peuvent être très importants. Ils touchent d’abord à la compétence
des organes. Ainsi, il est fréquent que la constitution attribue le pouvoir de faire des
lois à un parlement et le pouvoir de les exécuter à un gouvernement. Ces disposi-
tions ne permettent pas à elles seules de connaître l’étendue des compétences de ces
deux organes. Le Parlement aura-t-il le droit d’émettre des normes individuelles ?
Le pouvoir
113
Le gouvernement des normes générales ? La réponse à ces deux questions est affir-
mative si l’on adopte une définition formelle. Elle est négative dans le cas contraire.
Ils touchent aussi à ce qu’on appelle le régime juridique des actes, c’est-à-
dire l’ensemble des règles qui leur sont applicables, par exemple pour les modi-
fier ou pour les annuler. Il est fréquent que les lois bénéficient d’un régime juri-
dique spécial, beaucoup plus favorable que celui auquel sont soumis d’autres
actes. En France, par exemple, il est interdit aux juges de s’immiscer dans la
fonction législative6, de sorte qu’il n’est pas possible de leur demander l’annu-
lation d’une loi. Il est donc important de savoir quels sont les actes qui bénéfi-
cient de cette immunité : si la définition est matérielle, ce sont toutes les normes
générales ou toutes celles qui portent sur certaines matières ; si elle est formelle,
uniquement les normes émanant du parlement.
Il faut souligner que ce n’est pas à la théorie constitutionnelle ou à la science
du droit constitutionnel qu’il appartient de choisir entre les deux conceptions.
Elles doivent se borner à décrire la conception choisie par le droit positif. Les
solutions sont naturellement variables. On se contentera de noter qu’en droit posi-
tif français, la conception de la loi est formelle : tous les actes adoptés par le Par-
lement conformément à la procédure législative sont des lois, qu’ils soient ou non
généraux, qu’ils soient ou non abstraits, et quelles que soient les matières sur
lesquelles ils portent. Il en résulte qu’ils ne peuvent être modifiés que par une
autre loi et qu’ils ne peuvent être annulés par un tribunal. Cette conception était
en vigueur sous la IIIe République, où elle traduisait la suprématie du parlement.
On doit reconnaître, même s’il faut apporter quelques nuances à cette affir-
mation, que la Ve République se rattache elle aussi à la conception formelle
(v. infra no 708). Si le Parlement n’y jouit pas en fait de la même suprématie,
c’est en raison des conditions d’exercice de la fonction législative.
B L’organe de la fonction législative
114. Qu’est-ce qu’un organe législatif ? – L’exercice de la fonction législa-
tive ou pouvoir législatif peut être attribué par la constitution à une très grande
variété d’organes. Il n’est pas toujours facile de déterminer quels sont ces organes,
car il arrive fréquemment que la constitution ne les désigne pas tous expressément.
Le cas le plus simple, mais non le plus fréquent, est naturellement celui où la
constitution institue un organe législatif unique ou simple. C’est celui des
constitutions françaises de 1793, 1848 et 1946. En raison de la suprématie de
la fonction législative, cet organe domine naturellement tous les autres.
Mais il est fréquent que le pouvoir législatif soit confié à une pluralité d’or-
ganes, qui concourent à la production de la loi en consentant à son édiction. On
les nomme alors collectivement organe législatif complexe et individuellement
organes législatifs partiels. Un organe législatif partiel est donc un homme ou
un groupe d’hommes, dont le consentement est nécessaire à l’édiction de la loi
et dont l’opposition l’empêche. Par contre, on ne doit pas considérer comme
Loi des 16-24 août 1790, art. 10 : « Les tribunaux ne pourront prendre directement ou indirecte-
6.
ment aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets
du corps législatif, sanctionnés par le Roi, à peine de forfaitaire. »
114
Droit constitutionnel
organe législatif partiel ceux qui participent à la formation de la loi, sans que
leur consentement soit véritablement nécessaire, comme par exemple les
experts, qui apportent le concours d’une compétence seulement technique ou
encore les autorités qui sont consultées, mais dont l’avis n’est pas obligatoire
et qui, par conséquent, ne peuvent pas empêcher l’adoption d’une loi. Ce qui
conduit à instituer un organe législatif complexe, c’est naturellement la crainte
de la suprématie d’un organe unique.
On peut distinguer plusieurs types d’organes législatifs partiels.
1. Les assemblées parlementaires
115. Une assemblée parlementaire est une assemblée composée de membres
élus ou non, qui est une composante d’une autorité plus large, le Parlement. Le
Parlement peut bien entendu exercer d’autres fonctions que la fonction législa-
tive, par exemple le contrôle du gouvernement. Une assemblée est organe légis-
latif partiel dans deux cas : ou bien si le Parlement comporte deux (ou plusieurs)
assemblées ; ou bien si d’autres organes, par exemple le pouvoir exécutif, parti-
cipent aussi de façon décisionnelle à la confection des lois.
Le premier cas est celui du bicaméralisme ou bicamérisme. L’une des
assemblées ou Chambres au moins est élue au suffrage universel direct. La
seconde Chambre, appelée quelquefois Chambre haute, peut elle-même être
de plusieurs types.
Il peut s’agir d’abord, dans une monarchie constitutionnelle, d’une Chambre
aristocratique, dont les membres sont héréditaires ou nommés par le roi. Ainsi,
la Chambre des Lords en Angleterre ou la Chambre des Pairs de la Restaura-
tion, en France. On en trouve de nombreux exemples dans les constitutions du
XIXe siècle, mais dans les États modernes, leur rôle a considérablement décliné.
Il peut s’agir encore, dans un État fédéral, d’une Chambre représentant les
États membres (v. supra no 70).
Enfin, la Chambre haute peut être, elle aussi, élue, mais selon des modalités
différentes de celles employées pour la Chambre basse, de telle manière qu’elle
soit plus conservatrice dans sa composition : le suffrage peut être restreint ou
indirect ou organisé sur d’autres bases territoriales ou encore subordonné à des
conditions d’éligibilité différentes.
On rencontre encore des secondes Chambres à caractère économique, dont
les membres sont choisis dans les organisations professionnelles.
Les secondes Chambres ne sont des organes partiels que si elles peuvent réel-
lement s’opposer à la formation de la loi. C’est loin d’être toujours le cas. Il est
évident que les Chambres hautes aristocratiques par exemple ont perdu leur pou-
voir. On parle dans ces situations de bicaméralisme imparfait ou inégalitaire.
Néanmoins, l’absence de pouvoir législatif ne signifie pas nécessairement
l’absence de tout rôle politique : d’une part, ces Chambres peuvent quelquefois
non pas s’opposer, mais retarder l’adoption définitive d’une loi. Ce pouvoir
peut dissuader le législateur principal de donner à la loi un contenu trop radical,
s’il veut que la loi entre en vigueur rapidement. D’autre part, et surtout, une
seconde Chambre, même sans grands pouvoirs, peut contribuer par ses débats
à améliorer le contenu de la loi. C’est dans cette amélioration que l’on trouve
Le pouvoir
115
aujourd’hui la meilleure justification à l’existence d’une Chambre haute, que
l’on appelle alors Chambre de réflexion.
2. Le corps électoral statuant par voie de référendum
116. Lorsque le peuple se gouverne directement lui-même, on parle de
démocratie directe. Les citoyens se réunissent sur une place publique ou dans
un champ et statuent sur les affaires publiques.
Ce procédé de gouvernement, qui était celui des cités grecques de l’Anti-
quité, n’est plus aujourd’hui qu’une curiosité historique et n’existe que dans
quelques cantons suisses (Glaris, Unterwalden, Appenzell), où chaque année
les citoyens de ces États minuscules se réunissent en Landsgemeinde pour
voter les lois, désigner des fonctionnaires et nommer les députés aux assem-
blées fédérales. Encore la démocratie directe est-elle dans ce cas très limitée,
car elle ne s’exerce que dans le cadre des compétences du canton, tandis que
les affaires les plus importantes relèvent aujourd’hui de l’État fédéral (appelé
improprement, pour des raisons historiques, « confédération helvétique »).
117. Le gouvernement semi-direct. Le référendum (Quermonne, 1985 ;
Hamon, 2007 et 2012). – Mais si l’expérience du gouvernement direct pur ne
se conçoit plus, l’expérience constitutionnelle démontre la vitalité des institu-
tions du gouvernement semi-direct, qui combine l’idée représentative et la
démocratie pure. Il existe des représentants élus, mais sur certaines questions,
les électeurs sont appelés à se prononcer non pas en choisissant les représen-
tants qui prendront les décisions essentielles, mais par référendum sur le fond
même de ces questions. L’institution du référendum tend à se répandre. La plu-
part des constitutions modernes la prévoient. Il est vrai que l’inscription dans la
constitution ne garantit pas une pratique effective ; mais d’un autre côté il arrive
que des référendums soient organisés dans un pays où cette institution n’est pas
même mentionnée dans la constitution.
Toutefois, dans l’ensemble, le référendum est beaucoup moins répandu que
l’élection et son rôle varie beaucoup selon les pays. Cette disparité tient pour
une part à des raisons de principe car des arguments puissants militent aussi
bien pour que contre le référendum. Elle s’explique également par la très grande
variété des techniques utilisées pour sa mise en œuvre.
a) Le débat sur le référendum
118. Comme il arrive souvent, certains arguments sont tirés de la théorie
démocratique, d’autres de la doctrine de l’État de droit (v. supra no 65).
Du point de vue de la théorie démocratique, on fait valoir avant tout que le
peuple est souverain et ne doit déléguer à des représentants que les pouvoirs
qu’il ne peut exercer lui-même. Il doit donc conserver tous les autres et se pro-
noncer sur toutes les questions essentielles.
Les sceptiques font observer que les électeurs ne possèdent pas nécessaire-
ment la compétence requise ou n’éprouvent pas assez d’intérêt pour la chose
publique. Ils sont d’ailleurs manipulables et les régimes autoritaires se sont par-
fois servi du référendum de façon antidémocratique, parce qu’ils parvenaient
le scrutin à accroître le pouvoir des
par démagogie ou en personnalisant
116
Droit constitutionnel
gouvernants. On pense alors au plébiscite de type bonapartiste. On souligne
également que la véritable démocratie implique une délibération rationnelle.
Or, celle-ci pouvait être organisée dans la cité athénienne, parce que les citoyens
étaient peu nombreux, fortement impliqués dans les affaires publiques et que la
possession d’esclaves leur laissait des loisirs, tandis que dans l’État moderne,
elle ne peut exister qu’au sein d’un groupe relativement restreint de représen-
tants, bien formés, capables de respecter des procédures rigoureuses et de négo-
cier des compromis.
Les partisans du référendum répliqueront que si les électeurs sont incompé-
tents et irrationnels lorsqu’ils sont appelés à se prononcer par référendum et s’ils
peuvent succomber à l’affectivité ou se désintéresser de la consultation, il en va
exactement de même lorsqu’ils choisissent des représentants. Pourtant nul n’ose
s’élever contre le principe de l’élection. Au demeurant, on a remarqué que les
référendums les plus importants ont suscité des débats passionnés, donné aux
électeurs l’occasion de s’informer et de se livrer à une véritable délibération et
que la participation au scrutin était alors très haute, tandis qu’au contraire il est
fréquent que l’abstention soit très élevée dans les scrutins pour l’élection des
représentants, notamment lorsque l’enjeu ne paraît pas considérable.
Quant à la doctrine de l’État de droit, elle est, elle aussi, susceptible de jouer
dans les deux sens (Fatin Rouge-Stefanini, 2004). On peut d’abord soutenir que,
si le peuple exerçait directement sa souveraineté, celle-ci étant par définition
illimitée, rien ne lui interdirait de porter atteinte à la constitution, aux engage-
ments internationaux de l’État ou aux droits fondamentaux. Cet argument
repose néanmoins sur une assimilation du corps électoral qui se prononce par
référendum au peuple souverain. Il est vrai que cette assimilation semble per-
mise par la rédaction de certaines constitutions, notamment la constitution fran-
çaise, dont l’article 3 dispose que « la souveraineté nationale appartient au peu-
ple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » et que le
Conseil constitutionnel a refusé de contrôler la validité de la loi adoptée par
référendum au motif qu’elle était « l’expression directe de la souveraineté natio-
nale ».
Cependant, dans certains systèmes juridiques, le corps électoral n’est pas le
peuple souverain. C’est un organe de l’État, dont les compétences résultent de
la constitution et sont limitées par elles. En pratique d’ailleurs, il ne peut en aller
autrement puisqu’il faut bien des règles pour déterminer les modalités d’organi-
sation du référendum, la procédure à suivre, les questions sur lesquelles il peut
porter, le déroulement de la campagne ou même les contenus possibles des
décisions soumises au référendum. Le contrôle est alors possible et peut s’exer-
cer selon deux modalités. Si l’on considère qu’il serait politiquement difficile à
une cour constitutionnelle d’invalider une loi adoptée par référendum au niveau
national, il n’est pas impossible, comme c’est le cas par exemple en Italie et en
France dans certains cas depuis la révision constitutionnelle de 2008 (article 11,
al. 4), de lui permettre d’exercer un contrôle de constitutionnalité préalable sur
l’organisation même du vote ou la nature des questions posées. Les juges peu-
vent alors invalider le projet sans entrer en conflit avec la volonté populaire
puisque, par hypothèse, celle-ci ne s’est pas encore manifestée. Dans certains
systèmes, un contrôle sur les lois référendaires peut s’exercer dans les mêmes
conditions que pour les lois ordinaires. On justifie ce contrôle par l’idée que le
Le pouvoir
117
corps électoral tient sa compétence de la constitution, qu’il est donc tenu de
respecter. Ainsi, en Californie, les tribunaux acceptent de contrôler les lois réfé-
rendaires.
b) Les techniques7
119. On peut concevoir un référendum à l’échelle de la nation, d’une com-
mune ou d’une entité territoriale intermédiaire comme le département ou la
région. Dans certains pays, comme la Suisse, la démocratie semi-directe est
très développée à chacun des trois niveaux : fédéral, cantonal ou local. Dans
d’autres pays fédéraux, comme aux États-Unis, le référendum est possible au
niveau de la ville, du comté ou de l’État, mais pas au niveau fédéral. Cependant
les techniques de base sont toujours les mêmes.
Ces techniques peuvent être classées selon différents critères : la nature du
référendum, son objet, sa place dans le processus législatif ou encore le système
d’initiative, c’est-à-dire le processus de déclenchement.
120. La nature. – Le référendum peut être simplement consultatif : les auto-
rités constituées ne sont alors pas tenues de se conformer au résultat. Il est impé-
ratif dans le cas contraire. Le référendum consultatif peut être organisé même si
la constitution ne le prévoit pas. En pratique, il est cependant politiquement dif-
ficile de ne tenir aucun compte du résultat d’une consultation populaire, sauf si
plusieurs années se sont écoulées.
121. L’objet. – Selon les cas, il peut porter sur la constitution elle-même,
une loi, la ratification d’un accord international ou tout autre acte. L’objet est
alors défini par la forme de l’acte sur lequel porte la question posée. Mais cet
objet peut aussi être défini par la matière de cet acte. En France, par exemple,
l’article 11 de la Constitution autorise le Président de la République à soumettre
au référendum un projet de loi portant sur certaines matières énumérées. La
Constitution italienne procède autrement : la Constitution n’énumère pas les
objets sur lesquels peut porter le référendum, mais ceux qui sont exclus,
comme par exemple les lois fiscales, parce qu’on pouvait craindre que les élec-
teurs manifestent un peu trop d’enthousiasme pour abroger les impôts.
122. La place dans le processus législatif. – Le vote référendaire peut se
substituer entièrement au vote parlementaire. On parle alors de référendum
d’adoption. C’est par exemple le cas de la procédure prévue par l’article 11 de
la Constitution française qui permet au chef de l’État de soumettre directement
au vote populaire un projet sur lequel les assemblées parlementaires ne se sont
pas prononcées. Mais le plus souvent, vote référendaire et vote parlementaire se
combinent. Le rôle du référendum dépend alors de l’ordre dans lequel les opé-
rations se succèdent. Si le vote populaire intervient en premier, il s’agit d’un
référendum d’orientation qui fixe le cadre général de la loi à intervenir ou qui
renseigne les députés sur les attentes de l’opinion publique. Si au contraire le
peuple se prononce sur un projet venant d’être adopté par le Parlement, il s’agit
d’un référendum de confirmation ou de veto, qui peut empêcher l’entrée en
7.
HAMON, 2007, p. 3.
118
Droit constitutionnel
vigueur de la loi. Le référendum est dit abrogatif lorsqu’il est dirigé contre une
loi déjà en vigueur.
123. Le système d’initiative. – Le référendum est tantôt obligatoire8, tantôt
facultatif. Le référendum obligatoire est celui qu’on est tenu d’organiser lorsque
l’on veut prendre des mesures portant sur un objet déterminé. Par exemple, en
Suisse, au Danemark et en Australie, toute révision de la Constitution doit être
approuvée par référendum. Mais, dans l’ensemble, le référendum obligatoire est
peu répandu et les constitutions qui le prévoient en limitent généralement l’ap-
plication à un petit nombre d’objets spécifiques9. Le caractère obligatoire ne
suffit d’ailleurs pas à garantir une pratique effective du référendum car les auto-
rités s’arrangent parfois pour l’éviter en s’abstenant de toute modification des
objets concernés : c’est ainsi qu’au Japon la Constitution adoptée au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale ne peut être révisée que par un référendum
mais, en partie pour cette raison, elle n’a encore jamais été modifiée. Le réfé-
rendum facultatif est celui que certaines autorités sont autorisées à organiser, ce
qui signifie qu’elles n’y sont pas contraintes et que les mesures projetées peu-
vent aussi être adoptées par la voie parlementaire. Il est important de savoir
quelles sont ces autorités car c’est d’elles que dépendent la fréquence des réfé-
rendums et les sujets sur lesquels ils portent. Bien que les systèmes d’initiative
soient souvent complexes, et qu’ils associent parfois plusieurs types d’autorités,
on peut en distinguer trois sortes, selon que la décision de recourir au référen-
dum dépend principalement du chef de l’État, des citoyens, ou du parlement.
124. Le référendum d’initiative présidentielle ne peut se concevoir que
dans les pays où le chef de l’État n’a pas seulement un rôle de représentation
mais participe activement à la direction des affaires politiques, comme c’est
le cas en France sous la Ve République. Le Président peut y recourir pour
faire trancher par le peuple un conflit, ouvert ou latent, qui l’oppose au Par-
lement ou à l’une des chambres. En l’absence d’un tel conflit, il peut égale-
ment l’utiliser pour permettre au peuple de trancher une question importante.
Il est arrivé qu’il attache au résultat la signification d’un vote de confiance en
menaçant de démissionner en cas de rejet. C’est pourquoi certains ont parlé
de référendum plébiscite avec une connotation péjorative, tandis que d’autres
y voyaient un régime plus démocratique que le système purement parlemen-
taire, parce que le chef de l’État devenait responsable devant le peuple
(cf. Capitant in Hamon, 2007, p. 21). C’est d’ailleurs à la suite de l’échec
d’un référendum que le général de Gaulle a quitté le pouvoir en 1969. Le
référendum d’initiative présidentielle est donc, pour le chef de l’État, une
arme à double tranchant, qui mêle inextricablement vote de confiance et
vote sur un projet, et qui devient périlleuse lorsque les temps sont difficiles
car elle permet l’addition de tous les mécontentements. C’est pourquoi les
Il ne faut évidemment pas confondre l’obligation d’organiser un référendum et l’obligation de se
8.
conformer au résultat lorsqu’un référendum a été organisé (c’est cette dernière qui a été étudiée plus
haut sous la rubrique « la nature »).
Par exemple, aux termes de l’article 88-5 de la Constitution française, « Tout projet de loi auto-
9.
risant ratification d’un traité relatif à l’adhésion d’un État à l’Union européenne et aux Communautés
européennes est soumis au référendum par le Président de la République ».
Le pouvoir
119
successeurs du général de Gaulle ne l’ont utilisé que de façon sporadique sur
des sujets apparemment consensuels et qu’ils croyaient sans risques – parfois
à tort. La substitution du quinquennat au septennat en 2000 lui a d’ailleurs
retiré l’une de ses justifications, car les échéances électorales sont désormais
suffisamment rapprochées pour que le président n’ait pas besoin d’organiser
un référendum pour s’assurer qu’il dispose toujours d’une légitimité popu-
laire. Ce modèle se retrouve, conformément à la tradition bonapartiste, dans
des pays où la démocratie représentative est peu développée, par exemple au
Proche-Orient ou dans certaines républiques ex-soviétiques.
125. Le référendum d’initiative populaire est celui qui est organisé à la
demande d’un nombre déterminé de citoyens et sur un sujet choisi par eux. Il
se rapproche de l’idéal de la démocratie directe dans la mesure où il permet au
peuple de se saisir lui-même de certaines questions. Mais précisément pour cette
raison il s’accorde plus difficilement avec le régime représentatif que les autres
formes de référendum car il retire au Parlement et au gouvernement la maîtrise
de l’agenda politique : il est en effet très fréquent que les promoteurs des réfé-
rendums obligent les autorités publiques à prendre position sur des questions
qu’elles ne souhaiteraient pas poser. En Europe occidentale, deux pays seule-
ment ont institué le référendum d’initiative populaire : la Suisse et l’Italie.
En Suisse, au niveau fédéral, deux procédures peuvent être mises en œuvre
par les citoyens : l’initiative et le référendum de veto.
L’initiative, qui nécessite 100 000 signatures, permet aux citoyens de propo-
ser une modification de la constitution10. Elle peut être présentée soit sous la
forme d’un projet entièrement rédigé – c’est alors ce texte même qui sera sou-
mis aux électeurs – soit sous la forme d’une proposition conçue en termes géné-
raux – les électeurs devront alors se prononcer sur un projet établi par le Parle-
les indications contenues dans la proposition. Mais les
ment en suivant
promoteurs des initiatives choisissent presque toujours la première modalité,
parce qu’elle comporte moins de risques d’altération et permet un aboutisse-
ment plus rapide. L’initiative n’est adoptée que si elle a été approuvée à la
fois par la majorité des électeurs et par la majorité des cantons. Son taux de
succès est faible : sur une période d’un peu plus d’un siècle (1891-2005), un
peu moins de 10 % des initiatives (14 sur 145) ont été adoptées. Toutefois,
son effet indirect est important car le dépôt d’une initiative incite parfois le Par-
lement à proposer un contre-projet moins radical mais s’inspirant des mêmes
idées. Les chances de succès de ce contre-projet, qui est soumis à la votation
en même temps que l’initiative, sont statistiquement plus élevées, car il suscite
généralement moins de méfiance.
Le référendum de veto, dont le déclenchement ne nécessite que 50 000 signa-
tures, suspend l’entrée en vigueur d’une loi qui vient d’être adoptée par le Par-
lement : une majorité de non par rapport aux suffrages exprimés suffit alors à
empêcher l’entrée en vigueur de la loi, la majorité des cantons n’étant pas prise
en considération dans le cadre de cette procédure. De 1874 à 2005, près de la
10. Au moins jusqu’en 2003, l’initiative n’était pas admise en matière législative. Mais il est toujours
possible de tourner cette limitation en présentant une réforme législative sous la forme d’un amende-
ment constitutionnel.
120
Droit constitutionnel
moitié des lois qui ont fait l’objet d’un référendum de veto (73 sur 151) ont été
ainsi rejetées. Le taux de succès du référendum de veto est donc beaucoup plus
élevé que celui de l’initiative, ce qui s’explique par le fait qu’il est généralement
plus facile de mobiliser les adversaires que les partisans d’une réforme.
En Italie, il n’existe ni initiative ni référendum suspensif de veto. Mais
d’après l’article 75 de la Constitution italienne, un référendum tendant à l’abro-
gation d’une loi en vigueur peut être organisé à la demande de 500 000 citoyens
ou de cinq conseils régionaux. Cette procédure peut être utilisée dans un but
conservateur, en s’attaquant à une loi récente qui a introduit une réforme contro-
versée : par exemple, en 1974, des comités proches de la démocratie chrétienne
ont provoqué un référendum abrogatif pour tenter (sans succès d’ailleurs)
d’interdire le divorce qui n’était autorisé que depuis quatre ans. Mais il arrive
aussi que les promoteurs du référendum abrogatif soient animés par une volonté
de réforme : leur but n’est pas alors de rétablir un statu quo ante mais de créer
un vide législatif qui contraindra le Parlement à innover. Par exemple, des réfé-
rendums de 1993 et 1995 ont obligé le Parlement italien à adopter un système
électoral entièrement nouveau, à dominante majoritaire, qui a créé des condi-
tions favorables à la formation de deux grandes coalitions alternant au pouvoir.
Outre-Atlantique, au début du XXe siècle, plusieurs États américains de
l’Ouest, dont la Californie, se sont dotés d’instruments de législation directe
inspirés du modèle suisse, en vue de lutter contre la corruption des parlements,
soupçonnés d’être trop complaisants envers les lobbies industriels. Ces procé-
dures sont de plus en plus utilisées : en 2006, près de 200 mesures ont été sou-
mises au référendum dans 32 États. Mais le coût des campagnes référendaires
est très élevé, surtout lorsque le déclenchement de la procédure nécessite une
collecte de signatures, et les grands lobbies, dont on souhaitait à l’origine
réduire l’influence, se montrent très actifs sur le front de la démocratie directe.
Au niveau fédéral, il n’existe aucune procédure référendaire.
En Europe centrale et orientale, durant les années 1990, à la suite de l’effon-
drement du communisme, plusieurs États, dont la Hongrie, la Slovénie et la
Slovaquie, ont introduit dans leur constitution des procédures de référendum
d’initiative populaire. Mais ces procédures sont relativement peu utilisées,
sans doute parce que, dans ces pays, la société civile n’est pas encore suffisam-
ment développée. Le lancement de référendums d’initiative populaire suppose
en effet l’existence d’un réseau d’associations et de groupes d’intérêts indépen-
dants des pouvoirs publics, et disposant de suffisamment de moyens pour orga-
niser des collectes de signatures.
126. L’initiative parlementaire. – Dans les pays qui ont un régime parle-
mentaire de type traditionnel, comme la Grande-Bretagne, la Suède, les Pays-
Bas ou l’Espagne, aucune des procédures précédentes ne peut trouver sa
place. Le référendum à l’initiative du chef de l’État obligerait celui-ci à sortir
de sa réserve en prenant publiquement position sur un problème, alors qu’il
doit normalement se tenir à l’écart des luttes politiques. Le référendum d’ini-
tiative populaire projetterait sur le devant de la scène politique des demandes
non filtrées par la représentation nationale, ce qui serait contraire à l’esprit du
parlementarisme. Mais rien n’interdit au Parlement lui-même d’organiser un
référendum lorsqu’il est embarrassé pour trancher lui-même la question.
Le pouvoir
121
Cette démarche a d’ailleurs été formalisée par certaines des constitutions les
plus récentes (voir par exemple l’article 92 de la Constitution espagnole). Par-
fois, comme au Danemark ou en Espagne, dans certaines circonstances, le
référendum est de droit lorsqu’il est demandé par une fraction minoritaire
des membres du Parlement. Une telle procédure peut être considérée comme
un élément du statut de l’opposition car, si elle veut éviter le référendum, la
majorité sera obligée de lui faire des concessions.
3. Le pouvoir exécutif comme organe législatif
127. L’organe chargé de la fonction exécutive peut être en même temps
organe législatif partiel, si son consentement est indispensable à la formation
de la loi. Cette hypothèse peut se réaliser de deux manières.
Le cas le plus connu est celui du droit de veto. Une règle constitutionnelle
permet au chef de l’exécutif de s’opposer à l’adoption d’une loi. Technique-
ment, ce pouvoir prend la forme suivante : le texte de la loi, adopté par une ou
plusieurs assemblées parlementaires, est transmis au chef de l’exécutif, qui doit
donner son consentement – on dit aussi « accorder sa sanction ». Il peut refuser
ce consentement, auquel cas, on dit qu’il a opposé son veto. Ce veto peut être
absolu, s’il ne peut être surmonté. C’était le cas dans la constitution anglaise du
XVIIIe siècle ou dans la Charte de 1814. Il est relatif ou partiel, s’il peut être
surmonté par la ou les Chambres à une majorité qualifiée, comme aux
États-Unis.
Il est suspensif, si la loi peut entrer en vigueur malgré l’opposition du chef
de l’exécutif, après l’écoulement d’un certain délai, comme dans la constitution
française de 1791.
Lorsque le pouvoir exécutif ne dispose pas d’un droit de veto, mais de l’ini-
tiative des lois, c’est-à-dire du droit de déposer des projets de loi, doit-il être
considéré comme organe législatif partiel ? Il faut distinguer deux cas.
S’il s’agit d’un droit d’initiative partagé, c’est-à-dire si d’autres que lui, par
exemple les membres du Parlement, ont également l’initiative, alors une loi peut
être faite sans le consentement du pouvoir exécutif. S’il ne la propose pas, un
député le fera et rien n’empêchera le Parlement d’adopter la proposition. L’exé-
cutif n’est donc pas organe législatif partiel.
Il en va tout autrement lorsqu’il dispose du monopole de l’initiative. Tel
était le cas sous la Charte de 1814 : seul le roi pouvait déposer un projet de
loi. Non seulement les députés ne pouvaient pas déposer de proposition, mais
ils ne disposaient même pas du droit d’amendement, c’est-à-dire du droit de
proposer des modifications au projet émanant du roi. Dans ce cas, aucune loi
ne pouvait entrer en vigueur sans la volonté du roi.
On trouve sous la Ve République une situation comparable. Députés et Séna-
teurs ont bien l’initiative des lois et peuvent déposer des propositions. Cepen-
dant, le gouvernement bénéficie d’une priorité pour l’inscription à l’ordre du
jour de ses projets et des propositions acceptées par lui, ce qui signifie qu’il
peut empêcher que soient inscrites, discutées et votées les propositions dont il
désapprouve le contenu. Députés et sénateurs n’exercent leur droit d’initiative
que par le dépôt d’amendements, mais comme ceux-ci ne doivent pas être
122
Droit constitutionnel
dépourvus de tout lien avec le projet en discussion, le gouvernement dispose
bien d’un monopole de l’initiative. Il est organe législatif partiel.
4. Le juge constitutionnel
128. Lorsqu’il existe un juge constitutionnel, il doit être lui aussi considéré
comme un organe législatif partiel. Comme on l’a vu au chapitre précédent,
même s’il n’invoque pas des arguments d’opportunité, comme les assemblées
parlementaires, il dispose néanmoins d’un pouvoir d’interprétation considé-
rable, qui lui permet de contribuer à déterminer le contenu des règles législati-
ves et cela de deux manières différentes : il peut interpréter non seulement la
Constitution, mais aussi la loi soumise à son examen et décider qu’elle n’est
conforme qu’à la condition de recevoir telle ou telle signification.
Certains contestent qu’il s’agisse d’un véritable pouvoir législatif. L’un de
leurs arguments principaux est que le juge se borne à appliquer la constitution.
Mais en réalité, comme l’application est impossible sans interprétation et que
celle-ci est discrétionnaire, le juge impose nécessairement ses propres valeurs.
D’autres, comme Hans Kelsen, considéré comme le père des cours constitution-
nelles, tout en admettant que le juge est bien législateur, puisque sa décision a
pour effet de maintenir les lois en vigueur ou au contraire de les priver de vali-
dité, soutiennent qu’il n’est qu’un législateur négatif, parce qu’il ne se prononce
que sur des lois déjà faites.
Cependant, à part ce caractère, rien ne le distingue d’un législateur positif. Il
ne se prononce pas seulement sur la loi qui lui est soumise, mais dans les motifs
de ses décisions, il donne des interprétations générales de la constitution, dont
on peut déduire des prévisions de ses attitudes futures. Ces motifs font ainsi
figure de directives générales, dont le gouvernement, lorsqu’il prépare un projet
de loi, ou les assemblées parlementaires, lorsqu’elles débattent, doivent néces-
sairement tenir compte. Dans certains cas, le juge constitutionnel va, dans les
motifs d’une décision, jusqu’à dicter les grandes lignes d’une législation future,
qui sera seule considérée comme conforme à la constitution. Les autres organes
législatifs sont contraints de décider selon ces directives et le juge constitution-
nel aura ainsi pesé sur le contenu de la loi, même s’il n’en a jamais été saisi.
Par ailleurs, lorsqu’il décide qu’une loi n’est conforme à la constitution, qu’à
la condition de recevoir telle signification, tout se passe comme s’il récrivait la
loi, puisque c’est lui qui a indirectement déterminé le contenu des obligations
qu’elle prescrit.
Dans certains cas, le juge va jusqu’à modifier ou compléter le texte de la loi,
c’est-à-dire à reconnaître ouvertement qu’il contribue à l’exercice du pouvoir
législatif. Ainsi, la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, suivant d’ailleurs
la Cour suprême du Canada, a décidé à l’unanimité de compléter une loi qui
accordait certains droits aux conjoints en ajoutant les mots « ou partenaires du
même sexe dans une relation permanente ». Elle a justifié cette décision par
l’idée qu’il n’y avait aucune différence entre le fait de supprimer des termes
d’une disposition législative ou d’en ajouter11. Les juges constitutionnels sont
donc bien des législateurs.
Il arrive que l’opposition d’une cour à une politique législative conduise à une
crise politique grave. C’est ce qui s’est par exemple produit aux États-Unis à
Le pouvoir
123
l’époque du New Deal (v. infra no 269). Selon les systèmes constitutionnels, il
peut être plus ou moins difficile de surmonter ces crises. Dans certains cas, on
peut envisager de réviser la constitution soit pour changer le statut de la cour,
soit tout simplement pour modifier le texte et rendre ainsi conforme une loi
d’abord jugée contraire. Cette solution a cependant ses limites. La procédure de
révision peut, comme aux États-Unis, être très lourde de sorte qu’il est presque
impossible d’aboutir. Mais même si elle est rapide, la cour peut envisager d’exa-
miner la validité de la révision constitutionnelle elle-même. Celle-ci pourrait avoir
été faite en violation de la procédure de révision ou porter atteinte à des principes
considérés comme supérieurs à la constitution elle-même. Plusieurs cours,
comme celle de l’Allemagne ou de l’Italie ont ainsi affirmé leur compétence
pour procéder au contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles. Seule,
semble-t-il, la Cour suprême de l’Inde a franchi le pas et effectivement affirmé
l’inconstitutionnalité d’une loi de révision (Troper, 1994b). Dans d’autres cas,
comme en Roumanie, la constitution reconnaît que la cour dispose d’un véritable
pouvoir législatif et que celui-ci doit pouvoir être surmonté comme un veto par-
tiel. Elle prévoit donc que le Parlement peut adopter à nouveau le même texte
avec une majorité renforcée.
C L’exercice de la fonction législative
1. L’organisation du travail législatif
129. La fonction législative est d’une importance extrême, non seulement du
point de vue juridique – la loi se situe au sommet de la hiérarchie des normes –
mais aussi du point de vue politique : en raison du développement considérable
du rôle de l’État, les lois sont de plus en plus nombreuses et complexes. Dans la
plupart des États modernes, on constate une évolution très profonde des condi-
tions d’exercice de la fonction législative.
Même lorsque cette fonction est confiée à plusieurs organes, il y a toujours
parmi eux au moins une assemblée parlementaire élue. Dans certains cas, les
assemblées parlementaires se voyaient même confier la totalité du pouvoir
législatif. Tous les constituants sans exception ont été conscients des risques
que pouvait présenter un pouvoir aussi important. Robespierre lui-même décla-
rait qu’il redoutait autant la tyrannie de six cents despotes que celle d’un roi.
Aux yeux des constituants du XVIIIe siècle, le risque le plus évident est que les
assemblées peuvent employer la force et l’autorité de la loi pour décider de
questions relevant de la fonction exécutive ou de la fonction juridictionnelle.
Dès lors qu’il n’y a pas de contrôle de constitutionnalité, rien n’empêcherait le
législateur de faire des lois particulières pour accorder des privilèges ou imposer
des mesures plus sévères, de soustraire certaines personnes à l’action de la jus-
tice, de trancher des procès, etc. Ce cumul des fonctions, serait la négation de la
séparation des pouvoirs et correspondrait très exactement au despotisme, tel
qu’il est défini au XVIIIe siècle.
11. Déc. CCT du 2 décembre 1999, trad. in CCC, no 9/2000, p. 66, avec le commentaire de Didier
RIBES, « Le juge constitutionnel peut-il se faire législateur ? », même revue, p. 84.
124
Droit constitutionnel
D’autre part, ces assemblées seraient très probablement soumises aux pres-
sions populaires, déchirées par les factions, livrées aux démagogues et finale-
ment réduites à l’anarchie et à l’impuissance.
Pour pallier ces risques, les constituants ont employé quelques procédés
simples : limiter la durée du mandat, le nombre des mandats parlementaires
qu’un même homme est en droit de briguer successivement, renouveler les
assemblées par fractions (par exemple un tiers tous les deux ans, comme pour
le Sénat américain), interdire le cumul du mandat parlementaire avec d’autres
fonctions, mais surtout enfermer l’exercice de la fonction législative dans des
procédures contraignantes. Il ne s’agit pas seulement d’ailleurs d’éviter le dan-
ger du cumul des fonctions, mais aussi d’améliorer la qualité du travail législa-
tif. On estime notamment qu’il faut éviter qu’une loi ne soit adoptée sous l’em-
pire des passions et qu’il faut organiser le débat de telle manière que l’échange
des arguments permette d’apercevoir les solutions les meilleures.
Les assemblées comportent donc des commissions, groupes de parlementai-
res chargés de préparer l’examen des projets ou des propositions de loi. Selon
les systèmes constitutionnels, ces commissions peuvent être spécialisées
(comme en France) ou non spécialisées (comme en Angleterre). Elles peuvent
être aussi permanentes ou ad hoc, c’est-à-dire constituées seulement pour l’exa-
men d’un projet et dissoutes ensuite.
Les projets ou propositions sont le plus souvent envoyés à une commission,
puis font l’objet d’une ou de plusieurs délibérations (ou lectures) en séance plé-
nière.
2. Les difficultés
130. Il arrive fréquemment dans les États modernes que les parlements
éprouvent quelques difficultés à assurer la fonction législative. Cela tient à de
multiples facteurs, la technicité croissante des projets, la longueur et la lourdeur
excessive des procédures alors qu’il est nécessaire d’agir rapidement, les réti-
cences des parlementaires à adopter des mesures utiles, mais impopulaires, les
divisions politiques et l’absence de majorité, qui font de chaque décision le
résultat de compromis laborieusement négociés.
À ces difficultés, il existe quelques remèdes. Le plus fréquent est aujour-
d’hui le développement de l’initiative de l’exécutif. On estime que dans la plu-
part des systèmes représentatifs modernes, une proportion très importante (jus-
qu’à 90 %) des lois est issue de projets déposés par le gouvernement. Il en est
ainsi même aux États-Unis, où pourtant le Président n’a pas l’initiative des lois.
Il lui suffit d’inspirer un membre du Congrès. Ce phénomène s’explique aisé-
ment : le pouvoir exécutif est en mesure, parce qu’il dispose de l’administration,
de connaître les besoins de législation et de faire préparer des projets ; d’un
autre côté, il peut aussi agir par divers moyens auprès des parlementaires pour
rassembler des majorités qui les voteront.
Un autre type de procédé, très répandu lui aussi, consiste à accroître les
compétences de l’organe exécutif. Ceci correspond à deux sortes de techniques.
Le Parlement peut en premier lieu se limiter à énoncer dans la loi des principes
ou des règles très générales et laisser au gouvernement le soin de les préciser et
de les compléter par d’autres règles d’un degré moins élevé. Ces règles,
Le pouvoir
125
émanant du gouvernement, portent, en droit français, le nom de règlements. Il
peut de même s’abstenir d’édicter des lois dans certains domaines ou matières,
qui seront réservées au règlement. Ainsi, en France, la loi du 17 août 1948 dres-
sait une liste de matières réglementaires. Si l’on veut éviter que le Parlement ne
reprenne par une loi, le domaine qu’il a concédé au gouvernement par une loi
antérieure, cette liste de matières peut être établie non dans la forme d’une loi,
mais dans la constitution formelle. C’est la solution de la Constitution française
de 1958 : l’article 34 énumère les matières réservées au législateur ; aux termes
de l’article 37, toutes les autres matières sont réservées au pouvoir réglemen-
taire.
En deuxième lieu, le Parlement peut autoriser le gouvernement à prendre des
règlements dans des matières réservées à la loi. Ces règlements, qui portaient
sous la IIIe République le nom de décrets-lois et que la Constitution de 1958
nomme ordonnances, pourront, le cas échéant, modifier une loi intervenue anté-
rieurement dans le même domaine et seront soumis au Parlement pour ratifica-
tion. La ratification a pour effet de transformer ces textes en lois et de les faire
bénéficier du régime juridique de la loi : ils ne pourront être contestés devant un
tribunal et ne pourront être modifiés que par une loi nouvelle. Il y a là une sim-
ple application du principe selon lequel la loi fait l’objet d’une définition for-
melle : est loi un texte adopté par l’organe que la constitution désigne comme
l’organe législatif et seulement un tel texte.
Cette dernière technique est parfois appelée une délégation législative. L’ex-
pression est pourtant erronée parce que l’exécutif ne reçoit pas le pouvoir de
faire des lois. Les actes qu’il prend sont des actes d’exécution, des actes formel-
lement
réglementaires et par conséquent soumis au régime juridique du
règlement.
Cependant, les remèdes ne passent pas seulement par l’accroissement du
rôle de l’exécutif. Il est également possible de les rechercher dans une amélio-
ration des méthodes de travail du Parlement lui-même. Il est d’abord possible de
le doter de moyens accrus, notamment en personnel, pour le mettre en mesure
de préparer plus facilement les textes. On peut également songer à modifier et
alléger la procédure, au moins pour certains types de lois. L’exemple le plus
frappant est celui de la Constitution italienne, qui permet de confier le pouvoir
législatif aux commissions parlementaires.
§ 2. La fonction exécutive
A Le contenu de la fonction exécutive
131. L’idée que l’on se fait de la fonction exécutive a considérablement
varié au cours des temps. On est passé d’une conception très stricte à une
conception si large que le terme exécutif paraît désormais à beaucoup tout à
fait inadapté.
126
Droit constitutionnel
1. La fonction exécutive stricto sensu
132. Au début de la Révolution française, la fonction exécutive était conçue
comme une fonction d’exécution stricte des lois. La tâche des autorités exécu-
tives consistait seulement à faire les actes matériels et à donner les ordres néces-
saires pour que la loi soit exécutée. La fonction comprenait donc la direction de
l’administration, mais aucun pouvoir réglementaire. Les normes générales ne
pouvaient être émises que par le législateur et en forme de loi. Il en découlait
que cette fonction n’était pas une fonction politique et que ceux qui l’exerçaient
ne pouvaient prendre aucune part à la détermination d’une politique. Bien plus,
toute tentative pour exercer un rôle politique apparaissait, selon cette concep-
tion, comme une tentative pour sortir de la stricte exécution de la loi, donc
comme un empiétement sur la fonction législative et un crime contre la consti-
tution.
2. La fonction exécutive lato sensu
133. Cette conception ne pouvait prévaloir longtemps et cela pour trois rai-
sons :
La première est que le législateur est, comme on l’a vu, dans l’impossibilité
matérielle de produire toutes les règles nécessaires. Si, dans les premiers temps
de la Révolution, on est allé jusqu’à déterminer par la loi le style des uniformes
militaires et la forme de leurs boutons, il est évident qu’il s’agit là de détails
dont le soin ne peut pas être durablement confié à des assemblées. Dès la
Constitution de l’an III, les organes exécutifs ont donc reçu un pouvoir régle-
mentaire (v. infra no 331).
La deuxième raison est que l’organe ou les organes exécutifs, aussi appelés
« gouvernements »12, sont chargés de la conduite des relations internationales. Il
y a là une contradiction certaine avec l’idée qu’ils n’exercent qu’une fonction
subordonnée. Cette activité ne peut évidemment être comprise comme l’exécu-
tion des lois et elle ne peut pourtant pas être retirée au gouvernement parce
qu’elle exige le secret dans la conception et la rapidité dans l’action et qu’elle
ne pourrait donc être exercée par une assemblée nombreuse. Il devient donc
impossible de considérer la fonction exécutive comme subalterne et étrangère
à la politique.
La troisième raison est que les organes exécutifs se sont également vus
confier, à partir de l’an VIII, l’initiative des lois et quelquefois le monopole de
l’initiative. Ce qui justifiait cette compétence était que l’exécutif disposait de
l’administration et qu’il pouvait grâce à elle reconnaître les difficultés d’appli-
cation des lois en vigueur, les besoins de législation nouvelle et préparer des
projets dans de bonnes conditions techniques. Mais les exécutifs se serviront
de ce pouvoir d’initiative, d’abord pour présenter des projets de lois tendant à
accroître le pouvoir réglementaire, ensuite pour qu’il y ait entre ces projets une
cohérence minimum et qu’il y ait de même une cohérence entre la législation et
les règlements, c’est-à-dire pour qu’ils apparaissent ensemble comme la mise en
œuvre d’une politique.
12. Ce terme ne dénote par lui-même aucun pouvoir réel. C’est celui que Rousseau emploie pour
désigner l’organe d’une fonction exécutive étroitement subordonnée.
Le pouvoir
127
À ce stade, la fonction exécutive comprend donc l’exécution matérielle et la
direction de l’administration, la conduite des relations internationales, le pou-
voir réglementaire et l’initiative des lois. Mais à ces compétences que les gou-
vernements tiennent de la constitution, s’ajoute nécessairement un rôle politique
au point que l’on parle alors parfois de fonction gouvernementale.
3. La fonction exécutive latissimo sensu, la fonction gouvernementale
134. Dans la conception précédente, la fonction exécutive reste subordon-
née : le gouvernement peut faire des règlements, mais seulement pour appliquer
des lois.
Il peut élaborer une politique, qui se traduira par le dépôt de projets de lois,
mais il faudra bien que les lois soient votées.
Pourtant, le gouvernement dispose rapidement, dès le début du XIXe siècle,
d’un ensemble de moyens pour tenter de faire adopter ces projets. Certains sont
juridiques et découlent de la constitution : le droit d’entrée et de parole dans les
Chambres, la pression sur les députés par la question de confiance, la menace de
dissolution ; dans les constitutions modernes, certaines interventions dans la
procédure législative. Mais d’autres moyens, extrêmement variés, ne sont pas
prévus par la constitution : ils sont pourtant employés par tout gouvernement
quel qu’il soit et on peut les désigner globalement comme la direction de la
majorité parlementaire.
Lorsqu’on parle encore de « fonction exécutive », c’est alors dans un sens
tout différent. Il ne s’agit évidemment pas d’exécution des lois, mais de l’en-
semble des activités exercées par l’organe chargé par la constitution de la fonc-
tion exécutive. En d’autres termes, on est passé d’une conception matérielle
(étroite ou large) à une conception très large, qui est formelle. Comme l’organe
chargé de la fonction exécutive est souvent appelé « gouvernement », on
désigne également cette fonction comme la fonction gouvernementale.
La volonté du gouvernement de concevoir et mettre en œuvre une politique
se manifeste dès le Consulat, mais c’est la Constitution de 1958 qui la consacre
pour la première fois dans son article 20 comme une véritable prérogative du
gouvernement : il « détermine et conduit la politique de la nation ».
C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre la théorie de la séparation des
pouvoirs, dans la présentation qu’en faisait la doctrine traditionnelle. Lorsqu’on
distingue la fonction législative pour l’opposer à la fonction exécutive. Dans
l’un de ses premiers sens, celle-ci est évidemment subordonnée et il est impos-
sible de concevoir un équilibre entre deux organes spécialisés. Par contre, si on
compare les pouvoirs de deux organes chargés, l’un de la fonction législative,
l’autre de la fonction exécutive dans ce troisième sens, ceux du gouvernement
sont loin d’être inférieurs à ceux de l’organe législatif et l’idée d’un équilibre
entre eux reprend un sens.
Certains auteurs – et en tout premier lieu Georges Burdeau – sont allés
encore plus loin : ils ont conçu la fonction gouvernementale comme celle par
laquelle s’exerce la totalité de la puissance de l’État. Elle englobe alors la fonc-
tion législative. Mais cette conception « ne conduit nullement... à la concentra-
tion de la totalité de l’autorité gouvernementale entre les mains d’un organe
unique. Il est au contraire indispensable que plusieurs organes soient associés
128
Droit constitutionnel
à la tâche gouvernementale, de telle sorte qu’à côté du titulaire du pouvoir de
décision, veille une autorité chargée du contrôle » (Burdeau, 1945).
On peut alors substituer à la classification des fonctions une autre classifica-
tion : au sein de la fonction gouvernementale, on trouve une fonction de déci-
sion et une fonction de contrôle. Certains des rédacteurs de la Constitution de
1958 se sont d’ailleurs inspirés de cette classification en distinguant non pas la
fonction législative et la fonction exécutive, mais la fonction gouvernementale
(la fonction de décision de Burdeau) et
la fonction de délibération et de
contrôle, confiée au Parlement (J.-L. Quermonne, 1982).
B Les organes de la fonction exécutive
135. Dans un système juridique moderne, tout ce qui n’est ni la constitution,
ni la loi, est un acte d’exécution et, à prendre l’expression à la lettre, tous les
organes autres que le Parlement sont des organes de la fonction exécutive.
Cependant, on réserve en pratique l’expression et celle de pouvoir exécutif aux
organes suprêmes de cette fonction. Cet usage est justifié par le fait que l’exé-
cution est assurée pour l’essentiel sous l’autorité et le contrôle de ces organes
suprêmes.
1. Les organes suprêmes
136. Le pouvoir exécutif peut revêtir de nombreuses formes qu’on peut clas-
ser de plusieurs manières.
a) Exécutif moniste et exécutif dualiste
137. On appelle dualiste un pouvoir exécutif comportant deux organes, un
chef d’État et des ministres, moniste un exécutif comportant un organe unique.
La plupart des constitutions françaises ont institué un pouvoir exécutif dualiste.
L’exécutif américain est moniste.
À l’origine, le dualisme avait une fonction précise : lorsque le chef d’État
était un roi et qu’il était organe partiel de la fonction législative, son indépen-
dance devait être garantie. Il devait donc être irresponsable et inviolable. L’in-
violabilité est l’interdiction de l’arrêter, l’irresponsabilité d’exercer contre lui
des poursuites.
Mais, il fallait aussi éviter que le roi ne s’abrite derrière l’irresponsabilité,
que lui valait sa participation au pouvoir législatif, pour violer la loi sous cou-
leur de l’exécuter. La solution fut trouvée dans l’institution des ministres. Les
actes accomplis par le roi dans la fonction exécutive doivent être contresignés
par les ministres, qui en sont pénalement responsables (v. supra no 89). Ainsi,
les ministres refuseront-ils de contresigner un ordre illégal, pour éviter d’encou-
rir de lourdes peines. Le dualisme garantit à la fois l’irresponsabilité du roi et
une bonne exécution des lois. On comprend que le dualisme a facilité l’avène-
ment du régime parlementaire.
Dans les systèmes modernes, le dualisme a d’autres fonctions : d’une part, il
permet, grâce à la permanence du chef de l’État, d’assurer, malgré les change-
ments de ministère, la continuité au moins symbolique du pouvoir ; d’autre part,
Le pouvoir
129
il conduit à une répartition des tâches : tantôt, le chef d’État assure une fonction
de représentation tandis que le gouvernement détient la réalité du pouvoir ; tan-
tôt, le chef d’État détermine les grandes orientations pour laisser au gouverne-
ment la gestion quotidienne.
Le système de l’exécutif moniste se rencontre dans le système présidentiel.
Cependant, dire que l’exécutif est moniste ne signifie pas qu’il n’y a pas de
ministres – même la monarchie absolue connaissait l’institution des ministres
– mais qu’ils sont étroitement soumis au chef de l’exécutif, qui les nomme,
leur donne des instructions et peut les révoquer. Comme il n’est pas irrespon-
sable, ses actes n’ont pas à être contresignés et les ministres n’acquièrent aucun
pouvoir autonome.
b) Individu ou collège
138. La qualité d’organe peut être attribuée à un individu ou un groupe d’in-
dividus, un collège. Ainsi, dans le cas d’un exécutif dualiste, le chef de l’État
peut être soit un individu (roi ou président), soit un collège. Ainsi, le Directoire,
dans la Constitution de l’an III ou le Praesidium du Soviet Suprême dans les
constitutions soviétiques, étaient des chefs d’États collégiaux. Les ministres ne
sont pas toujours un organe collégial. Dans certains systèmes, par exemple dans
la constitution française de 1793, ils ne « forment point un conseil », de sorte
qu’ils doivent être considérés seulement comme une série d’organes indivi-
duels.
c) Statuts
α) Désignation
139. Plusieurs procédés de désignation sont concevables : outre le tirage au
sort, qui n’est plus employé, l’hérédité, l’élection, la nomination, la cooptation.
L’hérédité ne concerne que les chefs d’État. Les autres systèmes sont employés
aussi bien pour les chefs d’État que pour les ministres. Chacun de ces procédés
comporte de nombreuses variétés. On sait par exemple qu’un chef d’État peut
être élu au suffrage universel ou par un collège restreint, que ce collège peut être
le Parlement, comme en France sous les IIIe et IVe Républiques ou un collège
qui n’a pas d’autre fonction que d’élire le Président, comme au début de la
Ve République. La durée de son mandat peut être plus ou moins longue. Il
peut être autorisé à exercer un nombre illimité de mandats comme en France
ou limité comme aux États-Unis. Quand l’exécutif est dualiste, le chef du gou-
vernement, qui peut porter des titres divers, Premier ministre, Président du
Conseil, Chancelier, etc., peut être désigné de plusieurs manières, par exemple
par le chef de l’État, par une ou deux assemblées ou encore par accord entre le
chef de l’État et les assemblées. Il peut même, comme en Israël pendant une
courte période, être élu au suffrage universel (Klein, 1997). Tous ces procédés
sont en outre combinables de différentes manières. Par exemple, le chef de
l’État peut nommer des ministres, mais leur nomination doit être confirmée
par le Parlement ou une Chambre du Parlement ou encore, une assemblée élit
le chef de l’État, mais il doit être choisi sur une liste de personnes élues.
130
β) Fin des fonctions
Droit constitutionnel
140. Les textes constitutionnels ne précisent pas toujours la manière dont les
fonctions prennent fin. Dans certains cas, comme la mort du titulaire, l’arrivée
au terme du mandat ou encore la démission, une règle explicite n’est pas néces-
saire. Dans d’autres, l’absence d’une telle règle peut créer des difficultés consi-
dérables. Ainsi, l’empêchement (qu’il ne faut pas confondre avec l’impeach-
ment, le mot anglais qui signifie accusation dans le contexte constitutionnel,
c’est-à-dire le pouvoir d’une Chambre de traduire certaines personnes devant
une cour spéciale).
L’empêchement est une situation dans laquelle un membre de l’exécutif se
trouve dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions, soit pour des raisons de
santé physique (il est dans le coma) ou mentale (il a perdu l’usage de ses facul-
tés), soit parce que le pays est en guerre ou en crise et que cette personnalité est
maintenue éloignée de l’appareil du pouvoir. Cependant, on ne peut éviter des
situations où l’empêchement serait utilisé comme un moyen détourné pour réa-
liser une révolution de palais13.
Certaines constitutions comportent des règles spécifiques, d’une part pour
constater l’empêchement, d’autre part pour déterminer les modalités de rempla-
cement de l’individu ainsi empêché.
L’organe compétent pour constater l’empêchement est souvent une autorité
de type juridictionnel. Il s’agit en effet d’éviter qu’un concurrent politique ne
feigne de constater l’empêchement d’un chef d’État, qui est en réalité parfaite-
ment en mesure d’exercer ses fonctions. Une autorité juridictionnelle peut être
réputée neutre et objective. Mais, elle ne peut généralement procéder à cette
constatation de son propre mouvement et elle doit être saisie. Ainsi en France,
c’est le Conseil constitutionnel, saisi par le gouvernement, qui constate l’empê-
chement.
Quant au remplacement, les constitutions peuvent distinguer l’empêchement
temporaire ou définitif. Dans les deux cas, le remplacement est en général
assuré dans les systèmes présidentiels par le vice-président, dans les systèmes
parlementaires par le président de l’une ou l’autre Chambre. Mais dans le cas
d’un empêchement définitif, deux solutions sont possibles : ou bien l’autorité
chargée de remplacer le chef d’État exerce ses fonctions jusqu’à l’expiration
de la durée normale du mandat – c’est la solution américaine – ; ou bien de
nouvelles élections doivent être organisées, comme en France ou en Italie.
γ) La responsabilité
• Les chefs d’État
— L’absence de responsabilité politique
141. Dans la plupart des systèmes constitutionnels modernes, le chef d’État
n’est pas politiquement responsable. En d’autres termes, il n’est pas tenu de
démissionner à la demande d’une majorité parlementaire. Ceci s’explique par
des raisons historiques : dans les premières constitutions du XVIIIe et du
13. En Tunisie, le président Bourguiba a été ainsi démis de ses fonctions en raison de l’état de sénilité
que, à tort ou à raison, on lui prêtait et alors qu’il refusait de démissionner.
Le pouvoir
131
XIXe siècles, le chef de l’État, monarque ou président, exerçait fréquemment une
double fonction : d’une part, il participait à la fonction législative et à ce titre il
devait rester indépendant pour pouvoir faire contrepoids à la Chambre ou aux
Chambres ; d’autre part, il exerçait la fonction exécutive, qui était entendue très
strictement et qui n’impliquait pas la conduite d’une politique. Il ne pouvait
donc être question de sanctionner une divergence de politiques, dès lors que le
chef de l’État n’était pas censé en conduire, ni même en proposer une. On pou-
vait seulement craindre qu’il s’écarte de la stricte exécution des lois et c’est la
raison pour laquelle ses actes d’exécution devaient être contresignés par un
ministre, qui était responsable, mais pénalement. Cette responsabilité ne visait
pas à empêcher des divergences politiques, mais à punir ce qui ne pouvait être
qu’un crime. Aujourd’hui, ces raisons ont en partie disparu puisque le pouvoir
exécutif est un véritable pouvoir et l’irresponsabilité du chef d’État a d’autres
justifications, d’ailleurs variées.
Dans les régimes parlementaires, il existe un cabinet, distinct du chef de
l’État, qui dispose de la réalité du pouvoir exécutif et qui, lui, est responsable.
Le chef de l’État est donc irresponsable parce qu’il n’a pas de pouvoir.
Dans les régimes présidentiels, où le Président dispose de la réalité du pou-
voir exécutif, on entend au contraire lui permettre de l’exercer en toute indépen-
dance et éviter que ce pouvoir ne soit exercé indirectement par une majorité
parlementaire. C’est précisément ce qui pourrait se produire si cette majorité
pouvait destituer le président dès lors qu’il conduit une politique qu’elle désap-
prouve.
Mais il existe aussi des systèmes, de plus en plus nombreux, dans lesquels,
comme en France, le gouvernement est responsable et où le chef de l’État peut
être amené à exercer lui aussi un pouvoir considérable, voire à déterminer les
grandes orientations politiques, mais demeure néanmoins irresponsable. Face à
de tels systèmes, plusieurs attitudes intellectuelles sont possibles.
On peut d’abord estimer que ces systèmes sont pour l’essentiel des systèmes
parlementaires : le Président de la République ne peut rien sans le gouverne-
ment, si bien qu’à travers lui, la majorité parlementaire a les moyens d’infléchir
la politique du pouvoir exécutif.
Cependant, dans certains cas, la majorité parlementaire accorde au gouver-
nement – et donc indirectement au Président – un soutien constant. Le gouver-
nement a alors une triple fonction politique : il applique les grandes orientations
de la politique définie par le Président ; il assure la direction de la majorité par-
lementaire ; enfin, il joue le rôle d’un fusible. Si le Président se trouve dans
l’incapacité de réaliser le programme sur lequel il a été élu ou s’il risque de
devenir impopulaire, il peut changer l’équipe gouvernementale. Le système
que l’on vient de décrire est celui que connaît la France dans les périodes de
concordance des majorités. Il a été reproduit dans plusieurs des anciennes répu-
bliques socialistes, où l’on pouvait craindre qu’un président élu au suffrage uni-
versel et politiquement irresponsable ne se heurte soit à une majorité hostile qui
le paralyserait, soit à une opinion publique, qui n’aurait d’autre recours que la
force.
Mais certains auteurs soutiennent que, si ce type de dualisme s’explique par
des raisons historiques (on a voulu un régime parlementaire), il ne se justifie
132
Droit constitutionnel
plus : le chef de l’État devrait donc être considéré comme politiquement respon-
sable, même si la constitution n’organise pas cette responsabilité. En Italie, une
partie de la doctrine estime qu’il pèse sur le Président de la République une
responsabilité « diffuse ». En France, des idées semblables ont été exposées
par René Capitant. Selon lui, dans un système démocratique, il n’est pas accep-
table qu’un homme dispose de pouvoirs importants et qu’il ne soit pas tenu de
rendre compte au peuple de l’usage qu’il en fait. C’est pourquoi certains votes
importants doivent jouer pour le chef de l’État le rôle d’une mise en jeu de sa
responsabilité politique devant les électeurs. C’est ainsi que le général de Gaulle,
notamment à l’occasion d’un référendum, avertissait le corps électoral qu’il se
retirerait s’il était désavoué, ce qu’il fit en 1969 (v. infra no 479).
La thèse de la responsabilité diffuse, comme celle de Capitant, pour sédui-
sante qu’elle soit sur le plan de la théorie démocratique, est cependant juridique-
ment inacceptable. La double obligation du Président de la République, de met-
tre son mandat en jeu à l’occasion d’un vote important et de se retirer en cas
d’échec, n’est jamais qu’une obligation politique ou morale et nullement une
obligation juridique et l’on ne peut dire qu’un Président qui se comporte autre-
ment viole la constitution. Au demeurant, l’exemple du général de Gaulle n’a
été imité par aucun de ses successeurs.
Le chef de l’État est donc bien irresponsable. Mais il y a en réalité à cette
irresponsabilité politique un tempérament important : la responsabilité pénale
n’est pas aussi différente de la responsabilité politique qu’il y paraît.
— La responsabilité pénale
142. On a vu que, dans les constitutions monarchiques, le chef de l’État
n’est pas pénalement responsable, que cette irresponsabilité est la garantie de
son indépendance en tant qu’autorité législative partielle et qu’elle a conduit
au dualisme de l’exécutif. Le dualisme une fois institué, l’irresponsabilité se
justifie encore dans ces régimes bien que le roi ait perdu son droit de veto : un
roi qui serait pénalement condamné ne saurait rester en fonction et si toute
condamnation le forçait à renoncer au trône, on perdrait le principal bénéfice
de la monarchie : l’application mécanique d’une règle immuable de succession.
Mais cette justification disparaît dans les régimes républicains, que l’exécu-
tif soit moniste ou dualiste, le président est toujours pénalement responsable.
On n’envisagera pas ici la responsabilité pénale qui pèse sur les gouvernants
du point de vue du droit international. Du point de vue du droit constitutionnel,
la responsabilité peut prendre des formes diverses.
— Du point de vue de la procédure : le privilège de juridiction
143. La responsabilité pénale se définit avant tout par la procédure : alors que
la responsabilité politique est mise en œuvre par un simple vote d’une assemblée
politique, la responsabilité pénale implique deux phases et donc deux décisions
distinctes qui doivent être prises par deux autorités différentes : l’accusation et le
jugement. On peut alors distinguer deux types de procédures pénales.
Dans le premier type, l’accusation et le jugement sont prononcés par des
assemblées politiques. C’est le cas par exemple aux États-Unis, où la Chambre
des représentants vote l’accusation, l’impeachment, et défère le Président au
Le pouvoir
133
Sénat qui le juge. De même en France, le Président de la République est accusé
par les deux assemblées et jugé par la Haute Cour, c’est-à-dire par le Parlement
(v. infra no 580).
Dans d’autres cas, on craint que les Chambres n’exercent les pouvoirs d’ac-
cusation et de jugement d’une manière politique et on remet au moins le juge-
ment à des autorités de type juridictionnel, une Cour suprême ou une Cour
constitutionnelle. C’est le cas en Italie, en Autriche ou au Portugal. On conce-
vrait mal en revanche que l’accusation puisse être exercée par une autorité judi-
ciaire dans les conditions du droit commun parce que le chef de l’État serait à la
merci de l’autorité qui met en mouvement l’action publique, voire des particu-
liers lorsque ceux-ci ont le droit de déclencher les poursuites.
— Du point de vue des infractions
144. Ce ne sont pas toujours tous les actes du chef de l’État qui sont suscep-
tibles de donner lieu à ces poursuites pénales, mais seulement les crimes les plus
graves. Le Président allemand ne peut être mis en accusation que « pour viola-
tion délibérée de la Loi fondamentale ou d’une autre loi fédérale », le Président
américain seulement pour « trahison, concussion ou autres crimes et délits », le
Président de la République française (jusqu’en 2007) et le Président de la Répu-
blique italienne pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions et qua-
lifier de « haute trahison » (v. infra no 580). Ces dispositions donnent lieu à
deux sortes de difficultés.
En premier lieu les expressions « autres crimes et délits », « violation délibé-
rée », « haute trahison » ou encore « manquement à ses devoirs manifestement
incompatible avec l’exercice de son mandat », sont susceptibles d’être interpré-
tées de diverses façons et peuvent, selon l’interprétation retenue, conduire ou
non à une mise en jugement du chef de l’État. Il faut souligner par exemple
que le crime de haute trahison n’étant pas défini par le Code pénal français, de
sorte que n’importe quel acte accompli dans l’exercice des fonctions et jugé
suffisamment grave pouvant être qualifié de « haute trahison ». De la même
manière, on s’est demandé en 1998, à propos du président Clinton, si le simple
fait pour le président de mentir dans le cadre d’une procédure civile purement
privée pouvait être considéré comme un de ces « autres crimes et délits », pro-
pres à justifier une accusation ou si l’infraction devait être, comme la trahison
ou la concussion, de nature à porter atteinte à la constitution des États-Unis
(Zoller, 1999). On voit que le choix de l’une ou l’autre interprétation est inévi-
tablement politique ou même partisan. Dans le cas du président Clinton, par
exemple, c’est avant tout parce que les républicains occupaient la majorité des
sièges à la Chambre des représentants, qu’il a pu être accusé et parce qu’ils ne
disposaient pas des trois cinquièmes des voix au Sénat qu’il a été acquitté. La
responsabilité pénale est donc nécessairement politique. Toutefois, dans certains
systèmes constitutionnels, on a prévu des procédures pour tenter d’éviter qu’un
simple désaccord politique puisse trop facilement donner lieu à la mise en
œuvre de la responsabilité. Ainsi, en France une loi organique a prévu qu’un
président, mis en accusation par les Chambres, ne pouvait être renvoyé devant
la Haute Cour qu’après qu’une commission d’instruction, composée de
134
Droit constitutionnel
magistrats, s’est prononcée sur les charges retenues contre lui. La Russie
connaît un système analogue.
La seconde difficulté concerne les actes qui ne relèvent pas de l’exercice des
fonctions, c’est-à-dire ceux qui sont de nature purement privée, un crime passion-
nel, une fraude fiscale ou une simple violation du Code de la route ou ceux qui, de
nature publique ou privée, sont antérieurs à l’entrée en fonction. Trois solutions
sont théoriquement possibles. La première est fondée sur le principe d’égalité : le
chef de l’État doit sans doute être protégé dans l’exercice de ses fonctions et en
cette qualité, mais seulement en cette qualité. Pour le reste, il ne doit jouir d’aucun
privilège, qui le mettrait au-dessus des lois. Il devrait donc être possible de le pour-
suivre comme n’importe quel sujet ou citoyen devant les juridictions ordinaires.
Selon la thèse opposée, le chef de l’État ne pourrait exercer librement ses
fonctions, s’il pouvait être facilement poursuivi et s’il devait constamment se
défendre contre des accusations visant des actes de la vie privée ou antérieurs
à son mandat. Sa position particulière justifie donc qu’on apporte une exception
temporaire au principe d’égalité. Il ne sera donc responsable que de certains
actes particulièrement graves accomplis dans l’exercice des fonctions. Les
autres actes relevant de ses fonctions, mais qui ne présentent pas un degré de
gravité suffisant, ne donnent lieu à aucune responsabilité. Quant aux actes pri-
vés et aux actes antérieurs au début du mandat, ils peuvent donner lieu à pour-
suite, mais seulement après la fin du mandat.
La troisième thèse est intermédiaire : l’acte privé ou antérieur au mandat,
mais dont on n’a connaissance qu’au cours de celui-ci, pourrait être d’une gra-
vité extrême et il serait évidemment choquant qu’un grand criminel ne puisse
être poursuivi avant la fin de son mandat. Il ne doit donc bénéficier d’aucune
irresponsabilité. Mais comme la décision de le poursuivre et de le condamner
pour ces crimes privés ou anciens présente un caractère politique, on ne peut
laisser s’exercer la compétence des juridictions de droit commun et on fait béné-
ficier le chef de l’État d’une immunité de juridiction. Cette troisième thèse
conduit donc à distinguer pour ces actes entre l’irresponsabilité, qui est refusée,
et l’immunité de juridiction, qui est accordée. Telle est précisément la solution
américaine et celle qu’a retenue en France le Conseil constitutionnel dans une
décision du 22 janvier 199914.
• Les ministres
145. La question de la responsabilité politique a déjà été envisagée dans le
chapitre précédent et les développements qui suivent ne porteront que sur la
responsabilité dite pénale. Les problèmes sont analogues mais non identiques
à ceux qui se posent à propos du chef de l’État et analogues mais non identiques
dans les régimes parlementaires et dans les régimes présidentiels.
La responsabilité pénale des ministres est leur raison d’être. Aussi, à la diffé-
rence du chef de l’État, ne sont-ils jamais pénalement irresponsables. Mais,
comme pour le chef de l’État, la question est de savoir si, pour les actes liés à
leurs fonctions, ils doivent être soumis à une responsabilité de droit commun ou
à un régime particulier. On conçoit trois solutions, qui ont chacune leurs partisans.
14.
98-408 DC, Traité portant statut de la Cour pénale internationale.
Le pouvoir
135
a) Ils sont soumis à un régime particulier. C’est le cas en France. Avant la
réforme de 1993, ils relevaient de la Haute Cour de justice, comme le Président
de la République. Depuis 1993, c’est la Cour de justice de la République qui est
compétente pour les juger, mais il s’agit encore d’une juridiction spéciale. C’est
cette juridiction qui, en 1999, a jugé les anciens ministres dans l’affaire du sang
contaminé. C’est aussi le système américain. La principale justification est que
seule une juridiction spéciale, composée au moins en partie d’hommes politi-
ques, est à même de prononcer un jugement, nécessairement politique. La prin-
cipale critique adressée à cette solution, est précisément liée à cette justifica-
tion : une juridiction composée d’hommes politiques peut prêter le flanc au
soupçon de partialité.
b) Ils sont soumis à une responsabilité de droit commun devant les tribunaux
ordinaires (Duhamel et Vedel, 1999). C’est le cas par exemple de l’Italie. La
justification de cette solution réside dans le principe d’égalité et dans la neutra-
lité des juges ordinaires. Le risque, comme pour le chef de l’État, est l’incapa-
cité technique des juges ordinaires pour apprécier les conditions desquelles les
ministres exercent leurs pouvoirs et la tentation des autorités judiciaires de
mêler au déclenchement des poursuites ou au jugement des préférences politi-
ques, alors qu’ils n’ont pas la qualité de représentants du souverain.
c) Pour les actes relatifs à leurs fonctions, ils sont soumis exclusivement à une
responsabilité politique. Cette solution est préconisée par certains juristes, notam-
ment parce que les critères du droit pénal apparaissent inadéquats, quand il s’agit
d’apprécier les actes éminemment politiques, liés au fonctionnement de l’État
(Beaud, 1999). Mais cette solution est manifestement inadaptée aux systèmes
dans lesquels la responsabilité politique des ministres n’existe pas et, là où elle
existe, au cas des anciens ministres.
Pour les actes extérieurs aux fonctions, dans la plupart des systèmes, les
ministres sont soumis à une responsabilité de droit commun.
2. Les organes subordonnés
146. Le chef de l’État et les ministres ne peuvent exercer leurs attributions et
notamment exécuter les lois qu’au moyen d’une administration, composée de
fonctionnaires qu’ils nomment et qu’ils dirigent. En pratique, les fonctionnaires
sont amenés à prendre un très grand nombre de décisions et disposent dans le
cas des hauts fonctionnaires d’un pouvoir d’appréciation important. Mais ce qui
confère au pouvoir exécutif son unité, c’est que ces fonctionnaires sont insérés
dans une hiérarchie et qu’ils ne doivent user de leurs pouvoirs que conformé-
ment aux instructions qu’ils reçoivent.
La soumission de cette administration est l’élément décisif qui permet de
désigner le chef d’État et les ministres comme « le pouvoir exécutif ».
Les ministres sont d’ailleurs eux-mêmes un élément de cette hiérarchie. Ils
sont en effet le plus souvent placés à la tête d’une administration spécialisée, un
département ministériel et, à ce titre, ils doivent appliquer les décisions prises
par le pouvoir exécutif suprême en donnant les ordres nécessaires aux fonction-
naires placés sous leur autorité. D’un autre côté, ils sont aussi parfois membres
de ce pouvoir exécutif suprême lorsqu’ils ont le droit de se réunir en conseil et
de prendre des décisions collectivement. On parle alors de dédoublement
136
Droit constitutionnel
fonctionnel pour marquer que le ministre est à la fois membre du gouvernement
et chef de service et qu’en tant que chef de service, il doit appliquer les déci-
sions prises par le gouvernement collectivement, auxquelles il a participé.
Il y a néanmoins des cas où l’exécution des lois échappe au pouvoir exécutif
suprême. On parle dans ce cas de démembrement du pouvoir exécutif.
3. Le démembrement du pouvoir exécutif
147. Cette expression est à vrai dire inadéquate, parce qu’elle laisse entendre
que le pouvoir exécutif aurait été dans un premier temps parfaitement unifié,
pour être ensuite divisé. En réalité, il est fréquent que le constituant ou le légis-
lateur souhaite faire assurer l’exécution des lois par des autorités indépendantes
du pouvoir exécutif suprême, soit par méfiance envers lui, soit simplement
parce qu’on estime nécessaire de préserver dans certains domaines une marge
d’autonomie. Ceci correspond à deux cas, la décentralisation territoriale, la
création d’autorités administratives indépendantes.
a) La décentralisation territoriale
148. C’est un procédé d’organisation administrative (v. supra no 67).
L’exécution des lois par la production de normes locales est confiée non à
des fonctionnaires dépendant du pouvoir exécutif suprême, mais à des auto-
rités élues par les habitants des circonscriptions qu’elles administrent. La
décentralisation apparaît ainsi comme une forme d’auto-administration.
Les décisions de ces autorités doivent en tout état de cause être conformes à
la loi. Cette conformité est assurée soit par les tribunaux, soit par le gouverne-
ment, soit par une combinaison des deux procédés. Mais, même lorsqu’elle est
assurée par le gouvernement, celui-ci ne peut adresser des instructions aux auto-
rités décentralisées, comme il le fait envers ses fonctionnaires.
b) Les autorités administratives indépendantes15
149. Dans les systèmes politiques modernes, il y a, on l’a vu, un nombre
croissant de domaines dans lesquels la loi ne peut tout régler et doit se borner à
énoncer des principes, de telle manière que les sujets soient soumis ou bien à des
règlements ou bien à des décisions prises au cas par cas. Dans l’État traditionnel,
ces règlements et ces décisions étaient adoptés par le pouvoir exécutif. Il est
apparu que cette solution pouvait présenter des inconvénients dans certains cas,
soit qu’on soupçonnât le pouvoir exécutif de manquer de l’impartialité nécessaire,
dans des matières qui touchent à des libertés fondamentales, soit que le pouvoir
exécutif pût craindre, par lâcheté, de prendre des décisions difficiles, soit encore
que, par souci corporatiste, certaines professions aient réclamé et obtenu le pou-
voir de se gérer elles-mêmes, soit enfin que les ministères n’aient pas l’expertise
technique suffisante pour s’occuper de certains domaines d’activité.
On a donc créé, dans plusieurs pays, des autorités dites autorités administrati-
ves indépendantes, assez différentes les unes des autres, mais qui présentent un
caractère commun important : elles ne sont pas soumises à la hiérarchie
15. Voir COLLIARD et TIMSIT, 1988 ; COLLET, 2003 ; Conseil d’État, 2001.
Le pouvoir
137
administrative et ne reçoivent pas d’instructions du gouvernement. Elles sont com-
posées de manière à garantir à la fois la neutralité et l’impartialité, la compétence
technique, la protection des intérêts des destinataires des décisions. C’est pourquoi
elles comprennent souvent des magistrats, des membres des professions intéres-
sées, des représentants des usagers, des personnalités choisies en raison de leurs
compétences ou de leur valeur morale. Les techniques de désignation sont variées :
élection par les membres d’une profession ou d’un corps de magistrats, cooptation,
nomination par des autorités politiques ou combinaison de ces procédés.
§ 3. La fonction juridictionnelle16
150. La fonction juridictionnelle consiste à résoudre les litiges. L’exercice
de la fonction juridictionnelle soulève de très graves problèmes pratiques et
politiques que l’on tente parfois de résoudre à partir de discussions théoriques.
On demande ainsi si la justice constitue ou non un troisième pouvoir pour tenter
de déduire de la réponse à cette question des conséquences pour l’indépendance
des juges ou l’autorité de la jurisprudence.
À cette question, il n’est pas possible d’apporter de réponse, parce qu’il
n’existe pas d’essence de la justice ou de la fonction juridictionnelle. On peut
seulement examiner quelles conceptions de la justice ont servi à justifier tel ou
tel type de solution pratique et quelle est l’étendue du pouvoir dont disposent en
fait les autorités judiciaires du fait de ces solutions.
A Différentes conceptions de la fonction juridictionnelle
1. Le jugement-syllogisme
151. Tout d’abord, on peut considérer que la fonction juridictionnelle
consiste à trancher des litiges, en appliquant une règle générale législative à
un cas particulier. Le jugement apparaît alors comme le produit d’un syllogisme
dit « pratique », parce que tourné vers l’action, à la différence du syllogisme
« théorique », qui fonde la connaissance. Le syllogisme théorique conduit à par-
tir d’une prémisse majeure, « tous les hommes sont mortels » et une prémisse
mineure « Socrate est un homme », à la conclusion certaine « Socrate est mor-
tel ». Les prémisses comme la conclusion sont des propositions. Si les prémisses
sont vraies, la conclusion est nécessairement vraie. Le syllogisme pratique pré-
sente une structure identique :
— prémisse majeure : « tous les voleurs doivent être punis de cinq ans de
prison » ;
— prémisse mineure : « Dupont est un voleur » ;
— conclusion : « Dupont doit être puni de cinq ans de prison ».
La seule différence est qu’ici la prémisse majeure et la conclusion ne sont
pas des propositions, mais des prescriptions (v. supra no 5).
16. BOUCOBZA, 2005.
138
Droit constitutionnel
C’est la conception adoptée par la Révolution Française. Elle est encore lar-
gement dominante, parce qu’elle est parfaitement compatible avec le principe
démocratique : il n’y a pas d’autre pouvoir que celui de la loi.
Il en découle que la fonction juridictionnelle n’est qu’une partie de la fonc-
tion exécutive : elle consiste, en effet dans l’application de la loi. Mais il n’en
résulte pas que la fonction juridictionnelle doive être exercée par le pouvoir
exécutif, ni d’ailleurs par le pouvoir législatif. Bien au contraire, les fonctions
doivent être séparées. Si elles ne l’étaient pas, le risque serait que le jugement
ne soit pas la stricte exécution de la loi, mais l’expression des caprices du légis-
lateur ou de l’exécutif. On considère par conséquent que s’il n’y a que deux
fonctions, la fonction exécutive se subdivise en fonction exécutive proprement
dite ou fonction administrative et fonction exécutive contentieuse ou fonction
juridictionnelle, chacune d’elles étant exercée non pas par un pouvoir, mais
par une autorité. Ce vocabulaire n’a pas disparu et la Constitution de 1958
emploie l’expression autorité judiciaire.
Il est clair que, selon cette conception, la fonction juridictionnelle n’est pas
la mise en œuvre d’un véritable pouvoir, car la prémisse majeure se trouve dans
la loi, tandis que la prémisse mineure décrit un fait objectif. Le rôle du juge
consiste donc seulement à déduire une conclusion et l’on peut alors dire, que,
la puissance de juger est, selon une formule célèbre de Montesquieu, « en
quelque sorte nulle ».
Il en résulte plusieurs conséquences.
La première est que les juges doivent être indépendants. En particulier, ils ne
doivent pas être révocables, ni par le pouvoir législatif, ni par le pouvoir exécu-
tif. Dans certains systèmes, on ajoute des exigences supplémentaires : ils ne doi-
vent pas tenir leur nomination de l’un ou de l’autre, ce qui signifie en pratique
qu’ils doivent être ou bien élus ou bien cooptés ; de même leurs carrières ne
doivent pas dépendre des autres pouvoirs.
La seconde conséquence est que, à l’inverse, les juges ne doivent pas exer-
cer d’autres fonctions que la fonction juridictionnelle. Ceci pose un problème
délicat, celui de l’interprétation.
2. Le juge créateur
152. La théorie du syllogisme judiciaire repose entièrement sur l’idée que la
prémisse majeure est pour le juge un donné, qu’il n’a aucun pouvoir de décision
sur cette prémisse. Mais dans la réalité, il existe de nombreuses situations où le
juge peut trouver plusieurs textes applicables à un même litige et conduisant à
des solutions différentes et d’autres situations où il ne trouve aucun texte. Il est
également possible et fréquent que le texte applicable soit porteur de plusieurs
significations. Dans tous ces cas, il devient nécessaire de faire des choix et il
n’est plus vrai de dire que les juges ne disposent d’aucun pouvoir. On est
conduit, bien au contraire, à souligner que juger, c’est exercer un véritable pou-
voir de création du droit.
Cette conception, qui s’est répandue à partir de la fin du XIXe siècle,
implique elle aussi un certain nombre de conséquences : la fonction juridic-
tionnelle n’est plus perçue comme une variété d’exécution, puisqu’elle ne
Le pouvoir
139
consiste plus, en effet, dans l’exécution des lois. C’est une troisième fonc-
tion et l’on revendique au profit de ceux qui l’exercent le titre de « pouvoir
judiciaire ». Elle doit être exercée par un pouvoir neutre : des juges profes-
sionnels indépendants. Ce troisième pouvoir peut servir de contrepoids aux
deux autres : il peut contrôler les actes du pouvoir exécutif et même ceux du
pouvoir législatif.
B Les solutions
153. Les solutions adoptées dans les différents systèmes constitutionnels
sont extrêmement variables et s’inspirent de l’une ou l’autre conception avec
une rigueur variable. On peut, pour simplifier, considérer que la Révolution
française a appliqué rigoureusement la conception du jugement-syllogisme et
que les solutions adoptées postérieurement en France ou, dans d’autres pays,
empruntent aux deux modèles.
1. Les solutions françaises de l’époque révolutionnaire
154. Elles se caractérisent par la volonté de spécialiser le juge dans la pro-
duction de syllogismes. Il importe donc que les prémisses soient pour lui un
donné sur lequel il n’aura aucune prise. Pour la prémisse mineure, qui décrit
un fait, la solution est simple : ce n’est pas le juge, mais un jury qui l’établira.
Quant à la prémisse majeure, la règle générale à appliquer, il ne peut s’agir que
d’une loi, c’est-à-dire d’un acte adopté par le Parlement. Il faut donc faire en
sorte que le juge n’ait aucune prise sur la loi. Ceci implique deux interdictions.
La première concerne les arrêts de règlements. Il s’agissait de décisions des
Parlements de l’Ancien Régime, qui ne tranchaient pas un litige précis, mais
contenaient l’énonciation d’une règle générale et abstraite. L’interdiction de
ces arrêts, qui constituaient une immixtion dans l’exercice du pouvoir législatif,
est formulée dans la loi des 16-24 août 1790, puis à nouveau dans l’article 5 du
Code civil. Elle est donc toujours en vigueur.
La seconde porte sur l’interprétation. Sur ce point, on se trouve devant un
dilemme : d’une part, on estime que l’interprétation des lois permet de leur
accorder à volonté telle ou telle signification et n’est en définitive, comme les
arrêts de règlements, qu’une usurpation du pouvoir législatif. C’est pourquoi on
refuse l’idée que la jurisprudence puisse être une source du droit. Mais d’autre
part, si le juge ne peut jamais interpréter, comme la loi peut être obscure, cer-
tains litiges ne pourront jamais être résolus. La solution, ingénieuse mais diffi-
cilement praticable, consista à distinguer deux types d’interprétation. En pre-
mier lieu, il faut interdire rigoureusement aux juges, toute interprétation par
voie de dispositions générales et abstraites, qui équivaudraient à des arrêts de
règlement. Mais, en second lieu, il faut leur permettre et même les obliger à
interpréter la loi, lorsque cette interprétation est nécessaire pour résoudre un
litige concret (interprétation dite in concreto). Cette obligation est formulée
expressément à l’article 4 du Code civil.
La difficulté provient de l’existence d’une multiplicité de tribunaux, qui peut
faire craindre qu’une loi ne soit interprétée dans un sens à Bordeaux et dans un
140
Droit constitutionnel
autre sens à Lille. Si l’on organise une hiérarchie de juridictions, dans le but
d’assurer par le jeu des appels une unité d’interprétation, on verra se former
une jurisprudence, c’est-à-dire un ensemble de règles générales émanant des
juges, précisément ce qu’on voulait éviter. C’est pourquoi, les révolutionnaires
imaginent le référé législatif : on crée un tribunal de cassation, établi auprès du
corps législatif qui cassera les décisions reposant sur une fausse interprétation
de la loi et prononcera une interprétation in concreto correcte. Mais, en cas de
désaccords répétés entre le tribunal de cassation et les cours d’appel de renvoi,
on présumera qu’une interprétation générale, dite in abstracto, devient néces-
saire et, comme il s’agit là d’un acte de législation, c’est le pouvoir législatif lui-
même qui rendra cette interprétation (Hufteau, 1965).
En pratique, cette solution n’a pas donné les résultats escomptés. D’une part
les juges, terrifiés, spécialement pendant la période révolutionnaire, par l’inter-
diction d’interpréter in abstracto, s’abstiennent d’interpréter, même in concreto,
ce qui aboutit à de véritables dénis de justice. D’autre part, la procédure qui doit
permettre au législateur d’interpréter la loi est si lourde qu’elle n’aboutit jamais.
Aussi, le référé législatif sera-t-il définitivement aboli en 1837. C’est désormais
la Cour de cassation, qui donnera de la loi une interprétation qui s’impose à
tous. On consacre ainsi l’avènement de la jurisprudence comme source du droit.
2. Les solutions contemporaines. La théorie du pouvoir judiciaire
155. Dès lors que la jurisprudence est une source de droit et que les juges ne
sont plus considérés exclusivement comme une autorité d’application de la loi,
on parle parfois d’un troisième pouvoir, le pouvoir judiciaire. Cependant, si l’on
donne à l’expression une signification non seulement fonctionnelle, mais orga-
nique, on ne peut parler d’un véritable pouvoir judiciaire qu’à un certain nom-
bre de conditions, qui sont rarement remplies.
Notons d’abord qu’il n’est pas nécessaire de s’arrêter aux termes employés
par le texte constitutionnel. Il arrive en effet qu’un chapitre soit intitulé « pou-
voir judiciaire », comme dans la constitution française de 1791, alors que les
juges ne disposent pas d’un véritable pouvoir et sont même maintenus dans
une situation subordonnée ou au contraire lorsqu’ils sont investis de compéten-
ces très réelles tout en étant désignés comme une simple « autorité judiciaire ».
C’est donc l’organisation des tribunaux et l’étendue de leurs attributions qui
doit être examinée. En réalité, il est utile de distinguer deux sens très différents
de l’expression « pouvoir judiciaire ».
Au sens large, l’expression désigne simplement l’indépendance et spéciale-
ment l’inamovibilité des juges, qui peuvent exercer la fonction juridictionnelle à
l’abri de toute influence du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif. L’essentiel
est qu’ils ne puissent être révoqués par les autres pouvoirs. Mais il peut exister
des variations considérables dans les procédés de recrutement, de nomination,
d’avancement ou dans l’exercice du pouvoir disciplinaire sur les juges. Dans les
pays de Common Law, les juges sont désignés selon des procédés divers, élec-
tion ou nomination ; ils sont choisis parmi les juristes déjà expérimentés, avo-
cats ou professeurs de droit, mais ils ne forment pas un corps unique au sein
duquel ils feraient carrière. Si l’on parle néanmoins d’un pouvoir judiciaire,
c’est en raison de leur indépendance. Dans les pays de l’Europe continentale,
Le pouvoir
141
l’indépendance est organisée différemment : il existe des corps de magistrats,
recrutés par concours, comme les autres fonctionnaires. Leur carrière se déroule
au sein de ces corps et leur avancement est réglé par un conseil de la magistra-
ture, composé au moins en partie de représentants élus des magistrats. C’est ce
conseil qui exerce également le pouvoir disciplinaire.
Il faut signaler le problème particulier du parquet. On appelle ainsi l’ensemble
des magistrats qui exercent notamment les poursuites en matière pénale. Ils reven-
diquent parfois, comme en France (v. infra no 794 s.), un statut analogue à celui
des juges du siège et notamment les mêmes garanties d’indépendance. Ce statut
ne leur est généralement reconnu que lorsque, comme en Italie, la loi ne leur
confère pas le pouvoir discrétionnaire d’exercer ou non les poursuites.
Au sens étroit, qui est aussi le sens fort, on parle de pouvoir judiciaire
quand on le conçoit comme un contre-pouvoir. Ceci implique d’une part que,
pour que les tribunaux soient en mesure de faire contrepoids au pouvoir légis-
latif, ils puissent contrôler la constitutionnalité des lois et d’autre part que la
carrière des magistrats ne dépende en rien du pouvoir exécutif, qui ne doit pou-
voir ni les promouvoir, ni les sanctionner, ni a fortiori les révoquer. Ces deux
propositions peuvent d’ailleurs faire l’objet d’une interprétation radicale, la
première pour signifier que le contrôle de constitutionnalité ne doit pas être
exercé par une Cour constitutionnelle spécialisée, comme c’est en général le
cas en Europe, mais par les tribunaux ordinaires, sous l’autorité d’une Cour
suprême, la seconde de telle manière que ce ne sont pas seulement les juges,
mais aussi les autorités de poursuite, les procureurs, qui devraient être considé-
rés comme faisant partie du pouvoir judiciaire et bénéficier d’une totale indé-
pendance.
Cependant, cette idée d’un pouvoir judiciaire au sens fort est difficilement
compatible avec les théories démocratiques proclamées par toutes les constitu-
tions contemporaines. Dans une démocratie, en effet, si le pouvoir législatif est
exercé par les représentants du peuple souverain, on conçoit mal qu’il puisse
exister un contre-pouvoir dans la personne de juges non élus.
§ 4. Les pouvoirs de crise17
156. Il peut se produire des événements auxquels les pouvoirs constitués
sont incapables de faire face, soit parce qu’ils sont matériellement paralysés
par ces événements eux-mêmes, soit tout simplement parce que la lenteur des
procédures, le respect des droits et libertés fondamentaux ou la division des
compétences les en empêchent. Qu’il s’agisse de guerres étrangères ou intérieu-
res ou de catastrophes naturelles, on comprend que le respect de la constitution
rende difficile, voire impossible de faire face à ces situations. Il peut même arri-
ver que la crise menace la constitution elle-même. On peut alors estimer qu’il
faut pouvoir agir et décider rapidement en dehors des formes constitutionnelles,
c’est-à-dire en concentrant pour un temps tous les pouvoirs dans les mains d’un
seul. C’est pourquoi, on a pu écrire que les périodes de crise nécessitaient un
17.
SAINT BONNET, 2001.
142
Droit constitutionnel
souverain et par voie de conséquence qu’elles fournissaient un véritable test
permettant de déceler celui qui, dans l’État, est véritablement le souverain :
c’est celui qui « décide de la situation exceptionnelle » (Schmitt, 1988). D’un
point de vue juridique, deux cas peuvent se présenter :
la constitution ne
contient aucune règle relative aux circonstances exceptionnelles ou elle a au
contraire cherché à aménager les pouvoirs permettant d’y faire face.
Si le texte constitutionnel ne comporte aucune disposition pour temps de crise,
le législateur peut, en cas de besoin, prendre lui-même les mesures appropriées ou
conférer des pouvoirs exceptionnels à une autorité distincte, l’exécutif, une partie
de l’exécutif, l’armée. Ces pouvoirs exceptionnels excéderont ceux qui sont nor-
malement exercés par ces autorités et même le pouvoir attribué par la constitution
au législateur, s’ils comprennent par exemple des compétences judiciaires. On
justifie cependant cette violation de la constitution par un principe non écrit,
« salus populi suprema lex », le salut du peuple – ou de la république ou de la
constitution – est la loi suprême. En d’autres termes, il serait permis de suspendre
– pour un temps – la constitution, si c’est le seul moyen de sauver la constitution.
Une telle solution comporte deux difficultés principales : la première est liée
au statut du principe « salus populi... », qui n’est évidemment pas une norme
juridique positive. Puisque le transfert des pouvoirs exceptionnels est, par hypo-
thèse, dépourvu de base légale, le principe salus populi... peut facilement être
invoqué non seulement par l’organe législatif, mais par n’importe quelle autre
autorité, par exemple par l’armée. En outre, il n’y a aucune mesure objective de
la nécessité de recourir à ce transfert de compétences et on peut concevoir sans
trop de peine qu’une autorité quelconque prenne prétexte d’un péril imaginaire
pour justifier l’usurpation du pouvoir.
La seconde difficulté concerne les constitutions qui s’efforcent de prévoir et
régler ce type de situations. Les constituants se trouvent pris entre deux objec-
tifs contradictoires : ou bien elles tentent de fixer des limites aux pouvoirs de
crise, de crainte d’un usage arbitraire, mais elles risquent de prescrire des règles
qui, le moment venu, se révéleront inadéquates. Ou bien, elles privilégient l’ef-
ficacité, avec le risque inverse d’un usage arbitraire. Cela dit, les techniques et
les règles sont extrêmement variées et peuvent être classées selon plusieurs
axes, relativement à ce qu’elles prévoient pour la mise en œuvre des pouvoirs
de crise, la détermination du bénéficiaire et les pouvoirs qui lui seront conférés.
A La mise en œuvre
157. La constitution peut s’abstenir de définir les circonstances qui justifient
la mise en œuvre de ces pouvoirs, parce qu’on estime que ces circonstances sont
par nature imprévisibles et qu’une définition trop stricte empêcherait d’y faire
face ou obligerait à une violation du droit.
Elle peut aussi tenter une telle définition. Les circonstances visées sont alors
soit externes au système constitutionnel (guerre extérieure, insurrection, catastro-
phes naturelles18), soit internes au système, c’est-à-dire une paralysie du système
18. Les constitutions nouvelles de l’Europe de l’Est ajoutent les catastrophes écologiques, du type
Tchernobyl.
Le pouvoir
143
constitutionnel lui-même, soit, comme en France, avec l’article 16, une combinai-
son de ces deux phénomènes.
Qu’une définition figure ou non dans le texte constitutionnel, celui-ci doit
désigner l’autorité compétente pour constater officiellement que les circonstan-
ces qui justifient la mise en œuvre des pouvoirs se trouvent réalisées. Cette
autorité peut être, comme en France, celle-là même qui exercera les pouvoirs
exceptionnels, avec le risque évident d’un usage abusif. Mais il peut s’agir
aussi d’une autorité différente, le Parlement ou une juridiction, avec ici un
double risque : connivence avec le bénéficiaire des pouvoirs de crise ou au
contraire rivalité avec ce bénéficiaire et impossibilité de jamais les mettre en
œuvre.
B Détermination du bénéficiaire
158. Il peut s’agir d’une autorité spécialement créée pour exercer ces pou-
voirs pendant la période de crise (cas de la dictature romaine) ou d’une autorité
instituée, par exemple l’armée ou l’un des pouvoirs publics constitutionnels, le
plus souvent le chef de l’État.
C Les pouvoirs conférés à cette autorité
159. Ces pouvoirs peuvent être définis de plusieurs manières :
Par leur objet (assurer par tous moyens la conduite de la guerre ou le
maintien de l’ordre ou simplement, comme en France, prendre les mesures
exigées par les circonstances) ou par la nature des normes que leur détenteur
est habilité à édicter : des normes de niveau législatif avec ou sans possibilité
de déroger à la constitution, notamment pour limiter l’exercice des droits et
libertés, des normes administratives ou même juridictionnelles, par déroga-
tion aux compétences normales.
— Leurs modalités d’exercice : tous les pouvoirs peuvent être concentrés
entre les mains d’un seul, pour être exercés sans aucune formalité, mais la
constitution peut aussi exiger le respect de certaines procédures notamment
l’obligation de consulter certains organismes, voire de recueillir leur consen-
tement.
— Le délai pendant lequel ils peuvent être exercés. Ce délai peut être fixé
par la constitution elle-même. Il peut aussi être à la discrétion du bénéficiaire
lui-même ou d’un tiers, soit l’autorité compétente pour mettre en vigueur ces
pouvoirs exceptionnels, soit une autre.
— Le sort et les compétences des autres autorités. La mise en vigueur des
pouvoirs de crise peut être liée à une suspension totale de la constitution, ce qui
interdit aux autres pouvoirs publics constitutionnels de se réunir ou, au
contraire, à une convocation immédiate de ces pouvoirs publics. Dans le
deuxième cas, ils peuvent ou bien contrôler et sanctionner le contenu des déci-
sions qui auront été prises ou la personne de leur auteur ou bien poursuivre leurs
activités ordinaires ou bien encore exercer ces deux fonctions simultanément,
contrôler et poursuivre leurs activités.
144
Droit constitutionnel
Sous-section 2
La désignation des gouvernants : le scrutin
160. Le procédé le plus courant pour la désignation des gouvernants est
l’élection. Plusieurs questions se posent.
D’abord celle des conditions requises pour participer à cette élection. Qui
peut exercer le droit de vote (ou droit de suffrage) ?
Ensuite, l’élection elle-même est susceptible de modalités très différentes
qui ne sont pas sans influence sur les résultats et, par conséquent, sur la portée
du suffrage émis par les citoyens. L’étude de ces modalités conduit à distinguer
différents modes de scrutin.
Enfin, le choix d’un mode de scrutin pose toujours des problèmes délicats et
l’expérience montre qu’il peut être influencé par les intérêts des partis au
pouvoir.
§ 1. Le droit de suffrage
161. En ce qui concerne l’attribution et l’exercice de ce droit, tous les pays
ont connu depuis le XIXe siècle une évolution qui va dans le même sens et que
l’on peut résumer en deux mots : universalité et égalité.
162. Universalité. – Primitivement réservé à un petit nombre de privilégiés,
le suffrage n’est plus subordonné aujourd’hui à des conditions de revenu, d’ins-
truction ou de sexe mais seulement à des conditions d’âge et de nationalité.
Mais, il arrive que les nationaux ne forment qu’une partie de la population.
Dans la plupart des pays, l’âge de la majorité électorale est aujourd’hui de
dix-huit ans. Et tous les ressortissants nationaux sont électeurs lorsqu’ils attei-
gnent cet âge minimum, sauf s’ils se trouvent dans un cas d’incapacité morale
ou intellectuelle constaté par une décision de justice. C’est en ce sens que l’on
peut parler de suffrage universel. Dans certains États, toutefois, les nationaux ne
sont électeurs que dans la mesure où ils résident dans le pays. En France, au
contraire, la condition de résidence n’est pas exigée. Depuis la réforme consti-
tutionnelle de 2008, les Français résidant à l’étranger ont leurs propres représen-
tants à l’Assemblée nationale et au Sénat.
Il convient de noter que le suffrage universel n’a été vraiment réalisé qu’à
une date relativement récente. En France, il a fallu attendre 1945 pour que les
femmes puissent voter. Aux États-Unis c’est seulement en 1964 que fut
adopté le XXIVe amendement interdisant les taxes électorales (poll taxes) qui
permettaient d’écarter du corps électoral, dans certains États, environ 15 % de
la population (essentiellement les Afro-Américains).
Et aujourd’hui encore, sans cesser d’être universel, le suffrage peut être indi-
rect, c’est-à-dire qu’au lieu d’être désigné par l’électeur lui-même, les représen-
tants le sont par des personnalités elles-mêmes élues au suffrage universel. Ce
suffrage indirect ou à deux degrés est, par exemple, celui qui est actuellement
utilisé en France pour l’élection des sénateurs.
Le pouvoir
145
163. Égalité. – La démocratie n’implique pas seulement l’universalité du
suffrage. Il faut également que la voix de chaque électeur pèse exactement le
même poids, quels que soient son niveau d’instruction, son état civil, sa profes-
sion ou sa situation de fortune. Il n’en a pas toujours été ainsi. Certains pays ont
connu autrefois l’institution du vote plural : en Belgique, par exemple, sous le
régime de la Constitution de 1831, un célibataire sans fortune et sans diplôme
n’avait qu’une voix, alors qu’un homme marié, propriétaire foncier et titulaire
d’un diplôme universitaire pouvait disposer de quatre voix ; au Royaume-Uni,
le vote plural a subsisté jusqu’en 1950. Mais il a aujourd’hui complètement
disparu. En théorie tout au moins, le principe « un homme, une voix » a partout
triomphé. En pratique, il subsiste parfois encore des inégalités, mais elles ne
sont plus liées à des distinctions sociales : elles résultent soit du découpage
des circonscriptions, soit de la représentation de certaines collectivités territo-
riales.
Si deux circonscriptions élisent le même nombre de représentants, alors que
leur population d’électeurs est différente, la voix d’un électeur de la circonscrip-
tion la moins peuplée pèse évidemment plus lourd. Pour éviter de telles inéga-
lités, il ne suffit pas que le découpage ait été effectué à l’origine de façon éga-
litaire ; il faut encore qu’il puisse être révisé périodiquement pour tenir compte
des évolutions démographiques. Ceci suppose, d’une part, l’organisation de
recensements de la population à des intervalles relativement rapprochés et,
d’autre part, une surveillance exercée par un organisme indépendant (juge
constitutionnel par exemple) pour s’assurer que le découpage est effectivement
modifié en tenant compte des résultats de ces recensements.
Mais on estime parfois que ce ne sont pas seulement les hommes, mais les
territoires eux-mêmes qui doivent être représentés. C’est particulièrement net
dans les États fédéraux, où l’on considère que les États membres ont des intérêts
propres et qu’ils doivent être représentés de façon non directement proportion-
nelle à leur population. Dans certains cas, aux États-Unis par exemple, tous les
États élisent le même nombre de sénateurs à la Chambre haute, quelle que soit
leur population, alors même que celle-ci peut varier de moins d’un million,
comme en Alaska, à plus de trente millions, comme en Californie. Mais même
dans les États unitaires comme la France, les collectivités territoriales peu peu-
plées bénéficient à la seconde Chambre d’une surreprésentation.
On peut aussi calculer le nombre de représentants auquel aura droit une cir-
conscription en fonction d’autres critères que ceux tirés du nombre des élec-
teurs. Ainsi, aux États-Unis, dans les années qui ont suivi la mise en place de
la constitution, chaque État pouvait envoyer à la Chambre des représentants un
nombre d’élus calculé sur la base du nombre des électeurs augmenté des 2/3 du
nombre des esclaves.
§ 2. Les différents modes de scrutin
164. La summa divisio des modes de scrutin est fondée sur l’opposition des
systèmes majoritaires et des systèmes proportionnels. Mais de nombreux pays
ont adopté un système mixte, qui combine, selon des modalités variables, des
éléments majoritaires et proportionnels.
146
Droit constitutionnel
A Les systèmes majoritaires
1. Généralités sur les scrutins majoritaires
165. Le propre des scrutins majoritaires c’est que, dans chaque circonscrip-
tion, le ou les sièges sont attribués en bloc aux candidats ou à la liste arrivé(e) en
tête ; en d’autres termes, les tendances minoritaires ne sont pas représentées et les
voix qui se sont portées sur elles sont perdues.
Le scrutin majoritaire peut se pratiquer dans le cadre de grandes circonscrip-
tions où l’électeur doit choisir une liste de candidats. C’était le cas en France
sous la Seconde République, où les députés étaient élus dans le cadre départe-
mental19. Mais, aujourd’hui, en ce qui concerne tout au moins les élections
législatives, les pays restés fidèles au scrutin majoritaire le pratiquent plutôt
dans le cadre de petites circonscriptions où un seul siège est à pourvoir. Ce
cadre présente un double avantage : d’une part, les rapports entre les candidats
et les électeurs sont plus personnalisés ; d’autre part, plus les circonscriptions
sont nombreuses, plus il y a de chances que la majorité ne soit pas la même
partout, ce qui atténue quelque peu l’effet monolithique du principe majoritaire.
Les trois formes de scrutin majoritaire les plus répandues sont : le scrutin
uninominal à un seul tour de type britannique ; le scrutin majoritaire uninominal
à deux tours de type français ; et enfin le vote alternatif que l’on peut désigner
sous le nom de système australien, car c’est surtout dans ce pays qu’il est pra-
tiqué.
2. Le scrutin majoritaire uninominal à un seul tour
(système britannique)
166. C’est le plus simple de tous les modes de scrutin : un seul siège est à
pourvoir dans chaque circonscription, l’élection se joue en un seul tour, et le
candidat qui a recueilli le plus de voix est élu, sans qu’il ait à satisfaire à la
condition d’un pourcentage minimum par rapport aux suffrages exprimés ou
aux électeurs inscrits. Ce système, que les auteurs anciens désignaient générale-
ment sous le nom de scrutin à la pluralité des voix, est traditionnel au Royaume-
Uni. Pour les Anglo-Saxons, c’est une institution tellement fondamentale qu’ils
lui ont donné un nom spécial : le « First-Past-The-Post » (FPTP)20. Sous sa
forme pure, le FPTP n’est pas pratiqué en Europe continentale, mais il est
assez répandu dans le monde anglo-saxon et dans les pays du Commonwealth.
On l’utilise notamment au Canada, aux États-Unis et en Inde. C’est donc le
mode de scrutin en vigueur dans les deux démocraties les plus peuplées du
monde.
Il exerce une influence importante sur la vie politique en incitant l’électeur à
« voter utile », c’est-à-dire à donner son suffrage au candidat qui, sans répondre
19. En France, le scrutin majoritaire de listes est encore utilisé pour les élections municipales dans
les communes de moins de 3 500 habitants mais les listes ne sont pas bloquées ce qui permet aux
électeurs d’écarter un nom et de le remplacer par un autre.
20. Cette dénomination a été vraisemblablement inspirée par une comparaison entre l’élection d’un
député et la course à pied : de même que le gagnant de la course est celui qui franchit le premier le
poteau d’arrivée, parce qu’il a couru plus vite que n’importe lequel de ses concurrents, de même le
vainqueur de l’élection est celui qui a recueilli plus de suffrages que n’importe quel autre candidat.
Le pouvoir
147
exactement à ses vœux, en est cependant le plus proche. Comme il n’a qu’un
coup à jouer, l’électeur l’utilise pour éliminer le candidat dont il ne veut pas.
Conscientes de cette attitude psychologique, les différentes forces politiques se
regroupent de telle sorte que la compétition électorale s’apparente à un combat
entre deux camps. Le FPTP conduit donc, sinon toujours au bipartisme, comme
en Grande-Bretagne et aux États-Unis, du moins à une bipolarisation assez nette
de la vie politique : en Inde, par exemple, en dépit de l’immensité du pays, de sa
diversité ethnique et religieuse, les principales forces politiques se sont regrou-
pées en deux grandes coalitions, dirigées, l’une par un parti laïque, le parti du
congrès, au pouvoir depuis les élections de 2004, et l’autre par un parti traditio-
naliste de tendance hindouiste, le Bharatiya Janata Party (BJP).
Cette structuration bipolaire se combine généralement avec la surreprésenta-
tion du parti vainqueur car dans toutes les circonscriptions où son candidat
arrive en tête, les voix recueillies par les autres candidats sont perdues21. Cette
surreprésentation permet au parti vainqueur d’obtenir plus de la moitié des siè-
ges alors qu’il obtient moins de la moitié des voix au plan national.
Le FPTP présente de notables avantages : en votant pour un député, les élec-
teurs choisissent également un Premier ministre et une équipe gouvernemen-
tale ; il existe une majorité nette au sein du Parlement, de sorte que la stabilité
gouvernementale est pratiquement garantie pendant toute la durée de la législa-
ture ; enfin, comme il suffit généralement d’un faible déplacement de voix pour
provoquer un renversement de majorité, l’alternance est toujours possible, ce
qui permet aux électeurs de sanctionner une équipe qui les a déçus.
Mais le scrutin de type britannique suscite également de nombreuses criti-
ques : en premier lieu, on lui reproche de simplifier abusivement et de figer le
paysage politique car les tiers partis et les nouveaux courants sont généralement
tenus à l’écart du Parlement ; en second lieu, ce qui est paradoxal pour un sys-
tème majoritaire, le gouvernement ne représente souvent qu’une minorité de
l’électorat car, grâce à l’effet amplificateur du mode de scrutin, un parti ou
une coalition peut obtenir assez facilement la majorité absolue des sièges avec
moins de 50 %22, parfois même moins de 40 % des voix ; enfin, dans les circon-
scriptions durablement acquises à l’un ou l’autre des deux blocs, la voix des
électeurs flottants est pratiquement neutralisée, car elle ne peut avoir aucune
influence sur la répartition des sièges.
C’est pourquoi, dans certains au moins des pays où il est traditionnellement
utilisé, le scrutin de type britannique est aujourd’hui contesté par une fraction
importante de l’opinion. La Nouvelle-Zélande y a renoncé en 1993 à la suite
21. On a tenté de formaliser cet effet de surreprésentation au moyen d’une relation mathématique
connue sous le nom de loi du cube : en supposant que les voix du parti majoritaire et celles du parti
minoritaire soient dans un rapport de 5/4, les sièges qu’ils obtiendront seront dans un rapport de (5/4) à
la puissance 3, c’est-à-dire dans cet exemple 125/62, ce qui est évidemment très favorable au parti
majoritaire. Bien entendu, cette relation n’exprime qu’une tendance générale qui n’est pas toujours
vérifiée, même d’une manière approximative, par les résultats d’une élection déterminée.
22. Le parti vainqueur est presque toujours celui qui a obtenu la majorité relative des voix. Mais
exceptionnellement, il peut arriver qu’il ait un peu moins de voix que le principal parti de l’opposition,
lorsque les voix de ce dernier sont concentrées dans un petit nombre de circonscriptions. Ainsi, en
1951, au Royaume-Uni, les conservateurs ont obtenu 321 sièges avec 48 % des voix et les travaillistes
seulement 295 avec 48,8 % des voix.
148
Droit constitutionnel
d’un référendum. Et même en Grande Bretagne, avant les élections de 1997, la
contestation était suffisamment importante pour que Tony Blair, en tant que
chef de l’opposition, ait promis, s’il gagnait les élections, de nommer une com-
mission indépendante chargée de faire un rapport sur la réforme du mode de
scrutin. Dans son rapport remis en 1998, cette commission a proposé le rempla-
cement du système en vigueur par un système mixte, combinant le scrutin majo-
ritaire et la représentation proportionnelle.
Une proposition un peu différente a été soumise aux électeurs britanniques
en mai 2011 par référendum. Elle avait pour objet de remplacer le système
« first past the post » par celui du vote alternatif (v. infra no 168), mais elle a
été rejetée à une forte majorité (Hamon, 2011).
3. Le scrutin majoritaire uninominal à deux tours
(système français)
167. La différence avec le système précédent tient au fait que le premier tour
n’est pas nécessairement décisif : il ne l’est que si l’un des candidats parvient à
rassembler sur son nom la majorité absolue des suffrages exprimés ainsi qu’une
proportion minimum des électeurs inscrits (25 % selon la loi française actuelle-
ment en vigueur). Dans le cas contraire, un second tour est organisé une
semaine plus tard et, comme dans le système britannique, le siège est alors attri-
bué au candidat qui recueille le plus grand nombre de voix, même s’il ne s’agit
que d’une majorité relative.
Ce système, que l’on désigne parfois sous le nom de « scrutin d’arrondisse-
ment », est presque aussi traditionnel en France que l’est le FPTP dans les pays
anglo-saxons. Il était déjà en vigueur durant la première moitié du XIXe siècle,
sous la Restauration et la monarchie de Juillet ; la Seconde République lui a
préféré le scrutin de listes départemental mais l’une des premières initiatives
de Louis Napoléon Bonaparte, après son coup d’État du 2 décembre 1851, fut
de le rétablir ; la Troisième République ne l’a écarté que durant de brèves pério-
des, de 1885 à 1889 et de 1919 à 1927 ; la Quatrième République avait choisi le
scrutin proportionnel de listes mais dès 1958, lors de l’avènement de la Cin-
quième République, on est revenu au scrutin d’arrondissement. Cependant, en
1985, durant le premier septennat de F. Mitterrand, la proportionnelle de listes
fut de nouveau adoptée, conformément à ce qui avait été prévu dans le pro-
gramme commun de l’union de la gauche ; mais dès l’année suivante, à la
suite de l’alternance, J. Chirac étant Premier ministre, on rétablit le scrutin d’ar-
rondissement, parce qu’il paraissait s’accorder mieux avec la logique majori-
taire du régime. Sans être une constante de la vie politique française, le scrutin
d’arrondissement semble donc correspondre à une tendance profonde, que l’on
n’est jamais parvenu à écarter durablement.
Sa longévité est probablement due au fait que c’est un scrutin très personna-
lisé, comme tous les scrutins uninominaux, mais politiquement moins réducteur
que le système britannique car, le premier tour n’étant généralement pas décisif,
de nombreux candidats peuvent y tenter leur chance. Il tend également à struc-
turer la vie politique selon une configuration binaire, mais de façon beaucoup
moins nette que le FPTP. Sous la Troisième République, le scrutin d’arrondis-
sement a été utilisé dans douze élections sur quinze, mais on ne peut pas dire
Le pouvoir
149
qu’il a exercé une influence bipolarisatrice car il y avait beaucoup de formations
politiques et les frontières entre la majorité et l’opposition n’étaient générale-
ment ni très nettes ni très stables. En revanche, sous la Cinquième République,
le scrutin d’arrondissement a probablement contribué à la bipolarisation de la
vie politique mais son influence s’est combinée avec d’autres facteurs allant
dans le même sens, notamment le droit de dissolution et l’élection présidentielle
au suffrage universel direct selon un système de scrutin majoritaire à deux tours
obligeant les électeurs à choisir entre deux candidats seulement au second tour.
4. Le vote alternatif (système australien)
168. Il s’agit d’un scrutin uninominal à un tour, comme le scrutin de type
britannique ; mais au lieu de sélectionner un seul candidat, l’électeur doit les
classer tous (ou en classer au moins deux) selon l’ordre de ses préférences. Le
principe est le suivant : si un candidat obtient la majorité absolue des voix
(c’est-à-dire des préférences de premier rang), il est élu. Dans le cas contraire,
le candidat qui a obtenu le moins de voix est éliminé, et les secondes préféren-
ces de ses électeurs sont reportées sur les candidats restant en lice. Si, à la suite
de ce report, un candidat obtient la majorité absolue des voix, il est élu. Dans le
cas contraire, l’opération peut être recommencée jusqu’à ce qu’une majorité
absolue se dégage.
Du point de vue de la technique électorale, c’est un scrutin majoritaire parce
que l’on n’aboutit pas à un partage des sièges : le candidat élu est celui qui
totalise le plus grand nombre de préférences, tous les autres étant éliminés.
Mais il est tout de même un peu proportionnaliste dans son esprit dans la
mesure où l’électeur est appelé à voter successivement pour plusieurs candidats.
Comparé au scrutin de type britannique, le vote alternatif présente deux
avantages : en premier lieu, l’électeur est plus libre de ses choix car la contrainte
de « voter utile » est beaucoup moins forte. Il peut, par exemple, voter, en pre-
mière position, pour un candidat très proche de ses idées, même si celui-ci n’a
pas beaucoup de chances, et, en deuxième position seulement, pour le candidat
le plus susceptible de barrer la route à celui dont il ne veut pas. En second lieu,
la légitimité des élus est renforcée car la majorité absolue des préférences reflète
nécessairement un consensus assez large. Mais, dans l’ensemble, les partis poli-
tiques ne sont pas très favorables à ce mode de scrutin auquel ils reprochent
d’empêcher les électeurs de s’identifier à un parti déterminé, en les invitant à
classer des candidats appartenant à différents partis.
Le vote alternatif est utilisé pour l’élection de la Chambre basse du Parle-
ment fédéral australien ; en Europe, il n’est utilisé que pour l’élection du Prési-
dent de la République d’Irlande, qui est choisi directement par le peuple,
comme en France.
Les pays européens autres que la France ou le Royaume-Uni ont préféré
adopter des scrutins proportionnels ou des scrutins mixtes.
150
Droit constitutionnel
B Les systèmes proportionnels
1. Généralités sur les scrutins proportionnels
169. Le propre de ces scrutins, c’est qu’ils tendent à répartir les sièges pro-
portionnellement au nombre de suffrages obtenus par les candidats ou les listes
correspondant aux différentes tendances de l’opinion. La composition du Parle-
ment reproduit donc assez exactement l’état des forces politiques dans le pays.
C’est pourquoi la proportionnelle est souvent associée à l’idée de justice ou de
légitimité, alors que les défenseurs du scrutin majoritaire ont plutôt tendance à
mettre en avant des arguments d’efficacité.
La proportionnelle risque de rendre plus difficile la formation d’un gouver-
nement appuyé sur une majorité stable. Mais l’importance de ce risque est fonc-
tion du contexte politique. L’expérience montre que la proportionnelle fonc-
tionne généralement mal dans les pays où l’on trouve des partis extrémistes
puissants et de bords opposés, parce que ces partis ne peuvent pas s’allier
entre eux et refusent le plus souvent de s’allier avec les partis du centre : l’assise
de la majorité gouvernementale est donc assez restreinte. Ainsi la proportion-
nelle a-t-elle contribué à provoquer la chute de la République de Weimar en
Allemagne (1919-1933), et celle de la IVe République en France (1946-1958).
Au contraire, lorsqu’il n’y a pas de partis extrémistes puissants, la propor-
tionnelle ne génère pas nécessairement l’instabilité car les principaux partis
représentés au sein de l’assemblée peuvent s’entendre pour gouverner
ensemble ; dans ce cas, il arrive même qu’on aboutisse à une stabilité plus
grande que dans les pays à scrutin majoritaire, parce que la formule gouverne-
mentale repose sur une entente tellement large qu’il n’y a plus d’alternance pos-
sible. En Suisse, par exemple, depuis 1959, le gouvernement est toujours com-
posé selon une même formule, qui associe les quatre principaux partis
représentés au Parlement, et que l’on qualifie de « magique », parce qu’elle
garantit une parfaite stabilité.
Les effets politiques de la représentation proportionnelle dépendent égale-
ment, dans une certaine mesure, des modalités selon lesquelles elle est mise
en œuvre.
2. La mise en œuvre de la représentation proportionnelle
170. Le choix de la circonscription de base. – Il existe un petit nombre de
pays (Israël, les Pays-Bas, la Pologne, et le Luxembourg notamment) qui, pour
les élections législatives, mettent en œuvre la représentation proportionnelle
dans le cadre d’une circonscription nationale unique23. Ce procédé est parfois
désigné sous le nom de « représentation proportionnelle intégrale » car le
choix d’un tel cadre géographique permet d’attribuer à chaque liste un nombre
de sièges correspondant presque exactement à la proportion de suffrages qu’elle
a recueillie, en limitant au strict minimum les pertes dues à des restes non
Plusieurs pays utilisent la représentation proportionnelle dans le cadre d’une circonscription
23.
nationale unique pour l’élection de leurs représentants au Parlement européen. C’était notamment, jus-
qu’en 2003, le cas de la France.
Le pouvoir
151
utilisées24. Mais, sauf peut-être dans les pays de très petites dimensions, comme
le Luxembourg, il comporte des risques sérieux : d’une part, dans la mesure où
l’on se rapproche beaucoup de la représentation proportionnelle intégrale, les
partis n’ont pas besoin de se regrouper pour obtenir des sièges, ce qui favorise
la fragmentation politique des assemblées parlementaires et peut rendre très
aléatoire la constitution d’une majorité cohérente et stable. Il est néanmoins pos-
sible de limiter cette tendance à la fragmentation en fixant un seuil minimum en
dessous duquel aucune liste ne se verra attribuer des sièges (5 % des suffrages
exprimés par exemple). D’autre part, l’ensemble des représentants étant désigné
par l’ensemble des électeurs, les relations entre les premiers et les seconds sont
dépersonnalisées, ce qui peut accentuer dans l’opinion une tendance à l’anti-
parlementarisme et au rejet de la classe politique.
C’est pourquoi, dans la plupart des pays qui l’ont adoptée, la proportionnelle
est mise en œuvre dans le cadre de circonscriptions multiples qui correspondent
généralement à l’une des grandes divisions administratives du territoire natio-
nal. En France par exemple, quand elle s’appliquait aux élections législatives, la
proportionnelle était un scrutin départemental et c’est encore vrai aujourd’hui
pour les élections sénatoriales. Quant à l’élection des représentants de la France
au Parlement européen, depuis la réforme du 12 avril 2003, elle a lieu à la repré-
sentation proportionnelle mais dans le cadre de huit circonscriptions interrégio-
nales.
171. La répartition des sièges entre les listes. – Selon la démarche la plus
courante, on détermine d’abord un quotient électoral, qui est égal au nombre des
suffrages exprimés divisé par le nombre des sièges à pourvoir. S’il n’y a pas une
circonscription nationale unique, ce quotient doit normalement être calculé
séparément pour chaque circonscription25. On attribue à chaque liste autant de
sièges que le nombre de voix qu’elle a obtenu comprend de fois le quotient
électoral. Comme il n’arrive pratiquement jamais que le nombre de suffrages
recueilli par chaque liste soit un multiple exact du quotient électoral, cette pre-
mière opération ne permet pas de répartir la totalité des sièges.
Admettons par exemple qu’il y ait 5 sièges à pourvoir et 100 000 suffrages
exprimés. Le quotient est : 100 000 : 5 = 20 000. La liste A avec 36 000 voix
aura un député, la liste B avec 28 000 voix en aura un autre, mais les listes C
(19 000 voix), D (10 000 voix), E (7 000 voix) n’en auront aucun. Il y a
36 000 suffrages inutilisés et il reste trois sièges à pourvoir.
Les sièges non encore attribués seront répartis en fonction des restes, mais
différents procédés sont possibles. Les deux plus connus sont le plus fort reste,
qui avantage les petits partis, et la plus forte moyenne, qui avantage plutôt les
grands.
Le premier consiste à attribuer les sièges en suspens aux listes qui ont le plus
grand nombre de suffrages inutilisés. En reprenant notre exemple, les trois
24. En fait, la représentation proportionnelle intégrale est une limite idéale que l’on ne parvient
jamais à atteindre mais dont la circonscription nationale unique permet de se rapprocher sensiblement.
25. Toutefois, même dans ce cas, on peut calculer un quotient national unique qui est égal à la tota-
lité des suffrages exprimés sur le territoire national divisé par le nombre de sièges à pourvoir. Ensuite,
les sièges sont attribués en deux étapes : dans le cadre de chaque circonscription dans le premier
temps ; au plan national après regroupement des restes dans le second.
152
Droit constitutionnel
mandats restants iront respectivement aux listes A (36 000 – 20 000 = 16 000 suf-
frages restants), C (19 000) et D (10 000). Pour un scrutin qui se veut propor-
tionnel, le résultat n’est pas très juste puisque la liste B avec 28 000 voix aura
obtenu un siège, comme la liste D avec 10 000 suffrages.
C’est pour corriger cette injustice qu’on a imaginé le procédé de la plus forte
moyenne. Chacun des sièges restants est attribué à la liste pour laquelle la divi-
sion du nombre de suffrages qu’elle a recueillis par le nombre des sièges attri-
bués plus un donne le plus fort quotient.
Reprenons l’exemple précédent. Le calcul à la plus forte moyenne donne les
chiffres suivants :
Liste A, 36 000 : 2 (1 siège pourvu + 1 fictivement ajouté) = 18 000 ; liste B,
28 000 : 2 (1 siège pourvu + 1 ajouté) = 14 000 ; liste C, 19 000 : 1 (1 siège ficti-
vement ajouté) = 19 000 ; liste D, 10 000 : 1 = 10 000 ; liste E, 7 000 : 1 = 7 000.
La liste C ayant le plus grand quotient se verra attribuer un des sièges restants et
on recommencera l’opération pour les deux autres sièges en divisant cette fois les
suffrages de la liste C par 2 puisqu’elle vient d’obtenir un siège. C’est la liste A
qui obtiendra un siège supplémentaire. Le dernier ira à la liste B qui, compte tenu
des deux répartitions précédentes, aura la moyenne la plus élevée.
Une méthode connue sous le nom de système d’Hondt, du nom du mathé-
maticien belge qui l’a inventée, permet de calculer directement les résultats de
la répartition à la plus forte moyenne, sans être obligé de déterminer préalable-
ment le quotient électoral.
On divise successivement par 1, 2, 3, 4, 5... le nombre de voix obtenues par
chaque liste et on range les quotients dans leur ordre d’importance jusqu’à
concurrence d’un nombre total de quotients égal au nombre de sièges à pour-
voir. Le dernier quotient (le plus faible) s’appelle le chiffre répartiteur et sert de
diviseur électoral. Chaque liste reçoit autant de sièges que le nombre de ses voix
contient de fois le diviseur. En appliquant cette méthode à l’exemple précédent,
on constate que le chiffre répartiteur est 14 000. Il en résulte que les listes A et
B auront chacune 2 sièges, la liste C 1 siège.
172. La répartition des sièges à l’intérieur des listes. – En France, et dans
la plupart des autres pays européens, la proportionnelle est mise en œuvre selon
le système des « listes bloquées », ce qui signifie que l’électeur ne peut modifier
ni la composition des listes (panachage), ni l’ordre de présentation des candidats
(vote préférentiel). Les sièges attribués à une liste sont donc toujours répartis en
suivant l’ordre de présentation des candidats, ce qui renforce l’autorité des états-
majors des partis politiques, dans la mesure où cet ordre est généralement
imposé par eux, ou du moins fixé avec leur accord. Au contraire, le « vote pré-
férentiel » permet à l’électeur de choisir individuellement ses représentants
parmi les candidats figurant sur une liste. C’est sans doute en Finlande que le
principe du vote préférentiel est appliqué de la manière la plus systématique :
l’électeur vote pour une liste présentée par un parti mais l’ordre des candidats
qui y figurent reste indéterminé jusqu’à l’issue du scrutin. En même temps qu’il
choisit une liste, l’électeur sélectionne le candidat auquel il accorde sa préfé-
rence, en marquant son nom d’une croix. La répartition des sièges s’effectue
en deux temps : dans un premier temps, on calcule le nombre de sièges revenant
à chaque liste selon la méthode habituelle ; dans un second temps, on détermine
Le pouvoir
153
pour chaque liste les candidats auxquels ces sièges seront attribués en fonction
du nombre de préférences qu’ils ont recueillies. Un candidat ne peut donc
jamais être sûr d’être élu du seul fait qu’il figure sur la liste d’un parti. Il faut
encore qu’il soit relativement populaire auprès des électeurs de sa circon-
scription.
Pour personnaliser encore davantage les relations entre les électeurs et leurs
représentants, certains pays se sont dotés de systèmes très perfectionnés permet-
tant de dissocier au moins partiellement la représentation proportionnelle du
scrutin de liste.
3. Quelques formes particulières de représentation proportionnelle
personnalisée
173. Le système du double vote. – Ce système, adopté en Allemagne après
la Seconde Guerre mondiale, repose sur la combinaison de deux modes de dési-
gnation.
D’une part, chacun des seize Länder est divisé en un certain nombre de cir-
conscriptions de base. La moitié des membres du Bundestag (c’est-à-dire
actuellement 299) sont élus dans le cadre de ces petites circonscriptions au scru-
tin majoritaire uninominal à un seul tour, comme en Grande-Bretagne. On dit
qu’ils détiennent un « mandat direct » parce que les électeurs les ont individuel-
lement choisis.
Mais, d’autre part, chaque Land considéré dans son ensemble constitue une
grande circonscription plurinominale et la seconde moitié des membres du Bun-
destag est élue à ce niveau, sur des listes bloquées. On dit qu’ils détiennent un
« mandat de liste ».
Tout électeur dispose de deux voix.
Les premières voix sont des bulletins pour un candidat. Elles sont compta-
bilisées dans le cadre de la circonscription de base dans laquelle l’électeur est
inscrit et servent à désigner l’élu direct de cette circonscription. Les secondes
sont des bulletins pour un parti. Elles sont comptabilisées au niveau du Land
et servent à désigner les élus de liste. Les deux voix sont dissociables, c’est-à-
dire qu’un électeur est entièrement libre de voter avec sa seconde voix pour un
parti autre que celui du candidat auquel il a donné sa première voix.
Au niveau du Land, on calcule à la représentation proportionnelle le nombre
total de mandats auquel a droit chaque parti en fonction du nombre des secon-
des voix qu’il a recueillies. Mais pour avoir droit à des mandats de listes, il faut
avoir obtenu au moins 5 % des secondes voix (ou trois sièges directs dans le
Land). Pour l’attribution des mandats de liste, on déduit le nombre des mandats
directs déjà obtenus par le parti. Par exemple, s’il y a quarante sièges au total à
pourvoir dans un Land et si le parti A obtient 25 % des secondes voix et quatre
sièges directs dans les petites circonscriptions, il aura droit à dix sièges et le
nombre des sièges de liste qui lui seront attribués sera égal à (10 – 4) = 6 ; le
parti B qui a obtenu également 25 % des secondes voix mais seulement deux
sièges directs, aura droit à huit sièges de liste, etc.
154
Droit constitutionnel
En d’autres termes, plus un parti obtient de « mandats directs », moins il
aura de « mandats de liste »26.
Il y a donc dans ce système une proportionnalité globale car le nombre total
des mandats obtenus par un parti (mandats directs plus mandats de liste) doit
être proportionnel au nombre de secondes voix que ce parti a recueillies. Il
s’agit donc bien d’un système proportionnel et non d’un système mixte
comme on le dit parfois. Mais malgré cette proportionnalité, le nombre des par-
tis représentés au Bundestag n’est jamais très élevé (on en compte actuellement
cinq) et une coalition entre un grand et un petit parti (par exemple les sociaux
démocrates et les verts, ou les chrétiens démocrates et les libéraux) suffit géné-
ralement à constituer une majorité, mais il arrive aussi, qu’en raison d’une plus
importante dispersion des voix, les deux principaux partis doivent s’allier pour
constituer une majorité gouvernementale, situation que l’on désigne sous le
nom de « grande coalition ». C’est ce qui s’est produit à plusieurs reprises et à
nouveau après les élections législatives de 2013.
Le nombre relativement modeste des partis représentés au Bundestag s’ex-
plique non seulement par l’existence du seuil de 5 %, qui élimine les plus petits
partis, mais aussi probablement par l’effet psychologique du double vote qui sus-
cite, chez l’électeur, une sorte de réflexe majoritaire : en effet, bien que les deux
voix soient théoriquement indépendantes, on constate que, dans plus de 85 % des
cas, l’électeur vote de la même manière au niveau de la circonscription de base et
au niveau du Land. Un parti qui est majoritaire par rapport aux premières voix a
donc de bonnes chances de l’être également par rapport aux secondes voix.
En résumé, le système allemand est une forme de représentation proportion-
nelle très perfectionnée car, d’une part, il maintient un lien personnel direct entre
les électeurs et une moitié de leurs représentants et, d’autre part, il limite l’épar-
pillement des forces politiques. Plusieurs pays d’Europe centrale ou orientale l’ont
adopté lorsqu’ils sont passés du communisme au pluralisme politique. C’était
notamment le cas de la Fédération de Russie jusqu’en 2006 (v. infra no 290).
Dans ce système, la personnalisation est tout de même limitée puisqu’une
moitié des représentants sont élus sur des listes bloquées, contrôlées par les
états-majors des partis. Au contraire, avec le vote unique transférable, tous les
représentants sont individuellement désignés par les électeurs.
174. Le système du vote unique transférable. – Parfois désigné sous le
nom de système de Hare, d’après le nom de son inventeur, il est utilisé en Répu-
blique d’Irlande pour l’élection du Dail (première Chambre). À l’origine, il
avait été imposé par les Britanniques pour garantir la représentation des mino-
rités protestantes mais il semble que les Irlandais y aient pris goût car, à deux
reprises, en 1959 puis en 1968, ils se sont prononcés par référendum pour le
maintien de ce mode de scrutin.
Il arrive qu’un parti obtienne dans un Land un nombre de mandats directs supérieur au nombre
26.
total de mandats auxquels il a droit d’après ses secondes voix. Dans ce cas, le parti n’obtient aucun
mandat de liste mais il garde tous ses mandats directs. Dans l’exemple ci-dessus, si un parti a obtenu
12 mandats directs, alors qu’il n’avait droit qu’à 10 mandats au total selon le décompte des secondes
voix, les deux sièges supplémentaires lui restent acquis. Dans le Bundestag élu en 2002, on compte
5 sièges supplémentaires (4 pour les sociaux-démocrates et un pour les chrétiens démocrates) ce qui
porte le nombre total des sièges à 603.
Le pouvoir
155
Le vote unique transférable présente la particularité d’être un scrutin propor-
tionnel sans listes. Il y a plusieurs sièges à pourvoir dans chaque circonscription
mais les candidats doivent se présenter individuellement même si certains d’en-
tre eux appartiennent à un même parti. Contrairement à ce qui se passe dans le
système allemand, chaque électeur n’a qu’une voix. Mais cette voix est transfé-
rable si son candidat préféré a plus de voix qu’il n’en faut pour être élu ou s’il
est éliminé. Pour permettre ce transfert, l’électeur classe les candidats sur son
bulletin selon l’ordre de ses préférences.
Pour être élu, un candidat doit obtenir un quota de voix qui se calcule en
divisant le nombre de bulletins valables par le nombre de sièges à pourvoir aug-
menté d’une unité27. Ce calcul, déconcertant en apparence, revêt une significa-
tion toute simple : le quota correspond au plus petit nombre entier suffisamment
grand pour qu’il ne puisse pas être atteint par plus de candidats qu’il n’y a de
sièges à pourvoir. Par exemple, s’il y a trois sièges à pourvoir et 8 000 suffrages
exprimés, le quota sera égal à : 8 000 / (3 + 1) + 1 = 2001 car il est mathémati-
quement impossible que plus de trois candidats atteignent ce nombre.
Bien que la répartition des sièges nécessite des calculs relativement longs et
compliqués, dans le détail desquels on n’entrera pas (voir sur ce point Cotteret
et Émeri, 1999), la démarche générale est relativement simple : primo, quand un
candidat a obtenu un nombre de voix supérieur au quota, il est déclaré élu et,
s’il reste des sièges à pourvoir, le surplus de ses voix est réparti entre les candi-
dats restant en lice en fonction des secondes préférences indiquées par ses élec-
teurs ; secundo, quand aucun candidat n’a obtenu un nombre de voix au moins
égal au quota, alors qu’il y a encore un ou plusieurs sièges à pourvoir, celui qui
a obtenu le nombre de voix le plus faible est éliminé et ses voix sont réparties
entre les candidats restant en piste en fonction des secondes préférences indi-
quées par ses électeurs.
Le vote unique transférable personnalise au maximum les rapports entre les
électeurs et les élus mais, précisément pour cette raison, il peut avoir un effet
déstructurant sur les partis politiques, dans la mesure où la concurrence entre
candidats appartenant à un même parti est arbitrée par les électeurs. Du fait de
cette concurrence, les campagnes électorales sont généralement dominées par la
politique locale plus que par la politique nationale, car c’est sur ce terrain qu’il
faut se placer pour séduire les électeurs. C’est pourquoi l’on reproche parfois à
ce mode de scrutin de ne pas mettre suffisamment en valeur les grandes options
de politique intérieure ou extérieure.
Dans tous les systèmes qui viennent d’être étudiés, la proportionnalité que
l’on cherche à réaliser porte sur la totalité des sièges à pourvoir : c’est ce qui les
distingue des systèmes mixtes.
C Les systèmes mixtes
175. Ce sont des systèmes où la représentation proportionnelle s’applique
seulement à une fraction des sièges, les autres étant attribués au scrutin majori-
taire. L’objectif poursuivi est de dégager une majorité stable tout en permettant
27.
Si la division ne tombe pas juste, on arrondit au nombre entier immédiatement inférieur.
156
Droit constitutionnel
à chacune des grandes tendances de l’opinion d’obtenir une représentation au
moins symbolique. Les modalités de la combinaison sont très variables.
Parfois, on distingue deux contingents de sièges, avec des candidatures
distinctes, et des votes séparés. Par exemple en Italie, selon le système
adopté en 1993, qui concernait aussi bien l’Assemblée nationale que le
Sénat, 75 % des sièges étaient attribués au scrutin majoritaire uninominal à
un tour, et 25 % à la représentation proportionnelle. De même qu’en Alle-
magne, chaque électeur disposait de deux voix. Mais la seconde voix avait
moins de poids qu’en Allemagne car elle ne servait qu’à répartir les sièges du
second contingent et non à réaliser une proportionnalité globale. Mais la
nouvelle loi électorale d’avril 2006 a institué un « système mixte proportion-
nel avec prime à la majorité », qui n’est pas très éloigné du système français
de la IVe République (cf. infra no 428).
Parfois, au contraire, il n’y a pas de candidatures distinctes ni de votes sépa-
rés mais la liste arrivée en tête bénéficie d’un bonus qui lui confère un avantage
décisif par rapport à ses concurrentes. En France, par exemple, pour les élec-
tions régionales, ainsi que pour les élections municipales dans les communes
de 1 000 habitants ou plus, la liste arrivée en tête au second tour se voit attribuer
50 % des sièges, et les sièges restants sont répartis à la représentation propor-
tionnelle entre toutes les listes.
§ 3. Le choix d’un mode de scrutin
176. D’après quels critères choisit-on un mode de scrutin ? Quelle est l’au-
torité compétente pour effectuer ce choix ? Et quelles sont les tendances géné-
rales concernant l’évolution des modes de scrutins ?
A Les critères du choix
177. La difficulté tient au fait que ces critères sont multiples et conduisent
parfois à des solutions opposées.
Si l’on privilégie la représentativité (c’est-à-dire si l’on souhaite que les
principales familles politiques soient représentées selon leur importance au
sein du corps électoral), on choisira la représentation proportionnelle, et même
si possible la représentation proportionnelle intégrale (v. supra no 170).
Si l’on met plutôt l’accent sur la gouvernabilité (c’est-à-dire sur l’exis-
tence d’une majorité cohérente et stable apte à soutenir une équipe gouver-
nementale pendant toute la durée d’une législature) on aura au contraire inté-
rêt à choisir le scrutin majoritaire ou un scrutin mixte.
Pour que le système soit réactif, c’est-à-dire pour que le basculement de
quelques centiles de voix suffise à provoquer un changement de majorité, le
scrutin majoritaire est également préférable, dans la mesure où il amplifie les
effets des mouvements d’opinion (v. supra no 166).
Enfin, le renforcement des liens de proximité entre les élus et les électeurs
s’accommode mal des scrutins proportionnels avec listes bloquées. Il suppose
Le pouvoir
157
soit le scrutin majoritaire uninominal, soit une forme personnalisée de représen-
tation proportionnelle (v. supra no 173).
Du fait même de la diversité de ces critères il est rare que le mode de
scrutin en vigueur bénéficie d’une approbation générale. Sa réforme donne
souvent lieu à des négociations difficiles entre les partis qui cherchent à
constituer ensemble une alliance électorale. C’est pourquoi il est important
de savoir quelle est l’autorité compétente pour le modifier.
B L’autorité compétente
178. Cette autorité dépend de la manière dont le mode de scrutin s’insère
dans la hiérarchie des normes. À cet égard, la situation varie beaucoup selon
les pays et l’on peut distinguer trois cas :
1) Le choix du mode de scrutin relève du domaine de la loi ordinaire.
C’est notamment le cas de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Grèce
et du Royaume-Uni. Pour ce dernier pays, qui n’a pas de constitution écrite, on
voit mal comment il pourrait en être autrement. Pour les autres, le silence de la
Constitution sur ce point peut sembler paradoxal, car le mode de scrutin est l’un
des éléments qui influent le plus profondément sur le fonctionnement du sys-
tème politique.
2) Le principe directeur du mode de scrutin est fixé par la constitution mais
ses modalités relèvent de la loi ordinaire.
C’est le cas de beaucoup de pays européens, notamment : l’Espagne, le Por-
tugal, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark, l’Autriche, la Pologne et la
République tchèque. Dans ces pays, le principe retenu est celui de la représen-
tation proportionnelle, considérée comme une garantie des droits des minorités.
Il faudrait donc une révision constitutionnelle pour revenir au scrutin majori-
taire.
3) Non seulement le principe directeur mais aussi les principales modalités
du système électoral sont fixées par la constitution. Deux pays de l’Union euro-
péenne se trouvent dans ce cas : l’Irlande (vote unique transférable) et
le
Luxembourg (proportionnelle de liste selon le système du plus petit quotient
électoral). Le mode de scrutin est donc encore mieux protégé que dans l’hypo-
thèse précédente et l’expérience montre qu’il peut être extrêmement difficile de
le modifier. C’est ainsi qu’en Irlande, deux tentatives de remplacement du vote
unique transférable par le scrutin uninominal à un tour de type britannique ont
échoué, en dépit du soutien du gouvernement et de la majorité parlementaire,
parce que ce remplacement supposait une révision constitutionnelle qui ne pou-
vait être adoptée que par référendum.
La question de la constitutionnalisation du mode de scrutin est importante
car la majorité parlementaire a naturellement tendance à privilégier le système
qui lui est le plus favorable, comme le montrent les exemples de la France et du
Royaume-Uni.
En France, il est arrivé que la majorité parlementaire manipule le système
électoral pour tenter d’éviter une défaite électorale cuisante : en 1951, par exem-
ple, fut introduit le système des apparentements qui limitait la représentation
proportionnelle pour favoriser les partis du centre, menacés d’être mis en
158
Droit constitutionnel
minorité par la double poussée de la gauche communiste et de la droite gaulliste
(v. infra no 428) ; inversement, en 1985, à la veille d’élections qui risquaient
d’être triomphales pour l’opposition, la représentation proportionnelle fut sub-
stituée au scrutin majoritaire (v. infra no 484 et 535). Pour éviter de telles mani-
pulations, il a parfois été proposé de constitutionnaliser le mode de scrutin28.
Au Royaume-Uni, la réforme du mode de scrutin est fréquemment mise à
l’étude mais sa mise en œuvre est toujours renvoyée à plus tard. L’explication
de ce paradoxe tient au fait que les partis qui souhaitent vraiment la réforme
sont précisément ceux que le système en vigueur empêche d’accéder au pouvoir.
Ce dernier, c’est-à-dire le scrutin uninominal à un tour, favorise une alternance
entre les deux principaux partis, travailliste et conservateur. Aucun des deux n’a
donc intérêt à le changer. Parfois cependant, afin d’élargir son audience, le parti
qui se trouve dans l’opposition s’engage à réexaminer la question de la réforme
électorale lorsqu’il reviendra au pouvoir. Mais rien ne l’oblige à tenir ses enga-
gements.
Il est intéressant de noter que, dans les pays où existe un référendum d’ini-
tiative populaire, cette procédure est parfois utilisée pour faire aboutir une
réforme électorale non souhaitée par la majorité parlementaire. Par exemple,
en Suisse, au début du siècle, c’est à la suite d’une initiative populaire que la
proportionnelle a été substituée au scrutin majoritaire. En Italie, en 1993, c’est
également à la suite d’un référendum abrogatif d’initiative populaire que le sys-
tème électoral a été profondément réformé mais en sens inverse, c’est-à-dire
pour limiter la représentation proportionnelle (Hamon, 1997).
C Les tendances générales
179. Les démocraties représentatives les plus anciennes ont toutes com-
mencé par utiliser, sous une forme ou sous une autre, le scrutin majoritaire.
Cela tient probablement au fait que, au XIXe siècle, les partis politiques n’étaient
pas encore très développés et la représentation était alors conçue dans un esprit
essentiellement individualiste : on choisissait un représentant, non pas en fonc-
tion d’une étiquette, mais plutôt en raison de sa notoriété, des qualités qu’on lui
prêtait. Au siècle suivant, les partis se sont multipliés et structurés et la repré-
sentation a pris un caractère plus idéologique : désormais, on votait moins pour
des personnes que pour des programmes. Les partis devenant les principaux
acteurs de la vie politique, il paraissait logique qu’au moins les plus importants
d’entre eux fussent représentés au Parlement. On a donc assisté à un glissement
28. Cette constitutionnalisation paraît difficilement réalisable en raison des particularités du contexte
français et européen. D’un côté, on ne souhaite pas constitutionnaliser la représentation proportion-
nelle, car cela risquerait de remettre en cause le parlementarisme majoritaire qui est à la base des ins-
titutions de la Ve République. Mais d’un autre côté, on hésite à constitutionnaliser le principe majori-
taire, car cela irait à contre-courant de la tendance dominante en Europe, favorable à la consolidation
de la représentation proportionnelle en tant que garantie des droits des minorités. À défaut de constitu-
tionnalisation, une disposition législative non insérée dans le Code électoral (art. 7 de la loi du
11 décembre 1990) prévoit qu’il ne peut être procédé à aucun découpage des circonscriptions électo-
rales dans l’année précédant l’échéance normale de renouvellement des assemblées concernées. Bien
qu’elle ne vise pas directement le mode de scrutin, on estime généralement que cette disposition exclut
qu’il puisse être modifié pendant la dernière année d’une législature.
Le pouvoir
159
général vers la représentation proportionnelle, sauf dans les pays anglo-saxons
où les contraintes du scrutin majoritaire étaient mieux acceptées parce qu’il
existait une forte tradition de bipartisme.
Cependant, même en dehors des pays anglo-saxons, la proportionnelle ne
s’est pas installée partout durablement. En France, depuis l’expérience malheu-
reuse de la IVe République, elle est généralement associée à l’idée d’instabilité
gouvernementale, et le scrutin majoritaire apparaît à beaucoup comme l’un des
éléments essentiels du régime de la Ve République, bien qu’il ne soit pas inscrit
dans la Constitution. De même, en Italie, au début des années 1990, on a assisté
à un rejet massif de la représentation proportionnelle, à laquelle on reprochait de
provoquer l’instabilité gouvernementale tout en permettant à quelques partis
politiques de se maintenir indéfiniment au pouvoir.
Dans les nouvelles démocraties d’Europe centrale ou orientale, issues de
l’implosion du Communisme, le scrutin majoritaire inspirait la méfiance, parce
qu’il évoquait trop le monolithisme des régimes précédents et parce qu’il ne
garantissait pas la représentation des minorités ethniques. Elles ont donc toutes
adopté des systèmes de représentation proportionnelle dont les modalités étaient
souvent très favorables aux petits partis. En Pologne, par exemple, dans la Diète
élue sous le régime de la loi électorale de 1991, il y avait 29 partis représentés et
il était donc très difficile de trouver une majorité parlementaire cohérente
et stable. Et c’est pourquoi, déjà, dans certains de ces pays, sans remettre en
cause le principe de la représentation proportionnelle, on a introduit des seuils
qui tendent à limiter le nombre des partis représentés. D’après la loi polonaise
de 1993, par exemple, les listes qui obtiennent moins de 5 % des voix ne sont
pas représentées.
Section 4
Les justifications du pouvoir
180. La répartition des compétences que l’on vient d’examiner se fonde
d’abord sur des raisons politiques et techniques. On s’efforce d’attribuer la tota-
lité ou une parcelle du pouvoir à tel ou tel groupe. On adopte ou on rejette telle
ou telle règle, parce qu’on estime qu’elle contribuera à un fonctionnement effi-
cace. Autrement dit, les constitutions sont confectionnées selon un raisonne-
ment principalement instrumental. Un tel raisonnement est cependant insuffi-
sant si l’on souhaite non seulement organiser le pouvoir, mais aussi le rendre
acceptable et il faut encore montrer que l’organisation que l’on adopte n’est pas
seulement efficace, mais aussi qu’elle est juste.
Naturellement, la justification ne peut être convaincante que si les solutions
adoptées apparaissent comme déduites de quelques principes incontestables.
C’est pourquoi, ces principes sont le plus souvent présentés au début des textes
constitutionnels, avant l’énoncé des règles qui sont réputées découler d’eux.
Mais, on ne doit pas oublier qu’ils ont en réalité été non pas découverts
comme des évidences, mais forgés a posteriori. C’est d’ailleurs ce qui explique
que les mêmes principes (par exemple celui de la souveraineté nationale ou de
160
Droit constitutionnel
la souveraineté populaire) puissent présenter des significations très différentes
selon les constitutions dans lesquelles ils s’insèrent et les règles qu’ils ont pour
fonction de justifier.
À la question fondamentale « Comment peut-on fonder le droit de certains
hommes à gouverner les autres ? », qu’en termes sociologiques, on appelle aussi
la question de la légitimité, il n’existe en réalité qu’un très petit nombre de
réponses possibles. On peut soutenir que ceux qui gouvernent ont le droit de
commander parce qu’ils sont d’une autre nature que les autres hommes, par
exemple parce qu’ils sont divins. Ou bien on peut affirmer qu’ils sont des hom-
mes comme les autres, mais qu’ils ont été choisis par une autorité incontestée,
Dieu, le peuple ou la nation, qui a délégué un pouvoir dont elle est le véritable
titulaire et commandé qu’on obéisse à ces gouvernants. En leur obéissant, c’est
donc à cette autorité qu’on obéira. Le premier type de justification est très fré-
quent dans les sociétés anciennes, le second dans les sociétés modernes. Il se
rencontre d’ailleurs sous plusieurs variantes, car chacune de ces théories doit
répondre à deux questions : la première porte sur la nature du lien entre l’auto-
rité titulaire du pouvoir et les gouvernants ; l’autre sur la nature de cette autorité
elle-même.
À la première question,
les monarchies traditionnelles apportaient une
réponse simple : Dieu était la source du pouvoir et il désignait un homme ou
une famille pour l’exercer comme il l’entendait. Le pouvoir était légitimé seu-
lement par le mode de désignation de ceux qui l’exerçaient. Il ne l’était pas dans
son contenu. Le constitutionnalisme apporte une réponse différente : la légiti-
mité ne vient pas de la manière dont les gouvernants ont été désignés, mais de
ce qu’ils sont censés exprimer une volonté, qui n’est pas la leur. Autrement dit,
quelle que soit la manière dont ils ont été choisis, chacune de leur décision est
justifiée parce qu’elle n’est pas leur décision, mais celle du titulaire véritable du
pouvoir qu’ils représentent.
La seconde question porte sur la nature de ce titulaire véritable, qu’on
appelle le souverain.
§ 1. La représentation
A La théorie de la représentation
1. La notion de représentation29
181. Dans le langage ordinaire, on parle de représentation lorsqu’un objet
possède quelques caractères principaux semblables à ceux d’un autre objet, de
telle manière qu’on puisse reconnaître cette ressemblance et identifier le premier
comme une image du second. On dit qu’il rend présent ce second objet, qu’il le
re-présente. Ainsi d’une image picturale par rapport à un objet physique ou
d’acteurs qui jouent une pièce de théâtre. Ce qui caractérise cette représentation,
29. BRUNET, 2004.
Le pouvoir
161
c’est qu’on peut à tout moment comparer la représentation à l’objet représenté –
ou à l’idée qu’on s’en fait – et juger si la représentation est fidèle ou exacte.
Le droit se sert de cette métaphore pour illustrer et désigner un rapport entre
deux personnes30. Ainsi, on admet en droit privé qu’une personne en représente
une autre, lorsqu’elle peut vouloir et agir à sa place et en son nom. Elle est le
représentant, l’autre est le représenté... La représentation peut résulter ici soit
de la volonté du représenté, qui confie un mandat au représentant, soit de la loi,
comme par exemple dans le cas de la représentation des mineurs.
Il est donc compréhensible que les gouvernants se servent eux aussi de cette
construction et justifient le pouvoir qu’ils exercent en se présentant comme des
représentants de son titulaire véritable, le souverain, qui peut être le peuple, la
nation ou toute autre entité. Ce type de justification, qui n’est nullement lié à la
démocratie représentative est aujourd’hui universellement répandu et employé,
y compris dans les plus horribles des dictatures. Hitler lui-même se présentait
comme le représentant de l’esprit du peuple allemand.
Toutes les doctrines de la représentation obéissent au schéma suivant : il
existe un souverain, distinct des gouvernants, mais qui ne peut exercer lui-
même son pouvoir, sa souveraineté. Il ne peut pas non plus la transférer à un
autre, parce qu’il cesserait d’être souverain – c’est en ce sens qu’on dit que la
souveraineté est inaliénable. On établit donc une distinction entre l’essence ou
principe de la souveraineté et son exercice. L’essence de la souveraineté
demeure dans le souverain, la nation ou le peuple, et son exercice peut être
délégué à des représentants. C’est ce que proclament de nombreux textes et
notamment l’article 3 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 : « Le
principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ». Formule
reprise et développée aux articles 1er et 2e du titre III de la Constitution de
179131, et qui a inspiré la plupart des Constitutions françaises postérieures, y
compris celle de 1958.
On constate cependant que la théorie de la représentation telle qu’elle fonc-
tionne en droit privé, soulève quelques difficultés et ne peut être intégralement
transposée au droit public.
2. Difficultés de la théorie de la représentation
182. Elles tiennent à l’impossibilité de représenter la volonté. Jean-Jacques
Rousseau a parfaitement mis en évidence cette impossibilité selon un schéma
simple, déjà exposé (v. supra no 75).
On a souligné aussi le paradoxe de la représentation. Si le représentant
exprime une volonté qui coïncide exactement avec celle du représenté, alors
cette volonté n’est pas représentée, mais seulement exprimée par le canal d’un
autre homme. Mais si le représentant exprime une volonté qui ne coïncide pas
« Art. 1er : La Souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la
30. Cf. MIAILLE, art. « Représentation », in Dictionnaire d’Éguille.
31.
nation ; aucune section du peuple, ni aucun individu, ne peut s’en attribuer l’exercice.
Art. 2. : La nation, de qui seule émanent tous les Pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation. La
constitution française est représentative : les représentants sont le Corps législatif et le Roi ».
162
Droit constitutionnel
avec celle du représenté, comment peut-on encore dire qu’il le représente (Pit-
kin in Pennock-Chapman, 1968, p. 38 et s.) ?
Une autre source de perplexité tient à la difficulté de transposer cette théorie
au droit public.
3. Spécificité de la théorie de la représentation en droit public
183. La première et la plus importante particularité de la représentation en
droit public est qu’il n’y a pas ici, comme en droit privé, deux personnes. Il n’y
a de représentation que s’il existe une personne représentable, ayant une volonté
à laquelle le représentant doit se conformer et à qui il devra rendre des comptes.
Or, ici, d’un côté, le représentant, c’est-à-dire celui qui exerce la souveraineté,
l’autorité législative, n’est pas une personne, puisqu’elle est composée d’indivi-
dus qui changent à intervalles plus ou moins réguliers et que ce n’est pas à elle,
mais à l’État que ses actes sont imputés. D’un autre côté, le représenté, le sou-
verain, n’est pas non plus une personne, puisqu’il n’a pas d’autre volonté que
celle qu’expriment les représentants. On peut même affirmer que le représenté,
le peuple ou la nation n’existe qu’à partir du moment où une volonté est expri-
mée en son nom, c’est-à-dire à partir du moment où il est représenté. Le repré-
senté ne crée pas le représentant. C’est lui, au contraire, qui est constitué par la
représentation (Carré de Malberg, 1922, spéc. t. II, p. 227 et s. ; Jaume, 1986).
4. Théorie de la souveraineté et théorie de l’organe
184. C’est pourquoi un courant doctrinal important, représenté en France par
Raymond Carré de Malberg, estime qu’il ne s’agit pas d’une véritable représen-
tation. On fait valoir notamment qu’il s’agit avant tout de rendre compte d’un
phénomène politique : la volonté exprimée par certains hommes n’est pas cen-
sée être la leur propre, mais celle du souverain. Or, pour toutes les raisons qu’on
vient d’exposer, on ne rend pas bien compte de ce phénomène à l’aide de la
théorie de la représentation. On en rendrait beaucoup mieux compte à l’aide
d’une théorie de l’organe : il y a un être, le souverain ou l’État, qui, comme
un homme, veut et agit par ses organes. De même que les paroles qui sortent
de la bouche d’un homme sont imputées à cet homme, de même les actes éma-
nant du gouvernement ou du Parlement sont imputées à l’État. Pas plus qu’on
ne prétend qu’une bouche représente un homme, on ne doit dire que le Parle-
ment représente le souverain. Il est son organe. Le souverain ne peut avoir d’au-
tre volonté que celle que son organe exprime et l’on peut même dire qu’il
n’existe qu’autant qu’il possède des organes.
Cette doctrine est incontestablement plus cohérente qu’une théorie de la
représentation maladroitement importée telle quelle du droit privé. Cependant,
il faut souligner quelques points importants.
La théorie de la représentation est précisément différente en droit public et
n’est pas la transposition pure et simple du droit privé. Bien au contraire, dans la
mesure où elle affirme que le souverain ne peut s’exprimer que par ses repré-
sentants, elle est identique, sauf dans les mots, à la théorie qui affirme que le
Parlement n’est pas le représentant, mais l’organe du souverain. Dès lors que le
Le pouvoir
163
mot « représentant » est employé dans un sens spécifique, équivalent à celui
d’« organe », il n’y a aucun intérêt à substituer un mot à un autre.
Il y aurait même quelques inconvénients à le faire. La théorie de la représen-
tation en effet ne remplit pas tout à fait la même fonction politique que celle de
l’organe. Celle-ci admet que tous ceux dont les actes sont rapportés à l’État sont
ses organes, le Parlement, mais aussi le gouvernement ou les fonctionnaires. Au
contraire, selon la théorie de la représentation, le représentant c’est seulement
celui qui peut exercer la souveraineté, c’est-à-dire exprimer la volonté du sou-
verain ; c’est le législateur. Les autres autorités, elles, ne sont pas des représen-
tants. La théorie de la représentation permet ainsi de souligner la hiérarchie des
fonctions et de légitimer seulement l’exercice de la fonction législative.
En troisième lieu, la théorie qui est efficace, celle dont on se sert effectivement
dans les systèmes politiques modernes pour justifier la répartition des compéten-
ces, c’est la théorie de la représentation. Cela n’a rien d’étonnant. Dire que le
Parlement est un organe ne justifie son pouvoir que si l’être, dont on affirme
qu’il est organe, possède un pouvoir incontesté. Or, dire qu’il est organe de
l’État, n’est en rien une justification, parce qu’il reste encore à justifier qu’on
doit obéir à l’État. Au contraire, la théorie de la représentation renvoie à un être,
la nation ou le peuple, dont l’autorité est admise comme une évidence.
Enfin, la théorie de la représentation ne sert pas seulement à justifier le pou-
voir du législateur ; elle sert aussi à justifier un certain nombre de règles spéci-
fiques relatives au mandat.
B Le mandat représentatif
185. Le mandat est le rapport entre le représentant et le représenté. On dit
que le représentant a reçu et exerce un mandat.
1. L’objet du mandat
186. L’objet du mandat, ce qui est transféré au représentant, est l’exercice de
la souveraineté. Il ne s’agit donc pas de toutes les fonctions juridiques de l’État,
mais seulement de la fonction législative. C’est en effet la loi qui, aux termes de
l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme, est « l’expression de la
volonté générale », c’est-à-dire de la volonté du souverain. Il s’ensuit deux
conséquences importantes.
En premier lieu, selon cette théorie, seules les autorités législatives sont des
représentants et non les autorités exécutives ou judiciaires. En effet, si la fonc-
tion consiste dans l’exécution de la volonté du souverain, celui qui l’exerce ne
peut pas être le souverain lui-même ou son représentant. Il trouve sa légitimité
précisément dans le fait qu’il exécute la volonté générale. Mais en revanche,
toutes les autorités législatives doivent être des représentants. C’est pourquoi
la Constitution française de 1791 déclarait que « les représentants sont le
corps législatif et le Roi »32. Il faut souligner que le Roi, n’est pas représentant
en sa qualité de chef d’État ou de chef du pouvoir exécutif, mais seulement
32. Titre III, art. 2.
164
Droit constitutionnel
parce qu’il participe par son veto à l’exercice du pouvoir législatif (v. infra
no 319).
En second lieu, comme le montre clairement le cas du Roi en 1791, la qua-
lité de représentant est tout à fait indépendante du mode de désignation. Elle
n’est notamment pas liée à l’élection. Selon cette théorie, sont représentants
tous ceux dont le consentement est nécessaire à la formation de la loi, tous
ceux qui ont une part au pouvoir législatif. Ainsi, les Chambres du Parlement,
quelle que soit la manière dont elles sont désignées, le pouvoir exécutif s’il dis-
pose soit du monopole de l’initiative soit d’un droit de veto, et, selon certaines
théories, un organe de contrôle de la constitutionnalité des lois.
2. Les caractères du mandat
187. Ils découlent de ce qui précède.
a) Caractère collectif du mandat
188. En effet, il n’est pas exercé par une personne individualisée, mais par
une autorité. Dans le cas d’une Assemblée par exemple, ce n’est pas réellement
le député qui est un représentant, mais l’Assemblée tout entière. Il pourrait dif-
ficilement en être autrement, car un député peut se trouver dans la minorité. S’il
était représentant, il faudrait alors comprendre pourquoi il cesse dans ce cas
d’exprimer la volonté générale. Au contraire, si c’est l’Assemblée qui est repré-
sentant, chacun des députés qui la composent exprime sa volonté propre ou
l’idée qu’il se fait de la volonté générale et celle-ci résulte seulement du proces-
sus législatif.
Aussi, lorsqu’on dit, comme on le fait parfois, que le député est représentant,
ce mot revêt un autre sens : il signifie en raccourci que le député est membre
d’une Assemblée qui a elle-même la qualité de représentant.
Si le député, considéré individuellement, n’est pas le représentant du souve-
rain, il ne peut évidemment l’être de sa circonscription ou de ceux qui ont voté
pour lui.
Ceux-ci l’ont désigné, mais n’ont pu lui confier l’exercice de la souverai-
neté, qui ne leur appartenait pas, puisqu’il n’appartenait qu’au souverain.
Cette idée est exprimée dans la Constitution de 1791 : « Les représentants nom-
més dans les départements ne seront pas représentants d’un département parti-
culier, mais de la nation entière », disposition que l’on retrouve dans un très
grand nombre d’autres constitutions33.
On en a parfois tiré la conséquence que le sort des députés ne doit pas être
affecté par celui de la circonscription dans laquelle ils ont été élus. Ainsi, lors-
qu’en 1871, la France céda à l’Allemagne les départements d’Alsace et de Lor-
raine, les députés de ces départements furent considérés comme demeurant en
fonction et ne quittèrent l’Assemblée qu’après avoir démissionné de leur propre
initiative.
33. Constitution de 1791, titre III, chap. 1, sect. 3, art. 7 ; Constitution de l’an III, art. 52 ; Constitu-
tion de 1848, art. 34.
Le pouvoir
165
Toutefois, en 1962, lorsque l’Algérie devint indépendante, on adopta une
solution différente : il fut mis fin par une disposition législative au mandat de
parlementaires français élus dans les départements algériens. Cette solution a
été fort critiquée et considérée par une grande partie de la doctrine comme une
atteinte au principe. Elle peut pourtant être justifiée très simplement au regard
de la théorie de la représentation. Le titulaire de la souveraineté en confie l’exer-
cice à des représentants. La désignation des représentants, c’est-à-dire des auto-
rités législatives, résulte de la constitution. Cependant, le mode de désignation
des individus qui composeront ces autorités, s’il peut résulter aussi de la consti-
tution peut aussi provenir d’autres sources. Dans la pratique, il résulte souvent
de la loi, puisque, en France par exemple, c’est une loi qui détermine le mode
de scrutin. En effet, le souverain n’a pas d’autre volonté que celle qu’exprime le
législateur. L’acte par lequel il confie un mandat représentatif est l’expression
de la volonté générale. C’est une loi. Une loi a ainsi parfaitement pu décider
dans un sens en 1871 et en sens inverse en 1962.
b) Prohibition du mandat impératif
189. Le mandat impératif serait un mandat, analogue au mandat de droit
privé, qui serait confié par les électeurs aux élus et qui aurait pour conséquence
que ceux-ci auraient l’obligation de se conformer aux instructions reçues, qu’ils
devraient rendre des comptes et qu’ils seraient responsables envers leurs élec-
teurs. Le mandat impératif a été formellement prohibé par la plupart des consti-
tutions françaises et implicitement par toutes. Cette prohibition s’explique aisé-
ment et découle de ce que le député n’est pas le représentant de sa
circonscription, mais, conjointement avec ses collègues, celui de la nation ou
du peuple tout entiers.
Politiquement, elle se justifie aussi de plusieurs manières : la plus grande
compétence des élus, les avantages d’une décision à laquelle on est parvenue
au terme d’une délibération, la liberté des élus vis-à-vis des groupes et des par-
tis. C’est ce qu’exprimait de manière lumineuse Condorcet à la Convention :
« Mandataire du peuple, je ferai ce que je croirai le plus conforme à ses inté-
rêts. Il m’a envoyé pour exposer mes idées, non les siennes ; l’indépendance
absolue de mes opinions est le premier de mes devoirs envers lui ».
Le député est ainsi irresponsable. Il n’a de compte à rendre à personne et
n’est tenu par aucune obligation vis-à-vis de ses électeurs. Les promesses élec-
torales elles-mêmes sont dépourvues de toute valeur juridique. Il en résulte par
voie de conséquence, la nullité de la démission en blanc que les candidats aux
élections remettent parfois à des comités électoraux ou à leurs partis, pour que
ceux-ci l’adressent au président de l’Assemblée au cas où ils estimeraient que le
mandat a été violé. Saisi de telles lettres, les présidents des Assemblées n’en ont
jamais tenu compte.
Au contraire, les démocraties du type marxiste, qui dénonçaient la mystifi-
cation incluse dans le concept de souveraineté nationale, écartaient également le
mandat représentatif. L’article 4 de l’ancienne Constitution tchécoslovaque dis-
posait ainsi : « Le peuple souverain exerce les pouvoirs de l’État au moyen des
corps de représentants qui sont élus par le peuple, contrôlés par le peuple et
responsables devant le peuple ».
166
Droit constitutionnel
C Signification moderne du gouvernement représentatif
1. Gouvernement représentatif et démocratie
190. La théorie classique des formes de gouvernement distinguait la monar-
chie, l’aristocratie et la démocratie (v. supra no 74). La théorie de la représenta-
tion permet de justifier n’importe laquelle de ces trois formes, car on peut par-
faitement admettre que le peuple souverain exerce lui-même la souveraineté,
auquel cas, le gouvernement sera démocratique ou bien qu’il délègue cet exer-
cice à un roi ou aux meilleurs. On voit que la démocratie n’est réalisée que dans
le premier cas et que, selon cette conception, le système représentatif moderne
n’est pas une démocratie, mais une aristocratie, puisque la puissance suprême y
est déléguée à un Parlement. Il est d’ailleurs remarquable que ni la Constitution
américaine de 1787, ni la Constitution française de 1791 ne se soient présentées
comme des constitutions démocratiques. Comme il aurait été embarrassant de
les désigner comme des constitutions aristocratiques, la première se donnait
comme une constitution républicaine et la seconde tantôt comme mixte, tantôt,
de façon d’ailleurs tautologique, comme représentative.
Cependant, l’évolution des systèmes politiques a conduit à reconsidérer ce
schéma, en raison de deux phénomènes majeurs, d’ailleurs étroitement liés :
l’avènement du suffrage universel et la concentration du pouvoir législatif dans
la ou les Chambres élues, au détriment du chef de l’État et des Chambres hérédi-
taires. Depuis la fin du XIXe siècle, dans la plupart des États, la loi a pour auteur
principal et quelquefois exclusif une ou deux Chambres issues directement ou
indirectement du suffrage universel. Dans ces conditions, la théorie de la repré-
sentation a conduit à justifier le pouvoir des parlements en cherchant à le rattacher
non plus à l’aristocratie ou au gouvernement mixte, mais à la démocratie.
La thèse aujourd’hui dominante est donc que la démocratie comporte deux
variétés : la démocratie directe et la démocratie représentative. La démocratie
directe est le système dans lequel le peuple exerce lui-même la souveraineté.
Certains estiment qu’il présente des inconvénients, tenant au risque de démago-
gie ou à l’incompétence du peuple. Il est de toute manière impraticable dans les
grands États modernes. Aussi, le peuple délègue-t-il l’exercice de la souverai-
neté à des hommes qu’il choisit pour le représenter. Le régime représentatif est
donc bien une variété de démocratie, dès lors qu’il est associé à l’élection au
suffrage universel.
Cette thèse se réclame de Montesquieu. « Le grand avantage des représen-
tants, écrit-il, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y
est point du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvénients de la
démocratie... Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes républi-
ques : c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives, et
qui demandent quelque exécution, chose dont il est entièrement incapable. Il
ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce
qui est très à sa portée. Car, s’il y a peu de gens qui connaissent le degré précis
de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de savoir, en général,
si celui qu’il choisit est plus éclairé que la plupart des autres »34.
34. De l’esprit des lois, Livre XI, chap. 6.
Le pouvoir
167
Elle est vivement critiquée par de nombreux auteurs qui se situent dans la
postérité de Jean-Jacques Rousseau. Leur argumentation est simple : dans la
démocratie représentative, le peuple se borne à choisir des représentants, mais,
il leur remet l’exercice de la souveraineté. Une fois le choix fait, c’est la volonté
des représentants qui fait la loi et non la volonté du peuple. « Toute loi que le
Peuple en personne n’a pas ratifiée, écrit Rousseau, est nulle ; ce n’est point
une loi. Le peuple d’Angleterre pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est
que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est
esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait
mérite bien qu’il la perde »35. Il n’y a donc qu’une fiction de démocratie.
L’une et l’autre conception négligent pourtant un élément essentiel : les élec-
teurs ne choisissent plus aujourd’hui les députés après avoir porté un simple juge-
ment sur les capacités respectives des candidats. L’élection n’est pas une modalité
d’examen professionnel et le choix ne se fonde pas sur des compétences techni-
ques, mais sur des orientations politiques. Les candidats se présentent avec un
programme ou, tout au moins, sous l’égide d’un parti. Ce que les électeurs choi-
sissent, c’est donc moins des hommes qu’une politique (Birnbaum, Hamon, Tro-
per, 1977).
À cette influence du corps électoral à travers le choix des programmes,
s’ajoute celle qui peut s’exercer dans l’intervalle entre deux élections par les
contacts que l’élu peut entretenir avec les électeurs ou par les sondages d’opi-
nion. Même investis d’un mandat représentatif, mais soumis à réélection, les
députés et les partis, sont donc en réalité soumis à un contrôle diffus, mais per-
manent.
2. La qualité de représentant
191. La théorie de la représentation a eu pour fonction exclusive, à l’origine,
c’est-à-dire, sous la Révolution, de justifier a posteriori l’exercice du pouvoir
législatif. C’est la raison pour laquelle la qualité de représentant était entière-
ment indépendante du mode de désignation. Le débat fondateur sur ce point a
eu lieu le 10 août 1791. Il a opposé Barnave à Robespierre et Roederer. Ceux-ci
soutenaient que seul le corps législatif élu pouvait être qualifié de représentant.
Barnave, au contraire, défendait la thèse que le représentant était celui qui
contribuait à exprimer la volonté générale, ce qui était le cas du roi en raison
de son droit de veto. Le fait que le débat a eu lieu en 1791 montre qu’on ne
cherchait pas, à partir des principes, à déduire des règles de répartition des com-
pétences.
C’est la thèse de Barnave qui l’a emporté et s’est imposée, non seulement
pour la constitution de 1791, mais aussi dans la suite de l’histoire constitution-
nelle française. C’est ainsi que, le droit public de la IIIe République a reconnu la
qualité de représentant au seul Parlement, non pas parce qu’il était élu, mais
parce qu’il était la seule autorité législative.
Cependant plusieurs facteurs ont contribué à modifier les données du
problème. Le premier est ce double caractère du Parlement, à la fois pouvoir
législatif et élu. Le deuxième est le nouveau rôle joué par le principe, une fois
35. Du contrat social, Livre III, chap. 15, « Des députés ou représentants ».
168
Droit constitutionnel
qu’il a été admis. Il sert à justifier chaque loi, qui apparaît en effet, comme
l’expression de la volonté générale. Mais il peut servir désormais aussi à justi-
fier que l’on ait attribué le pouvoir législatif à tel organe plutôt qu’à tel autre. En
1791 on pouvait dire : « si un organe est législatif, alors il est représentant ». On
veut désormais pouvoir dire : « il est représentant, donc il doit être législateur ».
Mais, pour pouvoir jouer ce nouveau rôle, le principe doit évidemment être
modifié. Il faut naturellement disposer d’un critère autre que la participation
au pouvoir législatif pour affirmer la qualité de représentant. Cet autre critère
sera l’élection. Et cela d’autant plus naturellement que la théorie de la représen-
tation doit se combiner avec le principe démocratique : il faut que celui qui est
élu par le peuple, soit son représentant et qu’il exerce la plus haute fonction. Le
troisième facteur est le nouveau rôle joué par le pouvoir exécutif (v. supra
no 133 s.). Dès lors qu’il n’est plus cantonné dans la stricte exécution des lois,
mais qu’il contribue de façon déterminante aux orientations politiques majeures
et qu’il est, lui aussi, élu du peuple, il peut trouver dans cette élection la justifi-
cation de ses décisions. C’est pourquoi, il revendique lui aussi la qualité de
représentant, comme on peut le voir en France très clairement sous la Ve Répu-
blique.
Les États-Unis ont connu une évolution analogue. Alors que les auteurs de la
constitution avaient considéré que c’était le Congrès qui était le représentant légi-
time, le président Jackson, soutenait au XIXe siècle qu’il était lui aussi le représen-
tant du peuple, qui lui avait confié un mandat pour mener une certaine politique.
Plus tard, Wilson ira encore plus loin et prétendra que le Président est non seule-
ment un représentant, mais qu’il est un meilleur représentant que le Congrès, parce
qu’il représente non pas une série de circonscriptions, mais le peuple tout entier
(Dahl, 1990).
§ 2. La souveraineté
192. La notion de souveraineté. – Dans le système représentatif, les gou-
vernants exercent une souveraineté, dont ils ne sont pas les titulaires. Il faut
donc déterminer qui est le titulaire véritable et en quoi consiste cette mysté-
rieuse puissance. Il existe à ce sujet un débat très ancien et rendu confus par
l’imprécision du vocabulaire.
Il faut, pour le clarifier, distinguer quatre significations des mots souverai-
neté et souverain.
En premier lieu, la souveraineté est un caractère de l’État, qui est supérieur à
toute autre entité interne (une église par exemple) et n’est soumis à aucune
entité extérieure (un autre État). On parle quelquefois en ce sens de souveraineté
internationale et l’on considère qu’il s’agit d’une qualité essentielle de l’État en
ce sens qu’une entité, qui ne possède pas cette souveraineté n’est pas un véri-
table État. Ainsi, l’État membre d’un État composé (v. supra no 68 s.).
En deuxième lieu, c’est le caractère, la puissance d’un organe, qui, étant
situé au sommet d’une hiérarchie, n’est soumis à aucun contrôle et dont la
volonté est productrice de droit. On parle ainsi de la souveraineté du Parlement
et l’on dit de la même manière que la Cour de cassation est une Cour souve-
raine.
Le pouvoir
169
On comprend que la souveraineté dans ces deux premiers sens soit indivi-
sible, car si la souveraineté est la qualité de celui qui est suprême, un seul peut
avoir cette qualité. Si l’on voulait créer deux entités suprêmes, aucune ne le
serait.
En troisième lieu, la souveraineté est l’ensemble des pouvoirs que cet être
peut exercer. On peut d’ailleurs l’entendre de deux façons. On dit d’abord que
la souveraineté comprend par exemple le droit de battre monnaie, celui de faire
des lois ou de rendre la justice. Tous les pouvoirs qui sont compris dans la sou-
veraineté en ce sens sont parfois appelés des attributs de la souveraineté et l’on
parle alors de puissance d’État. Cette souveraineté, contrairement à la précé-
dente, n’est nullement indivisible et l’on peut fort bien répartir les attributs
entre plusieurs autorités.
Mais il est clair que ces attributs ne se situent pas tous sur le même plan.
L’un d’eux implique l’exercice d’une puissance supérieure, qui permet à son
titulaire de dominer les autres. C’est évidemment le pouvoir de faire des lois.
Si les décisions de justice ne sont que l’application de la loi, la souveraineté
consiste non dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, mais dans celui de
la fonction législative.
La souveraineté peut donc être entendue seulement comme puissance légis-
lative. Il faut alors considérer qu’elle est bien indivisible, car si deux autorités
étaient simultanément investies du pouvoir législatif aucune ne serait souve-
raine.
En revanche, on peut parfaitement confier ce pouvoir à deux ou plusieurs
autorités de manière indivisible, c’est-à-dire pour qu’elles l’exercent conjointe-
ment. C’est le cas par exemple, lorsqu’on confie le pouvoir législatif à un Par-
lement bicaméral ou lorsqu’on accorde au pouvoir exécutif un droit de veto.
En quatrième lieu, la souveraineté est la qualité de l’être, réel ou fictif, au
nom de qui est exercé le pouvoir de l’organe souverain dans la deuxième accep-
tion. C’est en ce sens que l’ont dit que seul la nation ou le peuple est souverain.
La confusion est due en partie aux particularités de la langue française. L’al-
lemand par exemple possède des mots différents pour désigner les différentes
espèces de souveraineté. Elle provient aussi de ce que, sous la monarchie abso-
lue, le roi était souverain dans tous les sens du mot. Il se confondait avec l’État
et était donc souverain sur le plan international (« le roi est empereur en son
royaume »). Il était souverain en tant qu’autorité, qui commandait à toutes les
autres à l’intérieur. Il disposait de la totalité de la puissance d’État et la loi,
notamment, procédait de sa seule volonté. Enfin, il n’était le représentant de
personne, car il ne tenait son pouvoir que de Dieu. On pouvait dire que la sou-
veraineté lui appartenait tout entière.
C’est seulement à partir de la Révolution que ces différents sens se sont dis-
sociés. Ainsi, sous la IIIe République, à la question : « qui est souverain ? », on
pouvait également répondre : « la France, le Parlement, la Cour de cassation, la
loi, la nation », toutes ces réponses étant non seulement justes, mais aussi par-
faitement compatibles.
Dans le processus de justification, c’est principalement de la souveraineté
dans le quatrième sens qu’il s’agit. Puisque le législateur n’est qu’un représen-
tant, qu’il ne fait qu’exercer la souveraineté (dans le troisième sens), à qui
170
Droit constitutionnel
appartient réellement cette souveraineté ? Puisque l’exercice de la souveraineté
a été délégué à des représentants, à qui appartient son essence ?
Sur ce point, on oppose traditionnellement deux doctrines, la souveraineté
nationale et la souveraineté populaire.
A L’opposition traditionnelle de la souveraineté nationale
et de la souveraineté populaire
1. La souveraineté populaire
193. Selon cette tradition, la doctrine de la souveraineté populaire enseigne-
rait que la souveraineté appartient au peuple, conçu comme l’ensemble des
hommes vivant sur un territoire donné. Ce peuple serait donc un être réel. Il
peut donc exercer lui-même sa souveraineté. La doctrine de la souveraineté
populaire serait donc compatible avec la démocratie directe. Cependant au cas
où il apparaîtrait que cette démocratie directe est peu praticable, le peuple pour-
rait déléguer l’exercice de la souveraineté.
Mais comme le peuple est un être réel, il est parfaitement capable d’avoir et
d’exprimer une volonté distincte de celles des gouvernants. Tous ceux qui com-
posent le peuple peuvent et ont le droit de choisir ces gouvernants et de contrô-
ler leurs actions. Aussi, la doctrine de la souveraineté populaire implique-t-elle
trois conséquences :
— le principe de l’électorat-droit, c’est-à-dire le suffrage universel,
— des éléments de démocratie directe, c’est-à-dire l’institution du réfé-
rendum,
— le mandat impératif.
2. La souveraineté nationale
194. Au contraire, la doctrine de la souveraineté nationale postulerait que le
titulaire de la souveraineté est la nation, c’est-à-dire une entité tout à fait abs-
traite, qui n’est pas composée seulement des hommes vivant sur le territoire à
un moment donné, mais qu’on définit en prenant en compte la continuité des
générations ou un intérêt général qui transcenderait les intérêts particuliers.
Comme il s’agit d’une entité abstraite, elle ne pourrait évidemment pas exercer
la souveraineté. La démocratie directe est impossible. Elle ne peut vouloir que
par ses représentants.
Elle ne peut d’ailleurs même pas les choisir, puisqu’elle n’a pas pour élé-
ments des hommes réels. Elle est donc contrainte de confier ce soin à certains
hommes. Le suffrage n’est pas un droit, mais une fonction confiée par la nation.
Elle ne doit pas d’ailleurs être confiée à tous, mais à ceux qui sont capables de
l’exercer et il se peut que seuls en soient capables certains, notamment parmi
ceux qui, possédant des biens ou exerçant une profession ou payant des impôts,
ont un intérêt à défendre. Une fois élus, les représentants, qui ne représentent
par leurs électeurs mais cette nation abstraite, ne peuvent évidemment être sou-
mis à aucun contrôle.
Le pouvoir
171
La souveraineté nationale entraînerait donc des conséquences symétriquement
inverses de celles que l’on suppose à la souveraineté populaire :
— refus de la démocratie directe ou semi-directe,
— théorie de l’électorat-fonction et possibilité du suffrage restreint,
— prohibition du mandat impératif.
Ainsi, les constituants procéderaient toujours à un choix fondamental entre
les deux doctrines de la souveraineté. Ce choix présenterait d’ailleurs un carac-
tère idéologique marqué : la doctrine de la souveraineté populaire serait démo-
cratique et progressiste, la doctrine de la souveraineté nationale conservatrice.
On pourrait donc classer les constitutions selon qu’elles se rattachent à l’une ou
l’autre doctrine : souveraineté nationale en 1791, populaire en 1793, nationale à
nouveau en l’an III, etc. À l’Assemblée constituante de 1946, les deux doctrines
auraient eu leurs partisans, de sorte qu’il aurait fallu réaliser un compromis, en
énonçant que : « la souveraineté nationale appartient au peuple ». Cette formule,
reproduite à l’article 3 de la Constitution de 1958, entraînerait ainsi certaines
des conséquences de la souveraineté nationale et certaines des conséquences
de la souveraineté populaire.
B Critique
195. L’opposition traditionnelle souffre de faiblesses graves. On se limitera
ici aux deux principales : elle est incapable de rendre compte de la réalité histo-
rique ; elle repose sur un présupposé inacceptable (Bacot, 2001 ; Troper, 2001,
p. 299 s.).
1. Critique historique
196. En apparence le schéma fonctionne relativement bien lorsqu’il s’agit de
rendre compte de la Constitution de 1791, qui proclame bien que la souverai-
neté appartient à la nation et comporte toutes les règles que la doctrine rattache
à ce principe : le système représentatif, le suffrage restreint et le mandat repré-
sentatif.
On ne peut pourtant pas en conclure, comme on le fait trop rapidement, que
les règles découlent du principe. Il peut s’agir soit d’une justification a poste-
riori, soit d’une simple coïncidence. Il est d’ailleurs remarquable que d’autres
constitutions, qui comportent les mêmes règles, par exemple la Charte de 1814,
ne se réfèrent pourtant pas au principe de la souveraineté nationale.
La Constitution de 1793 proclame que « la souveraineté réside dans le
peuple »36. On s’attend donc à y trouver le suffrage universel, le référendum
et le mandat impératif. Or, si les deux premières règles y sont bien, encore
que le référendum qu’elle institue soit en réalité impraticable, il existe au
moins deux dispositions, qui, d’après la théorie traditionnelle, se rattachent
plutôt au principe de la souveraineté nationale : « aucune portion du peuple
ne peut exercer la puissance du peuple tout entier »37 et « chaque député
appartient à la nation entière »38. Ces textes ont une double signification :
36. Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, art. 25.
Ibid., art. 26.
37.
38. Constitution, art. 29.
172
Droit constitutionnel
d’une part, il s’agit d’une prohibition du mandat impératif ; d’autre part, il en
ressort que les mots peuple et nation sont, selon cette Constitution, rigoureu-
sement synonymes.
L’absence de tout lien entre souveraineté populaire et les trois institutions
qu’on lui rattache habituellement est encore démontrée par l’examen de la
constitution de l’an III. Le principe de la souveraineté populaire est proclamé
dans les mêmes termes qu’en 1793 : « la souveraineté réside essentiellement
dans l’universalité des citoyens »39. On y trouve pourtant toutes les conséquen-
ces que l’on rattache habituellement non à la souveraineté populaire, mais à la
souveraineté nationale : le suffrage restreint et indirect40, le refus de la démocra-
tie directe ou semi-directe, le refus du mandat impératif41.
La proclamation de la souveraineté nationale ou de la souveraineté populaire
ne présente donc pas la signification que lui accorde la doctrine traditionnelle.
Celle-ci ne la lui prête que parce qu’elle conçoit le processus constituant comme
une déduction logique.
2. Le présupposé implicite : la conception dogmatique des constitutions
197. L’opposition traditionnelle n’a de sens que s’il existe un lien logique tel
que l’acceptation des principes entraîne nécessairement celles de toutes les
conséquences, de sorte que les constituants commenceraient par poser l’un ou
l’autre des deux principes pour en déduire les conséquences. Cette idée n’est
nullement démontrée et plusieurs considérations incitent à penser le contraire.
On a vu, en premier lieu, qu’il peut arriver qu’on rédige d’abord les dispo-
sitions énonçant des règles concrètes et ensuite seulement les principes et qu’on
peut rencontrer l’un des deux principes avec les règles qui sont la conséquence
de l’autre.
En deuxième lieu, on ne pourrait établir un lien logique qu’à la condition
d’accorder aux mots la même signification. Or ces significations sont variables.
Ainsi, « peuple » et « nation » peuvent bien avoir deux significations différentes
dans la langue politique et constitutionnelle du XXe siècle et avoir été synony-
mes en 1793.
En troisième lieu, quand bien même il y aurait dans l’esprit des constituants
d’une époque donnée un lien entre souveraineté nationale et refus du référen-
dum ou du mandat impératif, il ne s’agirait pas d’un lien logique, mais pure-
ment contingent, de sorte que la proclamation de la souveraineté n’a pas la
même signification à une autre époque. Il est également possible que le consti-
tuant lui accorde une certaine signification et que, au cours du processus d’ap-
plication, les interprètes de la constitution lui en accordent une différente.
En quatrième lieu, l’opposition traditionnelle néglige l’usage rhétorique
que les constituants peuvent faire de formules comme souveraineté nationale
ou souveraineté populaire. Il est possible et il arrive fréquemment qu’on les
proclame sans autre souci que d’obtenir une adhésion populaire, mais sans
aucune intention d’en tirer la moindre conséquence.
39. Déclaration des droits et des Devoirs de l’Homme et du Citoyen, art. 17.
40. Titres II, III et IV.
41. Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, art. 18 ; Constitution, art. 52.
Le pouvoir
173
Il faut par conséquent examiner ces questions d’un point de vue strictement
historique et donner de ces formules une interprétation non pas sémantique,
mais systémique. Il faut en d’autres termes non pas chercher à comprendre la
constitution à partir des principes, mais les principes à partir de la Constitution.
C Détermination du titulaire de la souveraineté
198. On se bornera à quatre constitutions.
1. La Constitution de 1791
199. Il faut observer la chronologie. Jusqu’en 1791, les deux termes peuple
et nation sont employés l’un pour l’autre. Le choix du système représentatif
ne découle donc pas de la préférence pour le mot de nation, mais, comme on
l’a vu, de la formule de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 : « Le
principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ». La dis-
tinction du peuple et de la nation résulte de la nécessité de justifier l’attribu-
tion du pouvoir législatif au corps législatif et au roi. En effet, on peut justifier
par la souveraineté populaire n’importe quelle forme simple de gouvernement,
puisqu’il est parfaitement concevable que le peuple souverain ou bien exerce
la souveraineté lui-même ou bien en délègue l’exercice à un roi ou à un corps
de nobles. En revanche, il est impossible de justifier ainsi un gouvernement
mixte, car on ne peut pas concevoir que l’exercice de la souveraineté soit à
la fois délégué et conservé. On ne pourrait pas dire par exemple que le sys-
tème est une démocratie, parce qu’on ne pourrait pas expliquer que le roi par-
ticipe par son veto à l’exercice de la souveraineté et l’on ne pourrait pas dire
davantage que l’exercice a été délégué à un roi, parce qu’on ne pourrait pas
expliquer pourquoi il y a, dans ce cas, aussi un élément de démocratie.
On imagine donc d’appeler le souverain non pas peuple, mais nation. L’in-
vention de ce concept présente plusieurs avantages : on peut concevoir la nation
comme une entité abstraite, composée de deux éléments : le peuple et le roi.
Puisqu’elle est abstraite, elle ne peut évidemment pas exercer la souveraineté,
mais doit la déléguer à des représentants. Comme le souverain est composite, le
pouvoir législatif le sera aussi et comportera deux éléments, correspondant à
ceux de la nation : il y aura un roi et un corps législatif. Cependant, chacun
représentera non l’élément correspondant, mais la nation tout entière.
2. La Constitution de 1793
200. La monarchie a été abolie en 1792 (v. infra no 327). La nation ne com-
prend donc plus qu’un seul élément, le peuple, de sorte que les deux termes
peuvent redevenir synonymes. On substitue donc l’expression de souveraineté
populaire à celle de souveraineté nationale dans la Déclaration des droits, mais
sans abandonner pour autant le mot nation, qui figure dans le texte de la consti-
tution.
Il faut souligner que le peuple dont il est question désormais n’est pas,
comme le prétend la doctrine classique, un être réel, existant dans le monde,
indépendamment de la représentation. Il s’agit, comme pour la nation, d’une
notion construite par le droit. Il pourrait d’ailleurs difficilement en être
174
Droit constitutionnel
autrement, car il ne s’agit pas d’un fait naturel. C’est donc la Constitution qui
définit le peuple souverain comme l’universalité des citoyens français42 et qui
doit ensuite définir le citoyen français43. C’est la Constitution encore qui déter-
mine les compétences de ce peuple, la manière dont il procède à l’élection ou
dont il participe à l’exercice du pouvoir législatif. Comme on l’a vu, le mandat
impératif est prohibé. Les électeurs exercent donc une fonction, exactement de
la même manière que dans la prétendue doctrine de la souveraineté nationale.
Quant à l’idée que le peuple exercerait directement la souveraineté, elle n’est
que partiellement exacte, puisque la constitution n’organise un système de vote
populaire que pour certaines lois, mais surtout elle ne découle pas du principe de
la souveraineté populaire, mais plutôt de la manière dont il est formulé : « la sou-
veraineté réside dans le peuple ». Ce n’est plus seulement en effet le principe de
la souveraineté, comme en 1789, mais la souveraineté elle-même, qui réside dans
le peuple. Celui-ci peut donc l’exercer directement au moins partiellement, dans
les limites fixées par la constitution, comme il peut l’exercer par représentation.
3. La Constitution de l’an III
201. L’examen de la Constitution de l’an III confirme cette analyse. Il est
clair que les constituants reviennent sur le suffrage universel direct et le référen-
dum. Mais cela n’implique nullement, comme on le croit parfois, qu’on réta-
blisse le principe de la souveraineté nationale. On a vu, au contraire, que le
principe de la souveraineté populaire est maintenu. Il n’est pas nécessaire d’em-
ployer à nouveau le concept de nation, puisque la monarchie n’a pas été res-
taurée.
Pour donner une justification adéquate aux règles concrètes énoncées dans
la constitution, il suffit de recourir à deux techniques : en premier lieu, définir
autrement les citoyens ; si le peuple est l’universalité des citoyens, comme en
1793, il suffit que la catégorie des citoyens soit définie de manière restrictive,
pour que par exemple le suffrage restreint apparaisse justifié par la souverai-
neté populaire. En deuxième lieu, surtout, rétablir dans la formulation du prin-
cipe l’adverbe essentiellement, qui figurait déjà, on l’a vu, en 89, mais qu’on
avait abandonné en 1793 : « la souveraineté réside essentiellement dans l’uni-
versalité des citoyens ».
4. La Constitution de 1958
202. La mystérieuse formule de l’article 3, « La souveraineté nationale
appartient au peuple » doit être interprétée de la même manière. On en donne
habituellement l’interprétation suivante :
En premier lieu, cette formule est reprise mot pour mot de l’article 3 de la
constitution de 1946. À l’Assemblée constituante, une controverse avait opposé
Coste-Floret, partisan de la souveraineté populaire et Paul Bastid, tenant de la
souveraineté nationale. Le texte de l’article 3 résultait donc simplement d’un
compromis entre les deux conceptions.
42. Art. 7.
43. C’est l’objet du titre II.
Le pouvoir
175
En deuxième lieu, le compromis signifierait que la constitution consacrerait cer-
taines des conséquences découlant de la souveraineté nationale et d’autres décou-
lant de la souveraineté populaire. L’article 3 de 1958 poursuit, en effet « (...) appar-
tient au peuple, qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».
Cette interprétation n’est pourtant guère satisfaisante. Le compromis de
1946 n’a pu avoir cette signification à l’époque. En effet, l’Assemblée consti-
tuante débattait après qu’un premier projet avait été rejeté par le peuple français.
Or, ce premier projet qui proclamait le principe de la souveraineté populaire
n’en tirait nullement les conséquences prescrites par la doctrine et ne comportait
notamment ni mandat impératif, ni référendum44. Le compromis ne pouvait
donc signifier qu’on allait faire une place à l’une et l’autre de ces institutions
et d’ailleurs la constitution de 1946 ne prévoyait le référendum que pour la révi-
sion. Il en résulte qu’on pouvait parfaitement utiliser la formule du compromis
sans en faire découler aucune autre conséquence que celles qui découlent en
principe de la seule souveraineté nationale.
Il faut même aller plus loin : en 1946, comme plus tard en 1958, on pouvait
utiliser l’une des deux formules pures, sans renoncer à aucune des règles que
l’on souhaitait inscrire dans la constitution. On pouvait par exemple proclamer
la souveraineté populaire et avoir toutes les conséquences habituellement atta-
chées à la souveraineté nationale. C’est ce que faisait par exemple le premier
projet de 1946, qui ajoutait immédiatement après la proclamation de la souverai-
neté populaire que « la loi est l’expression de la volonté nationale (...) Cette
volonté s’exprime par les représentants élus du peuple ». On pouvait, à l’inverse,
proclamer la souveraineté nationale et décider que la nation confiait l’exercice de
la souveraineté non seulement à des représentants, mais aussi au corps électoral
pour qu’il approuve certains projets de loi par référendum.
En d’autres termes, s’il est vrai que le compromis de 1946 était apte à justi-
fier le droit positif de 1958, il pouvait également justifier des règles très diffé-
rentes et les règles adoptées en 1946 ou en 1958 auraient été tout aussi bien
justifiées par d’autres formules.
La rédaction précise de l’article 3 retrouve une utilité, lorsqu’on cherche à
fonder sur elle, non pas une autre disposition de la constitution, mais certains
comportements ou certaines interprétations données par les pouvoirs publics.
On n’en prendra qu’un exemple : pour justifier l’utilisation de l’article 11 en
matière de révision constitutionnelle, où elle n’était pas expressément prévue,
le général de Gaulle et ses partisans firent valoir en 1962 que l’article 3 consa-
crait à la fois l’expression indirecte et l’expression directe de la souveraineté ou
la démocratie représentative et la démocratie directe. Comme la seconde doit
l’emporter sur la première, l’article 3 devrait conduire à une interprétation
large de l’article 11 (v. infra no 503 ; Capitant, 1982, spécial. p. 422-429).
203. Bibliographie
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Il revenait d’ailleurs aux formules de 1789 et de l’an III et en particulier à l’usage de l’adverbe
44.
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Deuxième partie
Les régimes politiques1
204. Pendant longtemps, l’étude des principaux régimes politiques contem-
porains a pu se faire dans le cadre d’une classification dualiste : d’un côté, les
régimes de « pouvoir ouvert » que l’on désigne parfois aussi sous le nom de
« régimes pluralistes occidentaux » – où les partis politiques se créent et exer-
cent leur activité librement et où le choix des gouvernants dépend du résultat
d’élections compétitives. De l’autre, les régimes de « pouvoir clos » – souvent
qualifiés de « monocratiques » ou totalitaires – où un parti unique, dirige l’éco-
nomie, contrôle étroitement l’ensemble de la vie sociale, et où les élections,
dont les résultats sont connus à l’avance, ne servent en fait qu’à légitimer la
domination politique. Certains de ces régimes totalitaires se réclamaient du
marxisme-léninisme, d’autres appartenaient à différentes variantes de fascisme.
L’opposition de ces deux types de régimes était extrêmement nette non seu-
lement du point de vue de la pratique politique mais aussi du point de vue de
l’idéologie et de la doctrine constitutionnelle. D’après les conceptions pluralis-
tes, le pouvoir étatique est perçu à la fois comme un moyen indispensable à la
régulation de la société et comme une menace pour les libertés, de sorte qu’il est
nécessaire de le limiter et de le contrôler. Au contraire, dans les systèmes tota-
litaires, le pouvoir, celui de l’État, du parti, ou du chef, était vu non comme un
moyen, mais comme une fin.
Mais cette classification dualiste ne correspond plus aujourd’hui à la réalité.
Certes, on peut toujours distinguer des régimes qui sont authentiquement plura-
listes et d’autres qui le sont moins, ou même pas du tout. Mais, depuis quelques
années, de nombreux régimes de « pouvoir clos » soit ont complètement cessé
d’appartenir à cette catégorie, soit ont fait d’importantes concessions au plura-
lisme. Sans doute, de nombreux pays connaissent-ils des régimes autoritaires,
mais la constitution n’y joue qu’un rôle secondaire, de sorte que son étude ne
présente qu’un intérêt limité. On n’envisagera donc ici que les régimes pluralis-
tes, parmi lesquels on peut distinguer les types suivants :
Les régimes de type parlementaire, au sens que l’on a donné à ce terme dans
la première partie (chapitre 1).
Le régime des États-Unis, qui est à peu près unique en son genre, et à partir
duquel a été élaboré l’archétype du régime présidentiel, mérite évidemment une
étude particulière (chapitre 2).
Les développements relatifs à la Grande-Bretagne, à l’Italie et aux États-Unis ont été respective-
1.
ment revus et commentés par les professeurs Damian Chalmers, Roberto Bin et Michel Rosenfeld,
auxquels les auteurs expriment leur vive gratitude.
182
Droit constitutionnel
Les pays de l’Europe de l’Est, ne forment une véritable classe qu’en raison
d’une histoire commune. Après avoir été soumis jusqu’en 1989 à des régimes
totalitaires et traversé une phase de transition, ils ont adopté des institutions
démocratiques inspirées de celles des pays de l’Europe occidentale (chapitre 3).
Enfin, l’Union européenne, bien qu’elle ne soit pas un État, constitue une
forme politique originale, que la science du droit constitutionnel peut et doit
prendre pour objet (chapitre 4).
Chapitre 1
Les régimes parlementaires
205. Les régimes parlementaires. – Les régimes que l’on a regroupés dans
ce chapitre présentent deux caractères communs : d’une part le gouvernement
est responsable devant le Parlement ; d’autre part, le chef de l’État peut être un
monarque héréditaire ou un Président de la République, mais, en tout état de
cause, il n’est pas élu au suffrage universel. Il en résulte que la composition
de l’équipe gouvernementale est toujours déterminée indirectement par les
résultats des élections législatives. Mais le mode de fonctionnement des régimes
parlementaires varie selon l’état des forces politiques et selon les règles inscrites
dans la Constitution.
Section 1
Le régime britannique
206. Le système britannique présente pour la science du droit constitution-
nel un triple intérêt. Tout d’abord c’est le plus ancien, si l’on considère l’âge de
certaines de ses sources écrites ou la forme extérieure des autorités politiques,
qui n’a guère changé depuis le XVIIIe siècle. Au-delà de ce phénomène de l’an-
cienneté et de la permanence des institutions et des rites, qui suscite parfois à lui
seul l’émerveillement des témoins, il faut noter que cette stabilité n’a nullement
été un obstacle à des transformations très profondes. C’est même l’évolution
subie par le système qui explique que la Grande-Bretagne ait pu, à différentes
époques, servir de modèle ou de source d’inspiration pour des Constitutions fort
différentes : la Constitution américaine de 1787 ou la Charte française de 1814.
D’autre part, c’est à partir du système anglais qu’a été élaboré le modèle du
régime parlementaire, que l’on a l’habitude d’opposer aujourd’hui au régime
présidentiel. Mais le système anglais auquel on se réfère était celui qui fonction-
nait au XIXe siècle, tandis que le système contemporain est fort différent.
Enfin, la Grande-Bretagne est souvent citée comme l’un des rares exemples
d’un pays dans lequel il n’y a pas de constitution formelle. Bien entendu, cela
ne signifie pas qu’il n’y a pas de Constitution du tout – il y a une constitution
matérielle – ni même qu’il n’y a pas de règles constitutionnelles écrites, mais
seulement que les règles ne sont pas renfermées dans un document unique et sur-
tout qu’elles n’ont pas de valeur supra-législative, de sorte qu’elles peuvent, en
principe, être facilement modifiées par une loi ordinaire.
184
Droit constitutionnel
207. Les origines. – Le système politique britannique trouve ses origines au
Moyen Âge. Par la Grande Charte de 1215, Jean sans Terre concédait un certain
nombre de droits et de privilèges et posait le principe essentiel qu’aucun impôt
ne pouvait être levé sans le consentement du Grand Conseil, où siégeaient les
vassaux du roi. C’est ce Grand Conseil, qui au XIIIe siècle prend le nom de Par-
lement, qui se séparera en deux Chambres, l’une dans laquelle délibèrent les
barons et les représentants de l’Église, l’autre composée de délégués des Com-
munes. En échange de leur consentement le roi fut rapidement amené à sanc-
tionner, c’est-à-dire à accepter les lois nouvelles que les Chambres lui propo-
saient. Néanmoins le Parlement n’était réuni que lorsque le roi avait besoin de
ressources nouvelles et celui-ci conservait par ailleurs le pouvoir d’imposer seul
des lois nouvelles ou de suspendre les lois existantes (prérogative royale).
C’est ce pouvoir qui disparaît, au terme des guerres civiles du XVIIe siècle : le
Bill of Rights de 1688 consacre le principe de l’annualité du vote de l’impôt
et supprime l’essentiel de la prérogative royale. Désormais, les Chambres devront
siéger chaque année et les lois ne peuvent être adoptées qu’après avoir été votées
par les Chambres et sanctionnées par le roi, qui ne peut ni les faire seul, ni en
suspendre l’exécution. On appelle alors Parlement l’organe complexe formé du
roi et des deux Chambres et c’est ce Parlement – et non plus le roi – qui est le
souverain. Aussi, ce système est-il considéré comme un gouvernement mixte,
puisque le pouvoir essentiel, le pouvoir législatif, y est exercé conjointement par
un roi, l’aristocratie (la Chambre des Lords) et le peuple (la Chambre des com-
munes). Quant au pouvoir exécutif, il continuait d’être exercé par le roi avec ses
ministres. C’est ce système mixte, qui est dit aussi de balance des pouvoirs, parce
que les trois pouvoirs législatifs partiels se font équilibre, chacun pouvant arrêter
les lois voulues par les deux autres. On sait que c’est à partir de ce modèle qu’a
été élaborée la doctrine appelée « séparation des pouvoirs », qui signifiait alors
non pas que les autorités doivent être spécialisées et indépendantes, mais simple-
ment qu’une seule et même autorité ne doit pas exercer tous les pouvoirs
(v. supra no 80). Et c’est aussi en raison des conditions dans lesquelles il a fonc-
tionné au XVIIIe siècle que s’est établi le régime parlementaire.
208. L’établissement du régime parlementaire. – Dans le système mixte,
seul le pouvoir législatif est exercé collectivement par les trois éléments du Par-
lement, le pouvoir exécutif, lui, continuant d’être exercé par le roi. Cependant,
l’attribution du pouvoir législatif au Parlement aurait été évidemment vidée de
son sens, si le roi avait pu s’affranchir, dans l’exercice du pouvoir exécutif, de
l’obéissance à la loi. On ne pouvait pourtant pas le contrôler en raison de son
irresponsabilité, exprimée par le principe « le roi ne peut mal faire ». Les Cham-
bres ont alors remis en vigueur une procédure ancienne, celle de l’impeachment.
Elle consistait dans un acte d’accusation voté par la Chambre des communes
pour une conduite des ministres, qu’elle estimait criminelle. Les ministres
étaient alors jugés par la Chambre des Lords. Comme ni les crimes des minis-
tres, ni les peines dont ils étaient passibles n’étaient définis, les ministres pou-
vaient facilement être accusés et condamnés pour n’importe quelle conduite du
roi à laquelle ils avaient pu collaborer, notamment, mais pas exclusivement, en
contresignant ses actes.
Les régimes parlementaires
185
Il en est rapidement résulté que les ministres, qui encouraient la responsabilité,
n’acceptaient de contresigner que les actes qu’ils approuvaient. Le roi peut bien
alors tenter de changer de ministre, mais le nouveau sera dans la même situation,
de sorte que le pouvoir du roi est passé entre les mains des ministres. Cette évo-
lution a été facilitée et accélérée par l’arrivée sur le trône de la dynastie des prin-
ces de Hanovre en 1715 : le premier de ces princes ne connaît pas assez la langue
anglaise pour participer efficacement aux réunions du cabinet, tandis qu’un autre
est faible d’esprit. Aussi, la procédure d’accusation est-elle entamée non seule-
ment dans des cas où un crime au sens ordinaire du mot a été commis, mais éga-
lement lorsque la majorité de la Chambre des communes entend s’opposer à la
politique menée par les ministres. Dès lors qu’elle peut facilement aboutir, ceux-
ci ont intérêt à démissionner dès qu’une menace d’accusation pèse sur eux. La
première démission de ce type est celle de Walpole en 1742. Mais il ne s’agit
que d’une démission individuelle. Le processus est parachevé en 1782, lorsque
Lord North démissionne avec l’ensemble de son cabinet en l’absence même de
toute menace d’impeachment. On considère que cette date marque la naissance
du système parlementaire, puisque d’une part la responsabilité est désormais réel-
lement politique, non seulement parce qu’elle est mise en jeu pour des raisons
politiques – c’est presque toujours le cas – mais parce que la procédure et la sanc-
tion sont politiques et que d’autre part cette responsabilité est collective et qu’ainsi
c’est la politique de l’ensemble du cabinet qui est sanctionnée.
Enfin, comme le cabinet peut être contraint à tout moment par la Chambre
des communes d’abandonner le pouvoir, il ne peut durer qu’en rassemblant une
majorité qui le soutiendra. Le leadership exercé par le Premier ministre repose
d’abord principalement sur la corruption. Celle-ci est facilitée par un système
électoral archaïque permettant toutes les manipulations : suffrage restreint –
moins de 5 % de la population –, conditions d’éligibilité restrictives, décou-
page irréaliste des circonscriptions, candidatures officielles.
Les fortes pressions en faveur d’une réforme aboutissent en 1832 à l’exten-
sion du corps électoral. Cette réforme a une portée considérable : un corps élec-
toral élargi n’est pas aussi aisément manipulable et seuls des candidats organi-
sés en partis ont des chances de l’emporter. La fin du XIXe siècle voit donc le
développement de partis politiques structurés et disciplinés. Lorsque l’un de ces
partis est majoritaire à la Chambre des communes, le cabinet est entièrement
composé de ses dirigeants et bénéficie d’un soutien permanent.
§ 1. Les sources du droit constitutionnel britannique
209. Comme la Grande-Bretagne ne connaît pas de constitution formelle, il
est nécessaire d’identifier au moins les types de sources du droit constitutionnel.
Le principe fondamental est celui de la souveraineté du Parlement et de la
loi, qui résulte de la coutume. Cette seule proposition donne la mesure de la
complexité du problème des sources, car si la loi est souveraine, elle peut aller
contre la coutume, qui lui a précisément donné sa compétence. En outre, si le
Parlement est souverain, il peut naturellement énoncer des règles constitution-
nelles, mais ces règles ne sauraient le lier puisqu’il est souverain.
Il y a donc dans la réalité une variété de sources.
186
Droit constitutionnel
A Les sources écrites
210. Bien que la Constitution soit pour l’essentiel coutumière, il existe des
sources écrites. Il peut s’agir de quelques documents fondamentaux, comme la
Grande Charte de 1215, la Pétition des Droits de Charles Ier (1628) ; le Habeas
corpus Act (1679) ; le Bill of Rights (Bill des droits) (1688), l’Acte d’établisse-
ment (1701) ou de lois relatives à telle ou telle institution particulière ; ainsi les
Parliament Acts de 1911, 1949 et 1999, qui restreignent les pouvoirs de la
Chambre des Lords le Constitutional Reform Act de 2005, qui crée une cour
suprême, ou encore le Succession to the Throne Act de 2013, qui modifie les
règles de succession au trône.
À ces textes s’ajoutent la loi par laquelle la Grande-Bretagne a adhéré à
l’Europe, le European Community Act de 1972 et par conséquent le traité
de Rome, l’Acte Unique européen et le traité de Maastricht et tous ceux qui
ont suivi, jusqu’au traité de Lisbonne. Le European Union Act de 2011 dispose
que le pouvoir de l’Union européenne ne trouve son fondement que dans la loi
de 1972, c’est-à-dire dans la souveraineté du Parlement britannique. En d’autres
termes, il n’a pas de fondement autonome.
Jusqu’au XVIIIe siècle, certains juges ont tenté d’imposer l’idée que les textes
fondamentaux et la coutume ancienne liaient le roi et les Chambres. Mais cette
idée fut abandonnée lorsqu’on dut constater que le Parlement – c’est-à-dire les
deux Chambres et le roi – pouvait adopter n’importe quelle loi et qu’il était dès
lors souverain. Il n’y a donc pas de norme supérieure à la loi et chacune de ces
règles peut être à tout moment modifiée par une loi ordinaire. On dit souvent
que ce que fait la Reine en son Parlement, c’est le droit, en d’autres termes qu’il
n’y a pas de limite à ce que peut faire le Parlement. Dès lors, il ne saurait être
question pour les tribunaux de refuser l’application d’une loi sous prétexte
qu’elle serait invalide. Ce principe a été quelquefois contesté, mais n’a pas été
réellement atteint, même par les développements les plus récents.
211. Le Human Rights Act de 1998. – Il existe un mouvement favorable à
l’adoption d’un Bill of Rights, c’est-à-dire d’une Déclaration des droits sur le
modèle de celles qui accompagnent les constitutions écrites, qui serait une codi-
fication des droits et libertés, dotée d’une valeur supra-législative, susceptible
par conséquent de servir de fondement à un contrôle de constitutionnalité des
lois. Ce mouvement est toutefois minoritaire et un tel Bill of Rights serait
incompatible avec le principe de la souveraineté du Parlement. C’est pourquoi,
seul a été adopté, en 1998, un Human Rights Act, qui rend la Convention euro-
péenne des droits de l’Homme directement applicable. Elle n’a pas de valeur
supérieure à celle des lois, mais les ministres qui déposent un projet à la Cham-
bre des communes, doivent faire une déclaration sur leur compatibilité avec la
Convention. D’autre part, les tribunaux, qui, à cause de la souveraineté du Par-
lement, ne peuvent annuler les lois, doivent, en cas de conflit entre la loi et la
Convention, comme pour les règles européennes selon la jurisprudence Factor-
tame (v. infra no 212), donner aux lois une interprétation telle qu’elles devien-
nent conformes à la Convention et à la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’Homme. S’ils constatent qu’une loi est malgré tout incompatible
avec la Convention, ils doivent déclarer cette incompatibilité. En revanche, à
Les régimes parlementaires
187
la différence de ce qui résulte de la jurisprudence Factortame, le juge ne peut
pas écarter la loi parlementaire dans le cas en litige. C’est le ministre compétent
qui pourra amender la loi pour mettre fin à l’incompatibilité, sans d’ailleurs
revenir sur le cas particulier.
Il s’agit donc d’un contrôle très différent du contrôle de constitutionnalité
pratiqué dans les autres pays européens : le texte de référence est une conven-
tion internationale ; les tribunaux doivent se conformer à la Convention telle
qu’elle est interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme siégeant
à Strasbourg ; enfin, la décision d’incompatibilité a pour effet de transférer au
ministre un véritable pouvoir législatif ; enfin, les tribunaux n’ont pas le pouvoir
de priver une loi parlementaire de sa validité. En raison de ce dernier trait, on
estime généralement que le principe de la souveraineté du Parlement reste
intact, bien que son contenu ait pu changer (Elliott, 1999, Turpin & Tomkins,
2007). C’est ce principe qu’a appliqué la chambre des Communes, après que la
Cour européenne des droits de l’Homme eut condamné la Grande-Bretagne
pour avoir refusé d’accorder à des prisonniers le droit de vote. La Chambre a
adopté à une très grande majorité au mois de février 2011 une résolution par
le gouvernement à refuser d’appliquer la décision de
laquelle elle invitait
la Cour.
212. La construction de l’Europe. – Les développements du droit euro-
péen ne sont pas non plus de nature à porter réellement atteinte à la souveraineté
du Parlement. S’il est vrai que certaines normes européennes sont d’application
directe sur le territoire des États membres et que les ressortissants britanniques
ont une action devant la Cour européenne des droits de l’Homme, cela ne signi-
fie nullement que le droit européen serait doté d’une valeur supérieure à celle
des lois. C’est que si, dans certains pays comme la France, le droit international
prévaut sur les lois, la Grande-Bretagne, elle, connaît, un système dualiste : le
droit international ne fait partie du droit national qu’en vertu d’une loi adoptée
par le Parlement. On peut donc considérer qu’un traité l’emporte sur une loi
antérieure, mais seulement parce que, en ratifiant le traité, le Parlement a mani-
festé sa volonté de modifier cette loi antérieure. La question est plus complexe
en cas de contradiction entre un traité et une loi postérieure au traité. Jusqu’à
une date récente, on considérait qu’en adoptant une loi contraire à un traité, le
Parlement violait sans doute une norme internationale, mais non pas une norme
interne. La Grande-Bretagne peut être condamnée par une cour internationale,
mais la loi votée par le Parlement n’en sera pas moins en vigueur et ne pourra
pas être écartée par un tribunal britannique s’il apparaît clairement que le Parle-
ment a entendu déroger à un traité. Toutefois, la Chambre des Lords, statuant
comme juridiction suprême (dans l’affaire Factortame), a décidé, à propos
d’une loi contraire aux traités européens, que si la volonté du Parlement de
déroger aux traités n’était pas explicite, les traités devaient l’emporter1. Cette
jurisprudence a été diversement interprétée. Certains estiment qu’elle entame
le dogme de la souveraineté du Parlement dans la mesure où le traité prévaut
R.v. Secretary of State for Transport, ex. parte Factortame (no 1) [1990] 2.AC 85 ; R.v. Secretary
1.
of State for Transport, ex. parte Factortame (no 2) [1991] 1.AC 603 et R.v. Secretary of State for
Employment, ex parte Equal Opportunities Commission [1994] 2 WLR, 409.
188
Droit constitutionnel
sur la loi, tandis que d’autres estiment qu’elle laisse intact le dogme de la sou-
veraineté du Parlement, au moins sur le plan formel, parce que celui-ci peut
toujours explicitement déclarer qu’il entend, par la loi nouvelle, déroger à la
règle internationale (Bogdanor, 2009).
B Les sources non écrites : la coutume et les conventions
de la constitution
213. Parmi les sources non écrites, on fait une distinction fondamentale
entre les coutumes au sens strict et les conventions de la constitution. Dans les
deux cas, il s’agit de pratiques répétées assorties du sentiment du caractère obli-
gatoire. La différence réside dans le fait qu’une coutume peut être constatée
et sanctionnée par les tribunaux, tandis qu’une convention ne peut pas l’être.
Les conventions de la constitution posent un problème théorique difficile, au
regard des conceptions dominantes sur la juridicité. On estime en général
qu’une règle juridique est une règle dont la violation est sanctionnée. Il faudrait
donc en conclure que les conventions de la constitution ne sont pas de véritables
règles de droit. Or, elles jouent un rôle majeur. L’obligation pour un Premier
ministre, s’il a fait l’objet d’une motion de défiance explicite de la Chambre
des communes ou si la motion de confiance qu’il a présentée a été rejetée, de
présenter sa démission ou de solliciter du roi la dissolution de la Chambre,
l’obligation pour le monarque d’accorder sa sanction aux lois votées par les
l’obligation du
Chambres, sans pouvoir désormais leur opposer un veto,
monarque encore de nommer au poste de Premier ministre le leader du parti
majoritaire ou de dissoudre la Chambre des communes à la demande du Premier
ministre, toutes ces règles sont seulement des conventions.
Pour expliquer qu’elles sont fidèlement observées, on peut d’abord soutenir
que, si elles ne sont pas directement sanctionnées, elles le sont indirectement.
On ne peut pas poursuivre le Premier ministre qui ne démissionnerait pas, mais
le Parlement ne voterait pas la loi de finances, de sorte que les impôts ne pour-
raient pas être légalement perçus, ni les dépenses effectuées. À cette thèse, on
peut faire deux objections. En premier lieu, elle ne rend pas compte des conven-
tions qui ne peuvent être sanctionnées indirectement, par exemple l’obligation
de la Reine de consentir aux lois. En second lieu, la sanction indirecte n’est pas
juridique, mais politique de sorte qu’il faudrait considérer les conventions non
pas comme de véritables règles juridiques, mais comme de simples règles poli-
tiques, qui ne sont pas obligatoires, mais qu’on conserve soit par crainte des
conséquences politiques, soit simplement par souci de fair play (Mars-
hall, 1987).
Mais on peut aussi estimer que, même si cette explication du comportement
des hommes politiques est juste, il n’en résulte pas qu’on doive considérer les
conventions comme essentiellement différentes des autres règles constitution-
nelles, même écrites. Tout d’abord, en effet, il ne faut pas confondre une expli-
cation de la soumission à une règle avec une thèse sur le caractère obligatoire ou
le caractère juridique de cette règle ; l’existence de la sanction, peut expliquer
un phénomène psychologique, que les hommes se conforment à la règle ; elle
n’explique pas qu’ils doivent s’y conformer. Par conséquent si les conventions
Les régimes parlementaires
189
ne comportent pas de sanctions, on ne saurait aussi en déduire qu’elles ne sont
pas obligatoires. Par ailleurs, il y a bien des règles, dont on ne conteste jamais le
caractère juridiquement obligatoire, qui sont dépourvues de sanction, et qui sont
obéies pour les mêmes raisons et de la même façon que les conventions de la
constitution : c’est notamment
le cas de la constitution formelle lorsqu’il
n’existe pas de contrôle de constitutionnalité. Pour elle, comme pour les
conventions de la Constitution, il faut dire qu’elle est une règle juridique dans
la mesure où elle est considérée par les acteurs politiques comme une règle juri-
dique.
§ 2. Les organes
A Le Parlement
214. On a vu que, dans son sens traditionnel, le mot Parlement désigne l’or-
gane complexe de la fonction législative, c’est-à-dire l’ensemble des trois auto-
rités dont le consentement est nécessaire à l’adoption des lois : les deux Cham-
bres et le roi. Néanmoins, dans la mesure où le monarque a de fait perdu son
droit de veto, on appelle couramment Parlement dans un sens restreint l’en-
semble formé par les deux Chambres.
1. La Chambre des communes
215. L’élection de la Chambre des communes. – Depuis 2010, la Cham-
bre des communes compte 650 membres élus pour cinq ans. En réalité, avant la
réforme de 2011 de la loi qui institue un mandat à durée fixe, la Chambre arri-
vait rarement au terme de son mandat, car elle était généralement dissoute
durant la dernière année de la législature, à un moment que le Premier ministre
jugeait favorable. Cette réforme, adoptée sous la pression des libéraux-démocra-
tes, devrait avoir des conséquences très importantes (v. infra no 226).
La loi électorale a une importance considérable. On a vu comment le sys-
tème s’est transformé à partir de la réforme de 1832, grâce à l’élargissement
progressif du corps électoral. Le suffrage universel masculin ne fut établi
qu’en 1918, c’est-à-dire beaucoup plus tard qu’en France, mais le suffrage fémi-
nin dès 1928, c’est-à-dire bien avant la France. Cependant, la règle dont la por-
tée est la plus grande est celle qui fixe le mode de scrutin. Il s’agit du scrutin
majoritaire à un seul tour. Dans chaque circonscription, il n’y a qu’un candidat à
élire et celui qui obtient le plus grand nombre de voix est proclamé élu. Ce
système, extrêmement brutal, est un facteur de concentration des partis, car il
incite les électeurs à voter utile et à ne pas disperser leurs voix sur des candidats
dont les chances sont faibles (v. supra no 166). Les candidats, de leur côté, sont
fortement dissuadés de quitter leur parti ou même d’enfreindre la discipline,
parce que leurs chances seraient infimes s’ils allaient seuls à la bataille. D’un
autre côté, le système entraîne une forte distorsion de la représentation, puisque
les élections sont gagnées par les formations qui ont obtenu le plus de voix dans
le plus grand nombre de circonscriptions, même si dans chacune de ces
190
Droit constitutionnel
circonscriptions l’avance est faible. Aussi a-t-on pu fréquemment observer une
sur-représentation du parti majoritaire. En 2005, par exemple, le parti travailliste
a pu obtenir 55 % des sièges avec 35 % des suffrages, alors que les conserva-
teurs n’obtenaient que 30 % avec 32,3 % des suffrages. On observe aussi que
1 % des suffrages a rapporté aux travaillistes 10 sièges, mais seulement 6 aux
conservateurs. Il est même possible d’obtenir la majorité des sièges avec une
minorité de voix, comme cela s’est produit en 1951 quand les conservateurs
obtinrent 321 sièges avec 48 % des voix, tandis que les travaillistes n’en eurent
que 295 avec 48,8 % des voix. Le même phénomène se produisit en 1974 au
profit des travaillistes cette fois.
En raison de la concentration des partis politiques, le mode de scrutin a des
effets importants sur la vie politique : tout d’abord, il y aura généralement mais
pas toujours (v. infra), au lendemain des élections un parti majoritaire à la
Chambre des communes et les électeurs savent que le leader de ce parti sera
nommé Premier ministre. On a donc pu dire que tout se passait comme si le
Premier ministre était élu au suffrage universel (Marx, 1969). D’autre part, le
cabinet ainsi nommé jouit normalement d’une grande stabilité, car il ne peut
être renversé que par son propre parti, c’est-à-dire par une sorte de révolution
de palais. Enfin, dès lors que l’avance relative du parti majoritaire sur le princi-
pal parti d’opposition est faible, il suffit d’un léger déplacement de voix pour
provoquer l’alternance au pouvoir. Les deux grands partis sont incités à courti-
ser les électeurs dits flottants, c’est-à-dire ceux qui sont susceptibles de voter
tantôt pour l’un tantôt pour l’autre, car ce sont eux qui feront la différence.
Aussi, tous deux ont-ils tendance à présenter des programmes politiques de
nature à séduire ces électeurs, donc des programmes qui le plus souvent ne
s’opposent pas de façon radicale.
Il peut cependant arriver qu’un troisième parti parvienne à gagner assez de
circonscriptions pour qu’aucun des grands partis n’ait une majorité de sièges.
C’est ce qui s’est produit en 1929 et à nouveau en 1974 et en 2010. Dans ce
cas, il faut constituer une coalition. En 2010, les conservateurs ont dû s’allier
avec les libéraux-démocrates pour former un gouvernement.
Naturellement, les partis autres que les conservateurs et les travaillistes, qui
souffrent du système majoritaire, réclament l’établissement d’une dose de repré-
sentation proportionnelle. C’était notamment le cas du parti libéral après qu’il
ait été devancé par les travaillistes, puis celui du libéral-démocrate, qui a suc-
cédé aux libéraux et qui est devenu le troisième parti derrière les travaillistes.
Cette demande est évidemment contraire aux intérêts des deux grands partis qui
sont les bénéficiaires du scrutin majoritaire. À plusieurs reprises ils ont promis,
pour obtenir les suffrages d’électeurs proches du parti libéral-démocrate, de
mettre à l’étude une modification du mode de scrutin, qui pourrait être soumise
au référendum. Bien entendu, une fois les élections passées, le parti majoritaire
n’avait plus aucun intérêt à tenir sa promesse. Pourtant, en 2010, les libéraux-
démocrates en ont fait une condition de leur participation à une coalition et les
conservateurs ont été cette fois contraints de soumettre au référendum un nou-
veau mode de scrutin : le système majoritaire à un tour devait être remplacé par
un scrutin alternatif. Le référendum eut lieu le 5 mai 2011. C’était seulement le
second référendum dans l’histoire britannique – le premier avait porté sur l’ad-
hésion de la Grande-Bretagne à l’Union européenne – mais c’était le premier
Les régimes parlementaires
191
qui n’était pas seulement consultatif et le gouvernement était tenu de se confor-
mer aux résultats (Hamon, 2011). Au cours de la campagne, les contradictions
du cabinet apparurent clairement. Le Premier ministre conservateur, David
Cameron, se prononça pour le non et le vice-Premier ministre libéral démocrate,
Nick Clegg, pour le oui. Certains estimaient que le système proposé était trop
éloigné de la représentation proportionnelle, qu’ils auraient préférée, tandis que
les adversaires de la proportionnelle considéraient qu’il en était trop proche.
Finalement, le projet fut rejeté à une très nette majorité.
216. L’organisation de la Chambre des communes. – La Chambre choisit
son président ; le speaker, qui demeure en fonction pendant toute la durée de la
législature. Ce personnage jouit d’un prestige considérable, qui tient d’abord à sa
neutralité et à son impartialité. L’opposition s’abstient en général de présenter
dans sa circonscription un candidat contre lui et il est réélu à son poste, même
en cas de changement de majorité. Mais son prestige tient aussi naturellement à
ses pouvoirs : il désigne les présidents des commissions, assure notamment la
police des débats et peut prendre des sanctions contre les députés. Cela signifie
que, si ce prestige est atteint, il peut se voir contraint de démissionner, ce qui ne
se produit que très rarement. En 2009, pour la première fois depuis plus de
300 ans, le speaker a renoncé à ses fonctions après avoir été vivement critiqué
pour n’avoir pas su s’opposer à des demandes manifestement excessives par les
députés de se voir rembourser des dépenses personnelles.
Dans le passé, le speaker était élu souvent – mais pas toujours – au sein du
parti majoritaire et l’accord se faisait de façon informelle sur le nom d’un can-
didat, contre lequel il n’y avait pas de concurrent. Cependant, cette tradition a
été rompue en 2000 où quatorze candidats se sont affrontés. La procédure a
donc été réformée en 2007 : désormais, les candidatures doivent être présentées
par douze députés et l’élection a lieu à la majorité absolue.
À la différence des commissions permanentes du Parlement français ou du
Congrès américain, celles de la Chambre des communes ne sont pas spéciali-
sées. Elles ont d’ailleurs un rôle plus faible. Elles sont désignées par des lettres
de l’alphabet et c’est le speaker qui répartit entre elles les affaires.
À la Chambre des communes, les députés sont très fortement encadrés par
leurs partis respectifs. Au sein de chaque parti, certains députés, les whips, sont
chargés de transmettre les consignes de vote et d’assurer la discipline. Comme
les députés doivent leur élection au parti et qu’ils en attendent l’investiture pour
les élections suivantes, ils sont contraints de se plier à ces consignes. Il en
résulte une conséquence importante : les textes déposés par le cabinet seront
nécessairement adoptés. sauf crise interne au sein du parti majoritaire, comme
il est arrivé au sein du parti travailliste au moment de l’intervention britannique
en Irak en 2003. Un certain nombre de députés travaillistes ont voté contre le
cabinet de Tony Blair, mais ces défections ont été compensées par le soutien
apporté par des députés conservateurs.
2. La Chambre des Lords
217. Elle constitue incontestablement une survivance d’une époque dispa-
rue, et cependant, si sa suppression fut parfois envisagée, elle n’en subsiste
pas moins, mais a été profondément réformée à plusieurs reprises depuis le
192
Droit constitutionnel
début du XXe siècle. Sa composition a été modifiée et ses pouvoirs restreints. Ce
qui est remarquable est que la Chambre des Lords a elle-même voté en faveur
de ces réformes. Si elle l’a fait, c’est que la Reine avait le pouvoir de nommer
les Lords en nombre illimité – elle pouvait d’ailleurs les nommer soit à titre
héréditaire, soit à vie – ce qui signifie qu’elle pouvait en modifier la majorité
à son gré. Comme ce pouvoir était exercé en fait par le Premier ministre, celui-
ci disposait ainsi sur la Chambre d’un moyen de pression irrésistible.
a) Composition de la Chambre des Lords
218. À l’origine et jusqu’en 1999, il y avait trois catégories de Lords ou
pairs : les pairs héréditaires, au nombre de 758 au 1er novembre 1999, les pairs
à vie (542) et 26 pairs spirituels, évêques de l’Église anglicane.
En 1999, La Chambre des Lords a été profondément modifiée par la majo-
rité travailliste, très hostile à cette seconde chambre aristocratique. Toutefois, le
House of Lords Act de 1999, devait constituer seulement la première étape
d’une réforme plus globale. Elle a consisté principalement dans la suppression
des pairs héréditaires. Ceux-ci ont donc perdu leurs sièges, à l’exception de 92
d’entre eux, sélectionnés à la suite d’une élection au sein de la chambre et deve-
nus pairs à vie. La Chambre des Lords compte aujourd’hui 763 membres, qui
sont pour la plupart des pairs à vie, nommés par la Reine sur proposition du
Premier ministre, qui, par tradition et pour maintenir un certain équilibre poli-
tique, accepte de faire figurer sur la liste des personnes désignées par l’oppo-
sition.
Les travaillistes avaient annoncé leur intention de modifier encore la compo-
sition de la Chambre des Lords et de pourvoir la grande majorité des sièges au
moins la grande majorité d’entre eux par l’élection, à l’exception le cas échéant
d’une petite fraction de sièges dont les titulaires seraient nommés par le gouver-
nement. Leur défaite de 2010 a naturellement éloigné cette perspective. Toutefois,
les « lib-dém », qui ont perdu la bataille du référendum, cherchaient à obtenir,
comme prix de leur maintien au sein de la coalition, une réforme de la composi-
tion de la Chambre des Lords. Une commission parlementaire a proposé au mois
d’avril 2012 que la chambre des Lords soit réduite en nombre et que 80 % des
membres soient élus pour un mandat de 15 ans, tandis que les membres restant
seraient des experts nommés par le gouvernement pour leurs compétences.
Cependant, le projet de loi déposé par le Premier ministre conservateur David
Cameron a été bloqué au mois de juillet 2012 en raison notamment de la résis-
tance d’une centaine de députés de son propre parti, les uns parce qu’ils étaient
attachés à une Chambre des Lords conforme à la tradition, les autres au contraire
parce qu’ils craignaient qu’une Chambre des Lords élue ait une légitimité égale à
celle de la Chambre des Communes.
b) Les pouvoirs de la Chambre des Lords
219. La Chambre des Lords exerce deux types de pouvoir. En premier lieu,
elle intervient dans l’adoption des lois. Jusqu’en 1911, elle disposait d’un pou-
voir identique à celui des Communes, mais à la suite du Parliament Act, adopté
cette année-là, elle ne conservait qu’un droit de veto suspensif de deux ans
(mais un mois seulement en matière financière). En 1949, un nouveau texte
Les régimes parlementaires
193
vint encore réduire les pouvoirs de la Chambre haute, et cela avec effet rétroac-
tif, afin qu’elle ne puisse s’opposer au projet de nationalisation des aciéries déjà
déposé par le gouvernement travailliste. La durée du veto n’est plus que d’une
année. De plus, conformément à une convention de la constitution, les Lords ne
s’opposent pas à une réforme figurant au programme du parti majoritaire aux
dernières élections.
Si les travaillistes entendaient maintenir la chambre des Lords, c’est donc
que son pouvoir d’obstruction était devenu très faible et qu’elle peut encore
jouer le rôle d’une Chambre de réflexion et contribuer ainsi à la qualité de la
législation. Il ne s’agit en tout cas ni de sauvegarder des privilèges de classe, ni
de réaliser un équilibre des pouvoirs, salutaire pour la liberté politique. Le cen-
tre des conflits et des équilibres politiques n’est plus dans la rivalité entre deux
assemblées, mais dans les relations de la majorité et de l’opposition et surtout
dans les relations au sein même de la majorité. Mais, la Chambre des Lords
conserve aux yeux de nombreux observateurs sa raison d’être. Sans disposer
d’un véritable pouvoir législatif, elle joue un rôle précieux dans la procédure
législative, d’une part parce que son pouvoir de retarder l’adoption d’une loi
n’est pas négligeable et qu’il arrive même que certains projets retardés en fin
de session ne soient pas représentés à la session suivante et soient ainsi enterrés,
d’autre part parce que la proportion de plus en plus grande des pairs à vie, choi-
sis parmi les personnalités les plus compétentes du pays, confère aux débats une
très grande qualité technique, conduit à des amendements et permet ainsi
d’améliorer le contenu de nombreux projets de lois.
La Chambre des Lords était traditionnellement la juridiction suprême en
Grande-Bretagne, celle qui tranche les litiges en dernier ressort et établit la
jurisprudence. Lorsque la Chambre des Lords devait statuer comme juridiction,
seule siégeait une catégorie particulière de pairs à vie, les Law Lords, qui for-
maient un comité judiciaire et étaient en fait des magistrats.
Cependant, le gouvernement travailliste a réalisé une réforme importante du
système judiciaire, qui, avec l’institution d’une cour suprême, le rapproche dans
une certaine mesure des systèmes américain et canadien. Il était en effet difficile
de justifier au regard de la séparation des pouvoirs le fait que le pouvoir judi-
ciaire suprême soit entre les mains d’une commission de la Chambre haute. En
2005 a donc été adopté un Constitutional Reform Act. Les Law Lords, au nom-
bre de 12, sont donc désormais séparés de la Chambre des Lords. Ils sont appe-
lés « justice » et siègent dans un bâtiment séparé. Ils sont désormais choisis
parmi des personnes qualifiées, hauts magistrats ou avocats par une commission
indépendante essentiellement composée de hauts magistrats. Ils sont titulaires
d’un mandat à vie, mais peuvent être révoqués par une résolution conjointe de
la Chambre des communes et de la Chambre des Lords. Il ne saurait cependant
être question, en raison du principe fondamental de la souveraineté du Parle-
ment, de leur donner le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois.
B La Couronne
220. L’Angleterre est une monarchie héréditaire où la dévolution de la cou-
ronne se fait par ordre de primogéniture. Jusqu’en 2013, les mâles bénéficiaient
194
Droit constitutionnel
d’une priorité. Les femmes pouvaient succéder, mais si le monarque défunt
avait des fils et des filles, c’était l’aîné des fils qui succédait, même s’il y
avait une fille plus âgée. Élizabeth II est aujourd’hui Reine régnante (Queen
regnant) parce qu’elle a accédé directement à la couronne. L’époux de la
Reine n’est que prince consort et l’épouse du Roi, reine consort. En 2011, le
gouvernement conservateur a entrepris une réforme des règles de la succession
au trône. Comme le monarque règne non seulement sur le Royaume-Uni, mais
aussi sur les 16 États membres du Commonwealth, la réforme a été adoptée lors
d’une réunion des chefs de gouvernement qui en font partie et formalisée dans
une loi du 25 avril 2013. La priorité aux mâles est désormais abolie. De même,
a été supprimée la vieille interdiction pour les membres de la famille royale sus-
ceptibles de monter sur le trône d’épouser un ou une catholique. Toutefois, dans
la mesure où le monarque demeure le chef de l’Église anglicane, il ne pourrait pas
lui-même professer une autre religion.
En dépit d’une réduction continue au cours de l’histoire, les pouvoirs théo-
riques de la couronne demeurent considérables. Ils constituent la « prérogative »
royale. En font partie le droit de nomination à un grand nombre d’emplois, le
droit de décerner la pairie, des titres et des décorations, le droit de convoquer,
proroger ou dissoudre la Chambre des communes, le droit de guerre et de paix,
le droit de conclure des traités internationaux, etc.
Toutefois, outre que le Parlement peut restreindre l’étendue de la préroga-
tive, les compétences qu’elle comporte n’appartiennent que nominalement à la
Reine. Leur exercice est le fait soit du cabinet, soit du Premier ministre.
Ce n’est donc pas à raison de son autorité juridique que la Couronne est une
pièce importante du système politique britannique. Jusqu’à ces dernières années,
la Reine et la famille royale symbolisaient à la fois la grandeur de l’Empire bri-
tannique et les vertus de la famille anglaise. D’un autre côté, la Reine était tenue
informée de toutes les décisions du cabinet et pouvait exercer une certaine
influence personnelle. Enfin, l’Église d’Angleterre n’est pas séparée de l’État –
c’est ce qui justifiait la présence des évêques à la Chambre des Lords – et la
Reine en est le chef.
Le monarque est assisté d’un Conseil privé composé de tous ses conseillers.
Originairement, son influence était considérable, mais depuis que le cabinet qui
en est issu a pris l’autorité que lui vaut la confiance parlementaire, son rôle a
diminué. Il est surtout l’organe à travers lequel le gouvernement doit faire pas-
ser certaines de ses décisions, notamment la convocation ou la dissolution de la
Chambre, et l’exercice du pouvoir réglementaire. En la forme, les règlements
anglais sont des Orders in Council, c’est-à-dire des ordonnances prises en
Conseil privé. Comme les principaux ministres y siègent, son rôle est d’entéri-
ner les mesures adoptées par le cabinet. Au sein du Conseil privé, un comité
judiciaire joue le rôle de cour suprême pour plusieurs pays du Commonwealth.
Il est composé de juges provenant de ces pays.
Aujourd’hui, cependant, la monarchie n’est plus indiscutée. Dans les années
d’après-guerre, elle jouait un rôle symbolique important et offrait l’image d’une
famille idéale. Or une série d’incidents touchant aux mœurs de la famille royale
a entaché cette image, sans que le divorce du Prince de Galles et de la Princesse,
au mois d’août 1996, puis son remariage en 2005 aient suffi à y mettre fin, au
Les régimes parlementaires
195
point que certains se sont pris à songer que la fonction de symboliser l’unité de
la Grande-Bretagne pourrait être remplie autrement
La crise présente aussi un aspect financier : les fastes de la Couronne revien-
nent fort cher. En outre, la Reine possède une énorme fortune privée, l’une des
plus grandes du monde, et une fraction de l’opinion a été choquée d’apprendre
que non seulement elle était exempte d’impôts, mais que tous les membres de la
famille royale recevaient des pensions publiques (la « liste civile »). La Reine a
donc décidé, sans y être obligée, de payer des impôts et le Parlement a adopté en
2011 le Sovereign Grant Act, une loi supprimant la traditionnelle liste civile votée
au début du règne et organisant les finances de la famille royale sur le modèle du
financement des départements ministériels, ce qui signifie qu’elles sont désormais
soumises aux mêmes contrôles.
C Le cabinet2
221. L’apparition du cabinet fut liée au développement du régime parlemen-
taire. Avant la Révolution de 1688, le Roi choisissait parmi les Privy Councillors
ceux qui feraient partie d’un cercle plus restreint : Inner Circle. Investi de la
confiance du monarque, il était maître de les désigner et de les renvoyer. Ce
n’est qu’à partir du ministère Walpole (1721-1742) que la nécessité pour les
membres de ce Conseil restreint de jouir de la confiance des Communes, le déta-
cha de la libre fantaisie du souverain pour en faire un cabinet au sens parlemen-
taire du terme. D’abord instrument du Roi, puis instrument du Parlement, le cabi-
net acheva ses métamorphoses sous sa forme actuelle d’organisme du parti
majoritaire.
Le cabinet dispose de pouvoirs considérables ; non seulement il exerce le
pouvoir exécutif proprement dit et une partie des compétences relevant de la
prérogative royale, mais en outre il détient le pouvoir considérable de produire
une « législation déléguée ». Comme dans beaucoup d’autres pays, le Parlement
éprouve des difficultés à prendre toutes les lois nécessaires et cela pour les
mêmes raisons : technicité des matières, lenteurs de la procédure, encombre-
ment de l’ordre du jour. Il vote alors une loi d’habilitation, par laquelle il auto-
rise le gouvernement à prendre des règlements. Ceux-ci feront l’objet d’une rati-
fication expresse ou tacite, mais pourront, même après cette ratification, être
modifiés sans nouvelle habilitation.
La composition du ministère est extrêmement complexe à raison de la survi-
vance de pratiques anciennes. Il comprend le Premier ministre, les ministres, les
secrétaires d’État. Les ministres appartiennent à différentes catégories. Il y a les
ministres proprement dits qui sont à la tête d’un ministère, et d’autres personna-
lités auxquelles leurs fonctions tantôt simplement honorifiques (par exemple
Lord du Sceau privé), tantôt effectives (Lord Chancelier, Lord président du
Conseil privé) valent de faire partie du ministère. Quant aux secrétaires d’État
(Foreign secretary, Home secretary, etc.), ce sont des personnalités qui sont à la
tête d’un département ancien qui a conservé son nom d’office. Entre eux et les
2.
CHARLOT, 1998.
196
Droit constitutionnel
ministres proprement dits, il n’y a donc d’autre différence que celle qui tient à la
plus ou moins grande ancienneté de la création du département.
Ces secrétaires d’État, ministres pleins, encore qu’innomés, ne doivent pas
être confondus avec les parliamentary secretaries qui assistent les chefs des
grands départements ministériels. Ce sont des sous-ministres investis des com-
pétences que leur délègue le ministre auquel ils sont attachés. Leur titre provient
de ce que leur fonction comprend la liaison entre le département auquel ils
appartiennent et le Parlement.
La complexité de l’organigramme a encore été accrue par l’apparition, à partir
de 1941, de ministres d’État, titre qui ne désigne pas nécessairement, comme en
France, un rang élevé dans la hiérarchie gouvernementale, mais que portent des
ministres chargés de suivre une certaine catégorie de problèmes ou de coordonner
l’action de divers départements.
À l’exception du Premier ministre, théoriquement choisi par la Reine, et des
ministres ès qualités, tous les ministres et secrétaires d’État sont désignés par le
Premier ministre. L’usage exige que les ministres appartiennent au Parlement
(la proportion entre ceux qui appartiennent à la Chambre des communes et
ceux qui font partie de la Chambre des Lords est laissée à la discrétion du Pre-
mier ministre sous réserve de respecter le Ministers of the Crown Act de 1937
qui prévoit que le cabinet doit comprendre au moins trois pairs en plus du Chan-
celier qui est obligatoirement un Lord). Il y eut des exceptions à l’origine par-
lementaire des ministres, mais elles ont constitué une gêne pour le cabinet. En
effet, les ministres n’ayant accès qu’à la Chambre dont ils font partie, un minis-
tre non parlementaire est un poids mort pour le gouvernement puisqu’il ne peut
assurer cette liaison. La liberté de choix du Premier ministre est évidemment
limitée par le principe de la confiance nécessaire de la Chambre, mais elle
l’est aussi par la coutume qui laisse peu de chance d’accéder au ministère à
une personnalité qui ne se serait pas d’abord imposée aux Communes.
222. Le resserrement de l’autorité gouvernementale. – Le ministère est
un organisme beaucoup trop lourd (plus de cent membres) pour s’adapter aux
exigences de l’exercice de l’autorité politique. Aussi, traditionnellement, le
cabinet ne comprend pas tous les ministres, mais ceux-là seulement que le Pre-
mier ministre a désignés pour en faire partie. Naturellement, certains d’entre eux
y ont leur place marquée à raison de l’importance de leurs fonctions (Lord
Chancelier, c’est-à-dire ministre de la Justice ; Chancelier de l’Échiquier,
c’est-à-dire ministre du Trésor ; secrétaire d’État aux Affaires étrangères), les
autres y sont appelés selon la conjoncture. L’organisation des travaux du cabi-
net est récente : avant la guerre de 1914, il n’existait ni secrétaire permanent, ni
Agenda (ordre du jour). Aujourd’hui, la procédure a été rationalisée. D’après
I. Jennings, le procédé du vote ne serait plus utilisé depuis 1880.
Le cabinet lui-même s’est avéré trop peu maniable. Dès la Première Guerre
mondiale, Lloyd George réserva la tâche de fixer la politique du gouvernement
à un cabinet de guerre ne comprenant que cinq membres. Le système fut remis
en vigueur par sir Winston Churchill en 1940. Depuis lors, un cabinet intérieur
(Inner cabinet) a joué un rôle discret mais décisif dans l’établissement des plans
travailliste de Attlee (1943-1951). Enfin la pratique des
du gouvernement
Comités du cabinet, comités interministériels consacrés à l’étude d’un certain
Les régimes parlementaires
197
ordre de questions, par exemple la mise au point des projets de loi, est devenue
une institution régulière. Il s’y ajoute, pour éviter la dispersion des efforts, l’ac-
tion des ministres spécialement chargés de la coordination et qui sont de vérita-
bles super-ministres.
Les comités interministériels sont plus fortement structurés qu’en France. Ils
siègent sous la présidence du Premier ministre ou, à son défaut, d’un ministre
qu’il désigne en le choisissant généralement parmi les ministres sans porte-
feuille, ce qui lui laisse plus de loisirs pour s’occuper des problèmes à l’ordre
du jour que n’en disposent ses collègues chargés d’un département. Certains
comités, tels ceux de défense, des affaires économiques et des affaires adminis-
tratives, sont permanents. Ce sont les standing committees.
De ce resserrement de l’autorité gouvernementale certains auteurs anglais
déduisent l’effacement du cabinet comme véritable autorité gouvernementale.
Il ne serait qu’une instance d’appel, la réalité du pouvoir appartenant au Premier
ministre gouvernant avec l’aide des ministres, des Juniors Ministers3.
223. Le Premier ministre. – En général, le Premier ministre est le leader du
parti majoritaire. Cette situation politique conditionne son statut juridique. Bien
que choisi théoriquement par la Reine, il est imposé par la conjoncture poli-
tique ; pratiquement, il est indirectement désigné par les électeurs, puisqu’il est
le chef du parti qui a triomphé lors de la compétition électorale. Cependant, si
au lendemain des élections, il n’y a pas de parti majoritaire, des négociations
s’engagent pour former une coalition. En 2010, les travaillistes aussi bien que
les conservateurs pouvaient envisager une telle coalition avec les libéraux-démo-
crates. C’est le leader du parti conservateur, David Cameron, qui fut désigné
comme Premier ministre à la fois parce que son parti, sans être majoritaire,
avait obtenu plus de sièges que les travaillistes, que ceux-ci avaient été désa-
voués par le corps électoral et parce qu’il avait réussi à attirer les libéraux démo-
crates en leur promettant de prendre en compte certains points de leur pro-
gramme. Le leader des libéraux-démocrates devint alors Vice Premier ministre
(Deputy Prime Minister). Il s’agit d’une situation tout à fait nouvelle, car jusqu’à
présent c’est seulement en temps de guerre que le Royaume-Uni avait été gou-
verné par une coalition.
Il est théoriquement, au regard de ses collègues du ministère, primus inter
pares ; en fait, son titre de leader du parti lui assure la maîtrise du cabinet,
mais il peut arriver que certains ministres soient en mesure, en raison de l’im-
portance de leur département ou de leur position au sein du parti d’exercer sur
lui une pression efficace. C’est ainsi qu’en 1989 deux ministres purent forcer
Margaret Thatcher à accepter un accord monétaire important au cours d’une
réunion du conseil européen de Madrid. Il est juridiquement responsable
devant la Chambre des communes, mais pratiquement il y a peu de chance
pour qu’il soit renversé, aussi longtemps qu’il n’aura pas été désavoué par
son propre parti. Ceci n’est d’ailleurs pas impossible, si les membres de son
parti craignent que leur leader ne les conduise à une défaite électorale. C’est
Ce terme désigne les ministres qui n’ont pas de pouvoirs propres et qui sont seulement chargés
3.
d’exercer les compétences qu’un autre ministre lui a déléguées. C’est l’équivalent de ce qu’on appelle
en France un secrétaire d’État placé auprès d’un ministre de plein exercice.
198
Droit constitutionnel
d’ailleurs ce qui s’est effectivement produit lorsque Margaret Thatcher fut
contrainte à la démission en 1990 par le groupe parlementaire conservateur
ou Tony Blair par le parti travailliste en 2007. Il se peut aussi, lorsqu’il est à
la tête d’un cabinet de coalition, que celle-ci se divise. Cependant, même le
fait de perdre momentanément le soutien de son parti n’entraîne pas automa-
tiquement l’obligation de démissionner. Il est arrivé en effet, comme cela a été
le cas pour Tony Blair pendant la guerre d’Irak, que le Premier ministre
conserve la majorité à la Chambre, grâce au renfort de certains membres de
l’opposition conservatrice, qui compensaient la défection d’une partie de la
majorité travailliste. Il peut même être mis en minorité sur une question parti-
culière sans être tenu de démissionner, si ce vote ne signifie pas qu’il a perdu
la confiance de la majorité.
Toutefois, s’il ne risque presque rien sur le plan parlementaire, il a tout à
redouter de la future consultation électorale. L’échec de son parti aux élections
risque de lui valoir la perte de son titre de leader, comme ce fut le cas pour
E. Heath à la suite de la défaite électorale des conservateurs en 1974. Il faut
donc, pour le Premier ministre, gouverner, mais faire en sorte que son parti
soit victorieux aux prochaines élections.
Cette tâche implique des pouvoirs si considérables que certains auteurs
anglais n’hésitent pas à qualifier le Premier ministre de « monarque élu ».
Cette thèse a été cependant contestée par d’autres. Faisant état de l’expérience
du gouvernement Wilson, ils ont démenti la prééminence du Premier ministre et
affirmé l’autorité collégiale du cabinet. Mais, au moins sous le règne de Marga-
ret Thatcher et à nouveau sous celui de Tony Blair, on a assisté à nouveau à une
très forte concentration des pouvoirs entre les mains du Premier ministre. Cela
tient non seulement à la personnalité du chef de gouvernement, mais aussi à sa
prééminence au sein du parti majoritaire et aux contraintes de l’exercice du pou-
voir dans un État moderne, au point que l’on a parlé de pouvoir présidentiel.
On considère qu’il n’y a que très peu de limites au pouvoir du Premier
ministre. Il n’en existe pas hors du cabinet, au moins tant que la majorité le
soutient sans défaillance (ce qui n’est pas toujours le cas), tandis que l’opposi-
tion ne dispose d’aucun pouvoir réel. Au sein du cabinet, les choses sont plus
complexes. Lorsqu’il existe une majorité homogène,
le Premier ministre
domine incontestablement. Les décisions les plus importantes sont préparées
par des commissions ad hoc nommées par lui et composées de quelques minis-
tres importants. Certains auteurs estiment que l’idée d’un gouvernement de
cabinet n’est qu’une illusion et que les ministres, qui n’ont qu’un rôle très réduit
dans la détermination de la politique du cabinet, agissent surtout dans leurs
départements respectifs, où en revanche, ils paraissent jouir d’une autonomie
importante (Weir et Beetham, 1998).
Toutefois, dans un cabinet de coalition, les rapports de force peuvent être
différents et varier selon les espoirs que chacune de ses composantes peut placer
dans les futures élections.
Il en résulte que le rôle réel du Parlement dans l’examen de la législation est
très faible et que les projets du gouvernement sont adoptés sans difficulté et sans
un examen très minutieux. Les ministres disposent d’ailleurs d’un pouvoir
réglementaire très important.
Les régimes parlementaires
199
§ 3. Le fonctionnement du système
A Rapports juridiques entre organes : la façade parlementaire
224. Si l’on faisait abstraction du bipartisme, et si l’on se bornait à analyser
les rapports entre organes à partir de leurs prérogatives et de leurs moyens d’ac-
tion mutuels, il faudrait considérer que la Grande-Bretagne vit sous un régime
parlementaire.
On trouve en effet en Angleterre tous les caractères que l’on attribue géné-
ralement au régime parlementaire. Il s’agit en premier lieu de la spécialisation
des organes – certains disaient même de la séparation des pouvoirs – puisque
les Chambres exercent la fonction législative et le cabinet la fonction exécutive.
Il s’agit d’autre part de moyens d’action mutuels. D’un côté, le cabinet est poli-
tiquement responsable devant la Chambre des communes qui a la faculté de le
renverser. De l’autre côté, le Roi peut dissoudre la Chambre à la demande du
Premier ministre.
L’ensemble de ces prérogatives pouvait faire l’objet de deux analyses diffé-
rentes.
On pouvait d’abord, comme le faisait la doctrine française traditionnelle,
interpréter le régime parlementaire comme un système d’équilibre entre le pou-
voir législatif et le pouvoir exécutif, qui disposent avec la responsabilité et la
dissolution de moyens d’action symétriques. Ainsi, en cas de conflit, la Cham-
bre renverse le cabinet qui riposte en faisant prononcer la dissolution par le Roi.
Variante de cette interprétation : un conflit, qui se produit lorsque le cabinet est
renversé, doit être soumis à l’arbitrage du corps électoral. Selon cette variante,
la dissolution n’est pas comprise comme une arme entre les mains du Premier
ministre, mais comme un mode de saisine de l’arbitre. Si, dans la première
variante, le système parlementaire est un système d’équilibre, dans la seconde,
c’est un système démocratique, puisque le peuple tranche en dernier ressort.
Selon une autre interprétation, le système parlementaire ne se caractérise pas
par l’équilibre, mais tout simplement par la suprématie du Parlement. On peut
alors considérer que, comme d’ailleurs en France sous la IIIe République, le Par-
lement, c’est-à-dire en fait la Chambre des communes réunit entre ses mains la
totalité du pouvoir. Elle dispose en effet seule du pouvoir législatif, puisque la
Reine et la Chambre des Lords ne sont plus en mesure de participer réellement à
son exercice. En outre, elle exerce le pouvoir exécutif à travers le cabinet qui
n’est que l’émanation de la majorité. Toute tentative du cabinet pour faire une
autre politique que celle de la Chambre, ne serait pas un conflit entre deux pou-
voirs, mais une rébellion du subordonné contre le supérieur. Dans ce cas, la
Chambre des communes renverse le cabinet, qui est remplacé par un autre.
Telle était d’ailleurs la pratique au XIXe siècle. Dans cette perspective, le droit
de dissolution n’apparaissait certainement pas comme une arme symétrique de
la responsabilité, mais seulement comme un moyen pour le subordonné de se
donner un nouveau maître. Naturellement, un tel système ne fonctionne que si
les membres de la Chambre des communes restent indépendants des partis poli-
tiques. Qu’ils suivent avec discipline les directives de leur parti, qu’il existe un
parti majoritaire, et tout change. Or, précisément, la réalité est aujourd’hui fort
200
Droit constitutionnel
différente de ce qu’elle était au début du XIXe siècle, en raison d’un phénomène
d’une importance capitale, le bipartisme.
B Le rôle du système de partis : le bipartisme
225. Les origines du bipartisme. – Elles sont très anciennes. La première
moitié du XVIIIe voit l’affrontement des tories et des whigs, partisans et adver-
saires des prérogatives de la Couronne. Il ne s’agit toutefois pas de partis au
sens moderne, mais de groupes parlementaires sans structure ni discipline.
Mais, au début du XIXe, des clubs se forment pour organiser la propagande en
faveur d’une réforme électorale. Lorsque celle-ci aura lieu en 1832, ces clubs
seront utilisés pour les campagnes électorales des députés et ils seront liés aux
deux groupes de députés, conservateurs (les anciens tories) et libéraux (les
anciens whigs). Conservateurs et libéraux, qui ont à leur tête de fortes person-
nalités, Disraeli et Gladstone, alterneront au pouvoir pendant la deuxième moi-
tié du XIXe siècle.
Le développement de la classe ouvrière et l’élargissement du suffrage contri-
buent à produire un changement politique majeur. Les nouveaux électeurs
ouvriers, commencèrent par voter pour les libéraux, mais comme ceux-ci ne
pouvaient se résoudre à adopter une politique favorable aux travailleurs, les
syndicats finirent par fonder un nouveau parti, le parti travailliste. Celui-ci pré-
sentait l’originalité d’être un parti indirect : puisqu’il était fondé par les syndi-
cats, leurs adhérents devenaient indirectement adhérents du parti. Le nouveau
parti devint donc d’emblée une organisation très puissante de 900 000 membres.
Le caractère indirect était encore marqué par le fait que c’était le congrès des
syndicats (le Trade Union Congress), qui était – et qui est d’ailleurs encore –
l’organe dirigeant du parti et que le leader et les candidats au Parlement sont
choisis par un collège électoral dans lequel les syndicats ont 40 % des voix.
Le développement rapide du nouveau parti travailliste, joint aux divisions du
parti libéral et surtout au scrutin majoritaire à un seul tour, aboutira après 1922 au
remplacement de l’affrontement Conservateurs-Libéraux par un nouvel affrontement
Conservateurs-Travaillistes.
Au-delà de l’opposition idéologique, les deux partis ont quelques caractères
communs importants, ils sont fortement centralisés, le pouvoir y est concentré
dans quelques cercles assez restreints et le leader, soumis chaque année à réé-
lection, y joue un rôle prépondérant.
Depuis quelques années, le bipartisme paraît menacé par le parti libéral
démocrate, des partis nationalistes écossais et gallois, ainsi que le nouveau
« parti pour l’indépendance du Royaume-Uni », (UKIP) qui a obtenu un quart
des voix lors des élections locales de mai 2013 et 27,5 % aux élections euro-
péennes de mai 2014.
226. Les conséquences du bipartisme. – Le bipartisme bouleverse les rap-
ports entre organes. On a déjà signalé l’une des conséquences du bipartisme :
les électeurs savent que l’un des partis sera majoritaire après les élections et que
le leader de ce parti deviendra Premier ministre. Ils votent donc indirectement
pour choisir le Premier ministre. Mais le bipartisme affecte en outre le fonction-
nement du système parlementaire tout entier.
Les régimes parlementaires
201
En premier lieu, puisque le Premier ministre est le leader de la majorité, il y
a peu de chances pour qu’il soit renversé. Même s’il arrive qu’il soit mis en
minorité sur une question particulière, par exemple par suite de désaccords au
sein de la majorité, il n’est pas contraint de démissionner et il ne le fera que si le
vote met en cause sa politique générale. C’est ainsi que, à la fin du mois
d’août 2013, la chambre des Communes a rejeté une résolution déposée par le
cabinet de David Cameron, en vue de l’autoriser à lancer des opérations militai-
res conjointes contre la Syrie. Le cabinet a alors modifié sa politique syrienne,
mais n’a pas démissionné. Normalement, le Premier ministre reste donc en
place jusqu’à la fin de la législature, sauf dans le cas, très rare, où des dissidents
du parti majoritaire se joignent à l’opposition, comme cela s’est produit au mois
de mars 1979.
En deuxième lieu, le cabinet, qui est formé des dirigeants du parti, dispose
d’une autorité suffisante sur ses membres, pour obtenir que la majorité adopte
les projets qu’il soumet aux Communes. Sans doute, la discipline ne s’impose-t-
elle pas lorsque la loi porte sur une question qui relève de la conscience indivi-
duelle de chacun, mais près de 90 % des lois sont d’ailleurs d’origine gouverne-
mentale et la plupart engagent la politique de la majorité. Tout se passe donc
comme si le cabinet disposait non seulement du pouvoir exécutif, mais aussi du
pouvoir législatif. On est donc très loin du schéma du régime parlementaire : il
n’y a ni prédominance du Parlement sur le cabinet, ni même équilibre entre les
pouvoirs, mais bel et bien suprématie de fait du cabinet sur le Parlement. Il n’y a
pas davantage de séparation fonctionnelle des pouvoirs, mais au contraire concen-
tration d’un pouvoir énorme entre les mains du cabinet et spécialement entre
celles du Premier ministre.
En troisième lieu, l’opposition n’est pas privée de toute participation au
fonctionnement du système. Elle bénéficie d’un statut spécial. Le chef du prin-
cipal parti d’opposition porte le titre de « leader de l’opposition de sa Majesté ».
Il est rémunéré à ce titre et il forme un cabinet fantôme (shadow cabinet) formé
de ministres fantômes dont les titres correspondent à ceux des membres du gou-
vernement en place.
En quatrième lieu, la dissolution ne peut remplir toutes les fonctions que lui
attribue la théorie classique du régime parlementaire et notamment celle de pro-
voquer l’arbitrage du corps électoral en cas de conflit entre les pouvoirs,
puisque le bipartisme empêche normalement que de tels conflits se produisent.
En revanche, il est arrivé que la menace de dissolution dissuade les députés de
mettre en minorité le gouvernement.
Certains auteurs avaient cru découvrir une nouvelle fonction de la dissolu-
tion : elle serait un substitut au référendum. En effet, disait-on, puisque le réfé-
rendum n’existe pas en Grande-Bretagne, la dissolution permet de consulter le
peuple sur une question importante. En votant pour tel parti, il approuve la posi-
tion que celui-ci a adoptée et rejette la position du parti opposé. Cette thèse, qui
se heurtait à une série de critiques, paraît aujourd’hui abandonnée : la raison
principale est que le Parlement étant souverain, il peut parfaitement organiser
un référendum consultatif et il l’a d’ailleurs fait en 1975 à propos de la renégo-
ciation de l’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté Économique
Européenne, puis de nouveau en 1998 en Écosse et au pays de Galles sur la
dévolution des pouvoirs et même un référendum décisionnel, comme en 2011
202
Droit constitutionnel
(v. supra no 215). Puis, à nouveau, en 2013, le parti conservateur au pouvoir
s’est engagé à renégocier les conditions de la participation du Royaume-Uni à
l’Union européenne, s’il était reconduit en 2015, puis à soumettre au référen-
dum la question du maintien ou de la sortie de l’Union. Une proposition de loi
en ce sens a été soumise à la Chambre des Communes le 19 juin 2013.
Jusqu’à présent, la dissolution a été seulement un moyen de provoquer les
élections et d’en fixer la date au moment que les sondages révèlent comme le
plus favorable à la majorité sortante. C’est la Reine qui prononce la dissolution,
mais une convention de la constitution veut qu’elle accède toujours à la demande
du Premier ministre. Les conservateurs ont été contraints en 2010 de céder à la
pression des libéraux démocrates et d’accepter de limiter le droit de dissolution.
Ce système vient de subir un changement de grande importance. Depuis le
Fixed-term Parliament Act de 2011, la Chambre des Communes est élue pour
cinq ans et ne pourra être dissoute avant ce terme que dans deux cas : d’une
part, elle le sera automatiquement si le gouvernement a fait l’objet d’un vote de
défiance à la Chambre des Communes, mais celle-ci peut éviter la dissolution en
votant dans les quatre jours une motion de confiance au gouvernement – il peut
s’agir du même gouvernement ou d’un autre ‑ ; d’autre part, elle pourra l’être à
tout moment à la demande des deux tiers des députés eux-mêmes. Il s’agit là pour
le Premier ministre d’une limitation importante de son pouvoir. Toutefois, on
peut concevoir, comme il est arrivé en Allemagne, que le Premier ministre
demande à des membres de son propre parti de le renverser ou encore qu’il
fasse voter une loi abrogeant le Fixed-term Parliament Act (Le Divellec, 2012).
227. Concentration du pouvoir, démocratie et liberté. – Pour le constitu-
tionnalisme classique, la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul
homme ou d’un seul groupe est la définition même du despotisme : celui qui
peut faire la loi et l’exécuter peut en effet la modifier au gré de ses caprices au
moment de l’exécution. Pourtant, bien que cette concentration soit incontestable-
ment réalisée en Grande-Bretagne, il faut constater que le pouvoir n’y est pas
despotique.
Cela s’explique assez bien. Que le pouvoir soit concentré ne signifie pas en
effet que le groupe qui le détient soit homogène. Ce groupe, c’est la majorité
parlementaire, qui comprend le Premier ministre, le cabinet, les députés de base.
Si c’est incontestablement le Premier ministre et le cabinet qui exercent le pou-
voir, ils sont contrôlés, non certes par l’opposition, mais par leur propre parti.
L’intérêt du parti est de rester majoritaire. Qu’il sente que l’opinion penche vers
l’opposition, que la politique menée par le Premier ministre le mène à la défaite
électorale et il s’efforcera par tous les moyens de l’infléchir. S’il ne parvient pas
à infléchir la politique du Premier ministre, il peut changer brutalement de lea-
der, c’est-à-dire de Premier ministre, en le poussant à la démission comme ce
fut le cas pour Margaret Thatcher en 1990 et pour Tony Blair en 2007.
Les régimes parlementaires
§ 4. La dévolution
203
228. Les travaillistes, au pouvoir entre 1997 et 2010, ont réalisé une série de
réformes constitutionnelles d’une très grande portée, les plus importantes depuis
le début du siècle.
Les principales de ces réformes concernent l’Écosse et le pays de Galles et
font de la Grande-Bretagne un État quasi fédéral. La procédure par laquelle
elles ont été adoptées mérite d’être décrite. Le gouvernement a soumis un projet
au référendum, mais seuls étaient admis à voter les électeurs écossais et gallois.
Un Français pourrait s’étonner que l’ensemble des électeurs britanniques aient
été privés du droit de consentir à cette restriction de leur souveraineté. Mais le
Souverain en Grande-Bretagne n’est pas le corps électoral, ni même le peuple
britannique ; c’est le Parlement. D’ailleurs, les électeurs écossais et gallois ne
pouvaient pas non plus formellement adopter un texte par référendum et il a
fallu une loi, votée par le Parlement en 1998, le Scotland Act.
On examinera ici seulement la loi sur l’Écosse, dite de dévolution. Elle ins-
titue un Parlement écossais, qui s’est réuni pour la première fois le 1er juillet
1999. La plupart des députés sont élus dans des circonscriptions de dimensions
réduites, au scrutin uninominal à un seul tour, traditionnel en Grande-Bretagne,
mais les autres sont désignés, dans des circonscriptions plus vastes, à la repré-
sentation proportionnelle. Comme en Allemagne pour l’élection du Bundestag,
chaque électeur dispose de deux voix pour participer à l’élection des deux caté-
gories de députés.
Le Parlement écossais vote des lois, auxquelles la Reine peut, en principe,
opposer son veto, comme à celles adoptées par le Parlement britannique de West-
minster. Ce pouvoir législatif peut s’exercer seulement dans des matières énumé-
rées dans le Scotland Act. Il ne peut empiéter sur les compétences réservées au
Parlement britannique et qui portent sur les matières d’importance nationale. Le
Parlement britannique peut d’ailleurs toujours réviser le Scotland Act et étendre
ou restreindre la liste des matières. Les lois écossaises doivent être conformes à la
Convention européenne des droits de l’Homme et au droit communautaire et peu-
vent être déférées par le gouvernement britannique à la Cour suprême, qui sanc-
tionne les empiètements sur le pouvoir législatif national.
Il y a un pouvoir exécutif écossais, avec à sa tête un Premier ministre (First
Minister pour le distinguer du Prime Minister britannique), nommé par le Par-
lement écossais et responsable devant lui. Il est chargé d’exécuter les lois écos-
saises et aussi d’appliquer en Écosse les lois britanniques.
On peut penser que le pouvoir des institutions écossaises est limité, notam-
ment en raison de l’insistance sur la souveraineté du Parlement de Westminster,
qui, en principe, peut à tout moment reprendre certaines des matières déléguées
à l’Écosse, voire toutes. Cependant, cette réforme est en réalité d’une très
grande portée. En premier lieu, il est probable qu’en pratique, le Parlement
de Londres s’abstiendra de légiférer pour les affaires d’Écosse et, comme il
n’y a plus au sein du cabinet britannique de ministre chargé de ces affaires, il
s’abstiendra également d’exercer en ces matières sa fonction de contrôle. Tout
se passe donc comme si le pouvoir législatif était divisé, comme dans un sys-
tème fédéral, entre deux Parlements celui de Londres et celui d’Édimbourg.
204
Droit constitutionnel
D’autre part, comme dans un système fédéral encore, les conflits de compétence
sont tranchés par une juridiction, la Cour suprême, qui interpréte le Scot-
land Act.
Cependant, malgré ces traits qui le rapprochent d’un système fédéral, le sys-
tème de relations entre la Grande-Bretagne et l’Écosse s’en distingue encore par
plusieurs traits. Tout d’abord, s’il y a un Parlement séparé pour l’Écosse, il n’y
en a pas pour l’Angleterre. Le Parlement de Westminster joue donc un double
rôle. Il légifère pour l’Angleterre et pour l’ensemble de la Grande-Bretagne, ce
qui signifie que les députés élus en Écosse participent à la législation pour l’An-
gleterre, tandis que ceux qui ont été élus en Angleterre ne participent pas à la
législation pour l’Écosse. Par ailleurs, la Cour suprême contrôle les lois du Par-
lement écossais, mais non celles du Parlement britannique. On pourrait objecter
qu’on connaît des formes de fédéralisme inégalitaire, mais il reste une diffé-
rence essentielle : la répartition des compétences et l’existence de l’entité écos-
saise ne résultent pas d’une constitution, mais d’une loi, modifiable en principe
à tout moment par le Parlement britannique. Cependant, il est peu probable que
celui-ci fasse usage de ce pouvoir. Il existe en Écosse un fort mouvement natio-
naliste représenté par le Scottish National Party, qui a remporté la majorité et
constitué un gouvernement. Celui-ci a annoncé qu’il soumettrait au référendum
la question de l’indépendance à l’automne 2014.
Comme l’Écosse ne dispose ni du droit de sécession, ni de la compétence
pour décider unilatéralement des modalités juridiques de la consultation, celles-
ci ont fait l’objet d’un accord négocié entre le gouvernement du Royaume-Uni
et le gouvernement écossais. Cet accord détermine la date du référendum (le
18 septembre 2014) et les électeurs admis à participer (les citoyens britanniques
de même que les citoyens de l’Union européenne résidant en Écosse). Cepen-
dant, il se limite aux modalités de la consultation. Sur le fond, le gouvernement
britannique fait campagne pour le non : il laisse planer la menace, en cas de
victoire du oui, de couper de nombreux liens avec la Grande-Bretagne, notam-
ment la possibilité d’utiliser la livre sterling et de rendre difficile l’adhésion de
l’Écosse à l’Union européenne. D’autre part, il promet en cas d’échec du oui de
revoir la dévolution et d’étendre le champ de compétences du Parlement
écossais.
- Plus de références et documents sur Legaly Docs§ 5. Le parlementarisme dans le Commonwealth britannique
229. Les anciennes colonies britanniques ont adopté, au moment de l’indé-
pendance, des constitutions inspirées du modèle anglais, mais se sont par la
suite orientées vers des formules plus originales.
Le cas le plus typique est celui de l’Inde. Sa constitution proclamée le 27 jan-
vier 1950 est sans aucun doute, au point de vue formel, une constitution parle-
mentaire. Elle institue un Président de la République élu par le Parlement fédé-
les assemblées des États, mais qui n’a qu’un rôle secondaire ; un
ral et
gouvernement, qui détient la réalité du pouvoir exécutif et qui est collective-
ment responsable devant le Parlement ; enfin un Parlement qui, à raison du
caractère fédéral de l’Inde, comporte deux chambres : la Chambre du peuple,
élue selon le système anglais au scrutin majoritaire à un tour, et le Conseil des
Les régimes parlementaires
205
États dont les membres sont élus par les assemblées locales. Mais seule la
Chambre du peuple peut renverser le gouvernement. À la différence de la
Grande-Bretagne, l’Inde connaît le contrôle de constitutionnalité des lois avec
une Cour suprême très active au point de contrôler la constitutionnalité des lois
de révision constitutionnelle, qui ne peuvent porter atteinte « à la structure fon-
damentale de la constitution » (Le Pillouer, 2012).
La vie politique se caractérise par la présence de deux partis dominants, le
Congrès national indien, considéré comme étant de centre gauche et l’autre,
nettement plus conservateur et nationaliste, le Bharatiya Janata Party (BJP).
Depuis l’indépendance en 1947,
le premier a exercé le pouvoir pendant
48 années seul ou à la tête d’une coalition, avec quelques interruptions. Les
élections de 2014 ont donné une très nette victoire au BJP, qui a remporté 336
des 543 sièges de la chambre du peuple. Son chef, Narendra Modi, devient donc
Premier ministre.
On rencontre des régimes analogues dans plusieurs autres pays.
Le Canada est un État fédéral. Le Parlement comprend donc deux Cham-
bres : la Chambre des communes et le Sénat. Toutefois, l’égalité des États, les
Provinces, n’est pas assurée dans ce Sénat : le Québec et l’Ontario, plus peu-
plés, ont droit à plus de sénateurs que les autres provinces. D’autre part, le Sénat
n’est pas une Assemblée démocratique, car ses membres ne sont pas élus mais
nommés par le Gouverneur général. Son influence est très inférieure à celle des
Communes.
Jusqu’en 1982,
la Constitution canadienne, qui datait de 1867, n’était
qu’une loi du Parlement britannique et ne pouvait être modifiée que par lui. À
cette date, le Parlement de Westminster a adopté le Constitution Act, qui
accorde au Canada le pouvoir d’amender sa constitution, ce qu’on a appelé le
rapatriement. L’une des premières manifestations de cette souveraineté consti-
tutionnelle a été l’adoption, le 17 avril 1982, d’une Charte des droits et libertés,
dotée d’une valeur supérieure à celle des lois et qui permet, différence capitale
avec le droit anglais, un contrôle de constitutionnalité. Le système canadien
comporte toutefois un trait par lequel il se distingue des autres formes de
contrôle de constitutionnalité et se rapproche du droit anglais : aux termes de
l’article 33, connu sous le nom de « clause nonobstant » ou « clause déroga-
toire », le Parlement reste souverain et peut, de même que la législature d’une
province, déroger à certains articles de la Charte par une déclaration expresse.
C’est, semble-t-il, le modèle canadien qui a inspiré la Grande-Bretagne lorsque
celle-ci a adopté le Human Rights Act pour concilier son droit interne avec la
Convention européenne des droits de l’Homme. En effet, non seulement il pré-
serve la souveraineté du Parlement, mais la charte présente de fortes similitudes
avec la Convention dans son contenu.
La place du Canada dans la communauté britannique est symbolisée par la
Reine d’Angleterre, qui est toujours formellement le chef de l’État. Elle est
représentée par un Gouverneur général, qui est nommé en fait par le Premier
ministre du Canada. Le cabinet canadien est la réplique du cabinet anglais : il
est responsable. Le Premier ministre est désigné par le gouverneur qui se borne
à investir le chef du parti majoritaire : actuellement, le parti libéral. L’une des
ressemblances du régime canadien avec le régime anglais, tenait à l’existence de
deux grands partis : les conservateurs et les libéraux. Le parti libéral a dominé la
206
Droit constitutionnel
vie politique à partir de 1920 et jusqu’à la fin du XXe siècle, mais il a perdu la
majorité en 2004 au profit des conservateurs et a été remplacé comme principale
force d’opposition par un parti de tendance social-démocrate, le Nouveau Parti
démocrate. En outre, l’influence des partis diffère selon qu’on la considère sur
le plan fédéral ou sur celui des États membres, appelés « provinces ».
Le Canada a été depuis le milieu du XXe siècle, confronté à de graves problè-
mes constitutionnels concernant l’autonomie des provinces. C’est surtout le Qué-
bec, le seul pays francophone du continent, qui demande une modification de la
Constitution et dont une partie de la population souhaiterait même obtenir l’indé-
pendance pure et simple (Woehrling, 1994). La population québécoise, consultée
par référendum à deux reprises en 1980 et 1995, a repoussé l’indépendance à une
courte majorité. Les indépendantistes n’ont cependant pas renoncé et se sont enga-
gés à organiser un nouveau référendum s’ils gagnaient les élections au Québec.
Mais la question s’est posée de savoir si, au cas où un tel référendum aurait
lieu et où le résultat serait cette fois différent, le Québec pourrait décider unila-
téralement de faire sécession. Il arrive en effet qu’une constitution fédérale
accorde aux États membres le droit de se séparer. Tel était le cas de la Consti-
tution soviétique. Mais la Constitution canadienne est muette sur ce point. Le
gouvernement fédéral a donc soumis la question à la Cour suprême. Celle-ci a
répondu par la négative4 (Gély, 1999). Elle a estimé que, puisque la Constitu-
tion n’accordait pas le droit de sécession, le référendum ne pouvait avoir par lui-
même aucun effet juridique. La sécession serait alors l’équivalent d’une modi-
fication unilatérale de la constitution par le seul peuple québécois, alors que la
révision ne peut être le fait que des représentants du peuple canadien tout entier.
Néanmoins, au cas où le peuple québécois exprimerait clairement par référen-
dum sa volonté de sécession, il en résulterait pour les autres provinces et pour le
gouvernement fédéral une obligation d’engager des négociations. Ceci n’empê-
che évidemment pas, comme la cour l’a reconnu, une sécession de facto, c’est-
à-dire une sécession purement unilatérale, contraire à la constitution, mais qui
bénéficierait de la reconnaissance de la plupart des autres États.
La procédure d’accès à l’indépendance formelle a été semblable en Austra-
lie : par une loi du Parlement britannique de 1986, le Australia Act, les liens ont
été coupés entre les deux pays. Le Parlement de Westminster ne légifère plus
pour l’Australie et les procès ne sont plus déférés en appel au Conseil privé,
bien que, la reine d’Angleterre soit aussi reine d’Australie, comme elle est
reine du Canada. Cependant, un fort mouvement pousse à l’établissement de la
République, mais un projet de réforme constitutionnelle visant à instaurer la
république fut soumis au référendum et repoussé à une faible majorité en 1999.
Selon la plupart des commentateurs, le projet a d’ailleurs échoué non pas en
raison d’un attachement à la monarchie, mais parce qu’il prévoyait l’élection
du Président de la République par le Parlement et non au suffrage universel
direct, de sorte que la majorité des électeurs craignaient une concentration exces-
sive des pouvoirs entre les mains du Parlement.
Dans le cadre général du parlementarisme, l’Australie se distingue à un tri-
ple point de vue. En premier lieu, le système est fédéral, ce qui a conduit à
4.
Renvoi relatif à la sécession du Québec [1998] 2 RCS 217.
Les régimes parlementaires
207
instituer un parlement bicaméral. Le Sénat, élu au suffrage universel par les
États, a les mêmes prérogatives que la Chambre des représentants. Il en résulte
qu’en cas de conflit avec elle, il peut être dissous comme elle.
En second lieu, les institutions australiennes font une assez large place au
référendum, qui est obligatoire pour toute révision de la constitution fédérale.
Enfin, les élections à la Chambre des représentants ont lieu selon un système
original, celui du vote préférentiel. Il consiste en ceci que chaque circonscrip-
tion n’élit qu’un député, et que les électeurs peuvent présenter plusieurs candi-
dats en les rangeant sur leur bulletin de vote selon un ordre de préférence. Au
dépouillement, le candidat qui a été « préféré » à la majorité absolue est élu ; s’il
n’y a pas de majorité absolue, on élimine le candidat qui a eu le moins de voix
et les suffrages qui le « préféraient » sont ajoutés à ceux des candidats qui res-
tent en lice. On recommence l’opération jusqu’à ce qu’un candidat obtienne la
majorité absolue. C’est ce système que les libéraux démocrates ont tenté d’in-
troduire en Grande-Bretagne et que les électeurs ont repoussé lors du référen-
dum de 2011. Pour les citoyens, le vote est obligatoire.
Le Gouverneur général, représentant de la Reine, préside un Conseil exécutif,
dont les ministres sont membres, mais ceux-ci se réunissent effectivement hors de
la présence du Gouverneur général, sous la présidence du Premier ministre ; cet
organe prend le nom de cabinet. Il n’a aucune compétence officielle, mais déter-
mine en réalité le contenu des décisions adoptées par le Conseil exécutif.
C’est l’Afrique du Sud qui s’est éloignée le plus du modèle britannique (Phi-
lippe X, 2012). Elle s’en écarte par plusieurs traits. Elle ne reconnaissait plus l’au-
torité de la Reine depuis que la politique d’apartheid avait été condamnée par les
institutions du Commonwealth et elle était devenue une république. Cette répu-
blique est aujourd’hui fédérale, bien que le mot « fédéral » ne figure pas dans le
texte de la nouvelle constitution, adoptée en 1996 après la fin de l’Apartheid.
La constitution a été élaborée selon une procédure originale en deux temps :
en 1994 sur le fondement d’une constitution intérimaire était élu un Parlement
bicaméral qui devait exercer non seulement le pouvoir législatif, mais aussi le
pouvoir constituant. Dans la rédaction de la constitution définitive, il devait se
conformer à certains principes fondamentaux sous le contrôle de la Cour consti-
tutionnelle. Le Parlement, agissant en qualité d’assemblée constituante acheva
la rédaction de la nouvelle constitution au mois de mai 1996, mais la Cour
décida que cette constitution n’était pas entièrement conforme aux principes
fondamentaux. L’assemblée constituante adopta donc au mois d’octobre de la
même année un nouveau texte profondément remanié (Lenoir, 1996).
Cette constitution est extrêmement longue. Elle organise un système démo-
cratique avec une protection très étendue des droits fondamentaux.
Le régime est du type parlementaire, mais il présente quelques caractéristi-
ques particulières avec notamment un exécutif dualiste, composé d’un Président
élu par la chambre basse, l’Assemblée nationale parmi ses membres, et d’un
cabinet. Celui-ci, qui comprend un Premier ministre, le Deputy President, et
des ministres, est choisi par le Président parmi les membres de l’Assemblée.
L’innovation est que le cabinet et le Président sont tous deux responsables
devant l’Assemblée nationale.
208
Droit constitutionnel
La puissante Cour constitutionnelle a une compétence très vaste et il existe
une grande variété de voies de recours. Elle a produit une jurisprudence très
audacieuse. Elle a notamment étendu la protection des droits fondamentaux
aux relations entre personnes privées – les droits sont ainsi dits « horizontaux »
– et s’est accordé le pouvoir de modifier le texte d’une loi dont elle était saisie,
pour la rendre conforme à la constitution (Ribes, 2000).
Section 2
Quelques formes continentales
du régime parlementaire
230. Il n’est pas possible d’analyser, même sommairement, les différentes
formes gouvernementales des États européens. Toutefois, étant donné que tous
se réclament du régime parlementaire et en appliquent en effet, dans leurs très
grandes lignes, les principes, nous voudrions rapidement attirer l’attention sur
celui de quelques-uns parmi les principaux États.
§ 1. Le régime parlementaire en Allemagne
231. Après l’effondrement de l’Empire allemand en 1918, la nouvelle répu-
blique allemande s’était donnée en 1919 à Weimar une constitution complexe,
préparée par les meilleurs juristes de l’époque. Cette constitution n’avait pour-
tant pas suffi à organiser la vie politique. Le système se révéla rapidement
impuissant à limiter les crises économiques et politiques et à empêcher les
nazis de se saisir du pouvoir de manière parfaitement légale.
On ne saurait voir dans la Constitution de Weimar la cause du triomphe
de Hitler, mais les membres du comité chargé après l’effondrement du régime
nazi de rédiger une constitution démocratique ont entendu certes revenir à cer-
tains de ses principes, mais également s’en distinguer sur certains points essen-
tiels. Les principes essentiels avec lesquels ils entendaient renouer et que les
nazis avaient bafoués étaient le pluralisme politique, la démocratie parlemen-
taire et le fédéralisme. Mais d’autre part, ils se distinguaient de Weimar par de
meilleures garanties des droits fondamentaux, notamment par la création d’une
puissante cour constitutionnelle et par un parlementarisme rationalisé, plus effi-
cace. On conserverait les mêmes organes qu’en 1919 : un Parlement, un Prési-
dent de la République, un cabinet dirigé par un Chancelier, mais leur structure
interne et leurs relations seraient conçues différemment, de manière à obtenir
une meilleure stabilité gouvernementale et à limiter les effets des crises poli-
tiques.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne avait été divisée
en zones, occupée par les quatre puissances alliées contre les nazis : la Grande-
Bretagne, la France, les États-Unis et l’Union soviétique. En raison de la guerre
froide, commencée en 1948 entre l’Union soviétique et les trois puissances
occidentales, la République fédérale d’Allemagne fut proclamée dans les trois
zones occidentales, tandis qu’une République démocratique allemande était
Les régimes parlementaires
209
créée en zone soviétique. Comme la République fédérale avait vocation à
s’étendre à l’ensemble du territoire allemand, mais ne pouvait exercer son pou-
voir que sur une partie de ce territoire, il fut décidé de ne pas lui donner dans
l’immédiat le nom de constitution et c’est donc une « loi fondamentale » qui fut
proclamée le 8 mai 1949.
232. Le fédéralisme. – Il est conçu en Allemagne comme une forme de
séparation des pouvoirs et donc une garantie pour les libertés. Après l’effondre-
ment de la tyrannie nazie, qui avait réalisé un État unitaire centralisé à l’ex-
trême, l’Allemagne d’après-guerre est revenue au fédéralisme, dont le principe
est proclamé dans le nom même de l’État et auquel il est interdit de porter
atteinte, même par un amendement constitutionnel. Chaque Land possède sa
propre organisation constitutionnelle, avec un Parlement, généralement mono-
caméral, un exécutif élu par le Parlement et un contrôle de constitutionnalité
interne au Land.
Conformément au principe de participation lié au fédéralisme, les Länder
constituent une partie de l’État fédéral : les quinze Länder sont représentés au
sein de la Deuxième Chambre, le Bundesrat. Le nombre de représentants varie
selon l’importance de la population des Länder, mais pas de façon strictement
proportionnelle. Ces représentants ne sont pas élus au suffrage universel, mais
sont des membres des gouvernements des Länder.
La répartition des compétences entre la fédération (le Bund) et les Länder
s’opère selon des règles complexes. La constitution distingue trois groupes de
matières ; celles qui relèvent de la compétence du Bund (Affaires étrangères,
Défense, etc.) ; celles qui relèvent de compétences concurrentes, c’est-à-dire
dans lesquelles le Bund comme les Länder peuvent intervenir ; enfin les matiè-
res qui ne figurent sur aucune des deux premières listes et qui relèvent de la
compétence exclusive des Länder.
Ce système implique deux conséquences : d’une part, sur le plan institution-
nel, une Cour constitutionnelle est indispensable pour régler les inévitables
conflits de compétence entre le Bund et les Länder ; d’autre part, sur le plan
politique, une coordination est nécessaire entre les deux niveaux, en particulier
lorsqu’il s’agit de matières pour lesquelles les compétences sont concurrentes.
Dans la mesure où il arrive fréquemment que des partis politiques différents
soient au pouvoir aux deux niveaux, la répartition des matières doit inciter à la
recherche du compromis. En fait, on a constaté pendant quelques années,
comme dans d’autres systèmes fédéraux, une évolution dans le sens d’un
accroissement des pouvoirs de la fédération. Mais, parallèlement, on assiste à
une vive revendication par les Länder d’une plus grande autonomie. Il s’agit
principalement d’une réaction contre l’extension des compétences de l’Union
européenne dans des domaines qui relèvent, en vertu de la constitution, de
leur compétence propre. Or, l’État fédéral a contracté des obligations internatio-
nales et il ne peut les exécuter parce qu’elles relèvent des compétences des Län-
der. Ceux-ci ont donc obtenu une modification de la constitution fédérale.
Désormais, aux termes de l’article 23, lorsque le gouvernement fédéral participe
à la formation d’actes législatifs communautaires qui peuvent affecter les inté-
rêts des Länder, il doit tenir compte de la prise de position du Bundesrat qui les
représente et il ne peut évidemment pas porter atteinte à leurs droits par un acte
210
Droit constitutionnel
communautaire. C’est sur cette base que, dans un arrêt du 22 mars 1995 sur le
projet « Télévision sans frontières », la Cour constitutionnelle a jugé que, en
votant au Conseil européen en faveur de la directive, le gouvernement fédéral
avait violé les droits des Länder (Marcou, 1995). D’ailleurs, si la législation
communautaire porte sur une matière qui relève de la compétence exclusive
des Länder, l’Allemagne n’est pas représentée au Conseil par le gouvernement
fédéral, mais par un représentant des Länder nommé par le Bundesrat.
Au cours de l’année 2005 la Loi fondamentale a été modifiée dans le but de
clarifier la répartition des compétences entre l’État fédéral et les Länder, mais
cette réforme est jugée insuffisante et sera vraisemblablement poursuivie5.
233. Le Parlement. – Il comporte les deux Chambres impliquées par le
fédéralisme : le Bundestag (Diète) qui représente le peuple entier de la fédéra-
tion et le Bundesrat qui représente les États.
Les élections au Bundestag ont lieu selon un mode de scrutin, qui, combine la
représentation proportionnelle et le système majoritaire. Chaque électeur dispose
en effet de deux voix, la première pour élire le député de la circonscription au
scrutin majoritaire, la deuxième pour déterminer à la proportionnelle la composi-
tion du Bundestag. Le système vise à favoriser les grands partis. Il parvient en
effet à marginaliser les petits partis, qui sont aussi souvent les plus radicaux,
mais il est rare qu’un parti soit majoritaire et il faut constituer des coalitions,
soit entre l’un des deux grands, les chrétiens-démocrates ou les sociaux-démocra-
tes et un troisième parti plus petit, les libéraux ou les verts, soit entre les deux
grands (système dit de « la grande coalition ») comme cela a été le cas après les
élections de 2005, de 2009 et à nouveau après celles de 2013.
Le Bundesrat est composé, comme on l’a vu, de ministres délégués par les
gouvernements des Länder, qui peuvent les révoquer. Il a l’initiative des lois
conjointement avec le Bundestag et le gouvernement fédéral, mais il ne dispose,
en principe, que d’un veto suspensif contre les textes votés par l’autre Chambre.
Ce veto ne revêt un caractère absolu que si l’existence des Länder est mise en
cause, si la loi en question restreint les droits fondamentaux des citoyens, si elle
concerne les partis ou le régime électoral et encore si elle vise à transférer à
l’Union européenne des droits de souveraineté. Cette dernière prérogative se
justifie par le souci d’éviter que le gouvernement fédéral avec l’appui de sa
majorité au Bundestag puisse dépouiller les Länder de leurs compétences en
les transférant à l’Union européenne.
Mais ce qui est plus important encore, c’est que le Conseil fédéral (Bundes-
rat) est le garant de l’ordre démocratique. En effet, dans les cas où le gouverne-
ment est autorisé par la constitution à se passer de l’assentiment de la Chambre
populaire, il ne peut agir sans l’accord du Bundesrat. Il y a là un cas curieux
d’utilisation du fédéralisme à l’effet de maintenir l’équilibre parlementaire entre
l’exécutif et le Parlement.
Le Bundesrat présente l’originalité d’une Seconde Chambre qui, loin d’être
affectée par le déclin général du bicaméralisme, a vu, au contraire, ses pouvoirs
FROMONT M. (2007), « La réforme du fédéralisme allemand de 2006 », RFDC no 70, p. 227.
5.
Décision dite So lange (aussi longtemps que...) du 29 mai 1974.
Les régimes parlementaires
211
renforcés. Son rôle en tant que garant de l’ordre démocratique n’est pas étranger
à cette évolution.
234. La Cour constitutionnelle (Fromont, 2004). – Le contrôle de la
constitutionnalité est assuré par une Cour constitutionnelle fédérale, instituée
par l’article 92 de la constitution et organisée par une loi du 12 mars 1951.
Ses membres, au nombre de seize sont choisis pour douze ans, parmi des per-
sonnalités qualifiées par leurs compétences juridiques, moitié par le Bundestag,
moitié par le Bundesrat, à la majorité des 2/3. Ce système implique en fait que
les désignations ne peuvent se faire que par accord entre les deux grands partis
et que les juges sont liés à ces partis.
La Cour est divisée en deux Chambres ou « sénats », de huit membres cha-
cune qui rendent des décisions au nom de la cour tout entière.
Les pouvoirs de la Cour sont considérables et elle est beaucoup plus qu’un
juge de la constitutionnalité au sens strict : elle est un gardien du régime et un
régulateur de l’équilibre politique entre les organes de l’État et les forces poli-
tiques du pays. Elle examine d’abord les litiges relatifs au fonctionnement des
pouvoirs publics : elle tranche les conflits de compétences entre les Länder ou
entre le Bund et les Länder ; elle peut être saisie de conflits entre des organes
fédéraux (par exemple d’une décision de dissoudre le Bundestag).
En deuxième lieu, elle assure le contrôle de la constitutionnalité des lois et
actes infra-législatifs. Le contrôle, qui est exercé a posteriori, a été conçu de
façon très extensive. La Cour peut être saisie in abstracto, en dehors de tout
litige, sur demande du gouvernement fédéral, d’un Land ou d’un tiers du Bun-
destag, mais aussi in concreto sur renvoi par un tribunal ou encore par un parti-
culier, sur exception d’inconstitutionnalité, en cas de violation d’un droit fonda-
mental, selon une procédure semblable à celle de l’amparo espagnol,
le
Verfassungsbeschwerde (v. supra no 58 et infra no 254, mais avec des effets
plus puissants, puisqu’il peut être dans certains cas dirigé directement contre
une loi).
En troisième lieu, la Cour assure une espèce de police de la moralité poli-
tique : elle peut prononcer à la demande du gouvernement la déchéance des
droits fondamentaux des individus coupables d’activités contraires aux princi-
pes du régime et interdire un parti politique présentant un danger pour la démo-
cratie (v. infra no 238).
La Cour occupe dans la vie juridique et politique allemande une place consi-
dérable. Cela tient d’abord à l’étendue de ses compétences, qui lui permettent
d’examiner toutes les lois importantes et d’intervenir dans tous les domaines
et surtout à la manière dont elle les exerce. En pratique, elle ne se contente
pas de décider qu’une loi est contraire ou conforme à la Constitution, mais
elle indique les conditions auxquelles cette loi doit satisfaire pour être jugée
conforme. Elle descend alors jusqu’aux détails, ce qui fait d’elle un quasi-légis-
lateur. C’est ainsi que, dans une décision du 28 mai 1993, à propos de l’inter-
ruption volontaire de grossesse, elle est allée jusqu’à préciser le nombre de jours
qui doivent s’écouler après qu’une femme enceinte ait consulté des experts
médicaux jusqu’au jour de l’intervention et elle a exigé que les conversations
échangées durant ces consultations fassent l’objet d’un compte-rendu écrit (Fro-
mont, 1995).
212
Droit constitutionnel
En Allemagne, comme ailleurs, une loi déclarée contraire à la constitution
pourrait être adoptée à nouveau par un amendement à la constitution. Néan-
moins, certaines dispositions de la Loi fondamentale, qui concernent les princi-
pes essentiels de l’État de droit, ne peuvent être modifiées, même aux termes de
la procédure de révision. La Cour peut par conséquent rattacher un grand nom-
bre de règles jurisprudentielles à des dispositions intangibles, plutôt qu’à des
dispositions modifiables pour éviter que ses décisions soient tournées par une
révision constitutionnelle. Ainsi, à propos de l’avortement, elle rattache la pro-
tection du fœtus non plus à l’article 2, alinéa 1 (qui protège le droit à la vie et à
l’intégrité physique), mais à l’article 1er qui proclame le principe de la dignité de
la personne humaine et qui, lui, est intangible.
L’importance de la cour provient aussi de son rôle de gardien de la souve-
raineté allemande vis-à-vis des institutions communautaires et notamment vis-à-
vis de la Cour du Luxembourg. Elle a notamment décidé dès 1974 que le droit
communautaire dérivé ne pouvait s’appliquer en Allemagne que s’il n’était pas
en contradiction avec les droits fondamentaux garantis par la constitution alle-
mande (Fromont, 1995)6. De même, en 2009, elle a estimé que le traité de Lis-
bonne n’était pas contraire à la Loi fondamentale. Cependant, comme l’Union
européenne n’était pas un État fédéral (Bundesstaat), mais une association
d’États souverains (Staatenverbund), il importait pour préserver la souveraineté
de la République fédérale, ainsi que la démocratie, de garantir la participation
du Parlement allemand au processus décisionnel européen. Aussi, la cour a-t-
elle décidé que les instruments de ratification ne pourraient être déposés qu’a-
près l’adoption par le Parlement fédéral d’un texte en ce sens7.
235. Le Président de la République (Arnold, 1995). – Il est élu pour cinq
ans par l’Assemblée fédérale qui se compose des députés du Bundestag et d’un
nombre égal de membres élus au scrutin proportionnel par les Diètes des Län-
der. Ainsi la présidence est dépouillée du caractère plébiscitaire que lui attri-
buait la constitution de Weimar en faisant du Président du Reich l’élu du peu-
ple. Il ne peut être révoqué ou renversé, mais seulement accusé par le Bundestag
ou le Bundesrat en cas de violation de la constitution ou de la loi fédérale. Il est
alors jugé par la Cour constitutionnelle. Cette procédure n’a jamais été mise en
œuvre, mais le président peut naturellement être contraint à la démission,
comme il est arrivé en 2012 dans le cas de Christian Wulff, soupçonné de cor-
ruption.
D’ailleurs la Charte de 1949 n’accorde au chef de l’État qu’un rôle effacé.
Non seulement elle le prive des prérogatives dont disposait son prédécesseur,
notamment du droit de soumettre au référendum des lois votées par le Parle-
ment, mais encore elle réduit quasiment à rien les pouvoirs auxquels il pourrait
prétendre dans le cadre du parlementarisme traditionnel. Il n’a pas l’initiative
des lois, son rôle normal dans la formation du cabinet est effacé et il ne dispose
du droit de dissolution que dans des conditions dont il appartient à la Diète de
permettre la réalisation (v. infra no 236).
6.
7.
Décision dite So lange (aussi longtemps que...) du 29 mai 1974.
Décision 72/2009 du Tribunal constitutionnel fédéral, 30 juin 2009.
Les régimes parlementaires
213
Pourtant si, à première vue, les constituants de Bonn ne semblent pas avoir
réédité l’imprudence de ceux du Weimar qui avaient cédé au souci d’établir une
présidence forte, ils ont tenu à éviter la paralysie du pouvoir et lui permettent en
cas de blocage des institutions de jouer un rôle actif avec « l’état de nécessité
législative » (v. infra no 237).
236. Le Chancelier. – La cadence rapide avec laquelle se sont succédé les
ministères de la République de Weimar a incité celle de Bonn à mettre l’accent
sur la stabilité gouvernementale.
Au début de chaque législature le Chancelier fédéral est élu par la Diète sur
la proposition du Président de la République. Si le candidat proposé n’est pas
élu, la Diète peut en élire un autre à la majorité absolue ; si elle n’y parvient pas,
le président peut, soit nommer le candidat qui a obtenu la majorité simple, soit
prononcer la dissolution de la Diète. Celle-ci est donc pénalisée si elle n’arrive
pas à dégager en son sein une majorité solide. Elle est pénalisée également si sa
majorité n’est pas cohérente. Ici c’est l’hypothèse de la responsabilité ministé-
rielle qu’il faut envisager.
Forts de l’expérience antérieure qui montrait que les gouvernements étaient
renversés par une coalition des extrêmes, nationalistes et communistes, c’est-à-
dire par une majorité négative, les constituants ont imaginé un système qui peut
se résumer dans la formule : on ne peut renverser un gouvernement qu’en le
remplaçant.
Si la Diète veut prendre l’initiative d’exprimer sa méfiance au Chancelier,
elle ne peut le faire qu’en lui élisant un successeur à la majorité absolue
(art. 67).
Ce mécanisme ingénieux dit « motion de censure constructive » a été imité
dans plusieurs constitutions d’Europe centrale et orientale. Il ne faut cependant
pas en exagérer les vertus. La stabilité politique allemande tient davantage à
l’homogénéité de l’opinion et à la discipline du personnel politique qu’à un
artifice de procédure.
De surcroît, le système n’est pas aussi efficace qu’on pourrait l’imaginer. Le
mécanisme de la motion de censure constructive, n’a fonctionné qu’une seule
fois, lorsque le Chancelier Helmut Schmidt a été remplacé par M. Helmut Kohl
en 1982, alors que d’autres Chanceliers ont pu être renversés par des procédés
informels. Et il est facile d’imaginer qu’un Chancelier peut être contraint de
démissionner ou bien par une pression interne de son propre parti ou bien par
rupture de la coalition qui le soutenait, comme il est arrivé à Ludwig Erhard en
1966. Il n’est pas non plus sans danger et on peut concevoir une situation où le
Chancelier se maintiendrait au pouvoir sans être soutenu par une majorité, mais
avec l’appui du président, simplement parce qu’il n’existe pas contre lui une
majorité assez cohérente pour lui élire un successeur.
Si c’est le Chancelier qui propose une motion de confiance et si la Chambre
la lui refuse à la majorité absolue, le président peut, sur sa proposition, dissou-
dre le Bundestag dans un délai de trois semaines (article 68). Mais si, entre-
temps, le Bundestag se ressaisit et élit un successeur au Chancelier, la dissolu-
tion n’est plus possible.
Le chancelier ne dispose donc pas du droit de dissolution, à la différence du
Premier ministre anglais ou du Président de la République française, et il ne
214
Droit constitutionnel
peut donc pas en principe se débarrasser d’une assemblée hostile ou ingouver-
nable, ni déterminer de façon volontaire et unilatérale la date des élections. Là
encore le constituant de 1949 a voulu éviter le retour des pratiques de la Répu-
blique de Weimar, dont les dissolutions à répétition avaient largement contribué
au climat d’instabilité politique, qui avaient favorisé l’arrivée des nazis au
pouvoir.
Cependant, dans ce cas aussi, il est possible de jouer avec la constitution. Le
chancelier, désireux de dissoudre alors qu’il dispose encore d’une majorité à la
Chambre, peut par exemple proposer une motion de confiance et demander à
son propre parti de voter contre lui. Le président pourra alors dissoudre le Bun-
destag. C’est ce qu’a fait Kohl en 1982 et c’est ce qu’a fait en 2005 le chancelier
Gerhard Schröder, qui, à la suite d’un désastre électoral dans les Länder souhai-
tait provoquer des élections anticipées.
La manœuvre a réussi sur le plan constitutionnel, mais politiquement n’a pas
donné les résultats escomptés, puisque le SPD, le parti de Gerhard Schröder n’a
pas gagné les élections. Cependant, son principal adversaire, la CDU n’a pas
obtenu non plus la majorité des sièges et il a fallu constituer une « grande coa-
lition ».
237. L’état de nécessité. – L’état de nécessité est une technique qui permet
de maintenir en fonction un gouvernement, bien qu’il ait perdu la majorité. La
situation visée est celle où, bien que la question de confiance posée par le Chan-
celier n’ait pas obtenu la majorité absolue, le Président de la République n’a
cependant pas prononcé la dissolution de la Diète. Si celle-ci rejette un projet
de loi dont le gouvernement a déclaré l’urgence, le président peut, à la requête
du Chancelier et avec l’assentiment du Conseil fédéral, proclamer l’état d’ur-
gence législative. L’effet de cette déclaration sera de donner au texte litigieux
valeur de loi, en dépit de son rejet par le Bundestag.
La déclaration de l’état de nécessité ne peut produire effet que pendant six
mois, et ne peut pas être renouvelée ; d’autre part, elle n’autorise pas à abroger
ou à suspendre l’application de la constitution ; enfin, la Diète peut y mettre fin
à tout moment en élisant un nouveau Chancelier. Certains ont pu craindre que
l’article 81 ouvre la porte à un pouvoir autoritaire. Il suffirait en effet, dit-on,
que les divisions de la Diète rendent impossible aussi bien le vote d’une motion
de censure constructive permettant de remplacer le Chancelier que l’adoption
d’un projet de loi déclaré urgent. Le Président pourrait alors gouverner avec
un gouvernement minoritaire. Cependant, ce qui rend cette hypothèse peu pro-
bable – elle ne s’est d’ailleurs jamais réalisée – c’est le mode de désignation du
Président, qui n’est pas un élu du suffrage universel, mais un homme du Parle-
ment, et surtout le système des partis allemands.
238. Le système des partis. – Comme partout, le fonctionnement du sys-
tème dépend dans une très large mesure du système des partis. Celui-ci est lui-
même déterminé par des facteurs socio-politiques, mais aussi par les règles de la
constitution matérielle. Au nombre de ces règles figurent évidemment celles qui
sont relatives au mode de scrutin et l’on a vu qu’elles favorisent les grands
partis.
La Loi fondamentale allemande a été l’une des premières constitutions à
contenir des dispositions relatives aux partis. La Constitution française de
Les régimes parlementaires
215
1946 ne les mentionnait même pas, mais la Loi fondamentale établit les fonde-
ments de leur statut : elle énonce les principes de base d’un statut et invite le
législateur à adopter des mesures plus détaillées. La place faite aux partis s’ex-
plique évidemment par l’histoire particulière de l’Allemagne. Il s’agissait de
garantir – après douze années de dictature du parti nazi – les conditions de fonc-
tionnement d’une démocratie pluraliste, qui suppose la liberté de création des
partis, mais aussi la possibilité de limiter ou d’interdire ceux qui, en raison de
leur but ou du comportement de leurs adhérents, pourraient constituer une
menace pour l’État de droit libéral et démocratique. C’est à la Cour constitu-
tionnelle qu’il appartient de prononcer la dissolution d’un parti à la demande
du Bundestag ou du gouvernement fédéral. C’est là un pouvoir énorme, dont
la Cour a usé à deux reprises en prononçant successivement l’inconstitutionna-
lité d’un parti néo-nazi en 1952 et celle du parti communiste en 1956. Ces
règles forment un véritable statut, qui a inspiré la législation de nombreux
pays, notamment les pays de l’Europe centrale et orientale et la Turquie.
Comme dans de nombreux pays, les partis politiques sont traités d’abord
comme des associations, dont les spécificités justifient certaines exceptions au
régime général des associations.
Ils sont définis comme des associations « qui coopèrent à la formation de la
volonté politique du peuple ». C’est la raison pour laquelle, si leur formation est
libre, ils doivent respecter les principes démocratiques. Mais c’est aussi pourquoi
la loi leur accorde un financement public, dont le montant dépend du nombre des
membres, de celui des suffrages obtenus, et des contributions reçues. Il représente
actuellement environ 30 % de leur budget.
En partie à cause du mode de scrutin, mais aussi de la situation politique
allemande depuis la guerre, il y a quatre partis principaux : à côté des deux
grands, le parti social-démocrate (SPD) et le parti chrétien-démocrate (CDU-
CSU) existent deux partis plus petits, les Libéraux et les Verts, de sorte que le
Chancelier appartenant à l’un des grands partis doit être fréquemment soutenu
par une coalition. Deux grandes combinaisons sont possibles : ou bien une coa-
lition des deux grands partis (la grande coalition) ou bien l’alliance de l’un des
grands partis avec les Verts ou le parti libéral. Ce dernier, qui est susceptible de
s’allier tantôt avec les sociaux-démocrates et tantôt le parti chrétien-démocrate,
joue ainsi le rôle de parti charnière. Actuellement, la chancelière Angela Merkel
s’appuie sur une petite coalition formée du parti chrétien-démocrate et des
libéraux.
239. Constitution et réunification (Kimmel, 1990, Guérard, 1990). – En
1990, par suite de la détente internationale et de l’effondrement du régime com-
muniste en RDA, pour la première fois depuis 1945, les circonstances étaient
favorables à la réunification de l’Allemagne. Pour parvenir à cette fin, il y avait,
selon la Loi fondamentale, deux voies possibles : celle de l’article 23, qui per-
mettait aux parties de l’Allemagne non encore comprises dans la RFA d’adhérer
à celle-ci ; celle de l’article 146 qui prévoyait que la « loi fondamentale devien-
drait caduque le jour de l’entrée en vigueur d’une constitution adoptée par le
peuple allemand en pleine liberté de décision ».
La procédure de l’article 23 avait été utilisée en 1957 pour l’adhésion de la
Sarre et c’est encore elle qui fût retenue en 1990 après quelques hésitations, car
216
Droit constitutionnel
c’était la plus rapide et la plus sûre. En effet, elle ne nécessitait qu’un simple
acte d’adhésion alors que l’article 146 supposait, comme préalable à la réunifi-
cation, l’élection d’une Assemblée constituante et l’adoption (éventuellement
par référendum) d’une nouvelle Constitution. Les modalités de la réunification
furent réglées par plusieurs traités conclus entre les deux États allemands. Après
avoir reconstitué les cinq Länder qui avaient été supprimés en 1953, le Parle-
ment de la RDA (Volkskammer) vota globalement leur adhésion à la RFA. Ces
cinq Länder sont donc venus s’ajouter aux dix de la RFA, et l’unité allemande a
été proclamée le 2 octobre 1990.
Quant à la Loi fondamentale, elle est restée en vigueur, bien qu’elle ait subi
quelques modifications conformément aux stipulations des traités d’unification.
L’article 23 a été abrogé, afin de marquer que l’union était achevée.
§ 2. Le régime parlementaire en Italie
240. Les institutions italiennes, telles que les a établies la constitution du
1er janvier 1948, sont en la forme extrêmement fidèles au type parlementaire
classique, susceptible, selon la configuration des partis politiques de fonctionner
de manière soit moniste, soit dualiste dans les périodes de crise et d’impuis-
sance des partis. La démocratie italienne n’est cependant pas exclusivement
représentative : la Constitution institue en effet le référendum abrogatif d’initia-
tive populaire (Pizzorusso, 2001 ; De Vergottini, 2012 ; Ricci, 2000 ; Cassese,
2001 ; Bin, 2012).
241. Un bicaméralisme authentique. – Par rapport à la plupart des consti-
tutions postérieures à la Seconde Guerre mondiale, la Constitution italienne se
caractérise par un bicaméralisme égalitaire (v. supra no 115). Ceci s’explique
par la situation politique au moment de l’élaboration de la constitution. Après
la chute du régime fasciste, le pays était profondément divisé et un parti com-
muniste puissant pouvait présenter un danger pour la démocratie. Les partis de
la droite et du centre, dominés par la démocratie chrétienne, cherchaient à éviter
qu’une majorité électorale confisque le pouvoir et ont conçu des institutions
propres à limiter le risque. L’une de ces institutions était la Cour constitution-
nelle, l’autre était le bicaméralisme qui permettrait d’affaiblir en les divisant les
forces issues des élections. En outre, le Sénat, recruté sur une base régionale,
pouvait contribuer à la satisfaction des aspirations à l’autonomie.
Ce sont les mêmes raisons qui ont poussé à instituer pour l’élection des par-
lementaires des deux Chambres un scrutin proportionnel intégral. Ce système a
produit ses effets habituels : un émiettement des partis politiques, la nécessité de
former des coalitions parlementaires et l’instabilité gouvernementale. Après
quelques tentatives d’introduire des éléments de scrutin majoritaire, le système
actuel, établi en 2005 par Berlusconi limite ces effets habituels en fixant des
seuils et en donnant des primes aux coalitions : les élections ont lieu à la pro-
portionnelle et le parti ou la coalition qui arrive en tête, même s’il ne dispose
que d’une majorité relative, obtient au moins 55 % des sièges de la circon-
scription.
Les régimes parlementaires
217
Les nombreux inconvénients et l’injustice du système, qui a pour effet de
permettre à une minorité d’obtenir une forte majorité parlementaire ont conduit
à des tentatives de réforme, dont aucune n’a abouti. Ce mode de scrutin a
contribué à nourrir chez de nombreux électeurs un sentiment de rejet de la
classe politique et a entraîné lors des élections de 2013 un recul des grands par-
tis au profit d’un nouveau mouvement, « Cinq Étoiles », qui refuse de participer
à des coalitions gouvernementales. C’est pourquoi il a été impossible de réunir
une majorité pour élire un nouveau Président de la République, ce qui a
contraint le président Napolitano, pourtant âgé de 88 ans, à accepter, pour la
première fois dans l’histoire italienne, d’exercer un second mandat et à former
un gouvernement reposant sur une vaste coalition droite-gauche, dont la stabi-
lité n’est pas assurée.
Les deux assemblées ont des pouvoirs identiques. Les lois ne peuvent être
adoptées sans le consentement de chacune d’elles et toutes deux doivent soute-
nir le gouvernement pour que celui-ci puisse se maintenir au pouvoir, ce qui le
rend particulièrement fragile lorsque la composition des deux assemblées est
différente, comme c’est le cas depuis les dernières élections de 2013, qui a
donné une majorité de centre gauche à la chambre des députés et une absence
de majorité au Sénat.
L’une et l’autre peuvent mettre en cause la responsabilité du cabinet et
l’obliger à démissionner. Mais elles courent aussi des risques analogues : toutes
deux peuvent être dissoutes.
Les Chambres sont investies du pouvoir législatif. Cependant, l’exercice de
ce pouvoir présente certaines particularités. En premier lieu, aux termes de l’ar-
ticle 71 de la Constitution, « le peuple exerce l’initiative des lois, au moyen
d’une proposition présentée par cinquante mille électeurs et constituant un pro-
jet rédigé en articles », ce qui n’est en fait qu’un droit de pétition. En deuxième
lieu, les régions, dont l’autonomie est très poussée, disposent dans certaines
matières d’un pouvoir législatif concurrent de celui de l’État ; en troisième
lieu, une partie du pouvoir législatif peut être exercée par les commissions par-
lementaires ou encore par référendum ; enfin, le gouvernement peut, en cas de
nécessité ou d’urgence, prendre des décrets-lois ayant force de loi. Ils doivent
être soumis au Parlement, qui doit les ratifier dans les deux mois, faute de quoi,
ils deviennent caducs. En pratique, le gouvernement donne fréquemment une
interprétation large de la notion de nécessité pour recourir cette procédure.
242. Le pouvoir législatif des commissions parlementaires. – Instruits par
l’expérience, de la lourdeur et de la lenteur de la procédure législative tradition-
nelle, les constituants italiens ont adopté une disposition qui dépossède partiel-
lement le Parlement de ses prérogatives législatives. En effet l’article 72 de la
Constitution dispose que les Chambres peuvent confier aux commissions non
seulement l’examen d’un projet, mais encore l’adoption définitive d’un texte
législatif.
Jusqu’à l’adoption définitive du texte par la commission, celle-ci peut être
dessaisie à la demande d’un cinquième de ses membres, du gouvernement ou
d’un dixième des députés. Le projet doit alors être discuté par la Chambre
elle-même. Malgré cette possibilité de dessaisissement, le procédé de la com-
mission légiférante a été abondamment utilisé. Comme il est exclu pour
218
Droit constitutionnel
certaines matières importantes (questions constitutionnelles ou électorales, rati-
fication des traités, budget, dispositions fiscales), il permet à la Chambre d’être
soulagée de l’élaboration des règles techniques. Celles-ci sont adoptées après
une discussion entre les spécialistes et le ministre intéressé qui participe aux
travaux de la commission.
243. Le référendum abrogatif. – L’article 75 prévoit que 500 000 électeurs
ou cinq conseils régionaux peuvent demander l’organisation d’un référendum
pour décider l’abrogation d’une loi, sauf dans certaines matières, notamment,
pour des raisons bien compréhensibles, en matière fiscale. Lorsque les signatu-
res ont été recueillies, l’organisation du référendum est obligatoire. Toutefois,
l’article 75 prévoyait qu’une loi déterminerait la procédure applicable. Or les
partis politiques ont été pendant de longues années hostiles à la démocratie
semi-directe et la loi n’a vu le jour qu’en 1970, lorsque la Démocratie chré-
tienne a voulu permettre un référendum destiné à abroger la loi qui venait d’au-
toriser le divorce.
La procédure qu’organise la loi du 25 mai 1970 est assez complexe. Le texte
de la pétition, ainsi que les signatures, sont soumis pour vérification à la Cour
de cassation et par ailleurs la Cour constitutionnelle peut refuser d’autoriser le
référendum, même si le nombre de signatures requis a été atteint, si elle estime
que son contenu est contraire à la constitution. C’est ainsi que, en janvier 2012,
elle s’est opposée à l’organisation d’un référendum visant à abroger la loi élec-
torale, au motif notamment qu’au cas où le oui l’emporterait et où la loi serait
abrogée, il serait impossible d’organiser une élection jusqu’à l’adoption d’une
nouvelle loi.
Elle permet de déclarer irrecevables certaines demandes, mais n’a pas empê-
ché l’organisation assez fréquente de consultations puisque depuis 1974, plus
de cinquante référendums ont eu lieu. Si les neuf premiers n’ont pas abouti,
en revanche, les partisans du « oui » l’ont très nettement emporté à la plupart
des référendums suivants, et notamment à ceux concernant la limitation du
développement, de l’énergie nucléaire (1987), la suppression du financement
public des partis et la réforme électorale (1993), la suspension de la politique
de construction de centrales nucléaires. Pour que la loi visée par le référendum
soit abrogée, il faut non seulement que la majorité des votants se soit prononcée
en ce sens, mais aussi que le taux de participation ait été au moins égal à 50 %.
Sinon, la votation est déclarée nulle et non avenue, ce qui s’est produit plusieurs
fois et récemment encore, en 2005, à propos d’un référendum visant à abroger
une loi limitant la procréation assistée.
Le referendum abrogatif est parfois critiqué, soit parce que de nombreux
référendums ne peuvent franchir le barrage de la Cour constitutionnelle, soit
parce que plusieurs questions diverses sont posées le même jour, soit parce
que, en raison du grand nombre de référendums, beaucoup échouent faute de
quorum, en raison de la technicité des questions posées ou du fait que les forces
politiques opposées aux projets de réforme ont recommandé l’abstention,
comme l’ont fait les plus hautes autorités de l’Église catholique à propos des
lois de bioéthique.
Il reste que le référendum a eu en Italie des conséquences politiques très
importantes : elle a permis aux citoyens de participer à de grands débats de
Les régimes parlementaires
219
société et à provoquer des réformes législatives sur des questions comme le
divorce, l’avortement, l’échelle mobile des salaires, le nucléaire, et a contribué
au développement du parti radical, qui a été à l’origine de plusieurs proposi-
tions. Elle a d’autre part contribué au renforcement des pouvoirs de la Cour
constitutionnelle, compétente pour admettre ou rejeter les requêtes, au regard
des dispositions de l’article 75 de la Constitution (Mény, 1991). Enfin, dans la
mesure où l’initiative est prise en dehors des partis, il a permis à plusieurs repri-
ses aux citoyens d’exprimer leur mécontentement à l’égard du système politique
en général et du système des partis en particulier. Tantôt, devant l’impossibilité
pratique d’obtenir une révision de la Constitution, le référendum est apparu un
moment comme le seul moyen de provoquer une réforme. Ainsi, l’un des dix
référendums organisés au printemps 1993 a permis une modification partielle,
mais importante, de la loi électorale relative au Sénat. Tantôt, le référendum est
le moyen d’empêcher une forte majorité parlementaire d’imposer des réformes
jugées illégitimes. C’est ainsi que le référendum de juin 2011 a bloqué les réfor-
mes adoptées par la majorité conduite par Berlusconi et a ainsi préparé sa chute.
244. Le Président de la République et le gouvernement. – Le statut du
Président de la République a été inspiré par la IIIe et la IVe Républiques françai-
ses. Il est élu pour sept ans, par un collège qui comprend outre les membres des
deux Chambres, trois délégués par région, ce qui fait soixante délégués non
parlementaires. L’élection a lieu au scrutin secret, à la majorité des deux tiers
pour les trois premiers tours, à la majorité absolue ensuite. Ce mode de désigna-
tion souligne, en pratique, la division des forces politiques italiennes. En 1964,
M. Saragat a été élu au vingt et unième tour de scrutin, en 1971 il en a fallu
vingt-trois pour élire M. Leone. Si en 1985, l’élection du Président Cossiga,
fut acquise dès le premier tour et presque à l’unanimité, en 2006, l’opposition
droite/gauche, très vive ne permit l’élection du candidat Napoletano qu’au
4e tour de scrutin et au 6e en 2013 pour son second mandat.
Quant à ses compétences, ce sont celles d’un chef d’État parlementaire, mais
elles ont été sensiblement renforcées par rapport à celles du président de la
IIIe et de la IVe Républiques françaises. Il nomme le Président du Conseil,
c’est-à-dire le chef du gouvernement, mais celui-ci doit obtenir et conserver la
confiance des Chambres. Le Président de la République convoque les Cham-
bres et dispose du pouvoir discrétionnaire de les dissoudre ensemble ou séparé-
ment. Il est autorisé à demander aux Chambres une seconde délibération sur les
lois votées et à leur adresser des messages. Il dispose du pouvoir réglementaire
et de toutes les attributions traditionnelles d’un chef d’État parlementaire (nomi-
nation des fonctionnaires, prérogatives diplomatiques pour accréditer
les
ambassadeurs et ratifier les traités, grâce, etc.). Conformément à la tradition par-
lementaire, il est irresponsable.
Le président du Conseil a un rôle comparable à celui de son homologue de
la IIIe et de la IVe Républiques françaises. Il contresigne les actes du Président
de la République et dirige l’action du gouvernement. S’il dispose d’une majorité
parlementaire, c’est lui qui exerce le pouvoir, et le Président de la République
n’a qu’une magistrature morale. Sa responsabilité peut être mise en jeu par les
mécanismes ordinaires du régime parlementaire, la motion de censure ou le rejet
d’une question de confiance, mais aussi par des procédés informels : s’il est à la
220
Droit constitutionnel
tête d’un gouvernement de coalition, il suffit que l’un des partis de la coalition
se retire pour qu’il soit contraint de démissionner, comme il est arrivé pour le
gouvernement de Monti en décembre 2012, auquel le parti de Berlusconi avait
retiré son soutien. Or, presque tous les gouvernements s’appuient sur une coa-
lition. La stabilité dépend donc de la composition des chambres et du système
des partis, qui dépend lui-même pour une part du système électoral. D’où les
efforts pour le réformer. Mais le président du Conseil peut encore être contraint
de démissionner par son propre parti, si celui-ci lui préfère une autre personna-
lité. C’est ainsi que Matteo Renzi a remplacé Enrico Letta en février 2014.
Le Président de la République retrouve un rôle important dans les périodes
difficiles. Lorsqu’il n’existe pas une majorité claire, c’est à lui qu’il appartient
de rechercher une coalition possible et un homme pour la diriger. Il est alors en
mesure de peser sur le contenu de la politique déterminée par ce ministère. On
parle alors de cabinet présidentiel. De même, après qu’un gouvernement ait été
renversé, le Président peut dissoudre, mais il peut aussi refuser de le faire s’il
estime que de nouvelles élections ne permettront pas de dégager une majorité
plus claire. C’est ce qui s’est produit en 1995, après la chute du premier gou-
vernement Berlusconi, quand le Président Scalfaro préféra nommer un gouver-
nement de techniciens. De même, en 2011, après qu’un autre gouvernement
Berlusconi eut perdu la confiance des chambres, le président Napolitano décida
de nommer à la présidence du Conseil M. Monti, un économiste qui n’était pas
parlementaire8. En revanche, en décembre 2012, après que M. Monti eut démis-
sionné après avoir perdu le soutien du parti de Berlusconi à la chambre, le pré-
sident Napolitano dut convoquer des élections anticipées (Laffaille, 2013).
En dehors même de ces situations, le Président de la République exerce une
influence considérable, qui peut aller bien au delà d’une simple influence
morale. À plusieurs reprises, les interventions du Président Napolitano ont
contribué à freiner certaines initiatives du Président du Conseil. C’est ainsi
qu’il a refusé à plusieurs reprises de signer des décrets-lois qu’il estimait
contraires à la constitution. Ainsi, Berlusconi, soupçonné dans plusieurs affaires
et menacé de poursuites pénales, avait fait voter des lois accordant une immu-
nité juridictionnelle provisoire aux titulaires de plusieurs des plus hautes char-
ges de l’État, parmi lesquelles naturellement celles de Président de la Répu-
blique et de Président du Conseil. La cour constitutionnelle les ayant déclarées
contraires à la Constitution, Berlusconi a tenté de faire adopter les mêmes règles
en forme constitutionnelle, mais a dû y renoncer, notamment après que le Pré-
sident de la République eut fait savoir qu’il jugeait inutile la réforme de son
propre statut.
245. La Cour constitutionnelle (Zagrebelsky, 1977). – La Cour constitu-
tionnelle était prévue par la constitution, mais n’a été mise en place que huit ans
plus tard, notamment parce qu’on ne parvenait pas à en désigner les membres.
Ceux-ci sont au nombre de quinze, nommés pour neuf ans selon une procédure
assez complexe : un tiers est nommé par le Parlement en séance commune (à la
Peu auparavant, le président Scalfaro avait nommé M. Monti sénateur à vie. Celui-ci n’avait
8.
jamais été parlementaire auparavant et cette nomination n’avait qu’une valeur symbolique, car il
n’est pas nécessaire d’être parlementaire pour être président du Conseil.
Les régimes parlementaires
221
majorité des deux tiers aux deux premiers tours de scrutin et des trois cinquiè-
mes aux tours suivants), un tiers par le Président de la République, un tiers par
les magistratures suprêmes (Cour de cassation, Conseil d’État, Cour des
comptes).
Ils peuvent être choisis pour leurs compétences, parmi les membres des pro-
fessions juridiques (magistrats, avocats et professeurs de droit des universités),
mais il est clair qu’en pratique, compte tenu du mode de désignation, les critères
du choix sont loin d’être indépendants de toute préoccupation politique. Son
président est élu par la Cour parmi ses membres pour une durée de trois ans.
La Cour dispose d’attributions très importantes en matière de contrôle de
constitutionnalité des lois. Elle exerce un contrôle de constitutionnalité a poste-
riori sur les lois de l’État et des régions, ainsi que sur l’organisation des réfé-
rendums (cf. supra). La Cour est saisie par voie d’exception directement par les
tribunaux (et non pas comme en France à travers le filtre de la Cour de cassation
ou du Conseil d’État). Elle est aussi chargée, comme dans un État fédéral, de
trancher les conflits de compétences entre organes de l’État et entre l’État et les
régions et elle peut statuer en matière pénale pour juger les accusations portées
contre le Président de la République et les ministres. Ces compétences ont
donné à la Cour un rôle de tout premier plan, nettement politique.
246. Les régions. – Chaque région est gouvernée par un conseil régional, un
exécutif et son Président. Les régions jouissent d’une autonomie considérable.
En premier lieu, elles déterminent librement leurs propres statuts, disposent de
l’autonomie financière et du pouvoir législatif dans de nombreux domaines.
C’est par ces traits qu’elles ressemblent aux États membres d’un État fédéral
(Groppit, 2000, p. 481 ; Hamon, 2001, p. 28). Depuis la modification de 2001,
la constitution détermine trois catégories de matières. Les premières sont énu-
mérées de manière limitative et relèvent de la compétence exclusive de l’État,
c’est-à-dire de la loi nationale. Les secondes, énumérées elles aussi, relèvent de
la compétence commune de l’État et des régions. Dans ces matières, la compé-
tence législative appartient aux régions, pourvu qu’elles se conforment aux
principes fondamentaux déterminés par la loi nationale. Quant à la troisième
catégorie, elle ne fait l’objet d’aucune liste, mais toutes les matières qui ne figu-
rent pas sur la première ou la seconde liste relèvent de la compétence des
régions, qui est ainsi une compétence de droit commun. Les lois régionales
sont de véritables lois et non des actes administratifs en ce sens qu’elles ne peu-
vent être contestées, même par l’État, que devant la Cour constitutionnelle.
Il serait cependant exagéré de parler de fédéralisme. Bien que les régions
disposent de compétences très étendues, la constitution continue de proclamer
le principe d’unité et d’indivisibilité de la République, leurs statuts sont subor-
donnés à la constitution et elles ne participent ni au gouvernement de l’État ni à
la formation des lois, ni à la révision constitutionnelle, puisqu’il n’existe pas de
seconde Chambre fédérale (Elie, 2002).
247. La crise du système politique italien. – L’Italie traverse depuis des
années une crise profonde, qui affecte à la fois les institutions politiques et les
partis. Les deux éléments sont d’ailleurs liés.
222
Droit constitutionnel
En raison notamment de la représentation proportionnelle, le système a
longtemps été caractérisé par l’existence de partis multiples, dont aucun n’était
majoritaire. Les deux plus importants étaient la démocratie chrétienne et le parti
communiste. Comme celui-ci était laissé hors jeu, les gouvernements devaient
nécessairement s’appuyer sur des coalitions mouvantes, dont la démocratie
chrétienne constituait l’élément principal et permanent, mais qui associaient le
parti socialiste et trois partis plus petits. Cette formule était connue sous le nom
de « pentopartismo ». Le système souffrait de très graves défauts, qui l’ont
discrédité aux yeux d’une vaste majorité de l’opinion publique. Le premier
était l’instabilité ministérielle. Certaines des composantes se retiraient parfois
de la coalition pour tenter une autre combinaison. Aussi
la durée de vie
moyenne des gouvernements était très courte. Entre 1945 et 1991, l’Italie a
ainsi connu cinquante gouvernements. Un autre vice du système était une cor-
ruption très étendue.
Trois facteurs principaux ont alors, depuis le début des années 1990, directe-
ment contribué à une transformation profonde du système politique. Le premier
est l’opération mani pulite (« mains propres »). Les procureurs de la République
ont déclenché des poursuites judiciaires, pour des affaires de corruption ou de
collusion avec la mafia, contre un très grand nombre de dirigeants d’entreprises,
de fonctionnaires et des élus appartenant à tous les partis politiques. Plus de 10 %
des parlementaires ont ainsi été poursuivis, dont deux anciens Présidents du
Conseil, Bettino Craxi et Giulio Andreotti. Ces événements ont ainsi achevé de
discréditer les élites politiques. Le second facteur est la chute du Mur de Berlin,
qui a entraîné la fin de la guerre froide et, sur le plan intérieur, la transformation
progressive du parti communiste en un parti de gauche semblable à tous les partis
sociaux-démocrates des autres pays d’Europe, le parti démocrate, qui fait désor-
mais partie du jeu politique. Le troisième facteur est la réforme électorale, adoptée
à la suite du référendum du 18 avril 1993, qui avait abrogé la loi électorale rela-
tive au Sénat. Le Parlement devait dans ces conditions adopter une nouvelle loi.
Celle-ci modifiait profondément le mode de scrutin, qui était désormais le scrutin
majoritaire à un tour pour les trois quarts des sièges dans les deux Chambres, les
sièges restants étant attribués à la proportionnelle. Ce système a été de nouveau
transformé en 2005 (v. infra no 248).
En raison notamment des regroupements imposés par un mode de scrutin à
dominante majoritaire, le système était donc devenu bipolaire. La recomposi-
tion politique avait été si profonde qu’on allait jusqu’à dire que l’Italie était
passée à un nouveau régime désigné sous le nom de « IIe République ». Avec
la fin de la domination de la Démocratie chrétienne les forces s’organisaient en
deux groupes principaux, à droite le « peuple de la liberté », comprenant le
mouvement Forza Italia de Silvio Berlusconi, allié au parti post-fasciste,
Alliance Nationale, et la Ligue nord, un mouvement régionaliste à tendances
séparatistes ; à gauche, le parti démocrate, qui regroupe l’ancien parti commu-
niste et des forces provenant du parti socialiste ainsi que de la gauche de l’an-
cienne démocratie chrétienne. Les deux coalitions ont alterné au pouvoir.
Lors des élections législatives de 1994 une coalition de droite avait remporté
un succès relatif, mais la rupture de cette coalition avait fini par rendre néces-
saire la dissolution du Parlement. Les élections qui suivirent ont donné une très
Les régimes parlementaires
223
nette victoire à la gauche, puis celles de 2001 ont vu le triomphe de la droite9,
celles de 2006 une victoire très étroite de la gauche. Toutefois, le gouvernement
de gauche de Romano Prodi a dû démissionner en 2008, provoquant des élec-
tions anticipées, gagnées par la droite de Berlusconi.
En 2011, c’est celui-ci qui, après avoir été atteint par de nombreux scanda-
les, a perdu à son tour la confiance des chambres et a été remplacé comme on
l’a vu par le gouvernement de techniciens, dirigé par Mario Monti, qui lui-
même a été abandonné à la fin de 2012 par une partie de la coalition qui le
soutenait. À la suite des législatives de 2013, la seule solution pour constituer
un nouveau gouvernement était de former une coalition gauche-droite sous la
direction de Enrico Letta ; Mais celui-ci allait être remplacé au mois de
février 2014 à la tête du Parti Démocrate et à la présidence du Conseil par Mat-
teo Renzi, comme on l’a vu précédemment (cf. supra no 244).
248. Le problème des réformes institutionnelles. – Durant de longues
années les élites politiques ont eu le sentiment persistant qu’une réforme était
nécessaire pour plusieurs raisons, d’ailleurs contradictoires, de sorte que la
réforme apparaît difficile.
En premier lieu, pour tenter de limiter l’instabilité ministérielle et l’influence
des petits partis qui menaçaient l’homogénéité des coalitions, certains souhai-
tent ce qu’ils appellent le présidentialisme, c’est-à-dire un système vaguement
inspiré de la constitution française de la Ve République en faisant élire au suf-
frage universel soit le Président de la République, soit le Président du Conseil,
celui-ci demeurant cependant politiquement responsable, tandis que d’autres
voudraient simplement adopter certains mécanismes du parlementarisme ratio-
nalisé, rendant plus difficile la mise en cause de la responsabilité du gouverne-
ment, en s’inspirant notamment du modèle allemand.
En deuxième lieu, beaucoup souhaitent renforcer le pouvoir des régions et
parlent même de fédéralisme. Il s’agit essentiellement de la Ligue nord, qui a
été à plusieurs reprises en mesure d’exercer une forte pression au sein de la
coalition dirigée par le « pôle de la liberté » et son leader Silvio Berlusconi,
mais qui est aujourd’hui en perte de vitesse.
Plusieurs tentatives de réforme ont été entreprises dans le passé, selon des
méthodes diverses, mais aucune ne put aboutir. À trois reprises, les deux cham-
bres du Parlement formèrent une commission dite bicamérale, parce que com-
posée de députés et de sénateurs, qui devait préparer un projet, en dérogation
aux dispositions prévues pour la révision. En 2006, Berlusconi fit adopter par
les deux chambres du Parlement une réforme constitutionnelle de très grande
ampleur, qui fut soumise au référendum et rejetée par le corps électoral. En
2013, c’est le Président de la République qui prend l’initiative de confier la
préparation de la réforme à un comité d’experts
Sur le fond, les premiers projets s’inspiraient dans une large mesure du sys-
tème français, maladroitement nommé « semi-présidentiel » (cf. supra nº 104 et
infra nº 474). Celui qui a été préparé en 2013 et qui sera examiné en 2014
s’écarte de ce modèle et vise plutôt à améliorer le système parlementaire clas-
sique, notamment en mettant fin au bicaméralisme égalitaire, perçu comme un
9. MÉNY Y., « Le 13 mai de Silvio Berlusconi », Le Monde, 17 mai 2001.
224
Droit constitutionnel
facteur de rigidité et comme une cause importante de l’instabilité ministérielle.
Le président du conseil serait désormais responsable devant la seule chambre
des députés, tandis que le Sénat deviendrait une chambre des régions et n’aurait
dans la plupart des matières législatives qu’un rôle consultatif. C’est le président
du conseil qui sortirait considérablement renforcé de cette réforme. L’actuel
président du conseil, Matteo Renzi, doit le soumettre avant l’été au Parlement
actuel, où il risque de se heurter à une forte opposition.
Un autre élément important du système constitutionnel, mais qui relève de la
loi ordinaire, est le mode de scrutin. Berlusconi avait réussi à faire adopter en
2005 une réforme électorale, qui donnait une forte prime à la coalition arrivée
en tête mais cette réforme est perçue comme profondément injuste (cf. supra
no 241). Comme on l’a vu, une tentative de référendum abrogatif a échoué en
2011 (cf. supra no 243). En décembre 2012, la cour constitutionnelle a déclaré
que la loi électorale en vigueur était inconstitutionnelle en raison d’une prime
trop forte donnée à la liste ou à un groupe de listes apparentées arrivées en tête.
Une nouvelle loi est donc indispensable avant les prochaines élections et un
projet sera examiné prochainement par le Parlement.
§ 3. Le régime parlementaire en Espagne
249. Parmi les grands États de l’Europe occidentale, l’Espagne est celui qui
a accédé le plus récemment à la démocratie. C’est seulement en 1975 que la
dictature franquiste, installée depuis plus de trente-cinq ans, a pris fin, avec la
disparition du général Franco, mort dans son lit après une longue agonie. Par
son acceptation du pluralisme politique et de la souveraineté populaire, le roi
Juan Carlos, que le général Franco avait désigné comme son successeur, a faci-
lité la transition vers un régime démocratique. Cette transition s’est accomplie
en moins de trois ans, par des voies entièrement légales. Élaborée par le gou-
vernement, mais ratifiée par l’Assemblée législative et approuvée par référen-
dum, la Constitution du 29 décembre 1978 établit un régime parlementaire,
les mécanismes s’inspirent sur certains points de modèles étrangers
dont
(notamment allemand, italien et français), mais qui n’en présente pas moins
des traits originaux.
250. Forme de l’État. – Selon l’article premier de la constitution « la forme
politique de l’État espagnol est la monarchie parlementaire ». Le roi incarne la
communauté nationale, mais il doit être nettement séparé du gouvernement, qui
a seul qualité pour définir et conduire une politique, en accord avec le Parlement
(Cortes generales). Il « arbitre et tempère le fonctionnement régulier des insti-
tutions » mais les pouvoirs que la constitution lui attribue (promulgation des
lois, dissolution du Parlement, convocation du référendum, nomination des
ministres et des membres du tribunal constitutionnel, etc.) ne peuvent être exer-
cés qu’avec le contreseing du Président du gouvernement, ou éventuellement
avec celui du président du Congrès des députés (en ce qui concerne d’une part
la proposition et la nomination du Président du gouvernement et, d’autre part, la
dissolution consécutive à une crise ministérielle prolongée). En fait, ces pou-
voirs correspondent presque toujours à des compétences liées ou, en d’autres
Les régimes parlementaires
225
termes, à des compétences qu’il est obligé d’exercer et qui ne lui laissent aucune
faculté d’appréciation. Il s’agit donc d’un régime parlementaire moniste, où la
fonction de chef de l’État est héréditaire.
L’ordre de succession est
le même que celui qui était en vigueur au
Royaume Uni avant 2013 : c’est l’ordre de primogéniture avec préférence
pour les mâles. Les femmes peuvent succéder, mais seulement s’il n’y a pas
d’héritier mâle. Ainsi, s’il y a une femme et un homme plus jeune, c’est
l’homme qui succède. La question n’est pas d’une actualité brûlante, car l’héri-
tier est de sexe masculin et qu’il a lui-même deux filles, mais elle se poserait s’il
avait un fils. C’est donc surtout pour des raisons symboliques que, lorsqu’elle
était au pouvoir, la gauche envisageait de réviser la constitution sur ce point.
Malgré le rôle essentiel qu’avait joué le roi Juan Carlos durant la période de
transition et le prestige dont il avait joui jusqu’à une date relativement récente,
des scandales ont atteint plusieurs membres de sa famille. Certains commencent
à poser la question de la forme monarchique du régime et réclament une révi-
sion de la constitution. Pour tenter de couper court au débat, le 2 juin 2014, le
roi a annoncé sa décision d’abdiquer. Cette décision a sans doute été précipitée
par la défaite des deux grands partis de gouvernement aux élections européen-
nes. Or, les conséquences de l’abdication devaient être réglées par une loi orga-
nique, qu’il était encore facile de faire adopter avant un changement possible
dans la composition des Cortes. La loi a été adoptée le 17 juin et le 19, le fils
de Juan Carlos est monté sur le trône le 19 juin sous le nom de Felipe VI.
251. Structures de l’État. – Quant aux structures de l’État, elles se caracté-
risent par la volonté de rompre avec la conception unitaire et centralisatrice du
régime franquiste et de satisfaire, au moins en partie, les revendications des dif-
férents groupes linguistiques régionaux, notamment catalan et basque. Sans
aller jusqu’à un véritable fédéralisme, la constitution a créé une structure origi-
nale « l’État autonomique », qui vise à la reconnaissance des peuples au sein
d’un même État. La constitution repose « sur l’unité indissoluble de la nation
le « droit à l’autonomie des nationalités et
espagnole », mais elle garantit
régions qui en font partie » (art. 2). Une communauté autonome est constituée
de plusieurs provinces, généralement limitrophes, qui ont demandé à se regrou-
per en raison de leurs liens historiques, culturels, linguistiques ou économiques.
Les principales matières relevant de la compétence autonomique sont énumé-
rées par la constitution mais le statut de chaque communauté peut en compléter
la liste. Le très haut degré d’autonomie des communautés se mesure au fait
qu’elles élaborent elles-mêmes leurs statuts, qui doivent toutefois être approu-
vés par une loi organique de l’État et qui sont soumis au contrôle du Tribunal
constitutionnel. Depuis l’entrée en vigueur de la Constitution, ils ont d’ailleurs
été modifiés, toujours dans le sens d’une plus grande autonomie. C’est ainsi
que, la Catalogne a adopté un nouveau statut en 2006, qui fut approuvé par
les deux chambres du Parlement espagnol, puis par référendum en Catalogne.
Néanmoins, par une décision du 28 juin 2010, le Tribunal constitutionnel, saisi
par le parti populaire espagnol, un parti conservateur, alors dans l’opposition, a
annulé plusieurs articles du nouveau statut et a notamment considéré qu’étaient
contraires à la Constitution l’inscription du concept de « nation catalane » ainsi
que la préférence donnée à la langue catalane.
226
Droit constitutionnel
La tension entre la Catalogne, dont les autorités voudraient aller vers l’indé-
pendance, et les autorités centrales s’est aggravée en 2014. Le Tribunal consti-
tutionnel espagnol a annulé, le 25 mars, une résolution du Parlement régional
de Catalogne, qui proclamait que le peuple catalan était « un sujet politique et
juridique souverain ». Se référant à une décision de la cour suprême du Canada
sur l’indépendance du Québec, le Tribunal constitutionnel a déclaré que la sou-
veraineté nationale résidait seulement dans le peuple espagnol. Pour la juridic-
tion suprême, la constitution espagnole ne saurait autoriser une déclaration uni-
latérale d’indépendance. L’indépendance ne pourrait donc résulter que d’une
révision de la constitution, ce que le gouvernement et les Cortes refusent.
Quoi qu’il en soit, le gouvernement catalan maintient sa décision d’organiser
le 9 novembre 2014 un referendum que les autorités centrales tiennent pour
inconstitutionnel.
D’autre part, les communautés autonomes sont représentées au sein de la
Chambre haute du Parlement national, le Sénat. Mais ce dernier ne représente
pas uniquement les communautés autonomes (v. infra no 252) et ce n’est donc
pas une seconde Chambre de type fédéral comme le Sénat américain ou le Bun-
desrat allemand.
Dans la mesure où certains partis sont organisés sur la base des communau-
tés et où leurs voix sont parfois nécessaires pour former des coalitions, ils peu-
vent être tentés d’utiliser cette situation pour accroître encore une autonomie
déjà considérable. Certains redoutent aujourd’hui de voir cette autonomie porter
atteinte à l’unité même de l’Espagne (Roca, 2007).
252. Régime représentatif et démocratie directe. – Le peuple espagnol,
« dont émanent tous les pouvoirs de l’État » (art. 1), est représenté par les Cortes
generales (Parlement), qui sont composées de deux Chambres :
— Le Congrès des députés représente directement la population.
L’élection a lieu au scrutin de liste avec représentation proportionnelle, dans
le cadre de chaque province. Les sièges, dont le nombre peut varier entre un
minimum de trois cents et un maximum de quatre cents, sont répartis propor-
tionnellement à la population, après attribution à chaque province d’une repré-
sentation initiale minima.
— Le Sénat est la Chambre de représentation territoriale. Chaque province
dispose du même nombre de sièges (quatre), quelle que soit l’importance de sa
population. En outre, chaque communauté autonome désigne un sénateur, plus
un pour chaque tranche de un million d’habitants. Une révision de la Constitu-
tion est envisagée pour améliorer la représentation des communautés autono-
mes, mais la procédure de révision exige un large accord des partis politiques,
difficile à obtenir (Perez-Calvo, 2006).
À l’exception des sénateurs représentant les communautés autonomes, qui
sont désignés par les organes de ces communautés, tous les membres des Cortes
generales sont élus au suffrage universel direct pour quatre ans. Mais le
Congrès des députés, de même que le Sénat, peut être dissous avant le terme
de ce mandat.
Le bicamérisme espagnol est inégalitaire : D’une part, c’est le Congrès des
députés qui investit le gouvernement et qui peut seul mettre en jeu sa responsa-
bilité. D’autre part, en cas de désaccord entre les deux Chambres sur le vote
Les régimes parlementaires
227
d’un texte, le Congrès des députés peut avoir le dernier mot, sauf en matière
constitutionnelle, où l’accord du Sénat est indispensable.
Les Cortes generales exercent la « puissance législative de l’État » (art. 66)
mais elles peuvent accorder une habilitation au gouvernement dans des matières
déterminées (art. 82). En outre, de même qu’en Italie, chaque Chambre peut
déléguer à ses Commissions législatives permanentes la faculté d’approuver
des projets ou propositions de loi (art. 75).
Bien que la constitution soit principalement fondée sur le principe représen-
tatif, elle prévoit la possibilité d’un référendum dans deux cas :
a) Le référendum consultatif. Les électeurs sont convoqués par le Roi en vue
d’un référendum consultatif sur proposition du président du gouvernement,
préalablement autorisée par le Congrès des députés (art. 92). Son résultat ne
constitue qu’une simple indication pour le Parlement, qui reste maître de la
décision, juridiquement tout au moins. En 1986, Felipe Gonzales y a eu recours
pour faire approuver le maintien de son pays dans l’OTAN.
b) Le référendum constituant de ratification. Toute révision de la constitu-
tion doit être approuvée par les Cortes generales. Elle sera soumise à un réfé-
rendum de ratification, si la demande en a été faite par un dixième des membres
de l’une quelconque des deux Chambres (art. 167). Il suffit donc de l’opposition
d’une faible minorité parlementaire pour que le peuple soit amené à se pro-
noncer.
Enfin, l’article 72 de la Constitution prévoit non pas le référendum d’initia-
tive populaire, mais l’initiative populaire des lois, qui est une sorte de droit de
pétition amélioré. Le principe en a été posé par la constitution, qui précise que
500 000 signatures au minimum devront être exigées et que certaines matières
(impôts, droit de grâce, etc.) sont exclues du domaine de l’initiative.
253. Stabilité gouvernementale et parlementarisme majoritaire. – Le
processus de formation du gouvernement présente une ressemblance avec
celui qu’avait mis en place, dans sa version initiale, l’article 45 de la constitu-
tion française de 1946. Le Roi propose un candidat à la présidence du gouver-
nement. Ce candidat se présente devant le Congrès des députés, et le Roi ne
peut le nommer que s’il a obtenu l’investiture par un vote à la majorité absolue
des membres du Congrès. Les autres membres du gouvernement sont nommés
et révoqués par le Roi, sur proposition de son président.
Les relations du gouvernement et des Cortes sont aménagées selon les
techniques du parlementarisme rationalisé. C’est ainsi que l’on retrouve, à
l’article 112, le système allemand dit de la « défiance constructive » : Pour
être recevable, une motion de censure dirigée contre le gouvernement doit en
même temps présenter un candidat à la présidence du gouvernement. Si elle
est adoptée, le candidat est réputé investi de la confiance de la Chambre, et le
Roi le nomme président (art. 114).
Les Cortes generales, le Sénat ou le Congrès des députés peuvent être dis-
sous par le Roi, sur la proposition du Président du gouvernement. Aucune pro-
position de dissolution ne peut être présentée lorsqu’une motion de censure est
en cours. Mais, en cas de crise ministérielle prolongée, si dans un délai de deux
mois à compter du premier vote d’investiture, aucun candidat n’a obtenu la
confiance du Congrès, la dissolution est automatique.
228
Droit constitutionnel
Mais, de même qu’en Allemagne, les techniques du parlementarisme ratio-
nalisé n’ont que rarement eu l’occasion de jouer, car, au moins au jusqu’à
présent, le gouvernement a toujours pu s’appuyer sur une majorité parlemen-
taire. Il s’agissait dans un premier temps d’une majorité homogène et discipli-
née, d’abord constituée par l’Union du Centre démocratique (UCD) puis par le
parti socialiste espagnol (PSOE). Après les élections de 93, comme le PSOE
ne disposait plus de la majorité absolue des sièges, son leader, Felipe Gonza-
les a dû former une coalition avec les partis nationalistes basques et catalans.
Cette solution, qui tend évidemment à renforcer les Communautés autonomes,
s’est reproduite après la nouvelle alternance qui a suivi les élections de 1996.
Le leader du parti conservateur, José Maria Aznar, qui n’avait remporté
qu’une victoire relative, a dû lui aussi rechercher l’alliance des nationalistes
catalans et c’est aussi le cas du socialiste José Luis Zapatero, qui lui a succédé
après les élections de 2004 et a été réélu en 2008. De même, après les élec-
tions de 2011, le chef du Parti populaire, Mariano Rajoy, a constitué un gou-
vernement de centre droit avec le soutien de deux partis représentant des com-
munautés autonomes.
254. Le Tribunal constitutionnel (Bon, Moderne et Rodriguez, 1984). –
Le contrôle de constitutionnalité est confié à un Tribunal constitutionnel, insti-
tué par l’article 192 de la constitution, et qui comprend douze membres nom-
més par le Roi : quatre sur proposition du Congrès des députés à la majorité des
3/5e de ses membres ; quatre sur proposition du Sénat à la même majorité ; deux
sur proposition du gouvernement ; deux sur proposition du Conseil général du
Pouvoir judiciaire (dont les fonctions sont comparables à celles que remplit en
France le Conseil supérieur de la magistrature).
Les conditions de qualification exigées sont, comme en Allemagne et en
Italie, assez strictes : seuls peuvent être désignés les magistrats du siège et du
parquet, les professeurs d’université, les fonctionnaires publics et avocats, tous
étant des juristes de compétence reconnue et ayant au moins quinze ans d’exer-
cice professionnel.
Le contrôle s’exerce toujours a posteriori, sauf pour les conventions inter-
nationales, mais il est très complet car la diversité des modes de saisine permet
au tribunal constitutionnel de connaître potentiellement de tous les actes des
pouvoirs publics, et non pas seulement des lois.
La saisine par les autorités politiques est largement ouverte. Les lois, qu’el-
les émanent de l’État ou d’une communauté autonome, peuvent être déférées au
tribunal par le Président du gouvernement, par 50 députés ou 50 sénateurs, par
les organes exécutifs des communautés autonomes ou par le défenseur du peu-
ple10. Ce recours, ne peut être exercé que dans les trois mois suivant la publica-
tion de la loi.
De même qu’en Allemagne et en Italie, le tribunal peut également être saisi
par renvoi d’une juridiction ordinaire lorsque la question de la constitutionnalité
d’une loi se pose incidemment au cours d’un procès. C’est la procédure dite de
10. Malgré la similitude des noms, le Défenseur du peuple est sensiblement différent du Défenseur
des droits institué en France par la révision de 2008. Il est haut commissaire des Cortès générales. Il est
désigné par celles-ci pour la défense des droits et chargé à cet effet de contrôler l’activité de l’adminis-
tration et d’en rendre compte devant les Cortès générales (article 54 de la Constitution).
Les régimes parlementaires
229
l’exception. Elle n’est enfermée dans aucune condition de délai et permet donc
au tribunal d’examiner (ou de réexaminer) une loi promulguée depuis des
années.
Enfin, le recours d’amparo, qui présente des analogies avec le recours
constitutionnel allemand, permet à une personne physique ou morale de saisir
directement le tribunal, à condition qu’elle invoque un intérêt légitime. Il peut
être dirigé contre un acte administratif, ou même contre une décision juridic-
tionnelle, mais il ne peut pas viser directement une loi. Cependant, dans le
cadre de cette procédure, le tribunal peut soulever lui-même la question de l’in-
constitutionnalité d’une loi s’il estime que le grief reproché à l’acte attaqué
trouve son origine dans la loi (question d’auto-constitutionnalité).
Le tribunal constitutionnel siège normalement en formation plénière. Toute-
fois, pour examiner les recours d’amparo, qui sont extrêmement nombreux, il
se divise en deux Chambres et seules les questions d’autoconstitutionnalité, où
une loi est en cause, sont renvoyées à la formation plénière.
Il convient de noter que, à la différence des autres cours constitutionnelles
européennes, le tribunal espagnol n’a pas à connaître du contentieux des élections
législatives, car ce contentieux relève de la compétence des juridictions ordinaires.
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Chapitre 2
Le système constitutionnel des États-Unis
256. L’importance et l’intérêt du système constitutionnel américain ne pro-
viennent pas seulement de l’énorme puissance économique, militaire et poli-
tique des États-Unis, ni même du fait que la Constitution de 1787 est la plus
ancienne constitution écrite en vigueur dans le monde, mais aussi et surtout
des caractères principaux de cette constitution.
Il faut souligner d’abord que la Constitution n’a pas été conçue comme une
constitution démocratique, mais que ses auteurs, les Founding Fathers, se sont
l’analyser au XVIIIe siècle.
tel qu’on pouvait
inspirés du modèle anglais,
C’étaient de fervents lecteurs de Locke, Montesquieu et de Blackstone (voir
Le Fédéraliste par Hamilton, Madison et Jay), qui se défiaient de la toute puis-
sance du législatif et qui ont donc cherché à organiser un système de balance
des pouvoirs. Ils ont donc adapté le modèle anglais, dans lequel le pouvoir
législatif était exercé conjointement par deux Chambres et un roi, à un État
républicain, dans lequel il n’y aurait ni roi, ni aristocratie. En Grande-Bretagne,
ce système s’est transformé en régime parlementaire et, d’ailleurs, bien qu’elle
ne fût pas perceptible, cette évolution était largement entamée à l’époque où
l’on rédigeait la Constitution américaine (Baranger, 1999). Une transformation
semblable s’est produite dans la plupart des pays, qui ont cherché à reproduire
la structure de la constitution anglaise. C’est le cas de la France au cours de
l’année 1792, puis à nouveau après 1815. C’est aussi celui de la Belgique et
des pays scandinaves. Or, pour de nombreuses raisons, qui tiennent notamment,
mais pas exclusivement, au fédéralisme et au mode d’élection du Président, les
États-Unis n’ont pas connu cette évolution, mais une transformation différente.
Le résultat est que, pour rendre compte du système constitutionnel américain,
la doctrine a inventé une catégorie nouvelle, le régime présidentiel (v. supra
no 102). À vrai dire, le système américain est le seul membre de cette classe, de
sorte que lorsqu’on veut analyser le système présidentiel, c’est le système consti-
tutionnel des États-Unis que l’on décrit.
De ce point de vue, la doctrine européenne, notamment française, estime
généralement que la Constitution américaine réalise une séparation rigide des
pouvoirs, puisque le Président ne peut dissoudre les Chambres et que les minis-
tres ne sont pas politiquement responsables. Il est remarquable cependant que
cette séparation ne signifie ni que les organes soient spécialisés, ni qu’ils soient
dépourvus de moyens d’influence réciproques. Les auteurs américains considè-
rent donc quant à eux que la séparation des pouvoirs n’est nullement rigide et ils
caractérisent leur constitution comme un système de collaboration des pouvoirs
et d’équilibres multiples (checks and balances).
238
Droit constitutionnel
C’est aux États-Unis aussi qu’est apparu dès le début du XIXe siècle le
contrôle de constitutionnalité des lois et c’est là qu’il a connu son plus grand
développement.
Enfin, contrairement à ce qui s’est produit dans la plupart des autres démo-
craties représentatives, la répartition des compétences et les rapports entre orga-
nes ne sont pas profondément affectés par le système des partis. En effet, les
partis américains diffèrent de ceux des pays d’Europe en ce qu’ils ne sont pas
les instruments d’une idéologie cohérente, ni même d’un programme gouverne-
mental précis et qu’ils ne pratiquent pas la discipline de vote. Entre démocrates
et républicains les différences d’orientation politique ont été à certains moments
minces et fluctuantes. Le rôle des partis consistait principalement à sélectionner
les gouvernants lors des élections et les élus, dans la mesure où ils avaient une
assise locale solide, pouvaient au sein d’un même parti présenter une assez
grande diversité. En revanche, à d’autres moments et notamment à l’heure
actuelle, l’opposition idéologique est beaucoup plus marquée entre les républi-
cains en majorité conservateurs (défenseurs des valeurs traditionnelles et hostile
à l’intervention de l’État) et les démocrates pour la plupart libéraux (ce qui
signifie dans le contexte américain qu’ils sont plus soucieux de garantir les
libertés publiques, mais aussi les droits sociaux).
Section 1
Les organes
257. La structure originale de la Constitution et la répartition des compéten-
ces découlent de la volonté de mettre des limites aux pouvoirs de chaque
organe.
§ 1. Le Congrès1
258. Le Congrès a été conçu à l’origine comme l’organe le plus important. Ce
n’est que progressivement que le rôle du Président s’est accru. Mais, même aujour-
d’hui, il doit encore compter avec le Congrès. Celui-ci comprend deux Chambres :
la Chambre des représentants et le Sénat.
A Organisation
259. Le Congrès est un parlement bicaméral. Le bicaméralisme s’explique
d’une part par la volonté d’éviter la domination et la concentration du pouvoir
qui se produirait dans une assemblée unique, d’autre part par le souci des États
de conserver à la fois une autonomie importante et une influence dans les déci-
sions fédérales.
La Chambre des représentants compte 435 membres. Les représentants sont
élus au scrutin majoritaire à un seul tour dans le cadre des États, chaque État
1.
TOINET, 1996.
Le système constitutionnel des États-Unis
239
obtenant un nombre de représentants proportionnel à sa population. Conformé-
ment au principe adopté au XVIIIe siècle, par méfiance envers les assemblées
représentatives, le mandat est très court, deux ans, de sorte que les représentants
soient soumis à un contrôle fréquent. En réalité, le contrôle des électeurs sur les
élus n’apparaît pas très sévère et 90 % des sortants qui se représentent sont réé-
lus. Ce phénomène est dû en partie au fait qu’ils se comportent le plus souvent
en défenseurs des intérêts de leurs circonscriptions, plus qu’en membres d’un
parti qui entend réaliser un programme, et en partie à un savant découpage des
circonscriptions. Il a aussi pour conséquence qu’ils disposent d’une très grande
autonomie vis-à-vis de leurs partis contrairement aux élus des partis européens
fortement structurés. Aussi, de nombreux auteurs estiment-ils que la courte
durée du mandat présente plus d’inconvénients que d’avantages et notamment
que, aussitôt élus, les représentants doivent songer à leur réélection et sont en
campagne permanente.
Le Sénat, lui, représente les États sur une base égalitaire. Chaque État élit
donc deux sénateurs. Il en résulte évidemment une grande inégalité de représen-
tation, puisque les États les moins peuplés – et quelquefois les plus conserva-
teurs – ont un poids égal à ceux des États les plus peuplés. Le Sénat est donc
composé de 100 sénateurs, élus pour six ans par le peuple des États (jusqu’en
1913, ils étaient désignés par la législature de leur État). Il est renouvelable par
tiers tous les deux ans, de sorte que l’élection d’un tiers des sénateurs a lieu en
même temps que celle des représentants.
La présidence du Sénat est assurée par le vice-président des États-Unis, mais
il s’agit surtout d’une attribution honorifique. Il ne vote pas sauf en cas de par-
tage des voix et n’a que peu de pouvoirs.
Les élections pour les deux Chambres, mais cela vaut en réalité pour toutes
les élections américaines, sont affectées dans une mesure considérable par le
coût de plus en plus élevé des campagnes électorales. Ce coût est souvent consi-
déré comme une atteinte au caractère démocratique du système. Il arrive en effet
que certains candidats doivent se retirer faute de moyens, tandis que d’autres
sont avantagés parce qu’ils possèdent de grosses fortunes personnelles ou
parce qu’ils bénéficient de soutiens financiers. L’inégalité des chances entre
les candidats n’est pas seulement entre riches et pauvres, mais entre conserva-
teurs et libéraux, car les entreprises et les particuliers qui sont en mesure d’ap-
porter une aide financière aux candidats favorisent ceux qui, une fois élus,
défendront leurs intérêts. Le système pousse également les élus à préparer
leurs prochaines campagnes et à se conformer aux attentes de leurs financiers.
C’est la raison pour laquelle, aux États-Unis comme dans d’autres pays,
mais beaucoup plus lentement et de façon beaucoup plus modeste, se développe
un mouvement pour moraliser le financement des campagnes. Une loi de 1971,
plusieurs fois amendée, limite le montant des contributions que les candidats
peuvent recevoir des particuliers et des entreprises. Cette loi n’a cependant
qu’une portée réduite. En premier lieu, la Cour suprême, sur le fondement de
la liberté d’expression, a estimé que la loi ne pouvait limiter le montant des
dépenses, de sorte qu’un candidat qui renonce à l’aide publique peut dépenser
sans rencontrer aucun plafond. Contre toute attente, c’est ce qu’a fait Barack
Obama en 2008, démontrant ainsi qu’il est possible à un candidat, qui ne dis-
pose pas de l’appui des grandes puissances financières, de surmonter ce
240
Droit constitutionnel
handicap et au-delà en faisant appel à une multitude de petits donateurs, une
pratique que l’internet rend aujourd’hui relativement aisée. En second lieu, la
loi ne limitait que les contributions directes aux candidats, mais non les dons
aux organisations et aux partis – c’est le soft money – et n’interdisait pas à un
particulier ou un groupe de faire des dépenses pour s’exprimer en faveur d’une
cause et désigner le candidat qui la défendra. Cependant, sous le choc de l’af-
faire Enron, le Congrès a adopté, en mars 2002, une loi historique sur le finan-
cement des campagnes électorales. Elle interdisait notamment aux sociétés
commerciales de tourner les règles sur le financement des campagnes électora-
les en faisant des campagnes de communication en leur propre nom lorsque ces
campagnes mentionnent le nom d’un candidat.
Toutefois, la Cour suprême, devenue beaucoup plus conservatrice à la suite
des nominations effectuées par George W. Bush (v. infra no 266), a rendu en
2010 une décision d’une très grande portée et considéré que certaines disposi-
tions de la loi de 2002 étaient contraires au 1er amendement de la constitution
relatif à la liberté d’expression, interprétée de manière très extensive2. Selon la
Cour, les associations, les syndicats ou les sociétés commerciales bénéficient de
la même liberté d’expression que les personnes physiques et la loi ne peut res-
treindre leur droit de participer aux campagnes électorales et ils doivent donc
pouvoir dépenser sans limites.
Cette décision ouvre la voie à un usage illimité des moyens financiers consi-
dérables des grandes sociétés et profite évidemment plus aux républicains
qu’aux démocrates3. Les personnes morales ne peuvent certes pas financer
directement les partis politiques ou les candidats, mais elles peuvent faire
elles-mêmes de grandes campagnes de publicité en faveur de tel ou tel candidat
ou contre lui et elles peuvent constituer des comités d’action politique (super
PACS), auxquelles elles peuvent verser des fonds illimités. En principe, ces
comités ne doivent pas coordonner directement leurs actions avec celles des
candidats, mais en pratique chaque candidat à une élection importante reçoit le
soutien d’un tel comité spécialement constitué à son bénéfice. C’est ainsi que,
au cours des primaires républicaines de 2012 (cf. infra no 262), le super PAC lié
à Mitt Romney a dépensé plus de 39 millions de dollars pour attaquer ses adver-
saires.
Tout récemment, la Cour suprême est allée encore plus loin4. La loi limitait
non seulement le montant des dons qu’un citoyen peut faire au cours d’une
même année à un candidat particulier, mais aussi le montant total de ceux
qu’il peut faire à plusieurs candidats. C’est cette deuxième limite que la cour a
annulée, toujours au nom de la liberté d’expression et toujours à une majorité de
5 contre 4. Désormais, il est donc possible de verser à un groupe de candidats
des contributions d’un montant illimité.
Ce mode de financement des campagnes électorales a des conséquences très
importantes : une fois élus, les membres du Congrès sont contraints de compo-
ser avec les financeurs s’ils veulent obtenir des fonds pour la campagne
Citizens United v. Federal Election Commission, 558 U. S. 08-205 (2010).
DWORKIN R., “The ‘Devastating’ Decision”, The New York Review of Books volume 57, nº 3,
2.
3.
February 25, 2010 ; Zoller 2014.
4.
McCutcheon et al. v. Federal Election Commission, 2 avril 2014.
Le système constitutionnel des États-Unis
241
électorale suivante et il leur faut présenter ou défendre les propositions de lois
soutenues – et parfois rédigées – par les lobbies5. Le rôle de l’argent dans les
compagnes électorales n’est d’ailleurs pas limité aux élections fédérales. Il se
manifeste également dans les États, jusque dans les campagnes pour les élec-
tions des juges.
Dans les deux Chambres, les commissions jouent un rôle particulièrement
important. Il s’agit de commissions permanentes et spécialisées, mais les Cham-
bres désignent fréquemment des commissions d’enquête pour une question par-
ticulière. Au sein de chacune d’elles, le parti majoritaire dispose de la majorité
des sièges et de la présidence. Les commissions peuvent convoquer, éventuel-
lement sub poena, c’est-à-dire sous peine de sanctions, toute personne qu’elles
désirent entendre, simple particulier ou membre de l’exécutif. Lorsqu’elles sont
saisies d’un projet de loi, elles peuvent l’écarter purement et simplement. La
Chambre entière ne peut alors s’en saisir que par un vote exprès et, en pratique,
elle le fait rarement. De nombreux projets ne dépassent d’ailleurs pas le stade de
l’examen en commission. Elles peuvent aussi amender le projet et leurs recom-
mandations sont fréquemment suivies.
Une institution remarquable est celle du « filibuster ». Ce mot, qui vient du
français « flibuste » désigne une pratique ancienne. Le règlement du Sénat ne
prévoit pas de limite au débat, qui peut donc se poursuivre tant qu’il y a des
orateurs, à moins que les sénateurs ne décident de passer au vote à la majorité
des 3/5e des sièges, soit 60, très difficile à atteindre. Aussi, les membres de la
minorité gardent-ils la parole très longtemps et parviennent-ils à retarder et
quelquefois à bloquer l’adoption d’une décision. Le filibuster a été utilisé par
exemple en 2004 et 2005 par les sénateurs démocrates pour retarder la nomina-
tion de nouveaux juges fédéraux conservateurs et à nouveau en 2010 par les
républicains pour tenter d’empêcher la réforme du système de santé. Il est pos-
sible de voter à la majorité simple une réforme du règlement, mais toute tenta-
tive en ce sens risque elle-même de se heurter à un filibuster. Au demeurant, la
majorité hésite toujours à suivre cette voie, parce qu’elle sait qu’elle pourra un
jour être la minorité et avoir besoin de cette arme. Une réforme a été cependant
adoptée au Sénat en novembre 2013 ; désormais, on peut à la majorité simple
mettre fin à un filibuster bloquant certaines nominations, mais pas celles des
juges de la Cour suprême. Pour celles là, le filibuster ne peut être levé qu’à la
majorité des 3/5e. On voit par là qu’un simple règlement parlementaire peut
avoir une incidence importante sur la répartition constitutionnelle des compé-
tences, puisqu’il permet à un seul sénateur de modifier la majorité requise
pour l’adoption d’une loi.
B Compétences
260. Bien que le Congrès soit désigné comme « le pouvoir législatif », il
exerce des compétences qui relèvent en réalité de toutes les fonctions de l’État.
LESSIG L. (2011), Republic, Lost. How Money Corrupts Congress – and a Plan to Stop It, New
5.
York, Twelve.
242
Droit constitutionnel
Dans l’ordre législatif, c’est au Congrès que la constitution accorde l’essen-
tiel du pouvoir. Tout d’abord, ses membres seuls ont l’initiative des lois. En
principe, le Président ne peut déposer de projet, mais en pratique, il lui est facile
de faire proposer un texte par l’intermédiaire d’un représentant ou d’un séna-
teur. Les projets doivent être adoptés en termes identiques par les deux Cham-
bres. En cas de désaccord, une commission mixte est convoquée, mais si cette
commission échoue à élaborer un texte commun ou si ce texte commun n’est
pas adopté par les deux Chambres, il est considéré comme rejeté. Il y a ainsi un
équilibre des pouvoirs entre les deux chambres, pouvant conduire à des bloca-
ges durables si, les deux partis étant chacun relativement homogènes d’un point
de vue idéologique, l’un d’eux est majoritaire à la chambre des représentants et
l’autre au Sénat. Si le texte est adopté, il est transmis au Président qui dispose
d’un droit de veto partiel (v. infra no 263).
En matière budgétaire, la procédure est différente : comme en Angleterre,
l’initiative appartient seulement à la Chambre des représentants. Mais en pra-
tique, le projet est préparé par la présidence.
Le Congrès a aussi des pouvoirs importants dans l’ordre exécutif. Outre les
pouvoirs dont disposent en fait les commissions des deux Chambres, le Sénat
est investi par la Constitution du droit de donner son consentement (advice and
consent) à deux types de décisions du Président. Il s’agit d’une part des nomi-
nations de certains hauts fonctionnaires fédéraux, notamment des ministres et
des ambassadeurs, ainsi que des juges. Ce pouvoir est bien réel et il est exercé
dans le souci de s’assurer de la politique qui sera menée par les personnalités
nommées. Elles sont publiquement auditionnées par une commission sénato-
riale, souvent très longuement, et il arrive que le Sénat oppose un refus, auquel
le Président ne peut passer outre. Il existe de nombreux exemples de tels refus,
depuis celui de 1795, lorsque le Sénat refusa la nomination par Washington du
Président de la Cour suprême. Il est fréquent aussi que, pressentant un refus, le
président retire la nomination ou que l’intéressé lui-même retire sa candidature.
Il est donc naturel que dans ses choix le Président tienne compte de la compo-
sition du Sénat, évalue les chances de voir ses choix confirmés et négocie avec
les membres les plus influents de la commission sénatoriale compétente. Mais il
arrive aussi que les compromis soient très difficilement réalisables. Ainsi, lors-
qu’il existe une opposition idéologique forte, comme c’est le cas actuellement
entre le président et le Sénat, ou même une minorité du Sénat, et que la majorité
ne dispose pas de 60 % des voix pour surmonter un filibuster. Au mois de
juin 2013, 10 % des sièges de juges fédéraux restaient vacants.
Il s’agit d’autre part des traités internationaux conclus par le Président, qui
doivent être approuvés à la majorité des deux tiers. Là encore, c’est un pouvoir
considérable, dont le Sénat use réellement. Il a ainsi rejeté en 1919 le traité
de Versailles conclu par le Président Wilson, de sorte que les États-Unis n’ont
pu faire partie de la Société des Nations, et de même en 2000 le traité sur l’inter-
diction des essais nucléaires.
Cependant, les Présidents ont tenté non sans succès de contourner l’obstacle
du Sénat en concluant non pas des traités, mais des accords en forme simplifiée
(executive agreements), par lesquels ils peuvent engager les États-Unis par leur
seule signature. Au début, ces accords ne portaient que sur des matières secon-
daires, mais cette pratique a été reconnue en 1937 conforme à la constitution par
Le système constitutionnel des États-Unis
243
la Cour suprême et la proportion des traités et des executive agreements s’est
inversée, si bien que les seconds sont aujourd’hui beaucoup plus fréquents et
portent sur des questions de plus en plus importantes, malgré quelques tentati-
ves du Sénat d’exercer un certain contrôle sur les executive agreements. Pour
éviter le reproche de négliger le Congrès, une autre technique est employée, les
« congressional-executive agreements ». Au lieu de soumettre les traités au seul
Sénat, le Président fait approuver les accords par les deux Chambres à la majo-
rité simple. Il n’y a alors aucune différence avec les traités. Ils ont la même
force, c’est-à-dire qu’ils prévalent sur les lois des États et, s’ils ont été incorpo-
rés au droit américain, sur les lois fédérales. Ils portent sur les matières les plus
importantes. Ainsi, les traités créant l’ALENA et l’OMC ont été approuvés de
cette manière. Cette procédure est parfois justifiée par son caractère démocra-
tique. On fait valoir que la procédure de l’autorisation de ratifier donnée par le
Sénat donne trop de pouvoir à une minorité. Cependant la doctrine est divisée
sur sa conformité à la constitution. Certains la jugent inconstitutionnelle, tandis
que pour d’autres, c’est la constitution qui a changé, avec l’accord exprès ou
implicite des tribunaux, sans que son texte ait été modifié (Ackerman, 1998 ;
Hamon et Wiener, 2001).
C’est encore au Congrès que la Constitution attribue le pouvoir constitution-
nel de déclarer la guerre. Cependant, là encore, le Président s’est efforcé d’agir
seul et il y a souvent réussi. C’est ainsi qu’il a envoyé des troupes ou pris des
décisions politiques équivalant au déclenchement d’une guerre ou à un ultima-
tum, sans même consulter le Congrès. À vrai dire, s’il a utilisé les forces armées
plus de 200 fois, il n’a demandé au Congrès une déclaration de guerre que cinq
fois. C’est par exemple sans l’accord formel du Congrès qu’ont été déclenchées
la guerre de Corée en 1950, celle d’Indochine en 1964, la guerre du Golfe en
1990 ou encore celle du Kosovo en 1999. Dans certains cas même, pour l’envoi
de troupes au sol au Kosovo ou les frappes aériennes sur la Serbie en 1999, ces
opérations, qu’on a pris grand soin de ne pas appeler des guerres, mais un
« usage limité de la force », ont été lancées malgré un refus explicite de l’une
ou l’autre des Chambres de les approuver. Ceci s’explique d’ailleurs non seule-
ment par la volonté du Président d’éviter l’obligation d’obtenir du Congrès une
déclaration de guerre, mais également par les conditions de la guerre moderne :
d’une part, sur le plan juridique, la guerre est interdite par la Charte des Nations
unies ; d’autre part il arrive que les opérations militaires ne soient pas dirigées
contre un État (c’était le cas au Vietnam) ; enfin il est souvent nécessaire de
préserver jusqu’au dernier moment un secret que les délibérations sur la décla-
ration de guerre ne permettraient pas de garder. Une loi du 7 novembre 1973
relative aux pouvoirs de guerre du Président oblige celui-ci à consulter si pos-
sible le Congrès quarante-huit heures à l’avance avant d’envoyer des forces
armées à l’étranger et en tout cas à faire un rapport au Congrès. Celui-ci peut
alors ordonner le retrait des forces par une résolution conjointe à laquelle le
Président ne peut opposer son veto. Si, dans un délai de soixante jours, le
Congrès n’a pas adopté une résolution autorisant la poursuite des opérations,
le Président est en principe tenu d’y mettre fin (Hamon, 1977). Cette loi peut
parfois constituer un frein efficace : si le Président Reagan a pu ordonner une
intervention militaire à la Grenade, il n’a pu envoyer de troupes au secours de la
Contra, les ennemis du régime sandiniste du Nicaragua. Il peut cependant
244
Droit constitutionnel
soutenir que les opérations militaires ne sont pas des « hostilités » et qu’il n’est
donc pas tenu de solliciter l’autorisation du Congrès. C’est ce qu’a fait le Pré-
sident Obama en 2011 à propos des opérations en Lybie, d’ailleurs contre l’avis
de certains de ses conseillers juridiques. Cependant, comme ses décisions en ce
domaine peuvent se présenter comme l’application de résolutions des Nations
unies, qui n’échappent d’ailleurs pas à son influence, le Président peut parfois
se passer de l’assentiment du Congrès, comme dans le cas de la guerre du Golfe
en 1991. C’est sur le fondement de cette loi que le Congrès a, trois jours après
l’attaque du 11 septembre 2001, autorisé le Président à employer la force contre
tous les États et toutes les organisations qui, selon son jugement, ont organisé
ou aidé cette attaque et qu’ont été lancées les opérations militaires en Afghanis-
tan et en Irak. Mais, il peut aussi utiliser à son profit cette compétence du
Congrès. C’est ainsi que, pendant l’été 2013, dans l’affaire syrienne, le prési-
dent Obama, pour se donner la liberté de ne pas donner suite à ses menaces
d’intervention, a affirmé que la constitution lui donnait le droit d’intervenir
sans l’accord du Congrès, mais a cependant déclaré qu’il ne déclencherait pas
d’opération sans solliciter cette autorisation.
Le Congrès exerce encore en matière exécutive un pouvoir indirect considé-
rable, qui lui vient de son pouvoir législatif et financier. C’est lui qui tient les
cordons de la bourse et se trouve ainsi en mesure de bloquer les mesures poli-
tiques qu’il désapprouve. Ainsi, le Président Reagan, en dehors même de toute
perspective d’intervention militaire directe, n’a pu soutenir la Contra comme il
le souhaitait, en raison du refus du Congrès de lui donner les moyens financiers
qu’il réclamait.
Le Congrès a même tenté de s’arroger un droit de veto, dit « veto législatif »
sur certains actes du Président : il l’autorisait par une loi à prendre des mesures
réglementaires, que l’une ou l’autre des Chambres pouvait paralyser. Cependant,
dans une décision Chadha du 23 juin 1983, la Cour suprême a jugé cette pratique
inconstitutionnelle (Rouban, 1984).
Enfin, le Congrès a des fonctions d’ordre juridictionnel, inspirées du modèle
anglais. La Chambre des Représentants peut voter la mise en accusation de
toute personne, y compris du Président (impeachment) et elle n’est pas tenue
par une définition légale des crimes. Les personnes ainsi accusées sont alors
jugées par le Sénat qui, à la majorité des deux tiers, peut prononcer la destitu-
tion. Là encore, il s’agit d’une prérogative d’une très grande portée. En 1868, le
Président Andrew Johnson avait été ainsi accusé et n’avait échappé à la destitu-
tion que parce qu’il manqua une voix pour que la majorité des deux tiers fût
atteinte au Sénat. Si la procédure avait abouti, le régime aurait pu se transformer
en régime parlementaire (Michaut, 1977). En 1974, la Chambre des représen-
tants était sur le point de voter l’accusation contre le Président Nixon, compro-
mis dans l’affaire du Watergate. Le Président préféra prendre les devants et
démissionner.
Les deux précédents Johnson et Nixon révèlent le caractère ambigu de la
responsabilité dite pénale. Sans doute, est-elle pénale par la procédure, mais
par d’autres aspects, elle est éminemment politique. Elle l’est d’abord par la
sanction encourue, qui ne peut être que la destitution. Elle l’est surtout par le
but poursuivi et le contexte dans lequel elle est mise en jeu. Dans les deux cas,
les poursuites n’ont été engagées et l’impeachment n’aurait pu être adopté que
Le système constitutionnel des États-Unis
245
parce qu’il existait entre le Président et la majorité du Congrès un désaccord
politique d’une gravité extrême.
Cette analyse est confirmée par le cas du président Clinton. L’affaire du
Watergate avait révélé de graves défauts dans le mode de déclenchement des
poursuites contre des membres du pouvoir exécutif. Les procureurs fédéraux
sont en effet placés dans la dépendance du ministre de la Justice, c’est-à-dire
du pouvoir exécutif lui-même et il existe évidemment un risque que les pour-
suites soient freinées. Le Congrès a donc adopté une loi instituant pour ce type
d’affaires un procureur spécial, totalement indépendant et doté de très vastes
pouvoirs.
Cette loi a toutefois contribué à aggraver les conséquences qui résultent du
caractère discrétionnaire du pouvoir d’impeachment de la Chambre des repré-
sentants.
Le président Clinton avait été mêlé à une affaire relative à des spéculations
immobilières alors qu’il était gouverneur de l’Arkansas (affaire Whitewater). Le
procureur spécial nommé pour examiner l’opportunité de poursuites dans cette
affaire était un ennemi politique du président. Son enquête n’avait pas abouti,
mais le président avait commis un autre délit : dans le cadre d’un procès civil
intenté contre lui pour harcèlement sexuel (affaire Paula Jones), il avait nié
sous serment avoir eu une liaison avec une jeune stagiaire de la Maison Blan-
che, Monica Lewinski. C’est pour ce mensonge, que le procureur spécial
demanda en 1998 à la Chambre des représentants de voter l’impeachment. La
Chambre devait donc interpréter l’article 2, section 4 de la Constitution qui pré-
voit l’impeachment en cas de « trahison, corruption et autres crimes et délits ».
Elle devait notamment déterminer si le mensonge commis dans le cadre d’un
procès civil, pour une affaire relevant de la vie privée, pouvait constituer un
crime justifiant l’impeachment. La majorité de la Chambre était composée de
républicains conservateurs, profondément hostiles au président Clinton, et vota
l’impeachment. Pour la deuxième fois dans l’histoire des États-Unis, un prési-
dent était donc traduit devant le Sénat. Faute d’une majorité des deux tiers, le
président Clinton fut néanmoins acquitté (Zoller, 1999). Cette affaire a révélé
les défauts de la loi sur le procureur spécial, dont les pouvoirs étaient excessifs.
Comme elle n’avait été adoptée que pour une durée limitée, elle n’a pas été
renouvelée à l’expiration de cette durée.
Enfin, le Congrès joue un rôle essentiel dans la procédure de révision consti-
tutionnelle. L’initiative lui appartient concurremment avec les États :
les
« amendements », c’est-à-dire les lois de révision, peuvent être proposés soit
par les deux tiers des membres de chacune des deux Chambres, soit par les
deux tiers des États. Dans cette dernière hypothèse, qui ne s’est jamais produite,
le Congrès doit convoquer une convention, qui proposera à son tour les amen-
dements. Lorsque cette première étape a été franchie, les amendements propo-
sés soit par le Congrès, soit par la convention, doivent être ratifiés par les trois
quarts des États. Le Congrès peut d’ailleurs décider que les États ratifieront ou
bien par leurs législatures, ou bien par des conventions spécialement réunies à
cet effet dans le cadre des États. On voit qu’il s’agit d’une procédure lourde, qui
donne en pratique au Congrès un rôle déterminant. Elle n’a donc été utilisée que
rarement, puisqu’il n’y eut en tout que vingt-sept amendements depuis 1787.
246
Droit constitutionnel
Encore les dix premiers, qui forment le Bill of Rights, ont-ils été adoptés dès
1791. Il faut noter malgré tout que la constitution ne fixe aucun délai entre le
début et la fin de cette procédure. Le vingt-septième amendement, qui porte il
est vrai sur une question mineure, avait été proposé par Madison en 1789, et n’a
été adopté par le Michigan qu’en 1992. Le Michigan était le 38e État à voter ce
texte, de sorte que la majorité des trois quarts était enfin atteinte après plus de
deux siècles. Pour éviter une attente longue et incertaine, le Congrès indique
désormais dans le texte même de l’amendement un délai au terme duquel les
États doivent avoir ratifié. Un amendement relatif à l’égalité des sexes, adopté
en 1970 a finalement échoué faute d’avoir été ratifié par les trois quarts des
États dans le délai prescrit.
§ 2. Le Président6
261. Le Président est sans contexte l’autorité la plus visible et si ce n’est pas
lui qui est investi des compétences les plus importantes, il exerce pourtant une
influence déterminante.
262. L’élection du Président. – Le Président des États-Unis est élu au terme
d’une procédure longue et complexe, que l’on peut décomposer en trois phases.
La première opération concerne la désignation des candidats. Elle se carac-
térise par le rôle considérable consenti aux partis, qui apparaissent ainsi comme
de véritables organes de l’État. Un tel rôle n’est évidemment possible qu’en
raison de la faiblesse de la base idéologique des partis américains. Dans chaque
État, les partis choisissent leurs délégués à la Convention nationale du parti, qui
désignera son candidat officiel à la présidence et son candidat à la vice-prési-
dence. Tantôt ce choix est fait par les comités locaux du parti, tantôt il a lieu
dans des primaires réunissant les électeurs du parti. C’est la législature de
chaque État qui détermine le mode de désignation des délégués aux conventions
de parti. Le Minnesota a été le premier, en 1899, à organiser des primaires. Mais
aujourd’hui une quarantaine d’États le font. Il existe d’ailleurs plusieurs types
de primaires. Les principaux sont d’une part les primaires fermées, auxquelles
ne participent que les citoyens qui ont déclaré leur affiliation au parti qui les
organise ; d’autre part, les primaires ouvertes, dans lesquelles les électeurs ne
déclarent pas d’affiliation et ne choisissent que dans l’isoloir de désigner les
délégués d’un parti plutôt que d’un autre. Les élections primaires ont une
importance considérable parce que les délégués ont un mandat impératif pour
se prononcer à la convention nationale en faveur de telle ou telle personnalité.
Les candidats à la candidature doivent donc faire dès ce moment, une campagne
intensive.
Contrairement à ce que l’on pensait, le système des primaires peut conduire
à la désignation d’un candidat, qui a priori semblait avoir peu de chances de
recevoir l’investiture, en raison des préjugés répandus au sein de l’électorat,
comme l’a montré le choix de Barack Obama en 2008.
6.
TOINET, 1996.
Le système constitutionnel des États-Unis
247
La convention nationale du parti n’est cependant pas toujours une simple
formalité : ceux des délégués qui ont été désignés par les comités de parti,
n’ont pas de mandat impératif et il se peut qu’aucune candidature ne se dégage
clairement du résultat des primaires. Dans les négociations qui s’engagent alors,
le choix du candidat à la vice-présidence peut représenter un enjeu important.
Pour obtenir le soutien de certaines délégations d’États, le candidat à la prési-
dence pourra accepter sur son « ticket » un candidat à la vice-présidence, dont
les idées ou le style sont différents des siens.
La deuxième phase est celle de l’élection par le peuple américain, qui a lieu
le mardi qui suit le premier lundi de novembre. En droit, il ne s’agit pas d’une
élection au suffrage direct, car les citoyens n’élisent pas le Président, mais des
électeurs présidentiels, qui, à leur tour, éliront le Président. Dans chaque État,
ils désignent un nombre d’électeurs présidentiels égal au nombre total de séna-
teurs et de représentants de l’État. Cependant, en pratique, tout se passe souvent
comme s’il s’agissait d’une élection directe, car les électeurs présidentiels sont
munis d’un mandat impératif, de sorte que l’on connaît le nom du nouveau Pré-
sident au lendemain de l’élection de novembre.
Enfin, la troisième phase, qui se déroule au mois de décembre, n’a plus
qu’un caractère formel : les électeurs présidentiels élisent le Président. Celui-ci
n’entrera donc en fonction qu’après, c’est-à-dire le deuxième lundi de janvier. Il
faut cependant noter le risque de déformation qui résulte du système de désigna-
tion des électeurs présidentiels : il est possible qu’un candidat obtienne au total
moins de voix que son adversaire, mais qu’il remporte la victoire, éventuelle-
ment de justesse, dans les grands États qui désignent la majorité des électeurs
présidentiels. Le risque est d’autant plus grand que, dans presque tous les États,
les grands électeurs sont élus au scrutin majoritaire de liste, de sorte qu’une
seule voix de majorité suffit pour assurer à un candidat la totalité des grands
électeurs de l’État.
Le cas s’est produit trois fois, en 1876, 1888 et de nouveau en 2000 (voir
Lauvaux, 1998).
Ce système s’explique par des raisons historiques. Les rédacteurs de la
constitution n’entendaient pas établir une démocratie et, dans leur esprit, le Pré-
sident ne devait pas être élu par le peuple, mais par un Collège électoral formé
d’une élite de citoyens, aptes à faire des choix éclairés. La seule question était
de déterminer le mode de désignation de ce Collège. Certains voulaient qu’il
soit lui-même élu par le peuple, d’autres qu’il soit désigné par le Congrès ou
par les législatures des États. On parvint finalement à un compromis. D’une
part chaque État enverrait au Collège électoral un nombre d’électeurs égal au
total de ses élus au Congrès, ce qui avantage les petits États, puisqu’ils dispo-
sent de deux sénateurs tout comme les grands, et ce qui avantageait les États du
Sud car le nombre des membres envoyés par chaque État à la Chambre des
représentants était calculé en fonction du nombre des habitants mais en prenant
en compte les trois cinquièmes des esclaves. D’autre part la législature de
chaque État déciderait elle-même du mode de désignation de ses représentants
au Collège électoral. Elle pouvait ainsi décider de les désigner elle-même, de les
faire élire par le peuple ou même de les tirer au sort. En pratique, dans tous les
États, les législatures ont fini par choisir le système de l’élection populaire et,
dans la plupart des cas, les membres du Collège électoral ont perdu leur liberté
248
Droit constitutionnel
de choix et doivent voter pour le candidat envers qui ils s’étaient engagés au
cours de la campagne électorale dans le cadre de l’État.
L’élection difficile de Georges W. Bush en 2000 a attiré l’attention sur les
inconvénients nombreux du système, de plus en plus souvent accusé d’être peu
démocratique. Le premier provient du caractère indirect de l’élection : comme
on l’a vu, un candidat peut perdre les élections bien qu’il ait obtenu un plus
grand nombre de suffrages populaires, parce que son adversaire a obtenu une
majorité même faible dans un nombre d’État suffisant pour lui donner une
majorité au sein du Collège électoral. C’est ce qui s’est produit en 2000 lorsque
Al Gore a été battu bien qu’il ait obtenu plus de voix que Georges Bush. Le
second inconvénient provient du pouvoir des législatures des États de détermi-
ner le mode de désignation des membres du collège électoral. Elles le font sou-
vent d’une manière qui n’est ni complète, ni uniforme, de sorte que les règles de
comptage peuvent varier à l’intérieur d’un même État. Ainsi, au cours de l’élec-
tion de 2000, Bush l’avait emporté dans l’État de Floride par une marge très
faible de moins de mille voix et dans des conditions qui pouvaient donner à
penser que les suffrages avaient été mal comptabilisés.
C’est finalement la Cour suprême qui fut amenée à trancher et qui décida à
une majorité de cinq contre quatre de laisser la victoire à Bush. Il a pu paraître
étrange que, dans un pays démocratique, le vainqueur de l’élection soit désigné
par une majorité de juges, d’autant que la majorité conservatrice de la Cour
suprême semble avoir été déterminée par des considérations politiques. Elle
avait en effet un intérêt à la victoire de Bush, car Gore aurait très vraisembla-
blement désigné des juges libéraux, ce qui à terme aurait pu remettre en cause
son existence même en tant que majorité (Hamon et Wiener, 2001).
La réélection de George W. Bush en 2004 et l’élection de Barack Obama en
2008 n’ont pas donné lieu aux mêmes contestations. Cependant le problème
demeure. En 2004, Bush ne l’a emporté que grâce à sa victoire dans un
seul État.
Aussi, certains juristes souhaitent-ils que la constitution soit révisée de
manière à permettre l’élection du Président au suffrage universel direct, selon
un système uniforme sur l’ensemble du territoire. Mais la constitution améri-
caine est d’une rigidité extrême et les chances d’une telle révision paraissent
faibles (v. supra no 260).
263. Les pouvoirs du Président. – Les compétences du Président relèvent
des trois grandes fonctions juridiques. En premier lieu, dans l’ordre législatif,
l’absence de droit d’initiative, on l’a vu, n’est guère gênante, puisque le Prési-
dent doit tout d’abord proposer périodiquement au Congrès, c’est-à-dire en
annexe à son message annuel sur l’état de l’Union, « telles mesures qu’il esti-
mera nécessaires et opportunes » et qu’il peut toujours préparer des projets, qui
seront présentés par un membre du Congrès. En pratique, d’ailleurs, aux États-
Unis, comme dans les autres pays, la très grande majorité des lois, ont en fait été
adoptées à l’initiative de l’exécutif. Mais le pouvoir le plus important est évi-
demment le droit de veto. Certes, ce veto peut être surmonté par un vote à la
majorité des deux tiers dans chacune des deux Chambres, mais il est très diffi-
cile de réunir une telle majorité. Peu utilisé au début, ce pouvoir l’a été de plus
en plus à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. On peut mesurer son
Le système constitutionnel des États-Unis
249
importance aujourd’hui à la fréquence de l’usage qui est en fait. Ainsi Truman,
en deux mandats, l’a employé 180 fois et son veto n’a été renversé que 12 fois.
Mais, en réalité, ce pouvoir est encore plus important qu’il n’y paraît, car la
simple menace suffit au Président pour exercer sur la législation une influence
décisive et obtenir du Congrès des amendements substantiels aux textes en dis-
cussion. Le président George W. Bush ne s’est ainsi jamais opposé à une loi au
cours de son premier mandat, mais à plus de quarante reprises, il a menacé de le
faire.
Une loi de 1996, adoptée par le Congrès en 1996, permettait même au Pré-
sident d’opposer son veto non plus à une loi en bloc, mais à l’une de ses dispo-
sitions seulement. C’était le line item veto. Il s’agissait, dans le but de limiter le
déficit budgétaire, de donner au Président les moyens de lutter contre des dis-
positions particulières insérées dans une loi plus générale sous la pression des
lobbies et tendant notamment à accorder des subventions ou des allégements
fiscaux. Comme pour le veto global, la majorité des 2/3 était nécessaire pour
surmonter le line item veto. Les avantages de cette technique pour le président
étaient évidents : si une loi contient des mesures nécessaires ou au moins atten-
dues par l’opinion, il est en mesure de les accepter tout en rayant les disposi-
tions, qui le gênent tout particulièrement.
Mais la Cour suprême, par une décision du 26 juin 1998, a considéré que
cette loi était contraire à la Constitution. Elle avait en effet pour objet de modi-
fier les modalités d’exercice du pouvoir législatif, et un tel pouvoir n’aurait pu
par conséquent être accordé au Président qu’au moyen d’un amendement à la
constitution.
Il existe toutefois une technique nouvelle qui lui procure des avantages sem-
blables : le signing statement. Le Président signe la loi, mais, en sa qualité de
chef de l’exécutif, il annonce son intention de l’interpréter et de l’appliquer de
telle ou telle manière en donnant des instructions à l’administration, voire de ne
pas appliquer certaines dispositions qu’il estime contraires à la Constitution,
notamment si elles tendent à restreindre ses pouvoirs. Cette pratique, qui a com-
mencé sous la présidence de Ronald Reagan, a fait l’objet de la part de George
W. Bush, d’un usage intensif. Il a publié plusieurs centaines de signing state-
ments, ce qui contribue à expliquer la rareté du veto sous sa présidence
(entre 2001 et 2006, pas un seul veto, mais 750 signing statements). Le prési-
dent Obama, après avoir critiqué cette pratique pendant la campagne électorale,
a lui aussi fait usage de ce pouvoir, quoique moins fréquemment.
En deuxième lieu, le Président exerce la fonction exécutive, mais la fonction
exécutive est conçue très largement. Les lois que le Président doit exécuter lui
laissent une marge considérable de pouvoir discrétionnaire et les commentateurs
soulignent aujourd’hui que les contraintes juridiques auxquelles il est soumis
sont très faibles (Ackerman 2010, Posner et Vermeule 2011). Cela signifie
qu’il dispose du pouvoir réglementaire et qu’il est le chef de l’administration,
donc qu’il nomme, avec le consentement du Sénat (v. supra no 260), les fonc-
tionnaires fédéraux, qu’il peut d’ailleurs les révoquer, cette fois sans l’accord du
Sénat. Cependant, en 1995 a été adoptée une loi, qui permet au Congrès,
conformément au principe de la hiérarchie des normes, d’examiner et d’abroger
les règlements fédéraux.
250
Droit constitutionnel
En tant que chef de l’administration, le président met en œuvre en période
de crise des pouvoirs très étendus, qui lui permettent de restreindre les droits
fondamentaux. C’est ainsi qu’après les attentats du 11 septembre, il a obtenu
du Congrès une loi dite « Patriot Act » qui permet une surveillance étroite, en
dérogation aux règles habituelles, des personnes soupçonnées de participer à
des activités terroristes. Ces pouvoirs devaient normalement expirer à la fin de
l’année 2005, mais ils ont été renouvelés à plusieurs reprises.
D’autre part, il dispose de pouvoirs qu’on range sous la rubrique « pouvoir
exécutif », bien que de toute évidence, il ne s’agisse pas d’exécution des lois : le
Président est le chef de l’armée ; il conduit les relations internationales. Or, la
guerre civile à la fin du XIXe siècle, puis l’accroissement du rôle des États-Unis
dans le monde ont contribué au développement considérable des pouvoirs du
Président. C’est à ce titre qu’il a pris la plupart des décisions qui ont engagé
profondément les États-Unis, du lancement de la bombe atomique à la guerre
en Irak (v. supra no 260). C’est en tant que commandant en chef de l’armée que
le président Bush a pris le 13 novembre 2001 une décision par laquelle il ins-
tituait un état d’urgence et se donnait le pouvoir d’arrêter et de garder en déten-
tion pendant une durée illimitée toute personne liée aux organisations terroris-
tes, par dérogation aux règles habituelles de procédure, puis de les déférer non
pas aux juridictions de droit commun, mais à des commissions militaires. Plu-
sieurs centaines de prisonniers ont été ainsi internées à Cuba dans la base mili-
taire de Guantanamo. De même, c’est sur ce fondement que le président Obama
décide des attaques lancées au moyen de drones contre des terroristes sur des
territoires situés à l’étranger7.
Sans doute, ses pouvoirs pourraient-ils être limités par le Congrès, mais cette
limite disparaît s’il existe une majorité de représentants et de sénateurs favo-
rable à sa politique, comme cela fut le cas après le 11 septembre 2001 ou
même si une majorité, disposée à voter une loi pour restreindre ses pouvoirs,
n’est pas suffisante pour surmonter le veto que le président ne manquerait pas
de lui opposer. C’est ce qui est arrivé au printemps 2007, lorsque le Congrès a
adopté une loi qui supprimait les crédits pour l’entretien des troupes américai-
nes en Irak au-delà d’une certaine date. Le président a opposé un veto qui n’a
pu être surmonté.
En troisième lieu, le Président dispose de quelques prérogatives d’ordre juri-
dictionnel. Comme la plupart des chefs d’État, il a le droit de grâce pour les
crimes et délits fédéraux. On a à plusieurs reprises tenté d’amender la constitu-
tion pour permettre au Congrès d’annuler une grâce, notamment après celle
accordée par le Président Ford à son prédécesseur Nixon, qui avait démissionné
pour éviter l’impeachment (v. supra no 260). Le débat sur le droit de grâce a été
relancé lorsque Clinton en a usé dans les derniers moments de son mandat
d’une manière telle qu’on a pu le soupçonner d’avoir voulu favoriser des crimi-
nels, parce qu’ils avaient pu contribuer au financement de la campagne électo-
rale de son épouse, le sénateur Hillary Rodham Clinton.
Mais surtout, grâce à son pouvoir de nommer les juges fédéraux et notam-
il exerce une influence décisive sur
les juges à la Cour suprême,
ment
“Secret
List’Tests Obama’s
7.
com/.../obamas-leadership-in-war-on-al-qaeda. html ?., May 29, 2012.
Principles”, NYTimes.
‘Kill
com, www.
nytimes.
Le système constitutionnel des États-Unis
251
l’évolution de la jurisprudence. L’usage qu’il fera de ce pouvoir est même
devenu un enjeu décisif de l’élection présidentielle. Comme on l’a vu, la déci-
sion de la majorité conservatrice de la Cour suprême en décembre 2000 de don-
ner la victoire à George W. Bush a ainsi pu être interprétée comme la volonté de
ces juges de demeurer majoritaires. Ce pouvoir est d’autant plus important que
les juges sont nommés à vie. Le président est ainsi en mesure d’exercer une
influence considérable bien au delà de son propre mandat.
264. Le Statut du Président et l’organisation de la présidence. – Le Pré-
sident et le vice-président sont élus pour quatre ans. À origine, la Constitution ne
limitait pas le nombre des mandats, mais depuis le premier Président, Washing-
ton, l’habitude s’était établie que les Présidents ne briguent pas un troisième man-
dat et certains estimaient même qu’une véritable coutume constitutionnelle s’était
créée. Cependant, F. D. Roosevelt se présenta une troisième fois, puis une qua-
trième, et fut réélu. Pour établir une véritable norme juridique, il fallut donc révi-
ser la constitution. Ce fut l’objet du XXIIe amendement, adopté en 1951. Désor-
mais, nul ne peut exercer plus de deux mandats.
On sait qu’en même temps que le Président, les Américains élisent un vice-
président, appelé à succéder au Président, en cas de destitution, de mort ou de
démission. En dehors de cette hypothèse, le vice-président n’a guère de pou-
voirs. Sans doute préside-t-il le Sénat, mais il s’agit, on l’a vu, pour l’essentiel
d’un rôle symbolique. Pour le reste, il n’exerce que les fonctions que le Prési-
dent veut bien lui confier. Il peut d’ailleurs s’agir d’un rôle politique important.
Ainsi, le Président George W. Bush déléguait de nombreuses tâches à son vice-
président, Dick Cheney. Mais, si le Président vient à mourir ou à démissionner,
le vice-président devient Président à part entière. Le XXIIe amendement limite
le nombre des mandats qu’il peut lui-même exercer. On distingue deux cas : Si
le vice-président a occupé pendant moins de deux ans les fonctions du Président
mort ou démissionnaire, il peut se présenter deux fois, comme s’il n’avait
jamais été Président. En revanche, s’il les a occupées pendant plus de deux
ans, tout se passe comme s’il avait exercé entièrement le mandat de son prédé-
cesseur et il ne peut se présenter qu’une fois.
En 1967, le XXVe amendement a réglé le cas de la vacance de la vice-pré-
sidence : c’est au Président qu’il appartient de nommer un nouveau vice-prési-
dent avec l’accord du Congrès. En 1973, le vice-président Agnew ayant démis-
sionné à la suite d’un scandale, Richard Nixon a nommé Gerald Ford, qui a
d’ailleurs succédé à Nixon lui-même, lorsque celui-ci démissionna au moment
de l’affaire du Watergate.
265. Les instruments de l’action présidentielle. – La constitution ne don-
nait au président que peu de pouvoirs propres et peu de moyens. Le président
Jefferson, au début du XIXe siècle ne disposait que d’un assistant, qu’il devait
payer de ses deniers. Un siècle plus tard, en 1900, ces assistants n’étaient encore
que sept. Ce n’est qu’en 1939, sous la présidence de Roosevelt, que le Congrès
a créé le bureau du président (Ackerman, 2010).
Les principales institutions rattachées au président sont aujourd’hui le cabi-
net, le bureau du président et les agences.
252
Droit constitutionnel
1o Le cabinet du Président n’est pas mentionné dans la constitution, mais
son existence remonte aux premières années d’application de celle-ci. C’est en
effet Washington qui institua un conseil de ses secrétaires. Ces secrétaires sont
des ministres librement choisis par le Président (car normalement le Sénat enté-
rine les nominations) et révocables par lui. Le cabinet, qui comprend une quin-
zaine de personnes, n’est pas un organe collégial et n’a pas d’autorité propre. Le
Président peut le consulter ou non et n’est pas tenu de suivre son avis. Juridi-
quement, il n’y a qu’une autorité : le Président. Les secrétaires d’État n’ont pas
accès au Congrès, sauf s’ils y sont convoqués et ils ne peuvent être obligés par
lui à démissionner.
2o Le Bureau du Président a été institué en 1939 et s’est considérablement
développé. Il compte aujourd’hui environ 1 800 personnes. Il comprend les per-
sonnalités qui constituent le Brain Trust du chef de l’État. Au sein de cet Exe-
cutive office, la division des tâches a conduit à instituer différents organismes.
Les principaux sont : l’Office of Management and Budget, qui est chargé de la
préparation et de l’exécution du budget fédéral, et qui emploie plus de 600 per-
sonnes ; le Council of Economic Advisers, cerveau économique de la Maison-
Blanche ; le National Security Council, créé en 1947, qui coordonne la politique
intérieure, étrangère et militaire en vue de la sécurité de l’Union ; la Central
Intelligence Agency (CIA), également créée en 1947, qui contrôle le dispositif
de renseignement.
De façon plus informelle, le Président est également assisté de diverses per-
sonnalités qui constituent en quelque sorte son cabinet particulier, son état-
major personnel, avec les services afférents, employés et secrétaires. Cet
ensemble forme le White House Office. Une dizaine de personnes, avec le titre
de counsels, de consultants ou d’assistants, y jouent un rôle dont l’importance
est à la mesure de la confiance que leur fait le Président, mais qui peut être
considérable. Kissinger a ainsi pu exercer en 1973 une influence déterminante
sur les négociations de paix au Viet-Nam, alors qu’il n’était pas encore secré-
taire d’État, mais simple conseiller du Président.
3o Enfin, comme tous les services ne sont pas placés sous l’autorité d’un
membre du cabinet, il existe une soixantaine d’organismes qui constituent en
fait de véritables ministères portant les noms d’Office, d’Agence (comme la
NASA : National Aeronautics and Space Administration ; la CIA : Central Intel-
ligence Agency ; ou la NSA : National Security Agency), de Board (le Board of
Education), de Bureau (le FBI) ou de Committee et qui régissent les domaines
les plus divers. À la différence des institutions qu’on désigne en France comme
des autorités administratives indépendantes, ils relèvent de l’autorité du président
et quelquefois du Congrès. Ils ne sont donc pas indépendants, bien qu’ils jouis-
sent parfois en pratique d’une autonomie considérable. Ainsi les membres du
Congrès ne sont pas informés et ne peuvent prendre connaissance des opérations
menées par la NSA, qui contrôle des millions de communications électroniques
de sujets étrangers ou même de citoyens américains.
Le système constitutionnel des États-Unis
253
§ 3. La Cour suprême
A Composition de la Cour suprême
266. Elle comprend neuf membres nommés par le Président avec l’accord
du Sénat, qui, on l’a vu, n’est pas automatique. C’est même sur la nomination
des juges que le contrôle du Sénat s’exerce avec la plus grande vigilance, parce
que, de toutes les personnalités nommées par le Président, ce sont incontesta-
blement celles qui exerceront le plus grand pouvoir. La procédure de confirma-
tion par le Sénat d’un nouveau juge est souvent l’occasion d’un grand débat
national sur le rôle de la Cour et sur le contenu de sa politique jurisprudentielle.
C’est notamment le cas, lorsque le nouveau venu pourrait renverser la majorité
et qu’une question importante doit être tranchée. Le droit à l’avortement a été
ainsi l’occasion de discussions dont la vivacité s’est récemment accentuée au
moment de la nomination de nouveaux juges.
Parmi les membres, le Président désigne le président de la Cour, le Chief
Justice, qui exerce une influence considérable sur cette institution, aussi bien
en raison de ses prérogatives dans le cours de la procédure que du prestige atta-
ché à la fonction. On désigne ainsi une période dans l’histoire de la Cour par le
nom de son président : la Marshall Court, la Warren Court, aujourd’hui la
Roberts Court.
Par ses choix, le Président américain s’efforce bien entendu d’orienter la
politique de la Cour conformément à ses propres options. C’est même l’un de
ses pouvoirs les plus importants et donc l’un des enjeux de l’élection présiden-
tielle. Mais il doit aussi tenir compte d’autres facteurs, sous peine de se heurter
au refus du Sénat. Bien entendu, il doit s’assurer par des consultations nombreu-
ses que les personnalités pressenties sont des juristes de premier plan, mais il
doit aussi faire en sorte que la composition de la Cour reflète quelques traits
essentiels de la société américaine. C’est ainsi que, depuis quelques décennies,
il y a presque toujours un juge pour chacun des principaux groupes : les noirs,
les juifs ou les femmes et depuis peu les hispaniques, comme le montre le choix
de la première personnalité nommée par Barack Obama. Mais, le Président
peut, bien entendu, chercher une personnalité capable de représenter l’un de
ces groupes, tout en partageant ses propres vues politiques. C’est ainsi qu’en
1991, pour remplacer un juge noir libéral, le Président George Bush a choisi
un autre juge noir et profondément conservateur, que le Sénat s’est résigné à
accepter.
Le choix est d’autant plus important que les juges sont nommés à vie. Il n’y
a en effet pas de retraite obligatoire et ils ne peuvent être révoqués qu’au moyen
de la procédure d’impeachment, ce qui ne se produit guère. Ils sont ainsi tota-
lement indépendants et il est arrivé qu’ils aient à la Cour un comportement dif-
férent de celui qu’on attendait. Ceci s’explique en partie par la collégialité, les
règles de procédure et l’idéologie dont sont imprégnés les juges. Elles consti-
tuent pour eux des contraintes (Troper, Champeil-Desplats, Grzegorczyk, 2005)
qui contribuent à déterminer le contenu de leurs décisions et peuvent même les
amener à infléchir sensiblement leurs opinions. Mais il reste que les décisions
les plus importantes traduisent des choix politiques et sont adoptées à la
254
Droit constitutionnel
majorité. Au cours de la session 2006-2007, un tiers des décisions ont été prises
à la majorité de cinq contre quatre. Il existe depuis quelques années un groupe
de quatre juges conservateurs et un groupe de quatre juges libéraux. C’est donc
un neuvième juge, qui fait pencher la balance tantôt d’un côté, tantôt de l’autre,
mais plus souvent dans un sens conservateur.
On comprend que la politique de nomination est donc d’une importance capi-
tale et le président George W. Bush a considérablement renforcé le groupe
conservateur, qui paraît en place pour de longues années. En effet, si le président
Obama est disposé à nommer des juges libéraux, comme ceux-ci sont les plus
anciens, il ne pourra faire plus que d’en assurer le remplacement, de sorte que
l’équilibre ne sera pas modifié avant longtemps. C’est ce qui explique que les
juristes libéraux, qui avaient salué la jurisprudence de la Cour depuis les années
1950, par exemple en matière d’intégration raciale, de discrimination positive ou
d’avortement, sont aujourd’hui plus réservés sur
l’institution même (Kra-
mer, 2005).
B Compétences de la Cour suprême
267. Développement du contrôle. – L’institution de la Cour est liée au
fédéralisme. Chacun des États a en effet son propre système judiciaire, mais il
fallait encore des tribunaux pour trancher certains litiges, qui échappent à la
compétence des juridictions d’États, par exemple les litiges entre États ou
ceux auxquels les États-Unis, c’est-à-dire le gouvernement fédéral, sont partie.
La constitution de 1787 a donc institué une Cour suprême et des tribunaux
fédéraux.
Elle ne leur confiait cependant pas explicitement le contrôle de constitution-
nalité. C’est la Cour suprême elle-même, qui en 1803, dans une décision Mar-
bury v. Madison, a donné de la constitution une interprétation, d’où il résultait
que ce contrôle pouvait être exercé non seulement par elle-même, mais par tout
juge. L’argument du Chief Justice Marshall était simple : s’il n’était pas pos-
sible de contrôler la constitutionnalité des lois, celles-ci pourraient impunément
violer et refaire la constitution, qui serait ainsi privée de toute valeur supérieure
à celle des lois (Zoller, 2003). Pendant quelques décennies après 1803, la Cour,
pour éviter de heurter de front le Congrès, a fait un usage très modéré de son
nouveau pouvoir vis-à-vis des lois fédérales et c’est surtout la conformité à la
constitution des lois des États qui a été contrôlée par la Cour. Mais, depuis le
début du XXe siècle, elle joue un rôle de plus en plus en plus actif. Le contrôle
qu’elle exerce aussi bien sur le droit des États, dont elle vérifie la conformité à
la constitution fédérale, que sur les lois du Congrès, lui a permis d’exercer une
influence déterminante sur la production du droit américain.
268. Forme et nature du contrôle. – Il s’agit d’un contrôle exercé princi-
palement par voie d’exception et d’un contrôle décentralisé (v. supra no 58). La
Cour suprême n’est pas le seul tribunal compétent pour l’exercer. Chaque juge
peut trancher une question de constitutionnalité soulevée par l’une des parties à
l’occasion d’un procès quelconque. Si la loi applicable, soit une loi fédérale,
soit une loi de l’État, apparaît contraire à la constitution fédérale, elle doit en
effet être écartée. La décision du juge sur cette question, dite « exception
Le système constitutionnel des États-Unis
255
d’inconstitutionnalité » peut naturellement être déférée en appel à la juridiction
supérieure. En dernier ressort, c’est la Cour suprême des États-Unis qui sera
amenée à trancher.
En principe, la décision n’a qu’un effet relatif entre les parties. Autrement
dit, la loi jugée inconstitutionnelle n’est pas annulée, mais seulement déclarée
inapplicable. Cependant, les tribunaux américains, comme les anglais, sont liés
par les précédents. Un autre juge, saisi d’une affaire semblable, serait donc tenu
de trancher de la même manière. Tout se passe donc comme si la loi était annu-
lée. Il existe aussi un pouvoir d’injonction, qui permet à la Cour d’ordonner à
des fonctionnaires d’accomplir un acte en dépit d’une loi considérée comme
inconstitutionnelle. C’est par ce moyen que la Cour a, à partir de 1954, obligé
les autorités à supprimer la ségrégation raciale dans les transports et l’enseigne-
ment publics.
Il est clair que le pouvoir de la Cour n’est pas un simple pouvoir juridiction-
nel, si l’on entend par là le pouvoir d’appliquer des règles générales préexistan-
tes à des litiges particuliers. En effet, les décisions de la Cour sur des cas parti-
culiers sont
la règle du
immédiatement généralisées, non seulement par
précédent, mais aussi par suite de plusieurs autres facteurs très importants.
Le premier est évidemment la nécessité d’interpréter les dispositions de la
Constitution avant de les appliquer et la grande latitude d’interprétation qui
s’offre à la Cour (v. supra no 54 s.). Les dispositions de la constitution, notam-
ment celles qui concernent le fond du droit et qui sont contenues dans les amen-
dements, sont très générales, ce qui signifie qu’elles sont susceptibles de plu-
sieurs interprétations et qu’il n’y a pas de matière à laquelle l’une ou l’autre
ne soit susceptible d’être appliquée. Selon que ces dispositions seront interpré-
tées de telle ou telle manière, les lois seront déclarées conformes ou contraires à
la constitution. La Cour peut donc intervenir et formuler les règles qui régiront
la vie du pays dans les domaines les plus importants. Ainsi par exemple, le
XIVe amendement de 1868, qui proclame que chacun a droit à l’égale protec-
tion des lois et qui avait auparavant été considéré compatible avec la ségréga-
tion raciale, a permis à la Cour de supprimer celle-ci dans les années 1950.
C’est sur le fondement du droit au respect de la vie privée (privacy), qui ne
figure pas dans le texte de la constitution, mais a été hérité du droit anglais,
que la Cour a déclaré contraires à la constitution les lois des États qui interdi-
saient la contraception, puis celles qui punissaient l’avortement. C’est donc elle
qui a autorisé ces pratiques, jouant ainsi un rôle analogue à celui que jouent les
parlements dans d’autres pays, comme la France ou l’Espagne, quand ils légi-
fèrent sur ces questions.
Il existe d’ailleurs à ce sujet une très vive controverse dans la doctrine juri-
dique américaine et même au sein de la Cour suprême. Certains font valoir
qu’en interprétant très largement et dans un sens libéral la Constitution de
1787, la Cour lui donne un sens différent de celui qu’elle avait à l’origine et
que voulaient lui donner ses rédacteurs. Il est certain, disent-ils, que les auteurs
de cette constitution n’avaient pas la même conception de l’égalité ou de la
liberté. Ils ajoutent que, dans un système démocratique, les règles sur la désé-
grégation ou l’avortement devraient être prises par les élus du peuple et non par
un petit nombre de juges nommés. À ces arguments, les partisans d’une inter-
prétation plus libérale opposent que les opinions des constituants de 1787
256
Droit constitutionnel
importent peu, qu’ils n’avaient ni le pouvoir, ni d’ailleurs l’intention, de lier les
générations futures et qu’ils ont produit une œuvre qui évolue. La Constitution
est considérée comme vivante (Severino, 2003). Sa signification n’est pas figée,
mais dépend du contexte social et politique dans lequel elle s’applique. Elle doit
donc être interprétée compte tenu des nécessités de notre époque. Quant au prin-
cipe démocratique, il est respecté, car la Cour ne fait qu’exprimer, grâce à une
forme spécifique de délibération, la volonté latente du peuple américain, qui ne
correspond pas toujours à l’opinion publique du moment, mais qui est la
volonté générale. Cette controverse a une portée incontestablement politique.
Le premier courant est conservateur, le second libéral. On comprend dans ces
conditions toute la portée des nominations à la Cour.
Le pouvoir de la Cour est encore renforcé par l’effet de plusieurs règles de
procédure. C’est ainsi que le style des décisions a une très grande importance.
Les décisions des tribunaux américains et spécialement celles de la Cour
suprême sont fort longues (plusieurs dizaines de pages) et très argumentées.
De plus, elles sont prises à la majorité. Le texte même de la décision est écrit
par l’un des juges qui ont contribué à la faire adopter. Mais un autre juge de la
majorité peut avoir voté pour des raisons différentes de celles du rédacteur. Il
pourra les faire connaître dans une opinion dite concordante. De leur côté, les
juges de la minorité ont la faculté de justifier leur attitude dans une opinion
dissidente. Toutes sont publiées en même temps que la décision elle-même et
contribuent à nourrir un débat juridique et politique dans le milieu des juristes et
dans le pays en général. Ainsi, la Cour contribue-t-elle à la formation de la
culture juridique dominante. Mais on peut remarquer que, dans les premières
années d’existence de la Cour, le Chief Justice Marshall a imposé pendant une
vingtaine d’années un style de décision ne comportant ni opinion concordante
ni opinion dissidente. Cette unanimité apparente visait à renforcer l’autorité de
ses décisions (Mastor, 2005).
Par ailleurs, la Cour a le pouvoir de filtrer les requêtes et de décider quelles
sont les questions sur lesquelles elle statuera. Elle est saisie chaque année de
plusieurs milliers de demandes portant sur les matières les plus diverses, mais
n’en examine qu’un petit nombre, de l’ordre de la centaine. Tout se passe donc
comme si la Cour suprême pouvait se saisir elle-même des cas sur lesquels elle
entend exercer un pouvoir normateur.
Enfin, si la Cour peut se contenter de déclarer que la loi est conforme ou
contraire à la constitution, elle peut aussi ordonner des mesures qu’elle estime
nécessaires à la mise en œuvre des principes constitutionnels. Le « busing »
constitue un bon exemple de telles pratiques. La Cour ayant décidé que la ségré-
gation raciale dans les écoles était contraire à la constitution, les écoles publi-
ques durent accepter l’inscription de tous les enfants, sans distinction de race.
Il s’en fallait de beaucoup cependant pour que la déségrégation fût réelle.
Dans la réalité, en effet, les enfants étaient inscrits dans les écoles de leur
quartier et il existait des quartiers dont la population était entièrement noire
et d’autres dont la population était entièrement blanche. La Cour a donc
décidé que les enfants devraient être transportés par autobus de telle manière
que les écoles soient effectivement intégrées.
Le système constitutionnel des États-Unis
257
Le fédéralisme lui-même permet à la Cour d’exercer un pouvoir à la fois
important et peu visible. Une grande partie de ses décisions porte sur les lois
des États, de sorte que les questions posées se présentent comme relatives à la
compétence des États, même s’il s’agit de questions de fond. Ainsi, lorsque la
Cour affirme que la loi d’un État instituant la peine de mort est conforme à la
constitution, cette décision n’équivaut ni en droit, ni en fait, à établir la peine de
mort. Elle signifie seulement qu’un État peut établir la peine de mort sans violer
la constitution, mais il n’y est évidemment pas tenu. En apparence, la Cour n’a
pas légiféré, mais seulement défini la compétence des États. En réalité, bien
entendu, le résultat est le même, puisqu’elle aurait pu aussi bien prendre une
décision contraire et abolir ainsi la peine de mort. C’est d’ailleurs ce qu’elle
fait lorsqu’elle décide que les États ne peuvent interdire l’usage des contracep-
tifs ou l’avortement.
On observe d’ailleurs que la Cour a été un instrument puissant de renfor-
cement du pouvoir fédéral au détriment des États. Elle a pour cela employé
deux techniques principales. La première est la théorie des pouvoirs impli-
cites : la Cour a considéré que les pouvoirs de l’État fédéral comprenaient
non seulement ceux qui étaient explicitement définis par la constitution,
mais aussi ceux qui étaient nécessaires pour les mettre en œuvre. La seconde
est la clause du commerce : le Congrès est compétent pour règlementer le
commerce entre États. Tout dépend évidemment de l’interprétation que
l’on donne au mot « commerce ». Dans un premier temps, la Cour a estimé
que le Congrès ne pouvait légiférer sur des questions comme la durée du
travail des enfants ou le salaire minimum. Puis, à l’époque du New Deal,
elle a changé sa jurisprudence et décidé que, dès lors qu’une activité pouvait
affecter le commerce entre États, elle entrait dans les compétences du
Congrès. Depuis quelques années, elle est redevenue plus conservatrice et
reconnaît beaucoup plus souvent que par le passé la compétence des États
pour régir des matières, considérées auparavant comme régies par la consti-
tution fédérale, et elle interprète la clause du commerce de façon plus res-
trictive que par le passé (v. Rosenfeld, 2001). Il est possible que cette évo-
lution se poursuive, car dans une décision très importante en juin 2012 la
Cour a considéré que le Congrès ne pouvait instituer une assurance médicale
obligatoire sur le fondement de la clause du commerce, mais seulement sur
celui de son pouvoir de lever un impôt8. Il est clair que si l’État fédéral ne
peut plus aussi facilement se fonder sur la clause du commerce, ses compé-
tences s’en trouveront considérablement réduites.
269. Le gouvernement des juges ? – On est tenté, devant de tels pouvoirs,
de considérer que ces juges ne se bornent pas à exercer une compétence juridic-
tionnelle, mais qu’ils gouvernent. L’expression de « gouvernement des juges »
n’a pas été inventée par la doctrine américaine, mais par un auteur français
(Lambert, 1921). Cependant, elle traduit bien le sentiment de nombreux auteurs
et acteurs de la vie politique américaine en présence du nombre et de l’impor-
tance des matières régies aux États-Unis par la jurisprudence de la Cour. À vrai
dire, le phénomène prend plus de relief, lorsque la politique jurisprudentielle de
8.
National Federation of Independent Business v. Sebelius, 567 USn (2012).
258
Droit constitutionnel
la Cour va à l’encontre soit de l’opinion publique, soit de la politique menée par
l’une des autres autorités fédérales.
C’est ainsi que la formule est apparue particulièrement pertinente au
moment du New Deal, lorsque la Cour a tenté de faire échec à la politique légis-
lative du Président Roosevelt, en décidant que la législation sociale protectrice
était contraire à la constitution. La résistance de la Cour n’a pu être brisée que
par la menace d’une révision de la constitution ou d’une augmentation du nom-
bre des juges, qui pourrait faire l’objet d’une loi ordinaire.
Il en va tout autrement lorsque la Cour ne mène pas une politique autonome,
mais que ses décisions traduisent une politique, qui ne peut être menée par d’au-
tres moyens, comme par exemple pour la lutte contre la ségrégation raciale ou la
libéralisation de l’avortement, mais qui correspond aux tendances profondes de
l’opinion, c’est-à-dire à la volonté générale.
On constate depuis quelques années un infléchissement de la politique de
la Cour. Depuis les années 1950, elle était profondément engagée dans la pro-
tection et la garantie des libertés et des droits individuels. Ce libéralisme se
manifestait dans de nombreux domaines : le droit pénal, la protection de la
vie privée (droit à la contraception et à l’avortement), la liberté d’expression,
la lutte contre les discriminations. Il se traduisait non seulement par l’inter-
diction de mesures attentatoires aux libertés, mais aussi, comme on l’a vu
avec l’exemple du busing, par la prescription de mesures propres à garantir
l’exercice effectif des droits (affirmative action). En même temps, comme
cette politique jurisprudentielle reposait sur une interprétation de la constitu-
tion fédérale, elle signifiait nécessairement un affaiblissement de l’autonomie
des États.
Cependant, la tendance s’est inversée dès le milieu des années 1970, quand
la Cour a renoncé à sa jurisprudence libérale sur la peine de mort. Le conserva-
tisme s’est accentué à la suite des nominations opérées par Reagan et Bush
et s’est maintenu malgré l’arrivée au pouvoir du président Obama, car les sièges
qui se sont libérés étaient occupés par des juges libéraux, de sorte que les nomi-
nations effectuées récemment n’ont pas modifié la majorité.
Section 2
Les rapports politiques
§ 1. Le fédéralisme
270. Contrairement à ce que l’on constate dans certains autres pays, le fédé-
ralisme américain est une réalité et, malgré une évolution incontestablement
centralisatrice, une grande partie des décisions politiques importantes sont pri-
ses dans le cadre des États.
Cela s’explique par l’histoire : l’État fédéral américain a été construit par
indépendance et
l’agrégation d’États, qui venaient de proclamer
leur
Le système constitutionnel des États-Unis
259
n’entendaient pas y renoncer, mais au contraire cherchaient dans l’union le
moyen de la préserver. C’est pourquoi, la constitution n’a conféré aux organes
fédéraux qu’une compétence d’attribution, et ne leur a donné que des pouvoirs
qui ne pouvaient être exercés aussi efficacement dans le cadre plus restreint des
États : les relations extérieures et la guerre, la monnaie, le commerce internatio-
nal ou interétatique. Le Xe amendement adopté en 1791 précisait même que
tous les pouvoirs qui ne leur étaient pas expressément délégués étaient réservés
aux États, qui conservaient ainsi une compétence de droit commun. C’est aussi
pour cette raison que les sénateurs étaient désignés à l’origine, non par les
citoyens, mais par les législatures des États, que chaque État disposait de deux
sénateurs et que le Sénat était en mesure de s’opposer à n’importe quel aspect
de la politique fédérale, qu’elle prenne la forme de lois ou de décisions du Pré-
sident.
Cependant, les pouvoirs fédéraux ont connu un accroissement spectaculaire.
Le premier facteur de cet accroissement a été, à partir de la guerre de Sécession,
la nécessité de donner aux organes fédéraux des moyens juridiques de faire face
aux situations de crise, de plus en plus fréquentes à mesure que se développait
l’influence des États-Unis dans le monde. En même temps, la nécessité d’équi-
per et d’entretenir une armée immense leur donnait des moyens d’intervention
économique. De même, c’est l’État fédéral qui avait la responsabilité de la
conquête et de l’administration des nouveaux territoires de l’Ouest. Par ailleurs,
la Constitution elle-même recelait une possibilité d’interprétation extensive :
elle conférait aux organes fédéraux certaines compétences, qui permettaient
d’en exercer d’autres. Ainsi, le pouvoir de battre monnaie conduit à déterminer
une politique économique et monétaire. De même, le pouvoir de réglementer le
commerce entre les États, la « commerce clause », a pu être interprété, comme
on l’a vu, de façon extensive.
Cependant, la Cour suprême apprécie en réalité l’étendue du pouvoir fédéral
selon l’usage qu’en fait le Congrès, mais aussi selon les préférences de la majo-
rité des juges. C’est ainsi qu’une loi fédérale, qui limitait le port d’armes à
proximité des écoles, a été considérée comme excédant les limites de la clause
du commerce et, par conséquent, contraire à la constitution (United States
v. Lopez, 1995). En revanche alors qu’une loi de l’État de Californie autorisait
la possession et l’usage thérapeutique purement privé de la marijuana par des
personnes atteintes de maladies graves, la Cour a décidé, sur le fondement de la
clause du commerce, que le Congrès fédéral avait le pouvoir de l’interdire
(Gonzales v. Raich, 2005). On a vu de même que, si la Cour a accepté de consi-
dérer comme constitutionnelle la loi sur l’assurance médicale obligatoire, c’est
sur le fondement du pouvoir du Congrès d’imposer des taxes et non sur la
clause du commerce, de manière à encadrer plus strictement à l’avenir les com-
pétences fédérales et à préserver celles des États.
Enfin, le pouvoir du Congrès de collecter des impôts signifie qu’il dispose
d’énormes ressources financières, qu’il peut en partie redistribuer sous forme de
subventions, mais à condition que les États et les autres collectivités qui en
bénéficieront se conforment à certains principes politiques.
271. Le droit constitutionnel des États. – Chacun des cinquante États a sa
propre Constitution. Certaines sont très anciennes. Celle du Massachusetts par
260
Droit constitutionnel
exemple, antérieure à la constitution fédérale, est aujourd’hui la plus ancienne
des constitutions écrites en vigueur dans le monde. Elle a d’ailleurs en partie
inspiré les Founding Fathers. L’autonomie constitutionnelle des États n’a d’ail-
leurs pas conduit à une très grande diversité institutionnelle, parce que chaque
constitution d’État doit respecter la constitution fédérale et aussi en raison de la
très grande homogénéité politique et culturelle du peuple américain. On trouve
ainsi dans tous les États un parlement bicaméral (sauf dans le Nebraska) et un
gouverneur, disposant de pouvoirs semblables à ceux du Président fédéral.
Leurs rapports sont aussi du même type : le gouverneur ne peut dissoudre les
Chambres et il ne peut être renversé par elles. La vie politique à l’échelon de
l’État et à l’échelon local est ainsi extrêmement riche et animée. Cela tient
d’abord au fait que, malgré le rôle croissant de l’État fédéral, les compétences
laissées à l’autonomie des États sont considérables. Pourvu qu’ils ne portent pas
atteinte aux principes fondamentaux proclamés par la constitution fédérale, ils
peuvent légiférer dans des matières très importantes, qui vont du droit pénal au
droit de la famille, ce qui explique que les solutions peuvent varier considéra-
blement d’un État à l’autre. C’est ainsi que certains États ont aboli la peine de
mort, tandis que d’autres l’ont maintenue, que l’Oregon autorise le suicide
médicalement assisté ou le Massachusetts le mariage des homosexuels, que
dans certains États les juges sont élus, tandis que dans les autres ils sont nom-
més par les autorités politiques.
En raison de l’autonomie des États, la hiérarchie des normes est complexe.
Les lois de l’État doivent être conformes à la constitution de l’État, mais celle-ci
doit elle-même se conformer à la constitution fédérale. Les stratégies sont donc
elles-mêmes complexes. On peut en trouver une bonne illustration dans la ques-
tion des mariages homosexuels. En juin 2008, la Cour suprême de Californie a
décidé que le refus de l’administration de célébrer des mariages entre personnes
de même sexe était contraire à la constitution de l’État, mais en septembre de la
même année, les électeurs de Californie ont adopté par référendum d’initiative
populaire un amendement à la constitution visant à renverser la décision de la
Cour suprême, ce qui revenait à interdire ces mariages. Toutefois, cet amende-
ment a lui-même fait l’objet d’un recours devant les tribunaux fédéraux et en
février 2012 une cour d’appel fédérale l’a déclaré contraire à la constitution
fédérale. L’affaire a été portée devant la Cour suprême des États-Unis, qui, au
mois de juin 2013, a rejeté le recours formé contre la décision de la cour d’appel
fédérale. Le mariage homosexuel se trouve donc autorisé en Californie en vertu
de décisions juridictionnelles9.
Un facteur important de l’intensité de la vie politique locale réside dans une
caractéristique commune à de nombreux États qui pratiquent une démocratie
semi-directe : mandat impératif, référendum, élection des juges, des procureurs,
des autorités de police judiciaire et de très nombreux autres fonctionnaires. Le
réferendum, qui n’existe pas au niveau fédéral, joue un rôle important dans de
nombreux États où les citoyens peuvent prendre l’initiative d’un référendum
constitutionnel, qui peut avoir pour objet d’empêcher l’adoption de lois ou de
renverser une décision juridictionnelle, comme on l’a vu avec l’exemple du
mariage entre personnes de même sexe en Californie.
9.
26 juin 2013, Hollingsworth et al. v. Perry et al.
Le système constitutionnel des États-Unis
261
Une institution très originale est le recall. Elle permet, si un nombre déter-
miné de signatures a été obtenu, de forcer le pouvoir à organiser un référendum
ayant pour objet de révoquer un homme politique ou un juge. C’est ainsi qu’en
2003 le gouverneur de Californie a pu être révoqué, de sorte que l’acteur Arnold
Schwarzenegger a pu lui succéder.
§ 2. Les rapports entre organes
272. Il est clair que l’expression de « séparation des pouvoirs », que l’on
emploie pour caractériser le système constitutionnel américain, est tout à fait
inadéquate si l’on désigne par là un système dans lequel les autorités sont à la
fois spécialisées et indépendantes (v. supra no 81 s.). Les autorités fédérales
américaines ne sont en effet ni spécialisées, ni indépendantes. Elles ne sont
pas spécialisées, puisqu’elles participent toutes aux trois grandes fonctions de
l’État, le Président à la fonction législative, le Congrès à la fonction exécutive
et la Cour suprême à la fonction législative. Elles ne sont pas non plus indépen-
dantes, car si la constitution n’organise ni dissolution, ni responsabilité poli-
tique, il est clair que chacune dispose vis-à-vis des autres des moyens d’actions
puissants (Moulin, 1978). Ceux-ci résultent d’abord du fait qu’elles ne sont pas
spécialisées : le Président peut influencer le Congrès par le veto, le Sénat peut
agir sur le Président par son pouvoir de confirmation. Mais, en outre, différents
moyens peuvent être employés en cas de crise grave. Le Congrès peut faire
pression sur la Cour suprême, parce que la constitution ne détermine pas le
nombre des juges, si bien qu’il peut menacer de l’accroître pour influer sur la
jurisprudence. Il peut aussi, comme il l’a fait pour Richard Nixon, contraindre le
Président à démissionner en le menaçant d’impeachment. Sans doute, il y faut
une crise majeure, mais qu’une telle crise survienne, et le Congrès trouve les
moyens de l’emporter. Ce qui est remarquable n’est pas qu’une crise se pro-
duise, mais qu’elle soit aussi rare.
La principale explication se trouve dans le système de partis américains, qui
sont profondément différents des partis européens. Ils ne connaissent ni struc-
ture forte, ni véritable programme, ni surtout de discipline, mais sont surtout des
machines électorales. Les élus sont donc principalement des personnalités for-
tes, qui se déterminent au cas par cas en fonction de leurs convictions ou de
leurs intérêts propres, de sorte que les majorités au Congrès sont fluides. Un
Président républicain peut fort bien gouverner si le Congrès est en majorité
démocrate et il est alors peu probable qu’il se forme un groupe assez homogène
et déterminé pour se heurter durablement au Président au point de désirer le
destituer. On comprend alors que le système constitutionnel américain soit dif-
ficilement transposable et que toutes les tentatives qui ont été faites pour s’en
inspirer ont conduit à des modes de fonctionnements entièrement différents, soit
que le Congrès domine le Président, comme dans le Chili du XIXe siècle, soit,
solution plus fréquente, que le Président use de pressions diverses, notamment
militaires, pour obtenir des pouvoirs spéciaux.
L’équilibre constitutionnel américain résulte donc non d’une séparation
rigide des pouvoirs, mais, au contraire, de l’absence d’une telle séparation.
262
Droit constitutionnel
L’équilibre signifie qu’aucun organe ne saurait durablement dominer les
autres, mais il peut se réaliser de plusieurs manières. Il peut d’abord arriver
que selon les époques, tel ou tel pouvoir paraisse prééminent. L’expression
« système présidentiel » désigne alors le système tel qu’il fonctionne lorsque la
conjoncture politique donne cette prééminence au Président, tandis qu’à d’au-
tres époques, ou à d’autres points de vue, on peut parler avec autant de perti-
nence de gouvernement des juges ou de gouvernement congressionnel.
À d’autres moments, depuis que les partis ont acquis une plus grande cohé-
sion idéologique, il n’y a pas de prééminence de l’un des pouvoirs, mais un
équilibre réel susceptible d’entraîner des blocages soit entre le président et le
Congrès, soit entre les deux chambres. C’est ainsi qu’à l’heure actuelle les rela-
tions entre la majorité républicaine à la chambre des représentatns et un Prési-
dent démocrate rendent difficile l’adoption d’une politique cohérente. Sans
doute, en raison de l’absence de discipline des partis et du fait que les membres
du Congrès ne dépendent pas de la direction de leur parti pour leur réélection, il
est peu probable que la majorité républicaine soit assez homogène ou assez
déterminée pour voter l’accusation contre le président. Mais ils ne dépendent
pas non plus du Président. Ils peuvent donc bloquer l’adoption d’une législation
voulue par lui ou lui imposer des compromis et en revanche, celui-ci est tenté
d’employer tous les moyens pour contourner l’opposition du Congrès10.
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Chapitre 3
Les États de l’Europe centrale et orientale
274. Un régime inspiré des doctrines marxistes-léninistes a dominé l’Europe
centrale et orientale jusqu’à la fin des années 1980. Il s’était établi en Russie par
la Révolution d’octobre et a été étendu après la fin de la Seconde Guerre mon-
diale dans les pays proches de l’ancienne Russie tsariste, qui avait pris le nom
d’Union des Républiques socialistes soviétiques. À bien des égards, le régime
soviétique apparaissait comme l’antithèse des régimes pluralistes occidentaux,
notamment en ce qu’il était une monocratie partisane. Dès 1917, le pouvoir
avait été confisqué par un parti unique, le parti communiste, l’absence d’oppo-
sition légale excluant toute possibilité d’alternance. Il s’agissait, si l’on veut,
d’une monocratie « populaire », le PCUS étant censé représenter les couches
les plus laborieuses de la population, mais d’une monocratie tout de même
(Burdeau, tome IX). Et le régime soviétique pouvait même être qualifié de tota-
litaire car le parti communiste ne se contentait pas de gérer la société, il se pro-
posait de la remodeler entièrement selon les exigences d’une doctrine,
le
marxisme-léninisme.
Après la Seconde Guerre mondiale, des régimes fortement inspirés de ce
modèle ont été installés dans un certain nombre de pays, tantôt sous la pression
des forces armées soviétiques (Pologne, Tchécoslovaquie, Allemagne de l’Est,
Hongrie, Roumanie, Bulgarie) et tantôt à la suite d’une révolution autochtone
(Yougoslavie, Albanie, Chine, Corée du Nord, Vietnam, Cuba). En 1985, on
comptait une quinzaine de régimes communistes, qui regroupaient environ
40 % de la population mondiale. Mais, en moins de cinq ans, de 1986 à 1990,
le paysage politique a été profondément bouleversé.
Le régime socialiste s’est effondré dans toute l’Europe en 1989. Cet événe-
ment a constitué un véritable bouleversement révolutionnaire qui a affecté
l’économie, le système de valeurs, les conceptions du monde, bref l’ensemble
du système social. Pour ce qui concerne le strict plan du droit constitutionnel, il
s’est agi d’un phénomène sans précédent. La nouveauté tenait à deux caractè-
res : le premier est quantitatif : jamais auparavant dans l’histoire du monde un
aussi grand nombre d’États n’avait entrepris en même temps de se doter d’une
constitution. Le changement affecte en effet non seulement les États ancienne-
ment communistes, mais aussi de nouveaux États issus du démembrement de
l’Union soviétique. Le second caractère tenait à la portée de cette entreprise :
le processus constituant n’a pas eu seulement pour objet d’organiser le pouvoir
politique conformément aux conceptions de la démocratie libérale, mais de
réformer toute la société et notamment de permettre le passage d’une économie
socialiste à l’économie de marché. Cette transformation a été si profonde que
266
Droit constitutionnel
plusieurs de ces États ont déjà pu adhérer à l’Union européenne. Avant d’ana-
lyser la situation actuelle des États de l’Europe centrale et orientale, il importe
d’examiner d’abord le régime socialiste, tel qu’il a fonctionné jusqu’en 1985
d’une part pour prendre la mesure de l’ampleur de ces mutations, d’autre part
parce que certains des traits caractéristiques du fonctionnement des régimes
actuels ne peuvent se comprendre que comme des produits de cette histoire.
Section 1
Le régime socialiste
275. Ce régime s’est implanté et a fonctionné avec des variantes d’abord en
Russie, devenue Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), puis
dans les États tombés sous l’influence de l’URSS après la Seconde Guerre mon-
diale.
§ 1. L’URSS
276. Les fondements idéologiques. – Selon la philosophie marxiste-léni-
niste, l’État est un appareil de contrainte au service de la classe dominante.
Son existence est liée à la division de la société en classes. Il doit dépérir avec
la disparition des classes consécutive à la révolution, mais ce dépérissement ne
peut être immédiat et il faut prévoir une période de transition pendant laquelle le
prolétariat victorieux doit se défendre contre ses ennemis en instaurant sa dicta-
ture révolutionnaire. En fait, la période de transition a été prolongée pour une
durée indéterminée.
277. L’organisation constitutionnelle. – Des origines à 1977, on compte
quatre constitutions soviétiques. La première adoptée en 1918 ne concernait
que la République de Russie. Les suivantes qui datent respectivement de
1924, 1936 et 1977 concernent l’ensemble des Républiques regroupées au
sein de l’URSS, qui était, du moins en théorie, un État de type fédéral.
Ces changements de constitution ne correspondaient pas, comme c’est géné-
ralement le cas en Occident, à des changements de régime politique. On peut
résumer en trois points les grandes lignes de l’organisation constitutionnelle :
1o La Constitution rappelle que le système économique est fondé sur la pro-
priété socialiste des moyens de production et définit les formes de cette pro-
priété : propriété d’État, propriété coopérative, propriété des syndicats et des
autres organisations sociales. Il n’y a pas d’économie privée, ni de marché.
2o Les droits fondamentaux reconnus aux citoyens s’analysent surtout
comme la possibilité d’obtenir de l’État et de la société certains avantages
concrets : droit au travail, au repos, à la protection de la santé, à la pension
vieillesse, etc. Ils sont présentés comme indissociables des obligations tendant
à maintenir ou à renforcer le régime socialiste.
Les États de l’Europe centrale et orientale
267
3o À chaque niveau (national, républicain, local) l’organe principal du pou-
voir est le soviet, terme que l’on pourrait traduire par « Conseil » mais qui, à la
suite des événements de 1905 et 1917, avait acquis une connotation révolution-
naire. Les membres des soviets sont élus au suffrage universel direct.
Le pouvoir est fondé sur la répudiation du principe de la séparation des pou-
voirs, réputé refléter dans les sociétés capitalistes la division de la société en
classes ou destiné à protéger des libertés purement formelles et sur le principe
opposé de l’unité du pouvoir d’État. La structure des autorités n’est donc pas le
reflet d’une spécialisation.
L’organe supérieur du pouvoir d’État de l’URSS est le Soviet suprême. Il
comprend deux Chambres, le Soviet de l’Union et le Soviet des Nationalités
qui sont composées d’un nombre égal de députés (750). Le Soviet de l’Union
représente la population soviétique dans sa globalité. Le Soviet des Nationalités
représente les républiques fédérées ainsi que les entités territoriales de niveau
inférieur (républiques autonomes, régions autonomes, districts autonomes). Le
Soviet de l’Union et le Soviet des Nationalités ont des pouvoirs égaux. Ils peu-
vent siéger en séance commune ou en séances séparées.
Le Soviet suprême peut connaître de toutes les questions relevant de la com-
pétence de l’Union. En outre, il désigne les autres organes supérieurs du pou-
voir d’État, qui sont responsables devant lui et qu’il peut donc, en principe,
révoquer à tout moment. Ces organes sont les suivants :
— Le Praesidium du Soviet suprême, qui comprend une trentaine de mem-
bres et qui exerce collectivement les prérogatives d’un chef d’État.
— Le Conseil des ministres de l’URSS qui comprend plus d’une centaine
de membres. C’est le gouvernement du pays. Il assure notamment la direction
de l’économie nationale.
En théorie, les pouvoirs du Soviet suprême étaient plus importants que ne le
sont les pouvoirs du parlement dans une démocratie bourgeoise, car ils n’étaient
pas limités par la règle de la séparation des pouvoirs. En fait, son rôle était pres-
que purement formel. Il ne siégeait que quelques jours par an et déléguait l’es-
sentiel de ses attributions au Praesidium ou au Conseil des ministres. Et le véri-
table centre du pouvoir politique se situait dans le parti communiste de l’Union
soviétique (PCUS), et non dans un organe électif.
278. La monocratie partisane. – Selon Lénine, le fondateur du régime
soviétique, les ouvriers ne pouvaient avoir spontanément la conscience révolu-
tionnaire. Celle-ci ne leur viendrait que s’ils étaient encadrés, orientés et contrô-
lés par un parti d’avant-garde, dirigé par des révolutionnaires professionnels et
n’admettant dans ses rangs que l’élite du prolétariat. C’est donc le parti commu-
niste, devenu parti unique, qui a exercé la totalité du pouvoir jusqu’en 1990.
Fort de 19 millions de membres et employant un grand nombre de perma-
nents, ce parti régissait toute la société soviétique. Il sélectionnait tous les can-
didats aux élections organisées selon le principe des listes uniques. Il choisissait
les personnes promues à tous les postes de responsabilité des administrations et
des entreprises. Enfin, il contrôlait de l’intérieur toutes les organisations sociales
depuis les mouvements de jeunesse (Komsomols) jusqu’aux syndicats profes-
sionnels. Ainsi même les citoyens non-membres du parti se trouvaient en leur
268
Droit constitutionnel
qualité d’écolier, de travailleur ou de joueur d’échecs, encadrés et pris en charge
par le parti.
L’organisation du parti était pyramidale. Le Congrès était théoriquement
l’organe suprême et devait définir la politique du parti. Mais, comme le
Soviet suprême, ce n’était pas un organe permanent. Aussi élisait-il en son
sein un Comité central composé de 200 à 300 membres qui dirigeait le parti
entre deux congrès. Le Comité central ne siégeait lui-même en formation plé-
nière qu’une dizaine de jours par an et désignait à son tour des organes restreints
chargés d’exécuter le travail courant et auxquels il déléguait une partie de ses
attributions. Il s’agissait d’une part du bureau politique (Politburo), composé de
10 à 25 membres et, d’autre part, du secrétariat comprenant un secrétaire géné-
ral et plusieurs adjoints. C’étaient en fait ces deux organes, qui dirigeaient le
parti et l’État. Le Secrétaire Général était donc le véritable chef du gouverne-
ment soviétique, même s’il n’avait aucune fonction dans l’État. C’est ce poste
qu’ont occupé Staline, Khrouchtchev, Brejnev ou Gorbatchev et qui conférait à
son titulaire un pouvoir absolu.
Le secrétaire général pouvait être démis par le Comité central, mais comme
c’est lui qui en contrôlait la composition, un tel événement ne pouvait se pro-
duire que par suite d’une révolution de palais, comme en 1964.
Le fonctionnement interne du parti était régi par le principe du « centralisme
démocratique ». La démocratie était théoriquement garantie par l’élection de
tous les organismes dirigeants du parti, de la base au sommet, et par l’obligation
pour ces organismes de rendre compte périodiquement de leur activité devant
les instances qui les avaient élus. Mais le centralisme impliquait une discipline
rigoureuse, la subordination de la minorité à la majorité et l’obligation stricte
pour les organismes inférieurs d’appliquer les décisions des organismes supé-
rieurs. Ce système aboutissait en fait à vider de sa substance le fédéralisme,
car les dirigeants des républiques étaient tenus de respecter la ligne du parti,
même pour des questions qui, d’après la constitution, eussent dû relever de la
compétence propre de ces républiques. De plus, le centralisme interdisant aux
militants de se regrouper par courants ou tendances, les élections à l’intérieur du
parti ne donnaient jamais lieu à une compétition entre plusieurs équipes, de
sorte que les candidats proposés ou soutenus par les instances supérieures
étaient presque automatiquement élus ou réélus. La composition des organes
dirigeants du parti (Comité central, Politburo, Secrétariat général) ne se renou-
velait donc que très lentement. D’où une tendance à l’immobilisme et à la
gérontocratie. De 1922 à 1982, le poste de Secrétaire général du PCUS n’avait
été occupé que par quatre titulaires : Staline (1922-1953), Malenkov (1953),
Khrouchtchev (1953-1964), Brejnev (1964-1982).
Pourtant en 1985, le Comité central choisit pour lui succéder le benjamin de
l’équipe dirigeante, Mikhaïl Gorbatchev, âgé seulement de 54 ans, qui allait
précipiter l’évolution et l’effondrement du régime.
Les États de l’Europe centrale et orientale
269
§ 2. Les démocraties populaires
279. Deux traits principaux caractérisent les pays socialistes de l’Europe
centrale et orientale appelés « démocraties populaires ». D’une part, partout,
sauf en Yougoslavie, qui s’était libérée seule de l’oppression nazie, le passage
au nouveau régime a été imposé par la présence de l’armée soviétique.
D’autre part, plusieurs d’entre eux avaient connu entre les deux guerres des
régimes de type parlementaire et il subsistait des structures économiques capi-
talistes ainsi qu’une classe moyenne et une petite paysannerie. Dans certains
cas, en Pologne notamment, les Églises conservaient une grande influence au
sein de la population.
On a donc maintenu plus ou moins longtemps et à des degrés divers certai-
nes formes des régimes bourgeois. Ainsi, le parti communiste n’est pas devenu
partout parti unique, mais a souvent constitué des coalitions de partis qui étaient
réputées détenir le pouvoir. Bien entendu, il dominait entièrement ces coali-
tions, mais trouvait là un moyen de neutraliser certaines forces sociales, bour-
geoises ou paysannes, plutôt que d’avoir à les éliminer brutalement. Pour le
reste, la structure générale du pouvoir était semblable à celle de l’URSS.
La politique menée par ces régimes était elle aussi semblable à celle du
« grand frère », bien que la terreur policière ait été moins forte, qu’on ait laissé
subsister certaines formes de propriété privée et que le niveau de développe-
ment économique ait été plus élevé qu’en URSS.
Pourtant, ces régimes étaient mal acceptés et n’ont pu être maintenus que par
la force. Ce sont eux qui se sont effondrés les premiers entraînant la chute de
l’ensemble du système soviétique, lui-même profondément miné de l’intérieur.
§ 3. Les signes de dysfonctionnement
280. Le totalitarisme. – Ce terme désigne un système politique dans lequel
le pouvoir est non seulement concentré entre les mains d’un petit nombre
d’hommes et exercé de manière autoritaire, mais dans lequel il agit dans tous
les domaines de la vie. Le marxisme était en effet présenté non comme une
idéologie, mais comme une science. L’opposition politique était donc nécessai-
rement fondée sur l’erreur et ne pouvait être tolérée, mais seulement corrigée ou
combattue. Si cette erreur avait pour effet de freiner le dépérissement de l’État
et du droit et l’apparition de l’Homme nouveau, elle se révélait simplement cri-
minelle et devait être traitée comme elle.
En pratique la suspicion permanente et la terreur n’ont pas empêché le déve-
loppement des idées démocratiques. Celles-ci se sont exprimées de plusieurs
manières. L’Union soviétique et plusieurs démocraties populaires avaient
signé les accords d’Helsinki de 1975, qui consacraient un certain nombre de
libertés formelles. C’est au nom de ces accords que les dissidents soviétiques
ou tchèques ont revendiqué, quelquefois avec succès, l’exercice de ces libertés.
Le droit se révélait non pas une simple superstructure, mais un levier efficace.
270
Droit constitutionnel
En Pologne, c’est l’action d’un syndicat illégal, Solidarnosc, appuyé par une
Église catholique très puissante, qui contribua à propager les idées démocra-
tiques.
281. L’impérialisme russe. – Là encore, l’idéologie servait de masque.
Après la Révolution, le nouveau pouvoir, pour résoudre les problèmes posés par
la multiplicité des peuples soumis à l’empire du tsar, avait eu recours à une solu-
tion fédérale d’apparence très radicale. Chacune des républiques se voyait recon-
naître le droit de se doter d’une constitution et des organes habituels d’un État.
Elles se voyaient reconnaître la compétence internationale et même le droit à la
sécession. En pratique, on l’a vu, le parti communiste était en mesure de contrôler
l’ensemble des organes des républiques aussi bien que ceux de l’Union, de sorte
que le système était en réalité centralisé et que les républiques n’étaient que des
échelons d’exécution. Leurs compétences internationales étaient ainsi au service
de la politique du PCUS et lorsque l’Ukraine et la Biélorussie se virent attribuer
chacune un siège à l’ONU, cela signifiait seulement que l’URSS disposait de trois
voix au lieu d’une.
Le fédéralisme, qui devait permettre le développement des cultures nationa-
les, servait en fait le PCUS et en réalité les Russes qui dominaient le parti.
L’impérialisme russe se manifestait aussi en dehors même de l’Union sovié-
tique, dans les démocraties populaires, où existaient des bases militaires impor-
tantes et où, conformément à la doctrine officielle, dite doctrine Brejnev,
l’URSS se réservait le droit d’intervenir par la force, si elle estimait que le
socialisme était menacé.
Ces pratiques n’ont cependant fait disparaître ni le sentiment religieux, ni le
nationalisme. L’affaiblissement du pouvoir central sera pour tous les nationalis-
mes l’occasion de s’exprimer avec une vigueur considérable.
282. Les difficultés économiques. – Mais ce sont surtout les terribles diffi-
cultés économiques qui ont entraîné la chute de ces régimes. En raison de l’éta-
tisation du système de production et de distribution, comme du poids énorme
des dépenses militaires, ces pays ne parvenaient pas à sortir d’une situation de
pénurie, d’autant plus insupportable que le développement moderne des com-
munications ne permettait plus de cacher à la population le niveau de vie auquel
étaient parvenus les habitants des pays occidentaux.
Au milieu des années 1980, il y avait ainsi de multiples sources d’opposition
ou de résistance, parfois ouverte mais plus souvent larvée de la part des libé-
raux, des nationalistes, des religieux et simplement de tous ceux qui aspiraient à
une vie meilleure. Les principaux facteurs du changement semblent avoir été
l’impossibilité de parvenir au développement économique, l’impossibilité éco-
nomique et financière de poursuivre la course aux armements imposée par la
guerre froide, dont le coût devenait trop élevé et l’enlisement de l’armée en
Afghanistan. Les dirigeants ont donc entrepris une politique de détente à l’exté-
rieur et de développement économique à l’intérieur, mais ces objectifs impli-
quaient au minimum une libéralisation politique et, au-delà, de profondes réfor-
mes de structure.
Les États de l’Europe centrale et orientale
271
Section 2
Les transformations : de la perestroïka à l’éclatement
de l’URSS (1985-1991)
§ 1. La perestroïka
283. Perestroïka (restructuration). – Tel est le terme qu’a choisi Mikhaïl
Gorbatchev, élu Secrétaire général du PCUS le 17 mars 1985, pour résumer
l’esprit général des grandes réformes qu’il souhaitait promouvoir. À l’origine,
il ne s’agissait nullement de renoncer au socialisme, ni même de modifier pro-
fondément le système politique. L’objectif de la Perestroïka était d’améliorer le
fonctionnement de l’économie soviétique en s’attaquant à toutes les rigidités
jusqu’alors freiné le développement. Ainsi,
bureaucratiques qui en avaient
M. Gorbatchev préconisait-il une planification plus souple, la vérité des prix,
la participation des travailleurs à la gestion des entreprises, la modulation des
rémunérations en fonction des résultats obtenus et l’établissement de liens
directs entre fabricants et consommateurs. Tirant la leçon de l’échec de ses pré-
décesseurs, M. Gorbatchev s’était convaincu que le succès de la restructuration
était subordonné à deux conditions d’ordre plus général.
Primo, le respect de la loi (État de droit), qui garantirait aux agents écono-
miques le minimum de stabilité et de sécurité juridique dont ils avaient besoin
pour développer leurs initiatives.
Secundo, le règne de la Glasnost (transparence) qui permettrait à chacun de
dénoncer publiquement les privilèges et les pratiques bureaucratiques dont la
persistance pouvait être un facteur de blocage.
Bien qu’elle eût au départ un objectif essentiellement économique, la Peres-
troïka conduisait donc indirectement à poser le problème de la réforme gouver-
nementale et celui de la liberté d’expression.
§ 2. Les transformations politiques et constitutionnelles
de l’URSS
284. À partir de 1988, plusieurs lois sont venues modifier en profondeur le
système politique et constitutionnel soviétique et celui des républiques.
D’une part, une loi du 1er décembre 1988 ouvrait la possibilité d’une plura-
lité de candidatures pour l’élection des membres du Parlement. En pratique
cependant, la majorité des élus aux élections qui ont suivi appartenaient encore
au parti communiste.
D’autre part, la constitution soviétique de 1977, la dernière en date, était
profondément modifiée. Une loi du 1er décembre 1988 créait un Congrès des
députés du peuple.
Une autre loi de 1990 instituait un Président de l’Union soviétique, doté de
pouvoirs très importants. Il devait être élu pour la première fois par le Congrès
272
Droit constitutionnel
des députés du peuple, et par la suite au suffrage universel. Le 15 mars 1990,
M. Gorbatchev fut ainsi élu par le Congrès. La source de son pouvoir se trouvait
désormais dans le Parlement et donc indirectement dans le peuple, et non plus
dans le parti, de sorte que ce changement dans le mode de désignation concré-
tisait la fin du rôle exclusif du Parti communiste.
Cependant, le pouvoir ne devait pas s’exercer sans de très graves difficultés
et tensions. Tensions en raison d’une opposition très vive au sein du Soviet
Suprême entre les réformateurs et les conservateurs (on désignait ainsi les com-
munistes, hostiles aux réformes). Gorbatchev hésitant à s’appuyer sur l’un ou
l’autre camp pour réaliser des réformes, cherchait à obtenir le vote de lois de
pleins pouvoirs, qu’il ne parvenait pas à employer après les avoir obtenues,
faute d’une maîtrise réelle de l’administration et de l’armée. Tensions d’autre
part entre le pouvoir central et les républiques. Au cours de l’année 1991,
elles proclament leur souveraineté et trois d’entre elles, les républiques baltes,
sur le fondement de la constitution soviétique, qui, on l’a vu, leur reconnaissait
ce droit, font sécession et se proclament indépendantes.
Tensions aussi entre Gorbatchev et Boris Eltsine, le Président de la plus
importante des républiques, la Russie. Eltsine avait été effectivement élu au suf-
frage universel dans une élection ouverte et transparente et sa popularité était
beaucoup plus forte que celle de Gorbatchev.
C’est dans ces conditions qu’intervint la tentative de coup d’État du 18 août
1991, qui visait à empêcher à la fois la désagrégation de l’Union soviétique et
l’abandon du socialisme. L’échec du coup d’État eut pour effet d’accélérer le
processus : Gorbatchev n’était plus Président que d’un État fantôme et se trouva
contraint de quitter le pouvoir le 25 décembre 1991.
Le 1er décembre, l’Ukraine, la plus grande des républiques soviétiques après
la Russie, avait proclamé son indépendance, puis c’était le tour de la Biélorus-
sie. L’Union soviétique avait cessé d’exister. La chute de Gorbatchev signifiait
non seulement un changement à la tête du gouvernement, mais bel et bien la fin
de l’Union. Boris Eltsine prenait le pouvoir, mais en Russie seulement. Aussi, le
jour de la démission de Gorbatchev, le drapeau rouge avec la faucille et le mar-
teau était-il remplacé par le drapeau blanc bleu rouge, qui avait été celui de la
Russie tsariste.
Section 3
La situation actuelle
285. La fin du communisme et l’apparition de nouveaux États ont conduit à
des bouleversements constitutionnels. Toutes les constitutions anciennes ont été
modifiées ou remplacées par de nouvelles. Les textes actuels ne présentent pas
toujours une très grande originalité par rapport aux constitutions de l’Europe
occidentale, mais proclament une adhésion plus ou moins sincère aux vertus
de l’État de droit et forment un vaste catalogue des institutions les plus diverses
(Sajo, 1999).
Les États de l’Europe centrale et orientale
273
§ 1. La situation actuelle de la Russie
286. Après la fin de l’Union soviétique, la Russie a traversé une longue
période de transition, dont on ne peut affirmer qu’elle est achevée. Cette période
s’est caractérisée par une vive tension entre le Président Eltsine et le Congrès
des députés. Entre 1991 et 1993, la Russie n’était que l’une des Républiques de
l’Union soviétique, mais c’était de loin la plus grande et la plus puissante. Elle
vivait encore sous l’empire d’une constitution, adoptée en 1978 et calquée,
comme il était de règle sous l’ancien régime, sur la constitution soviétique de
1977. Faute d’un accord entre les forces politiques pour adopter une nouvelle
constitution établissant un système politique libéral, la constitution de 1978
avait été maintenue en vigueur, moyennant un très grand nombre d’amende-
ments. Cependant, les députés élus au printemps 1991, selon l’ancien système
destiné à préserver l’influence du parti communiste, étaient encore issus dans
leur grande majorité des anciens cadres dirigeants.
L’affrontement avec le Président, élu au suffrage universel était inévitable et
prit parfois un tour dramatique.
Sur le plan constitutionnel, il se traduisit par la préparation de projets rivaux,
dont l’objet principal était d’accroître les prérogatives de leur auteur. Finalement
une nouvelle constitution, fortement marquée par l’influence de Boris Eltsine, fut
adoptée par référendum le 12 décembre 1993.
A Le fédéralisme
287. La Russie reste un État fédéral. Comme en Allemagne, la constitution
donne la liste des compétences fédérales et celle des compétences conjointes
des composantes de la fédération, les « sujets de la fédération », qui ont des
statuts divers, républiques, régions ou districts. Les sujets, au nombre de 89,
tous égaux entre eux, n’ont en propre qu’une compétence résiduelle assez
réduite : seules les matières qui ne figurent pas dans les deux premières listes
relèvent de leur compétence propre. Dans ces matières, leur autonomie n’est pas
non plus très grande et tend à se réduire. Les chefs des exécutifs, qui étaient à
l’origine élus au suffrage universel, sont depuis 2004 choisis par les organes
législatifs locaux, mais sur proposition du président de la fédération. En outre,
bien que la Russie soit un État multi-ethnique, le texte constitutionnel assure la
prééminence de la langue et de la culture russe au sein de la Fédération.
B Le Président
288. Le pouvoir exécutif présente une structure dualiste caractéristique de la
plupart des systèmes représentatifs européens. La figure centrale est celle du
Président, inspirée à la fois par celle du Président de la Ve République française
et par celle du Président américain, ce qui lui permet de cumuler des pouvoirs
gigantesques.
Le Président de la Fédération était initialement élu pour quatre ans au suf-
frage universel direct et ne pouvait exercer que deux mandats consécutifs.
274
Droit constitutionnel
L’adjectif est important car il implique que, après avoir accompli deux mandats,
la même personne, peut, après une interruption, se présenter à nouveau.
C’est ce qu’a fait Vladimir Poutine. Faute de pouvoir briguer un troisième
mandat en 2008, il a présenté la candidature du Premier ministre, Dmitri Med-
vedev, qui, aussitôt élu à la présidence, s’est empressé de nommer Poutine au
poste de Premier ministre, puis, au terme du mandat présidentiel de Medvedev,
Poutine a pu se présenter aux élections présidentielles de 2012 et aussitôt après
son entrée en fonction, il a nommé Medvedev Premier ministre.
En 2008, la constitution a été modifiée et la durée du mandat portée à six
ans, de sorte que Poutine pourrait rester au pouvoir jusqu’en 2024.
Le président est doté d’une administration très importante, comprenant près
de 2 000 collaborateurs. Il n’est responsable qu’en cas de haute trahison ou de
crime grave. Mais la procédure est longue et complexe : l’accusation est votée
par la Douma à la majorité des deux tiers ; la qualification de l’infraction doit
être confirmée par la Cour suprême ; la Cour constitutionnelle doit vérifier le
respect de la procédure et ce n’est qu’alors que le Conseil de la Fédération
peut prononcer la destitution, à la majorité des deux tiers également.
Ses pouvoirs sont considérables, beaucoup plus importants que ceux de
n’importe lequel de ses homologues occidentaux. Il s’agit d’abord de pouvoirs
de nomination : il nomme le Président du gouvernement (équivalent du Premier
ministre) et, sur proposition de celui-ci, les ministres et les plus hauts fonction-
naires. Il peut d’ailleurs mettre fin à tout moment aux fonctions du gouverne-
ment. Il peut même décider de refuser provisoirement la décision par laquelle la
Douma d’État a exprimé à la majorité sa défiance au gouvernement.
Il dirige et contrôle l’activité du gouvernement. Président et gouvernement
préparent et adoptent les projets de lois qui seront soumis au Parlement, mais le
Président dispose d’un pouvoir réglementaire immense. Il peut prendre des
décrets dans toutes les matières, même sans base législative. Ces décrets s’im-
posent comme des lois jusqu’à la mise en vigueur de lois parlementaires. C’est
ainsi que le Président Eltsine a pris en juin 1994 un décret « sur les mesures
immédiates pour la protection de la population contre le banditisme ». Ce pou-
voir est d’autant plus important qu’il dispose d’un droit de veto, qui ne peut être
surmonté qu’à la majorité des deux tiers de chacune des Chambres. Il est donc
en mesure de paralyser l’activité législative et de tirer argument de cette paraly-
sie pour gouverner par décrets.
Il a également l’initiative des lois et peut encore soumettre un projet au réfé-
rendum.
C Le gouvernement
289. Aux termes de la Constitution, le gouvernement apparaît subordonné
au Président. Ce dernier, comme on l’a vu, nomme le « Président du gouverne-
ment » c’est-à-dire le Premier ministre, mais celui-ci doit obtenir la confiance
des Chambres. Il peut aussi le révoquer. L’ensemble de ses activités, comme
celles du gouvernement dans son ensemble, s’exerce sous l’autorité du Prési-
dent, qui apparaît comme un véritable supérieur hiérarchique. C’est ainsi que
le Président du gouvernement est chargé d’exécuter non seulement les lois
Les États de l’Europe centrale et orientale
275
mais aussi les décrets du Président. Celui-ci peut d’ailleurs modifier ses déci-
sions.
Le Président du gouvernement est par ailleurs également responsable devant
la Douma d’État. Cependant, là encore, la responsabilité devant le Président
prime : si la Douma a exprimé sa défiance à la majorité absolue, le Président
peut soit déclarer que « le gouvernement est démissionnaire », soit le maintenir
au pouvoir. C’est seulement si la Douma exprime à nouveau sa défiance dans
un délai de trois mois que le Président doit exercer un nouveau choix : déclarer
le gouvernement démissionnaire ou prononcer la dissolution.
En réalité, en Russie comme ailleurs, le pouvoir effectif appartient à celui
qui est en mesure de diriger la majorité. On a donc pu constater une inversion
des rôles. Quand le Président de la République était Poutine, jusqu’en 2008,
c’était lui qui exerçait le pouvoir et le Premier ministre Medvedev était un exé-
cutant. Quand il était Premier ministre entre 2008 et 2012, c’était encore lui et le
Président de la République n’était qu’un exécutant. Lorsqu’il redevient Prési-
dent de la République en 2012, et Medvedev, redevenu Premier ministre
retrouve son rôle d’exécutant.
D Le Parlement
290. Le Parlement est beaucoup plus faible que la plupart des Parlements
occidentaux. Il présente la structure habituelle d’un parlement fédéral et com-
porte deux Chambres, la Douma d’État (Chambre des députés) et le Conseil de
la Fédération. Prises collectivement, les deux Chambres prennent le nom d’As-
semblée fédérale.
La Douma comprend 450 députés élus pour quatre ans sur la base de la
population. Le mode de scrutin a été modifié plusieurs fois. À l’origine le scru-
tin était mixte. La moitié des députés étaient élus à la représentation proportion-
nelle et l’autre moitié au scrutin uninominal. Depuis 2006, ils sont tous élus à la
proportionnelle, mais avec un seuil minimal de 7 %. Dans le cas où aucune liste
n’atteindrait ce chiffre, les élections seraient annulées et si une seule liste l’at-
teignait, pour éviter qu’elle occupe tous les sièges, on en attribuerait aussi à la
liste arrivée en second. Alors que la représentation proportionnelle avec un seuil
très bas a pour effet de fragmenter et de multiplier le nombre des partis, le sys-
tème russe conduit au contraire à une grande concentration et à une distorsion
considérable. On pourrait en effet concevoir qu’un parti obtienne 8 % des voix
et un autre 6 % et qu’ils obtiennent ainsi tous les sièges. Pour atténuer cette
conséquence, il a été décidé que l’ensemble des partis ayant dépassé les 7 %
devait représenter au moins 60 % des voix, faute de quoi les listes suivantes
obtiendraient également des sièges. Cela signifie néanmoins que deux partis,
ayant obtenu l’un 30 % des voix plus une et l’autre 30 % des voix, se partage-
raient également tous les sièges et que le premier aurait la majorité absolue.
Ce mode de scrutin, associé à une campagne électorale au cours de laquelle
les opposants ont été constamment intimidés, a produit les effets attendus et aux
élections législatives de décembre 2007 seuls quatre partis ont obtenu des sièges
à la Douma. Parmi eux, Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine, en a obtenu
315 sur 450 avec 64 % des voix. Dès lors que dans un scrutin de liste, les chefs
276
Droit constitutionnel
du parti décident des candidatures et sont maîtres de la réélection des députés, le
système a permis à Poutine d’être le maître absolu de la Douma. En outre, la
plupart des observateurs doutent de la sincérité du scrutin. On constate en effet
des pressions sur les médias, des manœuvres d’intimidation des opposants et
vraisemblablement des fraudes.
Bien que les élections de 2011 aient été moins favorables que les précéden-
tes à Russie Unie, ce parti a néanmoins remporté la majorité absolue des sièges
à la Douma.
Quant au Conseil de la Fédération, il est composé de deux représentants de
chaque sujet de la Fédération.
Les deux Chambres n’ont pas rigoureusement le même rôle, ni le même
pouvoir. Elles n’ont pas le même rôle, car certaines décisions du Président doi-
vent être approuvées par le Conseil et d’autres par la Douma et que le contrôle
du gouvernement revient exclusivement à la Douma. Surtout, elles n’ont pas le
même pouvoir législatif. Ce pouvoir est d’ailleurs très diminué.
Tout d’abord, le droit d’initiative est attribué très largement, puisqu’il peut
être exercé non seulement par les parlementaires et le gouvernement, mais aussi
par le Président et même par la Cour constitutionnelle et la Cour suprême. Les
lois doivent être adoptées par les deux Chambres à la majorité absolue, mais la
Douma dispose d’une certaine prééminence puisqu’elle peut adopter à la majo-
rité des deux tiers les lois rejetées par le Conseil (c’est-à-dire celles qui n’ont
pas obtenu au Conseil la majorité absolue).
Il est clair que, s’il n’existait pas une majorité des deux tiers, le pouvoir
législatif pourrait être fréquemment paralysé, non seulement par le veto du Pré-
sident, mais par les difficultés de la procédure : si, en raison de la multiplicité
des partis et des divisions internes, on ne parvenait pas à réunir la majorité abso-
lue au Conseil, il est naturellement peu probable qu’on parviendrait à rassem-
bler à la Douma une majorité des deux tiers, ce qui signifie qu’il n’y aurait pas
de loi du tout et que le Président pourrait légiférer par décrets.
En réalité, Russie Unie a disposé de cette majorité des deux tiers jusqu’en
2011, mais il était entre les mains de Poutine et si, depuis les dernières élections
législatives, il n’a que la majorité absolue des sièges, le gouvernement dispose
de moyens de pression efficaces sur les deux autres partis pour n’être pas gêné
dans son action.
E La Cour constitutionnelle1
291. Une Cour constitutionnelle avait été créée en 1991. Elle s’était arrogé
des pouvoirs considérables, bien plus importants que ceux des cours occidenta-
les et prétendait arbitrer l’ensemble de la vie politique russe. La constitution tout
en lui maintenant une compétence étendue lui donne un statut qui vise à la limi-
ter quelque peu.
La Cour constitutionnelle est composée de dix-neuf juges (au lieu de quinze
antérieurement), élus pour douze ans (et non plus à vie) par le Conseil de la
Fédération sur proposition du Président. Ils ne sont pas rééligibles. Cette
1.
BAUDOIN, 2010.
Les États de l’Europe centrale et orientale
277
procédure a pour conséquence que, lorsque le Conseil est dans la main du pré-
sident, celui-ci est en mesure de décider seul de la composition de la cour.
Comme les juges sont nommés à temps et qu’ils peuvent être destitués par le
Conseil de la Fédération sur proposition de la majorité des deux tiers des mem-
bres de la Cour, le président peut peser sur la jurisprudence, bien plus que le
président américain, qui lui ne peut nommer un juge, titulaire à vie de son
siège, que lorsque celui-ci se trouve vacant et qui n’a aucun moyen de provo-
quer une telle vacance. De plus, depuis 2009, le président de la cour n’est plus
élu par ses collègues, mais désigné par le président (Baudouin 2010).
Ses compétences sont vastes : elle examine la conformité à la constitution
fédérale de tous les actes juridiques des organes fédéraux ou des organes des
sujets de la Fédération et règle les conflits de compétence entre ces organes.
Elle peut être saisie d’une part par les autorités fédérales suprêmes (Président,
Douma, Cour suprême, pouvoirs législatifs et pouvoirs exécutifs des sujets de la
Fédération, un cinquième des députés ou des membres du Conseil de la Fédé-
ration) et d’autre part directement par les citoyens selon des modalités inspirées
du système allemand. Comme un certain nombre d’autres cours parmi les plus
récentes, elle peut donner des interprétations abstraites de la constitution à la
demande du président, du gouvernement et des autorités législatives de la Fédé-
ration ou des sujets de la Fédération.
F Le fonctionnement des institutions
292. La Russie offre l’exemple le plus éclatant d’institutions qui fonction-
nent tout autrement que le laissait prévoir la lecture de la Constitution. Celle-ci
semblait donner la prééminence au président. En réalité, s’il est vrai que l’exé-
cutif domine, il ne s’agit pas nécessairement du président et les instruments de
sa puissance ne résident pas dans les compétences que lui donne la Constitution,
mais dans la domination qu’il exerce sur un parti largement majoritaire.
La vie politique a été affectée au commencement par l’extrême instabilité du
système des partis en Russie. La dislocation des structures politiques, administrati-
ves et économiques avait laissé le pays dans un profond chaos. L’appareil écono-
mique soviétique était entièrement entre les mains de l’État. L’introduction de
l’économie de marché s’est traduite par la privatisation des grandes entreprises, le
plus souvent au profit des membres de l’ancien groupe dirigeant et l’abandon de
toute direction de l’économie. Le capitalisme sauvage a permis la naissance de for-
tunes colossales, entraîné une corruption généralisée et provoqué l’extrême misère
du plus grand nombre.
Dans un premier temps, le multipartisme a conduit, sous la présidence
de Boris Eltsine, à une tension permanente entre le Président et la Douma.
Même si celle-ci était divisée et ne disposait pas de compétences assez fortes
pour exercer le pouvoir, elle était malgré tout en mesure de gêner considérable-
ment l’action du Président. Or, le gouvernement devait obtenir la confiance de
la Douma après sa nomination par le Président et plusieurs partis pouvaient se
réunir pour refuser cette confiance ou encore rendre difficile l’adoption des lois.
Une évolution vers un régime parlementaire aurait été possible s’il y avait eu
une majorité cohérente hostile au Président et certains partis, notamment les
278
Droit constitutionnel
communistes et les libéraux, en ont certainement éprouvé la tentation, mais les
coalitions ont toujours été éphémères.
Une telle évolution ne s’est pourtant pas produite et elle est devenue de
moins en moins probable.
Le changement s’est produit avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine.
Nommé Premier ministre en 1999 par le Président Eltsine, alors qu’il était pres-
que inconnu, Poutine a aussitôt utilisé les moyens que lui donnait sa fonction,
ainsi que la tension créée par la guerre en Tchétchénie pour fonder un nouveau
parti politique, l’Unité. Celui-ci obtint la seconde place aux élections législati-
ves organisées en décembre de la même année, puis fit promptement alliance à
la Douma avec le parti communiste. La voie était alors libre pour Poutine, qui
pouvait persuader Eltsine d’annoncer sa démission, justifiée d’ailleurs par des
raisons de santé très réelles, faisant ainsi de Poutine le Président par intérim, une
fonction qu’il cumulait avec celle de Premier ministre. L’un des premiers gestes
du nouveau président fut de signer un décret qui accordait à Eltsine une immu-
nité totale contre toutes poursuites.
Grâce à son poste et à son nouveau parti, Poutine était en mesure de faire
campagne dans les meilleures conditions et il remporta effectivement une vic-
toire confortable lors de l’élection présidentielle du mois de mars 2000, puis de
nouveau en 2004 avec 71 % des voix. Le parti communiste avait amorcé son
déclin. Grâce à son influence sur les médias, sur toute une série d’agences de
l’État et à ses réseaux dans les administrations, les entreprises publiques, l’ar-
mée et les services secrets, Poutine a pu obtenir une majorité aux élections
législatives de 2003, une majorité d’ailleurs renforcée en 2007, puisque son
parti Russie Unie a remporté à lui seul 315 des 450 sièges de la Douma.
La conjonction des pouvoirs considérables que lui donnait la constitution –
les principales mesures sont prises par décrets présidentiels, les oukases, plutôt
que dans la forme de lois parlementaires – et d’une majorité docile lui a permis
de concentrer entre ses mains l’essentiel du pouvoir et d’en faire un usage auto-
ritaire.
Symboliquement, il a fait voter une décision sur l’hymne national, qui sera,
quoique avec des paroles nouvelles, l’ancien hymne soviétique. Sur le plan juri-
dique, il a d’abord cherché à rétablir l’autorité du pouvoir central sur les régions,
le « système vertical de l’autorité ». Il a divisé la Russie en sept districts fédéraux,
administrés par un représentant personnel du Président. En outre, les gouverneurs
des régions, qui se comportaient fréquemment en potentats peuvent désormais,
sous certaines conditions, être démis par le Président. Ils perdent une partie de
leurs pouvoirs fiscaux. Le pouvoir central a d’ailleurs fortement pesé sur les élec-
tions pour le renouvellement de plusieurs d’entre eux. Plusieurs des nouveaux
gouverneurs sont d’ailleurs des militaires. D’un autre côté, Poutine a cherché à
briser le pouvoir des nouveaux oligarques, notamment en lançant des enquêtes
pour corruption. Il a également tenté de mettre la main sur les médias et il y a
réussi dans une très large mesure. Cette mainmise a une signification ambiguë
et remplit une double fonction : elle est à la fois un moyen de lutte contre les
oligarques qui possèdent certains de ces médias et une limitation pure et simple
de la liberté de la presse. Certains de ces oligarches ont été poursuivis et empri-
sonnés. D’autres ont été contraints à l’exil. La nouvelle loi électorale et la
Les États de l’Europe centrale et orientale
279
législation sur les partis, les pratiques de l’administration, la domination des
médias rendent les campagnes des partis de l’opposition très difficiles. D’une
manière générale, avec des entraves considérables à la liberté d’expression, la
répression des manifestations sur la voie publique, les poursuites contre les oppo-
sants, le système prend un visage de plus en plus autoritaire.
Pendant ses deux mandats, le Premier ministre, qui n’est pas le chef d’une
majorité à la Douma, était entièrement subordonné au Président, comme l’avait
été Poutine lui-même pendant le règne d’Eltsine. Le président peut en effet le
démettre facilement, soit parce qu’il s’est heurté à l’hostilité de la Douma, soit
parce qu’il constitue un fusible utile lorsqu’il est lui-même devenu impopulaire,
soit encore parce que le Premier ministre devient populaire et peut apparaître
comme un rival possible. Mais il peut aussi utiliser le poste du Premier ministre
pour se créer un dauphin, comme l’a fait Boris Eltsine avec Vladimir Poutine en
1999, ou un substitut comme l’a fait Poutine avec Dmitri Medvedev.
Cette concentration du pouvoir incite les acteurs politiques et économiques à
tenter d’exercer une influence en agissant par divers moyens sur l’entourage du
Président. En raison de ce mode de gouvernement, le Président est souvent
appelé « le tsar ».
Cette conjoncture a aussi affecté la cour constitutionnelle. Dans les années
Eltsine, elle avait été utilisée, non pas comme on s’y attendait par la minorité
parlementaire, mais par la majorité parlementaire en lutte contre le Président.
Depuis 2000, la Cour constitutionnelle a tenté de retrouver un rôle de protection
de la minorité parlementaire à la fois contre la majorité et contre le président,
mais sans grand succès. Elle est en effet à la merci d’une révision constitution-
nelle toujours possible – il suffirait d’un vote à la majorité des ¾ au Conseil de
la Fédération et des 2/3 à la Douma – qui limiterait ses pouvoirs. Elle exerce
cependant une fonction significative de garante des droits individuels (Bau-
doin, 2010).
On a pu croire un moment que le système allait fonctionner autrement. Med-
vedev avait en effet pris certaines positions plus libérales que celles de Poutine
et laissé penser qu’il se présenterait contre lui en 2012. Cependant, Poutine jouit
d’une grande popularité. Il dispose des réseaux d’influence et c’est à lui que le
parti majoritaire est fidèle. Medvedev n’était donc président que de nom. Il
n’était pas un véritable rival et la prétendue compétition était seulement destinée
à donner l’illusion d’une démocratie libérale.
§ 2. La situation dans les anciennes démocraties populaires
et les Républiques de l’ex-URSS
293. Ces États se trouvaient et se trouvent encore dans des situations politi-
ques et constitutionnelles très différentes.
On peut les classer en deux groupes. Certains étaient des États juridiquement
indépendants de l’Union soviétique, comme la Pologne, la Hongrie ou la Tché-
coslovaquie ou bien avaient été entre les deux guerres mondiales indépendants
de l’Union soviétique et n’avaient été annexés qu’à l’occasion de la Seconde
Guerre mondiale, comme les trois républiques baltes. Bien qu’ils aient été
280
Droit constitutionnel
placés dans la sphère de domination soviétique et soumis à un régime socialiste
autoritaire, ces pays avaient connu dans le passé le système parlementaire et la
sortie du communisme s’y est faite beaucoup plus facilement, au point qu’elles
ont pu adhérer à l’Union européenne.
D’autres États étaient jusqu’en 1991 des États membres de l’Union sovié-
tique et étaient privés de traditions démocratiques. Tel était le cas par exemple
de l’Ukraine, de la Biélorussie, de la Géorgie ou des républiques du Caucase ou
d’Asie. Dans ces États la transition a été moins facile et plusieurs ont connu ou
connaissent encore des formes diverses de régime autoritaire.
On ne traitera ici que des premiers.
Il faut souligner avant tout que, en dépit de son caractère révolutionnaire, au
sens propre du mot, la transition s’est faite sans violence, au moins dans un
premier temps, sauf en Roumanie. On a pu ainsi parler en Tchécoslovaquie de
« révolution de velours ». Le caractère révolutionnaire de la transition provient
de ce qu’elle affecte le système économique en même temps que le système
politique, mais aussi de ce que, dans la conscience des acteurs, les deux proces-
sus sont étroitement interdépendants : le passage d’une économie socialiste à
une économie de marché et le passage à la démocratie libérale et à l’État de
droit. Cela dit, si cette interdépendance est constamment soulignée, la nature
de la relation n’est pas toujours clairement perceptible. Tantôt, on estime que
le passage à l’économie de marché n’est possible que s’il existe un minimum
de liberté et de sécurité juridique.
L’État de droit est alors vu comme le moyen de parvenir à l’économie de
marché et à la prospérité économique. Tantôt au contraire, on souligne que la
démocratie présuppose un système de valeurs, qui sont précisément celles qui
fondent l’économie de marché, la liberté, notamment celle d’entreprendre, et la
propriété. C’est alors l’économie de marché qui est un instrument de la démo-
cratie. Mais, il est clair que la conception de la démocratie à laquelle on se
réfère, dérive elle-même d’une théorie du marché. Ce n’est pas le système
dans lequel le peuple gouverne, mais celui dans lequel la rencontre des intérêts
produit une décision optimum.
Un deuxième trait caractéristique est l’importance que l’on attache aux
Déclarations des droits de l’Homme. Cela s’explique en partie par le souci de
réaliser l’État de droit, qui doit présenter des caractéristiques inverses de celles
du régime totalitaire : séparation des pouvoirs, non-rétroactivité des lois, exis-
tence d’un pouvoir judiciaire indépendant et d’un contrôle de constitutionnalité
des lois. Or, une Déclaration des droits proclame ces divers principes et forme
la norme de référence, par rapport à laquelle les autorités juridictionnelles peu-
vent contrôler l’action des pouvoirs publics. Mais, l’écriture de ces Déclarations
ne va pas sans difficultés. Les anciennes constitutions socialistes proclamaient
elles aussi des droits et des libertés, dont on affirmait d’ailleurs, qu’il s’agissait
de libertés réelles. Elles pouvaient être d’autant plus généreuses qu’elles n’ins-
tituaient aucun mécanisme pour garantir ces droits et libertés. Les rédacteurs des
nouvelles constitutions se trouvent ainsi confrontés à un dilemme : s’ils consa-
crent les mêmes droits et libertés que les anciennes, il sera difficile de les garan-
tir. Que peut signifier le droit au travail, à un logement, à un environnement
Les États de l’Europe centrale et orientale
281
sain, dans des économies ruinées ? Et s’ils ne les consacrent pas, ils risquent de
paraître moins favorables aux libertés que les anciens régimes socialistes.
Le troisième trait est
la désorganisation économique,
la décomposition
sociale, la dégradation profonde des conditions de vie. Il en est résulté au
début une fragmentation extrême du système des partis. Il n’était pas rare
qu’une centaine de formations s’affrontent dans les élections législatives. Dans
ces conditions, les parlements profondément divisés n’étaient pas en mesure de
légiférer normalement. Pourtant, la situation économique et politique de ces
pays s’est améliorée peu à peu au point qu’ils ont pu adhérer à l’Union euro-
péenne.
Un quatrième trait est l’importance des problèmes de nationalités. Les
frontières nationales de ces pays n’englobent que rarement des populations
homogènes. Elles sont le produit d’une histoire très complexe. En Europe cen-
trale, le découpage de l’Autriche-Hongrie après la Première Guerre mondiale
avait abouti à la création d’États, sur le territoire desquels subsistaient d’im-
portantes minorités nationales, différentes par la langue, la religion ou simple-
ment le sentiment d’appartenance. La politique menée avec persistance en
Union soviétique consistait à déplacer et brasser les populations, de telle
sorte qu’un groupe national soit toujours réparti sur le territoire de plusieurs
républiques et que chacune comprenne une très importante minorité russe. La
Seconde Guerre mondiale avait, une nouvelle fois, provoqué d’importants
transferts de population. Il en est résulté plusieurs conséquences tragiques :
l’éclatement de certains États fédéraux, comme l’URSS, la Yougoslavie, la
Tchécoslovaquie, les guerres civiles et les affrontements entre nationalités dif-
férentes (en Russie même, en Estonie, en Géorgie ou en Ukraine) ou les ten-
sions et les guerres entre nouveaux États (Bosnie-Serbie-Croatie, Azerbaïdjan-
Arménie).
Il résulte de tout cela que le processus d’adoption de la Constitution a été
lent et difficile et certains pays, comme la Pologne ont longtemps vécu sous une
constitution provisoire.
Les constitutions font appel à des techniques constitutionnelles variées et
complexes, le plus souvent empruntées, non sans éclectisme, à diverses tradi-
tions occidentales. Quelques traits se retrouvent fréquemment. L’un des plus
frappants est le dualisme de l’exécutif à la française, c’est-à-dire avec un Prési-
dent élu au suffrage universel et un Premier ministre responsable devant le Par-
lement. Comme en France, il peut arriver que le Président doive cohabiter avec
une majorité qu’il ne domine pas, mais les effets d’une pareille situation varient
selon les pays. Dans certains cas, comme en Bulgarie, le Président n’exerce plus
alors que des pouvoirs limités et les partis ne présentent d’ailleurs pas à l’élec-
tion présidentielle la candidature de leurs leaders, qu’ils destinent plutôt à des
fonctions de Premier ministre. Mais, dans d’autres cas, comme en Pologne, les
prérogatives constitutionnelles du Président, par exemple un droit de veto diffi-
cile à surmonter, lui permettent d’exercer une influence réelle. Si l’institution
présidentielle est souvent inspirée par la constitution de la Ve République, les
mécanismes de mise en jeu de la responsabilité ministérielle empruntent sou-
vent à l’Allemagne et comportent des techniques complexes destinées à limiter
les risques d’instabilité gouvernementale, notamment la motion de censure
constructive. Les pouvoirs des parlements ont souvent été limités grâce à des
282
Droit constitutionnel
procédés classiques : limitation du domaine législatif, veto présidentiel, impor-
tance du pouvoir réglementaire.
Enfin, il faut souligner l’importance du contrôle de constitutionnalité, qui
s’exerce sur une très grande variété d’actes et combine parfois les caractères
de plusieurs systèmes : contrôle centralisé et décentralisé, a priori et a poste-
riori. Dans certains cas, le contrôle s’exerce même sur les lois constitutionnel-
les. Ce trait confère aux cours une importance capitale et s’explique aisément
par l’adhésion enthousiaste à l’idéologie de l’État de droit. Il a parfois suscité
une certaine crainte devant des pouvoirs, d’autant plus importants qu’ils s’exer-
cent par référence à des déclarations des droits extrêmement longues, et qui ris-
quaient de devenir excessifs. D’où des mécanismes permettant de surmonter les
décisions de la Cour, soit par le référendum, soit, comme en Roumanie, par une
majorité qualifiée du Parlement (Lime, 1994). L’intérêt de ces mécanismes est
qu’ils révèlent l’ambiguïté profonde du contrôle de constitutionnalité. D’un
côté, on le présente comme le moyen d’assurer la suprématie du droit sur la
politique, ce qui implique que la décision de la cour représente la vérité du
droit et n’est pas elle-même empreinte de caractère politique, autrement dit
que le juge constitutionnel n’est pas un contre-pouvoir. De l’autre, les mécanis-
mes compensateurs sont analogues à ceux qui sont prévus pour empêcher
l’exercice abusif de compétences, dont la nature de contre-pouvoir est claire-
ment reconnue, comme c’est le cas par exemple pour le veto du président amé-
ricain (Bidegaray et Emeri, 1994, p. 325 et s.).
Au total les anciennes démocraties populaires ont connu une évolution qui
les a rapprochées considérablement des démocraties occidentales, au point
qu’elles ont pu adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme et
à l’Union européenne.
La Pologne fournit un bon exemple de ces situations constitutionnelles. Elle
vivait depuis l’effondrement du régime socialiste sous l’empire d’une constitu-
tion provisoire, notamment parce que l’adoption d’un texte définitif était rendue
difficile par l’opposition de la très puissante Église catholique à une constitution
qui ne contiendrait pas une prohibition absolue de l’avortement. Finalement, la
constitution a été adoptée par référendum, malgré cette opposition, et promul-
guée le 2 avril 1997.
Le texte reprend d’ailleurs pour l’essentiel l’économie de la Constitution
provisoire.
Le pouvoir exécutif est dualiste. Le Président nomme le Premier ministre
selon une procédure complexe inspirée du système allemand. Ce gouvernement
doit obtenir une majorité à la Chambre. Si, par suite des divisions de la Diète, il
n’y parvient pas dans un certain délai et si la Diète de son côté ne peut élire un
gouvernement, le Président peut soit dissoudre la Diète, soit nommer un gou-
vernement qui n’a pas besoin de l’investiture de la Diète pendant six mois. À
l’expiration de ce délai et sauf entente sur un nouveau gouvernement, la diète
est automatiquement dissoute.
Le gouvernement est responsable selon deux systèmes : le système allemand
de la motion de censure constructive et le système traditionnel de la motion de
censure sans élection d’un successeur, qui ouvre au Président le droit de dissou-
dre le Parlement.
Les États de l’Europe centrale et orientale
283
En tout état de cause, l’idéologie actuellement en vogue dans ces pays, selon
laquelle le constitutionnalisme serait
le moteur des transformations, paraît
démentie par les faits : une réforme constitutionnelle ne peut pas provoquer à
elle seule le changement des comportements et des mentalités qu’exige le pas-
sage à la démocratie et à l’économie de marché. Les révolutions américaine et
française n’étaient pas les moteurs, mais l’expression et la formalisation de ces
changements.
Il arrive même que le constitutionnalisme soit perçu comme un frein aux
transformations. C’est ainsi que certaines cours ont jugé inconstitutionnelles
des lois anticommunistes attentatoires aux libertés : la cour polonaise a sanc-
tionné en 2008 une loi dite de « lustration », qui obligeait quelque 700 000
Polonais à déclarer par écrit s’ils avaient collaboré avec les ex-services secrets
communistes ; en Hongrie, après les élections législatives qui ont porté au pou-
voir un parti très conservateur, la cour a invalidé une loi d’inspiration néo-libé-
rale, taxant à hauteur de 98 % les indemnités de départ d’un grand nombre
d’employés. L’affrontement entre les cours constitutionnelles et les majorités
conservatrices peut être très sévère. En Pologne, pour tenter d’intimider les
juges de la cour constitutionnelle, des poursuites judiciaires ont été lancées
contre eux. En Hongrie, une nouvelle constitution a été adoptée au mois
d’avril 2011 – les conservateurs disposent de la majorité des 2/3 au Parlement,
suffisante pour la révision – qui, parmi plusieurs autres innovations, restreint
considérablement
les pouvoirs de la cour dans les matières économiques
et sociales et abaisse l’âge de la retraite des juges à 65 ans, ce qui devrait per-
mettre de modifier sensiblement la composition. Cette nouvelle constitution a
fait l’objet de critiques très vives du Conseil de l’Europe et de la Commission
européenne en raison des restrictions qu’elle apporte aux principes essentiels de
la démocratie libérale. Elle a été elle-même amendée depuis son entrée en
vigueur, toujours dans un sens très conservateur, pour limiter encore les pou-
voirs de la Cour et pour mettre les mesures adoptées par la majorité actuelle à
l’abri d’une éventuelle victoire de l’opposition aux élections futures, au moins
tant que celle-ci ne remporterait pas les 2/3 des sièges.
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Chapitre 4
L’Union européenne
295. Si on le définit par son objet, il ne faut pas considérer que le droit
constitutionnel est seulement le droit de l’État. Selon une définition matérielle,
le droit constitutionnel, c’est l’ensemble des normes relatives à l’organisation et
au fonctionnement du pouvoir ou à la production d’autres normes. Il y a donc
deux raisons de considérer que le droit de l’Union européenne relève de la
science du droit constitutionnel. D’une part, dans la mesure où ses normes s’im-
posent dans les ordres juridiques nationaux, elle doit examiner les relations
qu’elles ont avec les normes nationales, qu’elles soient constitutionnelles, légis-
latives ou réglementaires (v. infra no 695). D’ailleurs l’appartenance à l’Union
européenne a aussi des effets sur le droit constitutionnel interne des États, parce
que ces relations sont organisées non seulement par les traités, mais aussi par les
constitutions nationales et parce que l’adhésion à l’Union est subordonnée au
respect des garanties essentielles de l’État de droit et du gouvernement démo-
cratique. D’autre part, cet ordre juridique contient des règles relatives à l’orga-
nisation et au fonctionnement du pouvoir, dont le contenu n’est pas sans res-
sembler à celles que l’on trouve dans n’importe quelle constitution étatique
(Gaudin et Rousseau, 2008). À cet égard, l’Union européenne avait une consti-
tution bien avant qu’on songeât à donner ce nom aux dispositions du traité signé
à Rome le 29 octobre 2004 (« Traité établissant une Constitution pour l’Eu-
rope »), mais dont la ratification a été refusée en 2005 par les électeurs français
et néerlandais, consultés par référendum.
En raison de ce refus, une nouvelle convention signée à Lisbonne en 2007
porte le titre classique de « traité » et a été expurgée de son vocabulaire « consti-
tutionnel ». C’est le traité de Lisbonne qui depuis son entrée en vigueur, le
1er décembre 2009, détermine l’organisation et le fonctionnement de l’Union
européenne.
296. Préparation du projet. – Dans la mesure, où le traité de Lisbonne
reprend l’essentiel des dispositions du projet de traité constitutionnel, il est
utile d’examiner les conditions dans lesquelles celui-ci a été élaboré.
La construction européenne est née de la volonté de mettre fin aux guerres
qui ont ravagé l’Europe pendant des siècles, spécialement pendant la première
moitié du XXe. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale l’idée est née –
surtout chez les chrétiens démocrates, qui étaient au pouvoir dans les années
1950 dans plusieurs pays de l’Europe occidentale – qu’on n’y parviendrait
qu’en créant entre les États une solidarité objective par la formation de commu-
nautés économiques. Cette création a été réalisée au moyen d’une série de trai-
tés. Par le premier fut instituée en 1950, entre six États (l’Allemagne, la France,
288
Droit constitutionnel
l’Italie et les trois pays du Benelux, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxem-
bourg), une Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA).
Puis, en 1957 furent créées la Communauté Européenne de l’Énergie Atomique
(Euratom) et la Communauté Économique Européenne (CEE) qui avait un objet
beaucoup plus général puisqu’elle concernait la circulation des marchandises,
des services et des capitaux.
Ces traités furent modifiés au fil des années de manière à renforcer la coo-
pération et à réaliser selon une formule plusieurs fois répétée « une union sans
cesse plus étroite », c’est-à-dire le transfert à l’Union de compétences toujours
plus nombreuses, y compris dans des matières non économiques, et la transfor-
mation des procédures pour permettre l’adoption dans plusieurs domaines de
décisions non plus à l’unanimité des États mais à la majorité qualifiée. Les prin-
cipaux de ces traités ont été :
— le traité de Paris, conclu en 1951 entre six États de l’Europe occidentale
(la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et le Luxembourg) et instituant une
communauté du charbon et de l’Acier ;
— Le traité de Rome de 1957 créant une Communauté économique euro-
péenne (CEE) entre ces mêmes six États afin de réaliser un « Marché commun »
permettant la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux ;
— L’Acte unique européen signé à Luxembourg en 1986 qui élargit les
compétences communautaires à de nouveaux domaines. Les États membres
étaient désormais au nombre de 12 ;
— Le traité de Maastricht de 1992, dont la ratification par la France a été
autorisée par référendum, qui fusionne la Communauté économique européenne
et la CECA, crée une citoyenneté européenne et une monnaie unique gérée par
une Banque centrale européenne et étend les compétences de la Communauté à
de nouveaux domaines : éducation, formation professionnelle, culture, santé
publique, protection des consommateurs, réseaux transeuropéens de transport,
politique industrielle, services (eau, énergie) et environnement ;
— Le traité d’Amsterdam, signé en 1997, qui ébauche une réforme des Ins-
titutions européennes en vue de l’adhésion des pays d’Europe centrale et orien-
tale (PECO) ;
— Le traité de Nice de février 2001 poursuit la réforme des institutions
rendue nécessaire par l’adhésion des PECO et la perspective d’une Union à
27, au sein de laquelle il serait difficile de prendre des décisions si l’unanimité
était exigée et si chaque État disposait ainsi d’un droit de veto. Le traité étendait
à de nouvelles matières la possibilité de décider à la majorité qualifiée et modi-
fiait le système de pondération des voix entre les États.
— La « constitution européenne » qui a été rejetée par le referendum par les
électeurs français et néerlandais, mais dont l’essentiel a été repris dans le traité
de Lisbonne signé en 2007 et ratifié en France non plus à la suite d’un référen-
dum mais par la voie parlementaire.
Néanmoins, le traité de Nice n’avait pas fait disparaître les difficultés. cer-
taines étaient pratiques (vote à l’unanimité dans plusieurs domaines, poids et
rôles respectifs des grands et des petits États, répartition des compétences
entre l’Union et les États), mais d’autres tenaient aux principes : nature des rap-
ports que l’Union peut entretenir avec les États, caractère peu démocratique du
processus de décision, rapports entre les divers organes de l’Union.
L’Union européenne
289
C’est en grande partie en raison de ces ambiguïtés que le Conseil européen,
représentant alors quinze États, décida lors de sa réunion de Laeken en Belgique
au mois de décembre 2001, de convoquer une « Convention » chargée de réflé-
chir aux possibles réformes du fonctionnement de l’Union européenne.
L’emploi du terme même de « convention » montrait bien la volonté de pro-
duire une règle qui présenterait des analogies avec les constitutions étatiques. Il
désignait en effet au XVIIIe siècle une autorité chargée de préparer une Constitu-
tion, comme la convention de Philadelphie, qui élabora en 1787 la Constitution
des États-Unis ou la Convention nationale, qui adopta en France la Constitution
de 1793, puis celle de 1795.
La Convention était composée d’une centaine de personnes, la plupart repré-
sentant les chefs d’État ou de gouvernement et les parlements des États mem-
bres, ainsi que les chefs d’État ou de gouvernement et les parlements des pays
candidats à l’adhésion, les autres représentant le Parlement européen et la Com-
mission européenne. Elle était présidée et animée par l’ancien Président de la
République française Valéry Giscard d’Estaing.
La Convention a déposé son projet au mois de juin 2003. La rencontre d’as-
pirations profondément différentes avait conduit à des compromis et si certaines
solutions pratiques ont été trouvées en vue d’une simplification dans l’organi-
sation et le fonctionnement des institutions, elles n’ont pas permis de dissiper
les difficultés et les ambiguïtés théoriques.
En réalité, le traité constitutionnel présentait un double caractère. D’une
part, il réalisait effectivement une consolidation et une rationalisation de dispo-
sitions complexes et éparses dans plusieurs traités. C’est ainsi qu’il apportait
une clarification des procédures et de la répartition des compétences. Mais d’au-
tre part, il comportait des dispositions innovantes à la fois par rapport aux traités
antérieurs et par rapport à celles que l’on trouve dans la plupart des constitu-
tions des démocraties libérales. L’une de ces innovations résidait dans l’inser-
tion de la charte des droits fondamentaux, qui devenait la partie II du traité.
Cette charte avait été adoptée antérieurement, mais son insertion dans le traité
lui donnait une valeur obligatoire qu’elle n’avait pas jusque-là.
Par ailleurs, de nombreux commentateurs étaient frappés par la présence
d’une troisième partie,
le fonctionnement de
intitulée « les politiques et
l’Union », qui, sans doute, reprenait pour l’essentiel des dispositions des traités
antérieurs, mais dont la présence, si elle se comprend dans un traité qui crée une
organisation internationale, était étrange dans une « constitution », dans la
mesure où une constitution est censée instituer des autorités qui adopteront
des politiques et non pas déterminer ces politiques à l’avance.
Ce projet de traité a été soumis par le président de la convention à une
conférence intergouvernementale, signé par les différents États, après quelques
modifications mineures et il devait être ratifié conformément aux procédures
prévues par les constitutions nationales. Certains États ont soumis le projet à
leur parlement, d’autres au référendum, soit parce que la constitution le leur
imposait, soit parce que les gouvernants ont estimé que cette procédure était
justifiée par l’importance de la décision et le fait que le traité était difficilement
amendable (un traité ne peut être révisé qu’à l’unanimité). Lorsque le référen-
il pouvait selon le cas être obligatoire ou simplement
dum était prévu,
290
Droit constitutionnel
consultatif (comme en Grande-Bretagne), c’est-à-dire que le traité aurait pu en
principe être ratifié même dans l’hypothèse d’un vote négatif.
La ratification fut autorisée dans plusieurs États (une douzaine), mais après
le rejet du projet en France et aux Pays-Bas, d’autres États, notamment l’Angle-
terre ont suspendu le processus.
Cependant, en raison de l’élargissement de l’Union européenne, qui
comptait désormais vingt-sept États, il était devenu difficile de faire fonctionner
les institutions et une réforme semblait s’imposer. On s’est donc orienté vers la
négociation d’un traité dit « simplifié », mais qui n’est en réalité pas plus simple
que l’ex traité constitutionnel. Ce traité fut signé à Lisbonne le 13 décembre
2007. Il reprenait l’essentiel des dispositions institutionnelles du traité constitu-
tionnel, à l’exception bien entendu de quelques termes symboliques et notam-
ment du mot « constitutionnel ».
297. La ratification. – Le traité de Lisbonne fut à son tour soumis à la rati-
fication.
En France, conformément à l’article 54 de la Constitution, il fut soumis au
Conseil constitutionnel, qui décida le 20 décembre 2007 que, comme plusieurs
de ceux qui l’avaient précédé, il ne pouvait être ratifié qu’après révision de la
Constitution. Le choix de la procédure de ratification ne laissait pas d’être
embarrassant : d’un côté, il était difficile de refuser le recours au référendum
pour un traité d’une telle importance politique et de paraître faire bon marché
de la volonté exprimée par les électeurs en 2005 ; d’un autre côté, il était tout
aussi difficile de soumettre à nouveau au référendum un texte qui ne présentait
pas de différence fondamentale avec le traité constitutionnel. C’est la crainte
d’un résultat identique qui l’a emporté et la procédure de ratification a été par-
lementaire de bout en bout.
Le projet de révision constitutionnelle a été soumis par le Président de la
République conformément à l’article 89 aux deux assemblées, puis au Congrès,
qui l’a adopté, modifiant ainsi modifié le titre XV de la constitution « de
l’Union européenne ». Puis, le Parlement a adopté le 13 février 2008 une loi
autorisant la ratification du traité. Cette loi n’a pas été soumise au Conseil
constitutionnel.
Le référendum a été également évité dans les autres États, qui ont approuvé
la ratification par la voie parlementaire, sauf en Irlande, où la Constitution l’im-
posait et où le projet a été rejeté le 13 juin 2008. Le traité de Lisbonne ne pou-
vait entrer en vigueur qu’après avoir été ratifié par tous les États. Un nouveau
référendum sur la ratification d’un traité légèrement modifié a donc été organisé
en Irlande le 2 octobre 2009 et, cette fois, le oui l’a emporté. Le traité a donc pu
entrer en vigueur le 1er décembre 2009.
Le processus de ratification fut également ralenti en Allemagne, où la Cour
constitutionnelle ne l’a autorisé que sous réserve que soient préservées les com-
pétences du Parlement allemand (cf. supra no 234).
298. Le traité de Lisbonne. – Tous les autres États européens, à l’exception
de l’Irlande, ont choisi eux aussi la voie parlementaire et ont effectivement sou-
mis à leurs parlements le projet de loi autorisant la ratification du traité. Néan-
moins, celui-ci ne put entrer immédiatement en vigueur en raison d’une part du
L’Union européenne
291
refus irlandais et d’autre part du fait que, dans certains pays, notamment en
Allemagne, les citoyens avaient saisi la cour constitutionnelle de la compatibi-
lité du traité avec la Loi fondamentale. Les chefs d’État de ces pays devaient
donc attendre les décisions des cours pour procéder à la ratification. La Cour
allemande s’est prononcée le 30 juin 2009. Elle a considéré que si le traité
était compatible avec la Constitution, il importait, en raison du « déficit démo-
cratique structurel de l’Union européenne » d’en suspendre la ratification jus-
qu’à l’adoption d’une loi renforçant les pouvoirs du Parlement allemand dans
le processus d’adoption des lois européennes. Le traité a finalement été ratifié et
est entré en vigueur le 1er décembre 2009.
À la différence du traité constitutionnel, le traité de Lisbonne ne se substitue
pas aux traités antérieurs, qui restent en vigueur et se borne à les modifier sur
certains points1. C’est ainsi qu’a été supprimée la troisième partie, qui définis-
sait le contenu des politiques, ainsi que la disposition qui proclamait la supré-
matie du droit de l’Union européenne sur le droit national, y compris constitu-
tionnel. Toutefois, plusieurs des principes, qui ne figureraient pas dans le traité
simplifié, continueraient de s’imposer, soit parce qu’ils ont été énoncés par la
Cour de Luxembourg, dont la jurisprudence n’est pas remise en cause, soit
parce qu’ils feraient l’objet de protocoles additionnels au traité. Sans oublier
les traités plus anciens qui demeureraient en vigueur. En dehors des dispositions
institutionnelles, les modifications principales portent sur la garantie des droits
fondamentaux. La charte des droits fondamentaux adoptée en 2007 acquiert
désormais une valeur juridique contraignante et le traité prévoit en outre l’adhé-
sion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de
l’Homme.
Section 1
Les institutions
299. Pour ce qui concerne les institutions, le traité de Lisbonne ne diffère du
traité constitutionnel que sur quelques détails. Elles sont présentées ici dans la
version la plus récente.
§ 1. Le Parlement européen
300. Le Parlement européen est élu au suffrage universel direct et composé
au maximum de 751 députés élus dans le cadre des États de façon « dégressive-
ment proportionnelle » à leur population, c’est-à-dire que les grands États ont
proportionnellement moins de députés que les petits. Il est à noter que le
mode de scrutin est déterminé par les États et qu’il peut donc varier d’un État
à l’autre (article 14 TUE).
On trouvera la version consolidée du traité sur l’Union européenne sur le site http : //eurlex. europa.
1.
eu/LexUriServ/LexUriServ. do ? uri=OJ : C : 2008 : 115 : 0001 : 01 : FR : HTML. Les numéros d’arti-
cles sont cités selon la version consolidée.
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Droit constitutionnel
Les traités lui ont attribué des compétences qui voudraient évoquer celles
des parlements nationaux, mais d’où découlent des pouvoirs, certes réels, mais
beaucoup plus faibles. Comme les parlements nationaux, il a un pouvoir de pro-
duction normative et une fonction de contrôle.
En premier lieu, il participe à l’exercice du pouvoir législatif, mais de façon
très limitée. Il n’a en effet pas l’initiative qui n’appartient qu’à la Commission
(article 294 TUE). Il peut seulement demander à la Commission de lui soumet-
tre des projets.
Les projets doivent être adoptés par le Parlement et le Conseil, qui apparais-
sent ainsi comme les équivalents des deux chambres dans un Parlement éta-
tique. Le traité organise d’ailleurs en cas de désaccord une procédure de conci-
liation analogue à celle qui existe entre les deux chambres d’un Parlement
bicaméral, comme la commission mixte paritaire prévue par l’article 45 de la
constitution française.
Cependant, si le projet présenté par la commission est adopté par le Conseil,
le Parlement ne peut le rejeter qu’à la majorité absolue. Il peut certes adopter
des amendements, toujours à la majorité absolue, mais ceux-ci doivent être
transmis à la Commission avant d’être examinés par le Conseil. En cas d’avis
favorable de la Commission, ils peuvent être adoptés par le Conseil à la majorité
qualifiée, mais en cas d’avis défavorable, il faut l’unanimité du Conseil. La
commission dispose ainsi sur les amendements d’un véritable droit de veto dif-
ficilement surmontable.
L’organe du pouvoir législatif européen apparaît alors comme un organe
complexe analogue à ceux des systèmes constitutionnels de la fin du XVIIIe et
du début du XIXe siècles, qui organisaient une balance de trois pouvoirs légis-
latifs, dont le consentement était nécessaire à l’adoption d’une loi (cf. no 323). Le
Parlement européen, loin d’être l’organe du pouvoir législatif, n’en est qu’une
composante, dont la puissance est comparable non à celle des parlements natio-
naux, mais à celle de la chambre des représentants de la charte de 1814, qui
n’avait pas non plus l’initiative des lois » 2.
Le Parlement européen a d’autre part une fonction de contrôle de la Com-
mission. C’est le Conseil européen qui propose à la majorité qualifiée un candi-
dat au poste de président de la Commission. Cette proposition doit être précédée
de consultations avec des représentants du Parlement et tenir compte du résultat
des élections. La candidature doit alors être approuvée par le Parlement à la
majorité absolue. Les autres membres de la commission, ainsi que le président
de l’Union, sont nommés par le Conseil européen sur proposition des États,
mais après un vote d’approbation du Parlement.
D’autre part, le Parlement peut adopter une motion de censure contre l’en-
semble de la Commission, qui est alors tenue de démissionner, mais elle doit
réunir la majorité des deux tiers des suffrages exprimés et la majorité absolue
des membres. Depuis l’origine, aucune motion de censure n’a pu aboutir. Cepen-
dant, la menace d’une motion de censure peut suffire. C’est ainsi que, en 1999,
la Commission Santer a préféré démissionner plutôt que de risquer la censure.
Ainsi, aux termes de l’article 15 de la Charte de 1814, « art. 15. - La puissance législative
2.
s’exerce collectivement par le roi, la Chambre des pairs, et la Chambre des députés des départements ;
art. 16 : le roi propose la loi ».
L’Union européenne
293
Il est cependant prématuré de voir dans cette démission le début d’une évolution
vers le régime parlementaire, car ce qui était reproché à la commission n’était
pas une orientation politique différente de celle de la majorité du Parlement,
mais des fraudes financières dont étaient soupçonnés certains commissaires que
le président n’avait d’ailleurs pas le pouvoir de révoquer.
§ 2. Le Conseil européen
301. Le Conseil européen semble avoir été conçu comme l’équivalent du
chef de l’État dans un régime parlementaire dualiste. Il n’a que très peu d’attri-
butions propres et est chargé de donner les grandes orientations. Il est composé
des chefs d’États ou de gouvernement (selon que les constitutions nationales
attribuent un rôle important à l’un ou à l’autre). Il élit, mais pas nécessairement
en son sein un Président du Conseil européen, qui n’a pas d’attributions pro-
pres, mais dont on pense qu’il jouerait le rôle du chef d’État d’un régime parle-
mentaire, c’est-à-dire qu’il préside le conseil, organise et prépare son travail et
représente l’Union sur le plan extérieur (article 15).
Dans le traité constitutionnel, le Conseil comprenait également un ministre
des Affaires étrangères de l’Union. Le terme de « ministre » étant trop proche
de celui qu’on emploie pour désigner les membres des gouvernements étatiques,
il a été remplacé par celui de « haut représentant de l’Union pour les affaires
étrangères et la politique de sécurité ».
Dans la plupart des cas, le Conseil européen, qui se réunit en principe une
fois par trimestre, ne vote que sur certains types de questions, et prend la plupart
de ses décisions par consensus.
Il ne faut pas confondre le Conseil européen avec le Conseil tout court, qui
correspond à l’actuel « Conseil de l’Union européenne » et au « Conseil des
ministres » du traité constitutionnel.
§ 3. Le Conseil
302. Si on ne lui a pas donné le nom de Conseil des ministres, c’est pour
éviter de le confondre avec un organe d’exécution et parce qu’il partage avec le
Parlement européen le pouvoir législatif et budgétaire.
Il est composé d’un représentant par État ayant rang de ministre, qui est
désigné selon la matière à l’ordre du jour. À la différence de la plupart des
conseils des ministres des États membres, le Conseil de l’Union européenne
décide par vote et, dans les cas les plus nombreux, le vote doit intervenir à la
majorité qualifiée selon le système dit de la « double majorité » (article 16
TUE) : une proposition ne peut être adoptée que si elle réunit au moins 55 %
des membres du Conseil représentant au moins 65 % de la population de
l’Union. Cette disposition interdit à la fois aux grands États de décider seuls et
aux petits de se coaliser contre les grands. Elle ne sera applicable qu’à partir
de 2014.
294
Droit constitutionnel
§ 4. La Commission européenne
303. La Commission européenne est le véritable équivalent dans l’Union
européenne d’un gouvernement dans le cadre national. Comme les gouverne-
ments nationaux, elle est chargée de l’application du droit européen. Mais ses
pouvoirs sont par certains aspects plus et par d’autres moins importants. D’une
part, en effet, elle dispose non seulement de l’initiative des lois, mais même
dans la plupart des cas d’un monopole de l’initiative, ce qui signifie qu’elle
doit être considérée comme coauteur de la loi, puisqu’une loi ne peut être adop-
tée si elle ne l’a pas proposée. De même, elle a l’initiative des négociations en
vue de conclure des conventions internationales avec des États tiers ou des orga-
nisations internationales et conduit ces négociations sous le contrôle du conseil,
les conventions sont alors conclues par le conseil, l’approbation du Parlement
étant requise pour les plus importantes. Une fois conclues, les conventions
lient les États membres (article 216 TUE). Mais d’autre part, elle ne dispose
pas comme les gouvernements nationaux d’une administration chargée d’exécu-
ter les lois, de sorte que l’exécution incombe en réalité principalement aux États.
La grande difficulté qu’a dû affronter la Convention chargée de préparer la
Constitution de l’Union européenne tenait à la structure et à la composition de
la Commission avec le souci de préserver autant que possible l’égalité des États
et donc d’assurer une représentation de chacun d’eux, mais sans pour autant
mettre les grands à la merci d’une coalition des petits ni créer le risque de blo-
cages. Dans l’Union à 15, chaque État pouvait désigner un commissaire, mais
avec l’élargissement à 25 et plus, une commission trop nombreuse ne pourrait
pas fonctionner efficacement. Aussi
le nombre des commissaires sera-t-il
ramené à partir de novembre 2014 aux deux tiers des États membres, choisis
selon un système de rotation. Jusqu’à cette date, c’est le système actuel qui
s’applique, c’est-à-dire que chaque État désigne un commissaire.
L’article 17 indique que les commissaires sont choisis selon un système dit
de « rotation égalitaire », peut-être parce qu’elle n’est pas parfaitement égali-
taire. Il s’agissait d’éviter l’hypothèse d’une commission composée uniquement
de commissaires provenant d’États petits ou moyens, qui forment les deux tiers
et d’où les grands États comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France
seraient exclus. Il est donc précisé que les deux tiers doivent refléter l’éventail
démographique et géographique de l’ensemble des États membres. Mais il en
résulte que certains petits États pourront être à certains moments au moins
exclus du processus de décision. Telle était d’ailleurs l’un des sujets d’inquié-
tude des partisans du non au référendum irlandais.
Le président de la Commission est élu par le Parlement sur proposition du
Conseil européen et la Commission est collectivement responsable devant le
Parlement.
Quant aux autres membres, ils sont choisis par le président en accord avec le
Conseil européen sur la base de suggestions faites par les États.
Le rôle du Président de la Commission et ses rapports avec le Président du
Conseil européen, comme d’ailleurs le principe même de la dualité, ont donné
lieu à certains des débats les plus difficiles au sein de la convention et aux cri-
tiques les plus vives à l’extérieur.
L’Union européenne
295
§ 5. La Cour de justice (CJUE)
304. La Cour de justice des Communautés européennes, qui siège à Luxem-
bourg, a joué un rôle considérable dans le développement du droit européen.
Elle est composée de vingt-sept juges (un par État), nommés pour six ans –
mais le mandat est renouvelable – par les gouvernements des États. C’est la
Cour qui élit son président. En raison de l’accroissement considérable du nom-
bre des affaires, il a fallu créer un tribunal de première instance, dont les déci-
sions peuvent faire l’objet d’un pourvoi devant la Cour. Elle est saisie de tous
les litiges nés de l’application du traité, soit par les institutions de l’Union, soit
par les États. Les particuliers peuvent, dans certains cas, saisir le tribunal de
première instance mais les recours les plus fréquents sont ceux dits « préjudi-
ciels », c’est-à-dire formés par les tribunaux nationaux lorsqu’ils ont un doute
sur une question d’interprétation des traités. Sa jurisprudence a tendu à renfor-
cer considérablement le rôle de l’Union européenne. Elle a notamment affirmé
la prééminence du droit communautaire sur les droits nationaux et utilisé une
technique semblable à celle qui dérive de la théorie des compétences implicites
de la Cour suprême américaine pour accroître les pouvoirs de l’Union.
Les autorités européennes produisent des normes en grande quantité, qui
sont de plusieurs types. Les principales sont les règlements et les directives.
Les règlements sont des prescriptions générales, obligatoires pour tous : les
États, les institutions européennes elles-mêmes, les particuliers. Elles sont direc-
tement applicables sur le territoire des États, sans que ceux-ci aient à les trans-
poser dans leurs ordres juridiques respectifs.
Les directives déterminent des objectifs et laissent aux États une certaine
marge d’appréciation dans le choix des moyens pour les réaliser, y compris
dans le choix de la forme juridique utilisée. Il leur faudra notamment faire adop-
ter par les autorités nationales des lois ou le cas échéant des règlements destinés
à « transposer » les directives. L’application des directives est une obligation et
les États doivent d’ailleurs communiquer à la commission les mesures adoptées.
Cette obligation peut d’ailleurs trouver son fondement non seulement dans les
traités, mais aussi dans la constitution nationale, comme c’est le cas en France,
où elle dérive des articles 88-1 et suivants. Une loi dont le contenu serait
contraire à celui d’une directive constituerait donc un manquement à une obli-
gation internationale, de nature à justifier une condamnation de la France par la
CJUE, mais elle serait également inconstitutionnelle.
Ces normes générales s’apparentent donc à des lois.
Section 2
Les compétences
305. Il importe de distinguer les compétences de l’Union envisagées par rap-
port à celles des États et les compétences respectives des différentes autorités de
l’Union européenne.
296
Droit constitutionnel
S’agissant des premières, on s’est efforcé de rationaliser la répartition des
compétences à la manière des constitutions fédérales au moyen de deux listes.
La première liste contient les compétences dites exclusives, c’est-à-dire celles
qui, dès lors qu’elles ont été attribuées à l’Union ne peuvent plus être exercées
par les États.
La seconde liste concerne les compétences partagées avec les États. Dans
ces domaines l’Union n’intervient que si et dans la mesure où, en vertu du prin-
cipe de subsidiarité, elle est mieux à même que les États d’atteindre les objectifs
d’une action donnée. Les États ne peuvent intervenir dans ces domaines que si
l’Union n’a pas exercé sa compétence ou a cessé de l’exercer.
Quant aux compétences respectives des différentes autorités de l’Union
européenne, elles concernent la production des normes européennes. Ces auto-
rités produisent des normes de types et de forces divers, correspondant sur le
plan national aux lois et aux règlements d’application.
Le projet de traité constitutionnel, sans apporter de bouleversement, simpli-
fiait la présentation et la terminologie des normes posées par les autorités de
l’Union. La convention s’efforçait en même temps, sur ce point, comme sur
d’autres, de rapprocher cette terminologie de celle des constitutions nationales.
Les actuels règlements devenaient des « lois » et les directives des « lois
cadres » mais cette terminologie a été abandonnée à Lisbonne.
Section 3
Quelques problèmes constitutionnels liés
à la construction européenne
306. La plupart des problèmes constitutionnels et d’ailleurs les problèmes
politiques rencontrés par la construction européenne remontent au début de
l’Union, mais ils sont devenus plus aigus au fur et à mesure que s’accroissaient
les compétences et le nombre des États membres et naissent souvent d’aspira-
tions contradictoires.
Certains voudraient accroître l’efficacité, le degré d’intégration, les compé-
tences ou le caractère démocratique des procédures de décisions au sein de
l’Union, mais cette ambition se heurte à la volonté de préserver les intérêts
nationaux essentiels et la souveraineté, donc la maîtrise des politiques par les
instances démocratiques des États.
§ 1. Le fédéralisme
307. Aujourd’hui l’Union européenne n’est pas un système fédéral et doit
être considérée comme une confédération, quoiqu’elle présente évidemment
L’Union européenne
297
un degré d’intégration et dispose d’une somme de compétences beaucoup plus
importante que toutes les autres confédérations de l’Histoire (v. supra no 69)3.
Certains souhaitent cependant renforcer cette intégration et faire évoluer
l’Union vers un système fédéral. D’autres entendent au contraire préserver les
souverainetés nationales.
À vrai dire, on peut considérer que certains caractères du fédéralisme sont
d’ores et déjà présents : la répartition des compétences entre l’Union et les États,
l’application directe du droit communautaire sur le territoire des États, l’exis-
tence d’organes propres qui ne sont pas l’émanation des États et ne les repré-
sentent pas, comme le Parlement européen, l’existence d’organes qui, comme le
Conseil européen sont formés de représentants des États et leur permettent de
participer à la formation des décisions collectives ou encore le monopole de
l’interprétation des traités à l’Union plutôt qu’aux États grâce à la juridiction
obligatoire de la Cour, alors que dans les autres organisations internationales
le recours au juge est généralement facultatif. L’Union est même capable de
négocier des conventions internationales comme le ferait un État et rien ne s’op-
pose à ce qu’elle se dote d’une armée.
Pourtant elle se distingue de l’État fédéral par deux traits que l’on peut en
réalité ramener à un seul.
D’une part, les compétences de l’Union lui ont été attribuées par un traité et
non par une constitution et ses compétences sont limitées à celles qui sont énu-
mérées dans les traités. Sans doute, les compétences accordées à un État fédéral
paraissent-elles limitées elles aussi à celles qui sont énumérées dans la constitu-
tion, mais l’État fédéral est maître de modifier sa constitution et d’accroître ses
compétences. La procédure pour le faire peut être plus ou moins difficile à mettre
en œuvre, mais un seul État membre ne pourrait s’opposer à la révision. C’est
pour désigner cette capacité de déterminer ses propres compétences que les juris-
tes allemands du XIXe siècle avaient créé le terme de « Kompetenz-Kompetenz »,
la compétence de la compétence, qui est l’une des marques de la souveraineté. Au
contraire, les traités européens ne pourraient être modifiés que conformément aux
règles de révision des traités, c’est-à-dire par la volonté unanime des parties.
D’autre part, dans un État fédéral, le droit fédéral l’emporte sur le droit des
États. Dans l’Union européenne, il est impossible de répondre simplement à la
question de savoir si le droit européen prévaut sur les droits nationaux. Il faut
distinguer le point de vue du droit européen et celui du droit national. Du point
de vue du droit européen, tel qu’il est exprimé par exemple par la Cour de justice,
c’est le droit européen qui prévaut sur toutes les normes nationales. Au contraire,
du point de vue des droits nationaux, au moins dans certains États comme la
France, c’est le droit constitutionnel national qui l’emporte. Il ne faut cependant
pas comprendre cette différence comme l’opposition de deux théories dont l’une
serait vraie et l’autre fausse ou comme une simple rivalité de deux droits qui s’af-
frontent jusqu’à ce que l’un d’eux parvienne à triompher de l’autre. Il s’agit en
réalité de deux logiques opposées, dont chacune est parfaitement cohérente et qui
donnent d’ailleurs au terme de « prévalence » des sens différents.
LEBEN Ch., Fédération d’États-Nations ou État fédéral ?, in JOERGES C., MÉNY Y., WEILER J.
3.
(éd.) 2000.
298
Droit constitutionnel
Du point de vue de la Cour de justice, la prévalence signifie que les États sont
soumis en raison des traités à des obligations auxquelles ils ne peuvent se sous-
traire en invoquant une norme nationale, même une norme constitutionnelle.
Du point de vue du droit national, la prévalence signifie d’abord que si les
traités l’emportent sur des normes nationales, c’est parce qu’une norme natio-
nale l’ordonne – en général cette norme est une norme constitutionnelle,
comme les articles 55 et 88-1 de la Constitution française (v. infra no 494).
Dans la plupart des États, le droit constitutionnel national organise la primauté
du droit européen sur les normes de niveau législatif, mais non sur le droit
constitutionnel lui-même. Les juges nationaux peuvent donc affirmer la supré-
matie de la constitution sur le droit européen. La Cour suprême du Danemark
a ainsi décidé que toute décision d’une organisation internationale – elle visait
l’Union européenne – qui serait contraire à la constitution
naturellement
danoise serait inapplicable. Ils peuvent aussi considérer au terme d’une inter-
prétation portant sur le statut des énoncés qu’une norme, initialement émise en
forme législative, a en réalité une valeur constitutionnelle.
Par ailleurs, comme l’État est libre de modifier sa Constitution à sa guise,
il peut abroger la norme qui accorde la primauté au droit communautaire.
Ainsi, la constitution française organise dans son titre XV, tel qu’il est inter-
prété par le Conseil constitutionnel, la primauté du droit de l’Union euro-
péenne sur ses propres dispositions et elle va ainsi, dans sa relation avec l’Eu-
rope, bien au-delà de l’article 55, qui fait seulement prévaloir les traités sur les
lois, mais elle ne peut s’interdire de revenir un jour sur cette primauté. Le
pouvoir constituant national peut donc toujours adopter un nouveau texte
affirmant la primauté de la constitution.
La dualité des points de vue implique qu’un même acte peut être considéré
comme licite du point de vue du droit national et illicite du point de vue du droit
européen. Un État peut ainsi être condamné par la Cour de justice pour manque-
ment à une obligation au regard des traités, mais seuls les tribunaux nationaux peu-
vent annuler un acte juridique national irrégulier au regard du droit communautaire.
§ 2. La démocratie
308. Dans le cadre européen, c’est le Parlement qu’on présente comme l’ins-
tance démocratique, puisqu’il est élu au suffrage universel direct. Cette présen-
tation a toutefois été contestée par plusieurs arguments pratiques et théoriques.
On a fait valoir tout d’abord que les pouvoirs de ce Parlement sont limités,
puisqu’il n’a en matière législative qu’un droit de veto et que si ses membres
sont élus, l’élection se déroule dans le cadre national et sur des enjeux qui sont
principalement nationaux. Elle a surtout valeur de test pour mesurer l’état des
forces politiques sur le plan strictement national.
On a pourtant voulu présenter la construction européenne comme un proces-
sus comparable dans une certaine mesure à celui qui a vu la naissance du parle-
mentarisme dans les États nations. En effet, dit-on, le Parlement est en mesure
d’exercer une influence importante dans la composition de la Commission,
donc indirectement sur la politique de l’Union. C’est lui en effet qui en élit le
L’Union européenne
299
président, qui peut contraindre la commission à démissionner et qui peut s’op-
poser à l’adoption des normes législatives et c’est bien la raison pour laquelle le
Conseil, en proposant un candidat, doit tenir compte de la composition du Par-
lement telle qu’elle ressort des élections. Les partis politiques qui sont favora-
bles à une telle évolution vers le parlementarisme, parce qu’elle leur paraît por-
teuse de plus de démocratie et d’une plus grande intégration européenne, ont
donc présenté au cours de la campagne pour les élections européennes de
2014 une tête de liste, susceptible en cas de victoire d’être nommée président
de la Commission, Martin Schulz, pour les socialistes, Jean-Claude Juncker
pour les conservateurs, c’est-à-dire le Parti populaire européen (PPE). Ce der-
nier ayant remporté les élections, c’est sur lui que le choix du Conseil s’est
porté malgré l’opposition du Premier ministre britannique.
Plusieurs traits distinguent pourtant la situation du Parlement européen de
celle des Parlements nationaux à l’aube du parlementarisme. En premier lieu,
le Conseil propose un candidat à la présidence de la commission et ce candidat
doit être approuvé par le Parlement, mais cette procédure ne porte que sur la
présidence et non sur les autres commissaires, qui sont nommés, comme on
l’a vu, par le Conseil, sur des bases strictement nationales. La commission est
donc fort différente d’un exécutif, composé par un chef pour réaliser un pro-
gramme politique. D’autre part, si le traité prescrit au Conseil de tenir compte
de la composition du Parlement, il ne précise pas qu’il doit se laisser dicter le
choix par une majorité et ne prévoit aucune sanction s’il n’en tient pas
compte. Or, certains gouvernements, notamment celui de la Grande-Bretagne,
sont très réticents à une telle évolution vers le parlementarisme et voudraient
nommer une personnalité qui n’a pas été élue au Parlement européen4.
Celui-ci n’a que peu de moyens pour contraindre le Conseil à proposer la per-
sonnalité souhaitée par sa majorité. Contrairement aux parlements nationaux au
XIXe siècle, il n’a pas le pouvoir de prélever des impôts car les ressources de
l’Union lui viennent des États membres. Il pourrait sans doute refuser d’élire
tout candidat présenté par le Conseil, voter la censure contre la commission ou
encore repousser le projet de budget, mais il est peu probable qu’il se trouve une
majorité assez cohérente et disciplinée pour aller jusque-là.
Du reste, un système parlementaire européen ne serait pas démocratique
pour autant. Les campagnes pour les élections européennes se déroulent sur
des thèmes qui sont avant tout nationaux et les résultats ne traduisent pas
et
ne le prétendent pas d’ailleurs pas
une volonté générale européenne. Au
le Parlement européen ne serait pas en mesure de l’exprimer,
demeurant,
puisque, bien qu’élu au suffrage universel direct, il n’est que l’un des éléments
du pouvoir législatif.
Au contraire, selon la théorie de la démocratie représentative, la légitimité
des Parlements nationaux ne leur vient pas seulement du suffrage universel,
mais de ce que la constitution en fait les organes uniques du pouvoir législatif
et le lieu d’expression de la volonté générale et du fait que les électeurs ont
conscience d’appartenir à un même peuple et de choisir par leur vote le contenu
d’une politique.
4.
Cf. D. CAMERON : « M. Juncker n’a figuré sur aucun bulletin de vote », Le Monde, 13.06.2014.
300
Droit constitutionnel
On a donc pu soutenir que tout renforcement des pouvoirs de l’Union se fait
au détriment des instances démocratiques nationales et cela de deux maniè-
res. D’une part, les parlements nationaux voient échapper de nombreux domai-
nes à la compétence de la loi. D’autre part, les lois européennes sont principa-
lement adoptées par le Conseil de l’Union européenne, c’est-à-dire par des
personnalités qui représentent non les pouvoirs législatifs nationaux, mais les
exécutifs. L’intégration européenne est donc un moyen pour les exécutifs des
différents États de s’arroger une part de plus en plus importante du pouvoir
législatif national.
Sur un plan plus théorique, on observe surtout qu’il n’y a pas de démocratie
sans un « demos », en d’autres termes que si la démocratie est définie comme le
pouvoir du peuple, il ne peut y avoir de démocratie européenne tant qu’il n’y a
pas de peuple européen, c’est-à-dire une communauté de citoyens ayant une
identité et une conscience commune. Mais d’autres objectent que le peuple ne
préexiste pas à la constitution. En France par exemple, c’est l’État qui histori-
quement a forgé l’unité du peuple. Il n’est même pas nécessaire que le peuple
présente une homogénéité ethnique, religieuse, linguistique ou même que ceux
qui le composent aient conscience de former un peuple, car il se définit seule-
ment juridiquement comme l’ensemble des individus soumis à un même ordre
juridique. En ce sens, il y aurait donc d’ores et déjà un peuple européen.
À vrai dire, les deux définitions du peuple ne se situent pas sur le même
plan, car la seconde est seulement juridique et n’a aucune conséquence quant
à la possibilité pour une démocratie de fonctionner réellement.
309. Le projet de traité constitutionnel proclamait le principe de la démocra-
tie représentative, mais n’instituait pas de nouvelles procédures sauf un droit de
pétition, dont la Commission décidait souverainement des suites législatives à
lui donner et n’énonçait aucun principe nouveau susceptible de justifier les pou-
voirs de l’Union au regard de la théorie démocratique.
Ni le traité constitutionnel, ni le traité de Lisbonne n’ont d’ailleurs résolu, ni
même clairement posé, les problèmes résultant de l’incompatibilité de la cons-
truction européenne avec les grands principes du constitutionnalisme classique.
Ainsi, bien qu’on ait renoncé à donner aux règles établies par les autorités de
l’Union le nom de lois, elles en ont la force et possèdent même une autorité supé-
rieure à celle des lois nationales. Or, tandis que les lois nationales sont l’expres-
sion de la volonté générale, les règles européennes, sont elles aussi l’expression
d’une volonté, mais on n’indique pas quel est le sujet de cette volonté. Il ne peut
évidemment pas s’agir de celle des individus, membres du Conseil ou du Parle-
ment qui participent à son adoption, pas plus que les lois nationales ne peuvent
être considérées comme l’expression des volontés personnelles et subjectives des
parlementaires. Et l’on ne peut prétendre comme on le fait pour les membres des
parlements nationaux que ces individus expriment la volonté d’un être qu’ils
représentent, parce que les traités ne se réfèrent pas à un peuple ou une nation
européennes (Grimm, 1995).
Le traité de Lisbonne ne résout pas davantage les difficultés liées à la nature
juridique de l’Union et à la tension entre fédéralistes et antifédéralistes.
On note par exemple que, comme le traité constitutionnel, l’article 7 dispose
que « la délimitation des compétences de l’Union est régie par le principe
L’Union européenne
301
d’attribution ». C’est dire que l’Union européenne ne reçoit pas la capacité de
déterminer sa propre compétence.
En outre, comme toutes les conventions internationales, le traité sur l’Union
européenne ne peut être modifié par les organes de l’Union, mais seulement par
les États membres, conformément aux règles de révision des traités, c’est-à-dire
à l’unanimité des États.
Sans doute avait-on tenté d’aller plus loin dans la voie de l’intégration en
s’inspirant de certains principes du fédéralisme et en proclamant par exemple
à l’article I-6 du traité constitutionnel que « La Constitution et le droit adopté
par les institutions de l’Union, dans l’exercice des compétences qui sont attri-
buées à celles-ci, priment le droit des États membres ».
Le traité de Lisbonne ne reprend pas cette disposition, qui figure pourtant
dans un protocole annexe. Cependant ce principe n’est pas nouveau et n’est
que la formalisation de la jurisprudence de la Cour de justice et les juridictions
nationales l’interprètent en lui donnant pour fondement non pas les traités, mais
les constitutions nationales qui ordonnent d’appliquer les traités. Ainsi,
le
Conseil constitutionnel trouve le fondement de ce principe dans l’article 88-1
de la Constitution (v. infra no 494), de sorte que le droit européen ne saurait
porter atteinte à des principes touchant à l’identité constitutionnelle de la France
et que le pouvoir constituant peut toujours modifier la constitution pour sous-
traire de nouveaux principes à la primauté du droit européen.
En définitive, une suprématie réelle ne pourrait être réalisée que si les États
admettaient que les normes du droit européen prévalent également sur leurs
constitutions, si la Cour de justice pouvait priver de validité une norme constitu-
tionnelle contraire au droit européen et si c’était l’Union qui déterminait les com-
pétences des États – et non l’inverse – par une norme qu’elle serait en mesure de
modifier à la majorité, sans qu’un État puisse s’y opposer, c’est-à-dire si l’Union
européenne se transformait en un véritable État fédéral, ce qui semble relever
d’un horizon éloigné.
Cependant, un nouveau pas a été franchi avec la signature au printemps
2012 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, aussi appelé
pacte budgétaire européen, par lequel les États acceptent une nouvelle limitation
de leur autonomie. Ils s’engagent en effet à transposer dans leurs ordres juridi-
ques respectifs la règle d’équilibre budgétaire, dite aussi « règle d’or », au
moyen de dispositions contraignantes « de préférence constitutionnelles », à
limiter leur déficit budgétaire sous le contrôle de la Commission européenne
et en cas de dépassement d’un certain seuil à se soumettre à des sanctions pro-
noncées par la Cour de Justice. Ce traité pourra être appliqué dès lors qu’il aura
été ratifié par au moins 12 des 25 États signataires.
310. Bibliographie
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Troisième partie
Aperçu sommaire d’histoire
constitutionnelle de la France
311. La connaissance de l’histoire constitutionnelle française est indispen-
sable non seulement pour la compréhension du régime actuel, mais parce que
la France a connu des constitutions très diverses et offre ainsi un véritable labo-
ratoire à la science du droit constitutionnel. On peut grâce à elle, élaborer des
typologies, comprendre la formation des concepts essentiels du droit constitu-
tionnel, analyser les relations entre les discours sur le droit positif et le droit
positif lui-même, comprendre les contraintes qui s’exercent sur la production
ou l’interprétation des normes constitutionnelles et les mécanismes de la trans-
formation des systèmes. Assurément il n’est pas possible ici d’étudier dans le
détail chacune des constitutions qui se sont succédé en France, mais on peut du
moins retracer les grandes lignes de cette évolution (Chevallier et Conac, 2001 ;
Morabito, 2008).
312. Instabilité constitutionnelle et continuité de l’évolution politique. –
De 1789 à 1958 la France a connu quinze constitutions écrites, et même ce
chiffre est-il inférieur au nombre réel des régimes qui se sont succédé car cer-
taines périodes de l’histoire furent vécues en dehors de toute constitution
(Comité de salut public en 1793, gouvernements provisoires de 1848 et de
1870, régime de Vichy) et en outre les constitutions en vigueur furent parfois
modifiées si profondément que cette transformation fut à l’origine d’un système
politique différent de celui que prévoyait la constitution initiale (par exemple
transformation de la constitution de 1852 à partir de 1860).
Malgré cette instabilité, cette histoire présente d’incontestables éléments de
continuité. En effet, si les régimes ont changé, souvent les hommes sont restés
en place ; ainsi on retrouve sous l’Empire des conventionnels qui ont survécu à
la Terreur ; de même l’Assemblée nationale de 1871 comprenait des personna-
lités marquantes de la monarchie de Juillet. Ensuite certaines institutions sont
demeurées en place malgré le renversement des régimes politiques. Tel fut le
cas notamment du Conseil d’État et des grandes administrations. Enfin, on
constate que, des constitutions différentes ont adopté des règles semblables.
Ces similitudes s’expliquent assez bien par le fait que ces règles étaient dérivées
de principes généraux d’une grande stabilité. Il est remarquable que le grand
ouvrage de Carré de Malberg, sa contribution à la Théorie générale de l’État,
porte comme sous-titre « spécialement d’après les données fournies par le droit
constitutionnel français ». Il décrit en effet des principes formés sous la Révo-
lution française et qui, bien que les textes qui les énoncent, ne fussent plus en
vigueur à l’époque où écrivait Carré de Malberg (sous la IIIe République)
306
Droit constitutionnel
constituaient cependant le fondement de validité des normes positives. Ces prin-
cipes faisaient donc encore partie du droit positif.
Il est parfaitement vain de chercher à dégager un « sens de l’histoire consti-
tutionnelle ». À moins de partager une foi dans un mouvement qui conduirait
nécessairement vers la démocratie ou vers toute autre forme de régime qui
constituerait le terme d’une évolution programmée, il faut se borner à observer
et à décrire le mouvement réel des systèmes constitutionnels.
Chapitre 1
Les constitutions de la Révolution
et de l’Empire
313. Cette période reproduit, en les enfermant dans un laps de temps très
court, toutes les vicissitudes de l’idée démocratique. Elle s’installe d’abord
sous une forme modérée, puis prétend s’appliquer intégralement, pour amener
l’inévitable réaction que marque le césarisme (Rémond, 1986).
Section 1
L’œuvre de l’Assemblée nationale constituante
314. Pressé par les difficultés financières, Louis XVI convoqua les états
généraux qui se réunirent à Versailles, le 5 mai 1789. Ils n’avaient plus siégé
depuis 1614 ; leur réunion était donc une innovation, d’autant plus que le
régime des élections arrêté par lettre royale du 24 janvier 1789 avait doublé le
chiffre des représentants du tiers état.
Les électeurs arrivèrent chargés d’un mandat inclus dans les cahiers qu’a-
vaient rédigés leurs commettants. Des cahiers se dégageaient quelques direc-
tives très nettes : d’une part, maintien de la monarchie, d’autre part, établisse-
ment de l’égalité entre les citoyens, enfin, rédaction d’une constitution
susceptible de ramener, sur de nouvelles bases, l’ordre dans le Royaume.
Ainsi, tandis que le roi croyait avoir convoqué une assemblée consultative,
les électeurs entendaient qu’elle devînt une assemblée constituante. C’est à
ce vœu que les États déférèrent le 17 juin, en se déclarant Assemblée natio-
nale, titre qui devint une réalité lorsque, le 27 juin, la noblesse et le clergé
décidèrent de rejoindre le tiers état.
C’est cette assemblée qui adopta la constitution du 3 septembre 1791, consti-
tution qui comprend deux documents : la Déclaration des droits de l’Homme et
du Citoyen, votée dès le 26 août 1789, et la constitution proprement dite.
§ 1. La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen
de 1789-1791
315. C’est un préambule à la Constitution, dans lequel ses auteurs ont
entendu exposer les principes de philosophie politique sur lesquels leur
308
Droit constitutionnel
œuvre sera fondée. Mais, dans leur esprit, il ne s’agit pas d’établir seulement
les droits des citoyens français, mais les droits de l’Homme en soi. Et c’est
ce qui fait la portée universelle de la Déclaration.
316. Les sources. – La Déclaration des droits se rattache au mouvement
philosophique du XVIIIe siècle. Mais ce mouvement lui-même n’est qu’un
aboutissement dans lequel s’épanouit la doctrine individualiste dégagée du
christianisme par les théologiens du Moyen Âge et qui, à travers les doctrines
religieuses de la Réforme, puis par l’entremise des libertins du XVIIe siècle,
est parvenue à se cristalliser, plus ou moins déformée et enrichie, dans un
certain nombre de principes que les philosophes politiques du XVIIIe siècle
reçurent comme des axiomes. À cet édifice doctrinal, il n’est pas un système
qui n’ait apporté sa pierre et il serait vain de rechercher ce qui revient à cha-
cun. Toutefois, on peut relever le rôle capital que joue l’idée que l’homme est
titulaire de droits inhérents à sa personne et, par conséquent, antérieurs
et supérieurs à l’État. Cette idée, c’est celle qu’illustrèrent les représentants
de l’école du droit de la nature et des gens : Grotius, De jure belli ac pacis
(1625), Puffendorf, De jure naturae et gentium (1670), Wolff, Droit de la
nature traité suivant la méthode scientifique (1740), Vattel, Droit des Gens
ou principes de la loi naturelle (1758). Cette croyance, Rousseau, après
Locke, la rattache au contrat social qu’il fait admettre comme le point de
départ de toute réflexion politique. À Rousseau également les auteurs de la
Déclaration empruntent la définition de la loi, expression de la volonté géné-
rale, mais Rousseau lui-même procédait d’une philosophie plus ancienne, de
même que Montesquieu, dont la Déclaration adopte la règle négative de la
séparation des pouvoirs, ne faisait que systématiser les institutions anglaises
et les vues de Locke.
On voit qu’en réalité la Déclaration est davantage l’expression d’un état
d’esprit que la consécration d’une thèse particulière. C’est pourquoi, sans mini-
miser l’influence que purent avoir les déclarations placées quelques années plus
tôt en tête des constitutions des États particuliers de l’Union américaine, on doit
comprendre que, ce précédent n’eût-il pas existé, notre Déclaration eût cepen-
dant été rédigée. Jamais on n’eut conscience d’une façon aussi claire de la nais-
sance d’un monde nouveau ; la Déclaration en était le programme nécessaire.
Dans la mesure où ils ne prévoyaient pas d’instituer un contrôle de la
constitutionnalité des lois, les auteurs de la Déclaration ne lui accordaient
aucune valeur juridique particulière. Le texte avait principalement pour
but, comme l’indique son Préambule, de servir de guide au législateur et de
standard pour évaluer l’action des gouvernants. Mais, en raison de son
contenu et de sa portée philosophique et politique, la Déclaration a acquis
peu à peu une grande autorité et dans de nombreux pays – et en France
même récemment – une force juridique supérieure à celle des lois. Au
XXe siècle, la juridiction administrative en France a commencé de contrôler
la conformité des actes administratifs non seulement aux lois elles-mêmes,
mais aussi à des « principes généraux du droit », dont plusieurs étaient tirés
de la Déclaration. Puis, elle a exercé ce contrôle par rapport à certaines dis-
positions de la Déclaration elle-même. Enfin, depuis 1971, le Conseil consti-
tutionnel considère qu’une loi contraire au Préambule de la constitution, qui
Les constitutions de la Révolution et de l’Empire
309
renvoie à la Déclaration des droits de l’Homme de 1789, est contraire à la
constitution et ne peut être promulguée. La Déclaration fait donc désormais
partie du « bloc de constitutionnalité » et possède la même valeur que la
constitution elle-même (v. infra no 692 et 782).
317. Le contenu. – Son texte très bref (17 articles), mais d’une densité de
pensée et d’une plénitude de style inégalées, se réfère à deux ordres d’idées :
1) Il énonce les règles que doivent respecter les institutions politiques : la
le
la séparation des pouvoirs (art. 16),
souveraineté nationale (art. 3 et 6),
consentement à l’impôt (art. 14) ;
2) Il affirme et définit les droits que l’homme tient de sa nature même et qui,
comme tels, échappent à l’emprise du pouvoir politique. C’est la partie de la
Déclaration qui a eu le plus d’influence, car c’est en elle que se trouve exposée
la philosophie politique révolutionnaire.
Ces droits sont énumérés dans les articles 1 et 2 : « Les hommes naissent
libres et égaux en droit. » ; « Le but de toute association politique est la conser-
vation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits naturels
sont la liberté, la propriété, la sûreté, la résistance à l’oppression. ».
Des définitions que la Déclaration donne de ces divers droits, se dégage la
conception individualiste de la société. Tout est prévu pour assurer la coexis-
tence des hommes avec le maximum d’indépendance pour chacun et pour limi-
ter les prérogatives de l’État. Mais rien n’annonce la collaboration nécessaire de
tous les membres du groupe social en vue d’une fin qui les dépasse. On ne
relève aucune disposition sociale dans l’exposé de cette philosophie politique.
Elle établit seulement un statut négatif de l’individu.
§ 2. La Constitution du 3 septembre 1791
318. L’organisation politique imaginée par les constituants de 1791 est la
mise en œuvre d’un certain nombre de principes qui, depuis cette époque, ont
pu être considérés comme les principes traditionnels de notre droit public, alors
même que la pratique leur infligeait de voyantes entorses.
Souveraineté nationale mise en œuvre par la représentation, séparation des
pouvoirs, suprématie de la constitution, telles sont les lignes directrices de la
Constitution de 1791. Nous les connaissons déjà dans leur portée générale
(v. supra no 180) ; il s’agit ici de voir comment notre première constitution
écrite les a interprétées (Godechot, 1998 ; Duclos, 1932 ; Troper, 1980 ;
Bacot, 1985).
A Souveraineté nationale et gouvernement représentatif
319. La souveraineté appartient à la nation qui constitue une personne juri-
dique distincte des individus qui la composent. Cela signifie que l’expression de
la souveraineté ne pourra être obtenue par l’addition d’un certain nombre de
volontés individuelles, mais par l’émission d’une volonté valant comme celle
de la nation tout entière.
310
Droit constitutionnel
Cette souveraineté présente un triple caractère :
— elle est unique, c’est-à-dire qu’elle ne connaît aucun partage et s’exerce
sur toutes les personnes qui se trouvent sur le territoire ;
— elle est indivisible, c’est-à-dire que personne ne peut prétendre l’expri-
mer en vertu d’un titre personnel. Elle ne peut être exercée que par délégation et
alors chaque organe l’exprime dans sa totalité. C’est la condamnation du fédé-
ralisme ;
— elle est inaliénable et imprescriptible, c’est-à-dire que le souverain ne
peut se dépouiller de son titre et que, par conséquent, chaque fois qu’il délègue
l’exercice de sa puissance, cette délégation est essentiellement précaire et révo-
cable.
Mais, comme il est dit dans la Déclaration des droits de l’Homme, c’est seu-
lement le principe ou l’essence de la souveraineté qui appartient à la nation, ce
qui signifie qu’elle ne peut l’exercer et qu’elle doit nécessairement en déléguer
l’exercice à des représentants. Exercer la souveraineté, c’est exercer la fonction
suprême, c’est-à-dire la fonction législative. Conformément à cette conception,
les organes détenteurs du pouvoir législatif, ceux qui expriment la volonté de la
nation ou volonté générale, sont donc des représentants. Concrètement, ces
organes seront au nombre de deux : un corps législatif élu et le roi, qui participe
par son droit de veto suspensif à la fonction législative. La Constitution l’in-
dique très clairement : « les représentants sont le corps législatif et le roi »
(Titre III, article 3).
Il faut donc souligner deux points :
1o La qualité de représentants n’est pas liée à l’élection. Le corps législatif
est élu, mais le roi ne l’est évidemment pas. Cette qualité est exclusivement
attachée au pouvoir d’exprimer la volonté générale, c’est-à-dire à l’exercice,
même partiel, du pouvoir législatif.
2o Corrélativement, le roi n’est pas représentant en tant que titulaire du pou-
voir exécutif, car ce pouvoir, qui n’est conçu que comme un pouvoir de simple
exécution, un pouvoir « commis », selon le vocabulaire de l’époque, ne peut
être considéré comme l’exercice de la souveraineté. Il est représentant parce
qu’il est co-législateur.
320. Le corps législatif. – C’est l’un des représentants de la volonté légis-
lative de la nation. Du principe de la souveraineté nationale qui présida à son
organisation, il tient trois caractères.
a) Le corps législatif est d’abord composé d’une Chambre unique : l’Assem-
blée nationale législative.
Le monocamérisme s’explique avant tout par le refus, qui découle de l’abo-
lition des privilèges au cours de la nuit du 4 août 1789, de conserver un statut de
la noblesse en France. La deuxième Chambre nobiliaire, inspirée de la Chambre
des Lords anglaise, que proposaient les monarchiens aurait en effet permis à la
noblesse d’empêcher l’adoption des lois tendant à supprimer ses privilèges.
b) L’assemblée est permanente, comme la nation dont elle formule la
volonté. Elle fixe elle-même la date et la durée de ses sessions. Le roi ne peut
la dissoudre.
Les constitutions de la Révolution et de l’Empire
311
c) La durée de la législature est courte (deux ans) parce qu’on craint que les
membres ne soient tentés d’employer la suprématie de la fonction législative
pour s’emparer aussi de la fonction exécutive et devenir despotique.
Pour écarter les politiciens de profession, la constitution décida que les
députés ne pourraient être réélus qu’après l’intervalle d’une législature. Déjà
l’Assemblée constituante avait refusé à ses membres l’accès à l’assemblée qui
devait lui succéder ; ce décret, inspiré par un scrupule honorable, entrava la
marche de la Révolution en écartant du pouvoir les plus expérimentés (Aulard,
1882, p. 310).
321. Le système électoral. – Il est commandé par l’idée qui forme la subs-
tance du principe de la souveraineté nationale : la souveraineté réside dans la
nation entière et non dans chaque citoyen individuellement. L’individu n’a
donc aucun titre personnel à participer à l’opération électorale. C’est pourquoi,
bien qu’elle ait trouvé des défenseurs à l’assemblée, la théorie de l’électorat-
droit fut écartée au profit de la conception de l’électorat-fonction. Celle-ci fut
définie par Barnave, lorsqu’il déclarait : « La qualité d’électeur n’est qu’une
fonction publique à laquelle personne n’a droit et que la société dispense
ainsi que le lui prescrit son intérêt. La fonction d’électeur n’est pas un droit. ».
Cette idée a un intérêt pratique considérable puisqu’elle permet d’écarter le
suffrage universel (auquel conduit nécessairement la conception de l’électorat-
droit) et justifie la conformité d’un suffrage restreint avec le principe de la sou-
veraineté nationale.
Appartenant en grande partie à la bourgeoisie moyenne, l’assemblée consti-
tuante avait toutes les raisons de se rallier à la thèse de Barnave qui écartait la
masse populaire de la direction des affaires publiques. Elle imagina donc un
système électoral qui refusait le droit de vote à une foule d’individus qui
n’avaient ni l’éducation, ni la préparation politique nécessaires. Ce système
repose sur la distinction entre les citoyens actifs et passifs et sur le suffrage à
deux degrés.
1o Tous les nationaux français de naissance ou par naturalisation ont la qualité
de citoyens. Mais il y a deux catégories de citoyens : les citoyens passifs, qui
jouissent de tous les droits et libertés énumérées dans la Déclaration, mais ne
participent pas à la vie politique, car ils n’ont pas le droit de vote, et les citoyens
actifs, auxquels ce droit est réservé.
Les conditions requises pour être citoyen actif (Titre III, ch. I, sect. II, art. 2)
portent essentiellement sur l’obligation de payer une contribution directe au
moins égale à la valeur locale de trois journées de travail. Sur 24 000 000 d’ha-
bitants, cette disposition permettait à 4 300 000 d’entre eux d’être électeurs. Le
chiffre minime de la contribution exigée ne créait pas un privilège au profit des
riches, mais permettait seulement d’établir le suffrage des contribuables dans
lequel on voyait une garantie de l’indépendance et de la capacité de l’électeur.
2o L’atteinte au principe démocratique résultait bien plutôt de l’établisse-
ment du suffrage à deux degrés.
Dans chaque canton, les citoyens actifs formaient l’assemblée primaire qui
nommait les électeurs du second degré. Or pour pouvoir être choisi comme élec-
teur du second degré, il fallait satisfaire à des conditions de fortune qui rédui-
saient considérablement le nombre de ceux qui pouvaient se porter candidats.
312
Droit constitutionnel
Dans les villes, il fallait être propriétaire ou usufruitier d’un bien évalué, au rôle
des contributions directes, à un revenu égal à la valeur de 150 à 200 journées de
travail ou locataire d’une habitation évaluée à un revenu de 150 à 200 journées de
travail. Dans les campagnes, pouvaient se porter candidats les propriétaires ou
usufruitiers d’un bien évalué à un revenu de 150 journées de travail, et les fer-
miers d’un domaine évalué à un revenu égal à 400 journées de travail.
Or, comme le revenu fiscal était sensiblement inférieur au revenu réel, le
nombre des électeurs du second degré était peu élevé (43 000). Toutefois,
aucune condition pécuniaire n’était mise à l’éligibilité ; par conséquent, un
citoyen pouvait être élu à l’assemblée, alors qu’il n’aurait pu être électeur.
B Le fondement de la constitution : la séparation des pouvoirs
1. La thèse traditionnelle
322. On affirme parfois que la Constitution de 1791 repose sur la séparation
rigide des pouvoirs. Cette interprétation est erronée, comme on peut le constater
en considérant aussi bien les compétences des organes, d’où il ressort qu’on n’a
pas voulu les spécialiser, que leurs statuts, d’où il ressort qu’on n’a pas voulu
les rendre indépendants.
La fonction législative est exercée par deux organes, le corps législatif et le
roi, qui y participe par son droit de veto suspensif. On ne saurait soutenir que le
droit de veto se rattache plutôt au pouvoir exécutif, car si le roi dispose du pou-
voir exécutif, ce pouvoir, on l’a vu, est commis et ce n’est pas en cette qualité
qu’il peut s’opposer aux textes de lois. Que le roi soit législateur, c’est ce qui
ressort très clairement de la procédure : le texte adopté par le corps législatif
porte le nom de décret. Il est transmis au roi, qui doit l’accepter en lui accordant
sa sanction – le veto n’est pas autre chose que le refus de la sanction – ; ce n’est
qu’après la sanction du roi, que le texte prend le nom de loi, ce qui signifie bien
que la loi est produite par l’accord des deux représentants de la nation.
Plusieurs compétences qu’on rattache ordinairement à la fonction exécutive
sont exercées en commun par le corps législatif et le roi, notamment la conclu-
sion des traités internationaux. Quant à l’exécution des lois elle-même, elle est
confiée au roi seul, mais il ne peut l’exercer qu’avec le concours de ministres
qu’il nomme et révoque, mais qui ne sont cependant pas indépendants du corps
législatif.
Pour ce qui concerne les statuts, il est certain que la Constitution n’accorde
pas au roi le droit de dissoudre le corps législatif, ni au corps législatif celui de
renverser les ministres, mais la procédure pénale de mise en jeu de la responsa-
bilité des ministres, qui pouvait être déclenchée à la discrétion de l’assemblée,
selon le modèle anglais de l’impeachment, mettait les ministres dans une dépen-
dance complète, ce que démontrera amplement l’expérience de 1792 (v. infra
no 325).
2. Le principe de la séparation des pouvoirs en 1791
323. En réalité, la répartition des compétences et le statut des organes s’ex-
pliquent non par le principe de la séparation des pouvoirs tels que l’entendait la
Les constitutions de la Révolution et de l’Empire
313
doctrine traditionnelle (v. supra no 81 s.), mais par deux principes différents et
complémentaires :
a) un principe négatif : il ne faut pas que les compétences soient toutes attri-
buées à une même autorité, ce qui signifierait le despotisme. Il faut au contraire
qu’elles soient réparties ou séparées entre plusieurs, peu importe de quelle
manière, pourvu qu’elles le soient. Comme une constitution n’est pas autre
chose qu’une répartition des compétences entre organes, on a ici avec la sépara-
tion des pouvoirs la définition même d’une constitution, comme l’indique claire-
ment l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme : « Toute société dans
laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs
déterminée n’a point de constitution ». Cet article est ordinairement interprété
conformément à la théorie traditionnelle de la séparation des pouvoirs. Il semble
indiquer alors que les constituants de 1789-1791 étaient des partisans si ardents
de la spécialisation et de l’indépendance des organes, qu’ils considéraient que,
faute de ces deux règles, un pays n’avait pas de constitution digne de ce nom.
Cette interprétation – qui exige d’ailleurs qu’on complète l’énoncé de l’article 16
par l’expression, considérée comme implicite, « digne de ce nom » – est erronée :
si « séparation des pouvoirs » signifie répartition des compétences, alors en effet
l’article 16 doit être compris à la lettre ; il ne fait qu’énoncer une vérité d’évidence
ou une définition de la Constitution.
b) mais ce principe négatif est insuffisant ; il doit être complété par un autre,
qui prescrive de quelle manière il faut répartir les compétences.
À cet égard deux conceptions s’opposent à la fin du XVIIIe siècle.
1o Selon la première, la plus simple, il suffit de spécialiser les organes, l’un
dans la fonction législative, l’autre dans la fonction exécutive. Comme les fonc-
tions sont hiérarchisées, il est clair que l’organe législatif sera prépondérant.
Dans la mesure où la fonction législative est exercée par le peuple lui-même,
cette conception a la faveur des démocrates. C’est notamment celle de Jean-Jac-
ques Rousseau et ce sera celle des conventionnels en 1793 (v. infra no 329).
Ses adversaires font valoir qu’un tel système présente des risques considéra-
bles. Il est à craindre que l’organe législatif, notamment s’il ne se confond pas
avec le peuple lui-même et s’il est composé de représentants, n’emploie la
suprématie de la fonction législative pour s’emparer aussi de la fonction exécu-
tive. Il réunirait alors entre ses mains les deux fonctions et serait despotique.
Autrement dit, le système de la spécialisation est autodestructeur.
2o Le second système, appelé « balance des pouvoirs » est présenté par ses
partisans comme autorégulateur. Les compétences y sont réparties de telle sorte
qu’aucune autorité ne soit jamais en mesure de cumuler l’exercice de toutes les
fonctions. Pour cela, il importe d’éviter la spécialisation et de donner à l’organe
exécutif une participation à la fonction législative, de manière à obtenir un équi-
libre entre les organes, une balance des pouvoirs. Ainsi, dans la constitution
anglaise qui sert de modèle à Montesquieu, Delolme, Blackstone et au début de
la Révolution aux monarchiens, comme Mounier ou Lally-Tollendal, le pouvoir
législatif est-il exercé par le Parlement. Le Parlement est un organe complexe
formé de la Chambre des communes, de la Chambre des Lords et du roi. Aucune
loi ne peut entrer en vigueur sans le consentement de chacun de ces organes par-
tiels. Le pouvoir exécutif est par ailleurs exercé par le roi seul.
314
Droit constitutionnel
Il n’y a pas de spécialisation, puisque le roi est à la fois organe de la fonction
exécutive et organe partiel de la fonction législative. Aucun organe n’est en
mesure de cumuler la totalité des pouvoirs. Si, par exemple la Chambre des com-
munes était tentée de s’emparer du pouvoir exécutif, elle se heurterait au veto du
roi. Celui-ci de son côté n’aurait aucun moyen d’acquérir la totalité du pouvoir
législatif. Un véritable équilibre des pouvoirs est ainsi réalisé, mais il ne s’agit pas
bien évidemment d’un équilibre entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif – ce
serait impossible en raison de la hiérarchie des normes – mais entre les divers
pouvoirs législatifs.
De cet équilibre, ses partisans attendent au moins deux avantages : d’une
part la séparation des pouvoirs (entendue comme principe négatif) sera préser-
vée et la constitution sera littéralement inviolable ; d’autre part la législation
sera modérée : comme le consentement de trois organes est nécessaire pour
qu’une loi soit faite, il n’y aura que peu de lois – conformément à l’idéal des
physiocrates – l’État n’interviendra donc que très peu dans la vie économique,
chaque loi sera le résultat d’un compromis et si certains organes représentent
des minorités, par exemple la noblesse, les intérêts de ces minorités seront pro-
tégés.
À la Constituante, les monarchiens ne parviendront pas à imposer le principe
de la balance des pouvoirs dans sa forme anglaise. Un premier projet, qui pré-
voyait deux Chambres et un droit de veto absolu au profit du roi, fut repoussé.
Mais le texte qui fut adopté conservait l’économie générale du système, car s’il
y avait une Chambre unique, le roi était doté d’un droit de veto suspensif.
Les décrets votés par le corps législatif étaient présentés au roi. Si celui-ci
les acceptait, ils devenaient lois. Mais dans les deux mois de leur présentation,
le roi pouvait aussi refuser son consentement. Alors le texte ne pouvait pas lui
être soumis à nouveau par la même législature. Mais si les deux législatures
suivantes reprenaient le projet, le veto du roi cessait de produire effet. Il était
donc valable au maximum pour six ans.
C Le problème du pouvoir exécutif
1. Position du problème en 1790
324. Ce problème, que Rousseau comparait à celui de la quadrature du cer-
cle, était pour les constituants spécialement difficile. Il leur fallait en effet pour-
suivre deux objectifs contradictoires.
1o Le roi, en raison de son pouvoir législatif, était un représentant. En tant
qu’organe partiel de la législation, il devait être pleinement indépendant de l’au-
tre organe partiel, le corps législatif. C’est cette nécessité de rendre les deux
organes mutuellement indépendants qui expliquait que le roi n’avait pas le
droit de dissoudre l’assemblée et que sa personne était inviolable et irrespon-
sable et qui expliquait aussi bien d’autres éléments de son statut, qui devaient
le rendre financièrement et même physiquement indépendant ; financièrement
car le montant de ses crédits, la liste civile, était fixé pour toute la durée du
règne, sans qu’il soit possible à l’Assemblée de le diminuer lors du vote du
budget pour faire pression sur lui ; physiquement, car il disposait pour sa pro-
tection, comme d’ailleurs le corps législatif, d’une garde armée distincte.
Les constitutions de la Révolution et de l’Empire
315
2o Mais par ailleurs, en sa qualité de détenteur du pouvoir exécutif, le roi devait
rester subordonné à la loi. On concevait à cette époque la fonction exécutive de la
manière la plus étroite : l’exécution consistait seulement dans l’application maté-
rielle des lois et dans la direction de l’administration pour assurer cette application.
Elle excluait donc totalement le pouvoir réglementaire, car la production de règles
était le monopole de la loi.
Il fallait donc assurer la conformité de l’exécution à la loi, ce qu’on appelait
la rectitude de l’exécution, mais la difficulté était d’organiser le contrôle de
cette conformité et l’on paraissait condamné à naviguer entre deux écueils :
a) ou bien le contrôle était confié au corps législatif et l’on rendait le roi
responsable des refus d’exécution ou de la mauvaise exécution des lois, mais
le risque était évidemment que la responsabilité s’étende à son pouvoir législa-
tif, qu’on le poursuive par exemple sous prétexte de mauvaise exécution, mais
en réalité pour l’intimider et l’empêcher d’exercer son droit de veto. Cela signi-
fierait alors que le corps législatif exercerait seul le pouvoir législatif et cumu-
lerait bientôt les deux fonctions.
b) ou bien on n’organisait aucun contrôle et le roi pourrait agir selon sa propre
volonté, ce qui équivaudrait pour lui à cumuler les deux fonctions législative et
exécutive, au mépris à nouveau du principe de la séparation des pouvoirs.
2. La solution de la Constituant
325. Pour échapper à ce dilemme, l’Assemblée constituante s’inspire du sys-
tème anglais :
1) Le roi reste inviolable et irresponsable.
2) Il y aura des ministres, au nombre de six, nommés librement par le roi,
sauf parmi les membres du corps législatif et révocables par lui.
3) Tous les actes du roi devront être contresignés par un ministre.
4) Ces ministres seront responsables. Cette responsabilité s’exercera selon
une procédure pénale inspirée de l’Angleterre : le Corps législatif peut les accu-
ser, par le vote d’un simple décret, des « délits par eux commis contre la sûreté
nationale et la Constitution... ». Ils seront alors jugés par une Haute Cour natio-
nale. Les délits contre la Constitution ne font l’objet d’aucune définition, mais il
est clair que constitue notamment un tel délit le fait d’avoir contresigné un acte
illégal du roi.
L’Assemblée pense avoir ainsi réussi à conserver au roi l’indépendance à
laquelle il a droit en tant qu’organe législatif partiel, tout en maintenant la
subordination de la fonction exécutive. Le roi en effet ne pourra accomplir
seul des actes d’exécution et les ministres refuseront de contresigner des actes
illégaux pour éviter d’en supporter la responsabilité.
En réalité, peu de mois après la mise en application de la constitution, cette
procédure pénale sera employée, comme d’ailleurs en Angleterre, pour sanc-
tionner les divergences politiques entre l’assemblée, dominée par les Girondins
et les ministres feuillants. Au mois de mars 1792, le décret d’accusation fut voté
contre le ministre des Affaires étrangères, Delessart, pour avoir « négligé l’inté-
rêt national ». Delessart fut arrêté et les autres ministres résilièrent leurs fonc-
tions. Ainsi, la responsabilité devenait politique et le régime évoluait vers le
régime parlementaire.
316
Droit constitutionnel
D La suprématie de la Constitution
326. L’Assemblée constituante adopte le système des constitutions rigides.
La distinction formelle entre les lois ordinaires et les lois constitutionnelles
s’exprime dans le fait que, pour les modifications à apporter à ces dernières,
l’intervention d’un organe spécial est prévue. Il faut remarquer que la Constitu-
tion, bien qu’ayant déclaré que la nation a le droit imprescriptible de changer sa
Constitution, n’en confie pas moins ce soin à une assemblée spéciale, dont la
compétence a pour effet de paralyser la liberté de la nation. On sait du reste
(v. supra no 32) de quelles précautions la constitution entourait la révision.
L’Assemblée nationale constituante se sépara le 30 septembre 1791 ; l’assem-
blée législative qui lui succéda ne vécut pas longtemps sous le régime de la
Constitution de 1791. En effet, les conflits avec la royauté s’étant aggravés, elle
décida de faire élire au suffrage universel – pour la première fois en France – une
Convention nationale chargée de préparer une nouvelle constitution. De fait, la
Constitution de 1791 avait vécu : le 10 août 1792, l’assemblée prononça la sus-
pension du roi. Pratiquement, le régime de la dictature de l’assemblée commence.
Section 2
Les constitutions de la Convention
327. La Constitution de 1791 établissait un régime où la prédominance était
assurée aux classes bourgeoises. La Convention prétendra, elle, réaliser la
démocratie. Cette prétention résulte de son origine même. C’est en effet la pre-
mière assemblée française élue au suffrage universel. L’assemblée législative
avait modifié le système électoral de 1791, en supprimant la distinction entre
citoyens actifs et passifs. Le suffrage à deux degrés était maintenu, mais unique-
ment sur la base de l’âge : tous les citoyens de vingt et un ans vivant de leur
travail ou de leur revenu et n’étant pas en état de domesticité faisaient partie des
assemblées primaires. La seule condition pour pouvoir être électeur du second
degré était d’être âgé de vingt-cinq ans. Le droit de suffrage reposant sur la
fortune est donc supprimé ; mais le vote étant public, la liberté du suffrage
n’est pas parfaitement assurée.
Le 21 septembre 1792, la Convention décrète que la royauté est abolie et,
quatre jours plus tard, proclame la République. Une ère nouvelle commence,
que marque l’ouverture du calendrier républicain (1er vendémiaire an I de la
République, correspondant au 21 septembre 1792) ; en même temps, la Conven-
tion entreprend la confection d’une constitution qui, cette fois, devra être adop-
tée par le peuple. Un premier projet d’inspiration girondine ne survit pas à la
défaite de ses auteurs. Jugé trop modéré, la Convention l’écarte et confie la
préparation d’un nouveau projet au Comité de salut public. Le 10 juin, Hérault
de Séchelles présente son rapport qui, adopté par la Convention, devient la
constitution montagnarde du 24 juin 1793.
328. La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1793. –
Comme celle de 1791, la Constitution de 1793 est précédée d’une déclaration
des droits qui se caractérise par l’accentuation de son esprit démocratique. Plus
Les constitutions de la Révolution et de l’Empire
317
encore que la liberté, c’est l’égalité qui est mise en avant. D’où l’affirmation
que « chaque citoyen a un droit égal à concourir à la formation de la loi et à la
nomination de ses mandataires ».
La déclaration de 1793 sanctionne plus énergiquement que celle de 1791 les
droits qu’elle proclame. En 1791, on admettait la résistance à l’oppression ; en
1793, on légitime le droit à l’insurrection (art. 35).
Enfin, tandis qu’en 1791 la déclaration avait une portée essentiellement
négative, du fait que l’énumération des libertés constituait une limite à l’action
de l’État, les hommes de la Convention entendent faire œuvre positive. Ils
reconnaissent aux individus le droit d’exiger certaines prestations de la part de
l’État : droit au travail, à l’assistance, à l’instruction (art. 21, 22). En ce sens, la
Déclaration de 1793 présente un caractère social qui n’est pas dans celle, pro-
fondément individualiste, de 1791.
§ 1. La Constitution de 1793
329. En s’en tenant aux lignes générales, on peut dire qu’elle est une consti-
tution selon Rousseau (Boudon, 2002). Elle procède, en effet, de l’idée que la
souveraineté est fractionnée entre les individus, et en fait immédiatement appli-
cation au système électoral par l’établissement du suffrage universel direct. En
outre, le rôle des citoyens ne se borne pas à une très large participation électo-
rale ; ils sont également appelés à prendre directement des décisions.
La Constitution organise, au moins en apparence, un gouvernement semi-
direct. Mais la différence avec le système de 1791 réside avant tout dans le
principe de répartition des compétences : alors que la constitution précédente
se fondait sur le principe de la balance des pouvoirs, celle-ci met en œuvre le
principe de la spécialisation.
1o Le pouvoir législatif est exercé par une assemblée unique, élue au suf-
frage universel, pour un an, de manière que le peuple ne soit pas lié trop long-
temps par son vote. Mais ce pouvoir, l’assemblée ne l’exerce pas en toute
liberté. L’article 53 prévoit, en effet, que le Corps législatif propose les lois et
rend les décrets. Les décrets, c’est-à-dire les textes portant sur les matières les
moins importantes d’administration courante, sont définitifs dès leur vote par le
Corps législatif. Au contraire, pour être définitives, les lois (actes tranchant des
questions importantes) doivent être acceptées par le peuple. À cet effet, le projet
voté par l’assemblée était envoyé aux assemblées primaires. Si dans les qua-
rante jours suivants, dans la moitié des départements plus un, un dixième des
assemblées primaires de chacun d’eux n’avait pas protesté, le projet devenait
loi. Dans le cas contraire, toutes les assemblées primaires étaient convoquées
et c’est aux citoyens qu’il appartenait de décider si le projet devait rester lettre
morte ou devenir loi.
À vrai dire, il est permis de mettre en doute la réalité de la démocratie semi-
directe instituée par la Constitution de 1793. Compte tenu de la lenteur des
transports à l’époque et de l’impossibilité pour les assemblées primaires de
communiquer entre elles, il n’aurait pas été facile de remplir dans le délai de
quarante jours les conditions requises.
318
Droit constitutionnel
2o Le pouvoir exécutif. – L’intention des constituants de 1793 d’établir une
démocratie véritable se traduit en second lieu par la dépendance dans laquelle
ils tiennent l’exécutif. À vrai dire, ils ne le conçoivent pas comme un véritable
pouvoir, c’est un agent de l’assemblée.
D’abord, il est collégial (24 membres), on le divise pour l’affaiblir. Ensuite, il
est élu, non par le peuple, ce qui pourrait lui donner trop de prestige, mais par le
Corps législatif sur une liste de 85 candidats désignés à raison de un par l’assem-
blée électorale de chaque département. Enfin, il n’a aucun moyen d’action sur
l’assemblée, puisqu’il n’a ni initiative des lois, ni veto, ni possibilité de dissoudre
la représentation nationale.
Soumise à l’acceptation du peuple, la Constitution de 1793 fut acceptée par
1 800 000 voix contre 11 000, sur 6 000 000 d’électeurs. Elle n’entra cependant
pas en vigueur, car, en présence du double péril intérieur (insurrection de la
Vendée et des grandes villes) et extérieur (envahissement du territoire), la
Convention en ajourna l’application et décida que le gouvernement serait révo-
lutionnaire jusqu’à la paix.
Après la chute de Robespierre le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), la ques-
tion de la mise en vigueur de la constitution de 1793 se posa. Mais les vainqueurs
de Thermidor, qui disposaient désormais des instruments du gouvernement révo-
lutionnaire, entendaient les utiliser pour éviter aussi bien un retour en force des
robespierristes que les tentations monarchistes. On décida donc que la constitu-
tion de 1793 ne serait applicable qu’après l’adoption de lois organiques. Leur
préparation fut confiée à une commission, qui en réalité rédigea un nouveau pro-
jet. Ce projet fut discuté et adopté par la Convention, la même qui avait déjà voté
la constitution de 1793. Il repose sur des principes constitutionnels semblables,
mais interprétés et appliqués dans un sens très profondément conservateur.
Ce fut la Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795).
§ 2. La Constitution du 5 fructidor an III1
330. Son inspiration réactionnaire se révèle dès l’abord dans la Déclaration
qui la précède. Elle reprend en termes beaucoup moins agressifs l’énumération
des droits qui avaient déjà été proclamés, en écartant toutefois l’égalité politique
et la résistance à l’oppression. Mais surtout elle y joint une Déclaration des
devoirs beaucoup moins intéressante par les préceptes assez vagues qu’elle
contient que par l’intention dont elle témoigne d’affirmer la primauté de l’ordre.
La démocratie entendue de façon absolue a permis, sinon provoqué, la terreur :
on limitera donc la démocratie (Lefèbvre, 1971).
331. L’organisation des pouvoirs. – Elle se caractérise par une restriction
sensible de la part accordée au peuple dans la direction des affaires publiques.
Sans doute, on maintient le principe que chaque citoyen a le droit de concourir
lui-même ou par représentant à la formation de la loi (art. 20), mais le titre de
citoyen n’est accordé qu’à ceux qui paient une contribution. Donc, retour au
suffrage du contribuable. En outre, la Constitution de l’an III rétablit le suffrage
1.
TROPER, 2006.
Les constitutions de la Révolution et de l’Empire
319
indirect à deux degrés et ne laisse subsister le référendum populaire qu’en
matière constitutionnelle.
Enfin, pour ce qui concerne la répartition des compétences, la constitution
tente de réaliser un compromis entre le principe de la balance des pouvoirs, qui
inspirait la Constitution de 1791 et celui de la spécialisation, sur lequel était
fondée la Constitution de 1793 : Sieyès, dont l’influence était grande, avait
résumé ainsi la nécessité d’un compromis : « en fait de gouvernement, et plus
généralement en fait de constitution politique, unité toute seule est despotisme,
division toute seule est anarchie ; division avec unité donne la garantie sociale
sans laquelle toute liberté n’est que précaire ». L’unité, c’était la spécialisation
et elle menait, selon Sieyès, au despotisme de l’autorité législative. La division,
c’était la balance des pouvoirs, qui conduisait à l’anarchie, parce qu’elle faisait
naître des conflits entre les autorités législatives.
Pour combiner les deux formules, il fallait donc spécialiser les autorités et
notamment interdire à l’autorité exécutive de participer à la législation, mais en
même temps organiser une division, une balance des pouvoirs au sein de l’or-
gane législatif spécialisé.
1o Le Pouvoir législatif. – L’innovation capitale est donc l’établissement du
bicaméralisme, institué comme un moyen d’assurer la modération de la représen-
tation nationale. Il ne s’agit pas en effet de créer une seconde Chambre aristocra-
tique, mais seulement de diviser l’organe législatif. Les deux assemblées : le
Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, ont donc la même origine élec-
tive, elles sont élues également pour trois ans et renouvelables dans les mêmes
conditions, par tiers tous les ans.
La seule différence entre elles tient aux conditions d’éligibilité : trente ans pour
les Cinq-Cents, quarante ans pour les Anciens, avec, en outre, pour ceux-ci la
nécessité d’être mariés ou veufs, condition tenue comme un gage de modération.
À l’assemblée jeune était réservée l’initiative des lois, tandis qu’aux Anciens
il appartenait d’approuver ou de rejeter en bloc les résolutions du Conseil des
Cinq-Cents. En matière constitutionnelle, les innovations étant à redouter, la
règle était renversée : l’initiative devait émaner des Anciens, l’adoption des
Cinq-Cents.
2o Le Pouvoir exécutif. – Il recouvre une autorité véritable. Il a encore la
forme collégiale, mais, au lieu des 24 membres prévus par la constitution de
1793, il n’en comporte que cinq. Ce Directoire est élu par les Anciens sur une
liste préparée par les Cinq-Cents. Mais les Directeurs ne sont pas révocables par
le Corps législatif. Il peut seulement les mettre en accusation devant la Haute
Cour de justice, dans des cas énumérés par la Constitution et qui visent unique-
ment la responsabilité pénale.
Quant aux attributions de l’exécutif, elles sont telles qu’elles lui permettent de
remplir effectivement sa fonction. En effet, pour la première fois en France, il
reçoit le pouvoir réglementaire, c’est-à-dire la possibilité de poursuivre l’exécu-
tion des lois par des règlements (appelés proclamations) appropriés (Verpeaux,
1991). En outre, le Directoire pourvoit à la sûreté intérieure et extérieure de
l’État, dispose de la force armée, entretient les relations diplomatiques, négocie
les traités qui doivent être ratifiés par le Corps législatif. Dans l’accomplissement
de sa tâche, il est assisté de ministres qui sont simplement ses agents d’exécution.
320
Droit constitutionnel
3o Les rapports entre les pouvoirs. – Selon la doctrine traditionnelle, la
constitution réaliserait une séparation rigide des pouvoirs, au point que les
conflits entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ne trouvent pas de solu-
tion institutionnelle et que le système conduit aux coups d’État (Meynier,
1927-1928).
Cette thèse ne résiste pas à l’examen. Il est exact que les autorités sont spécia-
lisées, exact aussi que les conseils ne peuvent révoquer les directeurs et les minis-
tres et qu’ils ne peuvent être dissous, exact encore que la constitution interdit tout
contact direct entre les organes, mais il n’en résulte aucun équilibre entre les pou-
voirs législatif et exécutif. Bien au contraire, la spécialisation entraîne naturellement
la subordination du pouvoir exécutif et aucun véritable conflit institutionnel n’est
possible entre eux.
Si le Directoire refuse d’exécuter les lois qui lui déplaisent ou tente d’impo-
ser aux Conseils une politique législative, ce n’est pas en vertu de compétences
que lui donnerait la Constitution. Il s’agit là simplement d’une rébellion du
subordonné contre l’autorité supérieure et non pas d’un conflit entre deux pou-
voirs égaux. La Constitution prévoit d’ailleurs dans ce cas la mise en jeu de la
responsabilité pénale des directeurs pour « manœuvres pour renverser la Consti-
tution » (articles 115 et 158). La procédure est alors inspirée de celle qu’avait
organisée la Constitution de 1791 pour les ministres : l’accusation est votée par
les conseils et les accusés sont jugés par la Haute Cour de justice.
Au cours des quatre années d’application de la Constitution de l’an III, à
plusieurs reprises se sont produits des événements graves, que l’on appelle tra-
ditionnellement des coups d’État. Mais ces événements ne sont aucunement
imputables à la prétendue séparation rigide des pouvoirs. Il s’agissait ou bien
d’une manifestation de la suprématie des Conseils sur le Directoire, ou bien
d’une rébellion du Directoire contre l’autorité supérieure des Conseils. Dans
ce dernier cas, le Directoire devait nécessairement employer la force, c’est-à-
dire faire appel à l’armée. Le dernier coup d’État, celui du 18 brumaire an VIII,
qui amène Bonaparte au pouvoir, n’en est qu’une variété. La seule différence
est que cette fois un général n’intervient pas pour prêter main-forte au Direc-
toire, mais pour son propre compte.
Sous le régime du Consulat provisoire (11 novembre au 13 décembre 1799),
une commission composée de membres des deux Conseils, mais où prévalait
l’influence de Sieyès, prépara un projet de constitution qui, accepté par le peu-
ple, devint la constitution du 22 frimaire an VIII.
Section 3
Le Consulat et l’Empire
332. Le régime du Consulat et de l’Empire se caractérise par la dictature
d’un militaire, qui se réclame d’une légitimité populaire. Son établissement est
dû à la personnalité d’un chef, Napoléon Bonaparte, qui, par son prestige, a pu
obtenir du peuple qu’il se dessaisisse en sa faveur d’une souveraineté qui lui
était nominalement attribuée.
Les constitutions de la Révolution et de l’Empire
321
§ 1. La Constitution du 22 frimaire an VIII
333. Elle est une Constitution faite par Bonaparte à la mesure de ses propres
ambitions (Bourdon, 1942). À ce titre, il convient, avant d’examiner l’organisa-
tion des pouvoirs, de rappeler quels procédés permirent aux constituants de
confisquer, au profit du César, la démocratie. Cette confiscation revêt deux for-
mes : l’aménagement du suffrage et le plébiscite.
1o L’organisation du suffrage. – Bonaparte applique le principe énoncé par
Sieyès : « La confiance doit venir d’en bas et le pouvoir d’en haut. ». Dans la
Constitution de l’an VIII, le suffrage universel est rétabli et la condition de
citoyen est accordée à tout homme âgé de 21 ans, établi depuis un an sur le
territoire de la République. Seulement, si tout le monde est électeur, les élec-
teurs n’élisent personne. En effet, le peuple ne nomme pas des députés, il pré-
sente seulement des listes de candidats.
Les citoyens de chaque arrondissement communal désignent un dixième d’en-
tre eux pour former les listes de confiance communales, sur lesquelles sont pris
les fonctionnaires de l’arrondissement, notamment les maires. À leur tour, les
membres des listes communales choisissent un dixième d’entre eux, qui forment
la liste départementale, pépinière des fonctionnaires du département. Enfin les
listes départementales donnent naissance, selon la même procédure, à la liste
nationale, sur laquelle seront désignés les titulaires de fonctions publiques natio-
nales. C’est le système de la pyramide, né du cerveau dogmatique de Sieyès.
Or, comme les fonctionnaires nationaux sont nommés soit par le Premier
consul (membres du Conseil d’État et fonctionnaires administratifs), soit par le
Sénat (membres du Corps législatif, du Tribunat et du Tribunal de cassation) et
qu’enfin le Sénat se recrute lui-même par cooptation, les citoyens électeurs ont
voté... sans élire.
2o Le plébiscite. – Comme les Constitutions précédentes de 1793 et de
l’an III, la Constitution de l’an VIII était soumise au référendum. Aux termes
de l’article 95 « la présente constitution sera offerte de suite à l’acceptation du
peuple français ».
Cependant, il était clair que l’acceptation de la constitution signifiait aussi
et surtout approbation donnée à la personne de Bonaparte. Deux ans plus tard,
on soumit à consultation populaire la question : « Napoléon sera-t-il Consul à
vie ? ». Pour la première fois, la question ne portait pas sur un texte constitu-
tionnel, mais sur un homme et la consultation prit le nom de plébiscite.
C’est depuis cette époque que le mot a pris une connotation péjorative.
Comme Napoléon – et d’autres dictateurs à sa suite – en a fait un instrument
de pouvoir personnel, on distingue le plébiscite du véritable référendum et l’on
affirme parfois qu’un référendum n’est qu’un plébiscite déguisé.
334. Le pouvoir exécutif. – Il est confié à trois consuls nommés pour dix
ans et indéfiniment rééligibles que la Constitution désigne elle-même : Bona-
parte, Cambacérès et Lebrun. Seulement cette collégialité n’est qu’une appa-
rence, car en réalité le rôle du Premier consul est prépondérant. Il y a une
série d’attributions qu’il exerce seul, notamment la promulgation des lois, la
nomination et la révocation des membres du Conseil d’État, des ministres et
des fonctionnaires. En outre, en ce qui concerne les autres prérogatives de
322
Droit constitutionnel
l’exécutif, les trois Consuls ne forment pas un collège statuant à la majorité, car
le deuxième et le troisième Consuls n’ont qu’une voix consultative. En fait c’est
donc la totalité de la compétence de l’exécutif qui appartient à Bonaparte, et elle
est fort étendue.
Le gouvernement a le droit exclusif d’initiative législative ; il a le pouvoir
réglementaire ; il veille à la sûreté intérieure et extérieure de l’État et dispose à
cet effet de la force armée ; il conduit les relations diplomatiques et conclut les
traités sans que la ratification des assemblées soit nécessaire, sauf pour les trai-
tés de paix, d’alliance et de commerce ; il peut même, en cas de conspiration
contre la sûreté de l’État, retenir les individus pendant dix jours avant de les
déférer aux tribunaux.
Pour assurer l’exécution de cette tâche énorme, le Premier consul est assisté
de ministres et surtout d’un organe dont, sous l’impulsion de Bonaparte, la
fécondité fut extrême : le Conseil d’État (art. 52) chargé de rédiger les projets
de lois et les règlements d’administration publique.
335. Le pouvoir législatif. – Il est assuré par deux assemblées :
a) Le Tribunat, composé de cent membres renouvelables par cinquième tous
les ans. C’est à peine si, à son propos, on peut parler d’un véritable organe
législatif, car il ne peut exprimer, quant aux lois à faire, qu’un vœu qui n’oblige
aucune autorité à le prendre en considération.
b) Le Corps législatif, trois cents membres renouvelables également par cin-
quième tous les ans. C’est à lui qu’il appartient d’adopter ou de rejeter les pro-
jets de lois du gouvernement. Ils sont discutés devant lui par trois commissaires
du gouvernement, pris dans le Conseil d’État et trois membres du Tribunat.
Mais le Corps législatif est un muet qui décide, tandis que le Tribunat délibère
et ne décide point. C’est qu’il est conçu, conformément à une idée de Sieyès,
par analogie avec un juge, qui tranche après avoir entendu en silence les repré-
sentants des parties : ici, le peuple d’une part (les tribuns), le pouvoir exécutif
d’autre part (le Conseil d’État).
336. Le Sénat. – La Constitution ne le mentionne pas sous le titre qu’elle
consacre au pouvoir législatif. Et en effet il n’est pas une assemblée législative
proprement dite. Il est, d’une part, le grand électeur du régime puisque c’est lui
qui choisit les consuls (pour l’avenir seulement), les membres du Corps légis-
latif, du Tribunat, les juges de cassation et ses propres membres par cooptation.
Le Sénat est d’autre part le conservateur de la constitution. Nous savons avec
quelle docilité à l’égard de Bonaparte, il s’est acquitté de sa mission.
§ 2. Les modifications de la Constitution de l’an VIII
337. Ce Sénat, qui devait protéger l’intégrité de la Constitution, estima que
le meilleur moyen de la conserver était de l’adapter à l’évolution des conditions
politiques. La première adaptation fut acquise par le sénatus-consulte du 14 ther-
midor an X qui, entérinant l’acceptation du corps électoral auquel la question
avait été posée, proclame Napoléon Bonaparte consul à vie.
Les constitutions de la Révolution et de l’Empire
323
338. Le sénatus-consulte du 16 thermidor an X. – Il a pour objet de met-
tre la Constitution de l’an VIII en accord avec la situation nouvelle. Les réfor-
mes qu’il apporte visent le système électoral, les pouvoirs du premier Consul et
la situation des assemblées.
1o Modification du système électoral. – Prenant prétexte de ce que les
citoyens s’étaient désintéressés des listes de confiance, on les supprime et on
leur substitue un système d’assemblées électorales. D’abord l’assemblée de can-
ton formée de tous les citoyens domiciliés dans le canton ; elle présente deux
candidats pour le poste de juge de paix et pour chaque poste de conseiller muni-
cipal : c’est le Premier consul qui choisit le titulaire. Ensuite les collèges électo-
raux d’arrondissement élus par les assemblées de canton ; là encore, leurs pré-
rogatives se bornent à un droit de présentation pour le recrutement du Tribunat
et du Corps législatif. Enfin les collèges électoraux de département nommés par
les assemblées de canton parmi les contribuables les plus imposés. Ils présen-
tent le candidat pour former les listes où seront choisis les membres du Conseil
général, du Corps législatif et du Sénat.
Il n’y a toujours pas d’élection (sauf en ce qui concerne les conseillers muni-
cipaux des communes de moins de 5 000 habitants) mais simplement présen-
tation.
2o Extension des pouvoirs du Premier consul. – Le renforcement de l’auto-
rité de Bonaparte se manifeste notamment par le fait qu’il présente – pratique-
ment impose – la nomination des deux autres Consuls au Sénat. Il désigne éga-
lement son successeur. De plus ses attributions sont élargies, car il peut
désormais ratifier les traités de paix et d’alliance.
3o Situation des assemblées. – Le Sénat reçoit la récompense de sa docilité.
Ses pouvoirs s’accroissent dans la mesure où il est un instrument aux mains
de Bonaparte. Il peut déclarer certains départements hors de la constitution, sus-
pendre le fonctionnement du jury criminel, dissoudre le Corps législatif et le
Tribunat. En outre, il reçoit le pouvoir constituant en matière coloniale et pour
tout ce qui n’a pas été prévu par la constitution.
Investi d’aussi larges pouvoirs, le Sénat était placé dans la dépendance du
gouvernement. Au lieu de coopter ses membres entre trois candidats présentés
par le Premier consul, le Tribunat et le Corps législatif, comme le voulait la
constitution de l’an VIII, il les choisit désormais entre trois candidats, tous dési-
gnés par le Premier consul. Le Sénat n’est plus une assemblée indépendante,
c’est l’auxiliaire du gouvernement.
Quant au Tribunat, on le punit de ses velléités d’opposition en réduisant ses
membres à cinquante.
339. Le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII. – Rendu par le
Sénat le 18 mai 1804, c’est celui par lequel le gouvernement de la République
est confié à un Empereur. L’hérédité de la dignité impériale est instituée dans la
descendance de Napoléon et de ses frères. Accepté par le plébiscite, le change-
ment de régime est organisé par le sénatus-consulte de floréal qui a pour objet
d’adapter la constitution de l’an VIII à l’Empire.
En réalité, c’est d’une Constitution nouvelle qu’il s’agit : les apparences
mêmes de la démocratie, sauvegardées en l’an VIII, disparaissent. Le Tribunat
ne peut plus discuter qu’en sections et non en assemblée (il sera d’ailleurs
324
Droit constitutionnel
supprimé en 1807), quant au Corps législatif on lui rend le droit de parole, mais
on ne le réunit plus. Il n’y a que le Sénat dont la situation se renforce encore, ce
qui ne fait qu’accentuer son caractère d’organe du gouvernement. C’est lui qui
permet à toute la législation par décret de l’Empire d’être juridiquement valable
puisqu’il ne l’annule pas.
340. L’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire (22 avril 1815). –
Après l’échec de la première Restauration, Napoléon revenu de l’île d’Elbe se pré-
senta comme le restaurateur des libertés révolutionnaires que les Bourbons préten-
daient annihiler. Mais, comme en fait la Charte de 1814 (v. infra no 342) était beau-
coup plus libérale que les constitutions impériales, l’Empereur ne pouvait faire
retour en arrière. C’est pourquoi, quoique officiellement addendum aux Constitu-
tions de l’Empire, l’Acte de 1815 établit un régime nouveau. Sans doute les organes
de l’exécutif – Empereur, ministres et Conseil d’État – conservaient-ils leur situation
antérieure, mais un pouvoir législatif véritable était institué sous forme de deux
Chambres : la Chambre des pairs dont les membres sont nommés par l’Empereur,
le titre est héréditaire ; une Chambre des représentants, élue cette fois par un véri-
table suffrage populaire et où, du fait que certains députés devaient appartenir à des
professions déterminées, se forme un embryon de représentation des intérêts.
En outre, les rapports entre l’exécutif et le législatif sont aménagés de telle
sorte que l’application de l’Acte additionnel eût pu donner naissance au régime
parlementaire. En effet, les ministres peuvent être pris dans les Chambres,
et sont responsables des actes du gouvernement qu’ils doivent contresigner.
Ainsi, l’Acte additionnel reproduisait-il la structure générale de la Charte,
c’est-à-dire celle de la constitution d’Angleterre et de la balance des pouvoirs
(Rials, 1986).
Ratifié par le plébiscite, l’Acte additionnel entre en vigueur le 1er juin
1815, mais le 18 juin c’est Waterloo et le 22 juin, Napoléon abdique. Le césa-
risme disparaît avec l’homme qui en était l’âme (Radiguet, 1911).
341. Bibliographie
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Chapitre 2
La monarchie parlementaire
342. La période de la démocratie bourgeoise va de 1814 à 1848. Elle com-
prend deux phases, d’abord la Restauration avec la monarchie légitime, puis le
gouvernement de juillet avec l’avènement de la branche cadette d’Orléans. Poli-
tiquement, elle se caractérise par le règne de la classe riche puis simplement
aisée de la population ; constitutionnellement, par l’introduction en France du
régime parlementaire.
Section 1
La Charte du 4 juin 1814
§ 1. Caractères généraux
343. La Restauration eut à concilier le retour au principe de légitimité royale
de l’Ancien Régime avec les réformes sociales acquises par la Révolution et sur
lesquelles il eût été impolitique de revenir. Cette conciliation fut réalisée d’une
part, par le mode d’établissement de la Charte, d’autre part, par les droits qu’elle
reconnaissait au peuple (Bastid, 1954).
1o La Charte de 1814 est une constitution octroyée. – Lors de la première
Restauration, après avoir prononcé la déchéance de Napoléon, le Sénat, par la
constitution du 6 avril 1814, déclarait que le peuple français appelait librement
au trône, Louis-Stanislas-Xavier de France, qui serait proclamé roi lorsqu’il
aurait accepté la constitution. Mais Louis XVIII refusa de renoncer au principe
de légitimité royale. Par la déclaration de Saint-Ouen (2 mai 1814) il manifestait
la volonté de faire lui-même la constitution, tout en exposant les principes sur
lesquels elle reposerait, notamment la sauvegarde des libertés essentielles et l’ir-
révocabilité des ventes de biens nationaux.
La Charte – dont le nom même marque l’intention de rompre avec la tradition
révolutionnaire – est donc concédée par le roi à ses sujets. Il limite, par elle,
volontairement, un pouvoir qu’il tient de son appartenance à la dynastie royale
et non de la souveraineté nationale (Bagge, 1952).
2o Reconnaissance des droits individuels. – C’est la contrepartie de l’octroi,
la concession faite à l’esprit nouveau. Les articles 1 à 12 énumèrent les libertés
(physique, de la presse, religieuse), consacrent l’égalité des Français, garantis-
sent le droit de propriété. Mais ces droits ne sont plus des droits naturels ; ils
328
Droit constitutionnel
sont, eux aussi, une concession du souverain. Il appartient donc à celui-ci de les
réglementer, d’en étendre ou d’en limiter l’exercice.
Le gouvernement de la Restauration n’a pas manqué de profiter de cette
faculté : il a rétabli la noblesse qui ne se concilie pas avec l’égalité sociale ; il
a fait du catholicisme la religion d’État, ce qui restreint la liberté religieuse ; il a
réglementé la presse de telle façon que la liberté d’opinion devint parfois illu-
soire.
3o L’électorat. – Il n’était pas question d’établir le suffrage universel consi-
déré par les libéraux eux-mêmes comme un procédé grossier. Guizot déclarait,
en 1821, que le droit de suffrage n’est pas inhérent à la qualité d’homme, mais
dépend de la capacité des individus. On considérait donc l’électorat comme une
fonction sociale. « La Charte, disait Royer-Collard, institue des fonctionnaires
dont la fonction consiste à nommer les députés » ; il allait même jusqu’à soute-
nir que la Chambre ne représente pas des opinions, mais des intérêts. La fortune
apparaissait alors comme le gage certain de l’aptitude intellectuelle et de la
maturité d’esprit exigée des électeurs, d’autant qu’elle garantissait en même
temps l’opinion conservatrice de ses détenteurs. On adopta donc le suffrage
censitaire.
Le droit de suffrage dépend d’une condition d’âge (30 ans) et d’une condi-
tion de cens (payer 300 F de contributions directes), ce qui, compte tenu de la
valeur de la monnaie à l’époque, représentait une fortune considérable. Le chif-
fre des électeurs n’a jamais atteint 100 000 pour toute la France, ce qui donne à
peine un électeur pour 300 habitants.
Pour l’éligibilité, les conditions étaient encore renforcées : il fallait être âgé
de 40 ans et payer 1 000 F de contributions. Cette condition réduisit à 20 000 le
nombre des éligibles.
La prime à la fortune en matière électorale fut encore accrue par la loi du
29 juin 1820, dite loi du double vote. Dans chaque département, elle établissait
deux collèges électoraux : des collèges d’arrondissement et un collège de dépar-
tement. Ce dernier comprenait le quart des électeurs les plus imposés du dépar-
tement, qui votaient deux fois : une fois dans les collèges d’arrondissement, qui
élisaient les trois cinquièmes de la Chambre, une fois dans les collèges départe-
mentaux auxquels il appartenait de pourvoir les deux cinquièmes des sièges
restants.
Enfin, un dernier trait caractérise la conception que l’on se fit du droit de
suffrage à cette époque : afin de réduire le nombre des électeurs sans modifier
la Charte, on se livra à des dégrèvements d’impôts directs, quitte d’ailleurs à
compenser cette perte pour le Trésor par l’augmentation des impôts indirects.
Si bien qu’on assista à ce spectacle unique : le parti libéral protestant contre l’al-
légement des impôts.
§ 2. Les pouvoirs publics
344. La Charte s’inspire des institutions anglaises qui avaient su combiner la
monarchie avec le régime représentatif, associer le roi et le Parlement.
1o Le roi. – À lui seul, dit l’article 13, appartient le pouvoir exécutif. C’est
donc l’organe prépondérant. Non seulement, il a toutes les prérogatives de
La monarchie parlementaire
329
l’exécutif : pouvoir réglementaire, droit de déclarer la guerre et de conclure les
traités sans ratification, mais encore il participe dans une très large mesure à
l’exercice du pouvoir législatif.
D’abord c’est à lui seul qu’appartient l’initiative législative ; les Chambres
ne peuvent que le « supplier » de proposer un projet. Ensuite, il a la sanction de
la loi, c’est-à-dire que celle-ci ne devient valable que par son acceptation, qu’il
peut refuser indéfiniment.
2o Le Parlement. – Il se compose, à l’imitation du Parlement anglais, de
deux assemblées :
a) La Chambre des pairs, dont les membres sont nommés par le roi, à vie ou
à titre héréditaire, sans que d’ailleurs cette inamovibilité confère à l’assemblée
une véritable indépendance car, le nombre des pairs étant illimité, le roi peut
toujours changer la majorité.
Cette Chambre haute traduit le caractère aristocratique du régime. Ses attri-
butions sont égales à celles de la Chambre des députés, sauf que cette dernière
doit être d’abord saisie des lois d’impôts ;
b) La Chambre des députés, élue par les citoyens payant 300 F de contribu-
tions directes. Ce n’est donc pas une véritable assemblée démocratique, puis-
qu’elle est sans contact avec la masse populaire. Et cependant, procédant d’élec-
tions véritables, elle donne au régime une allure beaucoup plus libérale que
celle qu’il avait sous l’Empire.
La Chambre n’est pas indépendante du roi ; elle n’est pas permanente et doit
attendre de lui sa convocation. Il peut, en outre, la dissoudre, à condition d’en
convoquer une nouvelle dans les trois mois.
Quant aux attributions de la Chambre des députés, elles se ramenaient essen-
tiellement au vote des lois et de l’impôt.
§ 3. La pratique politique introduit le régime parlementaire
345. La Charte était muette quant aux relations entre l’exécutif et le Parle-
ment. Or, sur ce point, la pratique politique suivie pendant la Restauration est
d’un intérêt qui dépasse celui de la Charte elle-même. Par son fonctionnement,
le régime introduisit, pour la première fois en France, le parlementarisme (Bar-
thélemy, 1904).
La pièce maîtresse du régime parlementaire, c’est la responsabilité politique
des ministres (v. supra no 97) : elle permet de résoudre les divergences de vues
qui s’élèvent entre l’exécutif et le Parlement, par le changement de ministère.
Or, cette responsabilité dont la Charte ne parlait pas, c’est la pratique qui va la
faire entrer dans les mœurs. L’influence des institutions anglaises que l’on avait
connues pendant l’émigration, l’action de certains publicistes (Benjamin Cons-
tant, Chateaubriand, De Vitrolles) amenèrent les esprits à considérer que les
règles du parlementarisme, si elles n’étaient pas incluses dans la Charte, étaient
du moins indispensables à son application. Et ce qui facilitait l’évolution, c’est
que le roi Louis XVIII n’était pas hostile au régime parlementaire.
330
Droit constitutionnel
Il s’agissait pour les Chambres, d’exercer un contrôle sur le gouvernement.
Elles y parvinrent par différents moyens :
a) L’Adresse qui était votée par la Chambre, en réponse au discours du
Trône, par lequel le roi ouvrait la session. Le Parlement l’utilisa pour suppléer
au droit d’interpellation qu’il ne possédait pas. À partir de 1821, l’Adresse
donna à la Chambre la possibilité de faire connaître au roi son sentiment sur
la conduite du ministère.
b) Les rapports sur les pétitions. Des pétitions pouvaient être adressées
par les citoyens à l’une ou l’autre assemblée. À leur occasion, la Chambre
des députés discutait les faits qui les provoquaient. La discussion se termi-
nait par un ordre du jour qui fournissait l’occasion de faire savoir au ministre
visé si son attitude était approuvée ou critiquée.
c) La discussion du budget offrait un dernier moyen de passer au crible l’at-
titude du gouvernement, surtout à partir du moment où le principe de la spécia-
lité budgétaire (1817) permit au Parlement de contrôler le fonctionnement de
chaque département ministériel.
La Chambre disposait ainsi d’un moyen de pression irrésistible : elle pouvait
refuser son concours au roi jusqu’à la démission des ministres ou leur révoca-
tion. En d’autres termes, elle pouvait refuser le vote du budget. En fait, devant
la simple menace d’un refus de concours, le ministre qui n’avait pas l’approba-
tion du Parlement ou bien se retirait spontanément ou bien était renvoyé par
le roi.
Charles X tenta bien de couper court aux conséquences de cette officieuse
responsabilité politique des ministres, mais la Révolution de 1830 ne lui laissa
pas le temps d’effacer la tradition parlementaire qui commençait à s’établir. Elle
devait être renforcée encore par la monarchie de Juillet.
Section 2
La Charte du 14 août 1830
346. Dans sa forme extérieure, elle n’est qu’une nouvelle édition corrigée de
la Charte de 1814. Mais son esprit est profondément différent. Pour l’obtenir, le
peuple a fait une révolution dont elle porte l’empreinte.
Et d’abord ce n’est pas une Charte octroyée. Elle a été votée par les Cham-
bres et Louis-Philippe a dû l’accepter et lui jurer fidélité avant de recevoir le
titre de roi. Par ailleurs, si elle maintient la monarchie, il ne s’agit plus d’une
monarchie de droit divin, mais d’une monarchie contractuelle, c’est-à-dire fon-
dée sur un Pacte entre le roi et les représentants de la nation. En s’instituant roi
des Français, Louis-Philippe accepte de se considérer comme appelé au trône
par eux, c’est-à-dire que l’idée de souveraineté nationale reparaît.
Mais elle reparaît avec un éclat bien atténué, car la bourgeoisie entend pro-
fiter de la révolution que le peuple a faite. Elle ne dégagera donc de l’idée de
souveraineté nationale que les conséquences compatibles avec l’accession et le
maintien au pouvoir d’une classe moyenne aisée.
Cette intention apparaît dans l’aménagement du régime électoral. La Charte
se borne à abaisser l’âge de l’électorat à 25 ans, et celui de l’éligibilité à 30 ans.
La monarchie parlementaire
331
Mais la loi électorale du 19 avril 1831 réalisa une réforme beaucoup plus impor-
tante. Elle ramena le chiffre du cens électoral de 300 à 200 F, et celui de l’éli-
gibilité de 1 000 à 500 F. De ce fait, le nombre des électeurs se trouva doublé,
d’autant que le cens était abaissé à 10 F pour les membres et correspondants de
l’Institut, ainsi que pour les officiers retraités. Enfin, en supprimant la dualité
des collèges électoraux, la loi mettait fin à l’intolérable pratique du double vote.
la réforme électorale, si elle permettait à la bourgeoisie
moyenne d’accéder à la direction des affaires publiques, n’assurait guère son
indépendance à l’égard du gouvernement. En effet, la Chambre était élue au
scrutin d’arrondissement et l’étroitesse du collège électoral, offrait de grandes
facilités aux pressions officielles.
Néanmoins,
Quant à l’organisation des pouvoirs publics, elle reste en gros ce qu’elle était
sous la Charte de 1814. Toutefois diverses modifications de détail tendent à trans-
former le caractère des organes. C’est ainsi que le roi ne peut nommer que des
pairs à vie et en les choisissant dans certaines catégories (députés, ambassadeurs,
membres de l’Institut, hauts magistrats, industriels, banquiers, payant une contri-
bution très élevée). Ainsi la Chambre des pairs n’était plus la représentation d’une
aristocratie de naissance ou de fortune, mais une assemblée de notabilités natio-
nales.
D’autre part, les attributions des assemblées s’accroissent. Elles reçoivent,
en concurrence avec le roi, l’initiative législative. En matière financière, leur
compétence s’étend du fait du développement du principe de la spécialité bud-
gétaire qui, en exigeant le vote par chapitres, permet à la Chambre d’exercer un
contrôle minutieux sur l’administration.
Inversement, les pouvoirs du roi diminuent. Comme la révolution de 1830
avait été provoquée par une interprétation extensive donnée par le roi à son
pouvoir réglementaire, la Charte de 1830 précise que le roi fera des ordonnan-
ces, mais « sans jamais pouvoir suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser de
leur exécution ». Quant à la sanction, si le roi la conserve, il s’abstient d’en user.
La pratique à laquelle donna lieu la Charte de 1830 est plus intéressante que
le texte lui-même. Elle confirme et accentue le mouvement vers l’établissement
du parlementarisme. La formule de Thiers, selon laquelle le roi règne et ne gou-
verne pas, traduit exactement l’atmosphère du régime. Les Chambres exercent
leur contrôle sur l’exécutif, par le moyen de l’interpellation ; la responsabilité
politique des ministres devant les Chambres devient effective, car un gouverne-
ment qui n’a plus la confiance de la Chambre des députés doit se retirer.
En bref, le parlementarisme a trouvé dans le cadre de la Charte de 1830 son
véritable climat. Les institutions sont plus libérales que démocratiques. Le per-
sonnel politique, par son origine, est particulièrement qualifié pour les discus-
sions d’assemblées ; les intérêts en cause, et notamment le prodigieux dévelop-
pement de l’industrie et du commerce, sont tels qu’ils ne peuvent être mieux
servis que par la représentation d’une bourgeoisie moyenne qui donne aux
assemblées politiques une allure de conseil d’administration. À ceux qui se plai-
gnent du peu de place faite à l’action des classes populaires, Guizot pouvait
répondre : « Enrichissez-vous ». L’accès à la vie politique était le couronnement
de la fortune.
332
Droit constitutionnel
La réforme ne satisfit pas tout le monde. Pour vouloir continuer, comme le
disait Lamartine au banquet de Mâcon, à s’entourer d’une aristocratie électorale,
la royauté fut balayée en 1848.
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Paris, Fayard.
Chapitre 3
L’avènement du suffrage universel
348. Cette période de notre histoire constitutionnelle est apparemment très
bigarrée. De 1848 à 1875, divers régimes se succèdent : un gouvernement
l’Empire libéral, puis, après la
conventionnel, une dictature,
le césarisme,
défaite de 1871, de nouveau le gouvernement d’assemblée. Pourtant derrière
ces institutions, un fait maintient l’unité politique. C’est l’adoption du suffrage
universel.
Section 1
La Constitution du 4 novembre 1848
349. Préparation. – Après la chute de la monarchie, sanctionnée par la pro-
clamation de la République par le gouvernement provisoire, les électeurs furent
convoqués pour l’élection d’une assemblée constituante (Ponteil, 1948). Le
décret du 5 mars 1848 qui prescrivait cette convocation est d’une importance
capitale dans notre histoire constitutionnelle. En effet, il adoptait le suffrage
universel – qui n’avait fonctionné que pour l’élection de la Convention en
1792 (v. supra no 326) – et dans des conditions particulièrement démocratiques,
puisque l’âge électoral était abaissé à 21 ans et l’éligibilité à 25 ans.
Dès sa réunion, l’Assemblée nationale constituante confirma la proclama-
tion de la République. Elle nomma une commission exécutive de cinq membres
qui, après les troubles de juin, fut remplacée par Cavaignac. Quand l’élabora-
tion de la Constitution fut achevée, on ne jugea pas utile de la soumettre à l’ac-
ceptation populaire, car elle était l’œuvre d’une assemblée spécialement élue.
350. Caractère démocratique de la Constitution de 1848. – La Constitu-
tion de 1848 ne comporte pas de déclaration des droits. Son préambule teinté de
cette religiosité humanitaire qui caractérise « l’esprit de 48 » décrit de façon
imprécise la tâche du régime « dans la voie du progrès et de la civilisation ».
Puis les articles 2 et 4 définissent les bases de la république démocratique où
l’on retrouve la liberté et l’égalité, et surtout la fraternité qui doit servir de
moteur à la législation sociale qu’inaugure le nouveau régime. Cette tendance
est confirmée par le chapitre II relatif aux droits des citoyens garantis par la
Constitution. On y relève, en effet, à côté des libertés traditionnelles depuis
1789, l’affirmation d’un rôle actif de l’État en matière d’instruction, d’assis-
tance, de répartition du travail entre les individus. Ainsi le caractère démocra-
tique de la Constitution se pimente d’un socialisme encore bien atténué (Bas-
tid, 1945).
334
Droit constitutionnel
351. L’organisation des pouvoirs. – Elle repose sur le principe de la spé-
cialisation.
1o Le pouvoir législatif. – Il est exercé par une assemblée législative unique,
nombreuse (750 membres), élue au scrutin départemental pour trois ans. Sont
électeurs, sans condition de cens, tous les citoyens de 21 ans et jouissant de
leurs droits civils et politiques. L’éligibilité ne comporte aucune condition plus
sévère, sauf l’âge exigé de 25 ans.
C’est l’avènement des masses à la vie politique, mais leur rôle se borne à
l’élection. La Constitution de 1848 établit un régime représentatif pur qui ne
fait aucune part à l’initiative populaire ni au référendum (Deschamps, 1908).
2o Le pouvoir exécutif. – Rejetant l’amendement Grévy qui tendait à l’effa-
cement de l’exécutif en lui donnant pour chef, non un chef de l’État, mais un
Président du Conseil des ministres à la merci de l’assemblée, les constituants
instituèrent un exécutif fort, en la personne du Président de la République.
Il est élu directement par le peuple pour quatre ans. C’est cette origine
populaire, beaucoup plus que ses attributions – au demeurant fort larges –
qui donne au chef de l’État un rôle important. D’autre part, en faisant peser
sur lui la responsabilité des actes du gouvernement, la Constitution, bien loin
de l’affaiblir, renforçait son autorité politique.
C’est une expérience constante, en effet, que la responsabilité incite à l’ac-
tion celui qui en est investi. Sous l’aiguillon de la responsabilité, Louis-Napo-
léon Bonaparte, qui avait été élu à ces fonctions, devait en appeler au jugement
du peuple, et, par là, être tenté par le plébiscite.
Le Président ne disposait ni du droit de sanctionner les lois, ni de celui de
dissoudre l’assemblée. De son côté, celle-ci ne pouvait pas révoquer le Pré-
sident.
Sans doute, les ministres pouvaient être choisis dans la Chambre, mais la
responsabilité du chef de l’État et la division de la majorité rendaient difficile
la mise en jeu de la responsabilité ministérielle.
352. Le coup d’État du 2 décembre 1851. – Son origine directe fut l’inter-
diction de la réélection du Président avant l’expiration d’un délai de quatre ans,
et l’impossibilité où se trouvait Louis-Napoléon Bonaparte de réunir à l’Assem-
blée la majorité des trois quarts requise pour l’adoption d’un vœu de révision.
Mais, indirectement, le coup d’État fut facilité par l’appui que le prince-Prési-
dent savait trouver dans le peuple irrité par la loi électorale du 31 mai 1850, qui
restreignait dans des proportions considérables le nombre des électeurs en exi-
geant une condition de domicile (trois ans dans la même commune), à laquelle
ne pouvait satisfaire la masse des ouvriers nomades.
Aussi, dans la proclamation du 2 décembre, le Président affirmait-il que le
suffrage universel était rétabli. Le césarisme renaissait.
« Ces hommes que nous avons exclus, disait Thiers, sont-ce les pauvres ?
Non, ce sont les vagabonds... Ces hommes qui méritent le titre, l’un des plus
flétris de l’histoire, entendez-vous, le titre de multitude... Les amis de la vraie
liberté redoutent la multitude, la vile multitude qui a perdu toutes les républi-
ques » (Guillemin, 1952).
L’avènement du suffrage universel
335
Section 2
La démocratie impériale
353. Cette période comprend deux phases. Avant le 2 décembre 1852, la
République subsiste nominalement ; après cette date, c’est le Second Empire.
§ 1. La Constitution du 14 janvier 1852
354. Une majorité écrasante approuva le coup d’État. Fort des résultats du
plébiscite qu’il avait provoqué, le prince Louis-Napoléon gouverna de manière
dictatoriale jusqu’au 29 mars 1852, date d’entrée en vigueur de la nouvelle
Constitution.
355. Caractères généraux. – La Constitution de 1852 s’inspire officielle-
ment de celle de l’an VIII. Comme elle, elle associe la souveraineté populaire et
le pouvoir personnel d’un homme.
Démocratique, le régime de 1852 l’est en ce sens qu’il « reconnaît, confirme
et garantit les grands principes proclamés en 1789, et qui sont à la base du droit
public de la France » (art. Ier) ; il l’est ensuite en ce qu’il maintient le suffrage
universel ; il l’est enfin en ce qu’il reconnaît au peuple le pouvoir constituant :
les modifications à la Constitution devront être acceptées par le peuple.
Mais c’est une démocratie césarienne, c’est-à-dire que le peuple ne peut se
prononcer que dans la mesure où le chef de l’État l’interroge (Prélot, 1953). Le
plébiscite asservit la souveraineté nationale aux volontés du chef. Sans doute, à
la différence de ce qui se passait en l’an VIII, les citoyens élisent vraiment leurs
représentants, mais, en réalité, l’organisation de l’élection minimisait considéra-
blement la portée du suffrage universel.
a) par le scrutin uninominal qui, ayant pour base des circonscriptions étroi-
tes, favorise la pression administrative ;
b) par le découpage des circonscriptions qui appartenait à l’exécutif et lui
permettait de noyer les centres d’opposition dans une circonscription favorable ;
c) par la candidature officielle qui permettait aux préfets de soutenir ouver-
tement le candidat du gouvernement ;
d) par la police de l’opération électorale (réunion, impression, affichage,
colportage) qui multipliait les obstacles autour du candidat de l’opposition et
favorisait les partisans du gouvernement ;
e) enfin, par le serment de fidélité à la Constitution exigé des candidats.
L’efficacité de ces moyens est prouvée par leurs résultats : en 1857, sur 257
députés sortants, le gouvernement en recommanda 250 qui furent tous élus.
356. L’organisation des pouvoirs publics. – Comme en l’an VIII, elle est
marquée par la place éminente accordée à l’exécutif.
1o Le Président de la République. – C’est Louis-Napoléon nommé, par la
Constitution elle-même, pour dix ans. Ses successeurs devaient être élus par la
nation. Il possède dans leur plénitude les attributions de l’exécutif dont il est le
chef, et il les exerce dans une indépendance totale à l’égard du Corps législatif.
En effet, en précisant que les ministres ne dépendent que du chef de l’État,
336
Droit constitutionnel
qu’ils ne peuvent ni être pris dans le Corps législatif ni même y pénétrer, qu’ils
ne peuvent être mis en accusation que par le Sénat, la Constitution exclut non
seulement pour le présent le régime parlementaire, mais jusqu’à la possibilité de
l’introduire par la pratique.
Quant à la responsabilité du Président, elle n’est pour lui qu’un gage d’au-
torité, car les textes ne prévoient aucun moyen pratique de la mettre en œuvre.
2o Le Corps législatif. – C’est l’assemblée unique titulaire du pouvoir légis-
latif, élue pour six ans au suffrage universel, direct et secret. Elle ne jouit pas de
l’indépendance nécessaire à l’exercice de sa fonction :
a) elle n’a pas l’initiative des lois. Ses amendements aux projets gouverne-
mentaux doivent être acceptés par l’exécutif pour pouvoir être discutés ;
b) les lois ne deviennent définitives qu’après avoir été sanctionnées par le
Président ;
c) c’est le Président qui convoque, ajourne, proroge les sessions. Il peut dis-
soudre le Corps législatif. Et celui-ci est même dépourvu de ses prérogatives
normales en ce qui concerne la tenue des séances, puisqu’il tient de l’exécutif
son bureau et son règlement.
3o Le Sénat. – Sa création était annoncée par la proclamation du 2 décembre
1851 qui voyait en lui « une seconde assemblée formée de toutes les illustra-
tions du pays, pouvoir pondérateur, gardien du pacte fondamental et des libertés
publiques ».
Il est composé de 150 membres, les uns de droit (cardinaux, amiraux, maré-
chaux), les autres nommés à vie par le Président de la République.
Son rôle s’apparente à celui du Sénat conservateur de l’an VIII (v. supra
no 336). Il est d’abord le gardien de la constitution et, à cet effet, les lois doivent
d’office lui être soumises. Il exerce ensuite le pouvoir constituant par des déci-
sions qui seront soumises à l’acceptation du peuple. Enfin, en cas de dissolution
du Corps législatif, il prend les mesures nécessaires à la marche du gouverne-
ment, sur proposition de l’exécutif.
§ 2. L’Empire
357. En rétablissant la dignité impériale au profit du Prince Président, le
sénatus-consulte du 7 novembre 1852 ne fit que consacrer une situation qu’éta-
blissaient les institutions de 1852. Il n’y eut rien à retoucher au régime antérieur
pour le mettre en accord avec le nouveau titre du chef de l’État. Quelques réfor-
mes seulement furent apportées, qui renforcèrent encore la situation de l’Empe-
reur et aggravèrent l’effacement du Corps législatif.
À partir de 1857, cependant, l’opposition formée par le groupe des Cinq
(dont Jules Favre et Émile Ollivier) commence à engager le régime dans une
voie nouvelle. À l’Empire autoritaire se substitue l’Empire libéral. Cette évolu-
tion se concrétise, dans la vie politique, à un double point de vue :
1o Orientation vers le parlementarisme. – Pour que le Corps législatif pût
exercer un contrôle sur le gouvernement, il fallait qu’il puisse le saisir en la
personne des ministres. On créa donc des ministres sans portefeuille (remplacés
en 1863 par un seul ministre d’État) qui purent pénétrer dans la Chambre et y
défendre la politique du gouvernement. Le Corps législatif privé du droit de
L’avènement du suffrage universel
337
renverser le gouvernement obtenait ainsi les moyens de critiquer et de faire
connaître ses vues.
Et ces moyens allèrent en s’élargissant. Ce furent d’abord l’Adresse, en
réponse au discours du trône (1860), puis le vote du budget par chapitres
(1861), l’interpellation qui, en 1864, remplaça le vote de l’Adresse, enfin, en
1866, le droit d’amendement qui donnait lieu à délibération, même si l’amende-
ment n’était pas accepté par l’exécutif. Et, pour que cette évolution vers le par-
lementarisme mît bien en lumière son caractère de gouvernement d’opinion, le
sénatus-consulte du 2 février 1861 décida que les débats du Corps législatif
seraient publiés au Journal officiel.
2o Transformation du rôle du Sénat. – Pour contrebalancer l’extension des
prérogatives du Corps législatif, le Sénat devint une véritable assemblée légis-
lative capable, le cas échéant, de retarder l’adoption d’une loi votée par le Corps
législatif (sénatus-consulte du 14 mars 1867). À partir de 1869, le Sénat eut
même la faculté de retourner à la Chambre un projet qui en émanait, en indi-
quant les modifications qui lui paraissaient désirables.
§ 3. La Constitution du 21 mai 1870
358. Elle confirme l’évolution vers l’Empire libéral. Il est vrai que le séna-
tus-consulte de 1870, adopté par le plébiscite, ne remplaçait pas la Constitution
de 1852, ni les sénatus-consultes postérieurs, et se bornait à en modifier certai-
nes dispositions.
Mais l’esprit du régime était cependant intégralement changé du fait du réta-
blissement du régime parlementaire.
C’est ce qui résultait de l’article 19, aux termes duquel les ministres délibè-
rent en Conseil et sont responsables. La Constitution ne disait pas devant qui,
mais il était évident que c’était devant le Corps législatif, puisque l’article 13 de
la Constitution de 1852, qui parlait de leur responsabilité devant le chef de
l’État, était abrogé.
Par ailleurs, le Sénat devenait une véritable seconde Chambre ayant, en
matière législative, les mêmes attributions que le Corps législatif. Il ne conti-
nuait à en différer que par son mode de recrutement.
Le renversement de l’Empire, à la suite du désastre de Sedan, n’a pas permis
à la Constitution de 1870 de faire ses preuves. L’expérience eût été intéressante
du point de vue constitutionnel, car elle aurait montré ce que donnait cette
forme de régime inédite qui consistait à associer le parlementarisme au pouvoir
personnel d’un chef de l’État responsable.
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Chapitre 4
La IIIe République
360. La votation populaire du 21 octobre 1945 a mis fin à la IIIe République.
Mais son importance dans l’histoire constitutionnelle française reste considé-
rable. D’une part, son influence a été grande dans les débats qui se déroulèrent
infra
aux assemblées constituantes de 1945 et 1946 (v.
no 418 s.). Soit que l’on ait entendu s’en inspirer, soit qu’on les ait invoqués
pour y voir un précédent indigne d’être imité, les textes des lois de 1875 et la
pratique à laquelle elles donnèrent lieu n’ont pas cessé de dominer la discussion.
Et c’est sans doute pour s’en être trop sensiblement écarté que le projet de
constitution préparé par la Constituante a été rejeté par le peuple lors du réfé-
rendum du 5 mai 1946.
infra no 410 s.,
D’autre part, c’est pendant l’application de la Constitution de 1875 que se
sont créées des traditions parlementaires. Certaines ont donné lieu à des dys-
fonctionnements du régime, qui se sont prolongés sous la IVe République et
auxquels la Constitution de 1958 a entendu remédier. Mais d’autres sont encore
vivantes aujourd’hui.
Section 1
L’élaboration des lois de 1875
361. Le 4 septembre 1870, à la nouvelle de la capitulation de l’Empereur, la
foule parisienne se rend aux Tuileries, au Corps législatif, à l’Hôtel de Ville. De
ce mouvement de rue sort un gouvernement de fait : le gouvernement de la
Défense nationale, dont les personnalités marquantes sont Gambetta et les
trois Jules : Ferry, Simon, et Favre. Il n’a reçu aucun mandat régulier, aussi
convoque-t-il les électeurs d’abord pour le 16 octobre, puis l’invasion ayant
rendu les élections impossibles, pour le 8 février 1871. Les électeurs devaient
se prononcer sur la question de savoir si la guerre pouvait être continuée ou à
quelles conditions la paix devait être signée. Cette question était posée pour
satisfaire aux conditions de la convention d’armistice franco-allemande, mais
il est évident que l’Assemblée qui serait élue aurait également à se prononcer
sur les institutions à donner à la France.
L’Assemblée nationale se réunit à Bordeaux le 12 février, puis se transporta
à Versailles le 20 mars 1871. Avec elle commençait une nouvelle période de
l’histoire constitutionnelle de la France, qui se caractérise par le gouvernement
des assemblées. Gouvernement de l’Assemblée nationale elle-même jusqu’au
340
Droit constitutionnel
vote des lois constitutionnelles de 1875 ; puis à dater de celles-ci, gouvernement
effectif du Parlement, sous couvert d’un parlementarisme infléchi dans le sens
de la prépondérance des assemblées (Hanotaux, 1925 ; Gouault, 1954).
§ 1. Le gouvernement de l’Assemblée nationale
362. L’Assemblée avait une double tâche : d’abord gouverner le pays en
attendant qu’il ait une constitution définitive, ensuite préparer celle-ci. La
manière dont elle gouverna elle-même est instructive, car on peut y voir une
préfiguration de ce que seraient les institutions définitives de la France.
363. Le climat de l’Assemblée nationale. – 1o La réaction du pays devant
la défaite fut conservatrice. Or, les monarchistes étaient partisans de la paix,
alors que les républicains poussaient à la résistance. L’assemblée fut donc
monarchiste, parce que le peuple de la province voulait la paix. Le premier
caractère de cette assemblée fut donc d’avoir été élue sur une question de poli-
tique étrangère et non sur un programme constituant.
2o Son second caractère est l’absence d’entente des monarchistes quant à la
personne du roi éventuel. Le prétendant des légitimistes était le comte de Cham-
bord, petit-fils de Charles X, alors que le candidat des orléanistes était le comte
de Paris, petit-fils de Louis-Philippe. En face de cette droite divisée, la gauche
ne l’était pas moins : a) gauche conservatrice (centre gauche : Thiers, Dufaure,
Casimir-Perier...) républicaine sans conviction, ralliée à l’idée d’une constitu-
tion d’attente d’inspiration libérale ; b) gauche proprement dite (Simon, Grévy,
Favre, Ferry) ; c) extrême gauche ou union républicaine (Gambetta, Challemel-
Lacour, Brisson...) républicaine par conviction ; d) enfin, une montagne socia-
liste dont les membres se dispersèrent lors de la Commune.
Les fidèles de l’Empire ne constituaient qu’un groupe infime, celui de l’ap-
pel au peuple.
3o Ainsi divisée, l’Assemblée n’est pas pressée de faire une constitution,
d’autant que les monarchistes, qui avaient la majorité, espéraient que leurs
divergences s’effaceraient à la mort du comte de Chambord, qui n’avait pas
d’enfant. Cet esprit « attentiste » se traduisit par le Pacte de Bordeaux (17 février
1871). L’Assemblée acceptait la trêve entre les partis. Un essai royal de gouver-
nement républicain serait tenté, étant entendu qu’il ne préjugeait aucunement de
la forme définitive du régime. Le troisième caractère de l’Assemblée nationale
est donc son peu d’empressement à faire une constitution.
A Le principat de M. Thiers
364. L’Assemblée ne songea pas à imiter l’exemple de la Convention en
exerçant elle-même le pouvoir exécutif. La tâche énorme devant laquelle elle
se trouvait ne pouvait être accomplie que par un homme et non par une foule
de 738 députés. Il s’agissait de négocier et de conclure la paix, de libérer le
territoire, de ranimer la confiance du pays dans ses propres destinées et dans
La IIIe République
341
le gouvernement qui
accomplir cette œuvre : c’était M. Thiers.
les prenait en charge. Un homme s’imposait pour
1o La résolution du 17 février 1871. – « M. Thiers est nommé chef du pou-
voir exécutif de la République française. Il exercera ses fonctions sous l’auto-
rité de l’Assemblée nationale, avec le concours des ministres qu’il aura choisis
et qu’il présidera. »
À l’entendre dans son acception constitutionnelle, cette formule pourrait
laisser croire à l’établissement d’un gouvernement conventionnel. En effet,
M. Thiers était placé « sous l’autorité » de l’Assemblée ; il bénéficiait d’une
délégation de pouvoir à laquelle elle pourrait mettre fin quand il lui plairait.
En réalité, la personnalité de M. Thiers suffit à donner au régime une phy-
sionomie très différente. Son autorité personnelle, son attitude antérieure (il
avait été hostile à la guerre de 1870), sa compétence (il avait été plusieurs fois
ministre sous Louis-Philippe), son prestige dans le pays (il a été élu par
27 départements), son éloquence enfin qui le désignaient pour le poste où il
vient d’être appelé font aussi de lui le maître de l’Assemblée ; si bien qu’il n’a
qu’à jouer de sa responsabilité en menaçant de démissionner pour que les dépu-
tés acceptent ses vues.
2o La loi du 31 août 1871 (Constitution Rivet). – Elle a pour objet de dimi-
nuer l’influence de Thiers sur l’Assemblée. C’est qu’en effet, il n’est plus indis-
pensable : la libération du territoire commence, la Commune est réprimée. On le
récompense en lui décernant le titre de Président de la République (sans que
cette formule implique aucune décision définitive quant à la forme du régime),
mais en même temps on s’efforce de limiter son ascendant.
À cet effet, la loi spécifie qu’il demeure « sous l’autorité » de l’Assemblée et
ajoute qu’il est responsable devant elle. En outre, elle accentue l’importance des
ministres, en les déclarant également responsables devant elle. En somme, l’inten-
tion de l’auteur de la loi était de conduire M. Thiers vers la fonction moins agis-
sante de chef d’un État parlementaire. La personnalité de Thiers s’y opposait : on
lui conservait sa qualité de député car on ne pouvait lui interdire de séduire l’As-
semblée.
3o La loi du 13 mars 1873 (constitution de Broglie). – La constitution Rivet
l’Assemblée tenta à nouveau de
n’ayant pas produit
réduire au silence l’encombrante personnalité du chef qu’elle s’était donné.
le résultat escompté,
Les dispositions essentielles de cette loi consistent à empêcher M. Thiers de
peser sur les délibérations de l’Assemblée. Désormais, lorsqu’il voudra partici-
per à un débat, il en informera l’Assemblée par un message. La séance est alors
suspendue et renvoyée à une date ultérieure pour l’audition du Président.
Lorsque celui-ci pouvait enfin se faire entendre, il ne pouvait que prononcer
un monologue, car la séance était immédiatement levée après son discours.
Ce cérémonial que Thiers qualifiait de chinois n’était pas fait pour lui plaire
puisqu’il le privait d’une influence directe qu’il n’exerçait vraiment que dans les
débats. Aussi ne fit-il rien pour se concilier les bonnes grâces de l’Assemblée.
Le 19 mai, il la rappelle à l’ordre en l’invitant à faire une constitution républi-
caine, la seule possible. Interpellé le 24 mai, par le duc de Broglie, il est mis en
minorité et démissionne.
342
Droit constitutionnel
B Le gouvernement de Mac-Mahon
365. Dans la nuit du même jour, l’Assemblée élit Président de la République
le maréchal de Mac-Mahon. Extérieurement, rien n’était modifié dans les insti-
tutions, mais le changement d’homme est d’une importance considérable. En
effet, Mac-Mahon n’est pas un homme politique : il n’est pas orateur et il n’y
a pas à redouter qu’il tente d’influencer l’Assemblée ; il laisse plus de liberté à
ses ministres, de telle sorte que leur responsabilité se dégage de celle du Prési-
dent de la République. L’aménagement du pouvoir exécutif conçu en considé-
ration de la personne de Thiers n’avait plus de raison d’être (notamment la res-
ponsabilité du Président) avec Mac-Mahon.
366. La loi sur le Septennat (20 novembre 1873). – Les espérances roya-
listes ont été déçues par l’intransigeance du comte de Chambord qui refuse le
drapeau tricolore (août 1873) ; il faut donc attendre que cet obstiné disparaisse
pour avoir un roi. Jusque-là, on se résignera à une république provisoire. Son
organisation est l’objet de la loi du 20 novembre 1873.
Elle confie le pouvoir exécutif au maréchal de Mac-Mahon pour une durée
de sept ans. Tous les partis se donnaient ainsi un délai pour faire aboutir le
régime de leur choix ; et cependant, sans qu’ils s’en doutent, l’avenir était déjà
engagé. En effet l’Assemblée nationale ne s’était pas réservé la faculté de révo-
quer le Président, donc il était irresponsable et gouvernait par l’intermédiaire de
ministres responsables devant l’Assemblée. C’était introduire le régime parle-
mentaire que les lois constitutionnelles de 1875 n’auraient qu’à conserver.
La loi du 20 novembre 1873 disposait en outre qu’une commission de
trente membres serait nommée pour l’examen des lois constitutionnelles. On
semblait donc vouloir aborder sérieusement l’œuvre constituante.
§ 2. Les lois constitutionnelles de 1875
367. Les débats de la Commission des Trente furent très académiques. Le
gouvernement et la majorité de la commission elle-même pensaient qu’il s’agis-
sait seulement d’organiser plus complètement le septennat du Maréchal et non
d’arrêter une solution définitive. Aussi lorsque Perier déposa, le 15 juin 1874,
une proposition aux termes de laquelle « le gouvernement de la République
française se compose de deux Chambres et d’un Président de la République,
chef du pouvoir exécutif », l’Assemblée la repoussa comme prématurée.
Le vote des lois constitutionnelles put être acquis par la lassitude de l’As-
semblée et grâce à un accord tacite sur le caractère provisoire des textes que l’on
adoptait.
Le 21 janvier 1875, le projet de la commission vint en discussion. Son arti-
cle 1er portait que « le pouvoir législatif s’exerce par deux assemblées, la Cham-
bre des députés et le Sénat ». Son rapporteur précisait d’ailleurs qu’il s’agissait
seulement d’organiser des pouvoirs temporaires. Mais lorsque, le 30 janvier
1875, le projet vint en seconde lecture, A. Wallon proposa un amendement
d’après lequel « le Président de la République est élu à la majorité absolue
La IIIe République
343
des suffrages, par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée
nationale. Il est nommé pour sept ans ».
Cet amendement fut voté une première fois, grâce à ce que l’on a appelé la
« conjonction des centres » : le centre droit acceptant le principe de la Répu-
blique en échange de l’engagement pris par le centre gauche d’admettre la révi-
sion totale qui permettait, le cas échéant, le rétablissement de la monarchie par
des procédés légaux.
En première lecture l’amendement Wallon fut adopté par 353 voix contre
352, une voix de majorité, et en seconde lecture, le 3 février, par 413 voix
contre 248. Du fait même, le projet de la Commission des Trente disparaissait
car le vote signifiait que l’Assemblée écartait l’idée d’aménager le septennat
personnel du Maréchal, et instituait un régime durable. Finalement l’ensemble
du projet, entièrement corrigé par une série d’amendements dont beaucoup
eurent pour auteur Wallon, « père de la République », fut voté le 25 février.
La loi du 25 février 1875, relative à l’organisation des pouvoirs publics, est
donc la première des lois constitutionnelles de 1875.
La loi du 24 février 1875, relative à l’organisation du Sénat, est la seconde.
L’antériorité de la date s’explique par le fait que l’Assemblée avait décidé de
subordonner son acceptation de la République à l’institution d’une seconde
Chambre conservatrice. La loi sur le Sénat fut donc votée avant celle relative
aux pouvoirs publics, mais ne fut promulguée qu’après elle.
Ces deux premières lois ne contenaient que l’essentiel quant à l’organisation
de l’exécutif et du législatif. Pour que la Constitution fût complète, il fallait
encore que fussent précisés les rapports existant entre les deux pouvoirs. Ce
fut l’objet de la loi du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics.
Ces trois lois forment, à elles seules, la Constitution de 1875. Par la suite,
l’Assemblée nationale vota la loi organique du 2 août 1875 sur l’élection des
sénateurs et la loi organique du 30 novembre 1875 sur l’élection des députés.
L’épithète organique ne vise en rien la nature de ces lois qui sont des lois
ordinaires, elle fait seulement ressortir leur importance pour le fonctionne-
ment de la Constitution (v. supra no 38).
Une fois que les deux Chambres furent constituées, l’Assemblée nationale
leur remit ses pouvoirs, marquant ainsi l’entrée en vigueur de la Constitution de
1875 (8 mars 1875).
368. Les caractères de la Constitution de 1875. – Ils résultent des condi-
tions dans lesquelles elle a été faite. C’est « l’œuvre de monarchistes résignés,
acceptée avec tristesse par les républicains » (Joseph Barthélemy).
1o Elle est brève. Elle contient trente-quatre articles dont vingt-sept seule-
ment ont un caractère proprement constitutionnel. Elle se limite au strict indis-
pensable, ce qui a pour effet de laisser une large place à la pratique constitution-
nelle. C’est ainsi que la majeure partie des règles relatives au fonctionnement
des institutions n’avait, dans le régime de 1875, qu’un fondement d’ordre cou-
tumier : le parlementarisme lui-même s’est greffé sur la seule affirmation de la
responsabilité des ministres devant les Chambres.
2o Elle n’est pas dogmatique. Compromis entre la république et
la
monarchie, la Constitution de 1875 ne contient aucun principe général de
philosophie politique. On avait eu assez de mal à s’entendre sur l’essentiel
344
Droit constitutionnel
pour ne pas compliquer la tâche en cherchant un impossible accord sur ce
que l’on considérait comme la vérité politique.
a) Pas de déclarations des droits, ni même, dans le corps de la Constitution,
de dispositions générales quant aux libertés, à la situation des citoyens, etc. Ce
silence permettra d’affirmer que les principes de 1789 sont, par ces lois, impli-
citement maintenus.
b) Large esprit de transaction qui se manifeste par la coexistence, dans la
même Constitution, d’institutions jugées jusque-là incompatibles les unes
avec les autres. Par exemple, la combinaison du parlementarisme avec la
République, la remise au Président du droit de dissolution considéré comme
une prérogative royale, l’adoption du bicaméralisme, alors que la Chambre
unique est une tradition républicaine.
c) Absence d’esprit d’intolérance. Les institutions républicaines adoptées
par les monarchistes sont ouvertes à tous : on n’exige des serviteurs du régime
aucun serment de fidélité.
3o Tous ces caractères expliquent l’exceptionnelle durée de la Constitution
de 1875. Elle a été l’armature constitutionnelle de la France pendant près de
soixante-cinq ans. Elle a résisté aux crises internes les plus violentes (Panama,
boulangisme, affaires Dreyfus et Stavisky), aux crises de politique étrangère les
plus graves (Fachoda, guerre de 1914-1918). Cette résistance, elle la dut moins
à la perfection de son contenu qu’à sa souplesse : le même régime constitution-
nel put s’adapter à des programmes politiques les plus divers qui vont de l’ordre
moral de Mac-Mahon aux expériences de Léon Blum.
369. Les modifications de la constitution de 1875. – Elles ont été rares et
peu importantes. À quoi bon réviser un texte si accommodant ?
1o Une première révision eut pour objet de modifier le siège des pouvoirs
publics. La loi constitutionnelle du 21 juin 1879 abroge l’article 9 de la loi
constitutionnelle du 25 février 1875 fixant à Versailles le siège des pouvoirs
publics. La loi ordinaire du 22 juillet 1879 le fixa à Paris.
2o La loi constitutionnelle du 14 août 1884 comporte la plus sérieuse des
modifications qui aient été apportées à la constitution de 1875. Elle vise essen-
tiellement :
a) l’affirmation de la forme républicaine du gouvernement. En affirmant que
celle-ci ne peut faire l’objet d’une proposition de révision, les républicains
entendent marquer le progrès réalisé depuis 1875.
b) la transformation du Sénat. Son caractère d’assemblée conservatrice est
atteint par la suppression des sénateurs inamovibles et par la modification du
collège électoral.
3o La loi constitutionnelle du 6 août 1926 crée la Caisse autonome d’amor-
tissement de la dette publique. Ce fut un geste destiné à symboliser la volonté
du pays de remettre de l’ordre dans ses finances.
La IIIe République
345
Section 2
L’organisation des pouvoirs publics
§ 1. Le Parlement
370. La loi constitutionnelle du 25 février, article 1er, dispose que « le pou-
voir législatif s’exerce par deux assemblées, la Chambre des députés et le
Sénat ». L’adoption du principe des deux Chambres avait été la condition impé-
rative mise par les monarchistes au vote des lois constitutionnelles (v. supra
no 367). Il en est résulté un bicaméralisme effectif divisant le Parlement en
deux assemblées ayant sensiblement, sinon toujours la même autorité, du
moins les mêmes pouvoirs.
A La Chambre des députés
371. Mode de recrutement. – La loi constitutionnelle du 25 février 1875,
posait seulement le principe du suffrage universel. Quant aux conditions dans
lesquelles étaient accordés la jouissance et l’exercice de l’électorat, ce sont
celles qui sont encore en vigueur, avec cette double réserve que le droit de suf-
frage était réservé au sexe masculin et que les militaires en activité de service
étaient privés de l’exercice du droit de vote. Ils étaient d’ailleurs inscrits sur les
listes électorales car ils conservaient la jouissance du droit, mais ils ne pou-
vaient l’exercer qu’une fois redevenus civils.
Le vote était personnel, facultatif et égal.
Quant au mode de scrutin, après une alternance qui fit succéder le scrutin
uninominal au scrutin de liste et réciproquement, la législation électorale s’était
arrêtée au système du scrutin uninominal. Aux termes des lois des 21 juillet
1927 et 20 mai 1936, les députés étaient élus au scrutin uninominal dans des
circonscriptions constituées par l’arrondissement ou une subdivision de celui-
ci. D’après le tableau des circonscriptions annexé à la loi du 20 mai 1936, le
nombre des circonscriptions et par conséquent des députés était, pour la der-
nière législature de la IIIe République, de 617.
La durée du mandat législatif pour les députés a été fixée à quatre ans par la
loi organique du 30 novembre 1875 (art. 17). Ce chiffre constitue une solution
moyenne entre la tendance démocratique qui est en faveur du mandat court qui
laisse le député dans la dépendance de la volonté populaire et l’expérience poli-
tique qui prouve qu’un bon exercice des fonctions n’est possible qu’avec un
mandat assez long.
La Constitution de 1875, en instituant la dissolution, avait prévu une abré-
viation exceptionnelle du mandat, mais la dissolution était pratiquement abolie
comme incompatible avec l’évolution de nos institutions parlementaires.
Contrairement
intégralement
la Chambre
(L. 30 novembre 1875, art. 15, 2o) mais ce principe n’exclut pas les élections
partielles qui, en cas de vacance du siège par décès, démission ou autrement,
au Sénat,
renouvelle
se
346
Droit constitutionnel
doivent avoir lieu dans le délai de trois mois à partir du jour où la vacance s’est
produite (L. 21 juillet 1927, art. 6). Toutefois il n’y a pas lieu à élection si la
vacance survient dans les six mois qui précèdent le renouvellement de la
Chambre.
B Le Sénat
372. Le Sénat de la loi du 24 février 1875. – Nous avons vu que l’institu-
tion d’un Sénat était, pour les monarchistes de l’Assemblée nationale, une des
conditions d’acceptation de la Constitution. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’éton-
ner qu’ils aient entendu en faire une assemblée susceptible de freiner la Cham-
bre issue directement du suffrage universel. Toute l’organisation du Sénat s’ins-
pire de cette pensée.
D’abord le Sénat est une assemblée peu nombreuse (300 membres en 1875,
314 depuis la loi du 17 octobre 1919) de façon à échapper aux emportements
qui menacent les assemblées plus peuplées ; c’était en outre, une assemblée
âgée car l’éligibilité au Sénat est fixée à 40 ans, au lieu de 25 pour la Chambre.
Or, l’âge est par lui-même un gage de pondération et bénéficie de l’apport de
l’expérience généralement peu favorable aux emballements. Ensuite une partie
des sénateurs échappait à l’emprise de l’élection car soixante-quinze sénateurs
étaient inamovibles, nommés à vie. Les premiers inamovibles furent désignés
par l’Assemblée nationale avant sa séparation. Leurs successeurs devaient être
recrutés par le Sénat lui-même, par cooptation.
Quant aux sénateurs élus, la Constitution prenait toute précaution pour que
leur origine ne vînt pas altérer le caractère qu’elle entendait donner à la haute
assemblée. Ils étaient élus pour neuf ans, ce qui relâchait leur dépendance à
l’égard du corps électoral ; le Sénat se renouvelait par tiers tous les trois ans,
ce qui évitait les changements brusques de majorité et les décisions d’intérêt
électoral qui accompagnent souvent les derniers temps des législatures ; enfin
et surtout le Sénat était élu au suffrage à plusieurs degrés et par un corps élec-
toral peu nombreux et savamment constitué.
C’est dans la composition de ce corps électoral qu’apparaît le mieux l’inten-
tion des constituants de 1875. Le collège électoral comprenait, dans chaque
département qui formait circonscription électorale : les députés, les conseillers
généraux, les conseillers d’arrondissement et les délégués sénatoriaux, élus par
les conseils municipaux. L’élection avait donc lieu au suffrage universel indi-
rect puisque les électeurs étaient eux-mêmes des élus.
Le caractère marquant de ce système résidait en ceci que toute commune,
quel que fût le nombre de ses habitants, n’élisait qu’un seul délégué sénatorial.
Tout le pouvoir électoral appartenait donc aux petites communes qui représen-
taient dans le pays l’élément le plus conservateur. Le Sénat méritait ainsi le titre
de Grand Conseil des communes françaises que lui décerna Gambetta.
Encore que fortement atténué, ce caractère marquera le Conseil de la Répu-
blique de la constitution de 1946 et le Sénat actuel (v. infra no 422 s., infra
no 619 s.).
La IIIe République
347
373. Le Sénat depuis la réforme de 1884. – Lorsque la République fut
solidement implantée, il apparut que l’institution conservatrice de 1875 devait
être, sinon supprimée (une proposition en ce sens n’aboutit pas), du moins
transformée. L’opération fut réalisée en deux temps. D’abord la loi constitution-
nelle du 14 août 1884, article 3, déconstitutionnalisa les articles 1 à 8 de la loi
constitutionnelle du 24 février 1875 relatifs à l’organisation du Sénat. Puis ces
articles n’ayant plus le caractère constitutionnel furent modifiés par la loi ordi-
naire du 9 décembre 1884. Cette loi transforma sensiblement le caractère du
Sénat.
a) Les inamovibles sont supprimés pour satisfaire à l’exigence démocratique
qui ne peut s’accommoder des représentants à vie, donc irresponsables. Toutefois
les inamovibles restèrent en place jusqu’à leur mort, puis leurs sièges furent attri-
bués aux départements les moins favorisés par leur représentation sénatoriale.
b) Le principe du délégué unique est supprimé. La loi de 1884 fait varier le
nombre des délégués avec l’importance du conseil municipal qui varie elle-
même avec l’importance de la commune. Seulement, s’il y a variation, il n’y a
pas proportionnalité ni entre le nombre des délégués et le chiffre du conseil
municipal, ni entre celui-ci et l’importance de la commune. En fait le législateur
de 1875 a procédé de telle sorte que les communes rurales ont cessé d’être pri-
vilégiées et que, au lieu de rétablir une égalité absolue entre les communes, le
privilège est passé aux gros bourgs, aux chefs-lieux de cantons qui, à l’époque
de la réforme, formaient les fiefs électoraux de la majorité parlementaire.
En dépit de la réforme de 1884, le Sénat est resté une assemblée dont l’esprit
est différent de celui de la Chambre, d’une part à raison des règles de 1875 qui
sont demeurées en vigueur (âge, durée, mode de renouvellement), d’autre part à
cause des singularités de son collège électoral.
374. L’égalité de principe entre la Chambre des députés et le Sénat. –
Elle s’explique par les raisons mêmes qui avaient conduit à l’institution du
Sénat. Elle se traduit notamment en ce que le Sénat a les mêmes pouvoirs que
la Chambre en matière législative, aussi bien constitutionnelle qu’ordinaire
(L. 24 février 1875, art. 8) ; il a le même droit d’initiative et d’amendement.
L’égalité lui avait toutefois été contestée en ce qui concerne le contrôle gouver-
nemental ; ses adversaires prétendaient qu’il n’avait pas le droit de renverser le
gouvernement. Cette thèse n’a pas prévalu et en fait le Sénat a plusieurs fois
contraint des ministères à se retirer après les avoir mis en minorité.
La seule exception au principe de l’égalité des Chambres existe en matière
financière. La loi du 24 février 1875 dit en effet que « les lois de finances doivent
être, en premier lieu, présentées à la Chambre des députés et votées par elle ».
Cette priorité de la Chambre vise toutes les lois ayant pour objet principal les
finances (impôts, douanes, emprunts, lois monétaires, crédits supplémentaires,
règlements d’exercice clos) ; elle consiste essentiellement dans une priorité chro-
nologique d’après laquelle le Sénat ne pouvait connaître d’un projet qu’après que
la Chambre en avait été saisie et l’avait adopté. Même ainsi l’inégalité était sen-
sible entre les deux assemblées car le Sénat, saisi du projet de budget peu de
temps avant l’ouverture de l’année financière, se trouvait dans l’obligation de
l’examiner rapidement s’il ne voulait pas retarder l’entrée en vigueur du budget
ce qui, impliquant recours aux douzièmes provisoires, était une mesure grave.
348
Droit constitutionnel
§ 2. Le pouvoir exécutif
375. La dualité des organes de l’exécutif. – Conformément au principe
traditionnel du parlementarisme (v. supra no 97 et 137), les lois de 1875 établis-
sent la dualité des organes de l’exécutif : Président de la République et cabinet
ministériel. Cependant les considérations théoriques n’ont pas été toutes déter-
minantes. Si les constituants ont admis cette solution, c’est en raison des facili-
tés que la fonction de chef de l’État offrait à une restauration monarchique. En
outre, le système parlementaire des Chartes était un précédent dont l’influence
fut certaine : on instituait une monarchie constitutionnelle sans monarque.
A Le Président de la République
376. Le Président de la République est l’élément stable de l’exécutif ; sa
fonction ne fut pas à proprement parler créée par la loi constitutionnelle,
puisque celle-ci ne fit que consolider une situation déjà existante depuis la loi
du 31 août 1871, dite Constitution Rivet (Dansette, 1981 ; v. supra no 364).
377. L’organisation de la fonction présidentielle. – D’après l’article 2 de
la loi constitutionnelle du 25 février 1875, le Président de la République est élu
à la majorité absolue par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assem-
blée nationale. Défavorablement impressionnés par le précédent de 1848 qui
enseignait qu’un chef d’État élu par le peuple est presque fatalement conduit à
détruire les institutions républicaines, les constituants de 1875 n’entendirent pas
permettre le renouvellement de cette expérience. Ils préférèrent un mode de
désignation, qui, s’il favorise un certain effacement du chef de l’État, a du
moins, outre l’avantage de la rapidité, celui d’éviter que les suffrages populaires
portent à la magistrature suprême un homme tenté d’abuser du prestige que lui
valent et sa situation et son élection.
Il n’existe aucune condition d’éligibilité spéciale pour la présidence de la
République ; il suffit d’être électeur. En fait, furent toujours élus des hommes
exerçant de hautes fonctions politiques (Président du Conseil, Président du
Sénat ou de la Chambre). Seuls les membres des familles ayant régné sur la
France étaient inéligibles.
Quant au vote lui-même, il se caractérise par deux règles dont l’objet est
d’affranchir le Président de toute sujétion vis-à-vis des partis et même de l’As-
semblée : d’une part, le vote a lieu au scrutin secret, la discipline des partis n’a
pas à jouer ; d’autre part, l’élection a lieu à la majorité absolue, ce qui donne
nécessairement un nombre respectable de voix à l’élu et assied son autorité.
Le Président de la République est élu pour sept ans ; ce chiffre, qui est un
des plus élevés que connaisse l’histoire constitutionnelle, correspond à l’espé-
rance de vie que l’on prêtait au Comte de Chambord. Le Président de la Répu-
blique est toujours rééligible, mais en fait deux Présidents seulement ont béné-
ficié de cette faculté : Grévy et Lebrun.
378. Condition du Président de la République. – Les constituants de 1875
ont doré le trône où, éventuellement, viendrait s’asseoir un monarque. Ils n’ont
La IIIe République
349
donc refusé au Président aucun des prestiges auxquels est liée la dignité exté-
rieure. Ils l’ont doté d’un traitement qui, pour ne pas atteindre le chiffre de cer-
taines dotations royales, est cependant honorable ; ils ont protégé de façon spé-
ciale sa personne contre le délit d’offense ; ils l’ont institué grand maître de
l’Ordre de la Légion d’honneur. Mais ils n’ont pas oublié qu’ils faisaient de
lui un chef d’État parlementaire : ils lui ont accordé l’irresponsabilité.
Il ne peut être poursuivi que pour crime de haute trahison, ce qui implique
que tous ses actes doivent être contresignés par un ministre.
379. La fonction du Président. – L’Assemblée nationale ne lui avait pas
marchandé les attributions. La liste en est impressionnante (L. constit. 25 février
1875, art. 3 et 5, 16 juillet 1875, art. 2, 6, 7 et 8) : droit de convoquer et d’ajour-
ner les Chambres, de leur adresser des messages, de dissoudre la Chambre des
députés ; initiative des lois, pouvoir réglementaire, droit d’exiger une nouvelle
délibération, commandement de la force armée ; représentation de la France à
l’intérieur et à l’extérieur ; envoi et réception des ambassadeurs, négociation et
ratification des traités, droit de grâce.
Pourquoi cette énumération prit-elle très vite l’aspect d’une curiosité histo-
rique ? Parce qu’il ne suffit pas de donner des pouvoirs à un organe, il faut
encore qu’il soit en situation de les exercer. Or, au lieu de profiter de leur irres-
ponsabilité pour tenter d’agir, les Présidents de la IIIe République préférèrent
jouer le jeu parlementaire en ne conservant que l’apparence du pouvoir pour en
laisser la réalité au gouvernement. Ce n’est pas à dire que tous acceptèrent de
gaieté de cœur l’éloignement où ils étaient tenus à l’égard de toute véritable acti-
vité politique. Mais les conditions mêmes dans lesquelles leurs prédécesseurs
avaient tenté d’user des prérogatives que leur reconnaissait la Constitution en
rendaient désormais l’emploi impossible. En usant inopportunément de la disso-
lution, Mac-Mahon affaiblit la Présidence, le scandale des décorations au temps
de Grévy la discrédite et l’essai de résistance de Millerand en 1924 ne fait, par
son échec, qu’illustrer la faiblesse profonde de l’institution.
Est-ce à dire que, vidée de tout contenu, la fonction présidentielle ne s’im-
posait plus ? Ce serait exagéré. Jusqu’à l’établissement du régime parlemen-
taire, le chef de l’État était, dans l’acception totale du terme, le chef de l’exécu-
tif, comme il était, dans tous les domaines de l’activité étatique,
l’agent
d’exercice de la puissance suprême. Lorsque s’introduisit le parlementarisme,
la notion de pouvoir exécutif se détacha progressivement de celle de chef de
l’État et cela parce qu’il était nécessaire de constituer un organe exécutif respon-
sable devant le Parlement. Alors le chef de l’État demeure bien le titulaire des
principaux droits de l’exécutif, mais il ne les exerce plus lui-même ; par l’inter-
médiaire du contreseing les ministres les mettent en œuvre. Cependant, le
régime parlementaire implique l’existence d’une autorité stable, qui interviendra
le cas échéant entre le cabinet et l’Assemblée pour atténuer un antagonisme où
l’intérêt de l’État risque d’être perdu de vue. Il exige aussi que l’unité de direc-
tion soit assurée malgré la succession des ministères. Il impose enfin une figure
permanente pour incarner l’État dans ses rapports avec l’étranger. Pour assurer
cette coordination, cette continuité et cette permanence, l’existence d’un chef de
l’État est indispensable.
350
Droit constitutionnel
Certes, en raison de l’impossibilité d’user du droit de dissolution, une
impossibilité parfois abusivement appelée « désuétude » (v. supra no 45), le Pré-
sident de la République n’était plus à même de jouer utilement le rôle d’agent
régulateur des rapports entre les pouvoirs publics, mais du moins, il lui restait
deux autres prérogatives essentielles par lesquelles il pouvait encore exercer une
action considérable ; la nomination du chef du gouvernement et la présidence
du Conseil des ministres.
Assurément dans le choix du Président du Conseil, il n’est pas absolument
libre puisqu’il ne saurait imposer au Parlement une personnalité qui ne partage
pas l’opinion de la majorité. Mais s’il doit tenir compte de la composition des
Chambres, la multiplicité des partis lui laisse la latitude de choisir, parmi les
Présidents du Conseil « possibles », l’homme qui lui paraît le plus qualifié.
Quant au droit de participer aux réunions du ministère en les présidant, c’est
grâce à lui que le Président de la République peut exercer l’action la plus
féconde. La longue durée de son mandat lui assure la connaissance d’affaires
dont les ministères successifs ont à s’occuper ; il peut ainsi assurer la continuité
dans les délibérations gouvernementales. Sans doute il n’a que voix délibéra-
tive, mais son expérience et le prestige que lui valent ses fonctions antérieures
sont de nature à donner du poids à ses avis. Il suffit de songer au rôle joué par
un monarque parlementaire comme Édouard VII ou Louis-Philippe, par un Pré-
sident comme Poincaré pour concevoir tout ce que peut un chef d’État quand
bien même la pratique ne lui accorde aucun pouvoir effectif de décision. Sa
fonction se présente plus comme un rôle qu’il doit jouer que comme un
ensemble de pouvoirs, au sens juridique du mot, exercés par lui. La seule véri-
table autorité qui appartienne en propre au Président de la République, c’est une
autorité morale, un pouvoir de persuasion et d’influence qui valent ce que
valent la valeur personnelle et l’ascendant de celui qui est appelé à en user.
B Les ministres
380. Les ministres dont la réunion constitue le cabinet assument le gouver-
nement. Ils forment l’élément mobile et agissant du pouvoir exécutif.
Les ministres sont nommés et révoqués par le Président de la République,
mais en fait celui-ci choisit seulement le Président du Conseil qui soumet à sa
signature les autres membres du cabinet. D’ailleurs la nomination des ministres
n’échappe pas à la règle du contreseing, ce qui provoque cette situation para-
doxale du Président du Conseil sortant contresignant la nomination de son suc-
cesseur qui a peut-être contribué à le renverser. Quant au pouvoir de révocation,
il n’a pratiquement pas à être exercé puisque les ministres démissionnent lors-
qu’ils sont mis en minorité devant les Chambres.
Le nombre des ministres n’avait pas été fixé par la Constitution qui entendait
laisser l’exécutif libre d’organiser à son gré le ministère sous la seule condition
d’obtenir des Chambres les crédits nécessaires.
Cependant, le ministère comprend obligatoirement un Président du Conseil
qui est son chef et des ministres dotés d’un portefeuille ; il comporte parfois des
ministres sans portefeuille et des sous-secrétaires d’État.
La IIIe République
351
Le Président du Conseil est une création de la pratique constitutionnelle, car
la Constitution ne le mentionne pas. Mais sa raison d’être n’est pas moins évi-
dente : le collège ministériel a besoin d’un chef qui assure la coordination des
services de chaque département de même qu’il a besoin d’une tête qui le repré-
sente devant l’opinion et le Parlement. Aussi bien l’existence d’un Président du
Conseil est traditionnelle dans le régime parlementaire où elle est le corollaire
de l’irresponsabilité du chef de l’État.
En droit, le Président du Conseil ne jouit d’aucune prééminence parmi les
autres ministres ; on dit qu’il est primus inter pares, mais en réalité il est supé-
rieur à ses collègues du seul fait de son rôle. D’abord il est leur chef en ce sens
qu’une fois définie la politique gouvernementale, c’est à lui qu’il incombe d’en
faire respecter la ligne par les divers services ministériels ; ensuite il est le chef
de la majorité parlementaire, ou du moins de la coalition de partis qui donne
naissance à la majorité. À ce titre, il lui appartient de diriger cette majorité, de
décider jusqu’où il faut la suivre et, le cas échéant, d’agir sur elle pour l’amener
à prendre conscience des difficultés gouvernementales.
En droit, tous les ministres sont égaux sauf une prééminence traditionnelle
du garde des Sceaux qui est généralement vice-président du Conseil. Mais en
fait, une hiérarchie s’établit entre eux, fondée sur l’inégale importance des
divers portefeuilles.
381. Le Conseil des ministres. – Le régime parlementaire comporte tradi-
tionnellement une autorité collective : le Conseil des ministres. La constitution
de 1875 reconnaît l’existence de cette institution en lui accordant certaines attri-
butions propres, par exemple la nomination des conseillers d’État.
Tous les ministres font partie du Conseil des ministres, mais en principe les
sous-secrétaires d’État n’y sont pas admis. Lorsque les séances ont lieu sous la
présidence du Président de la République, il y a Conseil des ministres propre-
ment dit, mais il y a aussi des délibérations hors de la présence du chef de l’État,
ce sont les Conseils de cabinet. Les délibérations sont toujours secrètes et il
n’est pas tenu de procès-verbal. Cette règle est sans doute utile pour sauvegar-
der l’homogénéité ministérielle puisque les décisions seront censées avoir été
prises d’un commun accord entre tous les ministres, mais elle présente l’incon-
vénient de ne laisser aux gouvernements successifs aucun motif des décisions
prises. La Constitution de 1946 l’a abrogée.
Le rôle du Conseil des ministres est essentiellement politique. C’est lui qui
détermine avec le Président du Conseil le programme politique du gouverne-
ment, examine et résout les problèmes de politique générale et coordonne l’ac-
tivité des ministres.
Section 3
Le fonctionnement des pouvoirs publics
382. La collaboration des pouvoirs. – Selon la conception classique du
assumées
régime parlementaire,
les grandes
fonctions
étatiques
sont
352
Droit constitutionnel
conjointement par le Parlement et le gouvernement. Aussi, la Constitution de
1875 associe-t-elle les deux organes à l’exercice de toutes les fonctions essen-
tielles :
— en matière législative le gouvernement et le Parlement ont l’un et l’autre
l’initiative, le Parlement vote et l’exécutif promulgue et fait exécuter la loi (pou-
voir réglementaire) ;
— il en va de même en matière financière car le budget obéit sensiblement
aux mêmes règles que les lois ordinaires ;
— dans le domaine de la politique générale, le Parlement contrôle le gou-
vernement, mais celui-ci participe aux débats et les dirige ;
— en matière diplomatique l’exécutif négocie les traités, mais il ne peut
ratifier les plus importants d’entre eux sans l’autorisation du Parlement ;
— il n’est pas jusqu’aux mesures de clémence qui ne soient, quant à leur
exercice, partagées entre les deux organes : le Président de la République
confère la grâce et le Parlement accorde l’amnistie.
Comme nous ne saurions entrer dans l’examen de chacune des fonctions
énumérées ci-dessus, nous retiendrons seulement la législation puis nous envi-
sagerons les rapports entre les pouvoirs publics, c’est-à-dire le jeu du régime
parlementaire dans le cadre de la Constitution de 1875.
§ 1. La législation
383. La Constitution de 1875 ne fait aucune distinction quant au contenu
des lois. La définition de la loi est formelle : est loi tout acte voté par le Parle-
ment, quel que soit son objet.
L’initiative des lois appartient concurremment au Président de la République
et aux membres du Parlement. En fait, ce sont les ministres – qui juridiquement
n’ont pas l’initiative – qui exercent la prérogative du Président en soumettant à
sa signature un décret qui les charge de déposer le projet. Quant aux initiatives
parlementaires, elles portent le nom de propositions. Sauf en matière financière
où la Chambre des députés jouit d’un droit de priorité, les projets peuvent saisir
indifféremment l’une ou l’autre Chambre. Les sénateurs ont le même droit
d’initiative que les députés. L’amendement qui est une sorte d’initiative par-
tielle puisqu’il tend à introduire des additions ou des modifications au projet
primitif, suit les mêmes règles que l’initiative.
Le projet ou la proposition sont nécessairement examinés par la commission
compétente et c’est sur le rapport de celle-ci que s’engage le débat.
384. Le vote. – Comme chaque Chambre doit voter le texte pour que celui-
ci devienne loi, une transmission est nécessaire. Pour les projets elle est faite par
le gouvernement : pour les propositions c’est le Président de la Chambre qui a
voté la première qui l’assure.
385. La promulgation. – Toute loi doit être promulguée et le Président de
la République doit se soumettre à cette règle dans le délai d’un mois à dater de
l’adoption définitive du texte par le Parlement. Les Chambres peuvent même
l’urgence de la promulgation
réduire ce délai à trois jours en décidant
La IIIe République
353
(L. constit. 16 juillet 1875, art. 7). Toutefois le même texte prévoit que, dans le
délai prévu pour la promulgation, le Président de la République peut demander
par un message aux Chambres de procéder à une nouvelle délibération de la loi.
Les Chambres doivent déférer au désir du Président.
La promulgation rend la loi parfaite et lui donne sa date, mais pour que le
texte soit obligatoire, il faut qu’il soit connu. La publication est l’acte matériel
par lequel la loi est portée à la connaissance des citoyens : elle consiste dans
l’insertion au Journal officiel. Cependant il est rare que la loi puisse être exécu-
tée telle qu’elle a été publiée ; généralement elle a besoin d’être précisée par des
mesures qui fixent le détail de son exécution. C’est précisément l’objet des
règlements.
386. Les règlements. – Le Président de la République a le pouvoir de faire
des règlements pour l’application des lois. Ce pouvoir trouve sa source soit dans
la Constitution elle-même (L. constit. 25 février 1875, art. 3), soit dans la loi qui
invite le chef de l’État à réglementer les conditions de son application. Au fond,
le règlement a la même nature que la loi puisque, comme elle, il porte une règle
générale, mais, étant donné la définition formelle de la loi qui s’impose d’après
la Constitution, il n’y a donc pas à proprement parler un domaine réglemen-
taire : le Président de la République peut prendre des règlements sur toutes
matières dès lors qu’il s’en tient à la position subordonnée d’une mise à exécu-
tion d’une loi préexistante.
En réalité ce n’est pas le Président de la République qui exerce le pouvoir
réglementaire ; il se borne à signer les actes qui lui sont présentés par les minis-
tres. Ces règlements s’appellent les décrets réglementaires.
387. Les décrets-lois. – Les décrets-lois forment une catégorie particulière
de règlements, qui se caractérisent par une extension tout à fait remarquable du
pouvoir dont dispose le gouvernement. Cette pratique est née et s’est dévelop-
pée lorsqu’il est apparu que la procédure parlementaire normale était trop lourde
pour permettre de prendre en forme législative les mesures qui s’avéraient
nécessaires.
Tel était notamment le cas lorsque ces mesures étaient urgentes ou qu’elles
risquaient de rendre leur auteur impopulaire. Elle est apparue pendant la Pre-
mière Guerre mondiale et a été employée à maintes reprises ensuite, spéciale-
ment en matière économique à partir de 1926 et de plus en plus fréquemment
dans les dernières années de la IIIe République. La procédure comportait trois
phases :
1) Le Parlement votait une loi d’habilitation, par laquelle il autorisait le gou-
vernement à prendre pendant une certaine période des décrets-lois dans une
matière donnée. Ces règlements pouvaient modifier des lois. À l’expiration de
la période fixée, le gouvernement devait soumettre les décrets-lois à la ratifica-
tion du Parlement. La loi d’habilitation était nécessaire pour deux raisons tenant
au caractère initial et à la suprématie de la loi. En premier lieu, le gouvernement
ne disposait que du pouvoir exécutif, c’est-à-dire qu’il n’existait aucun domaine
relevant par nature de la compétence du pouvoir réglementaire. Toute mesure
nouvelle ne pouvait être adoptée qu’en forme de loi ; le gouvernement ne pou-
vait prendre un règlement que pour l’exécution d’une loi et seulement à
354
Droit constitutionnel
l’invitation du législateur lui-même ou, parfois, en cas de carence du législateur.
En second lieu, le règlement se situait dans la hiérarchie des normes à un degré
inférieur à celui de la loi et il ne pouvait jamais abroger ou modifier une loi. Un
règlement contraire à une loi aurait été annulé par le Conseil d’État, saisi d’un
recours pour excès de pouvoir. Ainsi, en 1926, la loi d’habilitation autorisait le
gouvernement à prendre des mesures pour réaliser des économies budgétaires,
notamment en procédant à des suppressions d’emplois ou de services, ce qui ne
pouvait évidemment pas être réalisé par décret.
2) Le gouvernement adoptait les décrets-lois. Ces décrets-lois, conformé-
ment à la définition formelle et organique des actes juridiques, bien qu’ils modi-
fient des lois antérieures, n’étaient pas des lois. Ils n’avaient pas valeur législa-
tive, mais seulement réglementaire et étaient soumis au régime juridique des
règlements, qui sont des actes administratifs. Ils étaient donc susceptibles
d’être attaqués par la voie du recours pour excès de pouvoir et pouvaient être
modifiés par d’autres règlements. Ils avaient cependant un domaine et une por-
tée très vastes. En 1926, le gouvernement avait été jusqu’à réorganiser les tri-
bunaux et supprimer les secrétaires-généraux de préfecture.
3) À l’expiration du délai, le gouvernement devait déposer un projet de loi
de ratification. Mais plusieurs cas pouvaient se produire (Barthélemy et Duez,
1933, p. 780) :
a) Le gouvernement déposait effectivement ce projet, qui était adopté par le
Parlement. Dans ce cas, conformément au critère formel et organique, les
décrets-lois devenaient des lois et étaient soumis au régime juridique de la loi :
ils ne pouvaient plus être modifiés que par des lois, et ne pouvaient plus être
contestés devant une juridiction.
b) Le gouvernement déposait effectivement le projet, mais le Parlement
refusait de l’adopter. Les décrets-lois étaient alors abrogés. C’est d’ailleurs ce
qui s’est produit en 1926. Les tribunaux créés par décrets-lois furent supprimés
et les secrétaires-généraux de préfecture rétablis.
c) Le Parlement ne délibérait pas sur le projet de loi de ratification, qui
n’était donc ni adopté, ni repoussé. Dans ce cas, les décrets-lois restaient en
vigueur, mais conservaient la nature et le régime juridique des règlements. Ils
pouvaient être modifiés par d’autres règlements et leur validité pouvait être
contestée devant une juridiction.
Cette technique a été très vivement contestée. On en a d’abord critiqué la
régularité constitutionnelle. On y a notamment vu une atteinte à la séparation
des pouvoirs, puisque, disait-on, le pouvoir législatif était exercé par le gouver-
nement. On a également affirmé qu’était violé le principe selon lequel les com-
pétences ne peuvent être déléguées, mais doivent être exercées par l’organe
auquel elles ont été attribuées.
Ces arguments ne sont cependant pas fondés. Il faut observer avant tout que
les lois constitutionnelles de 1875 ne contiennent aucune disposition interdisant
les délégations de compétence et qu’un tel principe existait certes dans le droit
administratif, mais nullement dans le droit constitutionnel français de cette
époque. Mais il faut souligner surtout que les lois d’habilitation ne transféraient
nullement au gouvernement le pouvoir législatif. Ce qui caractérise en effet le
pouvoir législatif, c’est la capacité d’édicter des actes qui auront la nature de loi
La IIIe République
355
et seront soumis au régime juridique de la loi, ce qui n’est nullement le cas des
décrets-lois, qui sont des décrets réglementaires et sont soumis au régime juri-
dique des règlements, tant qu’ils n’ont pas été formellement ratifiés. C’est seu-
lement la ratification, c’est-à-dire l’intervention du Parlement, qui les trans-
forme en loi. Ce que réalise la loi d’habilitation, c’est une extension du
domaine dans lequel peut intervenir le pouvoir réglementaire.
Le gouvernement reste donc bien dans son rôle de pouvoir exécutif. Il ne fait
qu’exécuter la loi d’habilitation. Il est vrai que cette subordination n’est que
formelle et que si le domaine délégué est large, l’exécutif est libre, pendant le
délai prévu et en se conformant aux conditions fixées par le législateur, de pren-
dre les mesures de son choix. Mais la hiérarchie des normes n’est jamais qu’une
hiérarchie formelle. La différence de degrés entre les actes ne tient pas à leur
importance politique, mais uniquement à leur force juridique.
On a également soutenu que le mécanisme des décrets-lois était contraire
aux principes politiques de la démocratie représentative et que, bien qu’il puisse
être formellement correct, il ne reflète pas moins l’impuissance du Parlement à
exercer réellement son pouvoir. Il faut cependant souligner que le recours à un
procédé de ce genre est inévitable dans les États modernes, quels qu’ils soient.
L’Angleterre et les États-Unis y avaient déjà recours à la même époque. La
IVe République prétendra y renoncer, mais sera contrainte d’y revenir et le
général de Gaulle qui n’avait pas de mots assez durs pour la IIIe, s’est inspiré
de la même technique, institutionnalisée par l’article 38 de la Constitution
de 1958.
§ 2. Le jeu du régime parlementaire dans le cadre
de la Constitution de 1875
388. Régime d’équilibre entre les pouvoirs sous le contrôle de l’opinion, le
parlementarisme implique que le gouvernement et le Parlement peuvent agir
réciproquement l’un sur l’autre. Sans doute les lois de 1875 ne parlaient-elles
pas expressément du régime parlementaire, mais en instituant entre les organes
cette interdépendance qu’il suppose, elles facilitaient son introduction. Celle-ci
fut, en outre, favorisée, par les préférences et l’éducation du personnel politique
des premières années de la IIIe République.
A L’action de l’exécutif sur le Parlement
389. Issu de la majorité parlementaire, le cabinet doit conserver avec elle des
rapports qui lui permettent d’obtenir son appui en l’éclairant sur ses intentions
et en l’associant aux difficultés de la tâche gouvernementale. Le Parlement
contrôle, mais, pour le faire à bon escient, il est nécessaire que le gouvernement
l’ait tenu au courant de ses buts et de ses intentions. À cet effet, les ministres ont
le droit d’entrer dans les Chambres, et ils ont le droit d’y prendre la parole.
Normalement, les ministres sont soit députés, soit sénateurs, ils ont accès
indifféremment à l’une et l’autre assemblée ; mais même s’ils n’appartiennent
356
Droit constitutionnel
pas au personnel parlementaire, ils peuvent entrer dans les Chambres. C’est là
une différence capitale avec ce qui se passe dans le régime présidentiel, aux
États-Unis, où les membres du cabinet, ministres du Président, ne peuvent ni
être pris dans le Congrès, ni y entrer.
Quant au droit pour les ministres d’être entendus par les Chambres, il est
capital, car c’est lui qui leur permet de diriger les débats, c’est-à-dire d’appeler
la discussion sur un point, de l’orienter, de défendre une thèse, d’en critiquer
une autre et d’indiquer la solution qui leur semble s’imposer. C’est par leur pré-
sence à l’assemblée que les ministres tout à la fois écoutent et conduisent l’opi-
nion publique telle qu’elle se dégage de l’attitude de la représentation nationale.
Ce droit est si important qu’il est prévu par la Constitution que les ministres
« doivent être entendus quand ils le demandent » (L. constit. 16 juillet 1875,
art. 6) et qu’il n’y a pas de débat lorsqu’ils ne sont pas au banc du gouver-
nement.
L’action du gouvernement se fait également sentir par son droit d’initiative
qui l’associe étroitement au travail législatif. Nous savons aussi que la Consti-
tution avait même prévu, au profit de l’exécutif, un droit de veto relatif qui n’a
jamais été utilisé. Enfin la Constitution donne à l’exécutif un pouvoir direct sur
le Parlement lui-même en l’autorisant à convoquer les sessions extraordinaires,
à prononcer la clôture de la session ordinaire, à la suspendre et surtout à pro-
noncer la dissolution.
La dissolution est une pièce essentielle du mécanisme parlementaire, puis-
qu’elle arrache le ministère à la tutelle absolue des Chambres. Elle est la contre-
partie de la responsabilité ministérielle. Telle est, disait-on, la signification
qu’elle revêt dans la pratique constitutionnelle anglaise qui passait pour traduire
un parlementarisme authentique, et telle elle fut inscrite dans l’article 5 de la loi
constitutionnelle du 25 février 1875 : « Le Président de la République peut, sur
l’avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l’expiration
légale de son mandat. En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour
de nouvelles élections dans le délai de trois mois ».
Cette exigence de l’avis conforme du Sénat était contraire à l’avis de la com-
mission qui fit valoir contre elle des arguments qui demeurent encore valables :
d’une part, les débats au Sénat sur l’attitude politique de la Chambre ne sont ni
convenables ni dignes des institutions représentatives ; d’autre part, la position
du Sénat serait impossible au cas où la majorité de la Chambre serait réélue car,
forte de ce succès, elle pourrait se présenter comme incarnant seule la volonté
nationale. Pourtant c’est à la demande du maréchal de Mac-Mahon que fut
introduite la condition de l’avis conforme du Sénat, car il craignait que le
Chef de l’État n’osât point prendre seul la responsabilité d’un acte aussi grave
(Albertini, 1978 ; Lauvaux, 1983).
Le droit de dissolution ne fut utilisé qu’une fois par Mac-Mahon, au cours
de la crise du 16 mai 1877 ; mais il aboutit à un échec : sur les 363 députés de la
majorité, 327 furent réélus. Le chef de l’État avait usé de la dissolution pour
imposer à la Chambre un ministère dont elle ne voulait point. Cette manœuvre
réactionnaire aggravée d’une défaite a contribué à discréditer l’institution pour
toute la durée de la IIIe République.
La IIIe République
357
B L’action du Parlement sur l’exécutif
390. À côté de l’élaboration des lois, le rôle essentiel du Parlement dans le
régime parlementaire est de surveiller l’activité du gouvernement, de lui faire
connaître les vœux de l’opinion et éventuellement de le contraindre à les res-
pecter. À cet effet, les assemblées disposent d’une série de moyens de contrôle,
l’enquête, l’interpellation, et d’une sanction : la mise en cause de la responsabi-
toutefois, n’est réglée par la
lité ministérielle. Aucune de ces procédures,
Constitution, elles font l’objet soit de dispositions du règlement de l’assemblée,
soit de lois spéciales.
391. Les moyens du contrôle parlementaire. – Le Parlement peut d’abord
utiliser son pouvoir d’enquête. À cette fin, il défère une activité ou un fait à une
commission parlementaire qui prend le nom de commission d’enquête.
La question est un procédé de contrôle par lequel un parlementaire demande
au gouvernement ou à un ministre déterminé une explication ou un éclaircisse-
ment sur un point particulier relevant de la compétence de l’exécutif. La ques-
tion peut être orale ou écrite ; elle ne donne lieu ni à un débat ni à un vote.
L’interpellation est l’instrument essentiel du contrôle parlementaire. Elle est
apparue en France sous la monarchie de juillet (v. supra no 346) où elle servit
d’abord au gouvernement à s’assurer de sa majorité. Au fond, elle n’est pas
différente de la question car, comme elle, c’est une procédure par laquelle un
parlementaire demande au gouvernement d’expliquer sa conduite. Seulement,
dans sa forme et dans ses résultats, elle est beaucoup plus importante que la
question.
D’abord, le gouvernement est obligé de répondre. C’est la Chambre qui fixe
la date de l’interpellation ; elle dispose ainsi du moyen d’éviter les interpella-
tions oiseuses. Ensuite, l’interpellation donne lieu à un débat auquel tous les
parlementaires peuvent participer, l’interpellateur lui-même ne bénéficie que
du droit de parler plus longtemps que les députés qui interviennent seulement
dans les discussions. Enfin, l’interpellation se termine par un vote par lequel
l’assemblée précise son attitude à l’égard du gouvernement.
La résolution par laquelle la Chambre prend position à propos du débat qui
s’est déroulé devant elle s’appelle l’ordre du jour, ce qui est une formule ellip-
tique pour dire qu’elle passe à l’ordre du jour, c’est-à-dire aux autres questions
inscrites à son programme de travail. L’ordre du jour peut être pur et simple, la
Chambre n’approuve ni ne blâme, elle n’exprime aucune opinion. Il peut être
aussi motivé, soit qu’il exprime la confiance, soit qu’il affirme la méfiance de
l’Assemblée à l’égard du gouvernement. Naturellement celui-ci prend position à
l’égard de la motion de l’ordre du jour et, si la Chambre repousse l’ordre du jour
qu’il accepte ou vote celui qu’il rejette, il doit démissionner. Les ministres,
membres des Chambres, conservent cette qualité et, à ce titre, votent sur l’ordre
du jour dans la Chambre à laquelle ils appartiennent, c’est-à-dire qu’ils statuent
sur leur propre sort.
Le débat sur l’ordre du jour se complique très fréquemment d’un incident : il
y a généralement plusieurs ordres du jour, la discussion s’engage alors sur le
point de savoir lequel sera voté le premier. C’est la question de la priorité. Le
358
Droit constitutionnel
gouvernement peut poser la question de confiance à propos de la priorité et être
renversé sans que le débat se soit engagé au fond.
392. La responsabilité ministérielle. – L’obligation de se retirer à la suite
d’un vote de méfiance est, pour le ministère, la sanction du contrôle parlemen-
taire. Elle constitue l’expression de la responsabilité politique des ministres.
Les ministres sont tenus par trois sortes de responsabilité : la responsabilité
pénale qui atteint les ministres dans leur personne ou leurs biens pour infraction
à la loi pénale ; la responsabilité civile qui les oblige à réparer les dommages
qu’ils ont causés soit à des particuliers, soit à l’État ; enfin la responsabilité poli-
tique, ainsi nommée parce qu’elle joue, abstraction faite de toute faute du gou-
vernement, pour simple désaccord avec le Parlement.
« Les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres de la
politique générale du gouvernement, et individuellement de leurs actes person-
nels » (L. constit. 25 février 1875, art. 6). Ce texte pose le principe de la solida-
rité ministérielle. Cette solidarité se justifie par le fait que tous les ministres sont
censés être unis par un programme politique commun ; elle suppose donc l’ho-
mogénéité ministérielle et parfois même elle la crée, car le sentiment d’une res-
ponsabilité solidaire rapproche les ministres, que leur diversité d’origine poli-
tique pourrait séparer.
La responsabilité peut être mise en jeu selon deux techniques différentes :
1o La première, la motion de censure est à l’initiative de la Chambre : il
s’agit d’un texte par lequel, sur proposition de certains de ses membres, la
Chambre déclare qu’elle « censure » le gouvernement. Si ce texte est adopté
par la majorité de la Chambre, le gouvernement a l’obligation de présenter sa
démission.
2o La seconde, la question de confiance, est à l’initiative du gouvernement
lui-même. Celui-ci peut estimer qu’un projet de loi est d’une importance capi-
tale et qu’il lui serait impossible de réaliser son programme si ce projet n’était
pas adopté. S’il n’est pas certain de disposer d’une majorité à la Chambre pour
voter le texte, il peut tenter de faire pression sur elle en assortissant le dépôt du
projet d’une menace de démission en cas de rejet. Le gouvernement exprime
cette menace en indiquant que la Chambre doit lui manifester sa confiance en
adoptant le texte ou que le rejet du texte serait interprété comme une marque de
défiance, dont il devrait tirer les conséquences. Sous la IIIe République, la ques-
tion de confiance ne requiert aucune forme particulière. Si le gouvernement – en
pratique, il s’agit du Président du Conseil – menace ainsi de démissionner, c’est
dans l’espoir que certains parlementaires reculeront devant la perspective d’une
crise ministérielle, par exemple parce que leur parti est représenté au sein du
gouvernement et qu’une crise signifierait peut-être la perte du pouvoir. On dit
qu’il « engage sa responsabilité sur le texte » ou qu’il « pose la question de
confiance ». Le vote ne porte pas directement sur la question de confiance,
mais seulement sur le texte. Mais, bien entendu, si le projet n’est pas adopté,
cela signifie que la confiance a été refusée et que le gouvernement est tenu de
démissionner, comme il s’y était d’ailleurs engagé. Il ne pourrait d’ailleurs
demeurer en fonction, puisqu’un texte qu’il estimait indispensable à la poursuite
de son action lui a été refusé.
La IIIe République
359
§ 3. Les déformations du régime parlementaire
par la pratique politique
393. Déformation des institutions. – On a beaucoup vanté la souplesse de la
constitution de 1875 et, en effet, elle a su s’adapter aux graves crises intérieures
qui ont agité le régime et elle lui a permis de surmonter de redoutables périls
extérieurs. Mais, en matière constitutionnelle comme en toutes choses, l’élasticité
a ses limites : ce point critique fut atteint lorsque les institutions de 1875 durent se
prêter à l’action d’une classe pour laquelle elles n’avaient pas été faites. Les lois
de 1875 ont été imaginées par une élite qui pensait s’en réserver l’usage. Or, le
suffrage universel, en provoquant l’avènement au pouvoir des couches populai-
res, a créé une classe dirigeante qui n’était pas faite pour le maniement de ce
mécanisme délicat et quasiment aristocratique qu’étaient
les institutions de
1875. Dès 1880 on put constater une rupture d’équilibre entre la mentalité poli-
tique de la majorité nationale et les institutions.
1o Les déviations par rapport au modèle classique du régime parlementaire.
– Selon le modèle classique, le régime parlementaire se caractérise par un équi-
libre et une collaboration des pouvoirs. Si l’une ou l’autre des assemblées ren-
verse le cabinet, le chef de l’État demande, grâce à son droit de dissolution, au
corps électoral d’arbitrer le conflit. Mais en réalité, la IIIe République s’orientait
d’une manière de plus en plus accentuée vers une domination des assemblées.
L’égalité des pouvoirs n’existait pas, une prépondérance absolue appartenait au
Parlement. Alors que celui-ci était pourvu de toutes les armes capables de lui
l’exécutif au contraire, était
assurer
dépourvu de moyens d’action sur les Chambres.
la subordination du gouvernement,
Du fait de l’infériorité de la situation du chef de l’État, le cabinet ne trouvait
aucun appui dans la résistance qu’il eût été tenté d’opposer au Parlement.
Nommé par les Chambres, le Président de la République ne pouvait les égaler
en prestige, il lui était impossible de soutenir efficacement le ministère.
À cause de l’impossibilité de la dissolution, l’exécutif, n’avait aucun moyen
à opposer à la mise en jeu de la responsabilité ministérielle. En cas de conflit
avec les assemblées, le gouvernement devait ou s’en aller ou se soumettre ; il lui
était impossible de faire prévaloir ses vues. L’habitude s’établit ainsi de consi-
dérer le cabinet comme un agent du Parlement nommé en fait et révocable
par lui.
Si, comme en Angleterre à la même époque, ces chambres avaient été domi-
nées par une majorité cohérente et disciplinée, son chef aurait exercé le pouvoir
exécutif et aurait bénéficié d’une grande force et d’une grande stabilité. Mais le
système français des partis politiques était profondément différent.
Les partis étaient nombreux et le cabinet devait nécessairement s’appuyer
sur une coalition et les coalitions étaient hétérogènes. On parvenait à les consti-
tuer sur un petit nombre de questions spécifiques, mais comme l’entente n’était
pas réalisée sur tous les plans, elles se disloquaient rapidement, pour laisser la
place au cours de la même législature à une autre, qui soutenait un nouveau
gouvernement menant une autre politique. D’ailleurs, le gouvernement, même
soutenu par une majorité à la Chambre, pouvait aussi, en raison du
360
Droit constitutionnel
bicaméralisme égalitaire, être renversé par le Sénat, comme ce fut le cas du pre-
mier gouvernement de Front Populaire dirigé par Léon Blum.
Ce phénomène était particulièrement apparent dans les dernières années de
la IIIe République, lorsque les ministres furent officiellement considérés comme
les représentants de leur parti au sein du gouvernement. En 1936, Léon Blum se
déclarait, devant la Fédération socialiste de la Seine, le « délégué » de son parti
au gouvernement.
2o L’absence d’autorité. – Une assemblée peut bien empêcher un ministère
de gouverner, elle ne peut gouverner elle-même. Si bien que l’autorité gouver-
nementale ne se trouvait nulle part, sauf peut-être dans les puissances de fait
extérieures aux mécanismes constitutionnels.
a) Le gouvernement était dans l’incapacité d’assurer un rôle d’impulsion et
de direction. La majorité dictait un programme. Perdant l’initiative, le gouver-
nement perdait l’autorité.
b) Dépourvu d’autorité, le gouvernement ne pouvait s’imposer à un Parle-
ment soucieux de conduire au pouvoir de nouvelles équipes riches de nouvelles
promesses. D’où l’instabilité ministérielle qui rendait impossible toute conti-
nuité politique.
c) Le régime était un mangeur d’hommes car, dans sa crainte des personnali-
tés, il ne leur laissait pas le temps de faire leurs preuves. Si bien que sans cesse
revenaient au pouvoir les mêmes personnalités de plus en plus habiles aux
manœuvres de couloirs, mais de plus en plus sceptiques quant à l’efficacité de
leur action (Tardieu, 1936 ; Soulier, 1938).
À la suite de toute une série de crises (crise financière en 1926, politique en
1934, sociale en 1936, internationale à partir de 1938), la nécessité d’un chan-
gement dans les mœurs politiques était admise par tout le monde. À partir de
1934, notamment, il n’était question que de la réforme de l’État (Gicquel et
Sfez, 1965). Rien de sérieux cependant ne fut essayé, parce que l’entente n’exis-
tait pas plus sur l’esprit de la réforme ou les moyens d’aboutir que sur les ques-
tions de fond.
On ne pouvait pas espérer que les divisions très profondes qui traversaient la
classe politique et la société dans son ensemble puissent être surmontées par des
techniques constitutionnelles, même perfectionnées.
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Chapitre 5
Les institutions politiques françaises
de 1940 à 1946
395. La France partagée. – Pendant quatre années, qui furent parmi les
plus sombres de son histoire, la France ne vécut pas sous un gouvernement
constitutionnel. On oppose souvent à ce propos gouvernement légal et gouver-
nement légitime, pour affirmer que le gouvernement de Vichy était légal, mais
non légitime parce qu’il ne bénéficiait pas de l’adhésion de l’opinion, tandis que
le gouvernement de la France Libre aurait été quant à lui, légitime, mais non
légal, parce que s’il ne tirait pas sa compétence d’une norme juridique positive,
il était soutenu par l’opinion. Cette opposition, parfaitement valide du point de
vue de la théorie ou de la morale politiques, est cependant peu pertinente au
regard de la théorie constitutionnelle. Si la légitimité dépend du soutien de
l’opinion, ce soutien est à la fois fort difficile à mesurer et sujet à fluctuations
constantes. Les tenants de la distinction entendent en réalité par légitimité la
qualité d’un gouvernement dont l’action leur paraît conforme à l’intérêt du
pays, au sens de l’Histoire ou à la justice.
Aussi, du point de vue du droit constitutionnel, est-il préférable de considé-
rer seulement les problèmes juridiques relatifs à la forme du pouvoir au cours de
cette période troublée.
Section 1
Le gouvernement de « l’État français »
396. Si l’on s’en tient à la seule considération des textes, les institutions de
la République, telles qu’elles étaient fixées par les lois de 1875, ne cessèrent
d’être en vigueur qu’au 11 juillet 1940, date des premiers actes constitutionnels
édictés par le maréchal Pétain. Mais, en réalité, le changement de régime
remonte à la nuit du 16 au 17 juin 1940, c’est-à-dire au moment où, prenant
acte de la défaite des armées françaises, le maréchal Pétain constitua un gouver-
nement dans le cadre de la légalité existante sans doute, mais avec l’intention
d’en faire l’instrument d’une « révolution nationale » qui abrogerait la Constitu-
tion en vigueur. C’est dans cet esprit que fut convoquée l’Assemblée nationale
dont on attendait une délégation du pouvoir constituant qui permettrait l’édifi-
cation du nouveau régime (Berl, 1968).
364
Droit constitutionnel
§ 1. L’acte dit « loi constitutionnelle » du 10 juillet 1940
397. Telle qu’elle était définie par l’article 8 de la loi constitutionnelle du
25 février 1875, la procédure de révision de la Constitution comportait d’abord
deux résolutions concordantes prises dans chacune des Chambres à la majorité
absolue des voix, soit spontanément, soit sur la demande du Président de la
République, et déclarant qu’il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles.
Une fois prises ces résolutions, les Chambres se réunissaient en Assemblée
nationale et procédaient à la révision. Les décisions devaient être prises à la
majorité absolue des membres composant l’Assemblée.
398. La réunion de l’Assemblée nationale. – En application de ces règles,
une résolution relative à la convocation de l’Assemblée nationale fut votée le
9 juillet 1940, au Sénat par 229 voix contre 1 sur 230 votants, à la Chambre
des députés par 395 voix contre 3 sur 398 votants : la condition de majorité
absolue était donc satisfaite. L’Assemblée nationale se réunit le lendemain à
Vichy.
Le projet gouvernemental disposait que l’Assemblée nationale donnait tous
pouvoirs au gouvernement, sous la signature et l’autorité du maréchal Pétain,
Président du Conseil, à l’effet de promulguer la nouvelle Constitution de
l’État français. Cette Constitution devait être ratifiée par les assemblées qu’elle
aurait créées.
La mise aux voix du projet donna les résultats suivants : votants : 649 ;
majorité absolue : 325 ; pour : 569 voix ; contre : 80. Il y eut 18 abstentions.
399. Portée de la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940. – L’article unique
de la loi est ainsi conçu : « L’Assemblée nationale donne tous pouvoirs au gouver-
nement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à
l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes, une nouvelle constitution de
l’État français. Cette constitution devra garantir les droits du travail, de la famille
et de la patrie. Elle sera ratifiée par la nation et appliquée par les assemblées
qu’elle aura créées ».
En adoptant ce texte, l’Assemblée n’a pas fait une constitution, elle a transféré
au gouvernement le pouvoir constituant. Pouvait-elle juridiquement agir ainsi ?
On l’a contesté en faisant valoir la règle selon laquelle une autorité consti-
tuée ne saurait déléguer à une autre la compétence qu’elle tient de la constitu-
tion (v. supra no 49). Ce principe est une des conséquences nécessaires de la
suprématie des lois constitutionnelles, mais il n’est pas certain qu’il s’applique
à l’autorité constituante elle-même. Celle-ci est en effet maîtresse de la Consti-
tution, elle peut parfaitement la modifier en ce qui touche la procédure de révi-
sion. Or, le fait de remettre le pouvoir constituant au gouvernement, revenait, de
la part de l’Assemblée, à modifier les règles valables quant aux modifications
constitutionnelles. De même qu’elle aurait pu régulièrement changer les règles
en vigueur quant à l’exercice du pouvoir législatif, de même l’Assemblée natio-
nale pouvait réformer celles relatives à l’exercice du pouvoir constituant.
Admettre le contraire, c’est adopter une distinction très répandue à l’époque
révolutionnaire, entre le pouvoir de révision, pouvoir limité que peut exercer
un organe constitué, et le pouvoir constituant qui n’appartient qu’au peuple
Les institutions politiques françaises de 1940 à 1946
365
statuant souverainement dans les formes qu’il juge opportunes. Or, cette distinc-
tion aboutit pratiquement à ne voir la manifestation du pouvoir constituant que
dans l’établissement révolutionnaire, c’est-à-dire en dehors de toute forme préé-
tablie, des constitutions. C’est précisément ce que l’on voulait éviter en
juillet 1940.
L’attitude adoptée en 1940 n’est d’ailleurs pas restée unique dans notre his-
toire constitutionnelle. C’est elle qui fut reprise en juin 1958 lorsque le Parle-
ment a modifié la procédure de révision prévue par l’article 90 de la Constitu-
tion de 1946 pour transférer le pouvoir constituant au général de Gaulle (v. infra
no 461). Certes la situation politique était différente, mais juridiquement l’opé-
ration réalisée est identique à celle qui fut accomplie en 1940.
Il n’y a donc pas eu à proprement parler une délégation du pouvoir consti-
tuant, mais institution d’un organe constituant nouveau : le maréchal Pétain,
auquel a été attribué un pouvoir qui jusqu’alors appartenait à l’Assemblée natio-
nale et dont elle s’est définitivement dépouillée aussi bien en jouissance qu’en
exercice. Juridiquement, la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 est donc cor-
recte. Mais c’est parce qu’on a considéré par la suite qu’elle était malgré tout
illégitime, notamment parce qu’elle avait été adoptée sous la pression des cir-
constances, que l’article 89 alinéa 4 de la Constitution de 1958 interdit d’enga-
ger ou de poursuivre une procédure de révision constitutionnelle lorsqu’il est
porté atteinte à l’intégrité du territoire (v. infra no 500).
§ 2. L’organisation constitutionnelle du gouvernement de Vichy
400. Le gouvernement de Vichy n’eut qu’une assise constitutionnelle rudi-
mentaire ; il reposait sur une série d’actes constitutionnels très brefs édictés par
le maréchal Pétain, et dont les principaux sont les actes nos 1 et 2 du 11 juillet
1940 relatifs à la personnalité et aux fonctions du chef de l’État, l’acte no 7, du
27 janvier 1941, posant le principe de la responsabilité des secrétaires d’État et
hauts fonctionnaires devant le chef de l’État, les actes 11 (18 avril 1942), 12 et
12 bis qui instituent un chef de gouvernement et déterminent ses fonctions.
Au point de vue de l’évolution constitutionnelle, deux périodes doivent être
distinguées : la première qui va jusqu’au 18 avril 1942 se caractérise par l’exer-
cice de tous les pouvoirs étatiques par le seul chef de l’État, le maréchal Pétain ;
l’autre qui prend naissance par le retour au pouvoir de Laval dans les fonctions
de chef du gouvernement (acte constitutionnel no 11, 18 avril 1942) repose
apparemment sur un dualisme gouvernemental avec répartition des compéten-
ces entre le chef de l’État et le chef du gouvernement, mais est marquée en fait
par la dictature de ce dernier.
L’acte constitutionnel no 2 disposait que le chef de l’État français a la pléni-
tude du pouvoir gouvernemental. Il faut entendre par là qu’il exerçait seul et
effectivement la totalité des fonctions étatiques, à la différence du Président de
la République de 1875 qui, s’il disposait également d’attributions très larges, ne
pouvait les exercer lui-même. Cette plénitude du pouvoir gouvernemental était
concrétisée par la liste des pouvoirs accordés au chef de l’État. D’une part, il
disposait des prérogatives habituellement considérées comme propres à
366
Droit constitutionnel
l’exécutif (nomination des ministres et des fonctionnaires, pouvoir réglemen-
taire, promulgation, négociation des traités) ; d’autre part, il exerçait le pouvoir
législatif. Enfin, à cette liste de compétences qui lui appartenait en tant que chef
de l’État, il faut ajouter le pouvoir constituant dont le Maréchal était personnel-
lement titulaire.
Ainsi aucune séparation des pouvoirs n’atténuait la puissance du chef de
l’État ; le gouvernement dont il nommait et révoquait librement les membres
n’était qu’un agent d’exécution de ses volontés. Responsables devant lui, les
ministres devaient être considérés davantage comme de hauts fonctionnaires
administratifs que comme des personnalités politiques (Bonnard, 1942).
À partir du moment où fut institué un chef du gouvernement, le 18 avril
1942, la situation du chef de l’État fut considérablement diminuée. En effet,
l’acte constitutionnel no 11 décidait que le chef du gouvernement assure la
direction effective de la politique du pays, ce qui impliquait qu’il lui appartenait
d’exercer toutes les attributions du chef de l’État inhérentes à la fonction gou-
vernementale. En outre l’acte no 12 lui accordait, concurremment avec le chef
de l’État, le pouvoir législatif. De ce fait, la fonction du chef de l’État était
ramenée à un rôle de patronage du chef du gouvernement qu’il nommait et
dont, à ce titre, il devait être considéré comme partageant les vues politiques.
Cette concentration du pouvoir en la personne d’un homme par où se tradui-
sait nettement un retour au pouvoir individualisé n’était qu’apparemment et très
légèrement atténuée par le rôle imparti à quelques organes secondaires chargés
de préparer les décisions gouvernementales. Il faut d’abord mentionner le
Conseil national institué par l’acte dit loi du 22 janvier 1941, modifiée par
celle du 19 février 1943. Officiellement créé pour établir un contact entre l’opi-
nion et le gouvernement, il n’était en réalité qu’un instrument de celui-ci car il
ne jouissait d’aucune autonomie : ses membres étaient nommés par décret, l’ou-
verture et la durée de la session étaient fixées par le gouvernement qui était
également maître de la composition de son bureau. Aussi bien le Conseil natio-
nal n’avait aucun pouvoir propre de décision, il ne pouvait que donner les avis
qui lui étaient demandés par le gouvernement sans que celui-ci soit tenu de les
suivre. Le Conseil national n’a fonctionné qu’en commission : il ne fut jamais
réuni en séance plénière.
À cette organisation constitutionnelle rudimentaire et où aucune place n’était
faite à une représentation quelconque de la volonté nationale, il faut joindre
toutefois les visées plus ambitieuses mais très partiellement atteintes, vers le
corporatisme.
À ses débuts, lorsqu’il semblait que le régime avait une philosophie sociale
et politique propre, il apparut que celle-ci devait être d’inspiration corporative.
À cet effet on tenta d’organiser les professions, de les doter d’ordres et de
conseils de discipline. L’acte dit Charte du Travail du 4 octobre 1941 et la loi
du 2 décembre 1940 sur l’organisation de l’agriculture jetèrent la vie indus-
trielle et paysanne dans une expérience corporative qui n’eut pas de suite. La
résistance de l’opinion à des mesures trop manifestement imposées et bientôt
détournées de leur but strictement national n’autorisa que l’établissement d’un
corporatisme de façade qui ne parvint pas à voiler la structure intégralement
autoritaire du régime (Aron, 1954).
Les institutions politiques françaises de 1940 à 1946
367
Section 2
L’organisation de la continuité républicaine
dans la France libre
401. Le 18 juin 1940, au lendemain du jour où le maréchal Pétain avait
demandé l’armistice, le général de Gaulle, dans un appel radiodiffusé de Lon-
dres, invitait les Français à le rejoindre pour continuer la lutte. Dès ce premier
message, il refusait de reconnaître toute légitimité au gouvernement de Vichy :
« Des gouvernants de rencontre ont pu capituler, cédant à la panique, oubliant
l’honneur, livrant le pays à la servitude. ». Pour mener ce combat, il sera très
vite nécessaire, surtout quand les ralliements se multiplieront, de doter la France
Libre d’institutions représentatives. L’évolution de ces institutions ne sera pas
sans incidences pour l’avenir.
Le Conseil de défense de l’Empire, créé le 27 octobre 1940, est un orga-
nisme consultatif. Les décisions sont prises par le général de Gaulle sous le
nom d’ordonnances, ayant tantôt valeur de loi, tantôt valeur de décret.
402. Le Comité national français. – L’importance croissante des territoires
de l’Empire ainsi que des forces armées françaises qui se rangeaient autour du
mouvement de la France libre, incitèrent le général de Gaulle à étoffer son gou-
vernement. Ce fut l’objet d’une ordonnance du 24 septembre 1941 qui pose les
principes suivants :
Institution d’un Comité national français sous la présidence du général
de Gaulle et composé de Commissaires nommés par lui.
Exercice du pouvoir législatif par le Comité. Les ordonnances délibérées en
Comité national sont signées et promulguées par le général de Gaulle et contre-
signées par un ou plusieurs des Commissaires. Il est prévu qu’elles seront, dès
que possible, soumises à la ratification de la représentation nationale.
Quant au pouvoir réglementaire, il est exercé par décrets rendus par le chef
des Français libres, sur la proposition de l’un ou de plusieurs des Commissaires
et contresignés par eux.
Les traités et conventions internationales qui, aux termes de l’article 8 de la
loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, devaient être soumis à l’approbation des
Chambres, entrent en vigueur dès leur ratification par ordonnances.
403. Le Comité Français de Libération Nationale. – Après le débarque-
ment allié en Afrique du Nord, des pourparlers entre de Gaulle et son rival le
général Giraud, donnèrent naissance le 3 juin 1943 au Comité Français de Libé-
ration Nationale (CFLN).
Les deux généraux constataient qu’en raison de l’occupation du territoire par
l’ennemi, l’exercice de la souveraineté du peuple français était suspendu. Le
CFLN devait exercer provisoirement cette souveraineté au fur et à mesure que
des portions du territoire français seraient libérées et y rétablir les libertés fon-
damentales, puis la remettre au gouvernement Provisoire, dès que celui-ci pour-
rait être constitué.
Le CFLN avait au début deux Présidents, les généraux de Gaulle et Giraud,
puis un seul après le retrait du général Giraud. Il exerçait, avec le concours
368
Droit constitutionnel
d’une Assemblée consultative provisoire, le pouvoir législatif et le pouvoir
réglementaire.
Cette organisation fut maintenue dans ses grandes lignes jusqu’au 2 novem-
bre 1945, avec seulement un changement de dénomination du CFLN, qui devint
gouvernement Provisoire de la République Française quelques jours avant le
débarquement de Normandie, le 3 juin 1944.
Section 3
Les gouvernements provisoires et la préparation
de la Constitution de 1946
404. Les étapes du provisoire. – À la Libération, il eût été possible de
remettre purement et simplement en vigueur les lois constitutionnelles de
1875. Le gouvernement ne l’a pas jugé opportun et les citoyens lui ont donné
raison lors du référendum du 21 octobre 1945 (v. infra no 408). De ce fait, le
pays se trouvait voué au régime du provisoire jusqu’à l’adoption des institutions
définitives.
Mais, dans le provisoire lui-même, il y a des degrés et des natures différen-
tes. Il faut donc distinguer car, en une très courte période, la France a connu
deux sortes de gouvernements provisoires :
1o Le premier, dont le règne va du 3 juin 1944 au 2 novembre 1945, est un
gouvernement de fait, qui n’est que la transposition du gouvernement d’Alger
sur le plan d’une souveraineté s’appliquant à l’ensemble des territoires français ;
2o Le second est un gouvernement légal, dont le fondement juridique est la
loi constitutionnelle du 2 novembre 1945, adoptée par le peuple français le
21 octobre 1945.
Ce gouvernement a été institué pour durer jusqu’à ce que la constitution défi-
nitive ait été acceptée par votation populaire. Aussi fut-il automatiquement recon-
duit lorsque, le projet de la première Assemblée constituante ayant été repoussé par
le référendum du 5 mai 1946, une nouvelle Assemblée fut élue le 2 juin 1946.
Trois gouvernements provisoires ont assumé successivement la charge du pouvoir
selon les règles prévues par la loi constitutionnelle du 2 novembre 1945 : le gou-
vernement de Gaulle (jusqu’au 23 janvier 1946), le gouvernement Gouin (jusqu’au
26 juin 1946), le gouvernement Bidault (jusqu’au 28 novembre 1946) (Cha-
psal, 1979).
§ 1. Le premier gouvernement provisoire
405. L’article 1er de l’ordonnance du 21 avril 1944 portant organisation des
pouvoirs publics après la Libération disposait que : « Le peuple français déci-
dera souverainement de ses futures institutions. À cet effet, une Assemblée
nationale constituante sera convoquée dès que les circonstances permettront
de procéder à des élections régulières... ».
Les institutions politiques françaises de 1940 à 1946
369
Le gouvernement d’Alger restait donc, après s’être transporté en France, un
gouvernement provisoire. Ce gouvernement avait deux tâches essentielles : per-
mettre à la France de prendre sa part à la victoire sur l’Allemagne nazie et le
Japon ; rétablir la légalité républicaine. À cet égard, il fallait affirmer que, quelle
que soit la forme du régime qui serait adopté, il s’agirait en tout cas d’une répu-
blique, et proclamer la nullité de toutes les lois prises par Vichy au mépris des
droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
Le premier gouvernement provisoire de la République française n’était, sous
ce titre que lui a donné l’ordonnance du 3 juin 1944, pas autre chose que l’an-
cien Comité Français de la Libération Nationale.
Cette origine du gouvernement dans un organisme qui fut primitivement révo-
lutionnaire explique les particularités de sa composition et de ses pouvoirs ainsi
que le caractère provisoire qu’il n’a cessé de se reconnaître.
Le Comité Français de Libération Nationale était animé beaucoup plus par la
volonté de concentrer toutes les forces françaises libres sur l’organisation de la
résistance à l’envahisseur que par le souci de s’aligner sur les formes constitution-
nelles traditionnelles. D’autre part, l’impossibilité d’organiser des élections empê-
chait de répartir les compétences entre le comité et une assemblée comme on
l’aurait fait dans un régime parlementaire.
Tous ces facteurs militaient en faveur d’un gouvernement investi de la plé-
nitude de la puissance étatique et fortement hiérarchisé par la subordination de
ses membres au chef autour duquel ils s’étaient groupés. Malgré cette concen-
tration réelle du pouvoir, les institutions provisoires présentaient une structure
dualiste, comprenant un gouvernement et une assemblée consultative, ce qui
permit un fonctionnement susceptible de préfigurer celui d’un système parle-
mentaire.
406. Le gouvernement. – Le gouvernement comprend un chef, le général
de Gaulle, Président du gouvernement provisoire de la République, et des
ministres qu’il nomme et révoque librement. Le gouvernement provisoire dis-
pose à la fois du pouvoir législatif, qu’il exerce par ordonnances, et du pouvoir
exécutif.
407. L’Assemblée consultative provisoire. – Elle était organisée, en vertu
d’une ordonnance du 11 octobre 1944. Elle était composée des représentants de
la Résistance. Bien que les compétences de cette assemblée fussent très faibles –
elle pouvait seulement émettre des avis, qui ne liaient pas le gouvernement – elle se
comporta très vite comme une assemblée parlementaire, d’où des tensions avec le
gouvernement provisoire, qui expliquent en partie la méfiance du général de Gaulle
envers les assemblées.
§ 2. Le régime provisoire de la loi constitutionnelle
du 2 novembre 1945
408. Conformément aux déclarations qu’il avait maintes fois répétées, le
général de Gaulle s’employa, dès la libération du territoire, à assurer au peuple
370
Droit constitutionnel
français la possibilité de statuer sur le régime et les institutions du pays. Toute-
fois, comme il apparut que l’on ne pouvait remettre purement et simplement en
fonction l’organe constituant prévu par les lois de 1875, le peuple fut d’abord
appelé à dire par qui il entendait que fût faite la future constitution. En même
temps, il eut à décider de l’organisation des pouvoirs publics pendant la période
durant laquelle serait élaborée la constitution.
C’est à ce double objet que correspondaient les deux questions soumises à la
votation populaire par le référendum du 21 octobre 1945 :
1o Voulez-vous que l’Assemblée élue à ce jour soit constituante ?
2o Approuvez-vous que les pouvoirs publics soient, jusqu’à la mise en
vigueur de la nouvelle constituante, organisés conformément aux dispositions
du projet de loi ci-joint ?
409. Portée du référendum du 21 octobre 1945. – La première des deux
questions avait pour objet de décider s’il y avait lieu de faire immédiatement
une constitution. Le non signifiait que l’assemblée élue serait la chambre des
députés de la IIIe République, le oui que les institutions de 1875 étaient cadu-
ques. Le « non » à la première question n’était préconisé que par de rares nos-
talgiques de la IIIe République, le « oui » l’était par le général de Gaulle et par
tous les partis de la Résistance, SFIO, MRP, UDSR, PC. Le oui obtint 96 % des
suffrages. En répondant « oui » à cette première question, les électeurs mettaient
donc fin à la IIIe République.
Quant à la seconde, elle portait sur l’étendue des pouvoirs de l’assemblée
constituante. La simple formulation de la question rompait avec la tradition
française, comme avec la théorie du pouvoir constituant. Selon cette tradition,
le pouvoir constituant est illimité, ce qui signifie non seulement qu’il peut don-
ner à la constitution n’importe quel contenu, mais aussi qu’il peut librement
déterminer la procédure d’adoption de la loi fondamentale et aussi décider du
mode de gouvernement jusqu’à son entrée en vigueur, c’est-à-dire ou bien exer-
cer tous les pouvoirs ou bien n’exercer que le pouvoir législatif et laisser à un
gouvernement provisoire le pouvoir exécutif et la conduite des relations exté-
rieures. Dans le passé, toutes les assemblées constituantes (l’Assemblée natio-
nale constituante de 1789 à 1791, la Convention nationale de 1792 à 1795,
l’Assemblée nationale de 1948, celle de 1871) avaient agi conformément à ces
principes.
On comprend que sur cette deuxième question, les attitudes aient été parta-
gées : alors que le PC, invoquant la tradition révolutionnaire française, souhai-
tait que les pouvoirs de l’assemblée constituante soient
illimités, comme
l’avaient été ceux de la Convention nationale (v. supra no 94), et préconisaient
par conséquent le « non » à la seconde question, de Gaulle, la SFIO et le MRP,
qui craignaient l’influence du PC au sein de cette assemblée, étaient partisans
du « oui ». Même si ce fut de manière moins éclatante qu’à la première ques-
tion, le « oui » l’emporta nettement avec les 2/3 des suffrages.
En répondant oui, le corps électoral apportait trois limitations au pouvoir de
l’Assemblée :
a) D’une part, une limitation dans le temps, car l’article 6 de la loi dispose
que les pouvoirs de l’Assemblée expireront le jour de la mise en application de
Les institutions politiques françaises de 1940 à 1946
371
la nouvelle constitution, et, au plus tard, sept mois après la première réunion de
l’Assemblée.
Au-delà de ce délai, elle devait être remplacée par une nouvelle Assemblée
constituante élue dans les mêmes formes que la précédente et jouissant des
mêmes pouvoirs (art. 7). Ce qui fut fait le 2 juin 1946, après que le peuple eut,
par le référendum du 5 mai, repoussé le premier projet de constitution préparé
par l’Assemblée constituante (v. infra no 414).
b) D’autre part, aux termes de l’article 3 de la loi constitutionnelle, la
Constitution adoptée par l’Assemblée devrait être soumise à l’approbation du
corps électoral des citoyens français, par voie de référendum, dans le mois qui
suivrait son adoption par l’Assemblée.
Dans le passé, les assemblées constituantes étaient pleinement compétentes
non seulement pour élaborer, mais aussi pour adopter la constitution. Elles pou-
vaient évidemment soumettre au référendum le texte constitutionnel et certaines
l’avaient fait, non pas l’assemblée constituante de 1791, mais la Convention
nationale en 1793 et en l’an III. Cependant, il ne s’agissait pas d’une obligation
et l’on pouvait décider que la constitution était parfaite dès son adoption.
Au contraire, et pour la première fois dans l’histoire constitutionnelle fran-
çaise, une assemblée constituante n’était pas investie de la totalité du pouvoir
constituant. Elle pouvait seulement préparer un projet, qui ne pourrait être
adopté que par référendum, de sorte qu’en droit elle ne soit considérée que
comme le coauteur de la constitution.
c) Pendant la période constituante, des institutions provisoires étaient orga-
nisées par une loi, dont le projet était joint à la question et que les électeurs
devaient approuver. Il s’agissait d’une mini-constitution parlementaire, mais
inspirée du parlementarisme dit rationalisé. L’Assemblée élisait un gouverne-
ment responsable, mais qu’elle ne pouvait renverser qu’en adoptant une motion
de censure à la majorité absolue ; elle ne pouvait exercer que le pouvoir légis-
latif, mais même ce pouvoir était limité, car, si elle votait le budget, elle ne
pouvait prendre l’initiative des dépenses.
La volonté de limiter le pouvoir non constituant de l’assemblée constituante
était inspirée aux partisans du oui à la deuxième question non seulement par le
souvenir de la Convention et de la Terreur, mais encore par la force du Parti
communiste et la crainte qu’il se serve de l’assemblée pour s’emparer définiti-
vement du pouvoir.
Ainsi, même en matière constitutionnelle, l’Assemblée constituante n’était
pas souveraine. Son rôle se bornait à préparer une constitution qui ne pourrait
entrer en vigueur que si elle était ratifiée par une votation populaire. Il y avait là
une innovation considérable.
En même temps qu’ils répondaient aux deux questions soumises au référen-
dum, le peuple élisait l’assemblée. Elle comprenait 588 députés, élus pour la
première fois au suffrage véritablement universel, puisqu’une ordonnance du
21 avril 1944 avait accordé le droit de vote aux femmes, à la représentation
proportionnelle. Le choix de la représentation proportionnelle s’explique
notamment par la crainte du général de Gaulle que le scrutin majoritaire
n’amène 250 députés communistes à l’assemblée.
372
Droit constitutionnel
De fait, les trois principaux partis de la Résistance, le PC, la SFIO et le MRP
obtiennent tous trois des chiffres voisins de 25 % des voix et entre 135 et
148 sièges chacun. Tant qu’ils resteront unis, ils domineront les assemblées suc-
cessives jusqu’au début de la guerre froide en 1947.
Les pouvoirs de cette assemblée étaient non seulement plus étroits que ceux
des assemblées constituantes traditionnelles, ils étaient même plus limités que
ceux du Parlement de la IIIe République. En effet, si elle exerçait le pouvoir
législatif, le gouvernement disposait d’un droit de veto partiel, qui ne pouvait
être surmonté que par un nouveau vote à la majorité absolue des membres de
l’assemblée. De même, elle élisait le Président du gouvernement provisoire, et
pouvait contrôler l’activité gouvernementale, mais seulement conformément à
certaines règles de procédure visant à assurer la stabilité gouvernementale. Ce
régime provisoire apparaît ainsi comme la première forme de rationalisation du
régime parlementaire en France. Il préfigure les règles énoncées dans la Consti-
tution de 1946.
C’est ainsi que le gouvernement n’est tenu de démissionner que dans un seul
cas : lorsqu’une motion de censure est adoptée, deux jours après son dépôt, à la
majorité absolue des membres de l’assemblée. En pratique cependant, le régime
fonctionna comme un régime parlementaire classique et le général de Gaulle
engagea sa responsabilité en dehors des formes prévues.
§ 3. Le projet de Constitution du 19 avril 1946
410. La première Assemblée constituante, élue le 21 octobre 1945, élabora
un projet de Constitution qu’elle adopta, dans sa séance du 19 avril 1946, par
309 voix contre 249. Le peuple français rejeta ce projet par le référendum du
5 mai 1946. Quoique n’ayant jamais été appliquée, la Constitution du 19 avril
1946 mérite cependant davantage qu’une simple mention historique. En effet,
son texte a servi de point de départ aux travaux de la seconde constituante et il
était légitime qu’il en soit ainsi étant donné l’importance de la minorité (47 %
des suffrages) qui s’était prononcée en sa faveur. Par ailleurs, bien qu’il se fût
agi d’une nouvelle assemblée constituante,
la
Constitution de 1946 furent en grande partie les mêmes que ceux qui avaient
élaboré le projet du 19 avril 1946 ; leurs conceptions n’avaient pas changé, ils
en atténuèrent seulement l’intransigeance pour les accorder au vote populaire du
5 mai, si bien qu’on peut dire que la Constitution du 27 octobre 1946 n’est
qu’une édition revue et corrigée – améliorée, disaient ses partisans – de celle
du 19 avril. Encore qu’il ne faille pas exagérer cette filiation jusqu’à dénier
toute originalité à la Constitution du 27 octobre, les observations précédentes
montrent l’intérêt qui s’attache à l’examen du projet du 19 avril.
les députés qui préparèrent
411. La Déclaration des droits. – Renouant avec la tradition révolution-
naire, le projet du 19 avril comporte une Déclaration des droits de l’Homme et
du Citoyen. Pour convaincre l’Assemblée de l’opportunité d’une Déclaration
nouvelle, deux arguments furent décisifs : d’une part, la nécessité, après l’asser-
vissement dont la personne humaine venait d’être si dangereusement menacée,
Les institutions politiques françaises de 1940 à 1946
373
de proclamer la fidélité du peuple français aux principes qui ont fait sa gran-
deur, d’autre part l’obligation de tenir compte de l’évolution sociale qui s’est
produite depuis 1789 et qui exige une adaptation des thèmes traditionnels à la
réalité nouvelle.
Cette double préoccupation explique toute l’économie de la Déclaration.
Elle affirme expressément son adhésion à la doctrine de la Révolution, mais,
instruite à la fois par les périls que l’idéologie totalitaire peut faire courir à la
liberté humaine et par les transformations économiques et sociales qui ont
marqué l’avènement de l’ère industrielle, elle tend à préciser, développer et
assouplir l’esprit de 1789 pour le mettre à la mesure du monde moderne. La
individualistes de 1789 avec l’inter-
conciliation des principes libéraux et
ventionnisme et le socialisme, qui sont les courants dominants de l’époque
contemporaine, devait nécessairement aboutir – en raison de sa difficulté
même – à une synthèse imparfaite. L’équivoque qui en résulta fut sans doute
une des causes du rejet de la Constitution par le peuple.
Outre les droits et garanties fondamentales, parfois exprimées sous une
forme plus radicale que celle de 1789, la Déclaration énonçait pour la première
fois en France les exigences d’une démocratie sociale. Elle proclamait un cer-
tain nombre de droits et de principes nouveaux, qu’on appellera plus tard
« droits de la deuxième génération ».
412. La démocratie sociale. – Ses exigences étaient, pour la première fois
en France, introduites parmi les principes constitutionnels. Outre l’affirmation
que tout être humain possède à l’égard de la société des droits qui garantissent
son plein développement physique, intellectuel et moral (art. 22), outre les prin-
cipes protecteurs de la santé physique (art. 24, 27) du repos et des loisirs
(art. 29), outre la reconnaissance du droit à l’assistance au cas où l’individu se
trouve dans l’incapacité de travailler (art. 33), les dispositions essentielles du
projet avaient trait aux conditions économiques du travail et au droit de pro-
priété.
a) « Tout homme a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi »
(art. 26). Les modalités d’application d’un tel principe impliquaient une réorga-
nisation totale de la société et avaient, pour le législateur à venir, une valeur de
programme qui justifiait les réformes les plus audacieuses. La durée et les
conditions de travail devaient être compatibles avec la santé, la dignité et la
vie familiale du travailleur (art. 27, art. 28). Enfin il était spécifié que tout tra-
vailleur avait le droit de participer par l’intermédiaire de ses délégués à la déter-
mination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises
(art. 31). Là encore, la signification du principe énoncé était fonction des appli-
cations qu’en ferait le législateur, mais il reste que celui-ci était constitutionnel-
lement habilité à aller très loin dans le sens d’une socialisation des entreprises.
b) Quant au droit de propriété, sa définition a donné lieu à des débats achar-
nés. La Déclaration le considérait comme « le droit inviolable d’user, de jouir et
de disposer des biens garantis à chacun par la loi » (art. 35). C’est la dernière
partie de la définition qui a motivé les oppositions et, de fait, quelque parti
qu’on prît sur la valeur du droit de propriété, il était clair que le texte du projet
du 19 avril revenait à laisser la consistance de ce droit à la discrétion du légis-
lateur. D’autre part, après avoir rappelé le principe classique que nul ne saurait
374
Droit constitutionnel
être privé de sa propriété si ce n’est pour cause d’utilité publique et sous condi-
tion d’une juste indemnité, la Déclaration prévoyait une double réserve : l’une
visait les abus du droit de propriété exercé contrairement à l’utilité sociale, l’au-
tre les nationalisations. L’article 36 disposait en effet que « tout bien, toute
entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public
national ou d’un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité ».
§ 4. Le régime politique
413. L’organisation des pouvoirs publics. – Dans la forme, le projet
de Constitution du 19 avril 1946 respecte la division des pouvoirs.
Le pouvoir législatif appartient à une assemblée unique, l’Assemblée natio-
nale élue pour cinq ans au suffrage universel de tous les nationaux et ressortis-
sants français des deux sexes et jouissant de leurs droits civils et politiques.
L’âge de l’électorat est fixé à vingt ans (art. 47, 49). La représentation des terri-
toires d’outre-mer est assurée (art. 48). L’éligibilité est abaissée à vingt-
trois ans.
La Constitution insiste sur le fait que l’Assemblée seule exerce la souverai-
neté nationale et que, seule, elle a le droit de légiférer (art. 66).
Le pouvoir exécutif comprend deux organes : le Conseil des ministres et le
Président de la République.
La Constitution consacre l’institution, qui ne résultait jusque-là que de la
pratique, du Président du Conseil. Il est élu au début de chaque législature par
l’Assemblée nationale, au scrutin public et à la majorité absolue des députés
(art. 76). Ce n’est qu’après cette élection que le Président du Conseil et les
ministres qu’il a choisis sont nommés par décret du Président de la République
(art. 77). Le rôle de celui-ci n’est donc que de pure forme. Dès sa constitution,
le cabinet soumet sa structure, sa composition et son programme à l’Assemblée
qui lui accorde ou lui refuse sa confiance (art. 79).
Le Président de la République est élu pour sept ans par l’Assemblée natio-
nale au scrutin public à la majorité des deux tiers des députés composant l’As-
semblée.
Il est irresponsable (sauf en cas de haute trahison) et par conséquent irrévo-
cable. À l’exception du droit de grâce, du droit de demander une seconde déli-
bération des lois et du droit de dissolution, ses attributions sont sensiblement les
mêmes que celles qui lui appartenaient nominalement sous le régime de la
Constitution de 1875. En réalité, la nécessité du contreseing en fait une des pré-
rogatives du Conseil des ministres.
414. Les rapports des pouvoirs publics (Berlia, 1946). – On a considéré
quelquefois que cette Constitution aurait conduit, si elle avait été appliquée, à
l’instauration d’un régime conventionnel. Cette opinion répandue à l’époque
par les partisans d’un exécutif fort, au premier rang desquels figurait le général
de Gaulle, contribua fortement au rejet du projet. Elle ne résiste pas cependant à
l’analyse du texte.
Les institutions politiques françaises de 1940 à 1946
375
En réalité, le projet instituait un régime dont le fonctionnement aurait été très
semblable à celui de la IIIe ou de la IVe République, le bicaméralisme en moins.
À certains égards, certaines dispositions du texte préfigurent les dispositions
correspondantes de la Constitution du 27 octobre. Le régime que l’on avait
cherché à établir était en réalité un régime parlementaire moniste : s’il accordait
incontestablement une place prééminente à l’Assemblée, il maintenait pourtant
une claire distinction des organes et des fonctions.
Le projet reprenait notamment les mécanismes de rationalisation du régime
parlementaire visant à assurer une plus grande stabilité du gouvernement. C’est
ainsi que les articles 1 et 82, relatifs à la responsabilité, visaient d’abord à en
empêcher une mise en jeu trop fréquente : seul le Président du Conseil pouvait
poser la question de confiance, et il ne pouvait le faire qu’après délibération du
conseil des ministres. Le vote ne pouvait intervenir qu’après un délai d’un jour
franc. De même, une motion de censure ne pouvait être votée que deux jours
francs après avoir été déposée. D’autre part, dans les deux cas, le vote avait lieu
au scrutin public. Enfin, le gouvernement n’était tenu de démissionner que si la
confiance était rejetée ou la motion de censure adoptée à la majorité absolue des
députés.
La volonté de construire un régime parlementaire moniste et de limiter
cependant le risque d’instabilité ministérielle a également inspiré le choix des
mécanismes de la dissolution. Dans un régime dualiste, elle est présentée tantôt
comme une arme symétrique de la responsabilité, tantôt comme un moyen de
provoquer, en cas de conflit entre le pouvoir législatif et le gouvernement, l’ar-
bitrage du corps électoral. Dans un régime parlementaire moniste, il ne peut
évidemment être question d’une telle fonction de la dissolution, parce que rien
ne saurait justifier que le chef de l’État ou le gouvernement s’oppose à la repré-
sentation nationale.
Si
la dissolution est malgré tout utile dans un régime parlementaire
moniste, c’est seulement pour limiter l’instabilité ministérielle. Lorsqu’il
apparaît qu’une assemblée est ingouvernable parce que, en raison de sa com-
position à un moment donné, aucune majorité stable ne peut s’y former et sou-
tenir un gouvernement, il devient nécessaire de procéder à de nouvelles élec-
tions. C’est pourquoi l’assemblée elle-même peut décider de se dissoudre, par
un vote à la majorité des deux tiers (article 83). Néanmoins, si, pour des rai-
sons faciles à imaginer, les députés hésitent ou échouent à tirer les conséquen-
ces de leurs divisions, la dissolution peut être décidée par le conseil des minis-
tres. Mais, comme il s’agit seulement de remédier à l’instabilité ministérielle,
cette décision ne peut être prise que lorsque la preuve est faite que l’assemblée
est réellement ingouvernable : aucune dissolution ne peut donc intervenir dans
la première moitié de la législature, car on n’a pas encore pu expérimenter
toutes les combinaisons politiques possibles ; d’autre part, elle ne peut être
prononcée que si deux crises ministérielles se sont produites au cours de la
session. Selon la Constitution de 1946, qui reprendra l’esprit de ce méca-
nisme, les conditions seront plus restrictives encore.
Quoi qu’il en soit, la campagne menée par les adversaires de ce projet,
notamment le général de Gaulle, qui avait quitté le gouvernement au mois de
janvier 1946, la crainte suscitée par le parti communiste, conduisit, pour la pre-
mière fois dans l’histoire constitutionnelle française, au rejet du projet par le
376
Droit constitutionnel
référendum du 5 mai 1946. Le « non » l’emportait avec 53 % des voix. En chif-
fres absolus, le « non » obtenait 10 584 359 voix contre 9 454 034 « oui ». La
Constitution de 1946, qui sera approuvée par le référendum d’octobre, ralliera
en fait, en raison d’un taux d’abstention élevé, moins de votes favorables que
le premier projet.
415. Bibliographie
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Chapitre 6
La IVe République
416. Adoption. – La Constitution du 27 octobre 1946 a été adoptée par
l’Assemblée nationale constituante le 29 septembre 1946 par 440 voix contre
106 sur 546. Le 13 octobre 1946, cette Constitution était adoptée par le référen-
dum, mais sans enthousiasme : il y eut 3 millions d’abstentionnistes de plus que
lors de la votation du 5 mai : 9 263 416 « oui », 8 143 931 « non »,
6 147 537 abstentions. Ce qui veut dire que 35 % des inscrits ont accepté la
constitution, 34 % l’ont repoussée et 31 % se sont abstenus. Si l’on calcule
d’après le nombre des votants 53 % étaient pour, 47 % contre. André Siegfried
pouvait donc prévoir que, les communistes étant douteux et les partisans du
général de Gaulle ayant voté contre la constitution, « le nouveau régime allait
connaître la même impossibilité que l’ancien de s’appuyer soit sur toute la gau-
che, soit sur toute la droite » (Siegfried, 1956, p. 149).
Parmi les opposants, cinq députés seront Présidents du Conseil (Bourgès-
Maunoury, J. Laniel, A. Marie, R. Mayer, A. Pinay) et l’un d’eux, R. Coty,
sera même Président de la République.
Ultérieurement, une loi du 6 janvier 1950 (JO, 7 janvier) est venue codifier
certains textes relatifs aux pouvoirs publics. Quoique dépourvue de toute valeur
constitutionnelle, elle présente par son objet un intérêt particulier quant à l’amé-
nagement des institutions.
417. La révision de 1954. – Durant presque tout le temps où elle fut en
vigueur, la Constitution de 1946 fut sous le coup d’une procédure de révision.
Une seule a abouti : celle qui donna naissance à la loi constitutionnelle du
7 décembre 1954. Cette révision a modifié le texte de 1946 sur plusieurs points :
— en ce qui concerne la formation du gouvernement, la révision provoque,
en fait, un retour au système qui était en vigueur sous la IIIe République ;
— la situation du Conseil de la République est renforcée et, par là, on
revient à un bicaméralisme plus authentique ;
— la dissolution n’est plus subordonnée à des conditions qui rendaient son
exercice improbable ;
— le régime des sessions est rétabli.
Ces réformes furent sans doute heureuses. Elles n’étaient pas assez profon-
des, et c’est pour n’avoir pas trouvé dans l’organe constituant, c’est-à-dire le
Parlement, l’autorité capable de les imposer que la constitution fut emportée
lors des événements de mai 1958 (Fauvet, 1971 ; Elgey, 1993 b ; Vignes, 1958).
378
Droit constitutionnel
Section 1
Notions générales
§ 1. Caractères de la Constitution de 1946
418. La Constitution du 27 octobre se présente sous la forme d’un texte com-
prenant deux parties : la première, le Préambule, expose la philosophie politique
et sociale du régime ; la seconde, comprenant 106 articles, divisés en douze titres,
est consacrée aux institutions de la République.
Quant au fond, la constitution offre un certain nombre de caractères, dont la
réunion accuse son originalité au regard des nombreuses constitutions qui l’ont
précédée :
a) C’est d’abord une œuvre de compromis. La Constitution du 19 avril 1946
ayant été repoussée par la votation populaire, la Constituante tenta de mettre sur
pied un projet susceptible de rallier une majorité à la fois à l’Assemblée et dans le
pays. L’entreprise était difficile car les groupes ayant voté le projet du 19 avril
repoussé par le référendum, comptaient à l’Assemblée élue le 2 juin 1946,
282 députés, tandis que ceux qui étaient en accord avec le résultat du référendum
en comptaient 286.
b) Elle institue un régime politique dont le caractère démocratique est le
plus accentué que nous ayons connu, tout en demeurant fidèle au principe repré-
sentatif et en excluant la démocratie directe.
c) Elle semble procéder d’une grande foi dans les affirmations de principes
et les techniques constitutionnelles. Les constituants paraissaient croire qu’il
suffisait, pour obtenir le changement dans les comportements des acteurs, de
formuler des prescriptions qui n’étaient pas susceptibles de modifier les rapports
de force, c’est-à-dire les rapports entre les partis (v. infra no 450).
§ 2. La philosophie politique et sociale du régime
419. Elle est exposée de façon concise dans le Préambule et dans le titre I de
la constitution qui a trait à la souveraineté.
420. Le Préambule. – Contrairement au projet du 19 avril 1946, la Consti-
tution du 27 octobre ne comporte pas de Déclaration des droits, mais seulement
un Préambule (Rivero et Vedel, 1947 ; Pelloux, 1947). Ses auteurs ont estimé,
en effet, que nul texte ne saurait égaler en intensité et en prestige celui de la
déclaration des droits par excellence : celle de 1789-1791.
Cette différence de forme a conduit certains auteurs à soutenir que le Préam-
bule n’avait qu’une valeur morale et philosophique, tandis que la Déclaration des
droits de l’Homme possédait une valeur juridique. Ce débat était de toute manière
purement académique sous la IVe République, puisqu’il n’existait aucun contrôle
de la constitutionnalité des lois ni par rapport à la Déclaration, ni par rapport au
Préambule. Il a pu être repris – et tranché – sous la Ve République, puisque le
Préambule de la Constitution de 1958, qui fait partie depuis la décision du
La IVe République
379
Conseil constitutionnel de 1971 du bloc de constitutionnalité, se réfère aussi bien
à la Déclaration des droits de 1789 qu’au Préambule de 1946. Celui-ci possède
donc aujourd’hui incontestablement une valeur juridique (v. infra no 782).
Le Préambule fixe l’attitude du régime à l’égard des grands problèmes
sociaux, politiques et internationaux. Cette attitude peut être sommairement
définie ainsi :
1o Confirmation des droits et libertés de l’homme et du citoyen, tels que les
a consacrés la Déclaration de 1789. Tout être humain possède des droits inalié-
nables et sacrés. Le patrimoine de la Révolution dans l’ordre philosophique
demeure donc intact.
la
2o Adjonction aux thèses révolutionnaires de certains principes dont
reconnaissance est rendue nécessaire par l’évolution sociale et économique :
a) La démocratie sociale est sensiblement renforcée par l’affirmation de
l’égalité des sexes, la suspension de toute distinction entre les individus fondée
sur la race ou la religion, ce qui implique l’accession à la vie politique des peu-
ples des territoires d’outre-mer ; par la reconnaissance du droit au travail ou, en
cas d’incapacité de travailler, à des moyens convenables d’existence ; par la
prise en charge par la nation du soin d’assurer à l’individu et à sa famille les
conditions nécessaires à leur développement ; par la garantie donnée aux fai-
bles, enfants, mères de famille, vieux travailleurs, que leur santé, leur sécurité
matérielle, leur repos et leurs loisirs seront protégés.
Toutes ces affirmations ont une valeur de programme qui oblige moralement
le législateur à les sanctionner par des mesures concrètes. Mais cette obligation
ne lie pas juridiquement le Parlement puisque le Préambule de la Constitution
est expressément exclu de la compétence du Comité constitutionnel (v. infra
no 434).
Le Préambule met encore à la charge de l’État l’instruction, la formation
professionnelle et la culture de l’enfant et de l’adulte.
b) La démocratie économique obtient pour la première fois sa consécration
constitutionnelle. Elle consiste à aménager dans la direction de la vie écono-
mique et la gestion des entreprises une participation et un contrôle du personnel.
Le Préambule déclare expressément que « tout travailleur participe par l’inter-
médiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de tra-
vail, ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Le droit syndical et le droit de grève
sont consacrés.
Le droit de propriété n’est plus mentionné qu’implicitement par référence à
la Déclaration de 1789 qui le garantit, mais il est expressément limité par l’af-
firmation de la légitimité des nationalisations : « Tout bien, toute entreprise dont
l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un
monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».
3o Sur le plan de la philosophie politique, la constitution affirme son attache-
ment au principe démocratique : « La France est une République indivisible,
laïque, démocratique et sociale, son principe est : gouvernement du peuple, pour
le peuple et par le peuple, la souveraineté nationale appartient au peuple français »
(art. 1er, 2, 3). Toutefois, malgré la vigueur de cet esprit démocratique, les institu-
tions restent dans la tradition de la démocratie représentative et ne font aucune place
à la démocratie directe, sauf accessoirement en matière constitutionnelle.
380
Droit constitutionnel
4o Le Préambule fixe la position de la République à l’égard des peuples d’ou-
tre-mer qui vivent sous son drapeau. Elle répudie les méthodes d’un colonialisme
périmé pour s’orienter vers la coopération librement consentie : « Fidèle à sa mis-
sion traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la
charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement
leurs propres affaires..., elle garantit à tous l’égal accès aux fonctions publiques
et l’exercice individuel ou collectif des droits et libertés proclamés ou confirmés »
par le Préambule. Ces déclarations de principe n’ont cependant pas empêché la
IVe République de s’enliser dans les guerres coloniales.
5o Enfin, l’attitude de la France en présence des problèmes internationaux
est fixée conformément aux trois règles inséparables de l’existence d’une com-
munauté internationale : soumission aux normes du droit public international,
acceptation, sous réserve de réciprocité, des limitations de souveraineté néces-
saires à l’organisation et à la défense de la paix, enfin engagement de n’entre-
prendre aucune guerre de conquête ou d’agression contre la liberté d’aucun peu-
ple. Cette dernière formule consacre la valeur positive du Pacte de renonciation
à la guerre du 27 août 1928, qui a servi au tribunal de Nuremberg pour affirmer
le caractère criminel de la guerre d’agression.
La Constitution elle-même confirme cette position en posant le principe de
la supériorité du traité par rapport à la loi (art. 28) (Niboyet, 1946 ; Donnedieu
de Vabres, 1948).
Section 2
L’organisation des pouvoirs publics
421. La constitution de 1946 instituait, dans leur forme parlementaire, les
deux pouvoirs traditionnels : le législatif appartenant à un Parlement bicaméral,
et l’exécutif avec sa dualité d’organes : le Président de la République et le cabi-
net ministériel.
§ 1. Le Parlement
422. Aux termes de l’article 5 de la constitution du 27 octobre 1946, « le
Parlement se compose de l’Assemblée nationale et du Conseil de la Répu-
blique ». Avant d’examiner séparément la structure de chacune de ces deux
assemblées, il convient d’envisager le principe même de leur dualité.
A Les deux Chambres
423. S’il était nécessaire de prouver la continuité de certaines données
constitutionnelles dans la vie française, on en trouverait une illustration écla-
tante dans l’intérêt qu’a toujours suscité la question de savoir si l’on doit établir
une ou deux assemblées (v. supra Chapitre 1). En 1875, l’institution d’un Sénat
a été une condition du vote des lois constitutionnelles (v. supra no 367) ; en
La IVe République
381
1946 l’absence de seconde chambre a été un des motifs de rejet du projet
de Constitution du 19 avril (v. supra no 413), son établissement une des bases
du compromis qui a permis à l’Assemblée constituante de mettre sur pied la
constitution que le peuple a adoptée.
424. Inégalité initiale des deux assemblées. – Comme l’une des causes de
l’échec du premier projet au référendum du 19 avril 1946 était le monocamé-
risme, le principe de la dualité des Chambres fut admis d’emblée à la seconde
Constituante. Mais les adversaires de ce système s’employèrent à en diminuer la
portée en exigeant une réduction du rôle du Conseil de la République qui devait
être la seconde assemblée. Les arguments traditionnels furent invoqués de part et
d’autre : le meilleur moyen d’éviter le gouvernement d’assemblée, disaient les
uns, c’est d’abord de contrebalancer la puissance du Parlement en le divisant ; à
quoi les autres répondaient en invoquant le péril dont serait menacée la démocra-
tie si les adversaires de la République pouvaient s’y introduire sous le couvert
d’une assemblée nommée par un collège restreint et égale à l’assemblée élue au
suffrage universel. L’ombre du Sénat de 1875 ne cessa de dominer le débat soit
qu’on voulût le faire revivre sous un autre nom, soit qu’on entendit abolir à
jamais l’obstacle que, selon certains, il offrirait au progrès démocratique.
Finalement une transaction fut acceptée sur la base suivante : la deuxième
assemblée, le Conseil de la République, serait constituée pour être une « Chambre
de réflexion » destinée à coopérer avec l’Assemblée nationale en s’attachant à amé-
liorer l’œuvre de celle-ci, mais elle ne pourrait pas devenir une Chambre d’opposi-
tion, un instrument de lutte éventuel contre l’Assemblée issue du suffrage universel.
Pratiquement le compromis s’analyse en ce que, d’une part le Conseil de la
République, ayant une origine (élection au suffrage indirect par les collectivités
locales) différente de l’Assemblée nationale, ne serait pas une simple doublure
de celle-ci, d’autre part ses pouvoirs seraient bien moindres que ceux de l’As-
semblée, notamment en ce qu’il ne voterait pas les lois, mais des avis et ne
pourrait renverser un ministère.
425. L’évolution du Conseil de la République. – Étant donné le statut
donné par la constitution de 1946 au Conseil de la République, on pouvait se
demander si le bicaméralisme qu’elle établissait n’était pas superficiel. Puisque
l’article 3 réservait à l’Assemblée nationale le monopole de l’expression de la
souveraineté nationale, n’était-il pas à prévoir que la volonté de l’Assemblée
serait seule décisive et que le Conseil ne serait toléré que dans le rôle effacé
d’organe consultatif ?
Ce n’est pourtant pas en ce sens que l’évolution s’est produite et Conseil de
la République est parvenu à reconquérir une place qui lui avait été contestée et
que la réforme constitutionnelle de 1954 est venue consacrer.
Parmi les causes de cette évolution, on peut retenir d’abord l’attitude de
l’Assemblée nationale elle-même à l’égard de l’autre Chambre. À partir du
moment (juillet 1947) où le parti communiste passa à l’opposition, la nouvelle
majorité fut beaucoup moins hostile au Conseil. Il y a lieu aussi de tenir compte
du sérieux des travaux du Conseil.
Son rôle fut donc revalorisé par la révision constitutionnelle de 1954
(v. infra no 433).
382
Droit constitutionnel
B L’Assemblée nationale
426. Composition. – L’Assemblée nationale était élue pour cinq ans et
comprenait 627 sièges.
427. Le régime électoral. – Le mode d’élection introduit en 1945 fut, dans
les dernières années de la législature, fortement critiqué par les partis du cen-
tre qui lui reprochaient de faire le jeu des partis extrêmes. Aussi, après des
débats assez confus mais très âpres, la loi du 5 octobre 1946 fut-elle modifiée
de manière à mettre en place un système mixte. Le mode de scrutin n’était
d’ailleurs pas uniforme sur l’ensemble du territoire.
a) À Paris et dans sa banlieue, les élections avaient lieu à la représentation
proportionnelle avec possibilité de panacher les listes et vote préférentiel. Il
s’agissait d’éviter la domination des partis extrêmes (le parti gaulliste RPF et
le parti communiste) qui y étaient très puissants et auraient triomphé au scrutin
majoritaire.
b) Dans le reste de la France métropolitaine, les députés étaient élus au scru-
tin de liste départemental selon un système complexe qui combinait le principe
majoritaire et la représentation proportionnelle.
428. L’apparentement. – L’originalité la plus marquante – et la plus discu-
tée aussi – du système électoral introduit par la loi du 9 mai 1951 était l’appa-
rentement des listes. L’apparentement est l’acte par lequel les candidats de plu-
sieurs listes déclarent accepter d’être considérés comme formant une seule et
même liste pour l’attribution des sièges qui n’auraient pas été pourvus par le
jeu de la majorité absolue.
L’apparentement n’était possible qu’entre des listes de partis ou de groupe-
ments nationaux ou bien entre des listes composées de candidats qui, eux-
mêmes, sont patronnés par des partis ou groupements nationaux, c’est-à-dire
qui présentaient un ou plusieurs candidats dans trente départements au moins,
et sous la même étiquette (L. 5 octobre 1946, art. 6, mod. L. 9 mai 1951, art. 1).
429. L’attribution des sièges. – En dehors des circonscriptions où joue la
RP, le mode d’attribution des sièges varie selon le nombre des suffrages obte-
nus par les listes.
a) Si une liste obtenait la majorité absolue, elle était élue tout entière. C’était
l’application intégrale du principe majoritaire.
b) Dans l’hypothèse où aucune liste isolée n’obtenait la majorité absolue, si
un groupement de listes apparentées totalisait plus de 50 % des suffrages expri-
més, tous les sièges lui étaient attribués. La répartition de ceux-ci entre les listes
apparentées s’effectuait suivant la règle de la plus forte moyenne.
c) Enfin, dans le cas où aucune liste isolée ni aucun groupement de listes
n’obtenaient
les listes apparentées étaient considérées
comme une seule et même liste et les sièges étaient répartis entre elle et les
autres suivant la règle de la plus forte moyenne.
la majorité absolue,
430. Attributions de l’Assemblée nationale. – a) Elles sont d’abord d’or-
dre législatif. L’Assemblée nationale a l’initiative des lois, elle les vote et ne
peut déléguer ce droit (art. 13). Le constituant de 1946 espérait ainsi éviter la
pratique des décrets-lois. Sans succès, comme on le verra.
La IVe République
383
b) En matière financière, elle examine et vote le budget, ses membres ont
l’initiative des dépenses mais ne peuvent en user lors de la discussion du budget
(art. 16, 17).
c) L’Assemblée nationale contrôle l’activité gouvernementale d’une part en
participant à l’élection du Président de la République, d’autre part en donnant
ou refusant sa confiance au Président du Conseil désigné par le Président de la
République, enfin en mettant en œuvre la responsabilité ministérielle.
d) En matière diplomatique les traités ne peuvent être ratifiés que lorsque la
ratification a été autorisée par l’Assemblée nationale en forme de loi (art. 27).
e) Enfin en matière judiciaire l’Assemblée nationale accorde l’amnistie
(art. 19) et élit, au début de chaque législature, les membres de la Haute Cour
de justice (art. 58).
C Le Conseil de la République
431. Composition. – Selon la Constitution de 1946 le Conseil de la Répu-
blique ne peut comprendre moins de 250 ni plus de 320 membres. Tel que son
recrutement était aménagé par la loi du 23 septembre 1948, il atteignait son
effectif maximum.
La Constitution prévoit que le Conseil de la République est élu au suffrage
universel indirect par les collectivités communales et départementales. Cette
règle limitait les possibilités du législateur ordinaire dans l’aménagement du
régime électoral applicable au Conseil de la République.
432. Le mode d’élection du Conseil de la République. – Le régime élec-
toral organisé pour l’élection du premier Conseil de la République atteignait à
un degré de complication inédit. Aussi bien la loi du 27 octobre 1946 reconnais-
sait-elle son imperfection en précisant, dans son article terminal, qu’elle ne
jouerait que pour l’élection du premier Conseil de la République. Une nouvelle
loi électorale était donc nécessaire. Ce fut celle du 23 septembre 1948.
Son caractère essentiel est de rapprocher, par son origine, le Conseil de la
République de ce qu’était le Sénat de la IIIe République : un représentant des
collectivités locales.
Le mode de scrutin adopté variait selon les catégories de sénateurs. Dans
tous les cas, ils étaient élus par un collège départemental composé des députés,
des conseillers généraux et des délégués des conseils municipaux. Toutes ces
personnalités étant elles-mêmes élues, l’élection des sénateurs avait donc bien
lieu au suffrage universel, encore qu’il soit à deux degrés.
Le nombre et le mode d’élection des délégués des conseils municipaux
variaient avec l’importance de la commune. L’élection des sénateurs avait lieu à
la proportionnelle ou au scrutin majoritaire selon le nombre de sièges à pourvoir.
433. Attributions. – La modestie primitive du rôle imparti au conseil de la
République se traduisait par l’étroitesse de ses attributions. Ses membres partici-
paient à l’élection du Président de la République, dans les mêmes conditions que
le Sénat de la IIIe République, mais son rôle se définissait surtout de manière
négative : il ne votait pas la loi, mais se bornait à examiner pour avis les projets
384
Droit constitutionnel
ou propositions votés en première lecture par l’Assemblée nationale ; il ne contrô-
lait pas l’activité gouvernementale et ne pouvait renverser un ministère.
La révision constitutionnelle du 7 décembre 1954 a renforcé, mais dans une
faible mesure seulement, le pouvoir et le prestige du Conseil. Elle lui a d’abord
restitué la plénitude de l’initiative législative et retiré à l’Assemblée nationale la
priorité dans l’examen des projets de loi gouvernementaux. À l’exception de
ceux qui portaient autorisation de ratifier les traités et des projets budgétaires, le
gouvernement pouvait désormais les déposer indifféremment sur le bureau de l’As-
semblée ou sur celui du Conseil.
En outre, la navette était rétablie entre les deux Chambres. Ce qui signifiait
que, du moins pendant un certain délai, un texte pouvait devenir loi sans le
consentement du Conseil.
D Le Comité constitutionnel
434. La Constitution organisait un semblant de contrôle de constitutionnalité
par l’intermédiaire d’un Comité constitutionnel. Pour éviter de présenter ce
contrôle comme un obstacle à l’expression de la volonté générale, le Comité
ne devait pas examiner si les lois étaient contraires à la constitution, mais si
elles « supposent une révision de la constitution ». Par cette formule, dont la
substance sera reprise à l’article 54 de la Constitution de 1958, le constituant
se rattachait à la justification procédurale du contrôle (v. supra no 53).
Saisi par une demande émanant conjointement du Président de la République
et du Président du Conseil de la République, le Comité devait s’efforcer de pro-
voquer un accord entre l’Assemblée nationale et le Conseil de la République. S’il
n’y parvenait pas et que la loi en litige lui paraissait impliquer une révision de la
constitution, il devait la renvoyer à l’Assemblée nationale pour nouvelle délibéra-
tion. Si alors le Parlement maintenait son premier vote, la loi ne pouvait être pro-
mulguée avant que la constitution ait été révisée. Il était en outre expressément
précisé que la confrontation de la loi avec le Préambule était exclue de la com-
pétence du Comité, ce qui était évidemment une restriction considérable. Le
Comité constitutionnel pouvait donc, au mieux, garantir le respect des procédures
constitutionnelles, mais non pas les droits fondamentaux (sur le fonctionnement
du comité constitutionnel, voir Soulier, 1949). En pratique, il ne s’est prononcé
qu’une fois, sur une question d’ailleurs relativement secondaire.
§ 2. Le pouvoir exécutif
435. Il est composé de deux organes : le Président de la République et le
Conseil des ministres.
A Le Président de la République
436. Mode d’élection. – Le Président de la République est élu par le Parle-
ment se prononçant au scrutin secret, pour sept ans (art. 29). L’élection a lieu à
La IVe République
385
Versailles, dans les locaux du Congrès. Le Président devant obtenir la majorité
absolue des suffrages exprimés, on procède à autant de tours qu’il est nécessaire
pour aboutir à ce résultat.
437. Condition du Président de la République. – Il existe deux conceptions
du rôle du Président de la République, déclarait P. Cot à l’Assemblée constituante
(séance du 12 septembre 1946, JO, p. 3696). « Pour les uns, le Président de la
République est le chef de l’État ; c’est un homme qui peut et doit jouer un rôle
personnel dans la marche des affaires publiques et qui peut s’opposer, le cas
échéant tout au moins, à la volonté de l’Assemblée nationale ; pour les autres,
au contraire, le Président de la République – c’est la tradition républicaine – est
simplement le premier magistrat de la République. Dans ce cas il doit être au-
dessus des partis, son élection doit provenir de la souveraineté nationale et il ne
doit pas pouvoir entrer en conflit avec cette représentation nationale ».
Le Président de la République est, comme celui de la IIIe politiquement
irresponsable (il n’est responsable que pour haute trahison et dans ce cas il est
mis en accusation par l’Assemblée nationale et renvoyé devant la Haute Cour
de justice, art. 42).
Dans la réalité, le Président a eu l’occasion de jouer effectivement son rôle
d’arbitre et de gardien de la constitution. C’est ainsi que, dans son message du
29 mai 1958, le Président menaça de se retirer si l’Assemblée nationale ne per-
mettait pas de faire jouer la procédure d’investiture au profit du général
de Gaulle (v. infra no 459).
438. Attributions du Président. – Sous réserve d’obtenir le contreseing du
Président du Conseil et d’un ministre, les attributions du Président restent nom-
breuses quoique de second plan. Il nomme en Conseil des ministres un certain
nombre de hauts fonctionnaires, notamment les conseillers d’État, les préfets,
les officiers généraux et les ambassadeurs (art. 30) ; il est tenu informé des
négociations internationales et signe et ratifie les traités (art. 31) ; il préside le
Conseil des ministres et conserve les procès-verbaux de ses séances (art. 32) ; il
préside le Conseil supérieur et le Comité de la Défense nationale et prend le titre
de chef des armées (art. 33) ; la disposition de la force armée que lui attribuait la
constitution de 1875 a été remise au Président du Conseil qui est responsable de
la sécurité et de la défense de l’Union française. Le Président de la République
préside le Conseil de la magistrature (art. 34), promulgue les lois (art. 36) et
peut communiquer avec le Parlement par des messages qu’il adresse à l’Assem-
blée nationale. Enfin, dans le délai de dix jours fixé pour la promulgation, il
peut, par un message motivé, demander aux deux Chambres une nouvelle déli-
bération de la loi et la constitution précise qu’il doit être fait droit à sa demande.
B Le Conseil des ministres
439. Le Président du Conseil. – La procédure initiale de nomination (Arné,
1962). – La Constitution avait imaginé pour sa nomination une procédure assez
compliquée qui ne s’explique qu’à titre de compromis entre les partisans de la nomi-
nation par le Président de la République et ceux qui voulaient maintenir le système
du projet du 19 avril 1946, c’est-à-dire l’élection par l’Assemblée nationale.
386
Droit constitutionnel
Aux termes de l’article 45, c’est le Président de la République qui, au début
de chaque législature et après les consultations d’usage, désigne le Président du
Conseil. Mais celui-ci ne peut être nommé que lorsqu’il a été investi de la
confiance de l’Assemblée à laquelle il a préalablement soumis le programme
et la politique du cabinet qu’il se propose de constituer. L’Assemblée donne
son investiture au scrutin public et à la majorité absolue de ses membres.
a) Le pouvoir de désignation du Président de la République qui, sous les lois
de 1875, n’était limité qu’en fait par l’obligation de tenir compte des vœux de la
majorité parlementaire, se trouvait limité en droit. Le Président pourra toujours
désigner qui il entend, mais il ne pourra nommer que la personnalité qui a
obtenu l’investiture de l’Assemblée. Son rôle se borne en quelque sorte à l’exer-
cice d’un droit de présentation. En pratique, compte tenu du multipartisme et
des divisions de l’assemblée, un Président habile pouvait, comme autrefois
sans la IIIe République ou plus tard en Italie, rechercher l’homme le plus à
même de former une coalition. Il pouvait aussi parfois gêner ou retarder les
tentatives de certaines personnalités pour constituer un gouvernement.
b) La formation du cabinet est une procédure à trois temps : il y a d’abord
désignation d’un Président du Conseil par le Président de la République, puis
investiture du chef du gouvernement par l’Assemblée, à la suite des négocia-
tions menées entre les groupes, sur le programme qu’il aura présenté ; enfin
formation du gouvernement.
c) Ce système met en vedette la situation du Président du Conseil en ce qu’il
le place nettement au-dessus du gouvernement. Sur ce point l’intention des
constituants n’est pas équivoque. Après avoir reproché à la constitution de
1875 d’avoir ignoré le Président du Conseil, le Président de la commission de
constitution déclarait : « Nous essayons, nous, d’organiser, parce que cela est
apparu absolument nécessaire pour le bon fonctionnement de la démocratie,
une présidence du Conseil et, en dehors du gouvernement même, nous voulons
d’abord un Président du Conseil désigné et choisi par l’Assemblée et respon-
sable devant elle ».
440. La procédure de 1954. – Le système d’investiture imaginé par les
constituants n’a pas produit en fait tous les résultats heureux qu’ils en atten-
daient (Fabre, 1951). Il n’a pas diminué le nombre des crises ministérielles.
Une révision de la constitution, intervenue en 1954, fut donc inspirée par le
désir de donner à l’exécutif une plus grande stabilité.
La procédure de désignation du Président du Conseil demeurait inchangée.
Il était, d’abord « pressenti » par le Président de la République, puis « désigné »
lorsqu’il avait donné à celui-ci son acceptation de constituer un cabinet.
Ce qui était nouveau c’était, d’une part, la procédure d’investiture par l’As-
semblée, d’autre part les conditions de majorité.
a) Désormais, le Président du Conseil désigné choisissait les membres de
son cabinet, en faisait connaître la liste à l’Assemblée nationale et se présentait
devant elle pour lui demander d’investir le gouvernement par un vote de
confiance.
C’était donc un retour à la pratique de la IIIe République, avec cette diffé-
rence toutefois que le Président et les membres du ministère n’étaient pas nom-
més par le Président de la République avant, mais après le vote de l’Assemblée.
La IVe République
387
b) La majorité requise pour que le nouveau ministère soit considéré comme
ayant obtenu la confiance de l’Assemblée était la majorité simple.
Toutefois l’exigence de la majorité absolue des députés pour renverser un
cabinet en fonction était maintenue par le nouvel article 49.
On pensait obtenir la stabilité du fait qu’il serait plus facile de former un
nouveau gouvernement et toujours aussi difficile de le renverser. Cependant,
comme la constitution du gouvernement et son maintien en fonction dépendait
non des techniques constitutionnelles, mais avant tout des possibilités politiques
de rassembler et de maintenir une coalition, la révision de 1954 n’eut guère
d’effets.
441. Attributions. – Différentes dispositions de la constitution confirment
la supériorité initiale du Président du Conseil : d’abord lui seul peut poser la
question de confiance après délibération en Conseil des ministres (art. 49).
Ensuite il reçoit des attributions qui, naguère, appartenaient nominalement au
Président de la République : il a l’initiative des lois, il nomme à tous les emplois
civils et militaires, sauf ceux dont la constitution réserve la nomination au Pré-
sident de la République ; il assure la direction des forces armées et surtout il est
chargé de pourvoir à l’exécution des lois (art. 47).
Cette attribution du pouvoir réglementaire au Président du Conseil, bien
qu’elle ne fasse que régulariser en droit ce qui se passait en fait, accroît l’auto-
rité du chef du gouvernement en ce que son pouvoir de coordination de l’acti-
vité ministérielle se trouve consolidé par son droit de viser les règlements pré-
parés par les divers ministères.
Cette coordination s’exerce tant sur le plan civil que dans le domaine de la
défense nationale. À cette fin, les services de la Présidence du Conseil ont été
considérablement accrus par rapport à ce qu’ils étaient sous la IIIe République.
Étant donné l’énormité de la tâche du Président du Conseil, il peut déléguer ses
pouvoirs à un ministre (art. 54).
442. Les ministres. – Choisis par le Président du Conseil, ils sont nommés
par le Président de la République, après que l’équipe ministérielle a obtenu la
confiance de l’Assemblée nationale.
Les ministres, qui ne sont pas obligatoirement des parlementaires, ont accès
aux deux Chambres et à leurs commissions. Ils doivent être entendus quand ils le
demandent. Ils peuvent se faire assister dans les discussions devant les Chambres
par des commissaires désignés par décret (art. 53).
443. Unité et responsabilité du cabinet. – Le cabinet comprend des mem-
bres qualifiés de titres différents : ministres, ministres sans portefeuille ou
ministres d’État, secrétaires et sous-secrétaires d’État. La situation de ces der-
niers est assez flottante ; en principe, elle se caractérise par le fait que les secré-
taires ou sous-secrétaires d’État n’assistent pas au conseil des ministres, mais
seulement aux conseils de cabinet et uniquement pour les affaires de leur res-
sort. Il ne s’agit d’ailleurs pas là d’une règle absolue.
En dépit de cette variété de membres, le cabinet constitue un organisme
doué de l’unité tant juridique que politique. La solidarité ministérielle est l’illus-
tration de cette unité. Elle se traduit par une présomption de concordance de
388
Droit constitutionnel
vues au sein du gouvernement en vertu de laquelle les ministres sont tenus
d’adopter une attitude commune dans leur vote aux Assemblées.
Dans les gouvernements de coalition, l’unité de vues est évidemment plus dif-
ficile à réaliser. Elle dépend en grande partie de l’habileté et de l’autorité du Prési-
dent du Conseil. De ce fait, la solidarité ministérielle est pour celui-ci un instrument
de prépondérance. Mais en un autre sens elle affaiblit sa situation, car si des dissen-
timents persistants se manifestent au sein du cabinet, le Président est entraîné dans
la démission collective.
Les ministres sont en effet collectivement responsables devant l’Assemblée
nationale de la politique générale du cabinet, et individuellement de leurs actes
personnels (art. 48). En outre, ils sont pénalement responsables des crimes et
délits commis dans l’exercice de leurs fonctions (art. 56). À ce titre, ils peuvent
être mis en accusation par l’Assemblée nationale et renvoyés devant la Haute
Cour de justice.
Le Président de la République préside le Conseil des ministres (art. 32),
mais, quoique la constitution ne mentionne pas cette hypothèse, il peut y avoir
hors de sa présence des réunions de cabinet.
Section 3
Le fonctionnement des pouvoirs publics
444. Mesure du parlementarisme dans la Constitution de 1946. – Si l’on
s’en tient, pour caractériser la forme parlementaire d’un système gouvernemental, à
sa structure externe en négligeant les conditions de fond historiques, psychologi-
ques et sociales, on peut dire que le régime établi par la Constitution de 1946 appar-
tenait à la catégorie du parlementarisme. Au double point de vue de la participation
des différents organes à l’exercice des fonctions étatiques et de l’importance de
cette participation, les formules constitutionnelles respectaient les règles du régime
parlementaire, mais il serait excessif d’assurer qu’elles en adoptaient également
l’esprit.
Elles paraissaient conformes à la représentation traditionnelle du régime par-
lementaire comme système de collaboration des pouvoirs. Gouvernement et
Parlement étaient associés en matière législative, puisque l’un et l’autre avaient
l’initiative et que le Parlement votait les lois, tandis que l’exécutif les promul-
guait et les faisait exécuter grâce à son pouvoir réglementaire. Ils étaient asso-
ciés également en matière financière : le gouvernement prépare et présente le
budget, l’Assemblée nationale le vote. Ils étaient associés enfin en matière gou-
vernementale, puisque le cabinet investi de la confiance de l’Assemblée natio-
nale gouvernait sous le contrôle de celle-ci.
La Constitution prévoyait également les deux mécanismes qui, théorique-
ment doivent permettre de maintenir l’influence mutuelle des pouvoirs : la res-
ponsabilité ministérielle et la dissolution. En fait cependant le régime ne fonc-
tionnait pas bien (Priouret, 1959 ; Fauvet, 1971).
La IVe République
§ 1. La législation
389
445. L’impuissance parlementaire et la délégation du pouvoir législatif
(Barale, 1964). – L’initiative des lois appartenait communément au Président
du Conseil des ministres, aux membres du Parlement (l’initiative pleine avait
été rendue aux sénateurs par la loi constitutionnelle du 7 décembre 1954).
Dans l’espoir d’empêcher le retour à la pratique des décrets-lois, courante
dans les dernières années de la IIIe République (v. supra no 387), les consti-
tuants avaient établi, dans l’article 13, que seule l’Assemblée nationale vote la
loi et qu’elle ne peut déléguer ce droit. Or, loin d’avoir disparu, les raisons de
fait qui militaient en faveur de la législation par décret étaient devenues plus
impératives. D’une part l’absence de majorité parlementaire cohérente rendait
impossible l’adoption d’une législation constructive ; d’autre part les parlemen-
taires répugnaient toujours à voter des lois impopulaires (en matière fiscale
notamment) ; enfin, la complexité et la minutie des réglementations exigées
par les tendances politico-sociales contemporaines faisaient ressortir l’inadapta-
tion des Parlements à une pareille tâche.
a) La loi du 17 août 1948 met en œuvre une technique différente de celle qui
était suivie sous la IIIe République. Au lieu de permettre l’entrée en vigueur
immédiate des décrets pris en vertu de la loi d’habilitation, elle dispose qu’ils
sont déposés sur le bureau de l’Assemblée et n’entrent en vigueur qu’à l’expi-
ration d’un délai accordé à celle-ci pour les examiner. Peu importe d’ailleurs
qu’elle ait ou non utilisé ce droit de contrôle. C’est ce que l’on a appelé le pro-
cédé de la loi-cadre. Le qualificatif est d’ailleurs usurpé car une loi-cadre est
indique à l’autorité réglementaire les principes généraux qu’elle
celle qui
devra observer, ce qui ne fut nullement le cas de la loi de 1948.
Il restait cependant que le jeu du délai ne changeait rien au fait essentiel : la
possibilité pour le gouvernement de modifier la législation en vigueur. Aussi,
pour légaliser cette faculté, la loi a-t-elle imaginé que le Parlement est compé-
tent pour opérer une délimitation des domaines de la loi et du règlement. Si, a-t-
on dit, le Parlement autorise le gouvernement à intervenir en certaines matières,
ces matières sont par le fait même délégalisées, les lois qui les réglementaient
n’ont plus que la valeur de décret et sont par conséquent modifiables par décret.
Bien plus, cette délégalisation n’a plus une durée temporaire, limitée au délai
durant lequel le gouvernement est autorisé à rendre ses décrets ; elle dure aussi
longtemps que le Parlement en prenant une loi à son sujet n’a pas « relégalisé »
la matière en question.
b) Peu rassuré par cette argumentation et cependant pressé par la nécessité
de légiférer, le gouvernement demanda l’avis du Conseil d’État. De cet avis,
rendu le 6 février 1953 (RDP 1953, p. 171 et s.), il résulte : a) que les décrets-
lois du type IIIe République sont interdits ; b) que cela n’empêche pas le Parle-
ment d’étendre la compétence réglementaire en y incluant certaines matières
antérieurement législatives ; c) que certaines questions ne peuvent faire l’objet
de ce transfert de compétence ; d) enfin qu’en tout état de cause l’autorisation
donnée au gouvernement doit être précise et délimitée.
L’effet de cette absolution préventive fut le retour par la loi du 11 juillet
1953 et du 14 août 1954 à une procédure qui n’est, au fond, pas différente de
390
Droit constitutionnel
celle des décrets-lois : autorisation de modifier la loi, délai limité imposé au
gouvernement, entrée en vigueur immédiate des décrets, ratification ultérieure
par le Parlement. Deux différences cependant doivent être signalées parce qu’el-
les innovaient par rapport à la pratique suivie sous la IIIe République : d’une
part la loi d’habilitation ne vaut que pour le gouvernement qui l’a sollicitée,
tandis que, sous la IIIe, la loi d’habilitation spécifiait ou non le nom du ministère
habilité ; d’autre part les décrets-lois ne peuvent entrer en vigueur sans avoir
recueilli l’avis conforme de certains organismes (de la commission des finances
de l’Assemblée nationale, pour la loi de 1954).
446. Intérêt actuel de la pratique suivie sous la IVe République. – Les
développements qui précèdent n’ont pas qu’un intérêt rétrospectif. Il est indis-
pensable de connaître les difficultés auxquelles s’est heurtée la IVe République
et son incapacité à les surmonter pour comprendre la solution qui a été adoptée
par la constitution actuelle. L’impasse où s’était finalement trouvé le régime
antérieur explique le contenu de l’article 38 de la Constitution de 1958
(v. infra no 745 s.).
447. Le Conseil économique (Loi 27 octobre 1946, 20 août 1947 et
20 mars 1951). – À une époque, entre les deux guerres, où les idées de repré-
sentation professionnelle et de Parlement économique étaient en faveur, les
conseils économiques avaient connu une certaine fortune. Le modèle en fut
celui institué en Allemagne par la constitution de Weimar. En France, il en fut
également créé un par le décret du 16 janvier 1925 ; élargi en 1936, il fut rendu
permanent pendant la durée des hostilités.
La Constitution de 1946 a repris l’idée dans son article 25 avec l’intention
de faire de ce Conseil, dont les pouvoirs demeurent d’ailleurs consultatifs, l’or-
gane des fonctions économiques et des grandes catégories sociales : travail,
capital, artisanat, familles... De là l’extrême complexité de sa composition.
En général, les membres sont élus ou désignés pour trois ans par les syndi-
cats, groupements ou associations qu’ils représentent.
§ 2. Les rapports entre les pouvoirs publics
448. Multiplicité des contacts entre le gouvernement et le Parlement. –
Selon la conception classique, le régime parlementaire assure l’équilibre des
pouvoirs en leur donnant la possibilité d’agir réciproquement l’un sur l’autre.
Prisonniers de cette conception, les constituants de 1946 avaient cherché à assu-
rer la collaboration par un certain nombre de procédés traditionnels :
Les ministres ont droit d’accès aux Chambres et à leurs commissions ; ils
doivent être entendus quand ils le demandent (art. 53). Le Président de la Répu-
blique peut communiquer avec le Parlement par des messages adressés à l’As-
semblée nationale (art. 37). Inversement,
le Parlement peut demander aux
ministres de venir lui fournir des explications ; les députés et les membres du
Conseil de la République peuvent, selon la procédure traditionnelle, leur poser
des questions.
La IVe République
391
Nous ne retiendrons ici que les deux principales institutions qui permettaient
à chacun des deux organes de peser sur l’attitude de l’autre : la responsabilité
ministérielle et la dissolution.
449. La responsabilité ministérielle. – Elle pouvait être mise en œuvre soit
par la question de confiance, soit par la motion de censure.
1o La question de confiance ne pouvait être posée que par le Président du
Conseil et après délibération du cabinet (art. 49). La procédure était la suivante :
le Président du Conseil déposait un texte, par exemple un projet de loi, sur le
bureau de l’Assemblée et engageait la responsabilité du gouvernement sur ce
texte. En d’autres termes, il s’engageait à démissionner au cas où le texte serait
rejeté.
Le vote ne pouvait intervenir qu’un jour franc après qu’elle ait été posée
devant l’Assemblée...
Cette procédure avait incontestablement pour effet de retarder la marche des
débats et on n’a pas manqué de lui reprocher la lenteur qu’elle introduit dans les
délibérations, lenteur telle qu’elle était de nature à paralyser le gouvernement
dans l’exercice de son droit de poser la question de confiance (voir séance du
5 septembre 1946, JO, p. 3555). Or, tel était bien le but visé par la Constitution.
On espérait que le gouvernement gagnerait en stabilité, puisque les possibi-
lités de crise ministérielle seraient moins fréquentes et que, d’autre part, le
même article 49 précisait que la confiance ne peut être refusée au cabinet qu’à
la majorité absolue des députés de l’Assemblée.
2o Avec la motion de censure, l’Assemblée prenait l’initiative de mettre en
cause la responsabilité gouvernementale. Toujours dans l’intention de ne pas
compromettre la stabilité du cabinet, des précautions étaient prises pour éviter
les votes intempestifs (art. 50) :
a) le vote ne peut intervenir qu’un jour franc après le dépôt de la motion de
censure :
b) il a lieu au scrutin public ;
c) la motion de censure ne peut être adoptée qu’à la majorité absolue des
députés à l’Assemblée.
Le vote d’une motion de censure entraîne la démission collective du cabinet.
Mais la question capitale était de savoir ce qui pourrait se produire dans les cas
où la motion de censure était approuvée ou la confiance rejetée non pas à la
majorité absolue, mais à la majorité simple. La réponse était simple : juridique-
ment, le gouvernement n’était pas tenu de démissionner. En pratique, cependant
il était clair qu’il ne pouvait se maintenir, ne serait-ce que parce qu’il ne dispo-
sait pas des moyens législatifs et financiers de gouverner et d’exécuter son pro-
gramme. En effet, le texte sur lequel il avait engagé sa responsabilité était rejeté.
Il était donc contraint de présenter malgré tout sa démission.
450. La fréquence des crises ministérielles. – Les précautions prises par la
Constitution de 1946 pour empêcher que la mise en cause de la responsabilité
du gouvernement ne provoque trop aisément son renversement n’ont pas pro-
duit le résultat que l’on en escomptait. Les crises ministérielles se sont multi-
pliées à une cadence qui a fini par indisposer l’opinion.
392
Droit constitutionnel
Seulement, ce n’est pas la procédure des articles 49 et 50 qui doit être incri-
minée. Rares ont été les ministères ouvertement renversés par un vote hostile.
Dans la plupart des cas c’est leur désagrégation interne qui provoquait la crise.
Faute de pouvoir gouverner, le gouvernement démissionnait. L’origine du mal
était ainsi, non dans une règle de procédure, mais dans l’absence d’une majorité
cohérente au Parlement. Et c’est pourquoi on pouvait être sceptique sur l’effica-
cité des réformes constitutionnelles qui furent proposées dans les derniers mois du
régime1. Il ne suffit pas de rendre un gouvernement plus ou moins inamovible –
et c’est à quoi tendaient les procédures imaginées pour paralyser le vote de
méfiance – encore faut-il qu’il puisse gouverner. Si le Parlement n’y consent
pas, aucun subterfuge procédural ne pourra suppléer l’absence d’adhésion pro-
fonde à son programme. Aussi bien la multiplicité des crises ministérielles sous
la IVe République ne signifiait pas que le contrôle parlementaire avait été efficace.
Avec de telles mœurs, le renversement d’un cabinet ne signifiait nullement que
le contrôle parlementaire avait été exercé. En réalité, la Chambre ne discutait pas
réellement des problèmes de fond. Lors du scrutin sur la question de confiance ou
sur une motion de censure, ce qui était en cause ce n’était pas la mesure qui en
faisait officiellement l’objet, c’est de savoir si la majorité maintiendrait ou non la
délégation consentie au gouvernement au moment de son investiture.
Dans la théorie classique du régime parlementaire, la responsabilité ministé-
rielle était destinée à sanctionner une divergence politique entre l’assemblée et
le pouvoir exécutif. Sous la IVe République, l’essentiel n’était pas dans les rap-
ports entre les organes, mais dans les rapports entre partis. La mise en jeu de la
responsabilité ne traduisait donc pas une opposition entre organes, mais l’insta-
bilité d’une coalition.
451. La dissolution. – On estime parfois qu’une utilisation fréquente du
droit de dissolution aurait pu remédier à l’instabilité ministérielle, mais d’une
part, depuis la crise du 16 mai, la dissolution était frappée de discrédit et
considérée comme contraire à la tradition républicaine, d’autre part ces crises
ne traduisaient pas de véritables conflits entre pouvoir exécutif et pouvoir
législatif, mais des ruptures au sein d’une coalition ; enfin les règles constitu-
tionnelles en rendaient l’usage difficile. La procédure était en effet la sui-
vante : si, au cours d’une même période de dix-huit mois, deux crises minis-
térielles survenaient dans les conditions prévues aux articles 49 et 50, la
dissolution de l’Assemblée nationale pouvait être décidée en Conseil des
ministres, après avis du Président de l’Assemblée. Le Président de la Répu-
blique prononçait, par décret, la dissolution, conformément à la décision du
Conseil des ministres, mais ne décidait rien et ne jouait donc pas le rôle d’ar-
bitre, que lui assigne la théorie classique du régime parlementaire.
Mais il n’y avait pas seulement transfert du droit de dissolution du Président
de la République au Conseil des ministres. Il y avait aussi limitation de ses
conditions d’exercice. Ces limitations étaient au nombre de trois :
a) afin de laisser aux rapports entre l’exécutif et le Parlement le temps d’un
« rodage » indispensable, la constitution interdisait l’usage du droit de dissolu-
tion pendant les dix-huit premiers mois de la législature ;
1.
Voir le projet de loi constit. déposé par le gouvernement Gaillard, le 16 janvier 1958.
La IVe République
393
b) pour que la dissolution fût possible, il fallait, en second lieu, que deux
crises ministérielles fussent intervenues dans une même période de dix-huit
mois. On estime qu’alors le rapprochement des crises justifiait la dissolution ;
c) enfin, le gouvernement ne pouvait décider la dissolution que si les crises
ministérielles s’étaient produites dans les conditions prévues par les articles 49
et 50, c’est-à-dire à la suite d’un vote de défiance ou d’une motion de censure et
à la majorité absolue.
C’était là la limitation la plus grave à l’exercice du droit de dissolution, car
si la dissolution ne pouvait intervenir que dans le cas d’une crise ministérielle
ouverte par le jeu des articles 49 et 50, il dépendait de l’Assemblée de la ren-
dre possible ou non. Il lui suffisait de ne pas voter expressément une motion
de censure ou de prendre garde à se prononcer contre le gouvernement à la
majorité relative, pour contraindre en fait le gouvernement à démissionner,
tout en rendant la dissolution impossible. Les parlementaires devinrent très
habiles à pratiquer cette technique, appelée « le calibrage des votes » et la plu-
part des crises ministérielles se produisaient en dehors des conditions prévues
aux articles 49 et 50.
La dissolution de l’Assemblée nationale ne fut prononcée qu’une seule fois,
en décembre 1955, à l’initiative du Président du Conseil Edgar Faure, qui put
profiter du fait que les conditions étaient remplies, mais non pas dans le but de
faire arbitrer par les électeurs un conflit entre le gouvernement et l’Assemblée –
il n’y en avait d’ailleurs pas –, mais de provoquer des élections selon le système
électoral de 1951 avant que la majorité parlementaire ait pu modifier le mode de
scrutin (Blamont, 1956 ; Berlia, 1956).
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Quatrième partie
Les institutions de la Ve République
Chapitre 1
Le cadre
Section 1
Origines et évolution de la Ve République
Sous-section 1
Le problème de la réforme constitutionnelle en 1958
453. La Constitution de la Ve République a été adoptée en 1958. – Cette
nouvelle Constitution n’est évidemment pas tombée du ciel. Elle a constitué une
réponse à certains problèmes que se posaient les citoyens et la classe politique à
la fin du régime précédent. Quels étaient ces problèmes ? Quelles étaient les
solutions envisagées ?
§ 1. Les maux
454. Dans les derniers temps de la IVe République, chacun a conscience que
les institutions fonctionnent mal. Le signe le plus apparent de ce mauvais fonc-
tionnement, c’est évidemment
l’instabilité gouvernementale : en moins de
douze ans, d’octobre 1946 à mai 1958, vingt et un gouvernements se sont suc-
cédé ; compte tenu du délai nécessaire à la résolution de chaque crise ministé-
rielle, la durée moyenne d’un gouvernement était en fait inférieure à six mois.
Les causes de cette instabilité ayant déjà été étudiées au chapitre précédent,
on se bornera ici à rappeler très brièvement les principales, l’absence d’une
majorité parlementaire véritable et l’insuffisance des moyens juridiques de
l’exécutif, c’est-à-dire les conditions auxquelles étaient subordonnées la disso-
lution de l’Assemblée nationale et le fait qu’un gouvernement pouvait se voir à
la fois accorder la confiance de l’Assemblée nationale et refuser le texte sur
lequel il avait engagé sa responsabilité.
§ 2. Les remèdes
455. Vers la fin de la IVe République, presque tout le monde pensait que le
régime avait besoin d’être assez sérieusement réformé, mais l’on avait du mal à
398
Droit constitutionnel
s’entendre sur la nature du remède à appliquer. On pouvait envisager trois types
de solutions : une réforme électorale permettant d’agir sur le système de partis
(A) ; la rationalisation du parlementarisme destinée à renfoncer la position du
gouvernement vis-à-vis du Parlement (B) ; le changement du mode de désigna-
tion du Président de la République de façon à transformer la signification poli-
tique de l’exécutif (C).
A La réforme électorale
456. Sous la IVe République, même après la réforme de 1951, l’Assemblée
nationale était élue principalement à la représentation proportionnelle. Or, l’on
sait qu’un tel mode de scrutin a généralement pour effet de rendre plus difficile
la constitution d’une majorité parlementaire. C’est pourquoi, certains hommes
politiques (notamment le gaulliste Michel Debré) préconisaient l’adoption du
scrutin majoritaire en espérant que cette réforme entraînerait une réduction du
nombre des partis et qu’elle aboutirait même peut-être un jour à la formation
d’un système bipartisan, comme en Grande-Bretagne.
Le mode d’élection des députés étant fixé par une loi ordinaire, une telle
réforme n’impliquait aucune révision de la Constitution. Mais elle était politi-
quement difficile à réaliser, en raison des incidences qu’elle pouvait avoir sur la
situation de nombreux parlementaires. De plus, rien ne garantissait qu’elle pro-
duirait les effets escomptés : en effet, le scrutin majoritaire à deux tours, qui
était demeuré en vigueur durant la majeure partie de la IIIe République, n’avait
pas suffi à empêcher l’instabilité gouvernementale.
B La rationalisation du parlementarisme
457. Rationaliser le parlementarisme, c’est introduire dans la Constitution
des dispositifs qui renforcent la position du gouvernement vis-à-vis du Parle-
ment, et qui peuvent pallier l’absence d’une véritable majorité parlementaire.
En 1946, lors de l’élaboration de la Constitution de la IVe République, il avait
déjà été beaucoup question de parlementarisme rationalisé mais les constituants
ne s’étaient que très timidement engagés dans cette voie, la plupart d’entre eux
demeurant attachés à l’idée de souveraineté parlementaire.
Toutefois, quelques années plus tard, les constituants de certains pays étran-
gers s’étaient montrés à cet égard beaucoup plus audacieux. Ainsi la Loi fonda-
mentale allemande (1949) n’autorise-t-elle le Bundestag à renverser le Chance-
lier fédéral qu’à la condition qu’il lui désigne en même temps un successeur
(système de la motion de censure « constructive », v. supra no 236).
Sans aller tout à fait aussi loin, les projets de révision déposés par les der-
niers gouvernements de la IVe République tendaient à limiter les facteurs d’ins-
tabilité en rendant la dissolution plus facile, et en perfectionnant le mécanisme
de la question de confiance sur le vote d’un texte : celui-ci serait considéré
comme automatiquement adopté, à moins que l’Assemblée nationale décide
de renverser le gouvernement par un vote à la majorité absolue de ses membres.
Le cadre
399
C Le changement du mode de désignation
du Président de la République
458. Sous la IVe République, l’exécutif n’avait aucune assise indépendante du
Parlement. Le Président de la République était élu par les deux Chambres réunies
en congrès. Quant au Président du Conseil, il était désigné par le Président de la
République mais il devait ensuite être investi par l’Assemblée nationale.
Dans un discours célèbre, prononcé à Bayeux en 1946, au moment où la
constitution de la IVe République était en voie d’élaboration,
le général
de Gaulle avait condamné un tel système. Pour lui, le Président de la Répu-
blique était le garant de l’intérêt national. Il devait donc se situer au-dessus
des luttes partisanes. Or, en raison de son mode d’élection, le Parlement se
trouve toujours sous l’emprise des partis politiques. Selon le général de Gaulle,
il fallait que le chef de l’État fût élu « par un collège électoral qui englobe le
Parlement, mais beaucoup plus large et composé de manière à faire de lui le
Président de l’Union française en même temps que celui de la République... ».
Il choisirait les membres du gouvernement qui, tout en étant responsables
devant le Parlement, n’auraient plus besoin d’être investis par celui-ci, car
c’est du chef de l’État « que doit procéder le pouvoir exécutif ». Il disposerait
librement du droit de dissolution, ce qui lui permettrait « de servir d’arbitre au-
dessus des contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit, dans
les moments de grave confusion, en invitant le pays à faire connaître, par des
élections, sa décision souveraine ».
Cette idée de donner à l’exécutif une assise indépendante du Parlement et de
confier au chef de l’État des pouvoirs importants était alors tout à fait étrangère
à la tradition républicaine française. On aurait pu à la rigueur réformer la loi
électorale et rationaliser le parlementarisme sans vraiment sortir du cadre de la
IVe République. Mais lorsque l’on envisageait de retirer au Parlement la dési-
gnation du chef de l’État pour la confier au peuple (ou même simplement à un
collège électoral élargi), on réveillait de vieilles craintes. Il y avait bien eu un
précédent sous la IIe République entre 1848 et 1851 mais, précisément, cette
expérience avait mal tourné : le premier Président de la République élu au suf-
frage universel direct, Louis-Napoléon Bonaparte, avait tiré parti de l’autorité et
du prestige que lui conférait son mode de désignation, pour faire un coup
d’État, renverser la République et restaurer l’Empire ! Seuls les gaullistes
demandaient donc une réforme du mode de désignation du Président de la
République et ils n’étaient d’ailleurs même pas unanimes sur ce point. Quant
aux autres partis, ils y étaient franchement hostiles.
Dans des circonstances normales, la réforme constitutionnelle n’aurait eu
sans doute qu’un objet limité : on se serait probablement contenté d’introduire
quelques nouvelles techniques de rationalisation du parlementarisme, comme
les gouvernements de F. Gaillard et P. Pflimlin ont d’ailleurs tenté de le faire
in extremis. Mais, en raison de la guerre d’Algérie, la IVe République traversait
une crise extrêmement grave et les événements de l’année 1958 allaient permet-
tre au général de Gaulle de réaliser par des voies constitutionnelles un change-
ment complet de régime, qui combinait les trois grands thèmes de réforme ci-
dessus évoqués.
400
Droit constitutionnel
Sous-section 2
Préparation et adoption de la Constitution
§ 1. Le retour au pouvoir du général de Gaulle
459. Le général de Gaulle, qui avait quitté le pouvoir en janvier 1946, y est
revenu douze ans plus tard, en mai 1958, dans des circonstances politiques très
agitées, mais dans des conditions formellement régulières.
Au printemps 1958, la situation politique en France était extrêmement ten-
due. La IVe République se débattait avec les problèmes de la décolonisation : la
guerre d’Algérie, qui avait éclaté en 1954 quelques mois seulement après la fin
de la guerre d’Indochine durait déjà depuis plus de trois ans et aucune solution
n’était en vue. Le 15 avril 1958, le gouvernement de Félix Gaillard fut renversé
par l’Assemblée nationale. L’extrême gauche et la droite lui avaient toutes deux
refusé la confiance, pour des raisons d’ailleurs différentes, voire contradictoi-
res : l’extrême gauche lui reprochait de ne pas négocier avec la rébellion algé-
rienne alors que la droite le soupçonnait de vouloir négocier avec cette même
rébellion.
La crise ministérielle se prolongea plusieurs semaines. Diverses personnali-
tés, pressenties par le Président de la République pour occuper la fonction
de Président du Conseil, se récusèrent, car elles ne pensaient pas pouvoir obte-
nir l’investiture de l’Assemblée nationale. Enfin, le 8 mai, Pierre Pflimlin, l’un
des dirigeants du Mouvement républicain populaire (MRP), parti de centre-droit
et de sensibilité démocrate-chrétienne, accepta d’entamer le processus de forma-
tion d’un nouveau gouvernement.
Mais les Français d’Algérie et l’armée se méfiaient de P. Pflimlin : on savait
qu’il n’était pas un partisan convaincu de l’Algérie française, et on lui prêtait, à
tort ou à raison, des velléités de négociation avec les indépendantistes algériens.
Le 13 mai, c’est-à-dire le jour même où P. Pflimlin devait se présenter devant
l’Assemblée nationale avec son gouvernement, un soulèvement éclata à Alger ;
les bâtiments officiels furent investis, les militaires fraternisèrent avec les civils.
À la fin de la journée, un comité de salut public composé de personnalités civi-
les et militaires était constitué à Alger. Le Président de ce comité, le général
Massu, adressa au Président de la République un télégramme comminatoire exi-
geant « la création à Paris d’un gouvernement de salut public seul capable de
conserver l’Algérie partie intégrante de la métropole ». Ce télégramme suscita
de graves inquiétudes dans la métropole : une partie de l’armée s’étant dressée
contre le pouvoir civil, on pouvait redouter un coup d’État militaire. Dans un
réflexe de défense républicaine, l’Assemblée nationale surmonta ses divisions et
vota assez largement l’investiture au gouvernement de P. Pflimlin.
Mais il apparut très vite que l’on se trouvait dans une impasse : d’une part, le
gouvernement Pflimlin ne parvenait pas à rétablir son autorité sur l’Algérie et
des menaces pesaient sur la métropole ; d’autre part, le comité de salut public
qui siégeait à Alger hésitait à organiser une expédition militaire sur Paris et à
déclencher une guerre civile.
Le cadre
401
Le retour au pouvoir du général de Gaulle apparut alors aux yeux de la
grande majorité de la classe politique et de l’opinion, comme la seule solution.
Le Général jouissait encore d’un grand prestige : il avait incarné la France libre
pendant la guerre ; il avait rétabli la légalité républicaine en 1944. Les gaullistes
de conviction n’étaient cependant pas très nombreux, ni à l’Assemblée natio-
nale, ni au sein du comité de salut public d’Alger ; mais la solution gaulliste
apparaissait aux deux camps comme un moindre mal dans la mesure où elle
permettait au moins d’éviter la guerre civile et de rétablir l’ordre. Et comme le
général de Gaulle avait pris soin de ne jamais annoncer publiquement ses inten-
tions sur l’Algérie, les uns pouvaient croire qu’il poursuivrait la politique de
l’Algérie française, les autres qu’il parviendrait à lui donner une forme d’auto-
nomie au sein de la République. Une partie de la classe politique éprouvait
cependant une très grande méfiance envers de Gaulle en raison des circonstan-
ces de son retour au pouvoir et de la pression des généraux d’Algérie, au point
que certains redoutaient une dictature.
Le Président du Conseil, P. Pflimlin, accepta néanmoins de s’effacer et
démissionna le 28 mai. Aussitôt, le Président de la République René Coty char-
gea le général de Gaulle de former un gouvernement et adressa au Parlement un
message pour tenter de convaincre les députés encore réticents. Ce message pré-
sentait un caractère très inhabituel : les usages de la IVe République interdisaient
normalement au chef de l’État de faire pression sur l’Assemblée nationale pour
obtenir un vote d’investiture. Mais Coty avait estimé que les circonstances
étaient elles-mêmes très inhabituelles et que, pour éviter des troubles graves, il
lui fallait sortir de sa réserve.
Le général de Gaulle constitua alors une équipe gouvernementale compre-
nant à la fois des gaullistes de longue date, comme Michel Debré et des person-
nalités représentant les principaux partis de gouvernement de la IVe République,
comme Pierre Pflimlin (MRP) ou Guy Mollet (SFIO). Le 1er juin, il se présenta
l’investiture à une forte majorité
devant
(329 voix contre 224). La droite avait voté pour, le MRP également, les socia-
listes et les radicaux s’étaient partagés ; seul le groupe communiste avait voté
massivement contre.
l’Assemblée nationale et obtint
Cependant, si le général de Gaulle avait accepté de revenir au pouvoir, ce
n’était pas pour gouverner dans le cadre des institutions de la IVe République,
mais pour les changer et il entendait bien avoir les mains libres pour le faire.
C’est pourquoi, aussitôt après avoir obtenu l’investiture, entre le 1er et le 3 juin
1958, il fit adopter trois textes par le Parlement :
1) Une résolution par laquelle les assemblées se mettaient en congé et renon-
çaient à siéger jusqu’à la fin de la session ordinaire.
2) Une loi de pleins pouvoirs qui devait permettre au gouvernement de pren-
dre des mesures par ordonnances pendant toute la période où le Parlement ne
siégerait plus.
3) Une loi constitutionnelle qui modifiait la procédure de révision de la
Constitution de 1946.
C’est sur le fondement de cette loi qu’allait être adoptée la nouvelle Constitution.
402
Droit constitutionnel
§ 2. La loi constitutionnelle du 3 juin 1958
460. Bien que le général de Gaulle fût revenu au pouvoir avec la volonté de
changer les institutions, la Constitution de 1946 demeurait en vigueur. Le chan-
gement aurait donc dû s’accomplir selon les formes prévues par l’article 90 de
la Constitution de 1946. Selon cette disposition, le projet de révision devait
obligatoirement être adopté par le Parlement. Cela ne faisait évidemment pas
l’affaire des gaullistes, qui souhaitaient rééquilibrer les institutions au profit de
l’exécutif et qui savaient que le Parlement accepterait difficilement de renoncer
aux prérogatives dont il avait joui sous le régime précédent.
Pour réaliser ses projets tout en restant dans la légalité constitutionnelle, le
général de Gaulle n’avait qu’une solution : commencer par réviser la procédure
de révision afin de permettre au gouvernement de préparer lui-même un projet
et de le faire adopter directement par le peuple sans le soumettre préalablement
au Parlement. Une telle démarche pouvait néanmoins faire problème tant d’un
point de vue technique que d’un point de vue politique.
461. Un problème de technique constitutionnelle. – D’après la procédure
de l’article 90, la révision de la Constitution nécessitait un temps relativement
long. Dans une première étape, il fallait adopter une résolution précisant l’objet
de la révision, c’est-à-dire les articles qui étaient visés ; puis on devait laisser
s’écouler un délai minimum de trois mois ; ensuite la résolution précisant l’objet
de la révision était soumise à une deuxième lecture et c’est seulement après
cette deuxième lecture que le Parlement pouvait enfin discuter et adopter la loi
de révision.
Fort heureusement, une résolution visant l’article 90 avait déjà été adoptée
en 1955, trois ans auparavant ; cette résolution n’avait pas abouti ; elle n’avait
jamais été soumise à une seconde lecture ; on l’avait complètement oubliée,
mais elle était toujours valable ; la révision demandée par le général de Gaulle
pouvait donc être greffée sur cette résolution ancienne, qui était demeurée en
suspens. C’est pourquoi elle put être adoptée en trois jours, entre le 1er et le
3 juin 1958, au lieu des trois mois qui eussent été nécessaires.
462. Un problème de légitimité politique. – Une modification aussi préci-
pitée de la procédure de révision pouvait évoquer un précédent fâcheux. En
juillet 1940, tout de suite après la défaite des armées françaises devant les
armées allemandes, le Parlement réuni à Bordeaux avait donné tous pouvoirs
au gouvernement dirigé par le Maréchal Pétain « à l’effet de promulguer par
un ou plusieurs actes une nouvelle Constitution ». Cette délégation par l’As-
semblée nationale de son pouvoir constituant avait été vivement critiquée,
notamment par le général de Gaulle lui-même. On avait soutenu qu’un Parle-
ment n’avait pas le droit de disposer ainsi des compétences que lui conférait la
Constitution, qu’il devait les exercer lui-même et que le principe démocratique
interdisait de s’en remettre à un homme providentiel.
Cependant, en dépit de certaines analogies, la démarche adoptée par le géné-
ral de Gaulle en 1958 ne justifie pas les mêmes critiques. Entre la loi constitu-
tionnelle du 10 juillet 1940 et celle du 3 juin 1958, il existe en effet une diffé-
la première constituait presque un blanc-seing ; elle ne
rence importante :
Le cadre
403
comportait que des conditions très vagues et en pratique le Maréchal Pétain
pouvait disposer du pouvoir constituant comme il l’entendait. Au contraire, la
seconde subordonne la délégation du pouvoir constituant à des conditions très
précises garantissant le respect d’un minimum de légitimité démocratique.
Il s’agit, d’une part, de conditions de forme et, d’autre part, de conditions
de fond.
463. Les conditions de forme. – La loi du 3 juin 1958 précise que « la
Constitution sera révisée par le gouvernement investi le 1er juin 1958 ». C’est
donc d’une délégation intuitu personae qu’il s’agit : si pour une raison quel-
conque le gouvernement de Gaulle avait été amené à se retirer, son successeur
n’aurait pas automatiquement bénéficié de la même compétence. L’avant-projet
élaboré par le gouvernement devait d’abord être soumis pour avis à un organe
le Comité consultatif constitutionnel. C’est par l’entremise de ce
spécial,
Comité que les assemblées expirantes espéraient faire entendre leur voix.
Aussi ont-elles pris soin d’assurer à leurs représentants une place prépondé-
rante : les deux tiers au moins des membres du Comité consultatif devaient
être désignés par les commissions compétentes de l’Assemblée nationale et du
Conseil de la République. Quant au dernier tiers, il devait être constitué de per-
sonnalités qualifiées choisies par le gouvernement.
Une fois préparé dans les conditions qui viennent d’être dites, le projet
devait être présenté pour avis au Conseil d’État, puis arrêté en Conseil des
ministres et enfin soumis à un référendum de décision.
464. Les conditions de fond. – Le projet devait respecter cinq principes :
a) Seul le suffrage universel est la source du pouvoir. C’est du suffrage uni-
versel ou des instances élues par lui que dérivent le pouvoir législatif et le pou-
voir exécutif.
Il ne s’agissait pas uniquement d’un hommage rendu au principe de la légi-
timité démocratique. En précisant que le pouvoir législatif « dérive du suffrage
universel ou des instances élues par lui », le Parlement avait sans doute voulu
écarter l’idée d’une seconde Chambre où siégeraient des représentants (non
élus) des organisations économiques, sociales et culturelles. Une telle idée
avait été en effet présentée par le général de Gaulle dès 1946, dans le discours
de Bayeux. Elle allait être évoquée brièvement en 1958 au cours des travaux
préparatoires (Pflimlin, 1991, p. 148), pour resurgir onze ans plus tard en
1969, à l’occasion du dernier référendum lancé par le général de Gaulle
(V. infra no 619).
b) Le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif doivent être effectivement sépa-
rés de façon que le gouvernement et le Parlement assument chacun pour sa part
et sous sa responsabilité la plénitude de ses attributions.
Pour le général de Gaulle, la notion de séparation des pouvoirs devait être
comprise dans un sens organique : le gouvernement ne doit pas procéder du
Parlement mais du chef de l’État ; il doit y avoir incompatibilité entre les fonc-
tions parlementaires et ministérielles.
c) Le gouvernement doit être responsable devant le Parlement.
Cette condition excluait évidemment l’adoption d’un régime présidentiel à
l’américaine.
404
Droit constitutionnel
d) L’autorité judiciaire doit demeurer indépendante pour être à même d’as-
surer le respect des libertés essentielles telles qu’elles sont définies par le
Préambule de la Constitution de 1946 et par la Déclaration des droits de
l’Homme à laquelle elle se réfère.
Cette condition manifestait la volonté de garantir le maintien des libertés
essentielles.
e) La Constitution doit permettre d’organiser les rapports de la République
avec les peuples qui lui sont associés.
Il s’agissait des peuples d’outre-mer, notamment ceux d’Afrique noire et
de Madagascar qui, en 1958, étaient déjà en voie de décolonisation mais
n’avaient pas encore acquis leur indépendance.
Telles étaient les conditions posées par la loi du 3 juin 1958. L’élaboration
du projet a commencé immédiatement après son adoption.
§ 3. L’élaboration du projet
465. Le texte définitif du projet de Constitution fut arrêté en Conseil des
ministres le 3 septembre 1958, c’est-à-dire exactement trois mois après le vote
de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958. On peut distinguer trois étapes prin-
cipales dans son élaboration : 1) la préparation d’un avant-projet ; 2) l’examen
de cet avant-projet par le Comité consultatif ; 3) la mise au point du projet défi-
nitif.
A La préparation de l’avant-projet (début juin-29 juillet)
466. Deux organes participèrent à l’élaboration de l’avant-projet, un organe
technique, le comité d’experts, et un organe politique, le comité interministériel.
Le comité d’experts travaillait sous la direction du garde des Sceaux, Michel
Debré, qui était depuis la Libération l’un des principaux conseillers du général
de Gaulle pour les questions constitutionnelles. Ce comité comprenait en outre
des juristes professionnels, appartenant pour la plupart au Conseil d’État. Il
n’avait aucun pouvoir propre de décision et les textes élaborés par lui, qui com-
portaient souvent d’ailleurs des versions alternatives, étaient ensuite soumis à
l’appréciation de l’organe politique, le comité interministériel.
Ce comité interministériel comprenait : le général de Gaulle, Président du
Conseil ; M. Debré, garde des Sceaux et Président du comité des experts ; plu-
sieurs ministres d’État
issus du personnel politique de la IVe République,
notamment Guy Mollet (SFIO) et Pierre Pflimlin (MRP), qui avaient été tous
deux Présidents du Conseil, et qui représentaient des forces politiques encore
très influentes avec lesquelles le général de Gaulle était obligé de compter. Cha-
cun des membres du comité interministériel avait un représentant au sein du
comité d’experts. La composition du comité interministériel n’était donc pas
politiquement tout à fait homogène et si l’on en juge par les travaux prépara-
toires aujourd’hui publiés, la mise au point de l’avant-projet a donné lieu à des
négociations assez serrées. Guy Mollet et Pierre Pflimlin avaient fini par
Le cadre
405
accepter comme un moindre mal le retour au pouvoir du général de Gaulle,
mais ils demeuraient attachés à certaines traditions du régime parlementaire tel
qu’on l’avait pratiqué sous la IIIe et la IVe Républiques. C’est pourquoi leurs
idées sur la réforme constitutionnelle ne s’accordaient pas toujours avec celles
des gaullistes.
Les principaux points litigieux étaient, semble-t-il, les suivants : le rôle du
Président de la République ; l’usage du référendum ; le statut des membres du
gouvernement.
1. Le rôle du Président de la République
467. D’après les premières versions élaborées par le comité d’experts, il était
prévu que le Président de la République « définit l’orientation de la politique
intérieure et extérieure du pays... ». Le Président de la République devait donc
être non seulement le chef de l’État mais aussi un chef de l’exécutif au sens
plein du terme, un leader politique de la Nation comme le Président des États-
Unis, et le gouvernement n’aurait pour rôle que de l’assister.
Pour G. Mollet et P. Pflimlin, ce n’était pas le Président de la République
qui devait être le leader politique de la Nation, mais le Premier ministre, respon-
sable devant le Parlement. Il leur a été donné satisfaction sur ce point, en appa-
rence tout au moins : d’après le texte finalement adopté par le Comité intermi-
nistériel, c’est en effet le gouvernement « qui détermine et conduit la politique
de la Nation ». Quant au Président de la République, son rôle est défini en ter-
mes plus vagues (voir art. 5 C).
2. Le référendum
468. Dans les premières versions élaborées par le comité d’experts, il était
prévu que le Président de la République pouvait soumettre au référendum « tout
projet de loi que le Parlement aurait refusé d’adopter ou toute question fonda-
mentale pour la vie de la Nation ».
Le Président de la République aurait donc toujours eu la possibilité de court-
circuiter le Parlement en s’adressant directement au peuple. L’influence et le pres-
tige du Parlement risquaient évidemment d’en souffrir. Là encore, les ministres
issus du personnel politique de la IVe République protestèrent et obtinrent des
concessions importantes. Dans le texte finalement adopté par le Comité intermi-
nistériel, le recours du Président de la République au référendum demeure pos-
sible mais il est subordonné à des conditions beaucoup plus restrictives (voir le
texte originel de l’art. 11 C).
3. Le statut des membres du gouvernement
469. Les gaullistes souhaitaient une séparation très stricte entre les fonctions
gouvernementales et les fonctions parlementaires, de manière à renforcer la soli-
darité ministérielle et la stabilité du gouvernement. Aussi les premières proposi-
tions du comité d’experts prévoyaient-elles non seulement qu’il y aurait incompa-
tibilité entre les fonctions ministérielles et parlementaires mais aussi qu’un
ministre ne pourrait même pas exercer un mandat local, et qu’il serait inéligible
406
Droit constitutionnel
au Parlement pendant un certain délai lorsqu’il cesserait de faire partie du gouver-
nement. C’était tout à fait contraire à la tradition parlementaire française qui,
comme la tradition britannique, favorisait l’interpénétration du personnel gouver-
nemental et du personnel parlementaire. Sur ce denier point, G. Mollet et
P. Pflimlin n’obtinrent que des concessions limitées. Le Comité interministériel
atténua la rigueur des incompatibilités, mais conserva le principe.
Les deux anciens Présidents du Conseil de la IVe République contribuèrent
également aux aspects novateurs de l’avant-projet et présentèrent notamment
des propositions tendant à rationaliser les rapports du Parlement et du gouver-
nement. C’est ainsi que la procédure de la question de confiance sur le vote
d’un texte, telle qu’elle est aménagée par l’article 49 alinéa 3 de la Constitution,
trouve son origine dans une proposition de P. Pflimlin.
L’avant-projet préparé par le comité d’experts et le comité interministériel
fut adopté en Conseil de cabinet le 29 juillet 1958 et transmis dès le lendemain
au Comité consultatif.
B L’intervention du Comité consultatif constitutionnel (1er-14 août)
470. Le Comité consultatif (organisé par un décret du 11 juillet 1958) com-
prenait 39 membres dont les deux tiers avaient été désignés par les commissions
compétentes de l’Assemblée nationale et du Conseil de la République. C’était
donc une sorte de Parlement en réduction. Toutes les grandes formations politi-
ques y étaient représentées, à l’exception du Parti communiste, qui avait refusé
d’y participer. Sa présidence était assurée par Paul Reynaud1, qui avait été, en
1940, l’avant-dernier Président du Conseil de la IIIe République.
Des représentants du gouvernement, et parfois le Président du Conseil lui-
même, assistaient à la plupart des réunions du Comité consultatif pour répondre
aux questions concernant l’avant-projet. Ainsi le général de Gaulle fut-il amené
à préciser, en réponse à une question posée par Paul Reynaud que le Premier
ministre, nommé par le Président de la République, ne pourrait pas être révoqué
par celui-ci (Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitu-
tion [1988], Vol. II, p. 300, compte rendu de la séance du 8 août 1958).
Le Comité consultatif constitutionnel se sépara le 14 août 1958 après avoir
adopté, par 30 voix contre 7, un avis adressé au Président du Conseil, le général
de Gaulle. Les principaux points de cet avis étaient les suivants :
1) Le Comité exprimait son accord sur les grandes lignes de l’avant-projet.
2) Il prenait acte de certaines assurances qui lui avaient été données, notam-
ment en ce qui concerne l’absence de responsabilité du gouvernement devant le
Président de la République et l’esprit dans lequel serait utilisé le référendum
(qui ne doit pas devenir un moyen d’opposer le Peuple au Parlement).
3) Il proposait de définir plus strictement les conditions de mise en œuvre
des pouvoirs que le Président de la République pourrait exercer dans certaines
circonstances exceptionnelles (art. 16).
Avant la guerre, Paul Reynaud avait manifesté de l’intérêt pour les conceptions militaires du
1.
général de Gaulle et l’avait fait entrer dans le gouvernement qu’il avait constitué en 1940.
Le cadre
407
4) Il se prononçait contre l’incompatibilité entre les fonctions parlementaires
et ministérielles, également contestée par certains membres du comité intermi-
nistériel.
5) Enfin, en ce qui concerne non plus les institutions françaises elles-mêmes
mais l’organisation qui devait regrouper la France et ses anciennes colonies, il
proposait d’utiliser le mot Communauté de préférence au mot Fédération qui
figurait dans l’avant-projet, afin de ne pas trancher immédiatement le problème
de la nature de cette organisation.
Les travaux du comité consultatif constitutionnel sont aujourd’hui publics.
On peut ainsi constater combien la pratique et l’interprétation de la constitution
se sont écartées des intentions affichées des rédacteurs de 1958. Pour ne citer
qu’un exemple, il fut expressément souligné que le Conseil constitutionnel ne
pourrait pas exercer son contrôle par rapport au préambule de la constitution ou
à la Déclaration des droits de l’Homme. En 1971, au moyen d’une interprétation
audacieuse, il a décidé qu’il avait néanmoins ce pouvoir (cf. infra nº 782) et
depuis il s’y réfère fréquemment.
C La mise au point du texte définitif (15 août-3 septembre)
471. D’après la loi du 3 juin 1958, le gouvernement n’était aucunement lié
par l’avis du Comité consultatif. Néanmoins, presque tous les amendements
proposés par celui-ci furent retenus, sauf lorsqu’ils allaient à l’encontre d’un
principe que le général de Gaulle tenait pour essentiel. C’est ainsi que l’incom-
patibilité entre les fonctions parlementaires et ministérielles fut maintenue.
Avant de fixer définitivement le texte du projet, il fallait encore recueillir
l’avis du Conseil d’État. Le garde des Sceaux, Michel Debré, présenta lui-
même le projet dans un discours prononcé le 27 août 1958 devant l’Assemblée
générale du Conseil d’État.
Le Conseil d’État, qui n’est pas une assemblée politique mais un grand corps
composé de juristes professionnels, a surtout tenté d’améliorer certains aspects
techniques du projet, notamment ceux qui concernent la répartition des compéten-
ces entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire. Il ne disposa cependant
que d’un délai très court et le texte définitif de la Constitution fut adopté en
Conseil des ministres le 3 septembre 1958. Quant au référendum constituant, la
date en avait été fixée au 28 septembre.
§ 4. Le référendum constituant du 28 septembre 1958
472. Le référendum du 28 septembre. – Le référendum devait avoir lieu le
même jour dans tous les territoires qui se trouvaient encore, à cette époque, sous
la souveraineté française (départements métropolitains, départements d’outre-
mer ou territoires d’outre-mer).
Formellement, la question posée était partout la même. Dans les territoires
d’outre-mer, cependant, la réponse allait revêtir une signification particulière : il
s’agissait moins de voter pour ou contre la nouvelle Constitution que de choisir
408
Droit constitutionnel
entre l’adhésion à la Communauté créée par le titre XIII de la Constitution2 et
l’accession immédiate à l’indépendance. Cette alternative n’était pas expressé-
ment formulée dans le texte de la Constitution, mais, dans son discours du 4 sep-
tembre 1958, le général de Gaulle avait clairement indiqué qu’en répondant
« non » un territoire d’outre-mer pourrait rompre tout lien avec la France.
Dans la métropole, l’issue du scrutin ne faisait guère de doute car le front
des « oui » était extrêmement large : il s’étendait de l’extrême droite (partisans
de l’Algérie française) au centre gauche (radicaux, SFIO). Ce consensus était
déjà un succès pour le général de Gaulle qui avait cherché à rassembler les
Français au-delà des clivages partisans. Parmi les grandes formations politiques,
seul le Parti communiste faisait campagne pour le non. Toutefois, plusieurs per-
sonnalités de la gauche non communiste (dont Pierre Mendès France et Fran-
çois Mitterrand) s’étaient également prononcées contre le projet.
Mais les résultats du référendum furent encore plus favorables au projet que
le rapport des forces politiques ne le laissait prévoir. En métropole, les « non »
ne représentent que 20,8 % des suffrages exprimés, alors qu’aux élections légis-
latives de 1956, le Parti communiste avait obtenu à lui seul un chiffre nettement
plus élevé (25,7 %). Ces résultats s’expliquent sans doute moins par un juge-
ment positif sur le contenu du projet – que bien peu d’électeurs s’étaient donné
la peine de lire ! – que par une désaffection générale envers le régime ancien et
par le sentiment que le général de Gaulle était seul en mesure de résoudre les
problèmes liés à la guerre d’Algérie.
Quant aux populations d’outre-mer, elles ont voté « oui » de façon encore
plus massive, sauf en Guinée où les partisans de l’indépendance immédiate
l’ont emporté.
473. La mise en place des institutions. – La Constitution fut promulguée le
4 octobre 1958. D’après l’article 91, les nouvelles institutions devaient être mises
en place dans un délai de 4 mois. Jusqu’à l’expiration de ce délai, le gouverne-
ment était autorisé par l’article 92 à prendre, par ordonnances ayant force de loi,
diverses mesures de nature législative, et notamment celles qui étaient nécessaires
à la mise en place des institutions.
La nouvelle Assemblée nationale fut élue au scrutin majoritaire uninominal
à 2 tours les 23 et 30 novembre. Quant au Sénat, il fut provisoirement formé par
les membres de l’ancien Conseil de la République, et sa constitution définitive
fut reportée au printemps suivant.
Élu à la présidence de la République dès le premier tour, le 21 décembre 1958,
le général de Gaulle désigna Michel Debré comme Premier ministre.
Cette communauté, qui regroupait la France et la plupart de ses anciennes Colonies, a cessé de
2.
fonctionner dès 1961, tous les États membres ayant accédé à l’indépendance. Mais le titre XIII de la
Constitution ne fut formellement abrogé qu’en 1995.
Le cadre
409
Sous-section 3
La Constitution et son application
§ 1. La nature des institutions
474. La toute première analyse des institutions de la Ve République a été
faite par l’un des pères fondateurs du nouveau régime, Michel Debré, dans
son discours au Conseil d’État, le 27 août 1958. Pour lui, la nature du nouveau
régime ne faisait aucun doute : il s’agissait d’un régime parlementaire. « Le gou-
vernement a voulu rénover le régime parlementaire. Je serais même tenté de
dire qu’il veut l’établir car pour de nombreuses raisons la République n’a
jamais réussi à l’instaurer » affirmait-il.
Les critères auxquels on reconnaît habituellement un régime parlementaire
étaient en effet bien réunis : exécutif bicéphale, responsabilité du gouvernement
devant le Parlement, droit de dissolution, règle du contreseing (v. supra no 96).
Toutefois, comme le relevait d’ailleurs M. Debré lui-même dans son discours
du 27 août 1958, il s’agit d’un régime parlementaire de type nouveau par rapport
à la tradition française car, pour éviter le retour de l’instabilité gouvernementale,
on a retiré au Parlement une partie importante des prérogatives dont il disposait
sous les IIIe et IVe Républiques : il n’élit plus le Président de la République ; il est
soumis au contrôle du Conseil constitutionnel ; il peut encore renverser le gouver-
nement mais il ne peut le faire qu’en suivant certaines procédures conçues de
manière à ne pas rendre la chose trop facile. Il s’agit donc en fait de ce qu’il est
convenu d’appeler un régime parlementaire rationalisé, rééquilibré au profit de
l’exécutif. Mais c’est tout de même encore un régime parlementaire.
Depuis la révision d’octobre 1962, la Constitution française s’écarte davan-
tage encore du schéma classique, car il y a désormais deux pouvoirs issus du
suffrage universel direct : l’Assemblée nationale (comme c’était déjà le cas
auparavant), et le Président de la République.
Il y a désormais deux majorités qui comptent politiquement, parce qu’elles
sont toutes deux l’expression d’une légitimité démocratique : la majorité parle-
mentaire et la majorité Présidentielle. Le fonctionnement du régime dépend de
l’interaction de ces deux majorités. C’est pourquoi, bien que la Constitution
française puisse toujours être considérée comme « parlementaire » selon cer-
tains critères juridiques (le gouvernement étant toujours responsable devant
l’Assemblée nationale), la dynamique politique du système est différente.
À la suite de la réforme de 1962, on s’est même demandé si la logique de
cette réforme n’allait pas conduire la France à rompre totalement avec le modèle
parlementaire britannique pour adopter le modèle Présidentiel américain, qui
repose également sur la confrontation de deux pouvoirs issus du suffrage uni-
versel,
le Congrès. Un tel changement aurait notamment
impliqué la suppression de la responsabilité politique du gouvernement devant
le Parlement, du droit de dissolution, et du poste de Premier ministre, l’institu-
tion d’un poste de vice-président de la République, et la transformation du
Conseil constitutionnel en une Cour suprême (Vedel, 1964).
le Président et
410
Droit constitutionnel
Cependant, la majorité des hommes politiques et des constitutionnalistes
français a estimé que le modèle américain ne pouvait fonctionner qu’à la condi-
tion qu’il n’existe pas de partis rigides et disciplinés, de sorte qu’un tel système
ne pouvait convenir à la France, où les clivages politiques sont beaucoup plus
profonds. Par exemple, en période de cohabitation, il n’est pas certain qu’un
Président de gauche parviendrait à travailler avec une majorité parlementaire
de droite (ou l’inverse), s’il n’y avait pas entre eux le tampon du gouvernement.
Il convient toutefois de noter que la réforme du quinquennat, adoptée par
référendum le 24 septembre 2000, et l’élection de Nicolas Sarkozy à la prési-
dence de la République en 2007 ont fait rebondir le débat sur l’évolution du
régime français. Certains commentateurs estiment que, du fait du raccourcisse-
ment de la durée de son mandat, le Président ne pourra plus situer son action
dans le long terme et qu’il deviendra de plus en plus difficile de distinguer sa
fonction de celle d’un Premier ministre. D’où l’idée qu’un jour peut-être il paraî-
tra plus logique et plus simple de réunir les deux fonctions sur une même tête,
comme dans le régime présidentiel américain. Mais les objections auxquelles se
heurte la transposition en France du régime présidentiel américain n’ont pas pour
autant disparu. Bien qu’elle soit devenue moins probable depuis l’instauration du
quinquennat, la cohabitation demeure possible et, avec le système de partis que
connaît la France, le face-à-face d’un Président et d’une Assemblée nationale de
couleurs différentes, sans l’intermédiaire d’un Premier ministre responsable
et sans droit de dissolution, n’irait pas sans difficultés graves.
Il convient d’ailleurs de noter que la Constitution française n’est pas unique
en son genre. On trouve en effet en Europe d’autres pays dont les institutions ne
peuvent être rattachées ni au modèle parlementaire classique ni au modèle Pré-
sidentiel américain car, comme la Constitution française, elles juxtaposent un
Président de la République élu au suffrage universel direct et un gouvernement
responsable devant le Parlement. C’est le cas de l’Autriche, de l’Islande, de la
Finlande, de l’Irlande, du Portugal, et de beaucoup de pays européens qui sont
sortis du communisme au cours des années 1990.
Si l’on voulait absolument coller une étiquette sur les institutions françaises,
on pourrait les qualifier de « semi-présidentielles », selon une terminologie
de Maurice Duverger. Toutefois, une telle étiquette ne nous renseignerait
guère sur la manière dont fonctionnent nos institutions. On constate en effet
que, parmi les régimes relevant de cette catégorie, la répartition des rôles n’est
pas partout ni toujours identique : tantôt, comme au Portugal, le Président de la
République, bien qu’élu au suffrage universel direct, ne joue qu’un rôle relati-
vement effacé, la réalité du pouvoir est entre les mains du Premier ministre, et le
fonctionnement du régime est proche de celui d’un régime parlementaire de
type classique. Tantôt au contraire, comme en Allemagne sous la République
de Weimar, ou comme en Russie de 1993 à 2008, c’est le Président de la Répu-
blique qui détient l’essentiel du pouvoir. Le cas de ce pays montre d’ailleurs
que les rôles sont parfois interchangeables. En effet, en 2008, Vladimir Poutine,
qui avait déjà accompli deux mandats présidentiels et qui, selon la Constitution,
ne pouvait en briguer un troisième, a soutenu la candidature de son Premier
ministre sortant, Dmitri Medvedev. Et ce dernier, une fois élu à la tête de
l’État, a désigné comme Premier ministre Vladimir Poutine qui a été réélu Pré-
sident de la République de Russie en 2012.
Le cadre
411
En France même, où les attributions respectives du chef de l’État et du Pre-
mier ministre sont assez mal définies par les textes, le rôle effectif du Président
dépend de sa personnalité et surtout de la conjoncture politique. C’est du moins
ce qui ressort des pratiques suivies depuis 1958.
§ 2. Les institutions et la conjoncture politique
475. Pour la commodité de l’étude, nous distinguerons, dans l’histoire poli-
tique de la Ve République, trois grandes périodes :
A. La période fondatrice (1959-1969).
B. La période de la continuité relative (1969-1981).
C. La période des alternances (depuis 1981).
A La période fondatrice
476. C’est la période durant laquelle le principal fondateur de la Ve Répu-
blique, le général de Gaulle, a exercé les fonctions de Président de la Répu-
blique. Pendant ces dix années, le général de Gaulle a évidemment marqué les
institutions de son empreinte, et c’est en ce sens que l’on peut parler de
« période fondatrice ».
Sa pratique constitutionnelle se caractérise par trois traits principaux : l’effa-
cement politique du Parlement, l’affirmation de la prépondérance Présidentielle
et l’établissement d’une relation directe entre le Président et le peuple.
1. L’effacement politique du Parlement
477. Cet effacement n’était pas une fatalité inscrite dans la Constitution. Si
celle-ci avait rogné les prérogatives du Parlement, elle lui avait néanmoins laissé
des pouvoirs importants. Il a tenu d’abord au fait que les députés gaullistes élus en
novembre 1958 sous le sigle de l’Union pour la nouvelle République (UNR) ne
s’étaient pas dotés d’un programme propre. L’essentiel de leur programme consis-
tait dans le soutien apporté au général de Gaulle3. Sous la première législature
(novembre 1958-novembre 1962) l’UNR ne détenait pas encore la majorité abso-
lue à l’Assemblée nationale, mais elle constituait déjà le groupe le plus important.
Dans un premier temps, d’ailleurs, la plupart des autres formations politiques se
montrèrent également très dociles, non pas nécessairement parce qu’elles approu-
vaient la politique du général de Gaulle, mais parce qu’elles attendaient le règle-
ment de l’affaire algérienne.
Celui-ci eut enfin lieu au printemps de 1962 avec les accords d’Évian qui
reconnaissaient l’indépendance de l’Algérie. Quelques mois plus tard, le géné-
ral de Gaulle annonça un référendum sur l’élection du Président de la Répu-
blique au suffrage universel direct. Il s’agissait d’une réforme qui, pour des
C’est pourquoi le journal satirique Le Canard enchaîné les désignait généralement à l’époque
3.
sous le nom de « godillots ». Ce terme est encore parfois utilisé pour caractériser des parlementaires
jugés trop dociles vis-à-vis de l’exécutif.
412
Droit constitutionnel
raisons à la fois politiques et juridiques, déplaisait profondément aux partis tra-
ditionnels. C’est pourquoi l’Assemblée nationale, pour cette fois, se rebella et,
en signe de protestation, adopta le 2 octobre 1962, une motion de censure diri-
gée contre le gouvernement de G. Pompidou.
Le général de Gaulle décida alors de dissoudre l’Assemblée nationale. Les
élections consécutives à cette dissolution furent encore plus favorables à ses
partisans que ne l’avaient été les précédentes. L’UNR et ses alliés, les Républi-
cains indépendants de Valéry Giscard d’Estaing, remportèrent la majorité abso-
lue des sièges. L’effacement politique du Parlement était donc confirmé par
l’élection d’une majorité parlementaire dévouée au Président.
2. L’affirmation de la prépondérance présidentielle
478. Cette prépondérance se manifesta en premier lieu par la subordination
du gouvernement envers le Président de la République. D’après le texte de la
Constitution, le Président de la République nomme le Premier ministre et les
autres membres du gouvernement mais il ne peut pas de sa propre initiative
mettre fin à leurs fonctions. En août 1958, devant le Comité consultatif, le géné-
ral de Gaulle avait même donné des assurances sur ce point (v. supra no 470).
Mais en pratique, comme la majorité parlementaire, ainsi qu’on vient de le voir,
n’avait pas d’existence politique propre, le Premier ministre ne pouvait évidem-
ment pas s’appuyer sur elle pour résister au Président. Il suffisait donc que le
général de Gaulle manifestât la volonté de changer de gouvernement pour que
le Premier ministre se considérât comme tenu de lui remettre sa démission.
C’est ce qui se produisit en avril 1962, lorsque le gouvernement Pompidou suc-
céda au gouvernement Debré.
L’ascendant présidentiel se manifestait en second lieu par le fait que le chef
de l’État s’octroyait un « domaine réservé » qui comprenait les affaires étrangè-
res, la défense nationale et la politique algérienne. L’expression « domaine
réservé » (qui n’avait d’ailleurs aucune base constitutionnelle), a été utilisée
par J. Chaban-Delmas, Président de l’Assemblée nationale, en vue de fixer les
limites du contrôle parlementaire. Au cours d’une conférence de presse tenue le
31 janvier 1964, le général de Gaulle est allé jusqu’à affirmer que le Président
était seul « à détenir et à déléguer l’autorité de l’État ».
Tout en affirmant sa prépondérance au sein des institutions, le général
de Gaulle cherchait à maintenir une relation directe entre le Président et le
peuple.
3. La relation directe entre le Président et le peuple
479. La réforme d’octobre 1962 établissait déjà une relation directe entre le
Président et le peuple puisque le premier était désormais élu par le second. Mais
cette relation était entretenue et développée de plusieurs manières.
En premier lieu, le général de Gaulle a fait un grand usage des médias audio-
visuels, et spécialement de la télévision, qui s’est popularisée au cours des
années 1960 : les initiatives spectaculaires de politique intérieure ou de politique
étrangère n’étaient plus annoncées par le Premier ministre à la tribune de l’As-
semblée nationale, comme il était d’usage sous les régimes précédents, mais par
Le cadre
413
le Président de la République lui-même, dans des allocutions ou des conféren-
ces de presse.
En second lieu, le général de Gaulle utilisa largement la faculté que lui
offrait l’article 11 de la Constitution d’organiser des consultations populaires
directes. Sous sa présidence, de 1959 à 1969, il y eut quatre référendums,
c’est-à-dire un tous les deux ans et demi en moyenne, et autant que d’élections
législatives. Mais le référendum, tel qu’il était pratiqué par le général de Gaulle,
ne constituait pas seulement un moyen de régler une question particulière.
C’était une sorte de question de confiance populaire.
Formellement, le référendum portait toujours sur un objet déterminé mais le
général de Gaulle annonçait à chaque fois que les résultats revêtiraient pour lui
une signification politique globale : si les oui l’emportaient, il se considérerait
comme confirmé dans son mandat ; dans le cas contraire, il estimerait qu’il avait
été désavoué et il en tirerait les conséquences.
Cet usage du référendum a suscité de vives protestations dans les milieux de
l’opposition parlementaire. On a dit qu’il ne s’agissait pas véritablement de
référendums mais de « plébiscites » comme il y en avait eu sous le Premier et
le Second Empire.
Mais, comme le soutenait René Capitant, aux yeux du général de Gaulle,
« de même qu’il y a un régime parlementaire où le gouvernement est respon-
sable devant le Parlement, on pourrait dire qu’il y a un régime populaire où le
Président de la République est responsable devant le peuple », bien que cela ne
fût pas formellement prévu par la Constitution4. Dès lors que sa politique avait
été nettement désavouée par les résultats d’un scrutin national, il se considérait
comme tenu de démissionner même si son mandat n’était pas juridiquement en
jeu. C’est pourquoi, le 27 avril 1969, dès qu’il apprit que les résultats de son
quatrième référendum étaient négatifs, il annonça qu’il cesserait ses fonctions le
lendemain même. Ainsi s’achevait la période « fondatrice ».
B La période de la continuité relative (1969-1981)
480. À la suite de la démission du général de Gaulle, des élections présiden-
tielles furent organisées ; elles aboutirent à la victoire de Georges Pompidou,
qui avait été Premier ministre de 1962 à 1968. Les Français, après avoir voté
« non » au dernier référendum du général de Gaulle, choisirent tout de même
pour le remplacer un candidat qui incarnait la continuité du gaullisme, parce
qu’il avait été Premier ministre. On a d’ailleurs pu considérer que le résultat
négatif du référendum s’expliquait en partie par le fait que le départ annoncé
du général de Gaulle ne marquerait pas une rupture.
Georges Pompidou ne termina pas son mandat ; il mourut en 1974, un peu
moins de cinq ans après être entré à l’Élysée ; son successeur fut Valéry Giscard
d’Estaing qui n’avait jamais été Premier ministre, mais qui avait été plusieurs
fois ministre des Finances depuis les débuts de la Ve République.
À la différence de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing n’était pas
un gaulliste. Il appartenait au parti des Républicains indépendants (RI), qui bien
4.
CAPITANT R., Démocratie et participation politique, Paris, Bordas, 1972, p. 161 s.
414
Droit constitutionnel
qu’associé au parti gaulliste au sein de la majorité Présidentielle, se définissait
comme plus libéral, moins nationaliste et plus favorable à la construction euro-
péenne. D’ailleurs Valéry Giscard d’Estaing avait parfois pris nettement ses dis-
tances vis-à-vis du gaullisme, notamment lors du référendum de 1969, dont
l’échec avait provoqué le départ du général de Gaulle. Mais il incarnait tout
de même l’une des principales composantes de la majorité de droite qui avait
soutenu de Gaulle, puis Pompidou. On ne peut donc pas parler d’alternance
durant cette période.
En ce qui concerne la pratique constitutionnelle, il y a une continuité cer-
taine par rapport à la période fondatrice, mais l’on relève aussi quelques chan-
gements. La continuité se manifestait surtout dans les rapports entre le Président
de la République et le gouvernement. En juillet 1972, le Premier ministre, Jac-
ques Chaban-Delmas, démissionna à la demande de Pompidou, alors même
qu’il avait obtenu quelques semaines auparavant un vote de confiance massif
de l’Assemblée nationale. En août 1976, Jacques Chirac, Premier ministre
de V. Giscard d’Estaing, prit lui-même l’initiative de se retirer, à la suite d’un
désaccord avec le Président de la République.
Mais cette continuité n’était que relative. Les changements peuvent être
regroupés autour de trois idées : l’abandon de la pratique plébiscitaire ; le déve-
loppement de contre-pouvoirs qui tendent à limiter la prépondérance Présiden-
tielle ; le changement d’attitude de la majorité parlementaire.
1. L’abandon de la pratique plébiscitaire
481. Durant cette seconde période, il n’y eut qu’un seul référendum : celui
qu’organisa en 1972 G. Pompidou, à propos de la ratification du traité pré-
voyant l’adhésion de la Grande-Bretagne, de l’Irlande et du Danemark à la
Communauté européenne. Encore ne s’agissait-il pas d’un référendum-question
de confiance comme ceux de la période précédente : G. Pompidou évita en effet
de personnaliser la consultation ; il ne demandait pas aux électeurs d’approuver
sa politique globale en votant « oui » au référendum et il ne mettait pas son
mandat en jeu. Le résultat fut un demi-échec : si les « oui » l’emportèrent large-
ment sur les non, la participation fut relativement faible.
À la suite de cette consultation, il apparut que le référendum était d’un usage
difficile : ou bien on lui donne une connotation plébiscitaire, ce qui heurte cer-
taines sensibilités politiques et risque de provoquer finalement une réaction de
rejet, comme le général de Gaulle en avait fait l’expérience en 1969 ; ou bien,
l’on s’abstient de personnaliser le référendum ; mais alors la consultation ne fait
pas recette parce qu’on ne parvient généralement pas à trouver un sujet qui inté-
resse suffisamment la grande masse des électeurs.
C’est pourquoi, après cette consultation de 1972, le référendum va disparaî-
tre pour longtemps de la vie politique française : il faudra attendre 1988 pour
qu’il soit à nouveau utilisé. Et comme la durée du mandat présidentiel était lon-
gue (sept ans), à partir du moment où le Président ne soumettait plus sa popu-
larité à l’épreuve du référendum, son autorité s’usait plus vite. La désuétude du
référendum constituait donc un changement important par rapport à la période
précédente.
Le cadre
415
2. Le développement de certains contre-pouvoirs
482. Il s’agit en premier lieu d’un contre-pouvoir politique : l’opposition qui
était faible et divisée durant la période précédente, commença à se regrouper et
à s’organiser ; en 1972, les trois principaux partis de gauche (v. infra no 528)
signèrent un programme commun de gouvernement ; aux Présidentielles de
1974, le candidat de la gauche, François Mitterrand, fit presque jeu égal avec
le candidat de la droite ; l’alternance apparaissait donc possible. À ce contre-
pouvoir politique vint s’ajouter un contre-pouvoir institutionnel : en 1974, la
Constitution fut révisée pour permettre à soixante députés ou soixante sénateurs
de saisir le Conseil constitutionnel ; l’opposition, même lorsqu’elle était très
minoritaire, pouvait donc désormais contester devant un juge les lois que le
Président de la République et le gouvernement avaient fait voter par le Par-
lement.
3. Le changement d’attitude de la majorité parlementaire
483. La majorité parlementaire continuait de soutenir le Président de la
République mais prenait plus de distance par rapport à lui qu’elle n’avait pu le
faire durant la période gaulliste. Ce fut particulièrement net entre 1974 et 1981,
durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Celui-ci appartenait en effet à
l’une des composantes minoritaires de la majorité parlementaire, et n’avait donc
pas sur le principal parti de la majorité l’autorité d’un leader. C’est pourquoi,
tout en respectant une certaine discipline de vote, la majorité parlementaire ne
s’interdisait pas la critique.
Ce changement d’attitude fut d’ailleurs l’une des raisons de l’échec
de V. Giscard d’Estaing face à François Mitterrand, au deuxième tour des élec-
tions présidentielles de 1981. Le parti gaulliste, dirigé par J. Chirac, espérait
conserver la majorité parlementaire en cas de victoire du candidat de l’opposi-
tion. Il refusa donc de se mobiliser pour assurer la réélection du président sor-
tant, auquel il n’accordait son soutien que du bout des lèvres.
C La période des alternances (depuis 1981)
484. Durant les 22 premières années de la Ve République, malgré certains
renouvellements du personnel politique, il n’y avait jamais eu à proprement par-
ler d’alternance. C’était toujours en effet la même majorité qui contrôlait les
trois grands centres du pouvoir : l’Élysée (siège de la présidence de la Répu-
blique), l’Hôtel Matignon (siège du chef du gouvernement) et le Palais Bourbon
(siège de l’Assemblée nationale).
De 1981 à 2012, au contraire, les alternances politiques vont se succéder à
un rythme assez rapide.
Première alternance en 1981, de la droite vers la gauche : en effet, les deux
majorités, la majorité Présidentielle et la majorité parlementaire basculent vers la
gauche en l’espace de quelques semaines ; F. Mitterrand est élu Président de la
République le 10 mai ; il dissout immédiatement l’Assemblée nationale et les
élections qui suivent donnent au Parti socialiste, qui le soutient, la majorité abso-
lue des sièges.
416
Droit constitutionnel
Deuxième alternance en 1986 : en raison des résultats médiocres de sa poli-
tique économique, la gauche est devenue impopulaire et malgré une percée
importante de l’extrême droite (rendue possible par l’adoption de la représenta-
tion proportionnelle), la droite parlementaire remporte d’une courte tête les élec-
tions législatives. F. Mitterrand reste en fonctions mais doit désigner un Premier
ministre de droite, Jacques Chirac, et c’est ainsi que s’ouvre la première période
dite de « cohabitation ».
Troisième alternance en mars 1988 : François Mitterrand arrive au terme
normal de son premier mandat ; de 1986 à 1988, il a su mettre à profit le recul
que lui offrait la cohabitation pour regagner une popularité ; il se représente, il
est élu face à J. Chirac ; il dissout encore une fois l’Assemblée nationale. De
même qu’en 1981 le Parti socialiste remporte les élections législatives dans la
foulée de la victoire présidentielle mais il ne dispose à l’Assemblée nationale
que d’une majorité relative. Dans le contexte politique de l’époque, celle-ci est
toutefois suffisante pour assurer la stabilité du gouvernement.
Quatrième alternance en 1993 : l’Union pour la France (UPF), qui regroupe
les formations de la droite parlementaire, gagne largement les élections de
mars 1993 ; François Mitterrand reste à l’Élysée comme en 1986 ; il nomme
comme Premier ministre E. Balladur ; s’ouvre alors une seconde période de
cohabitation qui s’est achevée en mai 1995, avec l’élection de J. Chirac à la
présidence de la République.
Cinquième alternance en juin 1997 : le Président de la République a dissous
l’Assemblée nationale en avril 1997, un peu moins d’un an avant le terme normal
de la législature, en espérant que l’opposition sera prise à l’improviste ; mais l’im-
popularité du Premier ministre, Alain Juppé, et le maintien des candidats du Front
national au second tour dans un grand nombre de circonscriptions, provoquent la
défaite de la majorité. La « gauche plurielle », qui regroupe le Parti socialiste, le
Parti communiste, les verts, le mouvement des citoyens et les radicaux de gauche,
remporte les législatives. Lionel Jospin est nommé Premier ministre. S’ouvre ainsi
une troisième cohabitation qui ne s’achèvera qu’en 2002, au terme de la législature.
Sixième alternance en juin 2002 : dans la foulée de la réélection de J. Chirac
l’Union pour la Majorité présidentielle
à la présidence de la République,
(UMP), qui regroupe la presque totalité des forces de la droite parlementaire,
remporte la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale.
Septième alternance en 2012 : Le candidat du parti socialiste, François Hol-
lande, remporte l’élection présidentielle face au candidat sortant, Nicolas Sar-
kozy ; la gauche, déjà majoritaire au Sénat depuis septembre 2011, le devient
également à l’Assemblée nationale lors des élections législatives organisées
dans la foulée de l’élection présidentielle.
Durant cette période, les alternances ont été non seulement fréquentes mais
presque systématiques car, sauf en 2007, les élections législatives ont toujours
entraîné un renversement de majorité.
De 1981 à 2012, trois présidents seulement se sont succédé à l’Élysée (Fran-
çois Mitterrand de 1981 à 1995 ; Jacques Chirac de 1995 à 2007 ; Nicolas Sar-
kozy de 2007 à 2012) mais la majorité parlementaire a changé sept fois. Il y a
donc eu des périodes durant lesquelles les majorités parlementaire et présiden-
tielle ne correspondaient plus. Cette dissociation des deux majorités a mis en
Le cadre
417
lumière la capacité qu’a la Constitution de 1958 de s’adapter à des situations
politiques très différentes. On dit parfois qu’il s’agit d’une Constitution à géo-
métrie variable.
Pendant les cinq premières années, où ces deux majorités concordaient, de
1981 à 1986, la pratique constitutionnelle de François Mitterrand s’inscrivit
dans le droit fil de celle de ses prédécesseurs. La prépondérance présidentielle
s’affirmait plus nettement que jamais. Le candidat François Mitterrand s’était
fait élire sur un programme long et détaillé, qui ne comportait pas moins de
110 propositions. Pour tenir les engagements contenus dans ce programme, il
fallait évidemment qu’il se montrât assez directif envers le gouvernement et le
Parlement. Et c’est bien dans l’ensemble ce qu’il fit. Tout comme ses prédéces-
seurs, François Mitterrand mit en application le principe de la responsabilité du
gouvernement devant le chef de l’État. En 1984, estimant qu’il était temps de
changer de politique économique, il renvoya le gouvernement de Pierre Mauroy
et chargea l’un de ses proches, Laurent Fabius, de former un nouveau gouver-
nement, moins à gauche que le précédent.
À la suite des élections de mars 1986, il se trouva confronté à une situation
entièrement nouvelle : non seulement la majorité parlementaire ne concordait
plus avec la majorité présidentielle, mais surtout la première trouvait son origine
dans une votation plus récente et traduisait donc mieux l’état du sentiment
populaire.
En présence de cette situation, François Mitterrand aurait pu démissionner
(c’est probablement ce qu’aurait fait le général de Gaulle). Il décida au contraire
de demeurer à son poste mais, de la situation nouvelle, il tira deux consé-
quences :
— la première, c’était que la composition du gouvernement devait être
conforme à l’orientation de la nouvelle majorité parlementaire. Il désigna donc
comme Premier ministre le principal leader de la majorité parlementaire, Jac-
ques Chirac. Tout autre aurait en effet été probablement renversé ;
— la seconde, c’était que la cohabitation des deux majorités nécessitait une
certaine redistribution des rôles entre le Président de la République et le Premier
ministre. Dans le message qu’il adressa au Parlement le 8 avril 1986, François
Mitterrand annonçait clairement cette redistribution :
« Les circonstances qui ont accompagné la naissance de la Ve République,
la réforme de 1962 sur l’élection du chef de l’État au suffrage universel et une
durable identité de vues entre la majorité parlementaire et le Président de la
République ont créé et développé des usages qui, au-delà des textes, ont accru
le rôle de ce dernier dans les affaires publiques. La novation qui vient de se
produire requiert de part et d’autre une pratique nouvelle ».
Dans ce même message du 8 avril 1986, à la question de savoir comment
allaient fonctionner les pouvoirs dans le cadre de la cohabitation, François Mit-
terrand apportait la réponse suivante : « la Constitution, rien que la Constitu-
tion, toute la Constitution ».
En d’autres termes, pour déterminer la nouvelle répartition des rôles entre le
Président de la République et le Premier ministre, il fallait se référer non pas aux
usages des périodes antérieures, mais au texte même de la Constitution. Or, sauf
dans des circonstances tout à fait exceptionnelles (v. infra no 591 s.), ce sont le
418
Droit constitutionnel
Parlement et le gouvernement qui détiennent l’essentiel des compétences norma-
tives (initiative et vote de la loi, pouvoir réglementaire). Le Président, quant à
lui, ne dispose même pas d’un droit de veto en matière législative, à la différence
de son homologue américain (v. supra no 263). Ainsi que l’avait d’ailleurs rap-
pelé Valéry Giscard d’Estaing dans son discours de Verdun-sur-le-Doubs
(27 janvier 1978), la Constitution ne lui donne donc pas les moyens juridiques
d’empêcher le gouvernement et la majorité parlementaire de mettre en œuvre
leur programme.
En période de cohabitation, le fonctionnement des pouvoirs publics se rap-
proche donc de ce qu’il serait dans un régime parlementaire de type classique,
comme le régime britannique ou allemand. On en trouve en effet les éléments
essentiels : un Premier ministre qui s’appuie sur la majorité parlementaire et qui
est le véritable leader politique du pays (Jacques Chirac, de mars 1986 à
mai 1988 ; Édouard Balladur de mars 1993 à mai 1995 ; Lionel Jospin, de
juin 1997 à mai 2002) ; un Parlement qui légifère dans le cadre du programme
arrêté par ce Premier ministre ; enfin un Président de la République qui incarne
la continuité de l’État, mais ne détermine plus les principales orientations de la
politique nationale.
Toutefois, même en période de cohabitation, le Président de la République
n’est pas réduit à un rôle de figurant et dispose encore de certains atouts qui lui
permettent de conserver un poids politique non négligeable.
En premier lieu, la Constitution donne au Président de la République des
attributions qui le mettent en mesure de faire pression sur le gouvernement et
le Parlement, au moins dans certaines circonstances. Il préside le Conseil des
ministres. Les décrets et les ordonnances délibérés en Conseil des ministres
requièrent sa signature. Il est seul à pouvoir convoquer une session extraordi-
naire du Parlement. Il est seul à pouvoir faire en sorte qu’une révision constitu-
tionnelle soit adoptée par la voie du congrès. Le Premier ministre est donc
obligé de négocier avec le Président pour toutes sortes de choses : pour la nomi-
nation des très hauts fonctionnaires, pour le recours aux ordonnances qui per-
mettent de légiférer plus rapidement, ou pour l’adoption d’une réforme consti-
tutionnelle sans référendum.
En deuxième lieu, bien que la théorie du « domaine réservé » soit aujour-
d’hui abandonnée, car elle n’avait pas de bases constitutionnelles,
le
monde admet que, en matière de défense nationale et de relations extérieures,
le Président de la République, a une responsabilité spéciale (v. infra no 583 s.).
Il en résulte que, dans ces deux domaines, en période de cohabitation, les déci-
sions importantes doivent être prises avec son accord ou même parfois sur son
initiative, quand bien même elles ne nécessiteraient pas formellement sa
signature.
tout
En troisième lieu, en période de cohabitation, le Président dispose tou-
jours d’une arme redoutable : celle de la parole. Il peut à tout moment
s’adresser au pays en prononçant une allocution à la télévision ou en orga-
nisant une conférence de presse. Et comme il reste tout de même un élu du
suffrage universel, il peut s’exprimer franchement et librement ; ni la Consti-
tution ni les usages ne l’obligent à respecter la réserve que s’imposaient ses
prédécesseurs de la IIIe ou de la IVe République, et que s’impose aujourd’hui
Le cadre
419
encore la Reine d’Angleterre ou le Président de la République allemande. Il
peut donc critiquer, exploiter les erreurs du gouvernement ou les difficultés
de l’heure, en essayant de retourner l’opinion publique à son profit. D’une
cohabitation à l’autre, les thèmes se renouvellent mais la tactique Présiden-
tielle est toujours la même : il s’agit de braquer un projecteur sur les aspects
de la politique gouvernementale qui suscitent le plus de mécontentements.
F. Mitterrand critiquait surtout la politique sociale de la droite, alors que
J. Chirac attaquait de préférence la gauche plurielle sur le terrain de la poli-
tique économique ou de la politique de sécurité. Mais, dans un cas comme
dans l’autre, l’objectif poursuivi était de compenser une perte de pouvoir
politique par un gain de popularité.
Enfin, « last but not least », le Président peut toujours, dans les conditions
fixées par l’article 8 C, dissoudre l’Assemblée nationale s’il estime que les for-
ces qui le soutiennent sont suffisamment homogènes et qu’elles ont une chance
sérieuse de remporter les élections.
Les trois premières cohabitations de la Ve République se ressemblent à bien
des égards. Chacune a néanmoins sa spécificité, qui tient à des circonstances
particulières.
La première (mars 1986-mai 1988) s’est déroulée dans un climat assez
conflictuel. Il y avait à cela deux raisons : en premier lieu, le chef de l’État,
F. Mitterrand, et son Premier ministre, J. Chirac, étaient rivaux car ils avaient
tous deux l’intention d’être candidats à la prochaine élection présidentielle ; en
second lieu, une telle situation ne s’étant encore jamais présentée, on ne savait
pas très bien quels devaient être les rôles respectifs des deux responsables de
l’exécutif, et chacun s’acharnait donc à défendre ses prérogatives.
La deuxième (mars 1993-mars 1995) s’est déroulée dans un climat plus pai-
sible, d’une part parce que F. Mitterrand n’était plus candidat à sa propre suc-
cession et, d’autre part, parce que l’on pouvait se référer aux usages établis
durant la cohabitation précédente.
La troisième cohabitation est intervenue en début de mandat présidentiel
(deux ans après l’élection de J. Chirac). Elle apparaissait donc comme une
situation relativement stable, alors que les précédentes, qui s’étaient produi-
tes deux ans avant le terme du septennat, faisaient figure d’épisode transi-
toire. De plus, elle avait eu pour origine une dissolution décidée par le Prési-
dent de la République. Ce dernier avait donc été plus nettement désavoué que
ne l’avait été son prédécesseur en 1986 et 1988. En effet F. Mitterrand avait
simplement dû se plier au rythme des échéances électorales imposé par la
différence de durée entre le mandat présidentiel et celui des députés. En
dépit de ce handicap, la cohabitation a profité à J. Chirac, comme elle avait
profité à F. Mitterrand, c’est-à-dire que le Premier ministre s’est usé, alors
que le Président est parvenu à regagner partiellement sa popularité. De
même qu’en 1988, les deux têtes de l’exécutif étaient candidates l’une contre
l’autre en 2002. La troisième cohabitation s’est donc achevée dans une atmo-
sphère très conflictuelle qui rappelait un peu celle de la première.
Durant ces dernières années, on a beaucoup débattu des avantages et des
inconvénients de la cohabitation. Au moins jusqu’en 2000, les sondages la fai-
saient apparaître comme plutôt populaire, sans doute parce que l’opinion y
420
Droit constitutionnel
voyait à tort ou à raison un moyen d’assurer un partage du pouvoir entre la
droite et la gauche5. Mais, aux yeux d’une grande partie de la classe politique,
elle présente aussi de graves inconvénients.
On assure en premier lieu qu’elle ne serait pas vraiment conforme à l’esprit
des institutions de la Ve République : si le Président de la République est élu au
suffrage universel direct, comme c’est le cas depuis la réforme d’octobre 1962,
ce n’est pas pour qu’il inaugure les chrysanthèmes mais pour qu’il soit le leader
de la Nation. Or, en période de cohabitation, il ne l’est plus, au moins pour ce
qui concerne la politique intérieure.
En deuxième lieu, dans les conférences internationales au sommet, le pays
est représenté par deux personnes qui pourraient défendre des positions diffé-
rentes. Il y aurait donc un risque de fragilisation de la position internationale de
la France.
En troisième lieu, lorsque la cohabitation dure longtemps, le Premier minis-
tre et le Président de la République risqueraient tous deux d’en souffrir car,
comme ils ont été associés au sein de l’exécutif, ni l’un ni l’autre ne pourrait
plus apparaître comme le candidat du changement. Cette désaffection s’étend
aux tendances politiques qu’ils incarnent, c’est-à-dire en général celles du cen-
tre gauche et du centre droit. La cohabitation aboutirait ainsi à fausser le jeu de
l’alternance en offrant aux extrêmes « des bains de jouvence artificiels par les-
quels se propage, avec une apparence de vraisemblance, la critique indifféren-
ciée des pouvoirs politiques en place » (Schrameck, 2002, p. 126)6.
La réforme du quinquennat, qui a été adoptée en septembre 2000 avec l’ap-
pui de la plupart des forces politiques, a été présentée par ses promoteurs
comme une tentative pour sauver l’esprit des institutions en évitant le renouvel-
lement trop fréquent des cohabitations. Toutes les cohabitations que l’on avait
connues jusqu’alors étaient liées à un décalage de plus d’une année entre la date
de l’élection législative et celle de l’élection présidentielle. On a pensé que si
ces deux élections avaient lieu à quelques semaines seulement d’intervalle, et si
les deux mandats avaient la même durée, cinq ans, il n’y aurait plus à l’avenir
de décalage, et donc moins de risque de divergence des majorités. Ce méca-
nisme a bien fonctionné jusqu’à présent : le succès de l’UMP en 2002 et 2007,
celui du parti socialiste en 2012 s’expliquent sans doute au moins en partie par
le fait que certains électeurs ne souhaitaient pas une quatrième cohabitation.
La réforme du quinquennat ne permet toutefois pas d’éliminer toute éven-
tualité de cohabitation.
D’une part, même si les deux élections ont lieu simultanément, rien ne per-
met d’affirmer que la majorité parlementaire et la majorité présidentielle seront
toujours concordantes. Aux États-Unis, par exemple, en novembre 2012, les
électeurs ont renouvelé un président démocrate, Barack Obama,
tout en
envoyant au Sénat une majorité républicaine. Il n’est pas impossible que l’on
assiste un jour en France à un phénomène analogue surtout si, comme il en est
Voir par exemple le sondage de la SOFRES publié dans le Figaro Magazine du 30 avril 1999.
5.
Quelques mois après la publication du livre d’Olivier Schrameck, les résultats du premier tour de
6.
l’élection présidentielle ont confirmé sur ce point son diagnostic : les deux cohabitants, Jacques Chirac
et Lionel Jospin, n’ont rassemblé à eux deux que 36 % des suffrages exprimés, alors que les extrémis-
tes de droite et de gauche en ont recueilli plus de 30 %.
Le cadre
421
actuellement question, le système électoral est modifié par l’injection d’une cer-
taine dose de représentation proportionnelle.
D’autre part, un décalage peut toujours se reproduire si l’un des deux man-
dats prend fin avant l’échéance normale, c’est-à-dire en cas de dissolution de
l’Assemblée nationale ou en cas de vacance de la présidence de la République
pour cause de décès, de démission, d’empêchement ou de destitution.
Il faudra donc attendre quelques années pour savoir si la réforme du quin-
quennat a ouvert une nouvelle période dans l’histoire de la cinquième Répu-
blique.
En dépit de tous les changements intervenus depuis 1958, les caractères
généraux de la Ve République sont restés relativement stables. D’un point de
vue matériel, les institutions reposent toujours sur deux principes fondamen-
taux, l’indivisibilité de la République et la souveraineté nationale. D’un point
de vue formel, les grandes lignes des institutions sont fixées par une constitu-
tion rigide.
Section 2
Caractères généraux de la Ve République
Sous-section 1
Les principes d’indivisibilité de la République
et de la souveraineté nationale
485. D’après l’article 1er de la Constitution, la France est une République
« indivisible » qui « assure l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans dis-
tinction d’origine, de race ou de religion ». Selon le Conseil constitutionnel,
cette indivisibilité emporte plusieurs conséquences : en premier lieu, le peuple
est lui-même indivisible ; la simple mention dans une loi du « peuple corse,
composante du peuple français », est donc contraire à la Constitution car
celle-ci ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français,
sans distinction d’origine, de race ou de religion7 ; en second lieu, la Constitu-
tion interdit la reconnaissance de « droits collectifs à quelque groupe que ce
soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de
croyance », et c’est pour cette raison que la ratification par la France de la
Charte européenne des langues régionales ou minoritaires fait problème8.
Déc. no 91-290 DC du 9 mai 1991 (Rec. p. 50).
7.
Déc. no 99-412 DC du 15 juin 1999. La Charte européenne des langues régionales ou minoritai-
8.
res avait été soumise au Conseil constitutionnel par le Président de la République en application de
l’article 54 de la Constitution. Le problème de compatibilité avec la Constitution française provient
du fait que cette charte reconnaît le droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire non seule-
ment dans la vie privée mais aussi dans la vie publique, alors que, aux termes du premier alinéa de
l’article 2 de la Constitution : « La langue de la République est le français ». Le président François
Hollande s’est cependant engagé à faire modifier la Constitution pour en permettre la ratification. Le
422
Droit constitutionnel
Enfin, l’indivisibilité de la République impliquait l’unité du pouvoir législa-
tif, à la différence de ce qui se produit dans les États fédéraux où chacune des
collectivités composantes à son propre Parlement, compétent dans certaines
matières. Elle interdit donc en principe tout transfert de compétences législati-
ves vers le bas, c’est-à-dire au profit des collectivités composantes de la Répu-
blique. En revanche, elle est parfaitement compatible avec le principe de l’au-
tonomie de ces collectivités sur le plan administratif.
Par ailleurs d’après l’article 3 de la Constitution : « La souveraineté natio-
nale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants ou par la voie du
référendum ». Cette disposition est généralement interprétée – notamment par le
Conseil constitutionnel – comme interdisant toute aliénation ou transfert de la
souveraineté vers le haut, c’est-à-dire au profit d’organisations internationales.
Toutefois, ces deux principes, qui figurent toujours dans la Constitution,
sont aujourd’hui interprétés de façon plus souple de manière à permettre à la
fois une extension des compétences locales et le transfert de compétences à
l’Union européenne.
§ 1. La République et ses collectivités composantes
486. Les relations entre la République et ses collectivités composantes sont
régies par les titres XII et XIII de la Constitution.
Par ordre d’autonomie croissante, on distingue :
A) Les collectivités situées dans la Métropole qui comprend l’Hexagone
et la Corse. Elles sont régies par les articles 72 à 72-2 du Titre XII.
B) Les collectivités ultramarines régies par les articles 72-3 à 74-1 du
titre XII.
C) La Nouvelle-Calédonie régie par le titre XIII de la Constitution.
A Les collectivités territoriales métropolitaines
487. Il s’agit principalement des communes, des départements et des
régions. Mais la loi peut créer d’autres types de collectivités territoriales,
comme elle l’a fait pour la Corse. Avant la réforme du 28 mars 2003 relative
à l’organisation décentralisée de la République, l’article 72 C se bornait à indi-
quer que ces collectivités « s’administrent librement par des conseils élus et
dans les conditions prévues par la loi ». Il ajoutait que « le délégué du gouver-
nement dans ces collectivités (c’est-à-dire généralement le préfet) a la charge
des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ».
De cette rédaction, on pouvait déduire que l’autonomie des collectivités ter-
limitée au domaine administratif et qu’elles ne
ritoriales était strictement
28 janvier 2014, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi constitutionnelle autorisant
cette ratification. Comme c’est une proposition et non un projet, elle ne pourra pas, même après un
vote favorable du Sénat, être adoptée par le Congrès du Parlement à la majorité des 3/5e, mais devra
être soumise au référendum, à moins que le Président de la République la reprenne à son compte et
présente un projet (v. infra nº 501).
Le cadre
423
pouvaient donc bénéficier d’aucun transfert de pouvoir législatif. Le Conseil
constitutionnel l’avait d’ailleurs rappelé dans une importante décision du 17 jan-
vier 2002 dans laquelle il s’était opposé à tout transfert d’une compétence légis-
lative à l’Assemblée de Corse, fût-ce même à titre provisoire et expérimental9.
La réforme de 2003 avait un double objet. En premier lieu, elle complétait la
notion de « libre administration » en précisant que les collectivités territoriales
« disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences ».
Cependant, il ne s’agit pas là d’une véritable innovation car en réalité ce pou-
voir a toujours existé. Le meilleur exemple en est le pouvoir de police du maire
qui s’exerce dans l’intérêt de la tranquillité, de la sécurité et de la salubrité
publique.
En second lieu, cette réforme élargissait les compétences des collectivités
territoriales en les étendant à certaines matières du domaine législatif.
Pour définir ces compétences, le nouvel article 72 alinéa 2 se réfère au prin-
cipe de « subsidiarité » qui est en usage dans l’Union européenne et dans cer-
tains États fédéraux comme l’Allemagne : « Les collectivités territoriales ont
vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent
le mieux être mises en œuvre à leur échelon ».
À première vue, cette formulation peut sembler un peu vague : le « mieux ou
le moins bien » est une notion plus politique que juridique car elle comporte
nécessairement une part importante d’appréciation subjective. Cela signifie que
c’est au législateur qu’il appartiendra d’apprécier, notamment en tenant compte
des résultats des expérimentations et sous le contrôle du Conseil constitutionnel
les compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à l’échelon des collec-
tivités territoriales.
D’après le 4e alinéa de l’article 72 C, dans les conditions prévues par une loi
organique (LO no 2003-704 du 1er août 2003), les collectivités territoriales ou
leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l’a
prévu, déroger, à titre expérimental aux dispositions législatives et réglementai-
res qui régissent l’exercice de leurs compétences. Ce pouvoir d’expérimentation
est cependant assez strictement encadré. La dérogation ne peut être autorisée
que pour un objet et une durée limitée. Elle ne doit jamais aboutir à remettre
en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un
droit constitutionnellement garanti.
La reconnaissance explicite d’un pouvoir d’expérimentation en matière
législative entraîne la caducité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel
citée plus haut. On pourra désormais faire pour n’importe quelle collectivité
territoriale ce que l’on n’a pas pu faire pour la Corse en 2002. Par l’effet com-
biné de la subsidiarité et de l’expérimentation, le système de répartition des
compétences entre l’État et les collectivités territoriales devient évolutif et l’on
pourrait s’acheminer progressivement vers un régionalisme, où certaines collec-
tivités territoriales disposeraient d’un véritable pouvoir législatif, comme c’est
déjà le cas dans la plupart des États voisins de la France.
La loi soumise au Conseil prévoyait que le Parlement pouvait autoriser l’Assemblée de Corse à
9.
procéder à des expérimentations comportant, le cas échéant, des dérogations aux règles législatives en
vigueur, en vue de l’adoption ultérieure par le Parlement de dispositions législatives appropriées.
424
Droit constitutionnel
L’expérimentation au plan national et l’expérimentation au plan local pour-
suivent donc en fait le même objectif : il s’agit d’interpréter le principe d’indi-
visibilité de la République de manière à ce qu’il ne fasse pas obstacle à une
meilleure adaptation des normes législatives ou réglementaires aux circonstan-
ces locales.
La réforme relative à l’organisation décentralisée de la République ne se
borne pas à élargir les compétences des collectivités territoriales. Elle traite éga-
lement du mode d’exercice de ces compétences et des moyens financiers per-
mettant de les mettre en œuvre.
Avant la réforme, le mode d’exercice des compétences ne pouvait être que
représentatif, au moins à l’échelon des départements et des régions. L’article 72-
1 C rompt avec cette tradition en introduisant, dans le fonctionnement des ins-
titutions territoriales, quelques éléments de démocratie directe (droit de pétition,
possibilité d’un référendum décisionnel à l’initiative de la collectivité sur une
question relevant de sa compétence, possibilité d’un référendum sur le statut
ou les limites de la collectivité à l’initiative du législateur)10.
Depuis longtemps, les collectivités territoriales se plaignaient de ne pas dis-
poser de ressources propres suffisantes pour remplir leurs missions. L’article 72-
2 C leur accorde quelques garanties à cet égard. Il est précisé que les recettes
fiscales et les autres ressources propres représentent, pour chaque catégorie de
collectivités « une part déterminante de l’ensemble de leurs ressources ». Tout
transfert de compétences entre l’État et les collectivités territoriales doit s’ac-
compagner de l’attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consa-
crées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour
conséquence d’augmenter les dépenses des collectivités territoriales doit être
accompagnée de ressources déterminées par la loi.
Les collectivités territoriales ne disposent cependant pas d’une pleine auto-
nomie financière car le législateur conserve la maîtrise du système fiscal. Lui
seul peut créer de nouveaux impôts. Toutefois, la loi peut autoriser les collec-
tivités territoriales à fixer elles-mêmes l’assiette et le taux de certains des
impôts destinés à alimenter leurs ressources.
B Les collectivités territoriales d’outre-mer
488. Elles ont des statuts très divers, mais l’on peut distinguer deux grandes
catégories11.
1. Les départements ou régions d’outre-mer (DROM) régis
par l’article 73 C12
489. Entrent depuis longtemps dans cette catégorie la Guyane, la Marti-
nique, la Guadeloupe et la Réunion. Chacun constitue à la fois un département
10. La loi du 10 juin 2003 organisant une consultation des électeurs de Corse sur la modification de
l’organisation institutionnelle de l’île a constitué la première application de cette dernière réforme.
11. En plus de ces deux catégories, il existe des territoires sans peuplement permanent, dont la loi
détermine le régime législatif et l’organisation particulière. Ce sont, d’une part, les Terres australes et
antarctiques françaises et, d’autre part, l’îlot de Clipperton (voir l’article 72-3 C dernier alinéa).
Le cadre
425
et une région. Mayotte se trouve dans la même situation depuis le 31 mars
201113. Ces collectivités relèvent en principe du droit commun applicable aux
départements ou régions métropolitains, mais sous réserve de deux particula-
rités.
La première est traditionnelle : les lois et règlements nationaux, qui sont
applicables de plein droit peuvent néanmoins faire l’objet « d’adaptations tenant
aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités » (art. 73
al. 1er C).
La seconde particularité consiste, depuis la révision du 28 mars 2003, en une
sorte de pouvoir normatif autonome. Par dérogation au principe selon lequel les
lois et règlements nationaux sont applicables de plein droit, pour tenir compte
de leur spécificité, ces collectivités14 peuvent être habilitées, selon le cas par la
loi ou le règlement à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire,
dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi
(art. 73 al. 3 C).
2. Les autres collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 C15
dans
cette
490. Entrent
les
catégorie
Îles Wallis-et-Futuna, Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Martin et Saint-Barthé-
lemy. Ces collectivités ont chacune un statut propre, fixé par une loi organique,
qui tient compte de leurs « intérêts propres » au sein de la République. Ce statut
peut donc être très différent de celui des collectivités territoriales métropoli-
taines.
Polynésie
française,
la
Les compétences normatives de ces collectivités sont plus ou moins éten-
dues selon le cas mais, dans l’ensemble, beaucoup plus larges que celles des
DROM. Elles peuvent en user pour prendre des mesures de discrimination posi-
tive16 en faveur de leur population, en matière d’accès à l’emploi, de droit d’éta-
blissement et de protection du patrimoine foncier, à condition que ces mesures
soient « justifiées par les nécessités locales ». Aucune autre collectivité territo-
riale française ne dispose d’un tel pouvoir, à l’exception de la Nouvelle-Calé-
donie (v. infra no 491).
Le principe de l’indivisibilité de la République n’exclut pas la possibilité
pour une collectivité territoriale d’outre-mer de faire sécession et d’accéder
ainsi à la pleine souveraineté17. Mais tant qu’il demeure au sein de la Répu-
blique, l’autonomie dont il dispose est nécessairement limitée.
Sur la notion de discrimination positive, v. infra no 521.
12. BLÉRIOT, 2005.
13. Mayotte constitue donc le 101e département français et le 5e département d’outre-mer (DOM).
14. À l’exception de La Réunion qui, à la demande d’un sénateur réunionnais, a été expressément
exclue de ce dispositif (art. 73 alinéa 5 C).
15. CLINCHAMPS, 2005.
16.
17. Aux termes du dernier alinéa de l’article 53 C : « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de
territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées ». Prises à la lettre, ces dispo-
sitions n’envisagent, semble-t-il, que l’hypothèse d’une cession ou d’un échange de territoire entre
deux États préexistants. Mais en vertu d’une interprétation large, connue sous le nom de « doctrine
Capitant » (du nom du juriste qui l’a présentée pour la première fois en 1966 devant l’Assemblée
nationale), on admet qu’elles sont également applicables dans l’hypothèse où un territoire ferait séces-
sion pour devenir indépendant. La sécession doit d’abord être approuvée par les populations locales
426
Droit constitutionnel
D’une part, même s’il dispose d’un pouvoir normatif étendu, ce pouvoir est
toujours à la merci du législateur national, ordinaire ou organique, qui peut reti-
rer ou restreindre les habilitations qu’il a accordées.
D’autre part, même lorsqu’ils portent sur des matières législatives, les actes
adoptés par l’assemblée de ce territoire sont assimilés à de simples actes admi-
nistratifs, relevant de la juridiction du Conseil d’État et non de celle du Conseil
constitutionnel.
Le recours à une solution souple de type fédéraliste n’est possible que
moyennant une révision de la Constitution, comme le montre l’exemple de la
Nouvelle-Calédonie.
C Le cas particulier de la Nouvelle-Calédonie
491. Après l’adoption de la Constitution de 1958, la Nouvelle-Calédonie a
conservé le statut de territoire d’outre-mer dont elle bénéficiait depuis 1946.
Mais à partir du début des années quatre-vingt, un conflit marqué par des inci-
dents souvent meurtriers a opposé les indépendantistes principalement d’origine
autochtone, regroupés autour du FLNKS (Front de libération nationale Kanak
et socialiste) aux anti-indépendantistes, en majorité d’origine européenne,
regroupés autour du RPCR (Rassemblement pour la Calédonie dans la Répu-
blique). En 1988, les deux partis et le gouvernement français conclurent les
accords de Matignon qui firent l’objet d’un référendum national organisé dans
le cadre de l’article 11 de la Constitution (loi référendaire du 9 novembre 1988).
L’article 2 de cette loi prévoyait un scrutin d’autodétermination qui devait inter-
venir dix ans plus tard, entre le 1er mars et le 31 décembre 1998. Mais, par l’ac-
cord de Nouméa du 5 mai 1998, les partenaires locaux ont voulu retarder
l’échéance du scrutin d’autodétermination, qui n’aurait laissé le choix qu’entre
le statu quo et l’indépendance immédiate, en demandant que, durant une assez
longue période transitoire, le territoire soit doté d’une autonomie beaucoup plus
large que celle dont il avait bénéficié jusqu’alors.
Cette autonomie ne pouvait pas être réalisée dans le cadre des articles 72
à 74 de la Constitution. C’est pourquoi les dispositions transitoires relatives à
la Nouvelle-Calédonie ont fait l’objet d’un titre spécial, inséré dans la Constitu-
tion par la loi de révision du 20 juillet 199818. Le statut de la Nouvelle-Calédo-
nie a été fixé par une loi organique du 19 mars 1999, prise en application de ce
titre.
La Nouvelle-Calédonie a désormais son propre Parlement, le Congrès, qui
peut adopter des « lois du pays » dans un certain nombre de matières qui relè-
vent normalement de la compétence du Parlement national. La différence avec
le statut des autres collectivités d’outre-mer réside moins dans l’étendue des
(référendum d’autodétermination). Elle doit ensuite être autorisée par une loi votée par le Parlement de
la République. C’est cette procédure qui a permis l’accession à l’indépendance : des départements de
l’Algérie et du Sahara en 1962, des départements d’outre-mer de la Côte française des Somalis en
1967, d’une partie de l’archipel des Comores en 1974 et du territoire des Afars et des Issas en 1977.
18. Ce titre spécial, qui porte le numéro XIII et comporte deux articles (76 et 77), a pris la place de
celui qui était consacré à la Communauté franco-africaine de 1958 et qui avait été formellement abrogé
par la loi constitutionnelle du 4 août 1995.
Le cadre
427
compétences législatives transférées que dans le fait qu’elles le sont à titre défi-
nitif, c’est-à-dire que le Parlement national ne peut plus retirer ou restreindre
l’habilitation, la répartition étant déterminée non plus par la loi ordinaire ou
organique, comme c’est le cas pour les autres collectivités territoriales, mais
par la Constitution elle-même.
Dans ses rapports avec la Nouvelle-Calédonie,
la République française
apparaît donc désormais à certains égards19 comme un État de type fédéral,
alors qu’elle était traditionnellement unitaire et qu’elle le demeure en principe,
sous réserve de cette exception.
Les transferts de compétence au profit des collectivités composantes de la
République demeurent dans l’ensemble limités. Il en va différemment de ceux
qui ont été consentis au profit d’organisations de type supranational.
§ 2. La République et l’Union européenne
492. En tant qu’entité politique, l’Union européenne a déjà été présentée
(v. supra no 295 s.).
On l’abordera ici sous un angle purement national : dans quelle mesure les
transferts de compétences qu’elle implique sont-ils compatibles avec la Consti-
tution française ? Et de quelle manière les citoyens français sont-ils représentés
en son sein ?
A La construction européenne face à la Constitution française
493. Une antinomie persistante. – Dans la vie politique française, peu de
sujets ont suscité autant de passions contradictoires que la construction euro-
péenne.
D’un côté, l’union politique des principales nations de l’Europe correspond
à une profonde aspiration humaniste et pacifiste, dont Victor Hugo, parmi beau-
coup d’autres, s’est fait l’écho20.
D’un autre côté, depuis la Révolution, de façon implicite ou explicite, les
institutions françaises ont toujours été fondées sur le principe de la souveraineté
nationale qui paraît difficilement compatible avec l’idée d’une autorité suprana-
tionale, fût-elle européenne.
Les conséquences de cette situation sont paradoxales. Les initiatives les plus
ambitieuses, en matière de construction européenne, sont souvent d’origine
française, mais les résistances que suscitent ces initiatives au sein même de
19. À certains égards seulement, car si la Nouvelle-Calédonie jouit pour ses affaires internes d’une
autonomie du même ordre que celle d’un État membre d’une fédération, rien de spécifique n’est prévu
quant à la participation de ce territoire au gouvernement central.
« Nous aurons ces grands États-Unis d’Europe, qui couronneront le vieux monde comme les
20.
États-Unis d’Amérique couronnent le nouveau », in Lettre aux membres du congrès de la paix, 29 sep-
tembre 1872.
428
Droit constitutionnel
l’opinion française sont tellement fortes qu’elles peuvent aboutir à en provoquer
l’échec21.
L’antinomie entre l’internationalisme pacifiste et le nationalisme souverai-
niste est inscrite au cœur même du bloc de constitutionnalité. Aux termes de
l’alinéa 15 du Préambule de 1946 : « Sous réserve de réciprocité, la France
consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la
défense de la paix ». Mais, d’après l’article 3 de la Constitution de la IVe Répu-
blique, repris presque mot pour mot par l’actuelle Constitution, « La souverai-
neté nationale appartient au peuple français », ce qui semble indiquer que cette
souveraineté est juridiquement « indisponible », c’est-à-dire insusceptible d’être
substantiellement réduite par voie d’accords internationaux.
Le traité du Marché commun, ou traité sur la Communauté économique
européenne (CEE), qui fut présenté au Parlement français en 1957, avait déjà
une forte composante supranationale car il prévoyait la mise en place de nou-
velles institutions, chargées d’élaborer les normes nécessaires à l’organisation
du marché commun. Il se heurta à une vive opposition, notamment de la part
des groupes communiste et gaulliste, qui contestaient sa conformité à la Consti-
tution. Mais à l’époque, du fait de l’absence de juge constitutionnel, la solution
d’un problème de ce genre ne pouvait résulter que du rapport des forces politi-
ques. Le traité CEE fut ratifié grâce à l’appui des socialistes, des démocrates
chrétiens et du centre droit, qui étaient déjà à l’époque les principaux soutiens
de l’intégration européenne.
Revenu au pouvoir en 1958, le général de Gaulle ne remit pas en cause le
Marché commun, dont il savait que la France tirerait profit pour son développe-
ment économique. Mais en 1965, il tenta de s’opposer à la mise en application
de la règle de la majorité qualifiée pour la prise des décisions au sein du Conseil
des ministres de la Communauté. Bien que prévue par le traité, cette règle lui
paraissait en effet dangereuse pour la souveraineté nationale, seule l’exigence
de l’unanimité pouvant garantir qu’un État ne serait jamais mis en minorité
sur une question touchant à ses intérêts essentiels. La crise qui en résulta fut
finalement résolue grâce à un accord ambigu, connu sous le nom de « compro-
mis de Luxembourg »22.
Par la suite, cependant, non seulement la France a accepté la règle de la majo-
rité qualifiée mais elle a contribué à en étendre le champ d’application en partici-
pant à la négociation des grands traités qui allaient marquer les étapes suivantes
de la construction européenne, ceux de Maastricht et d’Amsterdam notamment.
Cette évolution de l’attitude française s’explique non seulement par la personna-
lité des successeurs du général de Gaulle (moins intransigeants que lui sur le cha-
pitre de la souveraineté nationale) mais aussi probablement par une certaine
convergence entre les progrès de la construction européenne et les intérêts écono-
miques et diplomatiques de la France. Sur le plan économique, les agriculteurs
21. Tel a été par exemple le cas du traité connu sous le nom de Communauté européenne de défense
(CED) : bien que voulu en principe par la France, et rédigé par ses diplomates, ce traité fut finalement
abandonné à la suite d’un vote de l’Assemblée nationale française, le 30 août 1954. Voir Zorgbibe
(2005), p. 28 et s. Cinquante ans plus tard, le traité instituant une Constitution pour l’Europe a connu
un sort analogue.
22. Zorgbibe (2005), p. 46-48.
Le cadre
429
français ont été les principaux bénéficiaires de la politique agricole commune
(PAC), dont le financement absorbait la majeure partie des ressources du budget
communautaire. Sur le plan diplomatique, le leadership européen, que la France
partageait avec l’Allemagne, augmentait son poids sur la scène internationale. Les
réticences au sein de l’opinion française demeuraient cependant très fortes,
comme l’ont montré les résultats du référendum de septembre 1992 sur la ratifi-
cation du traité de Maastricht, où le « oui » ne l’a emporté qu’à une faible majo-
rité (environ 51 %).
Depuis quelques années, d’ailleurs, la convergence entre la construction euro-
péenne et les intérêts français paraît moins évidente. Sur le plan diplomatique, la
France a de plus en plus de mal à imposer son leadership. La réunification de l’Al-
lemagne a accru le poids de celle-ci sur la scène européenne et mondiale. Et de
nombreux États membres, surtout parmi les nouveaux adhérents, ont plutôt ten-
dance à suivre le leadership américain, comme l’a montré leur ralliement à la guerre
d’Irak, déclenchée par le président Georges W. Bush en 2003. Sur le plan écono-
mique, l’adhésion à l’Union de nombreux pays dont le développement économique
a été entravé par le communisme nécessite une nouvelle affectation des ressources
et l’abandon progressif de la politique agricole commune. La contribution de la
France au budget de l’Union risque donc de s’alourdir et de n’être plus que partiel-
lement compensée par les subventions dont elle bénéficie. Et, contrairement à ce
que l’on avait espéré, la mise en place d’une monnaie commune à plusieurs États
membres, prévue par le traité de Maastricht, n’a pas permis de relancer l’activité
économique ni de réduire le chômage.
C’est sans doute ce qui explique que, le 29 mai 2005, les Français aient rejeté,
à une majorité de 54,8 %, le traité instituant une Constitution pour l’Europe, mal-
gré le soutien que les principaux partis de gouvernement et la presque totalité des
médias avaient apporté à ce traité. Le traité de Lisbonne, qui a repris une partie de
ses dispositions, est entré en vigueur le 1er décembre 2009, mais il a été ratifié par
la voie parlementaire.
Depuis le début des années 1970 la question des rapports entre la souverai-
neté nationale et la construction européenne se pose principalement en termes
constitutionnels.
494. La jurisprudence du Conseil constitutionnel. – Les rédacteurs de la
Constitution de 1958 voulaient éviter qu’une majorité parlementaire puisse faci-
lement ratifier un traité susceptible de porter atteinte à la souveraineté nationale,
comme cela s’était produit en 1957 à propos de la Communauté économique
européenne. Aussi ont-ils prévu que lorsque le Conseil constitutionnel a déclaré
qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution,
l’autorisation de ratifier ou d’approuver cet engagement ne peut intervenir qu’a-
près révision de la Constitution (art. 54 C). La saisine du Conseil, qui est facul-
tative, était à l’origine réservée au Président de la République, au Premier
ministre, ainsi qu’aux présidents des assemblées parlementaires23. Mais lors-
qu’un engagement international important est controversé, il serait politique-
ment difficile au chef de l’État de ne pas le soumettre au Conseil
23. Depuis la révision constitutionnelle du 25 juin 1992, elle est également ouverte aux parlementai-
res. Sur cette procédure, v. infra no 769.
430
Droit constitutionnel
constitutionnel. À l’exception de l’acte unique européen (1986) et du traité
de Nice (2004), le Conseil a donc été amené à se prononcer sur tous les enga-
gements marquant les grandes étapes de la construction européenne.
Dans une décision de 1976, le Conseil établit une première distinction entre,
d’une part, les limitations de souveraineté, qu’il considère comme conformes à
la Constitution sous réserve de réciprocité, et dans la mesure où elles sont
nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix et, d’autre part, les trans-
ferts de souveraineté à une organisation internationale qui, en toute hypothèse,
seraient contraires à la Constitution24. Mais cette distinction ne répondait pas à
la question de savoir si tout transfert de compétence à une organisation interna-
tionale devait être considéré comme un « transfert de souveraineté ». Aussi
allait-elle être abandonnée par la suite.
Dans sa décision du 9 avril 1992, relative au traité de Maastricht, pour la
première fois le Conseil constitutionnel a constaté qu’un engagement internatio-
nal comportait des clauses contraires à la Constitution, en explicitant les critères
jurisprudentiels qu’il utilise aujourd’hui encore.
D’une part, il admet que les transferts de compétence à une organisation
internationale ne sont pas en eux-mêmes contraires à la Constitution car « le
respect de la souveraineté nationale ne fait pas obstacle à ce que (...) la France
puisse conclure, sous réserve de réciprocité, des engagements internationaux
en vue de participer à la création ou au développement d’une organisation
internationale permanente (...) investie de pouvoirs de décision par l’effet de
transferts de compétences consentis par les États membres ».
Mais, d’autre part, il fixe des limites à ces transferts car « au cas où des
engagements internationaux souscrits à cette fin contiennent une clause
contraire à la Constitution ou portent atteinte aux conditions essentielles d’exer-
cice de la souveraineté nationale, l’autorisation de les ratifier appelle une révi-
sion constitutionnelle ».
Ce ne sont donc pas seulement les stipulations formellement contraires à un
article de la Constitution qui peuvent appeler une révision mais également celles
qui touchent à un domaine où, selon le Conseil, sont en cause les conditions
essentielles d’exercice de la souveraineté nationale : font notamment partie de
ces domaines la politique monétaire, la politique de change, ainsi que la poli-
tique des visas (mesures relatives à l’entrée et à la circulation des personnes).
Mais pour que l’on puisse parler d’atteinte aux conditions essentielles
d’exercice de la souveraineté nationale, il faut encore qu’en raison des modali-
tés d’exercice des compétences transférées, la France s’expose au risque de se
voir imposer une décision par ses partenaires. Aussi longtemps que les déci-
sions ne peuvent être prises par le Conseil des ministres européen qu’à l’unani-
mité, et à l’initiative de ses membres, ce risque n’existe pas car le représentant
de la France peut toujours s’opposer à l’adoption d’une décision. Il n’y a donc
pas d’atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté
24. Déc. no 76-61 DC du 30 décembre 1976, rendue à propos de l’élection de l’Assemblée des com-
munautés (aujourd’hui Parlement européen) au suffrage universel direct.
Le cadre
431
nationale25. L’atteinte est constituée à partir du moment où le Conseil des minis-
tres prend ses décisions à la majorité, et à l’initiative de la Commission26.
Mais à mesure que la construction européenne progresse, le domaine des
décisions prises à la majorité ne cesse de s’étendre. Des atteintes à la souverai-
neté nationale sont donc inévitables. Face à cette situation, les États membres
n’ont pas tous adopté la même attitude. Certains ont choisi de modifier une fois
pour toutes leur Constitution en acceptant en bloc et par avance tous les trans-
ferts de compétence rendus nécessaires par la construction européenne27. La
France, au contraire, préfère procéder par petits pas, c’est-à-dire en n’autorisant
des limitations à l’exercice de la souveraineté nationale que dans la mesure
strictement nécessaire pour franchir une étape déterminée. Par exemple, aux ter-
mes du second alinéa de l’article 88-1 C : « Elle (la République) peut participer
à l’Union européenne dans les conditions prévues par le traité de Lisbonne (...)
signé le 30 décembre 2007. ». Cette méthode des petits pas ménage la suscepti-
bilité des milieux les plus réticents envers la supranationalité, mais elle oblige à
réviser une nouvelle fois la Constitution à chaque étape importante de la cons-
truction européenne, relançant ainsi les polémiques28.
Selon les termes de l’article 54 C, le Conseil constitutionnel ne se prononce
que sur les conditions de la ratification des traités opérant des transferts de com-
pétences. À la différence de la Cour constitutionnelle allemande29, il ne lui a
jamais été demandé d’envisager les conséquences de ces transferts et notam-
ment le « déficit démocratique » qui peut en résulter.
Ce déficit est néanmoins préoccupant.
Telle qu’on la conçoit en France depuis la Révolution, la démocratie peut se
définir comme un régime où les citoyens participent à l’exercice de la souverai-
neté par l’intermédiaire de leurs représentants élus, c’est-à-dire du Parlement et
accessoirement par voie de référendum. Or les transferts de compétence liés à la
construction européenne réduisent inévitablement l’espace de décision des par-
lements nationaux. En 1992, déjà, on considérait que la moitié environ des
règles nouvelles introduites chaque année dans le corpus juridique français
l’étaient à la suite d’une initiative prise au niveau communautaire (Conseil
d’État, 1993, p. 16). Il subsiste tout de même encore aujourd’hui un noyau
dur de compétences nationales qui comprend notamment la majeure partie du
droit civil et du droit pénal, l’éducation, les rapports entre l’État et les églises,
ainsi que l’organisation des services publics (sous réserve de l’obligation de
respecter les principes de libre circulation des marchandises et des services).
25.
Sur ce point, la jurisprudence du Conseil constitutionnel peut prêter à contestation car, même
lorsque les décisions sont prises à l’unanimité, le Parlement français est dessaisi de sa compétence et
il y a donc bien atteinte à la souveraineté nationale telle qu’elle est définie à l’article 3 C.
26. Décision du 31 décembre 1997 relative au traité d’Amsterdam (considérant 24).
Par exemple, l’article 23 de la Constitution allemande autorise la Fédération à transférer à
27.
l’Union européenne des droits de souveraineté, en précisant toutefois que la loi opérant de tels trans-
ferts doit être approuvée par le Bundesrat.
28.
29. À la veille de la ratification du traité de Maastricht, la Cour allemande a été saisie d’un recours
contre ce traité par un citoyen qui s’estimait lésé dans son droit à la démocratie, dans la mesure où les
transferts de compétence envisagés aboutissaient à restreindre considérablement la compétence du par-
lement national et, par voie de conséquence, la capacité d’influence des électeurs allemands (voir
Hamon et Wiener, 1999, p. 237).
Sur cette méthode et sur la structure du titre XV de la Constitution, v. infra no 696.
432
Droit constitutionnel
Mais ce noyau n’est pas nécessairement intangible car les transferts de compé-
tence appellent sans cesse de nouveau transferts : par exemple la monnaie com-
mune appelle une harmonisation des politiques économiques et budgétaires, la
suppression des contrôles aux frontières appelle une coordination des politiques
de sécurité.
À s’en tenir aux institutions nationales, force est donc de constater que la
démocratie risque de régresser. De quels moyens dispose-t-on pour lutter contre
cette régression ? La réponse dépend au moins en partie de la manière dont les
citoyens français sont représentés au sein de l’Union.
B La représentation des citoyens français au sein de l’Union
495. En tant qu’État membre, la République française est représentée au sein
de l’Union par ses autorités exécutives, Président de la République et gouver-
nement.
Le Président de la République (éventuellement accompagné du Premier
ministre, surtout en période de cohabitation) siège au Conseil européen.
Au Conseil des ministres, souvent désigné sous le nom de Conseil, qui
exerce le pouvoir législatif conjointement avec la Commission et le Parlement
européen, le gouvernement délègue l’un de ses membres, choisi en fonction des
questions figurant à l’ordre du jour.
Enfin, comme ses homologues étrangers, l’exécutif français participe à la
désignation des membres de la Commission et de la Cour de justice.
Les règles concernant cette représentation des États membres résultent direc-
tement des traités. On se bornera donc à renvoyer sur ce point à la présentation
de l’Union européenne (v. supra no 295).
Mais à côté de la représentation des États, il y a place pour une représenta-
tion des citoyens30, dont les modalités sont variables car elles dépendent en par-
tie de décisions prises au niveau national. C’est grâce à cette représentation que
l’on peut espérer réduire le déficit démocratique. Elle se réalise à la fois par
l’intermédiaire du Parlement national et par l’élection de députés au Parlement
européen.
496. La représentation des citoyens par leur Parlement national. –
Depuis que le Parlement européen est élu au suffrage direct (1979), les parle-
ments nationaux ne sont plus représentés au sein des organes de l’Union31. Mais
dans la plupart des États membres, ils participent d’une manière indirecte,
et selon des modalités variables, à l’élaboration de la législation européenne.
En Allemagne, pour les questions relevant, d’après la Constitution alle-
mande, de la compétence des Länder, le gouvernement fédéral ne peut pas
30. On soutient parfois que les citoyens sont également représentés par le Conseil des ministres ou le
Conseil européen, les membres de ces deux organes étant soit élus, comme le Président de la Répu-
blique française, soit responsables devant leur Parlement national. Cette thèse paraît difficilement
défendable car les constitutions nationales elles-mêmes ne donnent pas à ces autorités la qualité de
représentant (voir la théorie de la représentation, supra no 181 s.).
31. Cependant, le protocole 1 du traité établissant une constitution pour l’Europe prévoit qu’une
conférence des organes parlementaires spécialisés dans les affaires de l’Union peut soumettre des
« contributions » à l’attention du Parlement européen, du Conseil ou de la Commission.
Le cadre
433
défendre en Conseil des ministres européen une position qui n’aurait pas été
approuvée par le Bundesrat. Parfois même, il doit céder la place à des représen-
tants désignés par le Bundesrat.
Au Danemark, les positions à défendre sont arrêtées d’un commun accord
entre le gouvernement et le Folketing (Parlement).
En France, d’après l’article 88-4 C, chacune des deux assemblées est tenue
informée des projets d’actes communautaires et peut adopter des résolutions
exprimant un avis à leur sujet (v. infra no 664 s.). Mais ces résolutions ne lient
pas le gouvernement.
Mais plus encore que d’être associé à l’élaboration de la législation commu-
nautaire, certains parlements nationaux souhaiteraient être en mesure d’en
contrôler l’expansion. On sait que, d’après le principe dit de subsidiarité, dans
les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union ne doit
intervenir que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peu-
vent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres. Il a été pro-
posé de créer une instance de recours, composée de représentants des parle-
ments nationaux, qui exercerait une sorte contrôle a priori en examinant les
exceptions de subsidiarité soulevées contre des projets d’acte communautaire32.
Sans aller aussi loin, le traité de Lisbonne, qui est en vigueur depuis le
1er décembre 2009 prévoit des procédures permettant aux parlements nationaux
de s’élever contre une atteinte au principe de subsidiarité (v. infra no 667). Par
exemple, si un projet d’acte européen était jugé contraire au principe de subsi-
diarité par un tiers au moins des parlements nationaux, ce projet devait être
réexaminé par l’organe qui en est l’auteur (la commission dans le cas le plus
fréquent). Mais ce réexamen n’impliquerait nullement l’abandon du projet, le
dernier mot, en matière de subsidiarité, étant toujours réservé à la Cour de
justice33.
497. La représentation des citoyens par le Parlement européen. – Depuis
1979, le Parlement européen est élu par les citoyens au suffrage universel direct.
Le traité fixe le nombre de sièges attribués à chaque pays mais les modalités de
l’élection varient selon les législations nationales.
Ainsi qu’on l’a déjà signalé, le mode actuel de répartition des sièges favorise
les citoyens des États les moins peuplés. Alors qu’elle représente environ 13 %
de la population de l’Union (65 millions sur 500 millions) la France dispose
d’un peu moins de 10 % des sièges au Parlement européen. Un député allemand
ou français représente environ 800 000 personnes, un député estonien 200 000,
un député maltais moins de 80 000. De tels écarts sont d’autant plus surprenants
que le Parlement européen est censé représenter les citoyens, et non les États. Ils
seraient considérés comme excessifs s’il s’agissait de la Chambre basse d’un
État national, qui a également vocation à représenter les citoyens.
Jusqu’en 2004, les représentants de la France étaient élus dans le cadre
d’une circonscription nationale unique. Les sièges étaient répartis entre les listes
32. Voir les propositions faites par la Délégation pour l’Union européenne de l’Assemblée nationale,
in Quelles réformes pour l’Europe de demain ?, rapport d’information no 1939, 1995, p. 197 s.
33. Voir sur ce point le protocole 2 sur l’application des principes de subsidiarité et de proportion-
nalité.
434
Droit constitutionnel
ayant obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés selon le système de la repré-
sentation proportionnelle à la plus forte moyenne, sans possibilité de pana-
chage. Élus sur des listes nationales, les députés européens étaient donc dépour-
vus d’attaches locales. De plus,
leur mode d’élection aboutissait à une
représentation très fragmentée car de petits partis, parfois extrémistes, parfois
un peu folkloriques, parvenaient à grignoter quelques sièges en additionnant
leurs voix sur l’ensemble du territoire. Rendant plus difficile l’adoption d’une
stratégie commune, cette dispersion avait pour effet de diminuer le poids de la
France au Parlement européen.
Afin de réduire cette fragmentation et de rapprocher les élus de leurs élec-
teurs, la loi du 11 avril 2003 a remplacé la circonscription nationale unique par
huit circonscriptions dont chacune (à l’exception de l’Île-de-France) comprend
au moins deux régions ou deux territoires d’outre-mer. Ce nouveau système a
le PS et
profité principalement aux deux grands partis de gouvernement,
l’UMP. Cependant, en 2014, on a assisté à une montée de l’euroscepticisme,
dû en grande partie à la conjoncture économique et politique. Le Front national,
dont le programme prévoit la sortie de la France non seulement de la zone euro
mais aussi de l’Union européenne, en a été le principal bénéficiaire. Ses listes
sont arrivées en tête dans cinq régions sur huit, et le pourcentage de voix qu’il a
recueillies au plan national (environ 25 %) l’a fait apparaître comme le premier
parti de France, assez loin devant l’UMP (environ 20 %) et le PS (envi-
ron 14 %).
Le Parlement européen parviendra-t-il à compenser le « déficit démocra-
tique » provoqué par les transferts de compétences ? Rien n’est moins sûr car
ses pouvoirs sont proportionnellement moins importants que ceux des parle-
ments nationaux (v. supra no 300). Force est d’ailleurs de constater que les
citoyens européens ne lui accordent qu’une attention limitée, comme le mon-
trent les taux très élevés d’abstentions dans la plupart des États membres lors
des scrutins de 2009 et 2014. À cette dernière date, le taux moyen d’abstention
pour l’ensemble de l’Union européenne était 56,9 %. Il était très voisin de cette
moyenne pour la France.
Sous-section 2
La rigidité constitutionnelle
498. Une constitution rigide est une constitution qui ne peut être modifiée
qu’au terme d’une procédure spéciale et non par la loi ordinaire. Cette procé-
dure spéciale est plus ou moins lourde. On rattache parfois à la rigidité de la
Constitution l’existence d’un contrôle de la constitutionnalité des lois. En
effet, dit-on, si une loi pouvait être contraire à la constitution, il s’ensuivrait
que celle-ci ne pourrait pas être considérée comme véritablement rigide. Néan-
moins, il ne s’agit pas d’une véritable implication et un très grand nombre de
constitutions sont justement appelées « rigides » parce qu’elles ne sont pas
modifiables par la loi ordinaire, bien qu’elles n’instituent aucun contrôle de la
constitutionnalité des lois. C’est pourquoi on n’étudiera dans cette section que
Le cadre
435
les mécanismes de la révision. Le contrôle de la constitutionnalité des lois fera
l’objet d’un développement important dans le dernier chapitre.
Le titre XVI de la Constitution s’intitule : « De la révision »34.
Il comprend un article unique, l’article 89, qui détermine la procédure nor-
malement applicable en matière de révision constitutionnelle.
Néanmoins, l’expérience prouve que la révision peut aussi se dérouler en
dehors du cadre de l’article 89.
§ 1. La révision dans le cadre de l’article 89
A L’initiative
499. L’initiative de la révision appartient concurremment au Président de la
République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement.
Mais, dans un cas comme dans l’autre, des limitations sont prévues.
B Les limitations du pouvoir de révision
500. Certaines limitations ont trait aux circonstances. Aux termes de l’arti-
cle 89 alinéa 4 : « Aucune procédure ne peut être engagée ni poursuivie lors-
qu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ». Il s’agit d’éviter que les ins-
titutions puissent être modifiées sous la pression d’une armée d’occupation,
comme en juillet 1940. Par ailleurs, il ne peut être fait application de l’article 89
durant la vacance de la présidence de la République ou durant la période qui
s’écoule entre la déclaration du caractère définitif de l’empêchement du Prési-
dent de la République et l’élection de son successeur (art. 7, dernier al. C).
Mais l’article 89 prévoit également une limitation portant sur l’objet même
de la révision. Aux termes de l’alinéa 5 : « La forme républicaine du gouverne-
ment ne peut faire l’objet d’aucune révision ». Compte tenu de la faiblesse
actuelle du courant monarchiste, cette limitation ne semble pas très contrai-
gnante, du moins si l’on admet que la forme républicaine du gouvernement sup-
pose seulement que la fonction de chef de l’État n’est pas exercée par un
monarque héréditaire.
Étant donné le peu d’importance des limitations expressément prévues par le
texte de la Constitution, on admet généralement en France que le pouvoir consti-
tuant est souverain, c’est-à-dire qu’une loi de révision peut pratiquement tout faire
pourvu qu’elle soit adoptée dans les formes prévues par l’article 89. Dans sa déci-
sion nº 312 DC du 2 septembre 1992, parfois désignée sous le nom de « Maas-
le Conseil constitutionnel a d’ailleurs lui-même employé cette
tricht 2 »35,
Il s’agissait à l’origine du titre XIV. Mais la numérotation a été modifiée à deux reprises car les
34.
lois constitutionnelles du 25 juin 1992 et du 27 juillet 1993 ont chacune inséré un nouveau titre dans la
Constitution.
35. Le traité de Maastricht a donné lieu à trois décisions du Conseil constitutionnel.
La première (Maastricht I, 12 avril 1992), intervenue sur saisine du Président de la République dans le
cadre de l’article 54 C, portait sur la question de savoir si le traité de Maastricht contenait des clauses
436
Droit constitutionnel
expression en rappelant néanmoins que cette souveraineté doit s’entendre sous
réserve des limitations prévues par les articles 7, 16 et 89 (considérant 19). À
première vue, ce principe de souveraineté du pouvoir constituant semble corres-
pondre aux exigences de la démocratie. Le peuple n’a-t-il pas le droit inaltérable
« de revoir, de réformer et de changer sa Constitution », comme l’affirmait déjà
l’article 28 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du
24 juin 1793 ?
Le problème de la souveraineté ou de la limitation du pouvoir constituant est
cependant moins simple qu’il ne parait. D’une part, lorsque la procédure de l’ar-
ticle 89 se termine par un vote du congrès et non par un référendum (v. infra
no 501), la Constitution est en fait révisée par les assemblées représentatives
sans l’intervention directe des citoyens. Dans ce cas au moins, une limitation
quant au fond du pouvoir de révision pourrait donc être considérée comme démo-
cratiquement légitime : elle se justifierait par l’idée que le congrès est un pouvoir
constituant de moindre valeur, les révisions les plus importantes devant être lais-
sées à la décision du souverain lui-même, c’est-à-dire du peuple statuant par voie
de référendum. C’est d’ailleurs ce qu’affirme le Conseil constitutionnel quand il
refuse d’examiner les lois référendaires, constitutionnelles ou pas, au motif qu’el-
les sont l’expression directe de la souveraineté nationale. On peut observer que le
Conseil présuppose ici une identité entre le peuple et le corps électoral, ce qui est
une interprétation étrange de l’article 3 de la Constitution, qui dispose que le peu-
ple exerce sa souveraineté soit par ses représentants, soit par la voie du référen-
dum. D’autre part, on admet généralement qu’une démocratie cesse d’exister à
partir du moment où certains droits fondamentaux et certaines libertés essentielles
ne sont plus respectés. Si cela est vrai, à quoi servirait-il d’interdire le rétablisse-
ment de la monarchie (comme le fait l’article 89 alinéa 4) sans interdire en même
temps la remise en cause des grands principes sur lesquels repose le régime répu-
blicain (liberté d’association, liberté de la presse et tous ceux qu’on rattache en
général à l’État de droit) ? C’est pourquoi certains auteurs estiment que l’expres-
sion « forme républicaine du gouvernement » devrait être entendue dans un sens
large : elle exclurait non seulement le remplacement du Président de la Répu-
blique par un monarque héréditaire, mais aussi l’abrogation des « principes fon-
damentaux reconnus par les lois de la République », auxquels se réfère le Préam-
bule de 1946 qui fait lui-même partie du « bloc de constitutionnalité ».
C’est un raisonnement semblable qui a conduit les cours constitutionnelles
allemande, italienne et autrichienne à limiter la souveraineté du pouvoir consti-
tuant en déclarant que certains principes avaient une valeur supra-constitution-
nelle (v. supra no 32) et devaient donc être protégés contre toute tentative de
révision.
contraires à la Constitution. C’est à la suite de cette décision que la Constitution a été révisée par la loi
du 25 juin 1992.
La deuxième (Maastricht II, 2 septembre 1992), intervenue sur saisine de 60 sénateurs dans le cadre de
l’article 54 C, portait sur la question de savoir si la révision du 25 juin 1992 avait fait disparaître tous
les obstacles constitutionnels à la ratification du traité. Le Conseil constitutionnel a répondu affirmati-
vement.
Enfin la dernière (Maastricht III, 20 septembre 1992), intervenue sur saisine de 60 députés dans le
cadre de l’article 61, al. 2 C, était dirigée contre la loi autorisant la ratification du traité. Cette loi
ayant été adoptée par référendum, le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent.
Le cadre
437
Cependant, en France, où la tradition républicaine reposait sur le principe de
la souveraineté parlementaire, le contrôle de constitutionnalité des lois a mis long-
temps à s’imposer. Il serait sans doute mal accepté si le juge constitutionnel pré-
tendait exercer un contrôle sur l’exercice du pouvoir constituant. C’est probable-
ment pour cette raison que le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent
pour contrôler les lois de révision constitutionnelles adoptées dans le cadre de
l’article 89, même lorsqu’elles n’ont pas été soumises au référendum (déc.
no 2003-469 DC du 26 mars 2003).
C La procédure
501. La révision constitutionnelle se déroule en deux étapes. Elle doit
d’abord être votée en termes identiques par les deux assemblées. Cela signifie
que, en cas de désaccord entre les deux assemblées, il n’est pas possible,
comme pour les lois ordinaires, de donner le dernier mot à l’Assemblée natio-
nale dont les membres sont pourtant élus au suffrage direct (art. 45 C). La pro-
cédure a donc été critiquée pour son caractère peu démocratique, puisqu’elle
donne à une assemblée élue au suffrage indirect et en général conservatrice un
droit de veto en matière constitutionnelle, c’est-à-dire sur les décisions les plus
importantes dans tout système politique.
Mais l’étape finale de la procédure dépend, d’une part, de l’autorité qui a
pris l’initiative de la révision et, d’autre part, d’une option ouverte au Président
de la République.
Si l’initiative de la révision a été prise par le Parlement (proposition), une
fois que chacune des deux Chambres a adopté le texte dans les mêmes termes, il
doit obligatoirement être soumis au référendum. S’il s’agit d’un projet, donc
une initiative de l’exécutif, le Président de la République peut décider de ne
pas faire intervenir directement le peuple et soumettre le projet de révision au
Parlement convoqué en Congrès, c’est-à-dire statuant les deux Chambres réu-
nies. Dans ce cas, une majorité spéciale est requise, car le projet ne deviendra
loi constitutionnelle que s’il a réuni en sa faveur la majorité des trois cinquièmes
des suffrages exprimés (art. 89 al. 3).
Certains projets, qui avaient passé la première étape, n’ont cependant été
soumis ni au référendum ni au congrès. Tel est notamment le cas du projet
de G. Pompidou réduisant à cinq ans la durée du mandat présidentiel (projet
du 6 septembre 1973) et de celui de V. Giscard d’Estaing modifiant le régime
de l’incompatibilité entre les fonctions parlementaires et ministérielles (projet
du 27 septembre 1974). Ils avaient été adoptés par l’Assemblée nationale et le
Sénat, mais à des majorités trop faibles pour que l’on pût espérer aboutir par la
voie du Congrès. Dans les deux cas, le Président, estimant qu’un référendum
sur la réforme envisagée n’aurait pas été opportun, a donc préféré arrêter la pro-
cédure.
D L’usage de l’article 89
502. Vingt-deux révisions constitutionnelles ont déjà été menées à bien dans
le cadre de l’article 89 (v. infra no 504).
438
Droit constitutionnel
Il convient de noter que, en ce qui concerne la seconde étape de la procé-
dure, le Président de la République a toujours choisi la voie du congrès, sauf
pour la réforme du quinquennat. Le référendum du 24 septembre 2000 est jus-
qu’à présent le seul qui ait été organisé dans le cadre de l’article 89. Pourtant,
certains auteurs ont soutenu, notamment en 1992 (à propos du traité de Maas-
tricht), en 1998 (à propos du traité d’Amsterdam) et en 2005 à propos du traité
constitutionnel européen, que, s’agissant d’une révision qui n’était pas une sim-
ple modification, mais une véritable transformation touchant à l’essence même
de la Constitution, l’intervention du peuple était obligatoire politiquement et
même juridiquement (Beaud, 1993). Mais à cet argument tiré de l’esprit de la
Constitution, il est facile d’opposer le texte même de l’article 89, qui ne prévoit
aucune restriction en ce qui concerne les modifications susceptibles d’être
apportées à la Loi fondamentale par la voie du congrès, plus rapide et surtout
politiquement moins périlleuse que celle du référendum. En définitive, quel que
soit l’objet de la révision, le choix entre les deux voies relève donc de l’appré-
ciation totalement discrétionnaire du Président de la République.
Il arrive d’ailleurs que le Président n’ait pas à faire ce choix car, en cas de
désaccord entre les deux assemblées, le projet de révision est bloqué dès la pre-
mière étape. C’est ce qui s’est produit par exemple en 1984, à propos de l’élar-
gissement du domaine du référendum et en 1991, à propos de l’exception d’in-
constitutionnalité. Ainsi qu’on l’a noté, l’article 89 en effet ne permet pas au
gouvernement de donner le dernier mot à l’Assemblée nationale, comme il
peut le faire dans la procédure législative ordinaire. En matière de révision
constitutionnelle, le Sénat dispose donc d’un pouvoir de veto qui serait incon-
tournable si la procédure de l’article 89 était réellement exclusive. Peut-être
l’est-elle en théorie, mais en réalité il est possible de contourner l’obstacle,
comme le montrent les précédents de 1962 et 1969.
§ 2. La révision en dehors du cadre de l’article 89
503. Du fait qu’il constitue l’intégralité du titre XVI, l’article 89 a été sou-
vent considéré comme la seule procédure de révision juridiquement correcte,
sous réserve des exceptions éventuellement prévues par la Constitution. Or, la
Constitution n’avait prévu de dérogation à l’article 89 que dans un seul cas :
lorsqu’il s’agissait de modifier les dispositions concernant le fonctionnement
des institutions de la Communauté franco-africaine établie par l’ancien titre XII
de la Constitution abrogé en 1995. C’était alors une procédure spéciale définie
par l’ancien article 85 qui s’appliquait. Cette procédure n’a été utilisée qu’une
seule fois, pour l’adoption de la loi constitutionnelle du 4 juin 1960, qui a per-
mis aux États membres de la Communauté de devenir indépendants « sans ces-
ser de ce fait d’appartenir à la Communauté ». Mais elle n’a plus aujourd’hui
qu’un intérêt historique, les institutions de la Communauté ayant depuis long-
temps cessé de fonctionner et même d’exister.
Une dérogation beaucoup plus importante a été introduite par la pratique en
1962, lorsque le général de Gaulle a voulu modifier les articles 6 et 7 de la
Constitution pour instituer l’élection du Président de la République au suffrage
Le cadre
439
universel direct. Le Sénat étant hostile à cette réforme, celle-ci n’avait aucune
chance d’aboutir dans le cadre de l’article 89. Pour contourner cet obstacle, le
général de Gaulle a soumis directement le projet de révision au référendum en
invoquant non pas l’article 89 mais l’article 11, ce qui permettait de court-cir-
cuiter le Parlement. Cette initiative a déclenché une controverse constitution-
nelle dont les échos n’ont pas cessé de se faire entendre, et dont on résumera
les principaux arguments.
1o Selon le général de Gaulle et son Premier ministre de l’époque,
G. Pompidou, l’article 11 de la Constitution, qui autorise le Président de la
République sur proposition du gouvernement ou des assemblées « à soumettre
au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs
publics », serait applicable à un projet de révision constitutionnelle.
Leurs adversaires objectaient que cet argument reviendrait à soutenir l’exis-
tence de deux procédures parallèles de révision : celle de l’article 89 et celle de
l’article 11. S’il en était ainsi, les constituants, disait-on, auraient fait preuve
d’un grand désordre, car l’article 89 est inclus dans un titre spécial intitulé
« De la révision ». Or, ou bien ce titre n’a pas de sens, ou bien toutes les règles
relatives à la révision s’y trouvent réunies.
À cette objection, on pouvait répondre en s’appuyant sur les mots « organi-
sation des pouvoirs publics », utilisés par l’article 11 que la loi constitutionnelle
du 25 février 1875, qui fondait la IIIe République, s’intitulait précisément « loi
relative à l’organisation des pouvoirs publics ».
Mais on pouvait faire valoir en sens inverse que les textes sur les pouvoirs
publics ne doivent pas obligatoirement être adoptés en forme constitutionnelle
et qu’ils peuvent l’être également, au gré du constituant, en forme législative.
Le constituant de 1875 avait pu adopter la forme constitutionnelle et le consti-
tuant de 1958 la forme législative. Un projet de loi sur l’organisation des pou-
voirs publics signifiait donc sous la Ve République, à la différence de la
IIIe République, un projet de loi ordinaire.
2o Les partisans du référendum soutenaient encore, en reprenant une idée
de Sieyès, que, le peuple étant souverain, il ne peut être lié par aucune procé-
dure préétablie. Leurs adversaires répondaient que le peuple n’est pleinement
souverain que lorsqu’il exerce le pouvoir constituant originaire, mais que,
ayant adopté la Constitution de 1958, il acceptait d’exercer sa souveraineté seu-
lement dans les formes prévues par le texte.
Le général de Gaulle ayant néanmoins soumis son projet au référendum, la loi
constitutionnelle fut adoptée par les électeurs. Le Conseil constitutionnel saisi par
le Président du Sénat de la loi référendaire, parut se rallier à la thèse de la souve-
raineté illimitée. Il se déclara incompétent au motif que cette loi constituait « l’ex-
pression directe de la souveraineté nationale » (CC, déc. no 62-20 du 6 novembre
1962, Rec. p. 27).
La loi constitutionnelle du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Prési-
dent de la République au suffrage universel direct a donc été adoptée en appli-
cation de l’article 11, et non de l’article 89.
C’est en se fondant de nouveau sur l’article 11 qu’en 1969, le général
de Gaulle soumit au référendum un projet de révision constitutionnelle visant
l’organisation régionale et la transformation du Sénat. Ce projet fut rejeté par
440
Droit constitutionnel
le peuple. Mais du fait qu’il existait un précédent, la question de la constitution-
nalité se présentait désormais autrement.
Selon certains auteurs, le succès du référendum de 1962 avait donné nais-
sance à une coutume constitutionnelle validant pour l’avenir le recours à l’arti-
cle 11, à supposer que ce recours ait été initialement incorrect (voir l’opinion
de Georges Vedel, Le Monde, 22 décembre 1968). Cet argument n’a pas
convaincu l’ensemble de la doctrine. On a fait observer d’une part, que la cou-
tume ne peut aller contra legem et, d’autre part, que l’initiative prise par le
général de Gaulle en 1962 n’avait pas bénéficié de l’adhésion générale sans
laquelle une coutume ne saurait s’établir (voir l’opinion de Marcel Prelot, Le
Monde, 15 mars 1969).
Ainsi, la controverse paraît donc indécidable pour ce qui concerne les référen-
dums de 1962 et 1969. Cependant, le Président Mitterrand a repris à son compte
l’argument de la coutume et considéré qu’il existe désormais deux voies36.
La révision de la Constitution par la voie de l’article 11 est donc toujours
possible. L’essor qu’a pris le contrôle de constitutionnalité depuis vingt ans n’y
ferait pas obstacle, car, à en juger par sa décision Maastricht III du 20 septembre
1992, le Conseil constitutionnel se refuse toujours à censurer les lois d’origine
référendaire37. Mais il ne faut pas exagérer les avantages que présente le recours
à l’article 11 pour le Président de la République : Cette procédure lui permettrait
sans doute de passer outre à une éventuelle opposition du Sénat, mais elle l’ex-
poserait au risque d’être personnellement désavoué par le peuple, comme ce fut
le cas pour le général de Gaulle en 1969.
C’est sans doute la raison pour laquelle jusqu’à présent ses successeurs ont
toujours préféré présenter leurs projets de révision dans le cadre de l’article 89,
même si cela leur a parfois valu des déboires parlementaires.
§ 3. L’état actuel du problème de la révision
504. La question des formes de la révision constitutionnelle ne suscite plus
aujourd’hui les passions, comme c’était le cas du temps du général de Gaulle.
En revanche, certains des problèmes de fond demeurent d’actualité.
Comparativement à d’autres périodes de l’histoire française, les révisions
sont en moyenne assez fréquentes sous la Ve République : on en compte déjà
vingt-quatre depuis 1958, en incluant celles qui n’ont pas été adoptées selon la
procédure de l’article 89. Et le rythme s’est nettement accéléré au cours de la
« L’usage établi et approuvé par le peuple peut désormais être considéré comme l’une des voies
36.
de la révision, concurremment avec l’article 89. Mais l’article 11 doit être utilisé avec précaution, à
propos de textes peu nombreux et simples dans leur rédaction. Sinon, il serait préférable que la
consultation des Français fut éclairée par un large débat parlementaire » a-t-il déclaré (déclaration à
O. DUHAMEL, voir Pouvoirs, no 45, 1988, p. 131 s.).
37. Certaines décisions rendues par le Conseil constitutionnel en 2005, dans le cadre de la campagne
du référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, laissent néanmoins supposer que
cette position est susceptible d’évolution. Un contrôle préalable au scrutin pourrait éventuellement être
exercé dans le cadre de l’article 60 C aux termes duquel le conseil constitutionnel « veille à la régula-
rité des opérations de référendum » (v. infra no 570).
Le cadre
441
période la plus récente puisqu’il y a eu en moyenne plus d’une révision par an
depuis 1992.
Ainsi qu’on l’a déjà noté, cette accélération s’explique en partie par les
transferts de compétences liés à la construction européenne ou à d’autres enga-
gements internationaux, comme le traité sur la Cour pénale internationale. Il est
vrai que les traités européens initiaux prévoyaient déjà d’importants transferts
de compétences et que cependant leur ratification n’avait nécessité aucune révi-
sion constitutionnelle. Mais à l’époque (c’est-à-dire sous la IVe République), il
n’y avait pas de juge constitutionnel, et le législateur pouvait donc interpréter la
Constitution à sa guise. La situation est aujourd’hui différente, en raison de
l’existence du Conseil constitutionnel et du rôle qu’on lui reconnaît : bien
qu’en théorie son intervention soit facultative, les responsables de l’exécutif
(Président de la République et Premier ministre) sont pratiquement obligés de
lui soumettre, dans le cadre de l’article 54 C, tous les traités susceptibles d’avoir
des incidences sur les institutions. Au demeurant, s’ils ne le faisaient pas, le
traité lui-même (art. 54 C), ou à défaut la loi autorisant sa ratification (art. 61 C)
pourrait être déférée au Conseil constitutionnel par des parlementaires de l’op-
position.
La construction européenne n’étant pas achevée, d’autres révisions sont sans
doute à prévoir, dans le prolongement de celles qui ont été réalisées en 1992 (traité
de Maastricht), 1999 (traité d’Amsterdam) 2005 (traité établissant une constitution
pour l’Europe) et 2008 (traité de Lisbonne). Néanmoins, en 2012, le Conseil
constitutionnel a décidé que la ratification du traité sur la stabilité, la coordination
et la gouvernance à l’intérieur de la zone euro (TSCG) ne nécessitait pas une révi-
sion de la Constitution38.
On peut aussi souhaiter réviser la Constitution pour surmonter une décision
d’inconstitutionnalité concernant une loi ordinaire, comme l’ont fait
la loi
constitutionnelle du 25 novembre 1993 à propos du droit d’asile et celle du
8 juillet 1999 à propos des quotas par sexe sur les listes de candidats aux élec-
tions. Bien que, dans ce cas, la décision du Conseil constitutionnel soit neutra-
lisée, on a pu paradoxalement en tirer un argument en faveur du contrôle et sou-
tenir que la légitimité du Conseil s’en trouvait renforcée, parce que lorsqu’il
s’oppose à une loi, il ne se dresse pas contre la volonté générale, mais se
borne à indiquer selon quelle procédure elle doit s’exprimer et qu’il s’en remet
au véritable souverain qui est le pouvoir constituant (v. supra no 53).
La technique adoptée pour la rédaction de quelques-unes des lois de révision
récentes contribue à expliquer leur fréquence : plutôt que de modifier des prin-
cipes fondamentaux, on se contente le plus souvent de leur apporter des excep-
tions ponctuelles. Cette technique présente un triple avantage : d’une part la
révision est effectuée a minima sans que l’atteinte aux principes soit clairement
visible ; d’autre part la rédaction du projet est simple ; enfin, elle permet de sur-
monter facilement la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
L’accélération du rythme des révisions peut également s’expliquer par la
longévité de la Constitution de la Ve République, dont on a célébré en 2008 le
cinquantième anniversaire alors que, exception faite de la IIIe République,
38. Décision nº 2012-654 DC du 9 août 2012. Sur cette question voir infra nº 740.
442
Droit constitutionnel
aucun des régimes qui se sont succédé en France depuis la Révolution de 1789
n’avait franchi le cap des vingt ans. À l’expérience, certaines dispositions du
texte originel se sont révélées mal adaptées, d’autant plus que le contexte poli-
tique est aujourd’hui très différent de ce qu’il était en 1958. Mais alors que les
révisions liées à la construction européenne ne présentent guère de difficultés,
car elles bénéficient d’un large consensus (sur la scène parlementaire tout au
moins), celles qui visent à moderniser les institutions posent souvent des pro-
blèmes délicats. Certaines réformes figurant au programme des partis de gau-
che, comme le droit de vote des étrangers ou la démocratisation du mode de
recrutement du Sénat, se heurtent à la méfiance, ou même à l’hostilité, de la
droite et du centre. Et même dans la mesure où il y a accord sur le principe
d’une réforme, comme c’était le cas en 2008 pour la revalorisation du rôle du
Parlement, l’opposition rechigne souvent à les voter, de crainte que la majorité,
ou le président de la République en exercice, ne s’en attribue tout le bénéfice.
Or, ainsi qu’on l’a déjà noté, l’adoption d’une réforme selon la procédure de
l’article 89 C, nécessite, dans une première étape, l’accord des deux chambres
et, dans une seconde, à défaut d’un référendum, un vote favorable du congrès
du Parlement à la majorité des trois cinquièmes. Il y a donc intérêt à ce qu’un
projet de modernisation des institutions paraisse émaner d’une source politique-
ment neutre, ou politiquement équilibrée. C’est sans doute pourquoi François
Mitterrand en 1992, Nicolas Sarkozy en 2007, et François Hollande en 2012,
au lieu de saisir directement le Parlement d’un texte préparé avec l’aide de
leurs conseillers, ont commencé par créer une commission de réflexion chargée
de préparer un projet à partir d’un certain nombre d’orientations. L’intervention
d’une telle commission, qui siégeait sous la présidence de Georges Vedel en
1992, d’Edouard Balladur en 2007 et de Lionel Jospin en 2012, permettait de
donner au projet une caution à la fois pluraliste (en raison de la diversité des
sensibilités politiques représentées en son sein) et scientifique (parce que ses
membres étaient pour partie des universitaires ou des magistrats).
Force est cependant de constater que ce procédé ne permet pas d’aplanir tou-
tes les difficultés. Le projet de modernisation des institutions déposé en 1993 par
François Mitterrand, au début de la seconde cohabitation, n’a jamais été débattu
par le Parlement, bien que certaines des idées qui l’avaient inspiré aient été repri-
ses par la suite. Celui déposé en 2008 par Nicolas Sarkozy a connu un sort plus
heureux mais, lors du congrès du Parlement, il n’obtint que d’extrême justesse la
majorité des trois cinquièmes, grâce à la défection d’une dizaine de parlementai-
res de l’opposition.
Bien que la très grande majorité des parlementaires de l’opposition ait voté
contre la réforme du 23 juillet 2008, on a pu dire que le contenu de celle-ci appa-
raissait « comme le plus petit dénominateur commun des propositions de l’UMP
et du parti socialiste » (Fondation Jean Jaurès, 2012, p. 22). Force est en effet de
constater que, à en juger par leurs programmes de 2007, les deux partis étaient
favorables à la plupart des innovations que cette réforme a introduites : rendre à
chaque assemblée parlementaire la possibilité d’établir elle-même au moins par-
tiellement l’ordre du jour de ses travaux, renforcer le rôle des commissions parle-
mentaires dans la procédure législative, limiter l’usage par le gouvernement de
l’article 49 alinéa 3, habiliter les plaideurs à prendre l’initiative du contrôle de
constitutionnalité, etc. C’est pourquoi quelques parlementaires de gauche ont pu
Le cadre
443
se rallier au projet déposé par Nicolas Sarkozy sans que leurs collègues leur en
tiennent véritablement rigueur. François Hollande, septième président de la
Ve République, se trouve un peu dans la même situation que son prédécesseur
car, malgré les succès qu’a remportés le parti socialiste aux élections sénatoriales
en 2011 et aux élections législatives l’année suivante, il ne dispose pas, au sein du
congrès du Parlement, de la majorité des trois cinquièmes nécessaire pour modi-
fier la Constitution sans recourir au référendum.
En 2013, le président a décidé de renoncer au moins provisoirement aux
réformes constitutionnelles les plus controversées, comme le droit de vote et
l’éligibilité des étrangers non communautaires. Les projets de révision déposés
le 14 mars de cette année là concernent la démocratie sociale39, les incompati-
bilités applicables à l’exercice des fonctions gouvernementales40, la suppression
à terme des membres de droit du Conseil constitutionnel41, la responsabilité juri-
dictionnelle du chef de l’État et des membres du gouvernement42, et la réforme
du Conseil supérieur de la magistrature43. Mais c’était encore un trop vaste pro-
gramme, qui n’aurait sans doute pas obtenu la majorité des 3/5e au Congrès du
Parlement. La réunion du Congrès prévue pour fin juillet 2013 a donc été annu-
lée. Et le président de la République semble avoir renoncé à la suppression des
départements, qu’il avait un moment envisagée, car une telle réforme implique-
rait la modification de l’article 72C.
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Sur cette notion, voir infra nº 718.
39.
40. Voir infra nº 604.
41. Voir infra nº 759.
42. Voir infra nº 581 et 607.
43. Voir infra nº 792 et 793.
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Section 3
Le suffrage et l’encadrement partisan
Sous-section 1
Le corps électoral
506. Le corps électoral peut se définir comme l’ensemble des personnes qui
bénéficient juridiquement du droit de vote, c’est-à-dire du droit de participer
aux élections à la fois au plan national et au plan local. Dans une démocratie,
448
Droit constitutionnel
le corps électoral peut être considéré comme le premier des pouvoirs car tous les
autres dérivent de lui soit directement, soit indirectement.
§ 1. La composition du corps électoral
507. Jusqu’en 1848, le corps électoral a été défini d’une manière assez res-
trictive. Pour en faire partie, il fallait remplir non seulement des conditions de
nationalité, d’âge et de sexe mais aussi de fortune ou de revenus. C’était le sys-
tème du suffrage censitaire : le droit de vote était réservé aux personnes qui
le cens, c’est-à-dire un impôt d’un montant minimum (v. supra
payaient
no 321).
À la suite de la révolution de février 1848, l’un des premiers gestes du gou-
vernement provisoire fut de poser le principe du suffrage universel masculin. Le
droit de vote était toujours subordonné à des conditions de nationalité, d’âge et
même de sexe. Mais nul ne pouvait plus être exclu du corps électoral pour des
raisons tenant à sa situation de fortune ou même à son niveau d’instruction, car
de tels critères aboutissent inévitablement à des discriminations au détriment
des couches sociales les moins favorisées.
Mais il fallut attendre l’ordonnance du 21 avril 1944 « portant organisation
des pouvoirs publics en France après la Libération » pour que les femmes
deviennent enfin électrices et éligibles.
Aujourd’hui, les conditions exigées pour faire partie du corps électoral sont
limitativement énumérées par l’article 3 alinéa 4, de la Constitution : « Sont
électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux fran-
çais majeurs des deux sexes jouissant de leurs droits civils et politiques ».
Il ne subsiste donc plus que trois conditions : nationalité, âge, jouissance des
droits civils et politiques.
A La nationalité
508. Dans sa décision du 9 avril 1992, relative au traité de l’Union euro-
péenne, le Conseil constitutionnel a donné à cette condition un sens fort et
une portée large.
509. Un sens fort. – La condition de nationalité est strictement obligatoire et
comme elle a valeur constitutionnelle, une loi ordinaire ou même une loi orga-
nique ne pourrait pas, sauf dérogation prévue par la Constitution elle-même,
accorder le droit de vote à des étrangers.
510. Une portée large. – La condition de nationalité vaut non seulement
pour les votations politiques nationales (élections législatives ou présidentielles,
référendums) mais aussi pour les élections locales (municipales, cantonales ou
régionales). Cela n’était pas a priori évident car l’article 3 de la Constitution
traite des conditions d’exercice de la souveraineté nationale : on pouvait donc
penser que les conditions posées par cet article ne concernaient que l’élection
des organes dépositaires d’une fraction de la souveraineté nationale, c’est-à-dire
Le cadre
449
le Parlement et le Président de la République, mais non les assemblées locales.
Mais le Parlement comprend le Sénat, qui représente les collectivités territoria-
les de la République, et dont le collège électoral est essentiellement composé
d’élus locaux. Par conséquent, à partir du moment où des étrangers pourraient
voter aux élections locales, ils participeraient indirectement à l’élection des
sénateurs et comme les sénateurs, en tant que membres du Parlement, sont
eux-mêmes dépositaires d’une fraction de la souveraineté nationale, le Conseil
constitutionnel en déduit que l’article 3 serait violé.
On sait que l’un des objectifs du traité de l’Union européenne, connu sous le
nom de traité de Maastricht, était de créer une citoyenneté européenne. En vertu
de cette citoyenneté, il est prévu que « tout citoyen de l’Union résidant dans un
État membre dont il n’est pas le ressortissant a le droit de vote et d’éligibilité
aux élections municipales dans l’État membre où il réside, dans les mêmes
conditions que les ressortissants de cet État ». C’était donc l’un des points à
propos desquels la ratification du traité supposait une révision préalable de la
Constitution.
La question a été réglée par la loi de révision du 25 juin 1992 qui a inséré un
nouveau titre dans la Constitution (art. 88-1 à 88-4). L’article 88-3 écarte l’exi-
gence de nationalité pour les étrangers résidant en France, à condition qu’ils
soient ressortissants de l’un des pays membres de l’Union européenne. Cette
dérogation ne vaut que pour les élections municipales et les référendums orga-
nisés par une commune en application de l’article 72-1 C. Les citoyens de
l’Union résidant en France pourront être non seulement électeurs mais aussi
éligibles. Néanmoins s’ils sont membres d’un conseil municipal, leur capacité
est doublement limitée : d’une part, ils ne peuvent pas exercer les fonctions de
maire ou d’adjoint ; d’autre part, ils ne peuvent pas participer à la désignation
des grands électeurs sénatoriaux ni bien entendu remplir eux-mêmes cette fonc-
tion. Ainsi qu’il était prévu, les conditions d’application des principes posés par
l’article 88-3 ont été déterminées par une loi organique votée dans les mêmes
termes par les deux assemblées44.
Le traité de l’Union européenne prévoit également que tout citoyen de
l’Union résidant dans l’un quelconque des États membres bénéficie dans cet
État du droit de vote et d’éligibilité en ce qui concerne les élections au Parle-
ment européen. Mais, dans sa décision précitée du 9 avril 1992, le Conseil
constitutionnel a estimé que, sur ce point, le traité n’était pas contraire à la
Constitution : en effet, le Parlement européen « n’appartient pas à l’ordre ins-
titutionnel de la République française » et son élection ne met donc pas en jeu
l’exercice de la souveraineté nationale.
B L’âge
511. La seconde condition exigée pour faire partie du corps électoral est
d’avoir atteint l’âge de la majorité. Celui-ci est fixé non par la Constitution
mais par la loi.
44. Loi no 98-404 du 25 mai 1998 (JO 26-5-1998, p. 7975).
450
Droit constitutionnel
Traditionnellement en France, il était de vingt et un ans. Mais depuis la loi
du 5 juillet 1974, il est fixé à dix-huit ans, comme d’ailleurs dans la plupart des
pays étrangers.
C La jouissance des droits civils et politiques
512. Les deux conditions ci-dessus énumérées sont en règle générale suffi-
santes pour faire partie du corps électoral : les nationaux français de plus de dix-
huit ans ont la capacité électorale. Toutefois, dans certains cas, une personne
peut être privée du droit de vote parce qu’elle a perdu momentanément ou défi-
nitivement la jouissance de ses droits civils ou politiques. On dit alors que cette
personne est frappée d’incapacité électorale.
Les cas d’incapacité électorale sont énumérés par les articles L. 5 à L. 7 du
Code électoral. L’incapacité ne peut résulter que d’une décision rendue par un
tribunal judiciaire, c’est-à-dire par une autorité qui présente des garanties d’im-
partialité politique. Il s’agit tantôt d’une incapacité intellectuelle, tantôt d’une
incapacité morale.
513. L’incapacité intellectuelle. – D’après l’article L. 5 du Code électoral,
les majeurs sous tutelle ne peuvent pas être inscrits sur les listes électorales. La
mise sous tutelle, qui ne peut être prononcée que par le tribunal civil, est desti-
née à protéger contre leur propre imprudence les biens des aliénés ou des faibles
d’esprit.
Mais en pratique cette mesure n’est usitée que dans les classes aisées, de
sorte que la plupart des faibles d’esprit échappent à l’incapacité électorale.
Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la mise sous tutelle d’un
élu entraîne de plein droit la déchéance de son mandat (CC D’Attilio, 23 décem-
bre 2004).
514. L’incapacité morale. – L’incapacité morale est la situation d’une per-
sonne qui, à la suite d’une condamnation pénale, a été privée de ses droits civi-
ques, civils et de famille. Cette peine est prévue par l’article 131-26 du Code
pénal qui précise qu’elle porte notamment sur le droit de vote et l’éligibilité.
C’est généralement une peine complémentaire, c’est-à-dire qu’elle vient s’ajou-
ter à une peine de prison ou d’amende prononcée à titre principal. Selon la juris-
prudence du Conseil constitutionnel, le principe de la nécessité des peines, posé
par l’article 8 de la DDHC, implique que toute peine, fût-elle complémentaire,
doit être expressément prononcée par le juge pour qu’il vérifie qu’elle corres-
pond bien, dans ce cas particulier, à l’exigence de nécessité. À la suite de l’une
des premières QPC, le Conseil a donc abrogé l’article L. 7 du Code électoral qui
prévoyait que toute personne condamnée pour certains délits de corruption
devait être rayée de la liste électorale pendant une durée de cinq ans à compter
de la date à laquelle cette décision était devenue définitive45.
La nationalité française, l’âge et la jouissance des droits civils et politiques
sont des conditions à la fois nécessaires et suffisantes pour être électeur. Mais
45.
2010-67 QPC du 11 juin 2010.
Le cadre
451
pour les personnes qui remplissent ces conditions, l’exercice du droit de vote est
encore subordonné à l’accomplissement de certaines formalités.
§ 2. Les conditions d’exercice du droit de vote
515. Pour pouvoir voter, il faut être inscrit sur une liste électorale. Il existe
en principe une liste électorale par commune. Les électeurs y sont recensés par
ordre alphabétique. L’inscription sur une liste électorale est en principe obliga-
toire mais elle ne se réalise pas de façon totalement automatique : il faut la
demander quand on n’y figure pas encore et cela implique évidemment le
choix d’une commune de rattachement. La commune de rattachement ne peut
pas être choisie de manière totalement arbitraire. L’électeur doit avoir un lien
avec la commune sur le territoire de laquelle il demande son inscription (voir
art. L. 11-C. élect. : commune du domicile ; commune où l’on a sa résidence
depuis six mois au moins ; commune sur la liste électorale de laquelle le
conjoint est inscrit, etc.).
La liste électorale présente trois caractères :
a) Elle est unique. La même liste sert à la fois pour les consultations natio-
nales (législatives, présidentielles, référendums), pour les consultations locales
(municipales, cantonales et régionales) et pour les consultations européennes
(élection des représentants français au Parlement européen).
On dit que l’unicité de la liste correspond à l’unité du corps électoral. Mais
ce n’est plus tout à fait exact puisque, en vertu de certaines stipulations du traité
de l’Union européenne, les étrangers ayant la citoyenneté de l’Union peuvent
voter aux élections municipales ainsi qu’aux référendums organisés par une
Commune en application de l’article 72-1 C.
b) Elle est permanente. Il doit toujours y avoir dans chaque commune une
liste prête à l’utilisation même lorsqu’aucune élection ne se profile à l’horizon.
En effet, une élection peut parfaitement survenir à l’improviste (par exemple en
cas de dissolution de l’Assemblée nationale ou de décès du Président de la
République).
c) Elle fait l’objet d’une révision annuelle, qui a généralement lieu entre le
1er septembre et le dernier jour de février, afin d’actualiser la liste en procédant à
des radiations et à des inscriptions nouvelles.
Depuis la révision constitutionnelle de juillet 2008, les Français établis hors
de France sont représentés en tant que tels à l’Assemblée nationale. Pour pouvoir
voter, ils doivent être inscrits non sur une liste communale, mais sur une liste
consulaire établie par circonscription, chaque circonscription correspondant à
une grande région du monde (v. infra no 536).
§ 3. Les modalités de l’exercice du droit de vote
516. Ces modalités peuvent être résumées en quatre points : le vote est égal,
secret, personnel et facultatif.
452
A Le vote est égal
Droit constitutionnel
517. La voix de chaque électeur doit avoir théoriquement le même poids,
quelle que soit sa situation personnelle et quelle que soit la commune sur la
liste de laquelle il s’est fait inscrire.
En pratique, il arrive que le découpage des circonscriptions porte indirecte-
ment atteinte à l’égalité du vote, dans la mesure où le nombre des sièges à pour-
voir ne serait pas proportionnel à celui des électeurs (v. infra no 536). Mais,
ainsi qu’on le verra, le Conseil constitutionnel a posé en 1986 des principes
destinés à limiter la portée de ces atteintes.
B Le vote est secret
518. Les opérations de vote sont organisées de telle manière qu’il est impos-
sible de savoir comment a voté un électeur déterminé. Ainsi chaque électeur est-
il tenu de passer par un isoloir avant de déposer son bulletin dans l’urne.
La règle du secret du vote n’a pas toujours existé. À l’époque de la Révolu-
tion, le vote était généralement public. Mais aujourd’hui on considère que le
secret est indispensable pour garantir la liberté de l’électeur.
C Le vote est personnel
519. En principe, nul ne peut céder ou déléguer son droit de vote.
Le vote par procuration est cependant autorisé dans certains cas, limitative-
ment énumérés par le Code électoral, où l’électeur est empêché de participer lui-
même au scrutin (art. L. 71). Ces cas concernent notamment les personnes qui
« en raison d’obligations professionnelles, en raison d’un handicap, pour raison
de santé ou en raison de l’assistance apportée à une personne malade ou
infirme » ne peuvent pas être présentes dans leur commune de rattachement le
jour du scrutin ou ne peuvent pas participer à celui-ci en dépit de leur présence
dans la commune. Mais, depuis quelque temps, afin de combattre l’abstention-
nisme, la notion d’empêchement est interprétée de façon large : c’est ainsi qu’en
1993, « les électeurs qui ont quitté leur résidence habituelle pour prendre des
vacances » ont été ajoutés à la liste. L’existence de l’empêchement doit être
attestée par une déclaration sur l’honneur.
Les personnes placées en détention provisoire et les détenus purgeant une peine
n’entraînant pas une incapacité électorale peuvent également voter par procuration.
Le mandataire (c’est-à-dire le bénéficiaire de la procuration) doit jouir de ses
droits électoraux et être inscrit dans la même commune que le mandant. Aucun
mandataire ne peut recevoir plus de deux procurations pour le même scrutin
(art. L. 72 et L. 73).
D Le vote est facultatif
520. La participation électorale est conçue comme un devoir civique, mais
non comme une obligation juridique ; en France, à la différence de certains pays
Le cadre
453
étrangers comme la Belgique, le Danemark, l’Italie ou l’Australie, les absten-
tionnistes ne s’exposent à aucune sanction.
Comme les abstentions ont tendance à augmenter depuis quelques années,
on envisage parfois d’instituer en France le vote obligatoire. Cela pourrait avoir
un certain effet si des sanctions sévères étaient prévues en cas d’abstention et si
elles étaient appliquées. Mais, rien ne garantit qu’une telle mesure aurait un
effet réellement bénéfique sur la participation civique : les électeurs contraints
de se rendre aux urnes pour éviter une sanction pénale ne se sentiraient pas
nécessairement plus concernés par les affaires publiques.
On envisage aussi parfois d’autoriser le vote par internet ce qui, pense-t-on,
relancerait la participation à la fois pour des raisons matérielles (les électeurs ne
seraient plus obligés de se déplacer pour aller voter ou de donner procuration) et
pour des raisons psychologiques (le vote électronique est associé, surtout chez
les jeunes, à l’idée de la modernité). Chaque électeur disposerait d’un code
secret lui permettant de voter à partir de n’importe quel terminal informatique.
Mais le point faible d’un tel système est qu’il ne garantit pas le secret du vote
aussi efficacement que le système actuel qui oblige l’électeur à passer par un
isoloir pour sélectionner le bulletin qu’il déposera dans l’urne. Les électeurs,
surtout s’ils sont âgés et peu versés dans l’informatique, deviendraient aisément
manipulables par des militants qui leur proposeraient leurs services gratuitement
mais pas toujours de façon politiquement désintéressée.
Certains électeurs peuvent être tentés de s’abstenir parce qu’aucun des can-
didats (s’il s’agit d’une élection) ou aucune des réponses possibles (s’il s’agit
d’un référendum) ne leur convient. Un tel refus de l’offre politique peut aussi
s’exprimer par un « vote blanc » consistant à déposer dans l’urne une enveloppe
vide ou ne contenant qu’une feuille de papier vierge. D’un point de vue civique,
le vote blanc est considéré comme préférable à l’abstention parce qu’il ne tra-
duit pas nécessairement une indifférence envers la politique. Mais jusqu’à une
date récente, les électeurs susceptibles de voter blanc préféraient souvent s’abs-
tenir parce qu’ils savaient que, dans le décompte des résultats, les votes blancs
ne seraient pas recensés séparément des votes nuls, alors qu’ils n’ont générale-
ment pas la même signification politique. La loi du 21 février 2014 a mis fin à
cette situation en prévoyant que désormais les votes blancs seraient décomptés
séparément des votes nuls et qu’il serait fait expressément mention de leur nom-
bre dans l’annonce officielle des résultats. Ils ne seront cependant pas considé-
rés comme des « suffrages exprimés » car le législateur a voulu éviter que les
pourcentages de suffrages exprimés auxquels la loi attache certains effets (par
exemple le remboursement des frais de campagne) deviennent plus difficiles à
atteindre par les candidats.
§ 4. Le problème des « discriminations positives »
en matière électorale
521. Le principe de l’égalité de tous les citoyens devant la loi interdit en
principe au législateur d’établir des discriminations fondées sur le sexe, les opi-
nions ou l’origine ethnique. Mais ce principe ne suffit pas toujours à garantir
454
Droit constitutionnel
l’égalité réelle : on sait par exemple que, au moins jusqu’à une date récente,
dans l’ensemble, les hommes détenaient beaucoup plus de mandats électifs
que les femmes et que, du fait de leur origine ethnique, certaines personnes se
heurtent à des difficultés particulières pour accéder à l’emploi. Le législateur
peut-il lutter contre ces inégalités de fait en accordant des avantages spéciaux
aux catégories considérées comme défavorisées, comme on le fait aux États-
Unis en faveur de certaines minorités ethniques dans le cadre de la politique
appelée « action positive » (« affirmative action ») (Calvès, 1998 ; Hamon et
Wiener, 2006) ? Ou bien la Constitution française interdit-elle toute forme de
discrimination, quel qu’en soit le but et même s’il s’agit de créer des inégalités
pour remédier à d’autres inégalités ?
Cette question ne peut être envisagée qu’en prenant la mesure du principe
d’égalité. On l’analyse quelquefois en distinguant l’égalité devant la loi, c’est-à-
dire l’obligation pour les tribunaux et l’administration d’appliquer la loi égale-
ment à tous ceux qu’elle concerne et l’égalité dans la loi, qui se situe en amont
et qui prescrit au législateur de faire des lois qui assurent à tous un traitement
égal. C’est de ce second principe qu’il est question ici.
En réalité, il ne saurait être absolu et l’on ne pourrait d’ailleurs pas conce-
voir de lois universelles. On comprend que la loi ne peut exiger de tous le paie-
ment de l’impôt, mais seulement de ceux qui ont les moyens de le payer ou que,
si elle institue un service militaire, elle n’y soumette pas les handicapés. C’est
ce que le Conseil constitutionnel traduit en disant que le législateur peut « trai-
ter différemment des personnes qui se trouvent dans des situations différentes ».
Cependant, si l’on prenait cette formule à la lettre, le principe d’égalité dans la
loi serait privé de toute signification parce qu’on peut toujours découvrir entre
deux personnes quelconques une différence quelconque. Le principe signifie
donc que le législateur a le droit – et même peut-être le devoir – de prendre en
compte certaines différences, donc de créer des catégories de citoyens et de faire
pour ces catégories des lois différentes, mais qu’il lui est interdit en revanche de
se fonder sur d’autres différences réelles ou supposées. Les différences qu’il est
interdit de prendre en compte sont celles qui sont mentionnées à l’article 1er de
la Constitution, c’est-à-dire celles qui tiennent à l’origine, la race ou la religion
et – selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel – le sexe. On a tradition-
nellement interprété cette interdiction comme portant aussi sur les discrimina-
tions positives. En d’autres termes, si le législateur peut prévoir des avantages
pour les chômeurs, les handicapés ou pour certaines zones géographiques, il lui
est interdit de prévoir des dispositions plus favorables pour des catégories de
citoyens définies par leur origine, leur religion ou leur sexe et de faire porter
ces avantages sur les droits politiques, les droits de citoyenneté proprement
dits, comme le droit de vote ou l’éligibilité.
Mais le pouvoir constituant peut écarter ces conditions. Il l’a fait à deux
reprises, à propos du statut de certains territoires d’outre-mer, d’une part, à pro-
pos de l’accès des hommes et des femmes aux mandats et fonctions électives,
d’autre part.
Sur le premier point, l’article 2 de la loi référendaire du 9 novembre 1988,
qui a entériné les accords de Matignon (v. supra no 491), dérogeait déjà aux
la
principes constitutionnels en fixant des conditions
restrictives pour
Le cadre
455
participation au scrutin d’autodétermination initialement prévu pour 199846.
Tout en reportant la date du scrutin, l’accord de Nouméa a maintenu ces condi-
tions ; il a par ailleurs, élargi le champ des dérogations en prévoyant que, durant
la période transitoire, les personnes « durablement établies en Nouvelle-Calédo-
nie » pourraient seules participer à l’élection du Congrès et des assemblées de
province, et que les « lois du pays » pourraient leur accorder une priorité pour
l’accès à l’emploi. Or, le nouveau titre XIII de la Constitution, introduit par la
loi de révision du 20 juillet 1998, se réfère expressément aux « orientations défi-
nies par l’accord de Nouméa » ; lorsqu’il a examiné la loi organique relative à la
Nouvelle-Calédonie, le Conseil constitutionnel en a déduit que les dérogations
au principe d’égalité avaient acquis valeur constitutionnelle « dans la mesure
strictement nécessaire à la mise en œuvre de l’accord » ; et il a jugé que,
compte tenu de ces dérogations, les discriminations positives prévues par cette
loi en faveur des personnes « durablement installées » sur le territoire n’étaient
pas contraires à la Constitution47.
Ainsi qu’on l’a déjà noté, l’article 74 C, issu de la révision du 28 mars 2003
a ouvert des possibilités analogues pour d’autres « collectivités d’outre-mer »
(v. supra no 488). Mais, en ce qui concerne les territoires métropolitains, au
nombre desquels se trouve la Corse, ainsi que les DROM, l’attribution d’un
statut de type néo-calédonien se heurterait non seulement à la Constitution fran-
çaise, toujours susceptible d’être révisée, mais aussi à des principes de droit
communautaire, notamment celui de la libre circulation des travailleurs, qui
interdit toute priorité à l’emploi en faveur des personnes « durablement éta-
blies ».
Sur le second point, il convient de rappeler que des mesures législatives ten-
dant à favoriser la participation des femmes à la vie publique ont été envisagées
dès le début des années 1980. Mais elles se sont heurtées à la jurisprudence du
Conseil constitutionnel qui, dans une décision du 18 novembre 1982 (Rec.
p. 66), a censuré d’office une disposition prévoyant que les listes de candidats
aux élections municipales dans les villes ayant une population supérieure à
3 500 habitants ne pourraient compter plus de 75 % de personnes du même
sexe : le Conseil estimait en effet que les principes posés par l’article 3 C (éga-
lité et universalité du suffrage) s’opposaient « à toute division par catégories
des électeurs ou des éligibles » et donc à la méthode des « quotas par sexes »
que le législateur avait voulu mettre en œuvre.
La révision constitutionnelle du 8 juillet 1999 a levé l’obstacle juridique qui
s’opposait à la réforme en inscrivant à l’article 3 C le principe selon lequel « la
46. Cette loi n’avait pas valeur constitutionnelle ; mais, en raison de son mode d’adoption, elle
échappait au contrôle du Conseil constitutionnel.
47. Déc. no 99-410 DC du 15 mars 1999. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel s’est cepen-
dant efforcé de minimiser les atteintes portées au principe d’égalité : il a considéré que toutes les per-
sonnes ayant fixé leur domicile en Nouvelle-Calédonie depuis au moins dix ans seraient considérées
comme y étant « durablement établies », quelle que soit la date de leur installation, et par conséquent
même si celle-ci était postérieure à 1988. Or, il semble que les auteurs de l’accord de Nouméa enten-
daient figer la composition du corps électoral, en n’y incluant que les seules personnes établies sur le
territoire à la date du référendum du 8 novembre 1988 ainsi que leurs descendants. Une seconde révi-
sion constitutionnelle a donc été nécessaire pour imposer cette interprétation (loi no 2007-237 du
23 février 2007).
456
Droit constitutionnel
loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et
fonctions électives ». La loi de modernisation des institutions du 23 juillet 2008
a changé la place de cette disposition qui figure désormais à l’article 1 C. Elle
l’a en outre complétée en ajoutant que la loi pouvait également favoriser l’égal
accès des femmes et des hommes « aux responsabilités professionnelles
et sociales »48.
L’adoption de la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 a été précédée au
Parlement et dans l’opinion d’un vaste débat. Les adversaires de la réforme fai-
saient valoir qu’elle allait porter atteinte à plusieurs principes fondamentaux de
la République, notamment l’universalité, c’est-à-dire à l’idée que le citoyen est
appréhendé en tant que membre de la société, indépendamment de toute autre
caractéristique, de sorte qu’aucune catégorie ne peut être représentée : ni les
électeurs des diverses circonscriptions, ni les professions, ni le sexe, etc. D’un
point de vue pratique, ils craignaient qu’elle n’incite d’autres catégories que les
femmes à revendiquer une représentation séparée ou un quota ou encore que les
mandats électoraux détenus par des femmes ne soient dévalorisés, dans la
mesure où ils apparaîtraient moins comme le résultat d’une libre compétition
que comme l’effet d’une contrainte légale.
Les partisans de la réforme se plaçaient eux aussi à un double point de vue
pratique et théorique. D’un point de vue pratique, ils soutenaient que, en raison
de la culture dominante, les femmes avaient des chances réduites de voir leurs
candidatures aux élections politiques présentées et soutenues dans de bonnes
conditions ; d’un point de vue théorique, qu’il n’y avait pas réellement atteinte
aux principes, parce que le sexe n’était pas à leurs yeux une catégorie, mais une
« dimension essentielle de l’humanité ». Selon cet argument, ce ne sont donc
pas les femmes qui devraient être représentées par des femmes, mais tous les
citoyens qui devraient être représentés dans leur universalité par des femmes
aussi bien que par des hommes.
La loi no 2000-493 du 6 juin 2000, prise en application des nouvelles dispo-
sitions constitutionnelles, vise toutes les élections politiques, locales ou nationa-
les, qui ont lieu au scrutin de liste. Elle s’applique également à l’élection des
députés à l’Assemblée nationale, qui a lieu au scrutin majoritaire uninominal.
Dans tous les cas où l’élection a lieu au scrutin de liste, la composition de
chaque liste doit obéir à deux règles :
— en premier lieu, l’écart entre le nombre de candidats de chaque sexe ne
peut être supérieur à un. C’est donc seulement lorsque le nombre total des can-
didats sur la liste est impair qu’il peut y avoir un écart. Ainsi, une liste de
33 noms ne doit pas comporter plus de 17 hommes (ou plus de 17 femmes) ;
— en second lieu, chaque liste doit être composée alternativement d’un
candidat de chaque sexe afin d’éviter que les femmes soient reléguées en
queue de liste ce qui, lorsque le scrutin a lieu à la représentation proportion-
nelle, leur ôterait pratiquement toute chance d’être élues.
48. Dans sa décision no 2001-445 DC du 19 juin 2001, le Conseil constitutionnel avait précisé la
portée des dispositions adoptées en 1999 en déclarant qu’elles ne s’appliquaient qu’aux élections à
des mandats ou fonctions politiques et non aux élections à des mandats de représentation profession-
nelle, comme ceux des magistrats siégeant au Conseil supérieur de la magistrature. C’est pour neutra-
liser cette jurisprudence que l’on a élargi la portée du principe d’égal accès en 2008.
Le cadre
457
Ces dispositions sont entrées en application pour la première fois à l’oc-
casion des élections municipales de mars 2001. Elles se sont révélées effica-
ces : dans les conseils municipaux élus au scrutin de liste, c’est-à-dire ceux
des communes de 3 500 habitants et plus, la proportion de femmes est passée
de moins de 25 % à plus de 47 %. Ce succès a été confirmé par les élections
régionales de 2004 et 2010 : parmi les élus, on trouve une proportion de 48 %
de femmes (contre seulement 27,5 % avant 2004). Toutefois, à l’échelon
départemental, c’est-à-dire en ce qui concerne les conseils généraux, la parité
s’est heurtée à de fortes résistances tenant au fait que, traditionnellement, ces
assemblées étaient élues au scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Il
était donc impossible de résoudre le problème en réglementant la composi-
tion des listes de candidats comme on l’avait fait pour les conseils munici-
paux des grandes agglomérations et pour les conseils régionaux. Il eut été
politiquement délicat de transformer profondément le mode de scrutin car
les élus locaux y étaient attachés. Sans modifier le nombre total des conseil-
lers généraux, qui ont été rebaptisés conseillers départementaux, la loi du
17 mai 2013 a réduit de moitié le nombre des cantons, qui sont la circonscrip-
tion de base. Dans chacun de ces cantons, deux conseillers doivent être élus
conjointement au scrutin bi-nominal majoritaire à deux tours et chaque
binôme de candidats doit être constitué de deux personnes de sexes diffé-
rents. Chacune de ces personnes doit avoir un suppléant du même sexe
qu’elle, qui la remplacera en cas de décès ou de nomination à des fonctions
incompatibles avec le mandat de conseiller départemental. Il va de soi que
ces dispositions deviendraient sans objet si, comme il en est question, les
départements venaient à être supprimés.
En ce qui concerne les communes, la loi du 17 mai 2013 a imposé l’usage
du scrutin proportionnel de liste dans toutes les communes d’au moins
1 000 habitants, alors qu’auparavant le scrutin majoritaire s’appliquait dans tou-
tes celles qui avaient moins de 3 500 habitants. En revanche, pour ce qui est des
élections à l’échelon national, celles des députés et des sénateurs, la parité n’a
pas encore réussi à s’imposer. En ce qui concerne l’élection des membres de
l’Assemblée nationale, qui a lieu au scrutin majoritaire uninominal à deux
tours, il ne pouvait évidemment être question de quotas par liste. Aussi la loi
du 6 juin 2000 a-t-elle mis en place un système plus souple, qui repose sur des
incitations financières : les partis qui distribueraient leurs investitures sans tenir
compte de la parité hommes/femmes perdraient une partie des subventions aux-
quelles ils ont normalement droit. Mais, jusqu’à présent, cette méthode ne s’est
pas révélée très efficace (v. infra no 524)49. En ce qui concerne la seconde cham-
bre, un dispositif a été prévu pour favoriser la parité mais il ne s’applique que
dans les départements où l’élection a lieu au scrutin de liste, c’est-à-dire ceux
qui élisent au moins trois sénateurs (v. infra nº 624).
49. Depuis qu’elles ont été admises en matière électorale, les discriminations positives ont tendance
à s’étendre à d’autres domaines, sous la pression des militants et des militantes. L’article 1 C modifié
en 2008 les autorise pour favoriser l’accès des femmes non seulement aux « mandats électoraux et
fonctions électives » mais aussi aux « responsabilités professionnelles et sociales ». Des quotas obliga-
toires au sein des administrations et des organes directeurs des entreprises sont actuellement envisagés.
458
Droit constitutionnel
Le corps électoral est encadré par les partis politiques qui, d’après l’arti-
cle 4 C, concourent à l’expression du suffrage.
Sous-section 2
L’encadrement partisan
§ 1. Le statut des partis politiques
522. En Europe et en Amérique du Nord, les partis politiques ont fait leur
apparition lorsqu’on a commencé à organiser des élections concurrentielles,
c’est-à-dire dès le début du XIXe siècle ou même parfois plus tôt. Leur rôle est
devenu particulièrement important à partir du moment où a été institué le suf-
frage universel.
Pourtant, jusqu’à une époque relativement récente, même dans les régimes
démocratiques et pluralistes, les partis politiques n’avaient guère qu’une exis-
tence de fait. Ils n’étaient pas illégaux. Mais ils ne bénéficiaient en tant que
tels d’aucun statut particulier. Ni la Constitution, ni même la loi ne mentionnait
leur existence. En France, par exemple, d’un point de vue juridique, les partis
politiques étaient considérés comme des associations ordinaires, au même titre
qu’un groupement de parents d’élèves, de philatélistes ou de joueurs de boules.
Et certaines de ces associations n’étaient d’ailleurs même pas déclarées.
Après la Seconde Guerre mondiale, dans certains pays, les constituants ont
commencé à se préoccuper des partis politiques : l’expérience avait montré que
si les partis sont indispensables dans une démocratie, ils peuvent également
devenir dangereux, notamment lorsqu’ils poursuivent des buts antidémocrati-
ques ou lorsqu’ils se mettent au service d’une puissance étrangère. C’est ainsi
que l’article 21 de la Constitution allemande, adoptée en 1949, a fixé les gran-
des lignes d’un statut des partis politiques. La fondation des partis est libre
mais, une fois qu’ils existent, on leur impose un certain nombre d’obligations :
leur organisation interne doit répondre aux principes démocratiques ; ils doivent
rendre compte publiquement de l’origine et de l’affectation de leurs ressources ;
il leur est interdit de poursuivre des objectifs contraires au maintien de l’ordre
libéral et démocratique ; en cas de violation de cette dernière prescription, ils
peuvent être dissous à la demande du gouvernement par jugement du Tribunal
constitutionnel fédéral.
En France, il faudra attendre la Constitution de 1958 pour que mention soit
faite des partis politiques. L’article 4 de cette Constitution leur est en effet
consacré : « Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du
suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter
les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».
Il s’agit donc d’une simple reconnaissance de principe. L’article 4 ne fixe
pas les grandes lignes d’un statut des partis politiques, comme l’article 21 de
la Constitution allemande, et il ne charge même pas le législateur d’en établir
un, tout au moins de façon expresse. D’après les travaux préparatoires de la
Le cadre
459
Constitution, il semble que l’on avait un moment envisagé de mettre sur pied un
système de contrôle inspiré du système allemand, avec l’idée que cela permet-
trait peut-être de mettre en difficulté ou même éventuellement de dissoudre le
Parti communiste. Mais on y a finalement renoncé.
Tel qu’il était rédigé, l’article 4 ne changeait pratiquement rien à la situation
antérieure. En trente ans, de 1958 à 1988, c’est à peine si le Conseil constitu-
tionnel s’y est référé deux ou trois fois50, et il n’en a d’ailleurs tiré aucune
conséquence importante.
Ce sont les problèmes posés par le financement de la vie politique qui ont
finalement conduit le législateur français à adopter un statut des partis poli-
tiques.
Sous la Ve République, les dépenses liées au financement de la vie politique
ont considérablement augmenté pour plusieurs raisons.
En premier lieu, les grands scrutins nationaux sont devenus plus fréquents
qu’ils ne l’étaient sous les régimes précédents. Avant 1958, la vie politique était
rythmée par les élections législatives qui avaient lieu à intervalles réguliers (en
principe tous les cinq ans), mais il n’y avait pas d’autres échéances importantes.
Aujourd’hui non seulement les élections législatives sont devenues en moyenne
plus fréquentes (la dissolution pouvant être plus facilement prononcée) mais d’au-
tres types de consultations sont venus s’y ajouter : élections présidentielles ; élec-
tions des représentants de la France au Parlement européen ; élections régionales ;
référendums, etc. Or, plus il y a d’échéances électorales, plus il y a de campagnes
à financer.
En second lieu, le style de la vie politique a été profondément modifié par
les techniques modernes de la communication. Les sondages d’opinion, les étu-
des de marketing électoral, les campagnes de publicité, les services des conseil-
lers en communication, etc., ont pris de plus en plus d’importance. Autant de
dépenses nouvelles qui pèsent lourdement sur les budgets des candidats et sur
ceux des partis qui les soutiennent.
Pour faire face à ces dépenses, les ressources normales des partis, qui étaient
essentiellement constituées par les cotisations de leurs militants, étaient presque
toujours insuffisantes. Ils ont donc cherché à exploiter financièrement les posi-
tions de pouvoir local qu’ils détenaient, et notamment les municipalités. Quand
un parti politique contrôlait une municipalité importante, il pouvait en utilisant
des moyens plus ou moins légaux, renflouer sa caisse électorale ; il s’agissait
par exemple : de subventions accordées par la municipalité à une association
contrôlée par le parti ; de fausses factures établies par un entrepreneur complai-
sant, qui se faisait payer le montant de ces factures par la municipalité et rever-
sait ensuite une fraction de la somme entre les mains d’un responsable du parti ;
ou encore d’un « bureau d’études » servant d’intermédiaire entre la municipalité
et ses fournisseurs, qui prélevait une dîme sur ces derniers et alimentait ainsi la
caisse noire du parti, etc.
Au cours des années 1980, certaines de ces pratiques ont été étalées au grand
jour à la suite d’enquêtes journalistiques ou judiciaires. Il en est résulté des
50. Voir notamment : déc. nº 59-2 DC, Rec. 1958-1959, p. 58 ; déc. nº 71-44 DC, Rec. p. 291.
460
Droit constitutionnel
scandales qui faisaient apparaître l’ensemble de la classe politique sous un jour
défavorable et qui risquaient de ruiner la confiance en la démocratie.
C’est à la suite de ces scandales qu’un premier statut des partis politiques a
été mis en place par une loi du 11 mars 1988. Ce statut a été profondément
remanié par les lois du 15 janvier 1990, 29 janvier 1993 et 19 janvier 1995.
Il ne s’agit pas d’une législation dirigée contre les partis extrémistes, comme
l’article 21 précité de la Constitution allemande, mais d’un statut essentielle-
ment financier. Le législateur s’est donné pour objectif d’éliminer la corruption
(qu’elle soit pratiquée dans l’intérêt du parti ou dans un but d’enrichissement
personnel), de réaliser une plus grande égalité entre les partis, de régulariser le
financement de la vie politique et d’en assurer la transparence. Il ne s’est pas
seulement préoccupé du financement de partis politiques. Il a également régle-
menté le financement des campagnes électorales et mis sur pied un système de
surveillance du patrimoine personnel des titulaires de certains mandats électifs.
On aura l’occasion de revenir sur ces différents aspects mais, dans le cadre du
présent paragraphe, il ne sera question que de ce qui concerne directement les
partis politiques.
Le contenu actuel du statut des partis politiques peut être résumé en quatre
points : la liberté de création ; le droit à un financement public ; la réglementa-
tion stricte du financement d’origine privée ; l’obligation de rendre des comptes.
A La liberté de création des partis politiques
523. Les partis politiques bénéficient d’un statut un peu plus avantageux que
le droit commun des associations fixé par la loi de 1901. Non seulement ils se
créent librement, ce qui est aussi le cas des autres associations, mais ils ne sont
assujettis à aucune formalité. La personnalité morale et le droit d’ester en justice
leur sont reconnus même en l’absence de toute déclaration préalable. Ils peu-
vent acquérir des biens à titre gratuit alors que, sous le régime de la loi de
1901, cette faculté est réservée aux seules associations reconnues d’utilité
publique. La loi ne définit même pas ce qu’est un parti politique car on a
pensé qu’une telle définition aurait pu être interprétée comme une restriction à
la liberté de création. Mais, à l’expérience, on s’est rendu compte que l’absence
de définition faisait également problème car elle facilite le détournement des
subventions publiques au bénéfice de groupements qui ne constituent pas vrai-
ment des partis politiques, des sectes religieuses par exemple, et complique la
tâche des autorités chargées de veiller au respect du statut (v. infra no 527). Et
c’est aussi ce qui permet à un parti politique de s’entourer d’organisations satel-
lites qui rendent plus difficile le suivi et le contrôle des flux financiers51.
Bien que la création des partis soit entièrement libre, il leur faut néanmoins
accomplir certaines formalités pour participer réellement à la vie politique. Ils
ne peuvent en effet recueillir des fonds que par l’intermédiaire d’un mandataire
Il peut s’agir soit d’une association de
nommément désigné par eux.
« Compte tenu du principe de liberté d’organisation des partis, la création, voire l’empilement
51.
des structures, sans aucune forme juridique définie permet aux formations politiques de disposer de
démembrements multiples (clubs, comités de soutien, cercles, mouvements) non exempts de transferts
financiers », rapport 2010 de la CNCCFP, p. 89.
Le cadre
461
financement, soit d’une personne physique. Dans le premier cas, l’association
de financement doit être agréée par la Commission nationale des comptes de
campagne et des financements politiques (CNCCFP). Dans le second, aucun
agrément n’est nécessaire, il suffit que le nom du mandataire ait été déclaré à
la préfecture.
B Le droit à un financement public
524. Désormais, de manière tout à fait officielle, les partis politiques ont
droit à une aide financière de l’État. En fonction de quels critères cette aide
est-elle répartie ?
Selon le système originel mis en place par la loi de 1988, l’aide était exclu-
sivement réservée aux partis ou formations politiques représentés au Parlement.
C’était un critère assez sélectif car, en raison notamment des contraintes du
scrutin majoritaire, il peut exister des partis qui, bien qu’étant représentatifs
d’une fraction relativement importante de l’opinion, ne parviennent à décrocher
aucun siège au Parlement.
C’est pourquoi la loi de 1990 a fixé un nouveau critère qui est entré en appli-
cation à partir de 1993. Désormais, la dotation de l’État est divisée en deux
fractions égales52.
La première est destinée aux partis et groupements ayant présenté des can-
didats aux élections à l’Assemblée nationale, qu’ils y soient ou non représentés.
Pour pouvoir en bénéficier, il suffit qu’une formation politique ait présenté des
candidats dans au moins cinquante circonscriptions lors du plus récent renou-
vellement de l’Assemblée nationale. S’il s’agit d’une formation dont les candi-
dats se présentaient exclusivement outre-mer, il n’est même pas nécessaire
d’avoir atteint le chiffre de cinquante circonscriptions. La répartition de cette
première moitié de la dotation est effectuée proportionnellement au nombre de
suffrages obtenus au premier tour des dernières élections à l’Assemblée natio-
nale par chacun des partis ou groupements en cause.
D’après le projet adopté par le Parlement en 1990, seuls devaient être pris en
considération pour la répartition des crédits de cette première fraction, dans
chaque circonscription, « les résultats égaux ou supérieurs à 5 % des suffrages
exprimés ». Mais le Conseil constitutionnel a estimé que le seuil avait été fixé
trop haut, et qu’il risquait « d’entraver l’expression de nouveaux courants
d’idées et d’opinions »53. Ce seuil minimum a donc été purement et simplement
supprimé avant d’être rétabli en 2003, car cette suppression avait entraîné une
inflation des candidatures54.
Le nouveau seuil, fixé à 1 %, a provoqué indirectement une diminution du
nombre des candidatures car certaines formations politiques présentaient des
52. En pratique, cependant, la première partie est parfois inférieure à la seconde car elle peut être
réduite en raison des pénalités encourues par les partis qui n’ont pas présenté suffisamment de femmes
aux dernières élections législatives.
53. Déc. no 89-271 DC du 11 janvier 1990 (Rec. p. 21).
54. C’est ainsi qu’un parti dénommé « Metz pour tous » qui avait présenté un candidat outre-mer en
1997 et qui n’avait obtenu en tout et pour tout que deux voix a reçu, pour 1999, une subvention de
21,80 francs ! (JO éd. Lois et décrets, 20 avril 1999, p. 5817).
462
Droit constitutionnel
candidats à seule fin de recueillir une subvention55. En dix ans, de 2002 à 2012,
le nombre des candidats est tombé de 7 639 à 6 611. La loi du 6 juin 2000 ten-
dant à favoriser l’égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux
et fonctions électives prévoit que la dotation accordée au titre de cette première
fraction sera automatiquement réduite pour les partis qui auraient attribué leurs
investitures sans respecter la parité entre les deux sexes. En vue de rendre cette
réglementation plus efficace, le taux de la réduction a été augmenté de moitié
par la loi du 31 janvier 2007. Si l’écart entre le nombre de candidats de chaque
sexe dépasse 2 % du nombre total des candidatures, la dotation est réduite « d’un
pourcentage égal aux trois quart de cet écart rapporté au nombre total de ces
candidats »56 : en supposant par exemple qu’un parti ait investi 58 candidats du
sexe masculin et 42 candidats du sexe féminin, sa dotation sera réduite de 12 % ;
dans le cas limite où un parti ne présenterait que des candidats du même sexe, il
perdrait 75 % de cette dotation.
Entrées en application pour la première fois lors des élections législatives de
juin 2002, ces dispositions avaient abouti à un résultat très décevant, la propor-
tion de femmes à l’Assemblée nationale n’ayant pas augmenté de manière signi-
ficative (de 10 à 12,5 % seulement). Mais les élections suivantes ont marqué des
avancées plus importantes : à la suite des législatives de juin 2012, on compte
aujourd’hui à l’Assemblée nationale 155 femmes contre 422 hommes, c’est-à-
dire une proportion légèrement supérieure au quart. Force est toutefois de recon-
naître que l’on est encore loin de l’objectif annoncé, c’est-à-dire de la parité. Cet
échec relatif s’explique par deux raisons :
— d’une part, la loi étant seulement incitative, les partis peuvent se dispen-
ser d’appliquer la parité des candidatures en renonçant à une partie de la pre-
mière fraction de leur dotation. Pour les grands partis, cette renonciation ne
représente pas vraiment un gros sacrifice, car, étant pratiquement assurés
d’avoir des élus, ils savent pouvoir compter sur la seconde fraction. Il y a
donc toujours un certain déséquilibre en faveur des candidatures masculines,
non par antiféminisme systématique, mais parce que les sortants ou les militants
les plus présents sur le terrain sont généralement des hommes qui ne souhaitent
pas se laisser écarter ;
— d’autre part, la loi ne tient compte que des candidats et non des élus. En
réservant à des hommes ses circonscriptions les plus sûres, un parti ne s’expose
donc à aucune sanction financière.
La seconde fraction, dont le montant est en principe égal à celui de la pre-
mière, est réservée aux partis ou groupements politiques représentés au Parle-
ment. Elle est répartie entre ces partis ou groupements, proportionnellement au
nombre de députés et de sénateurs inscrits ou rattachés à chacun d’eux. Ce
mode de répartition présente l’inconvénient de favoriser l’émiettement des
groupements parlementaires qui ne sont pas fortement organisés et structurés.
En effet, un parlementaire d’esprit individualiste peut constituer un groupement
dont il est le seul membre et comme le Parlement, députés et sénateurs confon-
dus, compte 925 membres, il aura droit à 1/925e de la dotation réservée aux
55. Du fait de cette réforme, le nombre des partis éligibles en métropole est tombé de 32 à 14.
56. Art. 9-1 de la loi du 11 mars 1988 modifié par la loi du 6 juin 2000.
Le cadre
463
représentées aux Parlements, c’est-à-dire, en 2012 environ
formations
43 900 euros. Pour l’année 1993 par exemple, le nombre total des formations
bénéficiaires d’une aide publique était de 81 et sur ces 81, on en comptait 27
qui n’avaient qu’un seul parlementaire rattaché !
Pour éviter un tel émiettement, la loi du 23 janvier 1993 a prévu que, à l’avenir,
la seconde fraction de l’aide publique serait réservée aux partis ou groupements qui
ont déjà bénéficié de la première, c’est-à-dire à ceux qui ont présenté des candidats
dans au moins cinquante circonscriptions lors du plus récent renouvellement de
l’Assemblée nationale ou qui ont présenté une ou plusieurs candidatures outre-
mer. Mais malgré cette disposition, on comptait encore en 2011 vingt-sept partis
éligibles à la seconde fraction, dont beaucoup ne comprenaient pas plus d’un ou
deux parlementaires57.
Quant au montant global de l’aide publique, il est fixé chaque année par la
loi de finances. Pour l’année 2011, il s’élevait à environ quatre-vingts millions
d’euros dont il faut déduire les pénalités encourues pour manquements au prin-
cipe de la parité des candidatures58. Le montant effectivement distribué s’élève
donc seulement à environ 75 millions.
En 2012, le montant total des subventions alloués par l’État aux partis poli-
tiques a été amputé de 5 % par rapport à 2011, pour montrer à l’opinion
publique que la rigueur ne s’exerçait pas seulement à l’égard des fonctionnaires
et des contribuables. En 2013, il n’était plus que de 70 millions d’euros. Ces
subventions représentent toujours une proportion importantes des recettes des
principaux partis (67 % pour l’UMP et 42 % pour le parti socialiste). Mais
comme une moitié de la subvention est proportionnelle au nombre des sièges
obtenus, les élections législatives provoquent parfois des variations brutales
dans la dotation d’un parti. Par exemple, à la suite des revers électoraux qu’elle
a subies en 2012, l’UMP a perdu environ 10 millions d’euros en dotation
annuelle.
C La limitation stricte du financement privé
525. En ce qui concerne le financement d’origine privée, il faut distinguer
entre les personnes physiques et les personnes morales.
Le financement des partis politiques par des personnes physiques est auto-
risé ; il est même encouragé dans la mesure où les dons consentis à un parti
politique peuvent donner lieu, dans certaines limites, à des déductions fiscales ;
une personne physique peut donc contribuer au financement d’un parti, même si
elle n’en est pas membre. Mais elle ne doit le faire que dans le respect d’un
57. Cette persistance tient au fait que les partis dont les candidats se présentent exclusivement outre-
mer ne sont pas soumis à la règle des cinquante circonscriptions. L’existence de ces partis permet
d’ailleurs de tourner la loi : un parti métropolitain qui ne satisfait pas à la règle des cinquante circon-
scriptions peut demander à ses élus de se rattacher annuellement à un parti d’outre-mer qui reversera
ensuite au parti métropolitain la fraction de la dotation correspondant aux parlementaires ainsi ratta-
chés. Par exemple, au sein de l’Assemblée nationale élue en 2007, les parlementaires du Nouveau
centre sont parvenus à récupérer une dotation au titre de la seconde fraction de l’aide publique en
passant un tel accord avec le parti « Fatia Api ».
58. La première fraction, amputée en raison des pénalités infligées en application de la loi du 6 juin
2000, s’élevait en 2011 à 34 730 €. La seconde à 40 132 204 €.
464
Droit constitutionnel
plafond établi par la loi : le total annuel des dons consentis par une personne
physique à un même parti politique ne peut pas dépasser 7 500 euros. Depuis
la loi du 11 octobre 2013, ce plafond s’applique à l’ensemble des dons consen-
tis par une même personne physique à un ou plusieurs partis politiques.
Par contre, depuis la loi du 19 janvier 1995, il est interdit aux personnes
morales, et notamment aux sociétés commerciales, de contribuer, directement
ou indirectement, au financement des partis ou groupements politiques. Cette
interdiction, qui a privé certains partis de ressources importantes59, a été justifiée
d’une part, par la nécessité de distendre les liens existant entre le monde des
affaires et celui de la politique, afin de réduire les risques de corruption et, d’au-
tre part, par la volonté de rendre les financements plus égalitaires, les partis de
droite étant supposés bénéficier davantage des largesses des personnes morales
que les partis de gauche60. Elle ne comporte qu’une seule exception : un parti
politique peut en financer un autre. Mais cette faculté n’est ouverte qu’aux par-
tis français, toute contribution ou aide matérielle d’un État étranger ou d’une
personne morale étrangère étant formellement interdite.
L’interdiction des dons des personnes morales a été au moins en partie com-
pensée par une augmentation des subventions de l’État (v. supra no 524). Cette
dépendance à l’égard des financements publics n’est pas sans dangers car moins
les partis ont besoin de recruter des militants et de rechercher des soutiens pri-
vés, plus ils risquent de se couper de la société civile. Ils deviendraient donc très
vulnérables si les aides publiques qui les font vivre étaient un jour supprimées
ou brutalement réduites. Il est intéressant de noter qu’en Allemagne, depuis
1992, la Cour constitutionnelle a jugé nécessaire de plafonner le financement
public afin de garantir un minimum d’indépendance des partis politiques à
l’égard de l’État : le plafond est relatif, c’est-à-dire que, pour chaque parti, les
aides publiques qu’il reçoit ne doivent pas dépasser le montant de ses ressources
propres (Tolini, 2007).
Pour garantir le respect de cette réglementation, les partis qui recueillent des
dons doivent désigner un mandataire financier qui peut être soit une personne
physique, soit une association agréée. Tous les dons doivent être déposés par ce
mandataire financier sur un compte bancaire ou postal unique, afin de faciliter
le contrôle. Un état récapitulatif des dons doit être dressé chaque année.
D L’obligation de rendre des comptes
526. Pour assurer la transparence de leur financement, les partis qui bénéfi-
cient de l’aide publique ou qui acceptent des dons de personnes privées, doivent
produire chaque année des comptes certifiés par deux experts comptables, qui
retracent l’ensemble de leurs recettes et de leurs dépenses. Ces comptes sont
59. En 1993, les dons des personnes morales représentaient en moyenne 20 % du total des recettes
des partis politiques (Source : CNCCFP, 1996, p. 9).
60. Cette supposition n’est que partiellement exacte : les statistiques antérieures à 1995 montrent que
la proportion des ressources provenant des dons de personnes morales était au moins aussi importante
dans le budget du parti socialiste que dans celui du parti gaulliste. En fait, il semble que les contribu-
tions des personnes morales dépendaient moins de l’idéologie du parti que de son influence politique
tant au niveau national qu’au niveau local.
Le cadre
465
transmis à la « Commission nationale des comptes de campagne et des finance-
ments politiques »61 (CNCCFP) qui, après les avoir examinés, en assure la
publication au Journal officiel sous une forme condensée. Si
les comptes
n’ont pas été produits en temps voulu, ou si leur examen a fait apparaître des
irrégularités, le parti concerné risque de perdre son droit à l’aide publique pour
l’année suivante, à la fois sous la forme des subventions directes de l’État et sous
celle des exonérations fiscales dont bénéficient les donateurs. On voit que, dans
l’esprit du législateur, la transparence financière est la contrepartie nécessaire de
l’aide publique62.
On peut néanmoins se demander si cette transparence financière suffira à
mettre fin aux abus qui ont été si souvent dénoncés. Certes, les partis sont
désormais obligés de rendre des comptes lorsqu’ils sont subventionnés par
l’État ou même lorsqu’ils sollicitent ouvertement des dons. Mais on ne saurait
affirmer pour autant que toute forme de financement occulte a disparu. Il existe
en effet de nombreuses échappatoires. Peut-on empêcher, par exemple, un
« bureau d’études » travaillant pour une municipalité dominée par un parti de
financer indirectement ce parti sans que cela apparaisse dans les comptes, par
exemple en payant directement certaines factures ou en exécutant lui-même cer-
taines prestations ? De même, le plafonnement des dons effectués par des per-
sonnes physiques peut assez facilement être contourné par le biais de cotisations
très élevées versées par certains adhérents en tant que membres « bienfaiteurs »
ou par celui d’un microparti créé spécialement pour collecter des fonds.
E Les pistes de réforme63
527. Les lois de 1988, 1993 et 1995 ont eu le mérite d’introduire un mini-
mum de transparence dans le financement des activités politiques qui était resté,
jusqu’alors, presque totalement opaque. Mais il y a encore certainement des
progrès à faire dans ce domaine.
Les lois précitées ont attribué aux partis politiques des droits et des obliga-
tions sans indiquer les critères auxquels on peut reconnaître ces institutions.
D’après la jurisprudence du Conseil d’État et celle du Conseil constitutionnel,
peut se prévaloir de la qualité de parti politique toute organisation qui s’est sou-
mise aux formalités prescrites par la loi en ce qui concerne la désignation d’un
mandataire financier unique et la production annuelle de comptes certifiés64.
61. Cette Commission comprend neuf membres qui sont nommés, pour cinq ans, par décret :
– trois membres ou membres honoraires du Conseil d’État, désignés sur proposition du vice-président
du Conseil d’État, après avis du bureau ;
– trois membres ou membres honoraires de la Cour de cassation, désignés sur proposition du Premier
président de la Cour de cassation après avis du bureau ;
– trois membres ou membres honoraires de la Cour des comptes, désignés selon la même procédure.
Comme son nom l’indique, cette commission est également chargée de surveiller le financement de
certaines campagnes électorales.
62. En 2011, onze formations politiques se sont vu refuser l’aide publique au motif qu’elles
n’avaient pas satisfait à leurs obligations comptables.
63. TOLINI, 2007.
64. CE Ass., 30 octobre 1996, Élections municipales de Fos-sur-Mer, Rec., p. 394 ; CC, déc. nº 97-
2535 du 19 mars 1998, AN Nord (12e circonscription).
466
Droit constitutionnel
Cette définition purement formelle a manifestement donné lieu à des abus : en
2013, la CNCCFP a recensé 378 organisations répondant à la définition du parti
politque, et 56 d’entre elles étaient éligibles au titre de l’aide publique ; il est
difficile de croire que les toutes ces organisations avaient la capacité ou même
la volonté de jouer un rôle quelconque dans la vie politique française65 ! On
trouverait certainement parmi elles d’une part, des groupements sectaires qui
poursuivent un but purement lucratif (subventions de l’État, déductions fiscales
pour les donateurs) et, d’autre part, des organisations paravents, dites « micro-
partis »66, qui ont été créées pour contourner certaines règles : par exemple, la
loi précitée du 11 octobre 2013 interdisait à une personne physique de donner
plus de 7 500 euros par an à un même parti, mais elle ne l’empêchait pas de faire
un don de ce montant à plusieurs partis, dont certains sont en fait des satellites
du premier. De telles dérives sont d’autant plus à craindre que, par souci de
mieux garantir l’indépendance des partis politiques, le législateur n’a prévu
aucun contrôle sur leurs dépenses, même lorsqu’ils bénéficient de subventions
ou de déductions fiscales67. C’est pourquoi certains souhaitent que le législateur
lui-même ou la jurisprudence complète la définition formelle des partis en fai-
sant appel à des critères fonctionnels concernant les buts, les activités et le mode
de fonctionnement de l’organisation, comme cela se fait déjà en Allemagne et
au Canada.
Les fondations politiques posent également un problème au regard du statut.
Ce ne sont pas des partis politiques car leur rôle consiste à enrichir le débat
d’idées, à développer la formation civique et non à participer directement à la
vie politique. Elles ne sont donc pas soumises aux obligations du statut et peu-
vent notamment être financées par des personnes morales. Il n’en est pas moins
vrai que certaines de ces fondations se situent dans la mouvance d’un parti poli-
tique, comme c’est le cas notamment de la Fondation Jean Jaurès, liée au Parti
socialiste, ou de la Fondation pour l’innovation politique, liée à l’UMP. Or,
même si la fondation est en principe indépendante du parti, rien ne permet d’af-
firmer que les frontières entre les deux organisations sont totalement étanches.
La fondation pourrait par exemple réaliser, avec le soutien financier de person-
nes morales, des études qui bénéficient en réalité au parti. Pour contrôler effica-
cement le financement des partis politiques, il pourrait donc s’avérer nécessaire
d’encadrer les activités des fondations, qui sont restées jusqu’à présent totale-
ment en dehors du dispositif.
Enfin, il n’est pas impossible que le financement des partis politiques natio-
naux évolue pour tenir compte des développements de la construction euro-
péenne.
Actuellement, le financement des partis politiques nationaux et celui des
partis européens sont rigoureusement séparés. Il est interdit à un parti politique
français d’accepter une aide d’un parti étranger, même si celui-ci est établi dans
un autre État membre de l’Union européenne68. De même,
le règlement
Sur la notion de « micro-partis », voir le rapport 2010 de CNCCFP, p. 93 et s.
65. Voir l’avis de la CNCCFP en date du 22 janvier 1994.
66.
67. Le contrôle de la Cour des comptes est en effet expressément exclu par l’article 10 de la loi du
11 mars 1988.
68. CE, 8 décembre 2000, Parti nationaliste basque.
Le cadre
467
européen du 4 novembre 2003, qui prévoit l’attribution aux partis européens de
subventions prélevées sur le budget général de l’Union, interdit toute utilisation
de ces subsides pour le financement direct ou indirect des partis nationaux. Mais
cette séparation pourrait-elle encore être maintenue si les partis européens deve-
naient un jour de véritables fédérations de partis nationaux ?
§ 2. L’évolution du système des partis
528. Vers la fin de la IVe République, l’utilisation de la représentation pro-
portionnelle pour les élections législatives avait abouti à un système de partis
multiples, relativement indépendants les uns des autres. On ne comptait pas
moins d’une douzaine de groupes parlementaires à l’Assemblée nationale et
cette mosaïque ne permettait pas de dégager une majorité stable pour soutenir
un gouvernement. La Ve République a imposé une nouvelle logique institution-
nelle, qui a profondément transformé le système de partis.
En ce qui concerne les élections législatives, dès 1958, la représentation pro-
portionnelle a été remplacée par le scrutin majoritaire à deux tours (v. infra
no 535 s.).
Cependant, l’adoption de ce mode de scrutin n’aurait pas suffi à elle
seule à entraîner la réduction du nombre des partis. Il avait déjà été en
vigueur pendant presque toute la durée de la IIIe République et cela n’avait
pas empêché la multiplication des partis. Cette réduction a été en réalité
facilitée par le rôle joué par le général de Gaulle dans les premières années
de la Ve République et la nécessité dans laquelle se trouvaient les membres
de la classe politique de se définir pour ou contre lui. La concentration des
partis, qu’on a appelée « bipolarisation », a été évidemment accentuée par le
mécanisme de l’élection présidentielle, qui ne laisse en présence que deux
candidats au second tour. Presque tous les partis se prononcent en faveur de
l’un ou de l’autre et les alliances qui se nouent en vue de cette élection se
prolongent à l’occasion des campagnes pour les élections législatives.
Toutefois, l’évolution n’est pas linéaire et des tendances à la fragmentation
des partis se manifestent encore par moments.
Durant les toutes premières années de la Ve République, de 1959 à 1962, les
partis ont été relégués au second plan, car la personnalité du général de Gaulle
dominait presque entièrement la scène politique. La plupart des partis tradition-
nels, qu’ils fussent de droite ou de gauche, s’étaient ralliés à lui en attendant la
fin de la guerre d’Algérie. Le Parti communiste, quant à lui, se plaçait déjà net-
tement dans l’opposition, mais il y était tout à fait isolé.
C’est à la suite du référendum d’octobre 1962 sur l’élection du Président de
la République au suffrage universel direct que le système de partis a commencé
à se restructurer.
Le Parti socialiste désapprouve ce référendum ; il vote la motion de censure
dirigée contre le gouvernement Pompidou ; il se trouve ainsi rejeté dans l’oppo-
sition, ce qui le conduit à se rapprocher du Parti communiste. Ce rapprochement
des deux principaux partis de gauche se concrétise dès l’automne 1962 par des
accords de désistements réciproques en faveur du candidat le mieux placé pour
468
Droit constitutionnel
le second tour des élections législatives. Dix ans plus tard, en 1972, il aboutira à
la signature d’un programme commun de gouvernement, le fameux « pro-
gramme commun » de l’Union de la gauche. Celui-ci était en principe commun
au parti communiste, au parti socialiste et à celui des « radicaux de gauche »,
petite formation de tendance centriste.
Quant à la droite parlementaire, durant la période fondatrice, la plupart de
ses éléments s’étaient déjà ralliés au général de Gaulle, mais elle n’était pas
encore vraiment unie. Il y avait en effet une fraction de la droite parlementaire
qui refusait de se fondre dans la majorité gaulliste parce qu’elle n’appréciait ni
le style de gouvernement du chef de l’État (jugée trop autoritaire, trop plébisci-
taire), ni sa politique étrangère (jugée trop nationaliste, trop neutraliste et trop
réservée sur le chapitre de l’intégration européenne). Cette droite non gaulliste
était personnifiée par Jean Lecanuet, qui s’est présenté à l’élection présidentielle
de 1965 et dont la candidature a contribué à mettre le général de Gaulle en bal-
lottage au premier tour de cette élection.
Mais le départ du général de Gaulle en 1969 a facilité le regroupement des
droites parlementaires car ses successeurs, G. Pompidou puis V. Giscard d’Es-
taing, se sont montrés à certains égards plus conciliants : leur style de gouver-
nement était moins autoritaire, moins plébiscitaire que celui du général
de Gaulle ; leur politique étrangère plus favorable à l’intégration européenne.
Au début des années 1970, des regroupements se sont effectués aussi bien à
gauche qu’à droite et le système de partis a pris la forme d’un « quadrille bipo-
laire » selon l’expression de Maurice Duverger.
D’une part, en effet, la scène politique était dominée par quatre grands
partis.
D’autre part, ces partis s’étaient regroupés en deux camps dotés chacun d’un
programme de gouvernement : le RPR et l’UDF d’un côté ; le Parti socialiste et
le Parti communiste de l’autre.
Quarante ans plus tard, ces quatre partis sont toujours représentés à l’Assem-
blée nationale (même si certains d’entre eux se présentent sous une nouvelle
dénomination) mais, depuis 2002, deux d’entre eux dominent presque complè-
tement la scène politique.
L’UMP (Union pour une majorité populaire) qui, en 2002, a succédé au RPR,
regroupe aujourd’hui la quasi-totalité des forces de la droite parlementaire. Elle a
disposé à elle seule de la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale
durant les deux législatures qui se sont écoulées entre 2002 et 2012. À la suite
des élections législatives de juin 2012, qui ont été gagnées par la gauche, elle est
devenue le principal parti d’opposition.
De son côté, le Parti socialiste est devenu très nettement dominant au sein de
la gauche. Son allié traditionnel, le Parti communiste, n’a cessé de décliner
depuis 1981 et ne représente plus aujourd’hui qu’une très faible fraction de
l’électorat national (entre 2 et 4,5 % selon les scrutins). Malgré la victoire de
la coalition de gauche aux élections législatives de juin 2012, sa représentation
au sein de l’Assemblée nationale a encore diminué de moitié.
À en juger par le rapport des forces sur la scène parlementaire, on peut donc
dire qu’une tendance à la bipolarisation se dessine nettement. Mais cette cons-
tatation doit être nuancée.
Le cadre
469
En premier lieu, tout comme en Grande-Bretagne, la bipolarisation résulte des
contraintes du scrutin majoritaire et elle ne reflète pas l’importance respective des
courants d’opinion au sein du corps électoral. Certains partis qui avaient recueilli
une proportion relativement importante des suffrages au premier tour, comme le
Modem de François Bayrou ou le Front national de Marine Le Pen, sont à peine
représentés au sein de l’Assemblée nationale.
En second lieu, la bipolarisation à la française ne doit pas faire penser au
bipartisme, au sens anglais, c’est-à-dire à une dualité de partis homogènes, dis-
ciplinés et dotés d’une idéologie structurée. D’une part, ce sont des coalitions
peu stables. D’autre part, leurs composantes diffèrent des partis relevant du
modèle européen traditionnel, dans la mesure où ils ne sont pas dotés de pro-
grammes cohérents et bien définis et où les mécanismes internes de désignation
des candidats sont de moins en moins bien acceptés. Le recours à des élections
primaires pour désigner le candidat à la présidentielle est une manifestation de
cette tendance.
On constate ainsi que l’élection présidentielle au suffrage universel est à la fois
facteur de division (avant le début de la campagne) en raison des rivalités entre can-
didats à la candidature et facteur de regroupement et de bipolarisation, dans la
mesure où les forces politiques ne peuvent espérer remporter l’élection qu’en for-
mant des coalitions et où les élections législatives consécutives à une élection prési-
dentielle tendent à en confirmer le résultat. Mais la discipline de vote au sein des
principaux partis paraît de moins en moins assurée. Par exemple, le 29 avril 2014,
lorsque le Premier ministre Manuel Valls a sollicité un vote de confiance de l’As-
semblée nationale, 41 députés socialistes se sont abstenus pour protester contre un
programme économique qu’ils jugeaient de tendance trop libérale. En refusant leur
soutien au gouvernement, ces députés mettaient évidemment en cause la politique
du chef de l’État, François Hollande.
Sous-section 3
Les principales votations politiques
529. D’après l’article 3 alinéa 3 C, le suffrage peut être direct ou indirect.
Dans le cadre du présent chapitre, on ne retiendra que les votations au suffrage
direct69, qui sont de plusieurs sortes. Il faut distinguer :
— celles qui ont trait aux institutions politiques nationales : élection du
Président de la République ; élection des députés à l’Assemblée nationale (élec-
tions législatives) ; référendums en application de l’article 11 ou de l’article 89 ;
— celles qui ont trait aux assemblées délibératives des collectivités terri-
toriales : élection des conseillers municipaux au niveau communal, des
conseillers départementaux au niveau départemental et des conseillers régio-
naux. au niveau régional. Il y a donc actuellement trois sortes d’élections loca-
les qui correspondent aux trois échelons de l’organisation administrative de
droit commun70
69. La principale élection au suffrage indirect est celle des sénateurs, qui est étudiée infra no 620.
70. Comme la plupart des communes françaises sont de très petite taille, elles sont obligées de se
regrouper pour organiser certains services publics comme le transport scolaire ou l’adduction d’eau.
470
Droit constitutionnel
— celles qui ont trait aux institutions communautaires : il s’agit de l’élec-
tion des représentants de la France au Parlement européen (v. supra no 495).
Du point de vue du droit constitutionnel, ce sont évidemment les votations
de la première catégorie qui nous intéressent, bien que les autres aient aussi
parfois un enjeu politique important.
§ 1. Les élections législatives
530. Il s’agit de l’élection des députés à l’Assemblée nationale : l’expression
« élections législatives », qui est couramment utilisée, se justifie par le fait que
cette assemblée fait partie du Parlement et que, en cas de désaccord avec le
Sénat à propos du vote d’une loi, c’est elle qui a normalement le dernier mot
(v. infra no 727).
D’après l’ordre des chapitres de la Constitution, l’Assemblée nationale vient
après le Président de la République, qui est également élu au suffrage direct. On
traitera néanmoins en premier lieu de l’élection des députés, parce que c’est la
forme de consultation populaire la plus ancienne et la plus répandue dans le
monde ; de plus, aujourd’hui encore, pour qu’un Président de la République
puisse réaliser son programme, il faut qu’il dispose d’une majorité à l’Assem-
blée nationale. Ce sont donc les élections législatives qui décident en dernier
ressort de l’attribution du pouvoir politique.
A La périodicité
531. Il faut distinguer entre les élections générales et les élections partielles.
1. Les élections générales
532. On parle d’élections générales lorsque l’Assemblée nationale est renou-
velée dans son intégralité.
D’après l’article 25 de la Constitution, c’est au législateur organique qu’il
appartient de fixer « la durée des pouvoirs de chaque assemblée » et donc la
périodicité des élections générales. Selon la jurisprudence du Conseil consti-
tutionnel, le législateur organique peut modifier la durée des pouvoirs d’une
assemblée (même pour le mandat en cours) mais à condition que ces modifi-
cations n’empêchent pas les électeurs d’exercer leur droit de suffrage selon
une « périodicité raisonnable ».
Dans son texte antérieur à la loi organique du 15 mai 2001, l’arti-
cle LO 121 du Code électoral précisait que : « Les pouvoirs de l’Assemblée
nationale expirent le premier mardi d’avril de la cinquième année qui suit
son élection ». D’après l’article LO 122 du même code,
les élections
Les regroupements qu’elles forment sont désignés sous le nom de communautés de communes. Jus-
qu’en 2014, les administrateurs de ces communautés étaient élus au suffrage indirect, c’est-à-dire qu’ils
étaient choisis par les conseillers municipaux. Pour rendre le procédé plus démocratique, la loi du
7 mai 2013 a prévu qu’ils seraient désignés à l’avance par les électeurs : désormais les conseillers
intercommunaux seront obligatoirement ceux des conseillers municipaux qui ont été placés en tête de
liste ou ceux qui ont été spécialement flêchés à cette fin par les électeurs.
Le cadre
471
générales doivent avoir lieu dans les soixante jours qui précèdent l’expira-
tion des pouvoirs de l’Assemblée nationale. En 2002, les élections législa-
tives auraient donc dû précéder de quelques semaines l’élection présiden-
tielle dont les dates, en vertu de l’article 7 de la Constitution, ne pouvaient
être fixées qu’en avril ou mai.
Mais cet ordre a été modifié par la LO du 15 mai 2001. En effet, la
réduction à cinq ans du mandat présidentiel, avait été principalement justi-
fiée par le souci de limiter les risques de cohabitation. Or, ce risque persis-
tait si l’élection présidentielle avait lieu après l’élection législative, car les
Français allaient se trouver devant l’alternative de choisir un Président en
fonction d’une majorité parlementaire qu’ils auraient désignée quelques
semaines auparavant ou de créer une nouvelle situation de cohabitation en
envoyant à l’Élysée un candidat du camp opposé, soit pour qu’il serve de
contrepoids, soit pour que, sans exercer un pouvoir réel important, il assure
une fonction de représentation. Au contraire, si l’élection présidentielle
avait lieu avant les législatives, on pouvait penser que, comme en 1981
et 1986, les citoyens se prononceraient d’abord pour un Président, avec
son programme et qu’ils voteraient ensuite pour lui assurer les moyens de
le réaliser grâce à une majorité parlementaire de la même couleur. C’est
d’ailleurs effectivement ce qui s’est passé en 2002, 2007 et 2012.
L’inversion du calendrier électoral n’a cependant pas été adoptée dans un
consensus général. Elle s’est heurtée à une double opposition :
— celle des communistes et des verts qui ont une lecture parlementariste de
la Constitution et qui, pour cette raison, étaient déjà plutôt hostiles au quin-
quennat ;
— celle du RPR et d’une partie de l’UDF, qui sont favorables à la prépon-
dérance présidentielle tout en estimant qu’elle ne saurait dépendre de l’ordre
dans lequel se déroulent les élections, car l’on aboutirait ainsi à un système
trop rigide où les élections ne pourraient avoir lieu qu’à des dates fixes et où
l’existence même du droit de dissolution finirait donc par être remise en cause.
Ils craignaient en outre que l’inversion du calendrier dissimulât une manœuvre
dirigée contre la candidature de J. Chirac.
Le nouvel article LO 121 dispose que les pouvoirs de l’Assemblée nationale
expirent la cinquième année qui suit son élection mais le troisième mardi de juin
et non plus le premier mardi d’avril. Il précise que cette modification s’applique
à l’Assemblée nationale élue en 1997. Les élections législatives de 2002, de
même que celles de 2007 et 2012, ont donc eu lieu en juin, après l’élection
présidentielle.
Cette modification n’a pas changé la durée normale des législatures qui est
toujours fixée à cinq ans. Mais cette durée est évidemment abrégée lorsque le
Président de la République fait usage de son droit de dissolution. Dans ce cas,
les élections doivent avoir lieu, vingt jours au moins et quarante jours au plus
après la dissolution (art. 12 C).
La dissolution a déjà été prononcée cinq fois depuis les débuts de la
Ve République ; la législature qui a commencé en 2012 est la quatorzième
depuis 1958. La durée moyenne d’une législature est donc approximativement
de quatre ans (v. infra no 687).
472
Droit constitutionnel
2. Les élections partielles
533. Elles sont organisées en cours de législature afin de pourvoir un ou
plusieurs sièges devenus vacants. L’enjeu politique d’une élection partielle est
généralement faible car, sauf cas exceptionnel, la perte d’un ou deux sièges
n’est pas susceptible de faire basculer la majorité parlementaire. Ces élections
n’en constituent pas moins une épreuve pour les gouvernants, car elles permet-
tent de mesurer l’érosion de leur popularité. Afin d’en limiter la fréquence, les
constituants de 1958 ont prévu un système de remplacement automatique par un
suppléant, lorsqu’un parlementaire décède en cours de mandat ou lorsqu’il est
nommé à des fonctions incompatibles avec ce mandat (v. infra no 631, Chapi-
tre 2). Le suppléant ayant été élu en même temps que le parlementaire lui-
même, le remplacement s’effectue sans qu’il soit nécessaire de procéder à une
élection partielle.71
Avant la réforme de 2008, le suppléant terminait le mandat de son prédéces-
seur, c’est-à-dire qu’il devait normalement siéger jusqu’au prochain renouvelle-
ment général de l’Assemblée nationale. Désormais, si le titulaire du siège quitte
le gouvernement, il retrouve son siège automatiquement (v. infra no 605 s.). Il
en va évidemment de même dans le cas où un membre du gouvernement sié-
geait au Sénat.
Il subsiste cependant quelques cas où une législative partielle doit être orga-
nisée : annulation de l’élection par le Conseil constitutionnel (cette annulation
vaut aussi bien pour le suppléant que pour la personne élue à titre principal) ;
démission (le remplacement par le suppléant ne joue pas dans cette hypothèse,
ce qui laisse au parlementaire la possibilité de se représenter immédiatement) ;
absence de suppléant (pour cause de décès ou pour une autre raison) ; enfin,
démission du suppléant en vue justement de provoquer une élection partielle à
laquelle pourra se présenter un personnage plus important (il arrivait fréquem-
ment, avant la réforme de 2008 que des ministres qui avaient perdu leur porte-
feuille sollicitent la démission de leur suppléant en poste pour tenter de retrou-
ver leur siège). Dans un tel cas, le suppléant ne peut se présenter contre la
personne qu’il secondait.
Dans ces différents cas, il doit être procédé à une élection partielle dans un
délai de trois mois à compter de la date de la vacance du siège. Toutefois, il
n’est procédé à aucune élection partielle dans les douze mois qui précèdent l’ex-
piration des pouvoirs de l’Assemblée nationale (art. LO 178).
Qu’il s’agisse d’élections générales ou d’une élection partielle, quelles
conditions faut-il remplir pour pouvoir s’y présenter ?
B Le régime des candidatures
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