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L’émergence de la notion de droits subjectifs
dans la seconde moitié du XVI
e siècle
La notion de droits subjectifs est l’une des plus controversées de la philosophie et de
l’histoire du droit. La « querelle du droit subjectif » qu'elle a engendrée oppose deux
interprétations de l'histoire du droit. La première, défendue par Georges de Lagarde, puis
par Michel Villey, affirme que la notion de droits subjectifs a été forgée au XIV
e siècle par
Occam, qui aurait opéré une « révolution copernicienne » en façonnant l’idée de droits
individuels, en opposition à la doctrine classique du droit objectif. Elle établit de ce fait un
lien direct entre ce tournant nominaliste et la genèse de l'idéologie propre aux démocraties
modernes. La seconde interprétation, soutenue entre autres par Brian Tierney ou James
Burns, affirme à l'inverse que la jonction entre le
ius naturale et une sorte de pouvoir
subjectif, ou faculté inhérente aux individus, a été opérée par les canonistes des XII
e et XIIIe
siècles. L'idée de droits subjectifs aurait donc pris naissance au sein de sociétés holistes, et
non dans le contexte culturelle de la société moderne individualiste.
Reste à savoir, comme le fait remarquer Thierry Sol, si la multiplication de la
revendication de droits, aux XII
e - XIVe siècles, « suffit à créer du droit subjectif ».
L’explication du
ius par la facultas et la potestas permet-elle d’affirmer que les auteurs
médiévaux ont élaboré le concept de droit subjectif ? Rien ne semble moins évident, parce
que la présence de la notion de droit subjectif, sa dénomination comme droit subjectif et sa
mobilisation dans l’argumentaire juridique sont trois choses différentes. Et si l’association
entre le droit et le pouvoir individuel apparaît bien dans la période médiévale, les historiens
s’accordent à reconnaître qu’il faut attendre le XVIII
e siècle pour que la notion de droits
subjectifs acquiert une dénomination juridique technique.
L’idée que je souhaiterais vous soumettre est que, sans atteindre le degré de
formalisation des déclarations de droits américaine et française, il revient aux juristes et
théologiens du XVI
e siècle d’avoir progressivement dégagé le concept de droit subjectif et
de l'avoir intégré dans le corps du droit. C’est ce que j’aimerais montrer en prêtant une
attention particulière aux conditions de possibilité de la notion, c'est-à-dire aux outils
conceptuels qu'il fallait forger pour élaborer l’idée de droits inhérents à la nature humaine et
l'inscrire dans la procédure civile.
Si l'on prend en considération les présupposés théoriques de l’idée de droits subjectifs,
on note en premier lieu qu'elle implique que le théoricien déplace son niveau d’analyse du
général vers le particulier sans perdre l’exigence scientifique d’universalité. En opposition à
la doctrine du droit objectif, il faut opérer une qualification à la fois du droit naturel et du
genre humain. Concernant le droit naturel, il s’agit d’une opération assez peu intuitive,
parce que la tradition n’en fait pas un objet, mais un sujet. Le droit n’est pas défini comme
un attribut propre, mais comme ce qui instaure un juste équilibre entre deux choses. En
d’autres termes, il n’est pas dans sa nature d’être objectivé parce qu'il établit une
correspondance. C'est à l'inverse ce qu'implique l'idée du droit comme attribut du sujet. De
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même, l’idée de droits subjectifs requiert que l’on ne considère plus le genre humain en tant
qu’espèce, mais que l'on se réfère à ses membres particuliers. Il faut passer de l'universel –
l'humanité en tant qu'espèce – au singulier – l’homme en lui-même –, soit donc prendre pour
base la nature des parties de l’espèce.
Ensuite, la notion de droits subjectifs repose sur l’idée de droits inhérents à la nature
humaine. Elle sous-entend que cette dernière peut être conçue comme support de droits.
Cette thèse va également à l’encontre de la tradition philosophique, qui ne recourt pas au
registre du droit lorsqu’elle s’interroge sur la nature humaine. L'homme est généralement
défini comme un être de raison, avec des variantes dont le champ définitionnel ressortit
toujours à d’autres données « psychiques » telles les passions, la volonté, le désir ou autres.
L’énonciation du droit à la vie, à la liberté, à l’intégrité physique, à la propriété, relève d'un
tout autre ordre de considérations, introduisant une juridicisation de la nature humaine.
Et troisièmement, la notion ne peut avoir valeur explicative avant d'être intégrée dans
un système de pensée déterminé. Il faut en conséquence considérer le moment où l'idée de
droits humains devient une composante du corps de droit et est mobilisée dans son sens
technique, soit donc revenir sur l’élaboration d’un système juridique intégrant le droit
subjectif.
Je tenterai de mettre en évidence ce triple mouvement par une comparaison entre les
théories du droit de la première et de la deuxième générations des courants de l'humanisme
juridique français et de l'humanisme rationaliste espagnol du XVI
e siècle, dans le cadre pour
le premier d’une redéfinition de la catégorie romaine de l’
actio, et pour le second d'une
controverse sur la nature du
dominium.
I.
La tradition de l’humanisme juridique
1. François Connan (1508-1551) : de la justice générale à la justice particulière
On reconnaît François Connan comme un des plus éminents représentants de
l’humanisme juridique. Ses
Commentarii iuris civilis (1566) constituent une œuvre
pionnière inaugurant le courant de l’humanisme systématique développé ensuite par
François Le Douaren, Jean de Coras et Hugues Doneau. Connan entreprend une
réorganisation rationnelle des principes du droit dont il propose une exposition
systématique. Après un premier livre sur la définition du droit et de la justice, il traite
successivement des personnes, des choses, et des actions, conformément à la classification
romaine du droit, mais il ne consacre qu'un livre aux deux premières, tandis qu’il consacre
sept livres aux actions. Cette simple donnée formelle indique d'emblée qu’il compose en fait
un traité de droit civil.
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a. La définition du droit naturel
L'une de ses premières innovations est de rejeter la répartition du droit léguée par la
tradition. Les théoriciens du XVI
e siècle héritent d’une définition du droit naturel qui ne
distingue pas les hommes des autres vivants. Pour la tradition, le droit naturel s’applique à
l’ensemble des créatures naturelles. Connan rejette cette thèse formulée par Ulpien en
soutenant que, les animaux ne possédant ni le langage ni la raison, ils sont incapables de
forger l’idée de droit. De quoi il conclut que le droit naturel est un ordre de droit propre aux
hommes.
Dire que le droit naturel est propre au genre humain ne veut pas dire pour autant que les
hommes possèdent des droits naturels. Connan conserve l’idée d’une extériorité de l’ordre
du droit par rapport à ses objets. En d'autres termes, il ne considère pas que l
es hommes ont
des droits naturels, mais qu'ils participent du droit naturel
. Ses premiers principes sont
inscrits en l'homme et dégagés par la droite raison de sorte à ce que l'ordre juste puisse
s'établir. Comme son contemporain dominicain Francisco de Vitoria, Connan place au centre
du droit l’opérateur central de la raison, qui permet à l’homme de dégager la normativité
naturelle et de s’y conformer pour établir de justes rapports avec ses semblables. En d'autres
termes, le droit naturel est compris en relation avec la justice générale, et non particulière. Il
est commun à tous les hommes, et n’appartient à personne en propre. Connan appréhende le
droit naturel dans une perspective générale ; il maintient sa représentation comme un droit
non qualifié.
b. Les personnes
C’est logiquement dans la partie qu’il consacre aux personnes que l’on peut trouver des
précisions sur la façon dont le droit naturel caractérise selon lui le genre humain. On
s’attendrait à ce qu’il reprenne sa thèse d’un droit naturel propre aux hommes pour indiquer
ce qu’ils gagnent ou perdent lorsqu’ils s’organisent en cités et instaurent un ordre de droit
civil. C’est sur cette différence d’état que s’appuie les auteurs de l'humanisme rationaliste
pour affirmer que les hommes sont libres par nature, et que les servitudes sont introduites
par le droit humain. Or, Connan opère le mouvement inverse. Cf texte 1 : Il avance que, si
l’on y prête attention, l’idée de liberté émerge par la négative. C’est l’épreuve de la
servitude qui fait naître et connaître l’idée de liberté, de sorte que s’il n’existe pas de
servitude, comme sous le droit naturel ou encore entre Chrétiens, on ne peut pas lui opposer
la liberté. Connan en déduit que la distinction entre liberté et servitude n’a pas de sens
suivant le droit naturel ; « Personne ne peut être dit libre parce qu’il n’y a encore aucun
serf ». On peut simplement parler, comme le fait le Florentin (Accurse), d’une faculté
naturelle de faire ce que l’on veut dans les limites du droit, si l'on prend garde de préciser
que, « si l’on y réfléchit bien, on l’appelle une faculté parce qu’il s’agit plus de ce qui est
fait que de droit
».
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Ces précisions liminaires une fois faites, Connan traite des personnes en reprenant les
critères romains de distinction suivant leur condition, leur dignité et leur style de vie. La
première division qu’il établit est celle entre les hommes serfs et les hommes libres, qu’il
attribue à Gaïus. La liberté n’est donc pas conçue comme un état naturel, mais comme un
« statut » social, une condition, qui s’oppose à celle des hommes qui sont sous la maîtrise
d’un autre. Connan se conforme à la tradition. Il n’opère pas de distinction entre l’essence
humaine manifestée dans l’état de nature et dans l’état civil. Il ne considère pas la condition
des hommes en tant qu’hommes, mais des distinctions induites par l’institution de la cité.
c. Les actions
La pensée de Connan est étrangère à l’idée de droits subjectifs parce qu’il privilégie,
d'une part, la perspective de la justice générale, soit donc d’un droit naturel non qualifié, et
d’autre part celle du genre humain, et non des particuliers qui le composent. On trouve par
contre un renforcement de la protection juridique des particuliers dans sa théorisation des
actions. Connan introduit à ce niveau deux innovations majeures par rapport au droit
romain. D'une part, il élargit la catégorie des actions en y incluant tous les faits juridiques
créés à partir de la volonté humaine. Il associe d'autre part la notion d’
actio à celle
d’
obligatio. Il définit l’action comme l’engendrement d’une obligation mutuelle (mutua
obligatio
), signifiant par là que la forme contractuelle confère nécessairement aux parties à
la fois des droits et des devoirs. Cf texte 2
C’est ce qu’il appelle « le droit que nous avons en propre sur toutes nos actions, […]
qu’Aristote appelle le contrat synallagmatique ». Toute la catégorie des actions engendre des
obligations légalement déterminées, permettant au particulier de poursuivre en justice celui
qui ne s’acquitte pas de ses devoirs. En s’appuyant sur Aristote, Connan élargit également la
catégorie des actions dites synallagmatiques en y incluant les délits, parce que, dit-il, « nous
en sommes également les acteurs ». texte 3. Les particuliers peuvent donc saisir la justice
pour tous les délits qui résultent d’un refus d’observer les obligations inhérentes aux
contrats, comme le vol, la rapine, l’homicide, l’adultère etc.
Dans sa théorisation des actions, qui ressortit du droit civil, et non du droit naturel,
Connan n'adopte plus la perspective de la justice générale, mais celle de la justice
particulière, ou distributive. L’engagement contractuel institue les deux parties sujets de
droit, de sorte que l’on est placé dans l’interface entre deux « sujets » juridiques. Texte 4. Il
ne va cependant pas jusqu’à penser l’action comme un concept général de l’acte
juridiquement obligatoire. Connan reste dans la conception de l’action comme relation de
droit engendrant des comportements légaux déterminés. C’est à Doneau que l’on doit la
théorisation de l’action comme une partie du droit propre aux personnes.
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2. La formalisation des droits subjectifs par Hugues Doneau (1527-1591)
Hugues Doneau, qui a été formé à Bourges par François Le Douaren, s'inscrit comme
Connan dans le courant de l'humanisme systématique. Son œuvre majeure, les
Commentarii
de iure civili
(Francfort sur le Main, 1596), propose une exposition purement rationnelle de
l'ensemble du droit romain. Elle se distingue cependant de celle de ses contemporains par
l'introduction d'une « idée encore neuve chez les juristes de l'époque, le concept de droit
subjectif » (Jean-Louis Thireau). A la différence des sources généralement mobilisées par
les historiographes dans les études sur la notion de droit subjectif, Doneau l'élabore en
dehors des discussions sur la définition du
ius, du dominium et de la potestas. Il dissocie
l'idée de droits subjectifs de la référence au pouvoir exercé sur les choses en remodelant les
catégories juridiques établies par le droit romain.
a. La théorisation des droits subjectifs
Doneau introduit deux nouveautés par rapport à ses prédécesseurs dans son
interprétation du droit civil romain. La première est sa liaison de l’
actio et de l’obligatio
dans l’idée de « ius nostrum », qui forge à proprement parler l’idée de droit subjectif. La
seconde est sa redéfinition de l’
actio comme une partie de notre droit, et non comme une
catégorie du droit, à côté des personnes et des choses.
Son traité est intégralement composé sur la base de ces deux innovations. Elles sont
pointées dès la préface de l’ouvrage. Cf texte I Doneau la débute en remarquant que si rien
n’était à personne en propre, ou bien si tous les hommes partageaient spontanément leurs
biens avec les autres, ou encore si l’on pouvait prendre aux autres leurs biens sans leur faire
injure ou sans porter atteinte à l’intérêt public, il serait inutile de s’interroger sur ce qui tient
la société du genre humain, autrement dit sur l’art qui permet d’attribuer à chacun ce qui lui
revient. On en est cependant loin, remarque-t-il, car comme l’enseigne l’expérience, aussi
divers que soient les hommes, chacun possède toujours en propre de nombreuses choses.
Personne en effet ne peut vivre sans avoir des biens privés, et à défaut, on peut tirer les
choses nécessaires à la vie de la jouissance des biens publics ou communs, comme les mers,
les fleuves ou les lieux publics.
« Et si toutes ces choses viennent à manquer, il n’est pourtant personne qui n’ait en
propre quelque chose dans sa personne même. Dieu a en effet attribué à la personne
propre de chacun certaines choses, que les hommes pourraient dire leur être plus
propres encore que les choses extérieures. Ces biens propres sont la vie, l’intégrité
corporelle, la liberté, et d’autres choses du même genre. Et si ils sont à chacun, cela
signifie qu’on les lui doit. »
Parmi les choses que chacun a à titre privé, Doneau introduit une distinction entre ce qui
est propre à la personne de chacun, autrement dit les droits propres aux hommes, et ce qui
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est nôtre dans les choses extérieures. Lorsqu’il analyse le premier type de droits, il opère
une première subversion de la pensée juridique classique en supprimant la relation
intersubjective impliquée par le précepte latin « suum cuique tribuere » (donner à chacun ce
qui lui est dû), qu’il interprète comme devant viser « ius suum », c'est-à-dire le droit de
chacun, ou « son droit ». Le principe suprême de la justice, dit-il, est qu’elle doit conférer à
chacun son droit. Mais le droit ne s’instaure pas pour lui dans une relation équitable ; il le
« subjectivise », ou le qualifie, en le considérant comme ce qui réside dans la personne
considérée en elle-même. Il transforme ainsi la théorie du droit en une théorie des droits.
Ce qui nous appartient en propre, ou « ce qui nous est attribué par la nature », « sont la
vie, l’intégrité corporelle, la liberté et la considération » cf texte 2. Ces attributs sont à ce
point constitutifs de la nature humaine que même si toutes les autres choses extérieures
faisaient défaut, il n’en resterait pas moins que l’homme les conserverait en lui. Doneau les
définit donc à proprement parler comme des droits subjectifs. Ces droits commandent que
nous protégions notre vie, que notre corps ne soit pas blessé ou maltraité, que nous puissions
faire ce que nous voulons, et que notre dignité reste intègre, conformément aux lois et aux
mœurs.
Doneau en rend compte en avançant la thèse selon laquelle l’homme est façonné par
Dieu, et que ce dernier lui a donné des droits qui, définis comme des facultés, forment des
attributs de la personne. Dieu a d’abord conféré à l’homme la vie, et dans la mesure où elle
serait inutile et sans valeur s’il n’avait pas les moyens de la préserver, il lui a également
donné le droit de protéger son corps, sa liberté, et sa dignité. C’est pourquoi il faut dire que
ces droits appartiennent à l’homme de par Dieu, qui reste l’unique juge du droit de vie,
tandis qu’il revient au droit des gens de protéger l’intégrité physique, la liberté et la dignité
de chacun.
Ces quelques lignes suffisent à montrer à quel point Doneau s’est éloigné de la pensée
juridique traditionnelle. Son argumentation permet d’identifier les multiples déplacements
de sens qu’il opère. Le premier tient à la définition même du droit. Doneau déplace le lieu
du droit. Il n’en donne plus une définition normative, générale, en le considérant comme un
juste rapport qui doit être rétabli entre deux termes, mais comme un objet qualifié inhérent à
la nature humaine. Il le détermine en lui conférant un contenu précis. Pour identifier ce
dernier, il opère une sorte de réduction phénoménologique à la Descartes, en considérant ce
que conserve l'homme abstraction faite de son rapport au monde. S’il n’y avait plus rien en
dehors de nous, il n’en resterait pas moins que l’on conserverait sa vie, son corps, sa liberté
et sa dignité. Ces biens constituent donc des droits subjectifs au sens où ils soutiennent
l’homme. Dans ces quelques lignes, Doneau énonce le principe de la théorie des droits
subjectifs, des droits qui « tiennent à la personne » au point d’être constitutifs de l’être
humain. En d’autres termes, il judiciarise la nature humaine.
L’autre nouveauté qu’il introduit tient à sa définition des attributs humains. La tradition
philosophique répond classiquement à la question ontologique de l’essence humaine en
définissant l’homme comme un être de raison. Il en existe certes des variantes, mais le
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champ définitionnel mobilisé ressortit toujours à d’autres données « psychiques » telles les
passions, la volonté, le désir ou autres. Doneau ouvre un nouvel angle sur cette question. Il
ne cherche pas à singulariser l’homme par rapport aux autres étants, mais à identifier ce sans
quoi il ne peut être. Il propose pour la première fois une définition ontologique de l’homme
en prenant en considération les conditions de possibilité de l’existence humaine. Doneau
façonne la notion de droits subjectifs en dégageant les pré-requis intrinsèques à l’existence
humaine en soi, indépendamment de toute considération empirique, telle l'épreuve du
pouvoir.
Le troisième élément déterminant pour notre étude est que Doneau introduit la notion de
droits subjectifs en tant que concept technique dans l’ordre juridique. Il a été souligné que
l’idée de droits subjectifs tenait une place importante dans la jurisprudence médiévale, mais
elle n'était pas intégrée dans un système juridique. C’est la dernière étape à laquelle parvient
Doneau en plaçant le droit subjectif au centre de sa théorie du droit privé. Ce qu'il justifie en
faisant remarquer que l'on ne peut détailler les moyens d'obtenir son droit si l'on ne sait en
quoi il consiste. Le juriste doit donc accorder la première place à la connaissance de ce qui
constitue notre droit. Après l’énonciation de ce qu’on peut appeler le « premier catalogue
des droits humaines » (Heribert Waider), Doneau consacre en conséquence son traité à
l'analyse de l’ensemble des procédures permettant de le faire reconnaître en justice.
b. La doctrine de la procédure
Doneau traite des actions après l’analyse des droits qui se rapportent aux personnes et
aux choses. En cohérence avec sa doctrine des droits subjectifs, il transforme la catégorie
romaine des actions en les définissant comme l’ensemble des procédures permettant aux
hommes de faire reconnaître leur droit par voie judiciaire. En d’autres termes, il élabore une
doctrine de la procédure civile.
Cf texte 3 Il débute ses analyses en rappelant que, suivant Gaïus, l’ensemble du droit se
répartit entre ce qui concerne les personnes, les choses ou les actions. Or, dit-il, ce qui est
nôtre consiste dans la personne de chacun et dans les biens extérieurs dont elle dispose. Les
actions doivent donc être comprises comme le moyen principal de maintenir notre droit,
c’est-à-dire qu’elles recouvrent l’ensemble des poursuites judiciaires qui découlent de ce qui
est nôtre. Doneau en conclut que l'action ne doit pas être compris comme ce qui engendre
des droits et des devoirs, comme l’interprète Connan, mais comme l’ensemble des actes
juridiquement obligatoires. Il la définit comme une conséquence logique de
notre droit,
puisque ce qui nous est dû est ce qu’un autre est obligé de nous assurer, ou de nous garantir.
Les actions sont les expédients, les « remèdes », qui nous permettent de faire valoir nos
droits subjectifs contre ceux qui refusent de les reconnaître, En d'autres termes, elles
assurent la protection légale des droits subjectifs et des droits privés. Ce qui justifie pour
Doneau de les inclure dans la catégorie plus générale des choses qui nous sont propres, soit
donc des droits subjectifs et des droits matériels. Il introduit ainsi la
thèse moderne d'une
subordination de l’action au droit subjectif.
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II.
La tradition de l’humanisme rationaliste
On observe le même glissement de sens, dans le courant de l’humanisme rationaliste du
XVI
e siècle, de l’idée d’un droit naturel conférant aux hommes en tant qu’espèce certains
droits, à celle de l’homme comme support de droits subjectifs. Cette évolution ressort
lorsque l’on compare les théorisations successives des rapports entre le
ius (droit) et le
dominium (domaine, maîtrise) de la première et de la deuxième générations de ses tenants,
et plus spécifiquement Francisco de Vitoria et Domingo de Soto.
1. Francisco de Vitoria (1494-1560) et la doctrine du droit naturel subjectif propre au
genre humain
Francisco de Vitoria est généralement présenté comme le fondateur du courant de la
seconde scolastique. Il aborde la question des « droits subjectifs » dans un de ses cours
réguliers consacré au commentaire de la somme théologique de Thomas d'Aquin. Il insère
une discussion sur la définition du
dominium dans son commentaire de la question 62
portant sur la restitution. Thomas d'Aquin avait distingué le
ius et le dominium en signalant
qu'ils ne relevaient pas, selon lui, du même domaine sémantique, et il les abordait
indépendamment l’un de l’autre. Il définissait le droit comme ce qui instaure un juste
rapport entre deux choses, tandis que le domaine désignait pour lui la maîtrise rationnelle
que l’homme exerce sur lui-même et sur les autres.
La tradition nominaliste, à l'inverse, identifiait les deux notions en les associant au
pouvoir de disposer librement de ses biens. Au XV
e siècle, Jean Gerson et Conrad
Summenhart avaient synthétisé ces thèses en introduisant une compréhension subjective du
droit. Ils l'avaient assimilé au
dominium, qu'ils définissaient comme « le pouvoir, ou la
faculté, d’user d’une chose à sa convenance, en conformité avec la loi ».
Puisqu'il n’y a restitution qu’au regard de la propriété, Vitoria doit déterminer si, comme
on le déduit de la définition du
dominium donnée par Gerson et Summenhart, l’homme
possède par nature un
ius ad rem, c’est-à-dire un droit subjectif découlant de sa qualité
d’être humain. Il mentionne leur thèse selon laquelle le droit est le
dominium, ou la faculté
d’user d’une chose conformément à la loi, et il remarque que, « si l’on suit cette définition
très large, alors en effet le droit correspondra au
dominium ». Mais il refuse d'en faire un
principe de droit parce qu'elle est trop imprécise. Il la dénonce comme abusive parce que la
notion de pouvoir est plus extensive que celle de dominium. Les sujets ou la femme ont
ainsi certains droits sur le prince ou le mari, mais on ne dit pas qu’ils ont sur eux un
dominium - ce pour quoi les juristes la refusent.
De quoi il déduit que si l’on définit précisément le droit, il est incorrect de le lier à la
notion de
dominium. La réelle marque du dominium est la distinction qu’il instaure entre
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l’homme et les autres créatures, à savoir la faculté d’être maître de soi, libre au sens d’un
contrôle de ses affects. Au sens strict et précis, c’est-à-dire dans son vrai sens, le
dominium
désigne selon lui la maîtrise de soi, comme le définit Thomas. Elle permet d’élaborer le
concept d’autonomie, c’est-à-dire la maîtrise des affects par l’usage de la droite raison.
Conformément à sa tradition de pensée, Vitoria soutient que le dominium de l'homme
désigne la maîtrise de soi par l’activité rationnelle, et non son pouvoir sur le monde
extérieur.
Il est bien connu qu'une des critiques majeures de Villey contre Vitoria est d'avoir
introduit une définition subjective du droit. En se basant sur la Leçon sur les Indiens, Villey
affirme qu’en défendant le droit de propriété des Indiens sur leur territoire, Vitoria
développe une doctrine des droits subjectifs. On s’aperçoit cependant que ce n’est pas en ces
termes que raisonne Vitoria lorsque l'on recontextualise les citations sur lesquelles Villey se
fonde pour l’affirmer. Cf texte I
Dans son commentaire de la question de la restitution, Vitoria reprend la thèse classique
selon laquelle le
dominium est à l’origine de droit divin. La première division a été faite par
Adam, puis par Noé. Par la suite, Dieu a donné le royaume d’Israël à Saul, puis à David.
Vitoria se demande ensuite si le
dominium peut aussi être de droit naturel, et il y répond par
l’affirmative en disant qu’à l’origine, la division des biens a été faite parce que les hommes
ont plus d’inclination pour leurs biens propres que pour les biens communs. Elle permet
d’assurer une cohabitation plus pacifique et plus avantageuse que la communauté de biens.
Après cette division et appropriation des biens, on a deux moyens d’acquérir un
dominium :
le premier est que le maître antérieur nous le transfère volontairement, et le second découle
de l’autorité du prince, c’est-à-dire de Dieu, ou de la république, qui a transféré toute son
autorité au prince. De quoi il s’ensuit que
les Chrétiens ne peuvent pas occuper les terres des infidèles si ces derniers en sont les
vrais propriétaires et qu’elles n’appartiennent pas aux chrétiens. (…) Car après que la
division des biens a été faite, les infidèles attendaient ces terres, et ni eux ni leur prince
n’ont voulu nous les donner. Ils en sont en conséquence les vrais propriétaires, et
comme ils ne veulent pas nous les donner, il s’ensuit que nous ne pouvons pas les
prendre et les conserver. Il est donc certain que personne ne peut prendre ces terres aux
Indiens.
On ne peut donc pas dire que Vitoria confère des droits subjectifs aux Indiens lorsqu’il
soutient qu’ils ont des droits sur leur territoire, parce que son argumentation est tout autre. Il
reprend une des thèses de sa tradition de pensée, en expliquant la répartition à la surface de
la terre en se référant d’abord au moment où tout était commun, puis à celui où les hommes
se sont répartis les terres. Conformément à la tradition, il maintient qu’il est de droit naturel
que les hommes se les partagent, et que le droit naturel confère le
dominium au prince par la
république.
Comme Connan, Vitoria ne dit pas que les peuples ont des droits naturels
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sur leur territoire, mais que, de par le droit naturel, les peuples possèdent un
dominium sur leur territoire. En d’autres termes, il conserve la définition du droit
naturel comme d’un droit non qualifié.

Certains autres commentateurs, comme Daniel Deckers, s’appuient sur certaines
citations, telle « la liberté est dite être de droit naturel », pour soutenir qu’il défend le droit
naturel de liberté. Or, de même que dans le cas précédent, cette sentence s’insère dans un
paragraphe (cf texte 2) où il discute d’une possible révocation du droit naturel par la
division des biens – ce qui est en soi impossible parce que le droit naturel est inviolable.
Pour en rendre compte, il explique que la loi peut être prescriptive, permissive ou
consultative, et qu’il faut comprendre la communauté des biens non comme une loi
prescriptive, mais permissive, de sorte que la division des biens ne la révoque pas. Il clôt
son paragraphe en remarquant que, de même, on peut dire que la liberté est de droit naturel,
et qu’elle autorise pourtant la possibilité d’établir des servitudes.
La proposition selon laquelle « il est de droit naturel que l’homme se conserve » (cf
texte 3) s’insère également dans un raisonnement qui ne corrobore pas la thèse selon
laquelle l’homme possède le droit naturel de se protéger et de défendre sa vie. Vitoria la
formule dans un paragraphe discutant de ce à quoi les peuples sont autorisés de par le droit
divin et le droit naturel. Il soutient que les peuples peuvent utiliser leurs terres pour subvenir
à leurs besoins parce que le droit naturel leur commande de préserver leur existence.
Comme les hommes ne peuvent le faire sans se nourrir des animaux, ils ont le droit de les
utiliser, car ils sont là pour leur conservation. Mais il ne s’agit pas d’un droit subjectif, c’est-
à-dire d’un attribut propre qu’un homme peut opposer à un autre.
Dans ces textes délicats, Vitoria se rapproche le plus d’une individuation du dominium
en le mettant en rapport avec les trois catégories des biens humains, mais il maintient que ce
n’est pas parce qu’il y a eu violation d’un droit humain qu’une réparation s’impose, mais
parce qu’il a été porté atteinte à la nature humaine en elle-même, manifestée dans ces trois
types de biens. Comme le souligne Annabel Brett, « Il est
de iure naturali que l’homme
préserve sa vie ; mais on ne peut dire que l’homme a le ‘droit naturel’ de protéger sa vie.
(…) Le
dominium de Vitoria n’est pas ‘un droit naturel subjectif’, c’est le droit subjectif
(non qualifié), ou mieux, le droit subjectif
simpliciter. Il appartient à tout le monde, plutôt
que de faire partie d’un ensemble de droits appartenant séparément à chaque individu. »
Vitoria maintient la perspective d'un droit naturel non qualifié, de même qu'il conserve la
notion indéterminée de genre humain.
2. La théorisation par Domingo de Soto (1494-1560) des biens propres de l'homme
Les choses sont différentes pour son ancien étudiant Domingo de Soto. Ce dernier
s'inscrit comme lui dans la tradition thomiste, à laquelle il rajoute un intérêt marqué pour
Aristote, qu'il a étudié, enseigné, et à qui il a consacré un ouvrage. Soto est formé dans un
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contexte intellectuel différent de celui de Vitoria, marqué par les controverses avec les
parisiens nominalistes Jacques Almain et Jean Mair. Sa génération a en partie intégré les
apports du courant nominaliste, et Soto reprend directement leurs thèses sans se référer aux
discussions qu'elles ont nourri par le passé.
Il publie en 1553-1554 une œuvre très remarquée, le De justitia et jure libri decem, qui
introduit une nouvelle façon d'exposer le droit, reprise ensuite par les juristes ultérieurs. Son
traité prend la forme d’une exposition rationnelle des différentes branches du droit, puis de
ses objets. Il est organisé suivant les grandes divisions de la Somme théologique de Thomas
d’Aquin, mais Soto en réorganise les matières conformément aux exigences de la raison.
L'une de ses principales innovations est de ne pas inclure la question de la restitution parmi
les objets de la justice. Soto passe directement de la question 61 sur les parties de la justice à
la question 63 sur l’acception des personnes. Et il intercale à ce niveau un livre entier
consacré à la notion de
dominium. L’analyse des personnes doit donc selon lui être précédée
par celle du
dominium.
Il s’en explique en disant que la question du dominium sert de préambule à la question
de la justice commutative, mais la suite de ses analyse montre qu’il n’entre pas dans la
discussion de sa nature, ni de celle de la restitution. Il traite exclusivement de la question de
savoir ce qui est en la possession de l’homme et de ses droits face aux autres et sur les
choses. Il se centre en conséquence sur un genre particulier de la justice, la justice
distributive – ou, pour reprendre le vocabulaire de la tradition civiliste, la justice particulière
–, dont les objets sont le
dominium et toutes les formes de contrats, conventions et pactes,
soit donc l’ensemble des liens de droit privé. Comme Doneau, le cœur de son traité
constitue donc un exposé de droit privé.
a. La question du dominium
On perçoit l'influence sur Soto de la tradition nominaliste dès l'introduction de son
traité, où il expose sa définition du droit. Il n'hésite pas à en distinguer explicitement deux
sens. Il explique qu’il peut être compris au sens de loi objective, comme lorsqu’on dit que
les préceptes de Dieu sont le droit divin, et les commandements du prince le droit civil, et au
sens de droit subjectif, où il désigne le pouvoir légitime exercé sur une personne ou une
chose, comme lorsqu’on dit que le père a un droit sur son fils, le roi sur ses sujets, et les
hommes sur leurs possessions. A la différence de Vitoria, il avance que l’on peut parler du
droit dans un sens général (le droit naturel) et dans un sens particulier, qu’il définit
explicitement en termes de droits subjectifs, et qui seront la matière de ses analyses.
Lorsqu’il débute son analyse du dominium, il reprend directement la définition qu’en
donnent Gerson et Summenhart, sans mentionner celle de Thomas d’Aquin. Selon ces
derniers, le
dominium désigne le pouvoir, ou la faculté, d’user d’une chose selon son propre
arbitre. Il englobe le droit de s'approprier un bien, de s’en réserver l’usage et d’en user selon
son propre arbitre. Soto leur oppose une première critique en faisant remarquer que la
référence au pouvoir est trop indéterminée pour pouvoir être équivalente à celle de
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dominium. On n’appelle pas roi celui qui se dit maître des villes et des possessions des
citoyens ; celui qui revendique sur eux un tel pouvoir, en les utilisant suivant sa propre
utilité, est appelé tyran. Le tyran a le pouvoir d’abuser des biens de ses sujets, mais le
dominium juridictionis auquel il peut prétendre le lui interdit. En d’autres termes, il n’a pas
la faculté, c’est-à-dire la licence (
facilitats), de l’exercer en dehors du droit.
Ce qui conduit Soto à introduire une deuxième nuance dans la définition nominaliste du
dominium, qui associe ius, potestas et facultas. (cf texte 1) En revenant sur l’étymologie du
terme « facultas », il avance qu’il ne dérive pas de
fas, comme le dit Gerson, mais de
facilitas. Le pouvoir d’un bandit de s’accaparer des biens qui ne sont pas à lui n’est en effet
pas une faculté. A l’inverse, le
dominium est une faculté qui s’exerce « facilement », c’est-à-
dire sans conteste, autrement dit sans violation du droit. Pour éclairer son analyse, il renvoie
à la thèse d’Aristote selon laquelle l’âme possède la capacité de commander et de maîtriser
le corps ; l’âme, dit Aristote, est « l’entéléchie première d’un corps naturel ayant la vie en
puissance, c’est-à-dire d’un corps organisé » (
De anima, II, 1). Soto développe cette thèse
en expliquant que la volonté propre de l’homme joue le rôle de cause motrice de toutes les
puissances qui permettent la vie, et plus précisément la coordination des membres du corps.
Il en déduit que la
facultas désigne la capacité de faire venir à l’être ce qui n’est encore en
l’homme qu’en puissance. De sorte que, si l’on parle conformément au droit, le
dominium
est « la faculté personnelle (propre) et le droit de faire usage d’une chose qui est nôtre à
loisir, suivant notre avantage, dans les limites de la loi », et il précise qu’il s’agit d’une
faculté propre, et non d’un simple droit d’usage ou d’un usufruit. Il associe en conséquence
le droit propre, ou la faculté d’user de ses biens suivant ce qui nous est utile, et la réalisation
des puissances constitutives de l’être humain.
L’apport déterminant de cette conception du dominium est qu’il n’est plus pensé en
termes de pouvoir. Soto le conçoit sur le modèle de l’empire que l’âme exerce sur le corps,
c’est-à-dire de la façon dont la volonté propre, en tant que force motrice, use des biens
extérieurs comme de ses propres membres. Comme le dit Paolo Grossi, Soto théorise la
facultas comme la manifestation de « la souveraineté du sujet et de sa vocation à la
concrétiser » par son action.
Comme Doneau, Soto refuse d’associer les notions de droit
et de pouvoir.
Les droits subjectifs ne sont pas conçus à partir de l’empirie, en relation avec
la force matérielle dont le pouvoir donne l’expérience. Il appréhende l’homme en lui-même,
en dehors de sa relation au monde. En d’autres termes, il dégage une faculté inhérente à
l’homme, détachée de sa composante factuelle. On peut ne pas en avoir de manifestations, et
pourtant le titre, ou le droit, existe en chaque homme, ce qui revient à dire qu’il n’a pas
besoin de « preuves matérielles » pour être conçu. Il est de ce fait opposable aux faits, et
plus précisément à l’arbitraire du pouvoir.
Soto achève son analyse du dominium avec la distinction entre hommes libres et
hommes serviles. A la différence des juristes français, qui reprennent la distinction romaine
sans la questionner, Soto remarque, comme Covarrubias, que les hommes ont été créés
libres, ce qui implique de considérer la liberté comme un droit naturel. Les servitudes sont
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introduites par le droit des gens et prolongées dans le droit civil, mais les juristes espagnols
en questionnent le bien fondé en se demandant ce qui fondent et justifient les rapports de
soumission et de domination. Ils sont ainsi conduits à défendre la thèse selon laquelle tout
homme est libre par nature, et que tout rapport d’autorité doit se justifier en raison.
b. Les biens propres : vie, honneur et réputation, propriété
Soto s’attaque ensuite à la question de savoir si l’homme est maître de sa vie propre,
c’est-à-dire s’il a des droits sur elle. (cf texte 2) Conformément à sa tradition de pensée, il
répond par la négative, parce que si tel était le cas, les hommes pourraient la perdre et
l’aliéner comme un autre bien, ce qui impliquerait que leurs potentialités ne pourraient pas
s’actualiser. D’autre part, on ne peut pas posséder de droit naturel sur sa vie parce que le
premier des instincts naturels pousse à se conserver. Le droit naturel ne permet donc en
aucune façon à l’homme de se tuer, parce qu’il n’a pas la maîtrise de sa vie. Soto en conclut
que l’homme n’acquiert pas la vie par lui-même (
per se), mais qu’il en reçoit la faveur et les
œuvres de Dieu, qui l’a créé.
Le droit de vie est en conséquence un bien humain inviolable parce que fondé sur le
droit divin. Soto en déduit que l’homme a le devoir de la protéger, et donc le droit
inconditionnel de la faire respecter. Il doit résister aux forces extérieures et se défendre
contre ceux qui le menacent. Suivant le même argumentaire que Doneau et que celui qu’on
retrouve chez Locke et les révolutionnaires américains du XVIII
e siècle (cf textes 4 et 5),
Soto soutient que le droit de vie est inviolable parce qu’il a été conféré par Dieu à sa
créature. Il précise qu’il ne s’agit pas d’un droit découlant du statut des personnes, ou du
ius
ad rem
, mais d’un bien proprement humain.
Soto déduit du droit de vie (cf texte 3) que l’homme possède également les droits
afférents lui donnant les moyens de l’assurer. Il possède en conséquence également en
propre un droit sur tous ses biens (droit à la propriété privée), qui lui permet de pourvoir à
ses besoins naturelles et de s'assurer une vie confortable. Entre ces deux droits, Soto insère
celui au respect de la personne, c’est-à-dire la préservation de la réputation et de l’honneur.
Il prend cependant garde de préciser que ce dernier ne doit pas être posé en regard de la
vie, comme le pensent certains, mais de l’utilisation des biens. Ce qui signifie que ce droit
propre n'est par relatif au statut de la personne, c’est-à-dire à la position sociale, mais au
statut de propriétaire, c’est-à-dire avec façon dont on use du droit de propriété. En tant que
maître de ses biens, l’homme peut en effet faire des choses injustes, comme de les négliger
ou de les perdre par mauvaise gestion. On en reste cependant propriétaire, parce qu’aucune
loi ne peut priver la personne de son droit de propriété. L’honneur et la réputation sont pour
leur part également des biens humains propres, mais à la différence des biens matériels,
aucune loi n’empêche de les partager. Ils sont à l’inverse augmentés et favorisés par le droit
naturel si, comme l’indique la loi de charité, on fait profiter les autres de ses richesses et que
l’on honore le devoir d’amour auquel on est tenu. Car, souligne Soto en reprenant Aristote,
l’honneur est la première des vertus, une vertu qui nous permet d’accomplir notre œuvre
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propre (charité, l’amour du prochain) avec le concours général de Dieu.
Le dégagement de ces trois biens inhérents à l'homme constitue le point de départ des
quatre livres suivants sur l’homicide et les contrats. On retrouve donc chez Soto, de même
que chez Doneau, le triple mouvement de détermination du droit naturel et du genre humain,
de juridicisation de la nature humaine et d’introduction du droit subjectif dans la
systématisation du droit.
Conclusion
Dans son ouvrage Le complément de sujet, Vincent Descombes introduit l'étude de la
querelle des droits subjectifs par l'exposition des interprétations contemporaines de la notion
de sujet de droit. Il mentionne la thèse d'Alain Renaut, qui soutient que « c'est lorsque
l'homme en vient à se concevoir comme
moi pensant que le droit est redéfini comme droit
subjectif ». La notion aurait son origine dans la « valorisation de l'humanité comme capacité
d'autonomie » introduite par l'humanisme.
L'homme de l'humanisme est celui qui n'entend plus recevoir ses normes et ses lois ni
de la nature des choses (Aristote), ni de Dieu, mais qui les fonde lui-même à partir de
sa raison et de sa volonté. Ainsi le droit naturel moderne sera-t-il un droit subjectif,
posé et défini par la raison humaine (rationalisme juridique) ou par la volonté humaine
(volontarisme juridique) (Renaut,
L'ère de l'individu, p. 53).
Dans le même esprit, Descombes rappelle la position de Kelsen, qui appelle
jusnaturalisme ce que Renaut nomme humanisme juridique, en le définissant comme une
« liberté, soit la possibilité de se déterminer soi-même. L'homme est sujet de droit parce
qu'il a cette possibilité, parce qu'il a une volonté ». Le fondement de la personnalité
juridique tiendrait donc à la capacité de l'homme de se reconnaître comme auteur de ses
actes.
Les résultats de notre étude nous conduisent à une conclusion différente. Comme
nous l'avons vu, la genèse de l'idée de droit de subjectif s'est faite par des déplacements de
sens progressifs au sein des doctrines de l'humanisme juridique et de l'humanisme
rationaliste du XVI
e siècle. Elle implique l'abandon d'une représentation objective du droit et
d'une approche universaliste de l'humanité. Mais elle ne s'ancre pas dans la capacité
d'autonomie d'un sujet auto-législateur ; les théoriciens la dégagent par une détermination du
genre humain qui les conduit à considérer en propre la nature humaine. Ils ne cherchent pas
en outre à définir la singularité de l'être humain par rapport aux autres vivants, mais à
dégager les conditions de possibilité de son existence. Ce qui les conduit à juridiciser la
nature humaine, c'est-à-dire à mettre au premier plan le fait que l'existence humaine ne
serait pas possible si l'on ne conférait aux hommes la possibilité de protéger leur vie, leur
intégrité physique, leur honneur et leurs biens.
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C'est encore sur cette base que les théoriciens du XVIIe siècle reformulent les
problèmes classiques de la philosophie politique. Ainsi par exemple de Locke, qui avance
que (cf texte 4)
la raison, qui est la loi [de la nature], enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la
consulter, qu’étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre, par rapport
à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien : car, les hommes étant tous l’ouvrage d’un
ouvrier tout-puissant et infiniment sage, les serviteurs d’un souverain maître, placés
dans le monde par lui et pour ses intérêts, ils lui appartiennent en propre (…).
De quoi Locke déduit que
L’Etat, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de
l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle
intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs,
tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de même
nature.
Le nouveau glissement de sens que l'on observe ne corrobore pas la thèse d'une
émergence de l'idée d'un sujet auto-légiférant. Il opère le positionnement de l'homme au
fondement de l'institution politique – en d'autres termes, la prédominance de l'individu sur le
tout caractérisant la société moderne.
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