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Les libertés individuelles des
étrangères et des étrangers en Tunisie :
Les métèques de la République
Etude élaborée par :
Souhayma BEN ACHOUR
Préface de Wahid FERCHICHI
Avec le soutien de
Tunis
Mai 2019
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Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie :
Les métèques de la République
Étude élaborée par :
Souhayma BEN ACHOUR,
Professeure à la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis
Préface de Wahid FERCHICHI,
Professeur à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis
Avec le soutien de :
Tunis - Mai 2019
/ Caractéristiques techniques /
Format : 155 x 235 mm
Papier : OFFSET 100 gr / 300 gr couché mat
Volume : 132 pages
Edition : 1ère Edition Mai 2019 / Impression Offset - Heidelberg
Conception graphique : ALPHAWIN STUDIO - 2019
Illustration couverture : Anis Menzli / ALPHAWIN STUDIO - 2019
Nombre de tirage : 200 exemplaires
ISBN : 978-9973-0976-0-6
© ADLI. Tous les droits d’auteurs sont réservés à l’Association Tunisienne de défense des
libertés individuelles
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Présentation de l’auteure
Souhayma BEN ACHOUR est professeure agrégée en Droit, à Faculté de droit et des sciences
politiques de Tunis, Université Tunis El Manar. Ses principaux champs d’enseignement et de
recherche sont le droit de la famille, le droit international privé, le droit des migrations et le
droit pénal international. Elle est membre de du Centre de Tunis pour les migrations et l’asile
(CETUMA). Elle a consacré de nombreuses études à la question des libertés individuelles.
La professeure Souhayma BEN ACHOUR a notamment publié :
Enfance disputée, les problèmes juridiques relatifs aux droits de garde et de visite après
divorce dans les relations franco-maghrébines, CPU, 2004, 416 pages.
La réception des décisions étrangères dans l’ordre juridique tunisien, CPU, 2017, 205 pages.
• « Les convictions religieuses face au droit positif tunisien », in Convictions philosophiques et
religieuses et droits positifs, actes du colloque organisé par l’Université de Moncton, Nouveau
Brunswick, Canada, 24-27 août 2008, Bruylant, 2010, p. 133.
• « L’ordre juridique tunisien face à la répudiation islamique », in Polygamie et répudiation dans
les relations internationales, actes du colloque organisé par l’Unité de recherches relations
privées internationales, Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, 16 avril
2004, éditions AB Consulting, juillet 2006, p. 43.
• « L’interprétation du droit tunisien de la famille, entre référence à l’Islam et appel aux
droits fondamentaux », in L’interprétation de la norme juridique, sous la direction de M.
SNOUSSI et S. BEN ACHOUR, actes du colloque organisé par la Faculté des sciences
juridiques, économiques et de gestion de Jendouba, les 5 et 6 avril 2010, Avec le soutien de
la Fondation Hans Seidel, 2011, p. 17.
• « La loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage pour tous et les relations franco-maghrébines »,
in Actualités du droit international privé de la famille en Tunisie et à l’étranger, sous la
direction de S. BEN ACHOUR et L. CHEDLY, actes du colloque organisé par l’Unité de
recherches relations internationales privées, les 7 et 8 février 2014, Faculté des sciences
juridiques, politiques et sociales de Tunis, sous Latrach éditions, 2015, p. 139.
• « La compétence pénale internationale des tribunaux tunisiens », in Le contentieux
judiciaire et arbitral international, Questions d’actualité, actes du colloque organisé par
l’Unité de recherches RIPCAM (Relations internationales privées, commerce, arbitrage et
migrations), 20 et 21 octobre 2017, numéro spécial de la Revue de jurisprudence et de
législation, octobre 2018, p. 11.
• « Le divorce extrajudiciaire français devant le juge tunisien, Une tolérance à contre
cœur…À propos du jugement du Tribunal de première instance de Tunis, du 14 novembre
2017 (n°86358)», Revue critique de droit international privé, 2018, n° 2, p. 211.
« Le Code du statut personnel et les droits des pays arabes », in Soixantenaire du Code du
statut personnel, sous la direction de S. BEN ACHOUR et R. JELASSI, CPU, 2019, p. 63, (en
langue arabe).
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Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
Préface
La « condition des étrangers » en Tunisie :
À quand l’adoption de l’approche droits-humains ?
Par Wahid FERCHICHI1
« El barrani », « el Barrania », expressions tunisiennes désignant
l’étranger et l’étrangère… expression qui signifie celui ou celle qui vient
d’ailleurs, y compris d’un autre quartier, ville, famille, région, pays… Cette
expression cache aussi un statut, un statut social certes, mais surtout
juridique…
En effet, le droit, soucieux de préciser, d’encadrer, de réglementer, bref de contrôler,
a et depuis des milliaires, mis en place un statut pour ceux et celles qui ne font
pas partie du groupe. Un statut qui, selon les époques, les régimes ou les régions,
4
traite d’une manière inégale les personnes qui n’appartiennent pas au groupe.
Ce traitement inégal traduit en fait la crainte de celui et celle qui vient de l’extérieur.
Une crainte pour l’ordre établi (préétabli), pour l’équilibre réel ou imaginaire, pour
les intérêts et pour l’identité du groupe.
Cette crainte a fait que le droit, en tant qu’ensemble de normes générales
et obligatoires, a très tôt développé un statut pour les étrangères et
étrangers, variables selon le degré de crainte qu’ils inspirent.
Le droit tunisien s’inscrit dans cette logique de crainte, exprimée par un texte juridique
de principe : « la loi du 8 mars 1968 relative à la condition des étrangers »2, mais
également reprise par l’ensemble des textes juridiques organisant l’exercice des
différents droits et libertés des tunisiens et tunisiennes.
En effet, rien qu’au niveau de son intitulé « condition des étrangers », la loi de 1968
traduit cette crainte, cette « suspicion », une loi qui ne traduit qu’une dimension
purement sécuritaire liée à l’étranger et à l’étrangère. Une loi qui fait de ces derniers
une menace pour la nation. Ce qui fait de l’accès et du séjour des étrangères et
1 Professeur en Droit public, Université de Carthage, Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis ;
membre du bureau de l’ADLI, chargé d’études et de recherches.
2 Loi du 8 mars 1968 relative à la condition des étrangers ( JORT des 8-12 mars 1968, p. 251).
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étrangers en Tunisie, une affaire de pure sécurité nationale. Cette « condition » se
reflète sur tous les droits et « libertés » des étrangers et étrangères en Tunisie, à
savoir :
- des droits civils et politiques très contrôlés en ce qui concerne la famille (mariage,
garde…), un accès très difficile à la nationalité tunisienne, un flou total concernant
le statut des réfugié(e)s, un droit de séjour très contrôlé, une liberté religieuse
et de culte qui peine à être acceptée, notamment pour ce qui est des cultes non-
monothéistes…
- des droits sociaux, économiques et culturels très réduits, au niveau du droit à la
santé, au travail, à la propriété…où l’étranger est vraiment présenté comme une
menace pour la vie sociale et économique du pays.
Ces différentes situations, ou, pour emprunter l’expression des textes tunisiens, ces
« conditions », mettent le droit tunisien face à ses limites par rapport au droit
comparé, au droit régional et au droit international.
En questionnant la Constitution de 2014, nous remarquons aussi un certain
malaise, une hésitation de la part des constituant(e)s pour imposer une conception
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claire des droits humains liée à « la seule condition de l’humanité ». En effet, peu
de droits et libertés demeurent partagés par les citoyens et les non-citoyens dans
la Constitution tunisienne. Alors que seule la mention du droit à l’asile politique
demeure clairement reconnue aux non-tunisien(ne)s (article 26).
Ces carences constitutionnelles et législatives ne doivent pas freiner l’évolution de
l’approche tunisienne des droits humains. En effet, dans le cadre d’une démocratie
émergente, le droit tunisien est appelé à mettre à jour une loi datant de 1968, à
améliorer les différents textes juridiques se rapportant à la nationalité, au travail,
à la famille, à la propriété… et à adopter un cadre légal clair se rapportant aux
réfugié(e)s…
Pour toutes ces raisons, le travail de Mme la professeure Souhayma BEN ACHOUR,
qui s’est spécialisée depuis des années dans les questions liées au « statut » des
étranger(e)s, vient apporter un éclairage pertinent sur ce statut en Tunisie, sur les
zones d’ombre de notre droit, sur les pistes de réflexion qui pourraient permettre un
jour de passer de ce statut d’étranger(ère) au statut de non-tunisien(ne)s et à
celui d’être humain tout court.
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Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES PRINCIPALES ABRÉVIATIONS
SYNTHÈSE
INTRODUCTION
1. L’étranger dans l’histoire de la Tunisie
2. L’étranger aujourd’hui
3. Quel est aujourd’hui le statut de l’étranger ?
a. L’étranger dans les textes relatifs aux droits humains
b. Le droit tunisien de l’étranger
PREMIÈRE PARTIE /
LE CONTRÔLÉ DU FRANCHISSEMENT DE LA FRONTIÈRE PAR L’ÉTRANGER
A. Les règles applicables du franchissement de la frontière par l’étranger
1. Une entrée relativement aisée sur le territoire tunisien
2. Une sortie difficile du territoire tunisien
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B. Les sanctions encourues par l’étranger
1. L’emprisonnement et les amendes
2. La réadmission : les accords conclus avec l’Italie
3. L’enfermement dans les camps : l’exemple du camp d’El Wardiya
C. La répression de l’aide au franchissement de la frontière par l’étranger
1. Le régime «léger» antérieur à 2004
2. Le régime sévère institué par la loi du 3 février 2004 «relative à l’aide aux
migrations irrégulières»
a. La répression de toute forme d’aide au migrant
b. L’instauration d’un devoir de signalement : la lutte contre les migrations
irrégulières par la délation
DEUXIÈME PARTIE /
L’INSTALLATION PRÉCAIRE DE L’ÉTRANGER SUR LE TERRITOIRE TUNISIEN
A. La restriction du droit au séjour
1. Le visa et la carte de séjour ordinaires
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2. Le visa et la carte de séjour temporaires
3. Les difficultés rencontrées par les étudiants originaires d’Afrique subsaharienne
B. La restriction du droit d’asile
1. La situation actuelle : l’octroi de l’asile par le HCR
2. Le blocage du projet de loi de 2016 sur l’asile
TROISIÈME PARTIE /
L’INTÉGRATION DIFFICILE DE L’ÉTRANGER DANS LA SOCIÉTÉ
A. La discrimination à l’égard de l’étranger en raison de la nationalité
1. Un accès difficile de l’étranger à la nationalité tunisienne
a. Le caractère fermé du droit de la nationalité
b. Le caractère discriminatoire du droit de la nationalité
2. Les implications : un accès difficile des étrangers aux droits économiques
a. La limitation du droit au travail
a.1. L’interdiction de l’accès à la fonction publique
a.2. La limitation de l’accès à l’activité libérale
a.3. La limitation de l’accès à l’activité salariée
a.3.1. Un accès soumis à des règles drastiques
a.3.2. Des règles poussant vers la précarité :
la servitude domestique des femmes subsahariennes
b. La limitation de l’accès à la propriété immobilière
b.1. L’interdiction de l’accès à la propriété immobilière agricole
b.2. La limitation de l’accès à la propriété immobilière non-agricole
B. La discrimination à l’égard de l’étranger en raison de la religion
1. La discrimination au niveau des rapports familiaux extrapatrimoniaux
a. Les rapports de couple : les entraves à la liberté matrimoniale de l’étranger
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a.1. Le refus du mariage entre la Tunisienne musulmane et l’étranger non-
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musulman
a.2. L’admission «incertaine» du mariage de la Tunisienne musulmane et
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l’étranger non-musulman
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Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
b. Les rapports parents-enfants : le droit de garde de la mère étrangère
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non-musulmane
b.1. La négation du droit de garde de la mère étrangère non-musulmane
b.2. L’admission du droit de garde de la mère étrangère non-musulmane
2. La discrimination au niveau des rapports familiaux patrimoniaux :
l’héritage du parent étranger non-musulman
a. Première étape : le refus
b. Deuxième étape : l’hésitation
c. Troisième étape : vers l’acceptation ?
C. La discrimination à l’égard de l’étranger en raison de la race :
le cas des étrangers originaires d’Afrique subsaharienne
1. Les comportements racistes à l’égard des étrangers
2. La réponse tardive du droit : la loi du 23 octobre 2018 relative à
l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
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CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ENGLISH SYNTHESIS
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LISTE DES PRINCIPALES ABRÉVIATIONS
ADLI. Association pour la défense des libertés individuelles
AJT. Actualités juridiques tunisiennes
Bull. civ. Bulletin des arrêts de la Cour de cassation (chambres civiles)
CA. Cour d’appel
COLIBE. Commission des libertés individuelles et de l’égalité
FTDES. Forum tunisien des droits économiques et sociaux
HCR. Haut commissariat aux réfugiés
ITES. Institut tunisien des études stratégiques
INS. Institut national des statistiques
JOT. Journal officiel tunisien
JORT. Journal officiel de la République tunisienne
OIM. Organisation internationale des migrations
OIT. Organisation internationale du travail
ONU. Organisation des Nations Unies
OUA. Organisation de l’Unité africaine
RCADI. Recueil des cours de l’académie de droit international de La Haye
RJL. Revue de jurisprudence et de législation
RTD. Revue tunisienne de droit
TPI. Tribunal de première instance
REMDH. Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme
UMA. Union du Maghreb arabe
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Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
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Synthèse
de l’étude
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La présente étude se propose d’analyser, sous le prisme des droits fondamentaux,
la situation des étrangers en Tunisie.
La Constitution tunisienne de 2014 n’a pas fait une place particulière à l’étranger,
mais elle a reconnu à chaque personne, quelle que soit sa nationalité les droits et
libertés fondamentales. C’est ainsi que le droit à la vie, le droit à la dignité, et le
droit au respect de la vie privée sont garantis à toute personne indépendamment
de son appartenance nationale. Les libertés d’opinion, de pensée, d’expression,
d’information et de publication sont aussi protégées indépendamment de toute
condition de citoyenneté ou de nationalité.
La Tunisie a également ratifié de nombreuses conventions internationales,
universelles ou régionales, qui protégèrent les étrangers. C’est ainsi que la Tunisie
a adhéré à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés.
Cette Convention définit le réfugié, et lui reconnait un droit à l’asile.
D’autres instruments internationaux relatifs aux droits humains fondamentaux
protègent l’étranger. Ainsi, l’article 2 du Pacte relatif aux droits civils et politiques
pose le principe de non-discrimination. Son article 7 interdit la torture, les peines
ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. L’article 12 protège la liberté de
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quitter n’importe quel pays, et le droit d’entrer dans son propre pays.
La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
et dégradant du 10 décembre 1984 développe la protection contre la torture. La
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des
femmes du 18 décembre 1979 apporte une protection particulière à la femme en
interdisant toute forme de discrimination à son égard. La Convention relative aux
droits de l’enfant du 20 novembre 1989 comprend également des dispositions
pertinentes, en matière de protection de l’enfant. Le Protocole contre le trafic illicite
de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des Nations-Unies
contre la criminalité transnationale organisée du 15 novembre 2000, permet de
lutter contre le trafic illicite de migrants et de combattre les réseaux de passeurs.
Depuis la promulgation de la Constitution de 2014, se sont succédé plusieurs
lois garantissant à certaines catégories de personnes vulnérables une protection
particulière, notamment, la loi du 3 août 2016 relative à la lutte contre la traite, la
loi du 11 août 2017, relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes et la
loi du 23 octobre 2018 relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale.
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Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
Cependant, le droit tunisien des étrangers parait en décalage par rapport aux
standards énoncés. L’examen du droit tunisien permet de constater que l’étranger
est soumis à un traitement discriminatoire. Le droit tunisien apparait comme un
droit sévère, intolérant à l’égard de l’étranger. Plusieurs règles mettent l’étranger
dans une situation d’infériorité par rapport aux nationaux.
L’importance de ce constat est en corrélation avec le nombre d’étrangers qui
résident en Tunisie et qui s’élève, selon les dernières statistiques de l’INS (L’Institut
national des statistiques) effectuées en 2014, à 53.490 personnes, se répartissant
entre plusieurs nationalités.
Cette étude, ventilée en trois parties, analyse les dispositions qui mettent ce
nombre croissant d’étrangers dans une situation d’infériorité.
Première partie :
Le contrôle du franchissement de la frontière par l’étranger
La première partie de l’étude revient sur le contrôle strict imposé à l’étranger lors
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du franchissement de la frontière, pour entrer sur le territoire tunisien ou en sortir.
L’entrée de l’étranger sur le territoire tunisien reste relativement aisée, tandis
que sa sortie du territoire tunisien semble plus problématique. L’exemption de
visa facilite l’entrée d’un nombre important de ressortissants étrangers sur le
territoire tunisien, et s’inscrit dans un principe de libre circulation des personnes.
On remarquera cependant que le visa reste imposé aux ressortissants de plusieurs
États arabes. Cette exclusion s’explique soit pour des raisons de sécurité, soit par
application de la règle de la réciprocité. En effet, des raisons de sécurité expliquent
le maintien du visa d’entrée à l’égard des ressortissants syriens et irakiens. Les
ressortissants libanais ou égyptiens sont soumis, quant à eux, à l’obligation
d’obtenir un visa d’entrée, par application de la règle de la réciprocité, puisque
leurs pays imposent aux Tunisiens le visa d’entrée.
Le droit de quitter le territoire tunisien est en réalité limité par l’obligation de se
conformer à l’exigence d’un visa d’entrée, obligation imposée par les pays du Nord,
notamment les pays de l’Union européenne, aux pays du Sud. Cette obligation
résulte des pressions exercées sur la Tunisie en vue de limiter les flux migratoires
vers l’Europe.
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Synthèse
Le non-respect des règles relatives au franchissement de la frontière expose
l’étranger à un ensemble de sanctions. Ces sanctions s’appliquent surtout aux
migrants qui se rendent illégalement en Europe. En cas d’entrée ou de sortie
irrégulière, l’étranger s’expose à des peines de prisons et d’amende prévues par la
loi du 8 mars 1968 relative à la condition des étrangers en Tunisie. L’étranger risque
aussi l’expulsion vers son pays d’origine dans des conditions violant ouvertement
les droits humains.
Les migrants étrangers qui arrivent à rejoindre les côtes italiennes risquent
aussi la réadmission conformément aux accords signés avec l’Italie. Ces
accords intéressent un nombre très important de migrants irréguliers, puisque
l’immigration irrégulière à partir de la Tunisie se dirige essentiellement vers
l’Italie. Ils permettent non seulement de réadmettre les nationaux, mais aussi les
étrangers qui ont transité par la Tunisie pour se rendre en Italie.
Les étrangers en situation irrégulières, au regard des règles relatives au
franchissement de la frontière, s’exposent aussi à l’enfermement dans des
camps de rétention. La situation des étrangers enfermés dans les camps de
rétention est particulièrement préoccupante car portant atteinte à la dignité
13
humaine. Il existerait plusieurs centres de rétention en Tunisie, dont le «Centre
d’accueil et d’orientation d’El Wardiya», ainsi que le «Centre de détention de
Ben Guerdane» à Médenine. Ce dernier a récemment été fermé par décision
ministérielle, en mars 2019, en raison « des conditions inhumaines » dans
lesquels les migrants se trouvaient.
Le franchissement de la frontière par le migrant a été soumis à un contrôle accru
depuis la promulgation de la loi du 3 février 2004 modifiant et complétant la loi
du 14 mai 1975 relative aux passeports et aux documents de voyage. S’annonçant
de façon timide comme une simple modification de la loi du 14 mai 1975, la loi
du 3 février 2004 institue en réalité une législation pénale spécifique à l’aide aux
migrations irrégulières et dérogatoire au droit commun.
Cette loi avait comme objectif annoncé de combattre les réseaux de passeurs. Mais
le législateur tunisien est allé très loin dans la répression. En voulant lutter contre
les passeurs et leurs pratiques immorales, il a, en même temps, incriminé toute
forme d’aide, d’assistance ou de soutien qui pourrait être apportée au migrant
irrégulier, et a imposé un devoir de signalement. La loi pourrait ainsi s’appliquer
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Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
à l’aide bénévole ou charitable qui pourrait être apportée au migrant irrégulière.
Après plus de quinze ans d’application de cette loi, le bilan de son efficacité parait
être aussi mitigé.
Deuxième partie :
L’installation précaire de l’étranger en Tunisie
La deuxième partie de l’étude s’intéresse aux difficultés que pourrait rencontrer
l’étranger en vue de son installation en Tunisie. Le séjour de l’étranger est soumis
à l’obligation d’obtenir un visa de séjour et une carte de séjour.
Les règles applicables à l’octroi du visa et de la carte de séjour sont extrêmement
restrictives et placent l’étranger dans une situation de précarité.
Ces règles présentent deux défauts majeurs. Tout d’abord, elles sont très
restrictives, et ne permettent l’octroi de la carte de séjour ordinaire qu’à un nombre
très limité de ressortissants étrangers souhaitant s’établir en Tunisie. Ensuite,
elles ont un caractère discriminatoire. Ainsi, seule l’épouse étrangère du Tunisien
peut obtenir la carte de séjour ordinaire. Ce droit n’est pas reconnu au conjoint
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étranger de la Tunisienne.
Outre qu’elle renferme une discrimination entre les étrangers, cette règle renferme
également une discrimination entre Tunisiens, et reflète l’idée selon laquelle
la femme tunisienne n’est pas «intégratrice» de son conjoint dans la société.
L’attraction de l’étranger vers la société tunisienne se fait ainsi plus facilement à
travers les hommes qu’à travers les femmes.
Conjuguées aux lourdeurs de l’administration, les règles applicables au séjour
mettent en difficulté, de façon particulière, les étudiants originaires d’Afrique
Subsaharienne. Ceux-ci se retrouvent souvent dans une situation irrégulière avant
de pouvoir procéder au renouvellement de leur titre de séjour.
Par ailleurs, le droit d’asile n’a toujours pas été introduit dans la législation
tunisienne. L’obligation d’adopter une loi relative à l’asile découle, pour la Tunisie,
de la Constitution du 27 janvier 2014 et de ses engagements internationaux. En
effet, l’article 26 de la Constitution garantit l’asile politique et interdit l’extradition
des réfugiés politiques. La Tunisie est en plus signataire depuis 1967 de la
Convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés, du Protocole
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Synthèse
du 31 janvier 1967 relatif au statut des réfugiés, et de la Convention de l’OUA du 10
octobre 1969 régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique.
À l’heure actuelle, le statut de réfugié ne peut être accordé que par le Haut-
commissariat des Nations-Unis pour les réfugiés (HCR).
Le HCR travaille en étroite collaboration avec le Croissant rouge tunisien. À
l’arrivée des demandeurs d’asile, le Croissant rouge tunisien se charge de leur
accueil et de leur enregistrement. Ensuite, il transmet les demandes au HCR. Suite
à une procédure assez simple, le HCR prendra soit une décision positive, soit une
décision négative.
Si la réponse est positive, la personne obtiendra le statut de refugié. Elle se verra
attribuer un certificat de réfugié. Le nombre des personnes ayant obtenu le statut
de réfugié auprès du HCR était de 649 personnes au 31 décembre 2016. Certains
d’entre eux étaient déjà en Tunisie avant 2011. En février 2019, le HCR comptait
1144 réfugiés et 349 demandeurs d’asile.
Si la réponse du HCR est négative, la personne peut se retrouver dans une situation
de non-droit. La situation des «déboutés du droit d’asile» est particulièrement
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préoccupante. Ils sont, en effet, considérés par les autorités tunisiennes et par
le HCR comme des migrants économiques irréguliers, et non des réfugiés. Les
«déboutés du droit d’asile» ont mené plusieurs actions afin de protester contre
leur situation. Les «déboutés du droit d’asile» encourent deux risques majeurs :
la détention ou la rétention, et l’expulsion. Plusieurs migrants ont témoigné des
conditions inhumaines dans lesquelles l’expulsion se fait.
Si le statut de réfugié est refusé par le HCR, la personne sera considérée en
situation irrégulière au regard des lois relatives au séjour en Tunisie, et risque la
détention. Plusieurs «déboutés du droit d’asile» sont détenus dans les centres de
rétention. Le centre d’El Wardiya, au sud de Tunis, accueille d’ailleurs un nombre
important d’entre eux.
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Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
Troisième partie :
L’intégration difficile de l’étranger dans la société
La troisième partie de l’étude analyse les nombreuses limites qui se dressent
devant l’intégration de l’étranger dans la société. L’intégration de l’étranger se
heurte à un ensemble de discriminations fondées sur la nationalité, la religion ou
la race.
En ce qui concerne les discriminations fondées sur la nationalité, l’étranger pourra
difficilement accéder à la nationalité tunisienne, car le droit tunisien de la nationalité
reste un droit extrêmement fermé à l’égard de l’étranger, et discriminatoire à
l’égard de la femme.
Le droit tunisien de la nationalité a pour principale source le Code de la nationalité.
Ce Code a été promulgué par le décret du 26 janvier 1956, quelques mois avant
l’acquisition de l’indépendance par la Tunisie. L’essentiel des dispositions de ce
Code a été repris par le décret-loi du 28 février 1963.
16
La Code distingue entre la nationalité tunisienne d’origine et la nationalité
tunisienne acquise.
La nationalité d’origine est attribuée automatiquement, dès la naissance, par le
biais du jus sanguinis ou du jus soli. En réalité, la transmission de la nationalité
tunisienne d’origine se fait essentiellement par voie de filiation, par voie du jus
sanguinis (le droit du sang). C’est ainsi que toute personne née d’un père ou d’une
mère tunisienne sera de nationalité tunisienne. L’accès à la nationalité tunisienne
d’origine par la voie du jus soli (le droit du sol) reste difficile. En effet, en vertu de
l’article 7 du Code, l’étranger ne pourra acquérir la nationalité tunisienne que s’il
est né en Tunisie, et que son père et son grand-père paternel y sont eux-mêmes
nés. Le texte exige donc la succession de trois générations nées en Tunisie pour
que l’étranger puisse intégrer la communauté des nationaux. Cet article n’a jamais
été modifié depuis la promulgation du Code de la nationalité.
Quant à l’acquisition de la nationalité tunisienne, elle est régie par des règles plutôt
difficiles à remplir. En effet, contrairement à l’attribution de la nationalité tunisienne,
qui se fait automatiquement, son acquisition revêt un caractère incertain.
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Synthèse
L’acquisition peut se faire soit par «le bienfait de la loi», soit par voie de
naturalisation. L’acquisition par «le bienfait de la loi» ne concerne qu’un seul cas :
celui de l’épouse étrangère du Tunisien. Quant à la naturalisation, elle est soumise
à des conditions assez restrictives.
Cette fermeture du droit de la nationalité à l’égard de l’étranger a des implications
importantes au niveau de l’exercice des droits économiques, qui sont doublement
limités par une restriction du droit au travail et limitation de l’accès à la propriété
immobilière.
Le droit de l’étranger au travail est limité sur trois niveaux : par une interdiction de
l’accès à la fonction publique, une limitation de l’accès à l’activité libérale, et une
restriction de l’accès au travail salarié.
L’accès à la fonction publique, est ainsi interdit aux étrangers. La fonction
publique est réservée aux nationaux. Le recrutement de personnel de nationalité
étrangère peut, de façon exceptionnelle, se faire par voie contractuelle et pour une
durée déterminée.
L’exercice des professions libérales, est aussi réservé aux nationaux en principe.
17
Ainsi, il faut être tunisien pour exercer la profession d’avocat ou la profession
d’architecte en Tunisie. Cependant, les architectes étrangers peuvent être autorisés
à exercer leur profession après accord ministériel. De même, les étrangers peuvent
être autorisés à exercer les professions de médecin et de médecin dentiste avec à
une autorisation « temporaire et révocable », accordée par le ministre de la santé
après avis du Conseil de l’ordre des médecins.
De plus, les règles régissant le travail des étrangers, en tant que salariés,
sont restrictives et limitent le droit au travail. En effet, l’emploi des travailleurs
étrangers est soumis à des règles de fond et de forme restrictives. Sur le plan
du fond, le contrat de travail obéit, en grande partie, au principe de la préférence
nationale. Sur le plan de la forme, la conclusion du contrat de travail est soumise
à des conditions très complexes et incohérentes. Les règles drastiques imposées
aux étrangers pour accéder au marché du travail les poussent vers la précarité et
les exposent à la traite. La servitude domestique des femmes originaires d’Afrique
subsaharienne constitue l’une des figures les plus importantes de la traite des
personnes en Tunisie.
Page 20
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
L’accès de l’étranger à la propriété immobilière est également limité, malgré
l’ancrage du droit fondamental à la propriété dans l’article 41 de la Constitution
tunisienne de 2014. En effet, l’accès à la propriété immobilière agricole est
quasiment interdit, et son accès à la propriété immobilière non-agricole est
strictement contrôlé.
Quelques règles dérogatoires ont permis l’accès de l’étranger à la propriété
immobilière agricole. Mais leur portée est quasiment nulle. L’accès des étrangers
à la propriété immobilière agricole est resté limité pour deux raisons au moins.
Tout d’abord, il était obligatoirement soumis à l’obligation de résider en Tunisie.
En plus, il était soumis à une autorisation, accordée par voie de décret, qui permet
d’assurer le contrôle de l’administration sur les biens appartenant aux étrangers.
En pratique, l’autorisation a très rarement été accordée.
L’accès de l’étranger à la propriété immobilière non-agricole est contrôlé au
moyen d’une autorisation préalable du gouverneur. Cependant, des dérogations
ont été apportées à cette exigence, et notamment pour les ressortissants des
États du Maghreb, par des accords bilatéraux. Mais l’application effective de ces
18
accords a pendant très longtemps été suspendue par une pratique administrative
contestable. Aujourd’hui, l’application des accords bilatéraux peine à s’imposer au
niveau de la pratique.
Par ailleurs, de nombreuses discriminations d’origine religieuse frappent l’exercice
des droits familiaux par l’étranger. Ces règles discriminatoires, concernent aussi
bien les rapports familiaux extrapatrimoniaux, que les rapports patrimoniaux.
C’est ainsi que l’interdiction du mariage de la musulmane et du non-musulman,
la négation du droit de garde de la mère étrangère ou encore à l’empêchement
successoral fondé sur la disparité de culte placeront l’étranger dans une situation
d’infériorité.
Jusqu’à une époque très récente, le mariage de l’étranger non-musulman avec
la Tunisienne pouvait être entravé en raison de l’empêchement matrimonial
fondé sur la différence de culte. Bien qu’il ne le prévoie pas clairement, l’article
5 du Code du statut personnel a été interprété, par référence au droit musulman,
comme interdisant le mariage entre la musulmane et le non-musulman. Cette
jurisprudence imposait des règles discriminatoires à l’égard des étrangers désirant
épouser des Tunisiennes.
Page 21
Synthèse
La tendance a cependant été remise en cause aujourd’hui par les tribunaux et par
une intervention du pouvoir exécutif, mais il n’est pas du tout certain qu’elle soit
confirmée et reste tributaire du bon vouloir de certains responsables.
De plus, un repli identitaire et une argumentation d’ordre confessionnel et culturel
a marqué plusieurs décennies de jurisprudence, aboutissant à nier à la mère
étrangère non-musulmane le droit de garde. Plusieurs décisions rendues, tant
par les juridictions du fond que par la Cour de cassation en Tunisie, ont refusé
l’exequatur aux jugements étrangers accordant à la mère étrangère son droit de
garde en raison de leur contrariété à l’ordre public international, auquel les juges
donnaient une contenu confessionnel.
Mais il est permis de penser que cette jurisprudence a été remise en cause. La
Cour de cassation fonde aujourd’hui l’ordre public sur l’intérêt de l’enfant, et admet
donc le droit de garde de la mère étrangère non-musulmane.
Le retour au droit musulman, a également servi comme fondement à une
jurisprudence contestable, refusant au parent étranger et non-musulman son droit
à l’héritage.
Comme pour le mariage, aucun texte ne prévoit, de façon claire, que la disparité
de culte constitue un empêchement successoral en droit tunisien. En fait, la
question se ramène à un problème d’interprétation de l’article 88 du Code du statut
personnel.
Évoluant en dent de scie, la jurisprudence a connu trois étapes à propos de cette
question délicate. Au cours d’une première étape, les tribunaux tunisiens se
référaient de façon quasiment systématique au droit musulman pour interpréter
l’article 88 du Code du statut personnel, refusant ainsi à l’héritier son droit
à l’héritage. Dans une seconde étape, la Cour de cassation hésite entre une
interprétation fidèle au droit musulman et une interprétation sécularisée du droit
tunisien. Une interprétation sécularisée semble aujourd’hui s’imposer et marquer
l’avènement d’une troisième étape de l’évolution jurisprudentielle.
Enfin, la discrimination à l’égard des étrangers se fonde sur l’appartenance raciale.
De nombreux étrangers, originaire d’Afrique subsaharienne souffrent d’actes
de racisme, atteignant parfois la violence physique. Le racisme anti-noir est un
phénomène déplorable bien connu en Tunisie. Les médias tunisiens et étrangers
rapportent souvent des incidents racistes qui se produisent en Tunisie.
19
Page 22
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
Devant la recrudescence des agressions racistes contre les étrangers originaires
d’Afrique subsaharienne, les autorités tunisiennes décident enfin de réagir en
promulguant la loi du 23 octobre 2018 relative à l’élimination de toutes les formes
de discrimination raciale.
La promulgation de cette loi a été saluée par les militants des droits de l’homme, et
les nombreuses associations impliquées dans la lutte contre le racisme en Tunisie.
L’objectif clairement affiché dans l’article 1er de la loi est ambitieux, elle vise en
effet à « éliminer toutes les formes et manifestations de discrimination raciale
afin de protéger la dignité de l’être humain et de consacrer l’égalité entre les
individus en ce qui concerne la jouissance des droits et l’accomplissement des
devoirs, et ce, conformément aux dispositions de la Constitution et des conventions
internationales ratifiées par la République tunisienne ». Pour une plus grande
protection, l’article 2 de cette loi définit de façon élargie la discrimination raciale.
20

Page 23
Synthèse
21
Page 24
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
22
Introduction
Page 25
Introduction
1. L’ÉTRANGER DANS L’HISTOIRE DE LA TUNISIE
Les étrangers, qu’ils soient conquérants, envahisseurs, colons, réfugiés, migrants,
aventuriers ou simples visiteurs, ont forgé l’histoire de la Tunisie et formé sa
population. L’histoire de la Tunisie est fortement marquée par la présence
étrangère et par les mouvements migratoires. Plusieurs civilisations et peuples
se sont succédés en Tunisie et ont fait sa particularité3. La Tunisie fût punique,
romaine, vandale, byzantine puis arabo-musulmane.
À l’aube de l’instauration du Protectorat français en 1881, la Tunisie est un véritable
«désert démographique», avec à peine plus d’un million d’habitants, en raison des
crises frumentaires et sanitaires qu’elle a connues et des conflits civils qui l’ont
secouée4.
À cette époque, les pays de la rive nord de la Méditerranée déversent des milliers
d’immigrants fuyant la misère du Mezzogiorno italien, de la Grèce et de Malte.
« En même temps que sa population a diminué, la Tunisie est devenue une terre
d’accueil pour une partie du trop plein que connaissent les régions déshéritées de
l’Europe du sud »5.
23
En 1881, entre 20 000 et 25 000 Européens sont installés en Tunisie, dont à peine
plus de 700 Français. Les Italiens d’abord, puis les Maltais constituent la majorité
de cette population. Le nombre de Français ne cesse d’augmenter durant les
premières décennies du Protectorat, pour atteindre 54 476 personnes selon le
recensement de 19216.
Avec l’acquisition de l’indépendance en 1956, la configuration de la population se
modifie. La population européenne diminue, et le nombre de Tunisiens augmente.
Entre 1958 et 1962, la guerre d’Algérie provoqua le départ de milliers d’Algériens
vers la Tunisie et le Maroc. En 1959, on compte 151.903 réfugiés algériens en
Tunisie7.
3 LIAUZU (C), Histoire des migrations en Méditerranée occidentale, éditions Complexe, 1996.
4 BESSIS (S), Histoire de la Tunisie de Carthage à nos jours, Tallandier, Paris, 2019, p. 266, DESPOIS (J), L’Afrique du
Nord
, PUF, Paris, 1949, JERFEL (K), «Siciliens et Maltais en Tunisie aux XIXème et XXème siècles. Le cas de la ville de
Sousse», Mawarid, Revue de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse, 2013, p. 159.
5 BESSIS (S), Histoire de la Tunisie de Carthage à nos jours, précité, p. 267.
6 Ibidem, p. 269.
7 On compte 110245 réfugiés au Maroc, Les réfugiés dans le monde, cinquante ans d’action humanitaire, UNHCR, 1er
janvier 2000, V° La décolonisation en Afrique, p. 41.
https://www.unhcr.org/fr/publications/sowr/4b66d4fb9/refugies-monde-cinquante-ans-daction-humanitaire.html
Page 26
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
Entre 1982 et 1993, Tunis accueille le siège de l’OLP (Organisation de libération
de la Palestine). Plusieurs dirigeants et des centaines de réfugiés palestiniens
s’installent en Tunisie8.
Au début des années quatre vingt-dix, de nombreux migrants maghrébins se
tournent vers la Tunisie. La «décennie noire» en Algérie pousse des milliers
d’Algériens vers l’exil. Certains s’installent en Tunisie, malgré l’hostilité du régime
en place à leur égard.
La Tunisie est aussi devenue, au début des années quatre vingt-dix, un pays de
transit pour les migrants nord-africains et subsahariens irréguliers qui projettent
de se rendre en Europe. Dans la région du pourtour méditerranéen, les migrations
clandestines sont le résultat de deux phénomènes inconciliables : d’une part, la
fermeture progressive des frontières de l’Europe face aux migrations et, d’autre
part, l’accroissement des conditions qui la favorisent en Afrique9. La plupart des
migrants irréguliers quittant la Tunisie vers les côtes italiennes sont Tunisiens.
Mais un nombre important d’étrangers transitent par la Tunisie pour se rendre
en Italie. Le nombre global des migrants irréguliers arrivés en Italie, au départ
24
des côtes tunisiennes, entre 2011 et 2017 est de 38.114. Le nombre de migrants
tunisiens arrêtés avant leur départ, pendant la même période est de 12.922, contre
3.533 étrangers10.
2. L’ÉTRANGER AUJOURD’HUI
Le terme étranger partage la même racine étymologique que le terme «étrange»
qui signifie ce qui est anormal, inhabituel, voire inquiétant.
L’étranger est l’autre. Selon une approche sociologique, l’étranger est celui qui
n’appartient pas à un groupe déterminé, qui lui est extérieur. En droit, l’étranger
se définit généralement de façon négative comme étant celui qui ne fait pas partie
de la communauté des nationaux, celui qui n’a pas la nationalité du pays où il se
trouve11.
8 AL HUSSEINI (J), « Le statut des réfugiés palestiniens au Proche-Orient : facteur de maintien ou de dissolution de l’idenn-
tité nationale palestinienne ? »,
Les Palestiniens entre État et Diaspora - Le temps des incertitudes, 2011, Karthala, p.37.
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00719909/document
9 BOUBAKRI (H), « Migrations de transit entre la Tunisie, la Libye et l’Afrique subsaharienne : Étude à partir du cas du
grand Tunis », Rapport pour le Conseil de l’Europe, Conférence régionale,
Les migrants dans les pays de transit : partage
des responsabilités en matière de gestion et de protection
, Strasbourg, septembre 2004, p. 3 et 4.
10 ITES (Institut tunisien des études stratégiques), Le phénomène de la migration irrégulière, octobre 2017, (en langue
arabe). http://www.ites.tn/fr/publications/
11 CARLIER (J-Y) et SAROLEA (S), Droit des étrangers, Larcier, Bruxelles, 2016, n° 10.
Page 27
Introduction
Au regard du droit tunisien, l’étranger est donc celui qui n’a pas la nationalité
tunisienne. Ce qui nous renvoie à deux concepts : l’étranger est celui qui a une
autre nationalité ou qui n’a pas du tout de nationalité, qui est apatride.
L’article 1er de la loi du 8 mars 1968 relative à la condition des étrangers12 reprend
cette définition en disposant que « sont considérés comme étrangers, au sens de
la présente loi, toutes les personnes qui ne sont pas de nationalité tunisienne, soit
qu’elles aient une nationalité étrangère, soit qu’elles n’aient pas de nationalité ».
La notion d’étranger doit être distinguée de certaines notions voisines. Elle doit
notamment être distinguée de la notion de migrant. Ainsi le migrant est toute
personne qui migre d’un pays vers un autre, ou d’une région vers une autre. Ainsi
les Tunisiens qui quittent leur pays sont des migrants. Les étrangers qui quittent
leur pays et viennent en Tunisie sont aussi des migrants. La notion d’étranger doit
aussi être distinguée de celle de réfugié. Le réfugié se définit comme la personne
qui a obtenu le droit d’asile. La personne
Le nombre d’étrangers qui résident en Tunisie s’élevait, selon les dernières
statistiques de l’INS (L’Institut national des statistiques) effectuées en 2014, à 53.490
personnes13. La population étrangère est constituée par plusieurs nationalités. Le
25
tableau ci-après reflète la présence étrangère en Tunisie selon la nationalité.
Nationalité
Nombre de personnes en 2014
Algériens
Libyens
Français
Marocains
Italiens
Allemands
Egyptiens
Syriens
Maliens
Camerounais
Ivoiriens
Américains
Irakiens
Nigériens
9996
8772
8284
5565
2118
1393
1093
1024
958
689
607
584
550
522
12 Loi du 8 mars 1968 relative à la condition des étrangers, JORT. 1968, des 8-12 mars 1968, p. 251.
13 INS (Institut national des statistiques), Recensement général de la population et de l’habitat, 2014,
http://www.ins.tn/fr/publication/recensement-g%C3%A9n%C3%A9ral-de-la-population-et-de-l%E2%80%99habitat-
2014-volume-8
Page 28
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
Mauritaniens
Palestiniens
Sénégalais
Autres pays africains
Autres pays européens
Autres pays du monde
Autres pays arabes
508
494
394
4354
3212
1895
478
Les chiffres ci-dessus ne reflètent cependant pas la réalité de la présence étrangère
en Tunisie, car ils ne tiennent compte que des étrangers régulièrement entrés et
résidants en Tunisie.
Selon Madame Lorena LANDO, Chef de mission à l’Organisation internationale pour
les migrations (OIM) à Tunis, le nombre des migrants se trouvant actuellement en
Tunisie s’élève à 75.500. Ce chiffre englobe tous les étrangers quelle que soit leur
situation14. Le nombre de réfugiés est estimé à 777 personnes, dont une majorité
de syriens.
Le terme étranger renvoie, en Tunisie, à des réalités extrêmement variées. Certains
26
étrangers sont en situation régulière au regard de la loi tunisienne, d’autres sont
dans une situation irrégulière. Certains étrangers sont installés en Tunisie depuis
très longtemps, ont des rapports de famille, d’autres viennent pour une période
plus ou moins courte. Certains étrangers, notamment européens, vivent dans une
certaine aisance financière, d’autres, notamment les réfugiés venant d’Afrique
subsaharienne ou de Syrie, connaissent de très grandes difficultés matérielles et
n’arrivent pas à subvenir à leurs besoins. Certains étrangers habitent les quartiers
chics de la banlieue nord, d’autres sont dans des camps ou des centres de rétention.
14 « 75.500 migrants et 700 réfugiés vivent en Tunisie selon l’OIM », HUFFPOST Tunisie avec TAP, daté du 17
juillet 2018.
Page 29
Introduction
3. QUEL EST AUJOURD’HUI LE STATUT DE L’ÉTRANGER ?
Malgré une importante présence étrangère sur le sol tunisien, les droits des
étrangers restent limités. L’examen des sources du droit des étrangers révèle
une certaine inadéquation entre les textes relatifs aux droits humains (a) et les
dispositions du droit tunisien (b).
a. L’étranger dans les textes relatifs aux droits humains
La Constitution tunisienne du 27 janvier 201415 ne consacre pas une place
particulière à l’étranger16. Il est cependant possible de distinguer, au sein de la
Constitution tunisienne de 2014, entre les droits garantis à tous, indépendamment
de la nationalité, et les droits attachés à la citoyenneté tunisienne, donc réservés
aux nationaux.
C’est ainsi que le droit à la vie17, le droit à la dignité18, et le droit au respect de la vie
privée19 sont garantis à toute personne. L’article 31 protège « les libertés d’opinion,
de pensée, d’expression, d’information et de publication » indépendamment de
toute condition de citoyenneté ou de nationalité. Le droit à la santé est garanti « à
27
tout être humain » par l’article 38.
D’autres droits semblent réservés aux nationaux. Tel est le cas de l’article 40 qui
garantit à « tout citoyen et toute citoyenne » un droit au travail.
Un seul article, dans la Constitution de 2014, est spécifiquement destiné aux
étrangers. Il s’agit de l’article 26 qui garantit l’asile politique et interdit l’extradition
des réfugiés politiques.
Les droits fondamentaux de l’étranger sont également protégés par les
instruments internationaux relatifs aux droits humains et ratifiés par la Tunisie20.
15 Décision du Président de l’Assemblée constituante du 31 janvier 2014 relative à l’autorisation de publier la Constitution
de la République tunisienne, JORT. 2011, n° 10, p. 316. La version française de la Constitution a été publiée au JORT.
2015, numéro spécial daté du 20 avril 2015, p. 3.
16 On peut comparer avec la Constituion marocaine de 2011 qui réserve une disposition spécifique à la garantie des droits
fondamentaux de l’étranger. L’article 30 de la Constituion marocaine dispose en effet que « les étrangers jouissent des
libertés fondamentales reconnues aux citoyennes et citoyens marocains, conformément à la loi ».
17 Article 22 de la Constittution du 27 janvier 2014.
18 Article 23 de la Constittution du 27 janvier 2014.
19 Article 24 de la Constittution du 27 janvier 2014.
20 JAZI (D), BEN ACHOUR (R) et LAGHAMANI (S), Les droits de l’homme par les textes, CPU, 2004, p. 342.
Page 30
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
C’est ainsi que la Tunisie a adhéré à la Convention de Genève du 28 juillet 1951
sur le statut des réfugiés21. Cette Convention définit le réfugié, et lui reconnait un
droit à l’asile.
Les deux Pactes du 16 décembre 1966 relatifs aux droits civils et politiques et aux
droits économiques, sociaux et culturels22 garantissent des droits fondamentaux
à toute personne humaine. L’article 2 du Pacte relatif aux droits civils et politiques
pose le principe de non-discrimination. Son article 7 interdit la torture, les peines
ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. L’article 12 protège la liberté
de quitter n’importe quel pays, et le droit d’entrer dans son propre pays. L’article
2 du Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels stipule que « les
États s’engagent à garantir que les droits qui y sont énoncés seront exercés sans
discrimination aucune fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion,
l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la fortune,
la naissance ou toute autre situation ».
La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
et dégradant du 10 décembre 198423 développe la protection contre la torture.
28
Son article 3 interdit l’expulsion vers un autre pays où il y a des motifs sérieux de
croire que la personne risque d’être soumise à la torture.
La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard
des femmes du 18 décembre 197924 apporte une protection particulière à la
femme en interdisant toute forme de discrimination à son égard.
La Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 198925comprend
également des dispositions pertinentes. Cette Convention pose le principe de
21 La Tunisie a adhéré à la Convention de Genève par voie de succession en vertu du décret du 2 juin 1955, la Tunisie a
déposé les instruments de succession le 24 octobre 1957.
22 Loi n° 68-30 du 29 novembre 1968 autorisant l’adhesion de la Tunisie au Pacte international relatif aux droits écono-
miques, sociaux et culturels et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, JORT
. 1968, n° 51, du 29
novembre 1968, p. 1260.
23 Loi n°88-79 du 11 juillet 1988 portant ratification de la Convention des Nations Unies de 1984 contre la torture et les
autres peines ou traitements cruels, inhumaines ou degradants, JORT
. 1988, n°48, p. 1035, décret n°88-1800 du 20
octobre 1988 portant publication de la Convention des Nations-Unies de 1984 contre la torture et les autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou degradants, JORT. 1988, n° 72, p. 1470.
24 Loi n°85-68 du 12 juillet 1985 portant ratification de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimi-
nation à l’égard des femmes, JORT. 1985, n° 54 du 12-16 juillet 1985, p. 919, publiée par le décret du 91-1851 du 25
novembre 1991, JORT. 1991, n° 85, p. 1956. Sur cette Convention,
La non-discrimination à l’égard de femmes entre la
Convention de Copenhague et le discours identitaire
, Colloque, Tunis 13-16 janvier 1988, UNESCO-CERP, 1989.
25 Loi n°91-92 du 29 novembre 1991 portant ratification de la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant,
JORT. 1991, 3 décembre 1991, n°82, p. 1890, et décret n°91-1865 du 10 décembre 1991 portant publication, JORT.
1991, 10 décembre 1991, n° 84, p. 1946.
Page 31
Introduction
l’intérêt supérieur de l’enfant « dans toutes les décisions le concernant ». La
Convention énonce des droits en matière de regroupement familial, et attire
l’attention des États sur la situation des enfants réfugiés.
Le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel
à la Convention des Nations-Unies contre la criminalité transnationale organisée
du 15 novembre 200026, permet de lutter contre le trafic illicite de migrants et de
combattre les réseaux de passeurs.
La Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et
des membres de leur famille du 18 décembre 1990 reconnait non seulement des
droits au migrant régulier, mais aussi au migrant irrégulier. Elle n’a cependant
pas été ratifiée par la Tunisie.
La protection des étrangers résulte également de certains instruments régionaux
tels que la Convention de l’OUA du 10 octobre 196927 régissant les aspects propres
aux problèmes des réfugiés en Afrique, et la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples du 26 juin 198128.
D’autres textes, en droit tunisien interne, assurent une protection des droits
29
fondamentaux à la personne humaine, quelle que soit sa nationalité. C’est ainsi
que le Code de protection de l’enfant du 9 novembre 199529 assure une protection
aussi bien à l’enfant délinquant, qu’à l’enfant en danger, indépendamment de sa
nationalité.
Depuis la promulgation de la Constitution de 2014, se sont succédé plusieurs
lois garantissant à certaines catégories de personnes vulnérables une protection
particulière. La loi du 3 août 2016 met en place des mécanismes de prévention et
de lutte contre la traite30.
26 Le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, additionnel à la Convention des Nations Unies
contre la criminalité transnationale organisée, a été approuvé par la loi n°2003-6 du 21 janvier 2003 (JORT. 2003,
n°7 du 24 janvier 2003, p. 195), ratifié par le décret n° 2003-777 (JORT
. 2003, n°28 du 8 avril 2003, p. 871) et
publié par le décret n° 2004-1400 du 22 juin 2004 (JORT. 2004, n° 52 du 29 juin 2004, p. 1699).
27 Loi n° 89-77 du 2 septembre 1989 portant ratification de la Convention de l’OUA régissant les aspects propres aux
problèmes des réfugiés en Afrique, JORT. 1989, n° 60, p. 1341.
28 Loi n° 82-64 du 6 août 1982 autorisant l’adhésion de la Tunisie a la Charte africaine des droits de l’homme et des
Peuples, JORT. 1982, du 10 août 1982, n° 54, p. 1689.
29 Loi no 95-92 du 9 novembre 1995 relative a la publication du Code de la protection de l’enfant, JORT. 90, du 10
novembre 1995, p. 2097.
30 Loi n° 2016-61 du 3 août 2016 relative à la prévention et la lutte contre la traite des personnes, JORT. 2016, n° 66,
du 12 août 2016, p. 2524.
Page 32
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
Elle s’applique aux Tunisiens et permet leur protection, mais s’adresse tout
spécialement aux migrants qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité les
exposant à la traite31.
Elle vise, selon son article 1er, à « prévenir toute forme d’exploitation auxquelles
pourraient être exposées les personnes, notamment les femmes et les enfants,
à lutter contre leur traite, en réprimer les auteurs… protéger et assister les
victimes ».
La loi du 11 août 2017, relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes32
met en place des mécanismes civils et pénaux afin de garantir une protection
des femmes, qu’elles soient tunisiennes ou étrangères, contre toutes formes de
violence.
Enfin, la loi du 11 octobre 2018 s’adresse tout spécialement aux étrangers33, car
elle instaure une protection contre toutes les formes de discrimination raciale.
Elle permet de protéger, de façon particulière, les étrangers venant d’Afrique
subsaharienne.
30
Outre ces textes entrés en vigueur, un rapport retentissant, suscitant un débat
passionné en Tunisie et à l’étranger, présenté le 1er juin 2018 par la COLIBE
(Commission des libertés individuelles et de l’égalité) 34 propose de nombreuses
mesures destinées à éliminer toute les formes de discriminations et les
atteintes aux libertés individuelles qui existent en droit tunisien. Certaines de ces
propositions concernent les droits des étrangers.
31 OIM (Organisation internationale des migrations), Étude exploratrice sur la traite des personnes en Tunisie, Consultante
Élodie BROUSSARD, 2013.
https://tunisia.iom.int/sites/default/files/resources/files/TIPTunisia_baseline%20report_fran%C3%A7ais_LR.pdf
32 Loi oraganique n° 2017-58 du 11 août 2017, relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, JORT.
2017, n° 65, du 15 août 2017, p. 2604.
33 Loi organique n° 2018-50 du 23 octobre 2018, relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
JORT. 2018, n° 86, du 26 octobre 2018, p. 3582.
34 COLIBE (Commission des libertés individuelles et de l’égalité), Rapport de la Commission des libertés individuelles
et de l’égalité, Présidence de la République, 1er juin 2018.
https://colibe.org/wp-content/uploads/2018/06/Rapport-COLIBE.pdf

Page 33
Introduction
b. Le droit tunisien des étrangers
Les dispositions applicables à l’étranger sont-elles conformes aux textes relatifs
aux droits fondamentaux ? Sans prétendre à l’exhaustivité, la présente étude
se propose de d’analyser, sous le prisme des droits fondamentaux, les droits
individuels des étrangers en Tunisie.
Il convient, avant de poursuivre, de tracer les contours de cette étude.
Tout d’abord, la présente étude s’intéressera à l’étranger en tant que personne
physique. Elle ne concerne pas les personnes morales étrangères, et n’englobe
donc pas les aspects économiques liés à leur activité35. L’étude ne s’intéresse
donc pas au droit des sociétés, ou au droit des investissements.
Ensuite, cette étude revêt un aspect juridique. Elle consiste en une analyse des
textes juridiques régissant la condition de l’étranger en droit tunisien, d’une part
et un examen de leurs applications par les tribunaux et par l’administration,
d’autre part.
L’examen du droit tunisien permet de constater que l’étranger est soumis à un
31
traitement discriminatoire. Le droit tunisien apparait comme un droit sévère,
intolérant à l’égard de l’étranger. Plusieurs règles mettent l’étranger dans une
situation d’infériorité par rapport aux nationaux. En effet, le franchissement
de la frontière par l’étranger est strictement contrôlés (Première partie), son
installation en Tunisie est précaire (Deuxième partie), et son intégration dans la
société plutôt difficile (Troisième partie).
35 Sur cette question, BETTAÏB (A), L’entreprise étrangère en Tunisie, Thèse, Faculté de droit et des sciences politiques de
Tunis, 2018,
Le nouveau droit de l›investissement en Tunisie : Regards croisés sur l›Europe et l›Afrique, sous la direction de
N. BRAHMI-ZOUAOUI, CPU, Tunis, 2018.
Page 34
Première partie
Le contrôle du franchissement
de la frontière par l’étranger
Page 35
Première partie : Le contrôle du franchissement de la frontière par l’étranger
Le déplacement de l’étranger vers le territoire tunisien et à partir du territoire
tunisien est soumis à des règles assez restrictives posées par des textes anciens
(A), dont le non-respect l’expose à des sanctions sévères (B). Cette répression
s’étend également à l’aide qui pourrait lui être apportée (C).
A. Les règles applicables au franchissement de la frontière par
l’étranger
Le déplacement de l’étranger vers le territoire tunisien pour y entrer, ou à partir du
territoire tunisien pour en sortir, obéit à des règles qu’il convient d’exposer. L’examen
des règles applicables permet de constater que l’entrée reste relativement aisée
(1), tandis que la sortie est difficile, du moins pour certains étrangers (2).
1. Une entrée relativement aisée sur le territoire tunisien
L’entrée de l’étranger sur le territoire tunisien est réglementée par deux principaux
textes : la loi du 8 mars 1968 relative à la condition des étrangers36, et le décret du
22 juin 1968 réglementant l’entrée et le séjour des étrangers en Tunisie37.
La combinaison des deux textes emporte trois obligations principales l’égard de
33
l’étranger souhaitant entrer sur le territoire tunisien.
Tout d’abord, l’entrée de l’étranger doit se faire à partir des points spécifiques de la
frontière. En effet, selon l’article 4 de la loi du 8 mars 1968, « l’entrée et la sortie
de Tunisie ne peuvent s’effectuer que par les points de la frontière déterminés par
arrêté du Secrétaire d’État à l’intérieur »38.
Ensuite, l’étranger doit être muni d’un document de voyage. En effet, l’article 5
de la loi du 8 mars 1968 dispose que « tout étranger doit, à son entrée en Tunisie,
présenter un passeport national, en cours de validité, ou un titre de voyage qui
permet à son porteur de retourner au pays qui l’a délivré ».
Enfin, le même texte dispose que l’étranger doit être muni d’un visa d’entrée dont la
demande est faite auprès des autorités diplomatiques ou consulaires tunisiennes
à l’étranger, et doit comporter des justificatifs de subsistance pour la durée du
séjour envisagé, et doit préciser les raisons du séjour. L’octroi du visa est soumis à
l’appréciation discrétionnaire de l’administration, son refus n’est pas motivé.
36 Loi du 8 mars 1968 relative à la condition des étrangers, JORT. 1968, n° 11, des 8-12 mars 1968, p. 251.
37 Décret n°68-198 du 22 juin 1968 réglementant l’entrée et le séjour des étrangers en Tunisie, JORT. 1968, n° 26, des
21-25-28 juin 1968, p. 694
38 Le Ministère de l’Intérieur aujourd’hui.
Page 36
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
Cependant, plusieurs exemptions de visa sont prévues. Ces exemptions, qui
résultent soit des accords bilatéraux, soit de la pratique administrative facilitent
en réalité l’entrée des étrangers sur le territoire tunisien et favorisent donc la libre
circulation des personnes.
La loi du 8 mars 1968 prévoit ainsi que « sont dispensés de visa d’entrée…les
ressortissants des États ayant conclu avec l’État tunisien des conventions pour la
suppression de cette formalité, à l’exception de ceux qui ont fait l’objet d’une mesure
d’expulsion du territoire tunisien, soit d’une décision de refus d’autorisation de séjour,
soit d’une interdiction de résider en Tunisie à l’occasion d’un précédent séjour ».
Ainsi, sont exemptés de l’exigence du visa, les ressortissants des pays maghrébins.
Les conventions d’établissement signées entre la Tunisie et les pays maghrébins,
avant ou après l’entrée en vigueur de la loi du 8 mars 1968, dispensent les
ressortissants de ces pays de l’obligation d’obtenir un visa avant l’entrée sur le
territoire tunisien39.
La pratique administrative des autorités tunisiennes permet aussi l’exemption de
visa. La consultation du site officiel de l’aéroport de Tunis-Carthage40, montre que
plusieurs nationalités étrangères sont exemptées de visa, du moins lorsqu’il s’agit
34
d’un séjour de courte durée41.
L’exemption de visa facilite l’entrée d’un nombre important de ressortissants
étrangers sur le territoire tunisien, et s’inscrit dans un principe de libre
circulation des personnes. On remarquera cependant que le visa reste imposé
aux ressortissants de plusieurs pays arabes. Cette exclusion s’explique soit pour
39 Loi n° 66-34 du 3 mai 1966 portant ratification de la Convention d’établissement conclue entre la Tunisie et l’Algérie,
JORT. 1966, n°20 du 3 mai 1966, p. 723, Loi n° 66-35 du 3 mai 1966 portant ratification de la Convention d’éta-
blissement conclue entre la Tunisie et le Maroc, JORT. 1966, n° 20, p. 724, Loi n°74-13 du 18 mars 1974 portant
ratification de la Convention relative au droit de propriété, au droit du travail, à l’exercice des professions et métiers, au
droit d’établissement et au droit de circulation signée le 6 juin 1973, entre la République tunisienne et la République
arabe libyenne, JORT. 1974, n° 21, du 19 mars 1974, p. 579.
40 https://www.aeroportdetunis.com/visa
41 Nationalités exemptées de visa :Pour un séjour inférieur à 4 mois : Canada, Allemagne, États-Unis,Pour un séjour
inférieur à 2 mois : Bulgarie,Pour un séjour inférieur à 1 mois : Grèce,
Pour un séjour inférieur à 90 jours : autres pays de l’Union européenne (excepté Chypre), Algérie, Andorre, Angola,
Antigua et Barbuda, Argentine, Australie, Bahrain, Barbade, Bosnie, Brésil, Brunei, Burkina Faso, Cap Vert, Chine,
Comores, Costa Rica, Côte d’Ivoire, Guinée équatoriale, Fiji, Gabon, Gambie, Guinée, Guinée Bissau, Hong Kong,
Honduras, Islande, Japon, Jordanie, Kiribati, Corée du Sud, Koweit, Libye, Liechtenstein, Macédoine, Malaisie, Mal-
dives, Mali, Mauritanie, Maurice, Mexique, Moldavie, Monaco, Montenegro, Maroc, Namibie, Nouvelle-Zélande,
Niger, Norvège, Oman, Qatar, Russie, Saint Kitts et Nevis, Sainte-Lucie, San Marin, Arabie saoudite, Sénégal, Serbie,
Seychelles, Singapour, Afrique-du-Sud, Suisse, Turquie, Emirats arabes unis, Vatican,
Pour un séjour de moins de 90 jours avec une carte d’identité en cas de voyages organisés : Autriche, Belgique, France,
Australie, Allemagne, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Espagne, Suède, Suisse.
Page 37
Première partie : Le contrôle du franchissement de la frontière par l’étranger
des raisons de sécurité, soit par application de la règle de la réciprocité. En effet,
des raisons de sécurité expliquent le maintien du visa d’entrée à l’égard des
ressortissants syriens et irakiens. Les ressortissants libanais ou égyptiens sont
soumis, quant à eux, à l’obligation d’obtenir un visa d’entrée, par application de la
règle de la réciprocité, puisque leurs pays imposent aux Tunisiens le visa d’entrée.
2. Une sortie difficile du territoire tunisien
Le droit de sortir de n’importe quel pays, y compris le sien, est garanti par l’article
12 du Pacte relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966.
Les règles imposées aux étrangers pour quitter le territoire tunisien résultent soit
du droit tunisien, soit des législations du pays de destination.
Les règles issues du droit tunisien ne sont pas très sévères et ne violent pas
l’article 12 du Pacte. Ces règles sont précisées dans la loi du 8 mars 1968 relative
à la condition des étrangers, et le décret du 22 juin 1968, réglementant l’entrée et le
séjour des étrangers en Tunisie42. La sortie doit ainsi se faire obligatoirement « par
les points de la frontière déterminés par arrêté du Secrétaire d’État à l’intérieur »43,
selon l’article 4 de la loi du 8 mars 1968.
35
L’étranger doit également être muni d’un document de voyage. Cette obligation
n’est pas clairement prévue par la loi, mais elle découle de l’obligation d’obtenir
un visa de sortie qui sera apposé sur le document de voyage. En effet, le décret du
22 juin 1968, réglementant l’entrée et le séjour des étrangers en Tunisie44 institue
un visa de sortie pour les étrangers qui désirent quitter le territoire tunisien. Mais
ce visa ne constitue pas une autorisation préalable, il est délivré automatiquement
à l’étranger en situation régulière, lors du passage de la frontière, et correspond
tout simplement à un tampon apposé sur le passeport. Pour certaines catégories
de personnes, comme les réfugiés et les apatrides, le passeport est remplacé par
un autre type de document45.
42 Décret n°68-198 du 22 juin 1968 réglementant l’entrée et le séjour des étrangers en Tunisie, précité.
43 Le Ministère de l’intérieur aujourd’hui.
44 Décret n°68-198 du 22 juin 1968 réglementant l’entrée et le séjour des étrangers en Tunisie, précité.
45 L’article 23 de la loi de 1975 relative aux passeports et documents de voyage prévoit que des titres de voyage (laissez passer
de type « C ») sont délivrés aux personnes bénéficiant du statut de réfugié d’une durée de validité de deux ans et ne pouvant
être prorogés ou renouvelés que pour les réfugiés qui résident encore en Tunisie. Des titres de voyage de type « D » sont
délivrés aux personnes bénéficiant du statut d’apatride, d’une durée de validité de trois mois à deux ans maximum et qui
ne peuvent pareillement être prorogés ou renouvelés que pour les apatrides qui résident d’une façon régulière en Tunisie.
Page 38
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
Le droit de quitter le territoire tunisien est, en réalité, limité par les règles imposées
par le pays de destination. Ainsi, l’étranger ne pourra pas se rendre en Europe
s’il n’est pas muni d’un «visa Schengen». Les autorités tunisiennes sont chargées
de contribuer au contrôle des flux migratoires vers l’Europe. Le développement
du phénomène des migrations irrégulières dans le pourtour méditerranéen
occidental a projeté les pays nord-africains dans le rôle de « zones tampons » ou
« ceintures de sécurité » entre l’Afrique et l’Europe. Soumis à de fortes pressions
européennes, ces pays se sont vus contraints de partager, avec les pays européens,
le contrôle de leurs frontières internationales46.
B. Les sanctions encourues par l’étranger
Le non-respect des règles relatives au franchissement de la frontière expose
l’étranger à un ensemble de sanctions. Ces sanctions s’appliquent surtout
aux migrants qui se rendent illégalement en Europe. Outre les sanctions
d’emprisonnement et d’amendes prévues par le droit interne (1), les migrants
irréguliers risquent la réadmission sur le territoire tunisien par application des
36
accords de réadmission conclus entre la Tunisie et l’Italie (2). De même, le migrant
dont l’entrée ou la sortie sont irrégulières au regard du droit tunisien risque
l’enfermement dans les camps de rétention (3).
1. L’emprisonnement et les amendes
En cas d’entrée ou de sortie irrégulière, l’étranger s’expose à des sanctions pénales
prévues par les articles 23 et 24 de la loi du 8 mars 1968 relative à la condition des
étrangers en Tunisie. L’article 23 de cette loi prévoit une peine d’emprisonnement
d’un mois à un an et d’une amende de 6 à 120 dinars…à l’encontre de tout étranger
qui entre en Tunisie ou en sort sans se conformer aux conditions prévues aux articles
4 et 5 de la loi du 8 mars 1968. L’article 24 de la loi du 8 mars 1968 dispose qu’« est
passible d’un emprisonnement de 6 mois à 3 ans et d’une amende de 20 à 240 dinars
l’étranger qui présente des documents falsifiés ou donne de faux renseignements
dans le but de cacher son identité, sa profession ou sa nationalité» 47. L’étranger peut
également faire l’objet d’une mesure d’expulsion si « sa présence sur le territoire
tunisien constitue une menace pour l’ordre public »48.
46 BEN ACHOUR (S), « Le cadre juridique des migrations clandestines en droit tunisien », Annales des sciences juridiques,
2008, p. 105.
47 Le texte ajoute que ces sanctions sont applicables sans préjudice de l’application des sanctions prévues par le Code
pénal. Il vise notamment l’article article 193 qui concerne l’usage de faux passeport.
48 Article 18 de la loi du 8 mars 1968.
Page 39
Première partie : Le contrôle du franchissement de la frontière par l’étranger
2. La réadmission en Tunisie : les accords conclus avec l’Italie
Les accords de réadmission sont des conventions bilatérales qui obligent chacun
des États contractants à réadmettre sur son territoire les migrants entrés
illégalement, sur le territoire de l’autre État.
La Tunisie a signé de nombreux accords de réadmission avec l’Italie, la France et
l’Union européenne49.
Les accords signés avec l’Italie présentent deux spécificités au moins. Tout d’abord,
ces accords intéressent un nombre très important de migrants irréguliers, puisque
l’immigration irrégulière à partir de la Tunisie se dirige essentiellement vers l’Italie.
Ensuite, ces accords permettent non seulement de réadmettre les nationaux, mais
aussi les étrangers qui ont transité par la Tunisie pour se rendre en Italie.
Un premier accord a été signé entre la Tunisie et l’Italie en date du 6 août 199850. Cet
accord prévoyait la réadmission des migrants tunisiens et des migrants étrangers
ayant transité par la Tunisie, et arrivés en Italie, en échange de quotas d’entrée
pour les travailleurs tunisiens en Italie.
D’autres accords sont venus compléter l’accord de 1998. Un second accord
de coopération policière été signé le 13 décembre 200351. Cet accord avait pour
principal objet de former les forces de police tunisienne au contrôle des frontières
maritimes italiennes, au moyen d’une assistance technique.
Le 27 janvier 2009, un troisième accord est conclu entre les Ministres tunisien et
italien de l’intérieur. Il avait pour objectif d’accélérer la délivrance des laissez-
passer aux personnes dépourvues de documents de voyage et identifiées comme
étant de nationalité tunisienne52.
49 BEN ACHOUR (S) et BEN JEMIA (M), « Plaidoyer pour une réforme des lois relatives aux migrants,
aux étrangers et à la nationalité en Tunisie », REMDH-CETUMA, décembre 2014, p. 17 à 22.
https://euromedrights.org/wp-content/uploads/2015/07/REMDH_CETUMA_Monia-BJ_Souhayma-BA_Plaidoyer_r-
-forme-des-lois-sur-la-migration-les---trangers-et-la-nationalite_fr-2.pdf
50 L’accord de réadmission tuniso-italien a été conclu le 6 août 1998. Il a été publié en Italie à la Gazetta Ufficiale n° 11
du 15 janvier 2000. Il n’a pas été publié au Journal officiel de la République tunisienne. Il est entré en vigueur le 23
septembre 1999.
51 NERI (K), «Le droit international face aux nouveaux défis de l’immigration clandestine en mer », Revue québécoise de
droit international, volume 26-1, 2013. p. 143.
https://www.persee.fr/doc/rqdi_0828-9999_2013_num_26_1_1302
52 BENOUARET (N), « Onze camps d’enfermement secrets de harragas en Tunisie », El watan, 4 juillet 2009, www.
algeria-watch.org
, PRESTIANNI (S), « La politique italienne de signature des accords d’expulsion », Migreueup, Ac-
cords de réadmission, « liaisons dangereuses» entre aide au développement et gestion des flux migratoires,
le 3 avril 2009,
http://www.migreurop.org/IMG/doc/CR_reunion_accords_readmission_040409.doc
37
Page 40
38
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
L’accord de 2009 prévoyait également l’expulsion graduelle de migrants irréguliers
tunisiens, mais aussi étrangers ayant transité par la Tunisie et se trouvant dans
le centre de Lampedusa. Concrètement, le gouvernement tunisien acceptait
l’expulsion de 500 migrants, à la condition qu’elle soit « diluée» dans le temps, 150
migrants expulsés par mois les deux premiers mois et ensuite 100 personnes par
mois, par petits groupes de 7 personnes maximum.
Un quatrième accord est conclu en date du 5 avril 2011. Intervenu après l’importante
vague de migrations irrégulières de jeunes tunisiens et étrangers vers l’île italienne
de Lampedusa après le 14 janvier 2011, cet accord renforce le contrôle des flux
migratoires irréguliers et facilite le rapatriement53.
Le 9 février 2017, un « accord de coopération renforcé » est signé entre le Ministre
des affaires étrangères tunisien et son homologue italien54.
Le premier accord de réadmission de 1998, met à la charge de l’État tunisien deux
types d’obligations. En premier lieu, il l’oblige à réadmettre, sans formalités, ses
propres ressortissants entrés illégalement sur le territoire italien ou y séjournant
de façon irrégulière. Plusieurs moyens permettent de prouver la nationalité
tunisienne de l’immigré clandestin : passeport, extrait d’état civil, informations
fournies par l’autorité officielle, coopération entre les deux États en vue d’échanger
les informations relatives aux empreintes digitales et les photographies de
l’intéressé…Une fois la nationalité établie, les autorités consulaires tunisiennes
doivent délivrer un laissez-passer à l’intéressé pour être réadmis sur le territoire
tunisien. Les frais de transport sont à la charge de l’État italien.
En second lieu, l’accord de 1998 oblige les autorités tunisiennes à réadmettre sur
le territoire tunisien tout ressortissant d’un État tiers, dès lors qu’il est établi qu’il
est entré en Italie en transitant par la Tunisie ou après avoir séjourné en Tunisie.
L’accord ne concerne cependant pas les ressortissants des pays membres de
l’UMA (Union du Maghreb arabe). Cette exclusion des ressortissants de l’UMA
s’explique par deux raisons essentielles. Elle s’explique, d’une part, par la volonté
de la Tunisie de préserver la relative libre circulation des personnes qui existe avec
les autres pays de l’UMA et surtout avec le Maroc. D’autre part, elle s’explique par
le fait que l’Italie a conclu avec les autres pays de l’UMA des accords prévoyant la
53 BEN JEMIA (M) et BEN ACHOUR (S), « Révolution tunisienne et migration clandestine vers l’Europe, Réactions
européennes et tunisiennes », CARIM, Notes d’analyses et de synthèse 2011/65, Module juridique, Institut universi-
taire européen, Robert Schuman Center for advanced studies, 2011, https://core.ac.uk/download/pdf/45679935.pdf
54 « Migrations clandestines, La Tunisie et l’Italie signent un accord de coopération renforcé », HUFFPOST Maghreb, du
9 février 2017, www.huffpostmaghreb.com
Page 41
Première partie : Le contrôle du franchissement de la frontière par l’étranger
réadmission de leurs ressortissants. La preuve du transit ou du séjour en Tunisie
peut être établie par plusieurs moyens, et notamment les titres de séjour, les notes
d’hôtels, les ordonnances médicales, les déclarations de l’intéressé et des agents
officiels…La réadmission doit être effectuée dans un délai de 3 mois à partir de la
notification de la demande par les autorités italiennes.
3. L’enfermement dans les camps : l’exemple du camp d’El Wardiya
Les étrangers qui enfreignent les règles relatives au franchissement de la frontière
peuvent se retrouver dans les centres de rétention tunisiens. Il existerait plusieurs
centres de rétention en Tunisie, dont le «Centre d’accueil et d’orientation d’El
Wardiya»55, et le «Centre de détention de Ben Guerdane» à Médenine56. Ce dernier
a récemment été fermé par décision ministérielle, en mars 2019, en raison « des
conditions inhumaines »57dans lesquels les migrants se trouvaient.
Le camp d’El Wardiya est le plus important de ces centres. Une étude effectuée au
mois d’avril 2015 révèle que la situation du Centre de rétention pour étrangers d’El
Wardiya est particulièrement alarmante58.
Des centaines de migrants, dont des réfugiés syriens ou des réfugiés sous mandat
39
du HCR y sont détenus. Les détenus « ont décrit une situation lamentable due à
l’absence de possibilités de contact avec le monde extérieur, à la situation dans
les cellules, à la pression de la part des policiers et au chantage subi pour chaque
demande, à la carence de vrais soins médicaux », et à une situation déplorable « du
point de vue de la nourriture et de l’hygiène des locaux de détention » 59.
Selon cette étude, les migrants détenus au Centre d’El Wardiya n’ont que deux
possibilités pour quitter le camp. La première consiste à payer eux même le
billet pour leur rapatriement, ce qui est évidemment difficile pour eux étant
donné la précarité dans laquelle ils vivent. La seconde possibilité est d’accepter
la déportation vers l’Algérie. « Chaque semaine, il y a des déportations pendant la
nuit ou aux premières heures du matin. Les migrants sont amenés dans un lieu
55 Centre d’acceuil et d’orientation de Wardiya.
56 Site de Global Detention Project, https://www.globaldetentionproject.org/countries/africa/tunisia, mis à jour en
juillet 2014.
57 Décision de Monsieur Fadhel MAHFOUDH, Ministre chargé auprès du chef du gouvernement des relations avec les
instances constitutionnelles, la société civile et organisations des droits de l’homme « Tunisia has decided to close the
Medenine center for migrants, refugees, and asylum seekers due to overcrowding and inhumane conditions», https://
www.infomigrants.net, du 25 mars 2019.
58 GARELLI (G), SOSSI (F), TAZZIOLI (M), « Réfugiés en Tunisie, entre détention et déportation », Étude effectuée
par, avril 2015, publié sur Tunisia in red, 18 avril 2015,
http://www.tunisiainred.org/tir/?p=5241
59 Ibidem.
Page 42
Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
de frontière près de la ville de Kasserine et laissés de l’autre côté, dans une zone
désertique. Souvent il y a des cas de décès, parce que les migrants se perdent
avant d’arriver dans un lieu habité »60.
C. La répression de l’aide au franchissement de la frontière par
l’étranger
L’aide qu’un tiers pourrait accorder à l’étranger afin de franchir la frontière est
passible de sanctions pénales. Antérieurement à la loi du 3 février 2004 «relative
aux migrations irrégulières», les sanctions prévues n’étaient pas particulièrement
sévères, et ne permettaient de dissuader ni les migrants, ni les passeurs (1). Les
autorités décident alors de s’attaquer au phénomène des migrations irrégulières
par la loi du 3 février 2004 «relative aux migrations irrégulières», en instituant un
régime répressif très sévère (2).
1. Le régime «léger» antérieur à 2004
L’article 25 de la loi du 8 mars 1968 relative à la condition des étrangers prévoit des
40
sanctions à l’encontre de « toute personne qui sciemment, aide directement ou
indirectement ou tente de faciliter l’entrée, la sortie…d’un étranger en Tunisie ».
Toute personne qui aide le migrant est passible d’une peine d’emprisonnement
de 1 mois à 1 an et d’une amende de 6 à 120 dinars. Les peines prévues sont assez
légères, ce qui les empêche de jouer un rôle de dissuasion61.
D’autres textes sanctionnent des formes marginales d’aide que pourraient donner
les passeurs. Il en est ainsi de l’article 76 du Code disciplinaire et pénal maritime62 ou
de l’article 146 du Code de l’aéronautique civile63.
60 GARELLI (G), SOSSI (F), TAZZIOLI (M), déjà cité.
61 Afin d’infliger des sanctions plus lourdes aux passeurs, les tribunaux tunisiens se sont tournés vers l’article 291 du Code
pénal relatif à l’escroquerie. Mais ce texte n’était pas vraiment adéquat, car il supposait notamment l’usage d’un faux nom
ou d’une fausse qualité ou l’emploi de ruses ou d’artifices propres à persuader de l’existence de fausse entreprise, d’un
pouvoir ou d’un crédit imaginaire…Or la traversée clandestine pouvait réussir et échapper à l’application de ce texte. Sur
cette question, El HAMMAMI (M), « Les migrations clandestines », RJL. octobre 2004, p. 257 (en langue arabe).
62 Loi n° 77-28 du 30 mars 1977 portant promulgation du Code disciplinaire et pénal maritime (JORT, n° 23 du 5 avril
1977, p. 830). L’article 76 du Code disciplinaire et pénal maritime prévoit que « toute personne qui, soit à bord, soit à
terre a favorisé l’embarquement ou le débarquement d’un passager clandestin, l’a dissimulé ou lui a fourni des vivres à
l’insu du capitaine est passible d’une amende de 300 dinars et d’un emprisonnement de 6 mois ou de l’une de ces deux
peines seulement ». Le champ d’application de l’article 76 du Code disciplinaire et pénal maritime est très restreint. Il
ne s’applique que si le migrant clandestin est embarqué ou débarqué à l’insu du capitaine, ce qui suppose que la taille
du navire soit assez importante pour que son capitaine ne s’aperçoive pas de la présence du clandestin. Or les traversées
clandestines se font presque toujours à bord de petites embarcations conduites par les migrants eux-mêmes.
63 Loi n° 99-58 du 29 juin 1999, portant promulgation du Code de l’aéronautique civile (JORT. n° 54, du 6 juillet
1999, p. 1091). L’article 146 du Code de l’aéronautique civile prévoit qu’« est puni de 6 mois d’emprisonnement
et de 24.000 dinars d’amende tout commandant de bord qui embarque ou débarque, en contravention avec la régle-
mentation en vigueur, des passagers ». Il est très difficile d’imaginer des cas d’application de l’article 146 du Code de
l’aéronautique civile. On voit mal un commandant de bord embarquer un passager clandestin.
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Première partie : Le contrôle du franchissement de la frontière par l’étranger
2. Le régime sévère institué par la loi du 3 février 2004 «relative aux
migrations irrégulières»
Le franchissement de la frontière par le migrant, qu’il soit d’ailleurs tunisien ou
étranger, a été soumis à un contrôle accru depuis la promulgation de la loi du 3
février 2004 modifiant et complétant la loi n° 75-40 du 14 mai 1975 relative aux
passeports et aux documents de voyage. S’annonçant de façon timide comme
une simple modification de la loi du 14 mai 1975, la loi du 3 février 2004 institue
en réalité une législation pénale spécifique à l’aide aux migrations irrégulières et
dérogatoire au droit commun64.
La nouvelle législation issue de la loi du 3 février 2004 n’abroge pas les textes
qui lui sont antérieurs. Elle s’y superpose. L’article 52 de la loi prévoit, en effet,
qu’en plus des peines prévues par la loi de 2004, le juge peut faire application des
peines prévues par le Code pénal ou par d’autres textes spécifiques en vigueur.
L’objet de la loi du 3 février 2004 dépasse de très loin ce que son intitulé suggère.
Il ne s’agit pas seulement d’instituer une nouvelle réglementation des passeports
et des documents de voyage, ni de réorganiser les conditions de leur obtention ou
de leur délivrance par les autorités compétentes. Cette loi vise, d’abord et avant
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tout, à combattre les passeurs.
Mais le législateur tunisien est allé très loin dans la répression. En voulant lutter
contre les passeurs et leurs pratiques immorales, il a, en même temps, incriminé
toute forme d’aide, d’assistance ou de soutien qui pourrait être apportée au
migrant irrégulier (a), et a imposé un devoir de signalement (b).
a. La répression de toute forme d’aide au migrant
L’article 38 de la loi du 3 février 2004 punit « de trois ans d’emprisonnement et
d’une amende de huit mille dinars quiconque aura renseigné, conçu, facilité, aidé
ou se sera entremis ou aura organisé par un quelconque moyen, même à titre
bénévole, l’entrée ou la sortie clandestine d’une personne du territoire tunisien,
par voie terrestre, maritime ou aérienne, soit des points de passage soit d’autres
points.
64 Loi organique n° 2004-6 du 3 février 2004, modifiant et complétant la loi n° 75-40 du 14 mai 1975, relative aux
passeports et aux documents de voyage (JORT. 2004, n° 11 du 6 février 2004, p. 252). Sur cette loi, BEN ACHOUR
(S), « Le cadre juridique des migrations clandestines en droit tunisien »,
précité.
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Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
Rédigé de façon extrêmement large et utilisant des notions floues et imprécises,
l’article 38 de la loi laisse une place importante à l’interprétation du juge65.
Que signifie au juste l’action de renseigner, de concevoir, de faciliter ou d’aider
l’entrée ou la sortie clandestine d’une personne du territoire tunisien ? La
rédaction de ce texte permet d’ajouter aux actes particuliers visés par la loi
d’autres actes. Par la généralité des termes qu’il utilise, l’article 38 permet
d’incriminer toute forme d’aide qui pourrait être apportée au migrant irrégulier,
quel que soit le but recherché par l’auteur de l’infraction.
Les solutions de l’article 38 sont certes conformes aux principes généraux du droit
pénal puisque le mobile n’a pas d’importance au niveau de l’incrimination66, mais
semblent contestables sur un plan humain. L’aide aux migrations clandestines
prend des formes très diverses et variées. Les personnes qui aident le migrant
clandestin n’ont pas toujours le même intérêt et ne visent pas le même but. L’aide
apportée au clandestin peut être le fait d’un passeur peu scrupuleux qui n’hésite
pas à soutirer une somme d’argent importante au clandestin, comme elle peut
être le fait d’une personne désintéressée.
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L’aide au migrant clandestin peut également émaner d’une personne qui ignore
totalement la situation de ce dernier, par exemple, une personne qui aurait loué
une barque, prêté un local ou vendu des vêtements au migrant étranger qui entend
quitter le territoire tunisien. Cette personne tomberait sous le coup de la l’article
38 de la loi du 3 février 2004. Les tribunaux semblent appliquer rigoureusement
la loi du 3 février 2004. C’est ce qui ressort, par exemple, d’une décision rendue
en date du 10 juillet 2008 par la Cour d’appel de Monastir67. Il s’agissait, dans cette
affaire, d’un groupe de jeunes tunisiens et étrangers qui avaient tenté de franchir
illégalement la frontière afin de rejoindre les côtes italiennes à bord d’une petite
embarcation. La tentative avait échoué suite au naufrage de l’embarcation et 4
jeunes étaient décédés. La Cour d’appel de Monastir sanctionne, en plus des
65 BEN JEMIA (M), « L’aide à l’entrée ou la sortie clandestine du territoire tunisien, À propos de la loi de 2004 portant
réforme de la loi de 1975 sur les passeports »,
La diversité dans le droit, Mélanges offerts à la doyenne Kalthoum MEZIOU-
DOURAÏ
, CPU, 2014, p. 117.
66 On enseigne, en général, que le mobile est sans incidence sur l’incrimination. Cette indifférence du droit pénal à l’égard
des mobiles doit cependant être nuancée. Il peut ainsi intervenir au niveau de l’appréciation de la peine. Sur cette
question, CONTE (P) et MAISTRE DU CHAMBON (P),
Droit pénal général, 6ème édition, Armand Collin, 2002, n°
383 et 384.
67 CA. Monastir, n° 238/2, 10 juillet 2008, inédite, rapportée par BOUBAKRI (H), avec la collaboration de LAGHA
(N) et LABIDI (R), « Compréhension des migrations irrégulières et des flux mixtes en Afrique du nord, Regard à partir
de la Tunisie », Rapport UNHCR, Tunis office, mars 2010, p. 80, étude non publiée.
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Première partie : Le contrôle du franchissement de la frontière par l’étranger
jeunes qui avaient tenté de migrer clandestinement, des personnes indirectement
impliquées dans cette affaire en les assimilant ainsi à des trafiquants. C’est ainsi
qu’un dentiste, qui avait loué une barque à l’un des membres d’un groupe est
condamné à une peine de 8 ans de prison ferme pour homicide involontaire et
franchissement illégal de la frontière. De même, une personne qui avait loué un
studio à deux des membres du groupe est condamnée à une amende de 8000
dinars.
De plus, l’aide au migrant clandestin peut être donnée par une association à but
humanitaire qui essaie d’apporter un soutien moral et matériel au clandestin.
On sait que plusieurs associations ou ONG, comme le Croissant rouge tunisien,
le Haut commissariat aux réfugiés ou encore l’association Caritas interviennent
pour secourir les migrants irréguliers en les hébergeant, en leur prodiguant
certains soins, en les aidant à trouver un emploi provisoire ou en essayant de
rétablir le contact avec leur pays d’origine68.
L’aide apportée au migrant irrégulier peut aussi être apportée par un simple
citoyen charitable qui héberge et nourrit pendant quelques jours le clandestin.
Elle peut être donnée par un parent du clandestin. Elle peut être apportée par
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un médecin qui donnera des soins urgents au clandestin. Elle peut être le fait
d’un avocat qui tentera de régulariser la situation du clandestin ou essayera de
demander le droit d’asile conformément à la Convention de Genève du 28 juillet
1951 sur le statut des réfugiés, que la Tunisie a ratifiée.
L’incrimination des actes émanant d’un passeur ou d’un réseau de passeurs
pourrait parfaitement se comprendre, car elle vise à sanctionner les personnes qui
font des migrations clandestines une source de revenus et qui n’hésitent souvent
pas à exposer la vie et la sécurité des candidats aux migrations clandestines à un
danger important. En revanche, l’incrimination de l’aide charitable et généreuse,
de l’aide à but social ou de l’aide humanitaire peut sembler contestable, voire
choquante.
68 BOUBAKRI (H), « Migrations de transit entre la Tunisie, la Libye et l’Afrique subsaharienne : Étude à partir du cas du
grand Tunis », Rapport pour le Conseil de l’Europe, Conférence régionale,
Les migrants dans les pays de transit : partage des
responsabilités en matière de gestion et de protection
, Strasbourg, septembre 2004, p. 17, BOUBAKRI (H) et MAZELLA (S),
« La Tunisie entre transit et immigration : politique migratoire et conditions d’accueil des migrants africains à Tunis », in.
Migrations entre les deux rives du Sahara, Autrepart, Revue des sciences sociales du Sud, 2005, p. 152.
https://hal-amu.archives-ouvertes.fr/hal-01217289/document
BOUBAKRI (H) et MAZELLA (S), « La Tunisie entre transit et immigration… », précité, p. 162.
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Les libertés individuelles des étrangères et des étrangers en Tunisie : Les métèques de la République
b. L’instauration d’un devoir de signalement :
la lutte contre les migrations irrégulières par la délation
L’idée que la loi du 3 février 2004 vise toute forme d’aide aux migrations clandestines
se trouve confirmée par le contenu du scandaleux article 45. Cet article instaure
un devoir de signalement pénalement sanctionné. Il essaie de combattre les
migrations clandestines par la délation. Il punit de 3 mois d’emprisonnement
et de 500 dinars d’amende toute personne qui se sera abstenue de signaler aux
autorités compétentes les informations, renseignements ou actes dont elle a
eu connaissance et concernant les infractions visées par la loi69. L’incrimination
instituée par l’article 45 contredit le devoir de respecter le secret professionnel,
puisqu’elle s’applique même si la personne concernée « est tenue par le secret
professionnel ».
Or la violation du secret professionnel est pénalement sanctionnée. L’article 254
du Code pénal punit de 6 mois d’emprisonnement et de 120 dinars d’amende
toute personne qui, de part sa profession, est dépositaire d’un secret et le révèle.
Cette disposition s’applique dans deux domaines qui peuvent nous intéresser :
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celui des professions de santé : médecins, chirurgiens, pharmaciens ou sages-
femmes…et celui de la profession d’avocat.
La répression de la violation du secret professionnel connaît cependant une
exception notable. En effet, les personnes visées par l’article 254 n’encourent
pas les peines prévues lorsque la loi les autorise ou les oblige à se porter
dénonciateurs.
C’est, précisément, de cette exception autorisée par l’article 254 que la loi de
2004 a fait usage. Elle permet la violation du secret professionnel lorsque le
professionnel de santé ou l’avocat a eu connaissance de l’une des infractions
visées par la loi. Indirectement, l’article 45 empêche l’immigré d’avoir recours
aux services d’un médecin, d’une sage-femme ou d’un avocat. Bien évidemment,
rien n’empêche le médecin de soigner le clandestin malade, rien n’empêche le
pharmacien de lui délivrer un médicament, rien n’empêche l’avocat de défendre
ses intérêts juridiques. Mais en obligeant le médecin, le pharmacien ou l’avocat
à signaler, sous peine de sanction pénale, les infractions visées, la loi de 2004
empêche indirectement le clandestin d’avoir recours à leurs services.
69 L’alinéa 2 de l’article 45 excepte cependant les ascendants, descendants, frères et sœurs et conjoints de la personne.
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Première partie : Le contrôle du franchissement de la frontière par l’étranger
La loi de 2004 prive ainsi le clandestin des droits fondamentaux reconnus à la
personne humaine. Elle contredit notamment le droit à la vie, le droit à l’égalité,
le droit à l’intégrité physique, le droit à la liberté, à la sécurité…qui sont reconnus
par les instruments internationaux ratifiés par la Tunisie comme le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples du 26 juin 1981 ou encore la
Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains et dégradants du 10 décembre 1984.
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