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Kelsen et la théorie générale du contrat
Rafael Encinas de Munagorri
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Rafael Encinas de Munagorri. Kelsen et la théorie générale du contrat . Actualité de Kelsen en France,
2001. ￿halshs-01651976￿
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Kelsen et la théorie générale du contrat
Article paru in Actualité de Kelsen en France, sous la direction de Carlos Miguel
Herrera, Paris, L.G.D.J., coll. La pensée juridique, 2001, pp. 109-119.
1. La position de Hans Kelsen sur le contrat est accessible au juriste français par
deux textes de longueur inégale. Le premier est un bref passage de la théorie pure
du droit
1. Le second, paru six ans après la première édition de la théorie pure, est
un article intitulé "La théorie juridique de la convention"
2. Cette étude "se borne à
exposer les problèmes les plus importants d'une théorie juridique du contrat, à
savoir du point de vue de la théorie pure du droit"
3. Plus riche et mieux rédigé, ce
second texte est aussi plus clair sur bien des points. A quoi il faut ajouter l'intérêt
de voir Kelsen situer sa propre théorie au regard des théories traditionnelles, sur
des questions aussi importantes que la définition du contrat, ou la force obligatoire
de la convention.
2. Dans la théorie pure, le contrat est analysé dans le titre V consacré à la
dynamique du droit, que l'on réduit souvent à l'image d'une pyramide de normes.
Le contrat occupe une place intermédiaire dans la hiérarchie des normes. En aval
de la Constitution, des lois et règlements, de la juridiction il est situé en amont de
l'administration. Pour comprendre le propos, il faut rappeler que la conception de
l'ordre juridique proposée par Kelsen est celle d'un agencement de normes
hiérarchisées. Toute norme s'inscrit dans une dépendance juridique à l'égard d'une
norme supérieure. Le contrat est un acte juridique inférieure à la loi, du moins à
ses dispositions impératives
4. Quelque soit la place du contrat par rapport à la loi, il
faut surtout insister sur le fait que le contrat est conçu comme un acte juridique
créateur de normes. A cet égard, le contrat n'est pas différent de la loi ou de la
Constitution. Ce qui singularise le contrat selon Kelsen, c'est le rôle de la volonté
dans sa formation. A plusieurs reprises, l'auteur indique que la manifestation de
volonté est un élément indispensable à l'existence du contrat
5.
1. Hans KELSEN, Théorie pure du droit, 1960, traduction française de la 2 édition de la "Reine
Rechslehre" par Charles Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962, pp. 342-349.
2. Hans KELSEN, "La théorie juridique de la convention", Archives de philosophie du droit et de sociologie
juridique
, Paris, Sirey, 1940, p. 33-76.
3. Ibid. p. 3.
4. Théorie pure du droit, op. cit., voir en ce sens la note p. 342, n°1 de Charles Eisenmann qui justifie sa
traduction de "Das Rechtsgeschäft" en "acte juridique infra-législatif" et apporte les nuances requises
sur la supériorité de la loi à la convention.
5. Ibid. p. 344-345. Le "contrat se compose de déclarations de volonté concordantes de deux ou
plusieurs individus...". La forme imposée n'est pas nécessaire. "Cependant il faut en tous cas que les
parties expriment leur
volonté d'une façon quelconque...Pour qu'un contrat voie le jour, il faut que
l'une des parties ait déclaré sa
volonté à l'autre; et que l'autre l'accepte dans la déclaration qu'elle a
fait à son tour à l'intention de la première". C'est nous qui soulignons.
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Kelsen envisage divers problèmes que le juriste français reconnaîtra comme ceux
du choix entre le système de la volonté interne ou de la volonté déclarée
6, de la
rétractation de l'offre avant l'acceptation
7, de la rupture du contrat conclu à durée
indéterminée ou déterminée
8 ; de l'effet relatif du contrat et de ses exceptions 9 ; de
la nature des contrats de groupement
10. Ces questions sont aussi envisagées dans le
second texte qui, après avoir exposé une conception du contrat centrée sur la
création de normes juridiques
11, aborde en outre la question du contrat entre
absents, de l'objet immoral ou illicite des engagements, des conditions suspensives
ou résolutoires, de la rupture de la convention par
mutuus dissensus ou par acte
unilatéral, des conflits entre conventions, de la liberté des parties et des contrats
d'adhésion. Les problèmes sont regroupées selon qu'ils relèvent de la "procédure
qui engendre la norme contractuelle"
12, c'est-à-dire du processus par lequel l'accord
de volontés parvient à établir une norme, ou selon qu'ils concernent la norme
contractuelle elle-même
13.
3. Ces deux textes n'ont guère retenu l'attention des civilistes français. Et si l'on met
à part M. Rouhette qui a cherché à concevoir le contrat à partir des orientations de
la théorie pure
14, seul M. Ghestin rend hommage à la théorie de Kelsen pour son
aptitude à "décrire plus exactement la réalité contemporaine du droit positif que la
théorie classique"
15. Ce dernier propos est énoncé à propos du lien entre autonomie
de la volonté et force obligatoire du contrat. Et M. Ghestin trouve ici un allié de
circonstance pour affaiblir, si besoin était, le dogme de "l'autonomie de la volonté",
et lui permettre de refonder, sur un terrain ainsi dégagé, la force obligatoire du
6. Ibid. p. 345.
7. Ibid. p. 345 et 346.
8. Ibid. p. 347.
9. Ibid. p. 347.
10. Ibid. p. 348.
11. Hans KELSEN, "La théorie juridique de la convention", op.cit. pp. 33-37.
12. Ibid. pp. 37-46.
13. Ibid. p. 46 et s.
14. Georges ROUHETTE, Contribution à l'étude critique de la notion de contrat, th. Paris, 1965 ; et "La force
obligatoire du contrat" in
Le contrat aujourd'hui : comparaisons franco-anglaises, L.G.D.J., bib. de droit
privé, t. 196, 1987 ; pour une analyse critique voir M. Savaux,
op.cit., n°305 et s. qui après avoir
exposé "le programme de la théorie positiviste du contrat" en souligne les écueils, et conclut à un
rapprochement de la théorie positiviste de M. Rouhette avec les théories jusnaturalistes des
civilistes classiques.
15. Jacques GHESTIN, Traité de droit civil, La formation du contrat, 3 éd, Paris, L.G.D.J., n° 188 et s. Après
avoir exposé la théorie de Kelsen, l'auteur en souligne les trois intérêts majeurs : en premier lieu "
la
distinction entre la procédure de formation qui est caractérisée par l'accord des volontés et la norme résultant
de cet accord
, qui montre que le contrat est caractérisé par son mode de formation" ; en second lieu
"
la portée relative de l'autonomie de la volonté, comprise comme identité susceptible de degrés, entre les
sujets, assujettis à la règle contractuelle, et les parties contractantes, auteurs de cette règle ...qui fait bien
voir que
l'autonomie de la volonté, ainsi entendue, ne dépend pas du fondement de la force obligatoire du
contrat"
; en dernier lieu, "Kelsen montre que le choix en faveur de la liberté individuelle, qui se traduit
par le principe d'autonomie des volontés, est métaphysique ou politique au sens le plus large, et qu'il n'est
donc pas imposé par la nature même des relations contractuelles"
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contrat sur l'utile et le juste16. C'est du reste sur l'autonomie de la volonté que se
concentre les crispations des civilistes à l'égard de Kelsen
17. Il semble même parfois
lui être reproché, à tort selon nous, de nier le rôle de la volonté dans la formation
du contrat
4. Montrer quel peut être l'apport de la "théorie pure" de Kelsen à la "théorie
générale du contrat" suppose de clarifier les contours de cette dernière expression.
Le salutaire travail de M. Éric Savaux est ici d'une grande utilité, car il rend
explicite, à partir d'une étude de la doctrine en droit privé, ce que tout le monde
savait, sans jamais avoir oser l'écrire dans une thèse
18 : la théorie générale du
contrat est efficace par la confusion qu'elle entretient. Quelques explications
s'imposent. A lire la doctrine, la théorie générale se propose de rendre compte du
droit commun des contrats. Or, tout est fait pour donner l'impression qu'il n'y a
pas d'espace entre le droit positif et la théorie générale, comme si les formules de la
doctrine n'étaient qu'une décalque neutre et objective du droit positif. Il en résulte
une dissimulation de la doctrine comme autorité savante. Invisible, elle n'en est
que plus efficace et accroît son pouvoir d'influence. Incarner le juste milieu des
solutions positives, c'est en effet dire le droit pour les autres, tel qu'il pourrait être
dit par un juge ou un législateur. C'est pourquoi, pour reprendre les termes
employés par M. Savaux, la théorie générale du contrat est à la fois un mythe et
une réalité. Le mythe c'est de faire croire, et parfois de se persuader soi-même, que
la théorie générale a une valeur positive, qu'elle est du droit positif
19. La réalité,
c'est de se rendre compte que la théorie générale est le résultat d'une activité
doctrinale à prétention scientifique.
5. Ce double visage de la théorie générale du contrat est présent dans les analyses
de Kelsen. Aussi il n'y a guère d'énigme à ce que Kelsen, pourtant symbole du
positivisme juridique, soit boudée par les juristes spécialisés dans l'étude du droit
positif des contrats. La perspective de la théorie pure de Kelsen n'est en effet pas la
même que celle de la théorie générale du contrat. Dans ces conditions quel peut
être l'apport de Kelsen à la théorie générale du contrat ? La théorie pure est-elle
d'une quelconque actualité pour comprendre la nature de la théorie générale ou
encore pour analyser les solutions de droit positif ? Autant dire d'emblée que la
théorie de Kelsen apporte au moins deux réponses à des préoccupations
permanentes de la théorie générale : établir le contrat dans l'ordre juridique ;
justifier la force obligatoire du contrat.
16. Jacques GHESTIN, "La notion de contrat", D. 1990, chr. XXVIII p. 147.
17. voir par exemple, H et L. MAZEAUD, Leçons de droit civil, Les obligations, 9 éd. par François CHABAS,
Paris, Montchrestien, 1998, note 3, p. 104.
18. Éric SAVAUX, La théorie générale du contrat, mythe ou réalité ?, Paris, L.G.D.J., bib. de droit privé, t.
264, 1997.
19. Ibid. n° 355, p. 256 : "L'analyse du concept de théorie générale du contrat a démontré que malgré
une croyance très largement répandue et perpétuée dans l'enseignement universitaire, la théorie
générale du contrat n'est pas un ensemble de normes destinées à règler les difficultés communes à
tous les contrats. La positivité de la théorie générale du contrat n'est qu'un mythe."
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I. Établir le contrat dans l'ordre juridique
5. Selon la théorie traditionnelle20 le contrat a pour objet de produire des effets de
droit. Il faut immédiatement ajouter à ce propos que ces effets de droit concernent
la seule sphère des droits subjectifs et ne modifient en rien le droit objectif. Selon
une présentation à peine réductrice, le droit objectif renvoie pour les civilistes, aux
sources du droit que sont la Constitution, les lois et les actes de nature
réglementaire. C'est le domaine du droit public. Et le contrat n'y a pas en principe
sa place, car il est instrument de liberté entre des personnes privées, et non de
contrainte mis en oeuvre par des personnes publiques. L'obstacle principal devant
l'idée d'une norme conventionnelle puise donc "l'essentiel de son origine dans la
vieille lecture civiliste de la distinction du droit objectif et du droit subjectif. Ici, la
norme, la loi, la contrainte, la puissance publique; là, l'autonomie de la volonté, le
sujet, la situation juridique, le contrat."
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Comment la théorie traditionnelle parvient-elle à expliquer que le contrat trouve
place dans l'ordre juridique ? La réponse n'est pas simple et l'argumentation
laborieuse car elle opère un détour par la sphère des droits subjectifs. Nombre
d'auteurs de la doctrine française ont recours à une analyse prenant appui sur la
distinction du droit objectif et des droits subjectifs. Essayons de décrire au mieux
ce pénible raisonnement. Pour que le contrat produise des effets de droit entre les
parties, il faut que ces effets de droit puissent être reconnus, en tant que droits
subjectifs, par les tribunaux appelés à statuer en cas de litige. Or, pour ce faire, il
faut que le contrat ait été légalement formé, c'est-à-dire que la production des effets
de droit subjectif soit reconnue valable dans les conditions posées par le droit
objectif. Si le contrat trouve place dans l'ordre juridique, ce n'est donc pas
spontanément, mais par la l'intermédiaire du droit objectif. Autant dire que le droit
subjectif d'origine contractuelle a besoin des béquilles du droit objectif pour tenir
debout.
6. Le reproche adressé par Kelsen à la "théorie traditionnelle" est le suivant :
"L'effet de l'acte juridique est, d'après cette théorie, une modification dans la sphère
des droits subjectifs ; le droit objectif -c'est-à-dire l'ordre juridique considéré
comme système de normes- reste inchangé. En ne considérant la convention que
comme un acte juridique, la théorie n'est pas en mesure de saisir l'essence du
phénomène juridique en question sous tous ces aspects. Une fonction de la
convention qui est de la plus haute importance est complètement négligée : la
20. La "théorie générale du contrat" est qualifiée par Kelsen de "théorie traditionnelle "ou de "théorie
classique". On reprendra avec lui ces expressions tout en gardant à l'esprit la part d'excellents
civilistes français qui ne sont ni traditionnels, ni classiques.
21. Denys de BÉCHILLON, "Le contrat comme norme dans le droit public positif", Revue française de
droit administratif
, n° 8, 1, janv.fév. 1992, p. 15. L'auteur montre que si les publicistes admettent que
le contrat est un acte juridique producteur de normes, ils n'en tirent pas pour autant toutes les
conséquences sur le plan du droit positif.
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fonction de création du droit"22. Pour Kelsen la "convention a créé une norme qui
n'existait pas avant la conclusion de la convention : c'est-à-dire une norme qui
stipule cette conduite bien déterminée, qui est celle de la convention...Cette norme
est tout autant «objective» que la norme
pacta sunt servanda que les sujets
contractants appliquent en concluant la convention"
23.
Autrement dit, si le principe
pacta sunt servanda énonce une norme, le résultat du
consentement des parties aussi. Il est une norme du droit objectif d'origine
contractuelle et le détour par un raisonnement fondé en termes de droits subjectifs
est inutile. Le contrat produit des effets de droit
24 qui modifient l'ordre juridique.
La théorie générale du contrat devrait se libérer d'une conception schizophrène où
le contrat, tout en étant créé par la volonté des parties, ne semble pouvoir
s'affirmer dans l'ordre juridique que par le jeu d'un dédoublement entre droit
subjectif et droit objectif. A vrai dire, le repli des civilistes sur la sphère subjective
s'explique par le souci de ne pas situer le contrat au regard du seul droit objectif,
car ce serait alors mettre en péril sa primauté dans la création du droit, et admettre
sa sujétion à l'égard d'autres actes juridiques de valeur supérieure. Cette stratégie
de défense ne nous paraît guère appropriée. Non seulement la crainte d'une
soumission du "privé" au "public" relève d'une vision dépassée et simpliste, mais
elle a pour conséquence de borner le champ contractuel. La théorie générale du
contrat pourrait avoir plus d'ambition et reconnaître le pouvoir des personnes
privées de créer des normes par voie contractuelle.
7. Plusieurs conséquences susceptibles d'éclairer l'analyse du droit positif des
conventions résultent des positions de Kelsen
25. On pourrait penser en premier lieu
aux règlements de droit privé, tels que ceux adoptés dans le cadre d'une entreprise,
d'une association, d'une société, ou de tout autre groupement. Toutefois, si la
fonction de création de normes ne fait pas ici de doute, la nature contractuelle de
ces actes est discutable, comme en témoigne la qualification d'acte unilatéral
retenue pour le règlement intérieur d'entreprise, pendant longtemps considéré à
tort comme un acte contractuel. On pourrait évoquer ensuite la convention
collective de travail dont il n'est guère discutée qu'elle produise des normes.
Néanmoins l'acte souffre au yeux des civilistes d'un manque d'orthodoxie : non
seulement il est porteur d'une norme générale d'inspiration collective et sociale,
mais il déroge au principe de l'effet relatif du contrat.
Plus significatifs pour notre propos sont alors sans doute des situations tirées du
droit civil et commercial des contrats. Un premier exemple d'actualité est celui des
22. Hans KELSEN, "La théorie juridique de la convention", op. cit., p. 33-34.
23. Ibid., p. 35.
24. Il est possible de parler d'effet de droit au lieu de normes, du moins si l'on ne réduit pas l'effet de
droit aux seuls droits subjectifs. Ainsi une loi ou un jugement produit des effets de droit qui sont
aussi des normes.
25. La distinction entre processus de création d'une norme et norme créée éclaire des techniques du
droit de la consommation par lesquelles s'opère la protection du consommateur. Voir en ce sens
Georges R
OUHETTE, "Droit de la consommation et théorie générale du contrat", Études offertes à René
Rodière, Dalloz, 1981, p. 247.
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contrats cadres dans le droit de la distribution Comme son nom l'indique, ce
contrat pose le cadre général dans lequel une relation contractuelle entre deux ou
plusieurs personnes privées a vocation à s'établir, sur une durée plus ou moins
longue, par la conclusion de contrats d'exécution. Le but du contrat cadre est donc
d'instaurer une relation durable au cours de laquelle les contrats d'exécution vont
prendre place. Or, les obligations nées du contrat cadre ne sont pas toujours aussi
précises que dans un contrat ordinaire : elles ne donnent pas toujours lieu à la
création de "droits subjectifs". Aussi, plusieurs problèmes sont survenus en droit
civil français, en particulier sur le point de savoir si ces contrats devaient encourir
la nullité pour indétermination du prix
26.
Considérer que le contrat cadre crée une norme et modifie l'ordre objectif, c'est se
donner les moyens de mieux comprendre et d'analyser les liens entre un contrat
cadre et des contrats d'exécution. Le contrat cadre fixe un mode de détermination
du prix applicable aux contrats d'exécution. Il fixe une norme de structure (le
mode de détermination du prix) dont l'objet est d'organiser la production de
normes de conduite (la détermination du prix elle-même). La tentative des
distributeurs consiste à contrôler un réseau de détaillants par voie contractuelle.
Elle vise à instaurer un ordre contractuel. Dire que les normes posées par les
contrats cadres relèvent du droit objectif simplifie l'analyse. La question de la
détermination du prix n'est plus de savoir si un distributeur a abusé d'un droit
subjectif d'origine contractuelle, mais bien de contrôler la validité des normes
contractuelles posées dans les contrats cadres et les contrats d'exécution.
Parfois, et c'est un second exemple, le contrat ne pose pas seulement une norme à
l'égard d'un autre contrat, mais d'un acte unilatéral entre personnes privées.
Mentionnons ici le cas des clauses résolutoires introduites dans les contrats de bail.
En cas d'inexécution du locataire, en particulier s'il ne vient plus à payer ses loyers,
le bailleur va résilier le contrat sur le fondement de la clause. Comme nous avons
pu le montrer par ailleurs
27, la rupture n'est pas réalisée par un procédé contractuel
mais par un acte unilatéral émanant du bailleur. Il n'en reste pas moins que la
rupture intervient sur le fondement conventionnel de la clause résolutoire. Selon
l'analyse traditionnelle, la clause résolutoire insérée dans un contrat de bail aurait
modifié les droits subjectifs des parties. N'est-t-il pas plus pertinent et plus simple
de dire, avec Kelsen, que le contrat portant une clause résolutoire a modifié l'ordre
juridique, qu'il a posé une règle d'origine conventionnelle, ce qui du reste ne
préjuge en rien du caractère licite de la rupture ? Ne peut-on faire l'économie de
jongler avec l'encombrante distinction des droits subjectifs et du droit objectif ?
26. La question a été posée de savoir si un distributeur pouvait, sans encourir la nullité du contrat,
prévoir les conditions de détermination du prix dans un contrat cadre, pour renvoyer la fixation du
prix ultérieurement, à l'occasion des livraisons effectuées aux détaillants. Plusieurs arrêts de
l'Assemblée plénière de la Cour de cassation rendus le 1er décembre 1995 sont revenus sur la nullité
pour laisser cette faculté ouverte, sous réserves d'abus. Sur l'apport de ces décisions au droit des
contrats, voir le bouquet de très bons articles publiés à la
Revue trimestrielle de droit commercial, 50,
(1), janv-mars 1997.
27. L'acte unilatéral dans les rapports contractuels, Paris, L.G.D.J., bib. de droit privé, t. 254, n°49.
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8. Le premier apport de la théorie pure à la théorie générale du contrat consiste
donc à établir le contrat dans l'ordre juridique. Loin de réduire le contrat a un acte
juridique secondaire le contrat est à l'inverse ici considéré à sa juste place, comme
une source du droit à part entière. Kelsen parlerait plus volontiers de méthode de
création du droit et non de source. Sa mise à l'écart de la notion de source
s'explique par le souhait d'appuyer le droit sur une norme fondamentale, au
demeurant sans lien avec l'idée de contrat social
28. Kelsen ne souhaitait pas tant
purifier les sources du droit que de purifier le droit comme source de normes. Et la
nuance explique son souhait de bannir la notion de source. Pareille affirmation
anticipe les positions de Kelsen sur la force obligatoire du contrat et le rôle de la
volonté dans la création du droit.
II. Justifier la force obligatoire du contrat
9. Comment justifier la force obligatoire du contrat ? L'autonomie de la volonté
joue t-elle un rôle en ce sens? Telles sont les deux questions centrales à partir
desquelles, depuis près de deux siècles, ont été élaborées les conceptions du
contrat en France.
La formule de l'article 1134 alinéa premier du Code civil offre un point de départ
fameux : "Les conventions légalement formée tiennent lieu de loi à ceux qui les ont
faites". La belle formule exprime la force obligatoire du contrat. Ses interprétations
sont multiples et autoriseraient "tous les fantasmes"
29. Dire que les conventions
tiennent lieu de loi, c'est reconnaître que les parties sont liées par le contrat comme
elles pourraient l'être par une loi. Du point de vue de leur force obligatoire, les
obligations conventionnelles sont mises sur le même plan que les obligations
légales. Pareille analogie entre la force de la loi et la force de la convention va dans
le sens prôné par Kelsen d'une modification du droit objectif par le contrat, ou
pour reprendre sa terminologie, d'une norme créée par une procédure
conventionnelle. Plutôt que de donner écho à la formule de l'article 1134 du Code
civil, la doctrine classique escamote la portée de l'affirmation, rappelant à l'envi
que le législateur a repris de manière assez maladroite l'analogie de Domat pour
exprimer la force obligatoire du contrat. Au regard de la lettre du texte, sinon
28. Les plus fins connaisseurs de l'oeuvre de Kelsen ont souligné ce point capital, voir Carlos Miguel
H
ERRERA, "Le problème de la contractualité sociale chez Hans Kelsen", in Liberté sociale et lien
contractuel dans l'histoire du droit et de la philosophie
, Vittorio Klostermann Frankfurt am Main, 1999,
not p. 371 et s. On lira avec grand profit cet article qui expose avec clarté les critiques de Kelsen à
l'encontre de l'idéologie contractuelle. Les réticences politiques de Kelsen à l'égard du "contrat
social" valent aussi pour le contrat individuel. Pour l'auteur de la théorie pure, "le domaine du
contrat de droit «privé», du droit «subjectif», n'est pas moins un théâtre de domination politique
que celui du droit public, produit par les lois et les actes de l'administration", p. 368.
29. La remarque est de L. CADIET, "Interrogations sur le droit contemporain des contrats", in Le droit
contemporain des contrats,
n° 6, p. 13 ; pour un recensement des positions des auteurs sur la formule,
voir E. S
AVAUX, op.cit., n°157, p. 121.
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même de son esprit, l'affirmation est pour le moins hasardeuse 30. Mais il y a plus
encore. Alors que le législateur ne souffle mot de la volonté des parties dans ce
texte, nombre de civilistes y voient la consécration du principe de l'autonomie de la
volonté. Le propos laisse d'autant plus pantois qu'il est répété de génération en
génération, avec la force tranquille d'un mensonge qui se charge du poids de la
certitude.
10. Kelsen énonce deux affirmations à l'égard de la force obligatoire du contrat.
La première est d'ordre scientifique et résulte de la théorie pure. Dans son système,
la force obligatoire de la convention n'est pas un problème spécifique, car elle a
partie liée avec l'ensemble de sa construction. Autant dire que le problème de la
force obligatoire ne se pose pas, du moins pas de manière différente que pour les
autres normes de droit objectif. "En définitif, la convention est obligatoire pour la
même raison pour laquelle l'ordre juridique tout entier qui l'institue en tant qu'état
de fait créateur de droit est lui-même obligatoire"
31.
La deuxième affirmation n'est pas énoncée sur le plan scientifique de la théorie
pure, mais sur celui de la politique juridique. Elle conduit Kelsen a se demander
"quelles sont les raisons qui ont amené le législateur à instituer la convention
comme état de fait créateur de droit". La question n'est pas esquivée et Kelsen de
répondre : "parce que le législateur veut laisser aux sujets de droit le soin de régler
eux-mêmes leurs intérêts économiques et autres, et parce qu'il estime qu'une
réglementation indépendante et autonome de ces intérêts est la solution la mieux
indiquée et la plus juste ...si l'on se pose le problème de la justification de ce
principe, on doit remonter jusqu'aux derniers jugements de valeur ou systèmes de
jugements de valeur, tels que l'individualisme libéral et le collectivisme socialiste,
et l'on doit finalement constater que le principe
politique de l'autonomie en matière
de contrats repose sur une conception individualiste ou libérale de la vie, qu'il n'est
pas possible de justifier par la voie objective et rationnelle de la connaissance
scientifique"
32.
Cette même distinction permet à Kelsen, dans une note consacrée aux positions de
la théorie traditionnelle présentée par Eugène Gaudemet, de renvoyer dos à dos les
partisans de la volonté et ceux de la solidarité sociale pour justifier le pouvoir
créateur du contrat. Pour Kelsen, ces "deux théories confondent le point de vue de
la théorie juridique et celui de la politique juridique"
33. Or, la théorie générale du
contrat devrait pencher du côté de la théorie pure et non de la politique juridique.
30. D'autres auteurs ont pu restaurer valeur à l'analogie à partir du droit romain. Le refus de
l'analogie entre la force obligatoire de la loi et de la convention s'expliquerait par un préjugé d'ordre
politique, voir en ce sens Lon F
ULLER, "Consideration and Form", 49 Columbia Law Review, (1949), p.
799. "This power of the individual to effect changes in his legal relations with others is comparable
to the power of the legislature. It is, in fact, only a kind of political prejudice which causes us the
word "law" in one case and not in the other, a prejudice which did not deter the Romans for
applying the word
lex to the norms established by private agreement". p. 806 et s.
31. H. KELSEN, "La théorie juridique de la convention", op. cit., p. 48.
32. Ibid., C'est nous qui soulignons.
33. Ibid., note 1, p. 48.
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Les dernières lignes de sa note de bas de page sont très significatives à cet égard :
"Du point de vue d'une théorie ou d'une interprétation du droit positif (et c'est bien
le point de vue auquel se placent Gaudemet et tous les juristes), il ne s'agit pas
d'éviter ou d'introduire le socialisme d'État ou autre système économico-politique
mais de constater quel est le système qui a été adopté par un ordre juridique
positif. Une «théorie générale des obligations» devrait valoir aussi pour les
obligations conventionnelles stipulées par un ordre juridique basé sur le socialisme
d'État"
34. Voilà Kelsen sous son côté le plus provocateur et, avouons-le, le plus
stimulant. Car il ne laisse pas le choix à ses détracteurs. De deux choses l'une : soit
les auteurs de théorie générale ont des prétentions scientifiques et ils doivent se
contenter de prendre acte du droit positif, en mettant leur sensibilité politique en
sourdine ; soit ils portent des jugements de valeur sur les systèmes juridiques et ils
renoncent alors à leur neutralité scientifique.
11. Le plus piquant à observer est la réaction des juristes porteurs de "théorie
générale" qui, tout en souhaitant avoir recours à des jugements d'ordre politique
entendent conserver, dans le même temps, la posture du scientifique neutre et
objectif face aux faits. Nul ne sort pourtant indemne du choix imposé par Kelsen, et
l'on portera un regard amusé sur les pirouettes épistémologiques de certains
auteurs visant à concilier les jugements de valeur avec leur parti pris pour la
science
35. A ce stade de la pensée, plus cohérent sont sans doute ceux qui se
déclarent inspirés d'une vision toute théologique de la dogmatique juridique
36.
Le terrain de bataille où la confusion est la plus grande est sans doute celui de
"l'autonomie de la volonté". Kant est pourtant convoqué avec régularité pour
mettre un peu d'ordre et insuffler un esprit de sérieux. Mais rien n'y fait. C'est la
débâcle, le déclin permanent. L'on s'épuise d'ailleurs à suivre le cours de
l'autonomie de la volonté qui se lève et se couche comme un soleil sur une terre
trop ronde pour satisfaire la platitude du principe.
12. Avec deux ou trois remarques judicieuses, Kelsen est là pour redonner sens à
l'autonomie et à la volonté. L'excellent point de départ qu'il choisit est d'envisager
la volonté séparément de l'autonomie.
En ce qui concerne la volonté, sa position est bien tranchée. Autant la volonté
échangée dans l'accord est nécessaire au contrat, autant "il est certain que la
volonté individuelle ne peut pas par elle-même créer de droit. Son expression n'est
un état de fait créateur de droit que lorsque et dans la mesure où l'ordre juridique,
c'est-à-dire, les normes juridiques générales le stipulent. Ce faisant, elles satisfont
au
besoin politique d'attribuer un tel effet à la volonté individuelle"37.
34. Ibid., note in fine, p. 49.
35. Voir à titre d'exemple la position de M. Rouhette telle que décrite avec nuance par M SAVAUX, op.
cit., note 73, p. 237.
36. Michel VILLEY, Réflexions sur la philosophie et le droit, Les carnets, textes préparés et indexés par
M.A. Frison-Roche et Chr. Jamin, PUF, 1995, voir en particulier à propos du contrat, I-95 et II-80.
37. KELSEN, op. cit., note 1, p. 48. C'est nous qui soulignons.
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En ce qui concerne l'autonomie, la position de Kelsen n'est pas moins rigoureuse.
L'autonomie, par opposition à l'hétéronomie, constitue un mode de création d'une
norme où l'individu lié par la norme participe à son élaboration. Le contrat de
droit privé constitue une "approximation aussi grande que possible" de
l'autonomie, puisque les parties échangent leur volontés afin de créer l'accord
38.
Cependant, il ne s'agit que d'une approximation de l'autonomie et la convention
est bien éloignée d'une autonomie complète du sujet. La raison en est simple et
tient au constat qu'il faut être deux pour conclure une convention
39. La pleine
autonomie est incompatible avec la technique contractuelle. Se donner ses propres
lois, ce n'est pas se donner des lois avec autrui.
Non seulement l'autonomie des personnes privées est une autonomie partielle
mais elle est réduite aux limites du champ contractuel. Rien de bien singulier dans
les affirmations de Kelsen sur ce point : "Les restrictions que le droit public ou des
raisons morales ou autres apportent à ce domaine de validité, sont en même temps
des limitations de l'autonomie contractuelle"
40. L'observation ne manque pas de
raviver les habituelles querelles de chapelle. Pour les publicistes, la frontière du
champ contractuel doit être tracée à partir du droit public ; pour les privatistes, elle
doit être tracée à partir du droit privé. Avouons notre peu d'intérêt pour cette
partie de "gagne terrain" disciplinaire qui mériterait de trouver de nouvelles
perspectives fondées sur une franche prise en compte du Politique. Enfin, pour
Kelsen, c'est l'effet relatif des conventions qui porte atteinte à l'autonomie. Car
"l'autonomie, au sens propre et étroit du mot (c'est-à-dire le principe en vertu
duquel la norme contractuelle ne peut obliger et autoriser que les sujets
contractants), est restreinte par le fait que l'ordre juridique admet aussi des
conventions à la charge ou au profit de tiers". Les dérogations au principe de l'effet
relatif sont plus importantes que la théorie générale ne veux bien le dire. Et Kelsen
de prendre l'exemple, frappant pour l'époque, mais aujourd'hui banal, de la
convention collective de travail, qui a pour conséquence de limiter par voie
conventionnelle la liberté des individus sans leur consentement.
Conclusion
13. Outre l'intérêt du renouvellement des analyses du droit positif ouvertes par le
constat que le contrat est un acte créateur de normes de droit objectif, l'actualité de
Kelsen nous semble être de faire avancer les mentalités sur le statut d'une théorie
issue de la doctrine. La culture juridique française repose sur une savante dose
d'hypocrisie dispensée sous couvert de sincérité. Lire Kelsen permet de s'en
émanciper, de se l'approprier aussi, et conduit à en renverser les termes, pour
38. Ibid., p. 63.
39. Ibid. p. 63.
40. Ibid. p.66. Et l'auteur d'ajouter aussi les incapacités : "Une telle limitation -de l'autonomie
contractuelle- résulte aussi du fait que l'ordre juridique n'autorise pas tous les sujets à conclure des
contrats, mais fait dépendre la capacité de contracter de certaines conditions, telles que l'âge, le
sexe, le discernement, etc."
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demeurer sincère dans les formes de l'hypocrisie, ce qui ne nous paraît pas une
posture juridique plus sotte qu'une autre.
Que Kelsen contribue aux objectifs de la théorie générale du contrat sans être
reconnu par les civilistes ne doit pas étonner. Il ne suffit pas de proposer des
analyses visant à établir le contrat dans l'ordre juridique ou à justifier de sa force
obligatoire. Encore faut-il s'inscrire dans une tradition à laquelle Kelsen
n'appartient pas : juif, autrichien, spécialiste de droit constitutionnel, familier de
l'abstraction, il avait de quoi rester à l'écart.
Si la théorie pure de Kelsen éclaire la théorie générale du contrat, on pourrait aussi
se demander, à l'inverse, si la théorie pure ne gagnerait pas à être évaluée dans les
termes de la théorie générale. La théorie pure n'est-elle pas, elle aussi, un mythe et
une réalité ? Si tel était le cas, cela signifierait que le discours de la pureté reste, en
théorie comme en doctrine, le meilleur refuge de l'idéologie. De là à penser que "les
concepts purs sont malsains"
41, il y a un pas que nous hésitons à franchir de
manière irrévocable. Entre l'imposture de la doctrine et l'impureté de la théorie, il
reste encore assez d'espace pour exercer une profession qui ne manque pas de
charmes.
Rafael Encinas de Munagorri
Professeur à l'université de Bourgogne
41. La formule est empruntée à l'ouvrage au style désabusé et au contenu décapant de Carlos
E
STEBÁN HERRENDORF, "Autopsie de la science du droit. Pour une phénoménologie de la conduite juridique,
trad. L. Tumahaï, présentation A. Sériaux, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 1996. pour une
critique de Kelsen à partir de la théorie égologique du droit, voir p. 45 et s.
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