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Les Cahiers de droit
La théorie générale des contrats. Pour sortir du dogmatisme
Jean-Guy Belley
Volume 26, numéro 4, 1985
Résumé de l'article
The general theory of contracts, as uniformly expressed by leading scholars in
Quebec civil law, suffers from dogmatism. It rests on an individualistic and
atomized notion of contract which is largely superceeded by the most
significant forms of contemporary contractual practice. By focusing on the
traditional rules of the Quebec Civil Code at the expense of more recent
statutory law, the systematization it offers no longer corresponds to the state of
the law of contracts. Refining the methods of the legal analysis, constructing
typologies of contracts more sensitive to contractual practices, renewing
dialogue with other disciplines such as history, economics and sociology would
contribute, the author suggests, to stem the tide in authoritative writings away
from its present dogmatism.
URI : https://id.erudit.org/iderudit/042702ar
DOI : https://doi.org/10.7202/042702ar
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Faculté de droit de l’Université Laval
ISSN
0007-974X (imprimé)
1918-8218 (numérique)
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Belley, J.-G. (1985). La théorie générale des contrats. Pour sortir du dogmatisme.
Les Cahiers de droit, 26(4), 1045–1058. https://doi.org/10.7202/042702ar
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Le rôle de la doctrine
Note
La théorie générale des contrats.
Pour sortir du dogmatisme*
Jean-Guy BELLEY **
The general theory of contracts, as uniformly expressed by leading
scholars in Quebec civil law, suffers from dogmatism. It rests on an indivi
dualistic and atomized notion of contract which is largely superceeded by the
most significant forms of contemporary contractual practice. By focusing on
the traditional rules of the Quebec Civil Code at the expense of more recent
statutory law, the systematization it offers no longer corresponds to the state of
the law of contracts. Refining the methods of the legal analysis, constructing
typologies of contracts more sensitive to contractual practices, renewing
dialogue with other disciplines such as history, economics and sociology would
contribute, the author suggests, to stem the tide in authoritative writings away
from its present dogmatism.
1. Les symptômes du dogmatisme
1.1. La théorie générale des contrats est coupée de la pratique contractuelle
1.2. La théorie générale des contrats est coupée du droit positif
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* Ce texte a d'abord fait l'objet d'un exposé dans le cadre du Congrès annuel de l'Association
des professeurs de droit du Québec le 27 avril 1985. Pour les fins de sa publication, je me
suis limité aux corrections de forme indispensables et à l'ajout de quelques notes
infrapaginales. Une réécriture systématique aurait sans doute ajouté au texte les précisions,
nuances et approfondissements dont la communication orale fait l'économie. Elle aurait
peut-être aussi amené à arrondir certains angles d'une argumentation volontiers polémique.
Mais, dans l'état actuel des choses, le défi premier me semble celui de réveiller la bonne
conscience endormie de notre doctrine. Pour cela, les cris stridents sont plus indiqués que
les monologues méticuleux et austères. Le temps de ces derniers viendra plus tard.
** Professeur à la Faculté de droit de l'Université Laval.
Les Cahiers de Droit, vol. 26, n° 4, décembre 1985, p. 1045-1058
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Les remèdes au dogmatisme
2.1. Le dogmatisme est-il une maladie?
2.2. Quels sont les remèdes?
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Pour analyser la nature, le rôle et l'influence de la doctrine québécoise
en droit des contrats, il faudrait considérer l'ensemble des contrats et rendre
compte de toute la variété des écrits par lesquels s'exprime la doctrine, à
partir des ouvrages généraux et monographies jusqu'aux commentaires
d'arrêt en passant par les articles de périodiques. Ce serait là un sujet
beaucoup trop vaste compte tenu, je l'avoue modestement, de ma connais
sance limitée de la doctrine québécoise pertinente. J'ai en conséquence
délimité de façon plus précise le sujet de cette note à la fois quant à la
problématique abordée et à l'angle d'analyse privilégié.
Dans l'ensemble de la doctrine québécoise du droit des contrats, je
considérerai essentiellement celle qui expose la théorie générale des contrats
dans le cadre d'ouvrages de base consacrés plus généralement au domaine
des obligations '. Le choix de cette problématique particulière limite sans
aucun doute la portée de la réflexion soumise ici. En revanche, la plupart des
Au Québec, les ouvrages pertinents sont ceux de M. TANCELIN, Des obligations, Montréal,
Wilson et Lafleur — Sorej, 1984; de J.-L. BAUDOIN,
Les obligations, Cowansville, Les Éd.
Yvon Biais Inc., 1983; d'A. LAROUCHE,
Les obligations, Ottawa, Les Éd. de l'Univ.
d'Ottawa, 1982 et de J. PINEAU,
Théorie des obligations, Montréal, Éd. Thémis, 1979. Mon
propos n'est pas ici d'offrir un compte rendu qui viserait à souligner les mérites et les
lacunes respectifs de chacun de ces ouvrages. Je chercherai plutôt à évaluer de façon
critique et globale la problématique de la théorie générale des contrats telle qu'on la
retrouve à mon avis de manière quasi identique à la base de chacun de ces ouvrages, malgré
leur personnalité propre. Au demeurant, cette problématique inspire de façon tout aussi
substantielle les ouvrages correspondants de la doctrine française. Entre les uns et les
autres, le professeur Jacques GHESTIN a d'ailleurs pu établir une concordance significative :
Le contrat dans le nouveau droit québécois et en droit français. Principes directeurs,
consentement, cause et objet,
Montréal, Institut de droit comparé, Université McGill, 1982.
On doit probablement au professeur Ghestin l'effort le plus cohérent pour sortir la théorie
générale des contrats de son immobilisme au moins centenaire :
Les obligations. Le contrat,
Paris, LGDJ, 1980, p. 1-149. Si le résultat de cet effort rend mieux justice à l'évolution du
droit positif, il ne saurait prétendre pour autant au statut d'une véritable théorie générale
des contrats.
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auteurs n'hésitent pas à dire que la théorie générale des contrats constitue la
pierre angulaire de tout le droit civil et représente à bien des égards le
monument le plus durable et le plus pur de la logique juridique.
Ce choix s'appuie d'autre part sur l'intention de soumettre une évalua
tion de la doctrine québécoise actuelle en accordant une importance
privilégiée au critère de sa pertinence pour l'enseignement d'un cours
d'introduction au droit des contrats. Pour rendre pleinement justice à la
doctrine, il faudrait évidemment évaluer sa contribution non seulement du
point de vue des besoins des étudiants(es) en droit, mais aussi dans l'optique
de la recherche juridique et de la pratique professionnelle du droit. Au risque
de proposer une évaluation injustement réductrice, je m'en tiendrai essentiel
lement au premier point de vue en m'appuyant pour une large part sur mon
expérience d'enseignement du cours
Obligations conventionnelles à la Faculté
de droit de l'Université Laval. Comme c'est le cas dans la plupart des autres
facultés de droit, il s'agit d'un cours obligatoire dispensé dès le premier
trimestre d'étude en droit. Il est en conséquence susceptible d'exercer une
influence particulièrement significative sur la formation de l'esprit juridique
des futurs professionnels du droit, notamment par le biais de la théorie
générale des contrats qui en constitue le noyau central.
Quelle évaluation peut-on faire de l'état actuel de la doctrine québécoise
relative à la théorie générale des contrats du point de vue de sa pertinence
pour l'enseignement du droit des contrats ? Les réflexions accumulées au
cours des deux dernières années m'amènent à une conclusion que je soumets
d'entrée de jeu : la doctrine relative à la théorie générale des contrats me
semble atteinte actuellement d'une maladie grave, le dogmatisme. J'entends
ici par dogmatisme l'état d'un savoir qui se produit et se transmet davantage
sur la base du principe d'autorité que du principe de vérité. La doctrine
juridique m'apparaît souffrir de dogmatisme lorsqu'elle énonce un corps de
connaissances qui s'impose en vertu d'un rapport hiérarchique (du tribunal
supérieur au tribunal inférieur, du juge au professeur, du professeur à
l'étudiant, du professionnel au client) plutôt que sur la base d'un procédé
empirique d'adéquation ou de conformité au réel.
La première partie de mon exposé sera consacrée aux symptômes du
dogmatisme dont souffre actuellement, à mon avis, la doctrine québécoise
relative à la théorie générale des contrats. La seconde soumettra quelques
réflexions sur les remèdes possibles.
1. Les symptômes du dogmatisme
Toute science est susceptible de connaître à telle ou telle période de son
développement un état de dogmatisme plus ou moins accentué. Le dogma
tisme s'y installe à demeure aussi longtemps que la discipline se coupe du
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réel. Le droit étant science normative, le réel se constitue quant à lui de
normes envisagées à la fois du point de vue de leur effectivité et de leur
validité, pour reprendre une distinction soulignée avec force par Kelsen.
En droit des contrats, la source la plus dynamique des normes effectives
est la pratique contractuelle. La source la plus considérable des normes
valides est le droit positif statutaire des contrats nommés. C'est donc par
rapport à ces deux sources normatives qu'on peut vérifier si la doctrine
relative à la théorie générale des contrats est atteinte ou non de dogmatisme.
À mon avis, un examen même sommaire permet de conclure à l'existence
d'au moins deux symptômes de la maladie : la théorie générale des contrats
est coupée à la fois de la pratique contractuelle dominante et du droit positif
statutaire le plus significatif.
1.1. La théorie générale des contrats est coupée de la pratique contractuelle
Dans son état actuel, la théorie générale des contrats repose encore pour
l'essentiel sur un modèle de contrat qui était peut-être dominant à l'époque
de Domat, de Pothier ou du Code civil de 1866, mais qui est devenu marginal
dans l'économie contemporaine.
Si l'on veut se représenter plus concrètement le type de contrat auquel se
référaient implicitement les rédacteurs de notre Code civil et qui reste sous-
jacent à la théorie générale actuelle des contrats, on peut s'inspirer du second
alinéa de l'article 1530 du
Code civil du Bas-Canada et envisager la vente d'un
animal atteint de tuberculose entre deux cultivateurs voisins. Ce type de
contrat présente au moins trois caractéristiques majeures. C'est un contrat
transactionnel en ce qu'il donne naissance à un rapport contractuel conçu
normalement pour une courte durée. C'est un contrat
individualisé appelé à
établir un lien de droit singulier, non répétitif, qui se ressentira assez
fortement de la personnalité et des intérêts spécifiques du duo formé par les
parties immédiatement concernées. C'est, enfin, un contrat entre des justi
ciables dont la personnalité juridique est peu complexe et dont l'expertise en
droit reste pour le moins sommaire; il s'agit donc d'un rapport contractuel
peu sophistiqué où l'échange des consentements se limite aux seules considé
rations économiques immédiates et reste en conséquence très peu formalisé
ou même conçu dans une perspective proprement juridique.
Depuis un siècle, il s'est produit une triple évolution dans la nature des
rapports contractuels les plus fréquents et les plus significatifs. Du contrat
transactionnel, on est passé de plus en plus au contrat
relationnel conçu pour
une longue durée
2. Du contrat individualisé on est passé au contrat-type
2. Sur les notions de contrat transactionnel et relationnel voir I. R. MACNEIL, Contracts.
Exchange, transactions and relations. Cases and Materials,
2nd ed., Mineola, The Foundation
Press, 1978, p. 10-16, 175 s.
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standardisé. Du contrat juridiquement simple, on est passé au contrat
juridiquement
très sophistiqué. La personnalité juridique des contractants se
révèle aujourd'hui beaucoup plus élaborée (structure corporative, regrou
pement d'individus ou d'entreprises...). Le contenu de leur échange de
consentements se ressent d'une finalité proprement juridique recherchée de
façon consciente par les deux parties ou du moins par celle qui impose la
convention rédigée à son initiative
3. Le contrat doit enfin s'analyser dans la
plupart des cas comme un ensemble complexe de rapports contractuels où se
trouveront réunis des éléments de vente, louage, prêt, assurance, garantie...
Simplement à titre d'illustration, on pourra se référer aux contrats usuels de
concession commerciale et de franchise pour mesurer toute l'évolution qui
s'est opérée depuis un siècle dans la structure et la fonctionnalité des
contrats.
Malheureusement, la théorie générale des contrats n'a pas su assumer
cette triple évolution de la pratique contractuelle. Elle reste empêtrée dans la
réception du contrat d'adhésion, dont elle se demande encore s'il est ou n'est
pas un contrat. Considéré en lui-même, le contrat d'adhésion ne se réfère
pourtant qu'à la seconde évolution signalée plus haut sans entretenir de
rapports nécessaires avec les deux autres dimensions dont la théorie générale
ne semble même pas consciente. En 1979, on a célébré comme une audace
l'arrêt
Kravitz qui osait affirmer le caractère relatif du principe de relativité
des contrats dans le contexte de rapports contractuels que l'économie et la
pratique dominante ont imposés depuis 50 ou 60 ans
4. Placée dans cette
perspective et au regard des questions beaucoup plus complexes que soulève,
par exemple, la pratique des contrats de concession commerciale ou de
franchise, l'audace de la Cour suprême fut-elle vraiment audacieuse ?
La doctrine n'a pas encore fait l'effort requis pour une compréhension
théorique adéquate des nouveaux types de contrat. Non seulement a-t-elle
négligé la dimension explicative ou interprétative de son rôle, elle a oublié
même cette exigence préalable fondamentale de décrire. On ne trouve nulle
part dans les ouvrages qui exposent la théorie générale des contrats une
description un peu cohérente et articulée de la pratique contractuelle
dominante, aucune référence significative au contenu d'un contrat-type
usuel. La primauté du principe de liberté contractuelle se trouve fréquemment
affirmée. L'usage qu'on en fait aujourd'hui n'est évoqué que de manière
furtive et sans intention descriptive.
3. Selon Macneil, cette sophistication juridique de la pratique contractuelle justifierait
désormais que l'enseignement du droit des contrats accorde une importance majeure à
l'étude du contrat comme mécanisme de planification. Supra, note 2, p. 781-1278.
4. Kravitz c. General Motors Products of Canada Ltd., (1979) 1 R.C.S. 790.
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L'absence de référence significative à l'état de la pratique contractuelle
serait d'une gravité toute relative si l'on était encore à l'époque de la
première codification du droit civil. Dans le contexte socio-économique
d'alors, la liberté contractuelle restait probablement pour la majorité des
justiciables profanes un cadeau de luxe dont on ne savait trop quoi faire.
Malgré son caractère supplétif, le droit des contrats prévu au Code civil
demeurait en conséquence le droit commun, habituel, celui des contractants
ordinaires.
La situation est tout autre aujourd'hui. Les agents économiques, du
moins les plus importants d'entre eux, bénéficient comme on le sait des
services hautement sophistiqués de juristes spécialisés responsables dans une
très large mesure de l'innovation juridique dans le domaine contractuel.
Pendant ce temps, les étudiants en droit continuent de s'épuiser à comprendre
les subtilités de règles légales et de principes de base qui sont quotidien
nement, massivement et allègrement écartés par la pratique contractuelle.
Pour l'enseignement d'une introduction au droit des contrats et la formation
de l'esprit juridique, il y a là un paradoxe pour le moins troublant.
On pourrait objecter à ce qui précède que la théorie générale des
contrats n'est pas si coupée de la pratique contractuelle puisqu'elle s'appuie
largement sur la jurisprudence relative aux litiges entre contractants. Il est
vrai que se manifeste de façon peut-être de plus en plus nette cette interaction
entre la doctrine et la jurisprudence. Mais, loin de favoriser un rapprochement
entre la doctrine et la pratique contractuelle, cette interaction pourrait être
elle-même une source d'éloignement si la jurisprudence s'avérait ne pas être
réellement en contact avec la pratique contractuelle la plus significative. Or,
on ne peut tenir pour évident que la jurisprudence des tribunaux judiciaires
soit représentative du contentieux que génèrent les formes dominantes de
l'activité contractuelle contemporaine. Ce contentieux pourrait s'exprimer
plus facilement dans des instances de type arbitral comme c'est le cas en
matière de relations de travail et d'échanges commerciaux, particulièrement
à l'échelle internationale
5. Ce contentieux pourrait aussi trouver ses voies de
règlement en dehors de toute instance judiciaire en empruntant de façon
privilégiée le procédé de la négociation
6. Enfin, ce contentieux pourrait
s'avérer beaucoup plus virtuel qu'effectif dans la mesure où la rédaction de
contrats très sophistiqués vise précisément à prévoir et régler préalablement
les conflits inhérents aux rapports contractuels particulièrement lorsqu'on
5. Voir notamment R. B. FHRGUSON, « The Adjudication of Commercial disputes and the legal
System in modem England », (1980) 7 British Journal of Law and Society 141.
6. S. MACAULAY, «Non-contractual Relations in Business. A preliminary Study», (1963) 28
American Sociological Review 55. H. BEALE & T. DUGDALE, «Contracts between business
men : planning and the use of contractual remedies », (1975) 2
British Journal of Law and
Society
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envisage leur maintien sur une longue durée. Pour le reste, les conflits qui
n'auront pas trouvé leur solution à l'intérieur des normes et mécanismes
prévus contractuellement ne se transformeront pas pour autant en litiges
judiciaires ou autres, la protection qu'offre à cet égard le rapport de forces
strictement financier prenant le relais du mécanisme contractuel défaillant.
La jurisprudence à laquelle se réfère la doctrine relative à la théorie
générale des contrats pourrait donc s'avérer peu représentative de l'état de la
pratique contractuelle la plus significative. Certes, la vente d'un cheval
tuberculeux entre deux cultivateurs voisins pourrait encore aujourd'hui
générer un litige devant les tribunaux judiciaires. La processivité légen
daire du milieu rural aidant, ce litige pourrait demain donner lieu à un
jugement de la Cour suprême du Canada, jugement qui se retrouverait
vraisemblablement dans nos recueils de textes en droit des contrats pour
illustrer la notion de vice caché. La représentativité de ce litige n'en serait pas
moins insignifiante dans le contexte d'un produit intérieur brut québécois de
l'ordre de 90 milliards de dollars dont la majeure partie s'échange par
l'intermédiaire d'une pratique contractuelle fondamentalement transformée.
S'il devait s'avérer que la jurisprudence ne donne plus de cette dernière une
image adéquate, l'interaction doctrine-jurisprudence confinerait à un formi
dable cercle vicieux du droit dogmatique où la doctrine reflète la juris
prudence qui reflète la doctrine qui reflète la jurisprudence... qui ne reflète
plus la pratique contractuelle !
Faute d'une objection tirée de son contact avec la jurisprudence, la
doctrine pourrait chercher à excuser son écart face à la pratique contractuelle
en plaidant que son rôle consiste d'abord à rendre compte du droit positif, de
la règle de droit en vigueur, et non à s'enquérir de son application effective. Il
y aurait beaucoup à dire à l'encontre de cette prétention, mais je la prendrai
ici pour acquise et m'interrogerai maintenant sur les rapports entre la théorie
générale des contrats et le droit positif.
1.2. La théorie générale des contrats est coupée du droit positif
On conviendra sans peine que, dans l'ordre juridique québécois et
canadien contemporain, le droit statutaire a pris une importance considérable
dans le domaine des contrats comme dans les autres sphères du droit. On ne
contestera pas non plus que cette évolution s'est faite non seulement quant
au volume du droit statutaire mais aussi quant à son contenu. Or, le droit
positif statutaire des contrats, tel qu'il s'est développé depuis le Code civil de
1866, a été tenu en dehors de la théorie générale des contrats. Du point de
vue d'une intégration théorique, il n'y a plus de liens significatifs et
intelligibles entre les principes que l'on continue de présenter comme étant à
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la base du droit commun des contrats et les règles particulières qui encadrent
aujourd'hui la majorité des contrats nommés.
Au temps de la codification, on pouvait dire avec raison que les contrats
nommés faisaient tous partie d'une bonne vieille famille nombreuse du
monde rural où chacun portait la marque très nette d'une hérédité fournie
par le patriarche dont la théorie générale des contrats tenait le rôle. Dans le
droit positif actuel, la famille des contrats se définirait mieux comme famille
nucléaire, en bonne partie monoparentale et peut-être éclatée en plusieurs
familles de modèles différents. Le patriarche a graduellement perdu contact
avec sa progéniture qui est allée chercher en ville l'impulsion dynamique de
son développement. Le contrat de travail, le contrat commercial, le contrat
administratif, le contrat international, pour ne mentionner que ceux-là, se
sont détachés du corpus juridique traditionnel.
Dans la foulée de cette évolution du droit positif, les rapports entre les
règles générales du contrat et les règles particulières des contrats nommés se
sont radicalement transformés. En 1866, ces rapports étaient essentiellement
commandés par une logique d'implication : les règles particulières n'étaient
pour la plupart que des précisions tout à fait compatibles avec les règles
générales. Aujourd'hui, ces rapports sont dominés par une logique de
contradiction : les règles du droit statutaire sont plus souvent qu'autrement
des exceptions aux anciennes règles générales. La doctrine exposant la
théorie classique des contrats ne pouvait que subir, bon gré mal gré, les
contrecoups de cette évolution du droit positif des contrats. Constatant la
dégradation progressive de l'unité systémique du premier Code civil, elle
aurait pu et dû se préparer à fournir une description puis une compréhension
théorique de cette évolution vers ce qui apparaît maintenant comme un
système normatif beaucoup plus complexe dans sa configuration générale et
inspiré par un mode d'articulation davantage pluraliste qu'unitaire. Au lieu
de cela, la doctrine semble avoir opté pour le maintien de son intégrité
logique traditionnelle assortie d'accommodements mineurs qui, par ce
caractère même, font obstacle à une véritable compréhension de la logique
propre — ou des logiques propres — au droit statutaire des contrats.
Que la théorie générale des contrats n'aide pas et même fasse obstacle à
une compréhension adéquate du droit statutaire, cela se constate à mon avis
dans différents secteurs du droit des contrats. Pour illustrer sommairement le
fait, il suffira d'évoquer ici le traitement qu'elle réserve à la Loi sur la
protection du consommateur
7 qui fait figure de modernité dans la présentation
actuelle de la théorie générale. Il s'agit là du dernier rejeton législatif qui ne
s'est pas encore affranchi de la tutelle du patriarche, mais qui pourrait bien
7. L.R.Q..C. P-40.1.
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ne pas tarder à le faire tant ce dernier se révèle peu favorable à la
reconnaissance d'une personnalité apte à exprimer son autonomie.
Comment la théorie générale des contrats intègre-t-elle la Loi sur la
protection du consommateur!
Essentiellement en fournissant d'elle l'image
éclatée et réductrice d'une loi d'exception qui devrait s'analyser, au pire,
comme un mélange hétéroclite de dispositions auxquelles on se réfère de
manière disparate, au mieux, comme une intervention législative dont la
présentation sommaire mérite d'autant plus d'être
annexée à l'exposé de la
théorie classique qu'elle permet d'illustrer la résurgence de l'ancien forma
lisme contractuel ou de la très ancienne idée de justice contractuelle... La
Loi
sur la protection du consommateur
c'est bien sûr en partie cela. Mais, c'est
aussi beaucoup plus. En négligeant la présentation de sa logique d'ensemble,
la théorie générale des contrats perpétue sans difficulté l'idée que le Code
civil reste le droit commun alors qu'on peut soutenir que la
Loi sur la
protection du consommateur
constitue désormais au Québec le droit commun
de la consommation.
Cette prétention requiert évidemment que l'on rende compte d'une
manière intelligible de l'ensemble des éléments majeurs qui confèrent à la loi
sa personnalité propre
8. Elle suppose aussi que l'on accepte de s'avancer
dans une voie qui pourrait déboucher sur une théorie pluraliste et non plus
unitaire du droit commun des contrats, théorie au sein de laquelle le Code
civil n'occuperait peut-être plus une place centrale
9. Cette interrogation
8. La présentation de l'économie générale de la Loi sur la protection du consommateur
fournirait une occasion privilégiée d'illustrer certaines tendances importantes de l'évolution
contemporaine du droit des contrats: l'émergence d'une philosophie juridique préventive,
la jonction des techniques du droit administratif et du droit pénal avec celles du droit civil
classique, les particularités de l'ordre public économique... Au lieu de cela, les dispositions
de la loi sont mises en parallèle avec celles du Code civil comme autant d'exceptions
découlant d'une loi qui ne saurait prétendre ni à l'autorité morale ni aux vertus d'équilibre
du Code civil. Dans la mesure où le cours d'introduction au droit des contrats ne montre
pas aux étudiants comment la pratique contractuelle ultérieure à l'adoption du premier
Code civil a rompu le bel équilibre de ses règles supplétives, il devient bien difficile de faire
apprécier à sa juste valeur une loi dont la logique ne se comprend bien qu'en rapport direct
avec la pratique des contrats d'adhésion. Cela dit, une compréhension adéquate de la loi
suppose aussi que l'on aille au-delà de la fantasmagorie du « bon législateur protégeant le
faible consommateur contre le méchant contrat d'adhésion » pour constater que ce dernier
devenait inévitable, avec ses avantages aussi bien que ses inconvénients, dès lors que
s'imposait la bureaucratisation plus générale de l'activité économique. Voir à ce sujet la
réflexion très stimulante proposée par I. MACNEIL, «Bureaucracy and Contracts of
Adhesion», (1984) 22
OsgoodeHallL.J. 5.
9. Est-il besoin d'ajouter qu'il ne faudra pas compter sur les travaux de l'Office de révision du
Code civil pour nous inciter à emprunter cette voie? On lira notamment pour s'en
convaincre le Rapport sur le Code civil du Québec, Québec, Éditeur officiel, 1978, volume I,
p. XXV-XXX et volume II, tome 2, p. 561-563, 572-573.
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fondamentale, comme bien d'autres, reste pour l'instant ignorée ou mal
posée parce qu'on préfère reproduire inlassablement les vieux dogmes de la
théorie générale des contrats plutôt que de les confronter aux réalités
juridiques nouvelles. Lorsque les effets du dogmatisme prennent ainsi
l'ampleur d'une véritable paralysie des fonctions analytiques de la doctrine,
sans doute devient-il urgent de s'interroger sur les remèdes possibles.
2. Les remèdes au dogmatisme
Coupée de la pratique contractuelle et du droit positif statutaire, la
théorie générale des contrats présente à mon avis les symptômes majeurs du
dogmatisme. Elle a perdu dans une mesure importante les vertus descriptive
et explicative faute desquelles la doctrine ne peut prétendre apporter une
contribution dynamique à l'enseignement universitaire du droit aussi bien
qu'à l'évolution de l'ordre juridique. Face à ces symptômes du dogmatisme
et à leurs effets, deux questions différentes peuvent se poser. La première
emprunte la voix du cynisme : y a-t-il là une maladie ? La seconde fait
entendre la voix de l'idéalisme : quels sont les remèdes?
2.1. Le dogmatisme est-il une maladie?
« Le domaine du droit commence là où finit la recherche de la vérité».
L'affirmation est peut-être excessive. Elle vient pourtant d'un juriste romain
célèbre, Cicéron, qui doit peut-être à cette courte phrase
l0 d'être beaucoup
moins invoqué par les docteurs du droit civil que l'empereur Justinien
pourtant beaucoup plus politicien que juriste. Selon Cicéron, il serait donc
dans la nature même du droit de fonctionner à partir du principe d'autorité
plutôt que de vérité.
Dans cette optique cynique, la doctrine relative à la théorie générale des
contrats ne serait pas malade de dogmatisme car ce serait, en somme, l'état
normal de la doctrine que d'être dogmatique. C'est bien là la teneur d'un
important ouvrage que le psychanalyste français Pierre Legendre a consacré
à l'analyse du droit, plus particulièrement au discours des docteurs en droit,
héritiers de la scolastique canonique et principaux théologiens de l'État-
Nation". La fonction spécifique des professeurs de droit, producteurs et
agents de la doctrine juridique, serait d'assurer la transmission d'un savoir
dogmatique pour obtenir la soumission des justiciables et des juristes eux-
mêmes à la Loi et au Pouvoir. Garante d'un ordre dogmatique, la doctrine
10. La phrase est rappelée à notre souvenir par J.-L. SCHEFER dans son texte de présentation
d'un numéro spécial consacré à « L'objet du droit », (1977) 26
Communications 1, p. 1.
11. P. LEGENDRE, L'amour du censeur. Essai sur l'ordre dogmatique, Paris, Éd. du Seuil, 1974.
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reposerait sur une pédagogie du droit apte à réprimer subtilement le désir des
sujets, y compris le désir de connaître, en censurant la réalité puisqu'il s'agit
ultimement de propager l'amour du censeur
12. Sans doute vaut-il la peine de
rappeler ici une maxime célèbre chez les juristes qui semblent pourtant en
avoir oublié en partie la signification :
Res judicata pro veritate habetur (la
chose jugée tient la place de la vérité). À quoi l'on pourrait ajouter ainsi que
Legendre nous y invite :
Res professa pro veritate habetur...
La tradition intellectuelle et les intérêts professionnels objectifs des
professeurs de droit ne nous prédisposent certainement pas à entendre dans
toutes ses résonances la voix du cynisme lorsqu'il s'agit d'évaluer l'état de la
doctrine. La voix de l'idéalisme nous sied mieux. Celle-là peut nous rassurer
davantage parce qu'elle propose une thérapeutique, exigeante sans doute,
mais aussi porteuse d'espoir dans l'avenir de la doctrine.
2.2. Quels sont les remèdes?
Que faire pour guérir la théorie générale des contrats du dogmatisme
que lui communique la doctrine actuelle?
Il faut d'abord changer la diète pour enrichir cet aliment premier de
l'activité doctrinale, la logique. Renoncer au vieux sirop scolastique en
faveur d'une logique plus dialectique ainsi que nous le suggère le mouvement
de l'étude critique du droit, ajouter à notre mode de raisonnement trop
souvent dichotomique et binaire une analyse typologique plus raffinée,
réarticuler nos concepts comme états successifs d'une variable continue
plutôt que de les traiter systématiquement comme variables discontinues,
tels sont parmi d'autres les ingrédients susceptibles de revigorer notre
capacité d'aborder les problèmes anciens et nouveaux que pose l'évolution
du droit des contrats
13.
Il faut ensuite ouvrir la fenêtre pour que la théorie générale des contrats
puisse respirer l'air de la pratique contractuelle. Maintenant que leur statut
au sein des facultés de droit est assuré et qu'ils ont pris le contrôle effectif de
la production doctrinale, les professeurs de droit ne devraient plus craindre
de se rapprocher des spécialistes de la pratique contractuelle pour tirer profit
12. Veut-on réfléchir sur la manière dont se transmet peut-être encore la théorie générale des
contrats dans nos salles de cours? Dans son petit «traité de la prestance du docteur»,
Legendre nous inspirera sans doute quelques bonnes réflexions :
supra, note 11, p. 99-116.
13. Voir notamment R. MANGABEIRA UNGER, «The Critical Legal Studies Movement »,(1983)
96 Harvard Law Review 561 ; aussi D. KENNEDY, « Form and Substance in Private Law
Adjudication», (1976) 89 Harvard Law Review 1685.
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d'une source d'informations devenue absolument indispensable à toute
doctrine intelligente du droit des contrats
14.
Il faut enfin allonger les heures de visite pour que la doctrine juridique
reprenne contact avec les autres sciences humaines. La psychologie, la
psychanalyse, l'ethnologie, la science administrative et sans doute d'autres
disciplines devraient être invitées à visiter notre malade pour son plus grand
bénéfice. Je me contenterai ici de plaider pour une reprise de contact avec
trois anciennes connaissances : l'histoire, l'économique et la sociologie.
Il faut remettre l'histoire du droit à l'honneur et l'orienter moins dans le
sens de l'histoire traditionnelle et formaliste des institutions juridiques et
davantage dans celui d'une histoire socio-économique du droit. Pour le
common law, certains ont déjà montré de cette façon tout le dynamisme d'un
droit des contrats que la doctrine dogmatique a voulu figer arbitrairement
pour en faire un monument d'éternité
15. La reprise du dialogue avec
l'histoire du droit suppose que l'on renonce au moins provisoirement aux
vieilles fixations que sont devenus pour nous le droit romain, l'ancien droit
français, le Code Napoléon, le Code civil et l'Office de révision du Code civil.
Elle requiert une ferme volonté de guérir notre amnésie collective, celle qui
amène à faire abstraction de l'histoire proprement québécoise du droit des
contrats avant aussi bien qu'après le Code de 1866.
Constatant les lacunes béantes de notre connaissance historique du
droit des contrats tel qu'il a évolué au Québec, on ne s'étonne plus de
l'anémie des échanges entre la doctrine et la science économique. La
perspective qui inspire plus ou moins explicitement la théorie générale des
contrats reste fondamentalement micro-économique et libérale. Une com
préhension adéquate de l'ordre juridique contemporain, n'en déplaise aux
14. L'Association Henri Capitant semble en avoir pris conscience puisqu'elle a consacré son
Congrès de 1983 au «rôle de la pratique dans la formation du droit». Parmi les
communications consacrées à ce thème voir notamment celle des professeurs M. LAUZON
(pour le droit civil en général) et N. N. ANTAKI (pour le droit commercial et économique) :
«Le rôle de la pratique dans la formation du droit», (1984)
14R.D.U.S. 375, p. 457-485,
487-507.
15. Voir par exemple P.S. ATIYAH, The Rise and Fall of Freedom of Contract, Oxford,
Clarendon Press, 1979; M. J. HORWITZ,
The Transformation of American Law, 1790-1860,
Cambridge, Harvard Un. Press, 1977. Faut-il expliquer par un état plus avancé de
dogmatisme l'absence dans la doctrine de droit civil de synthèses historiques comparables?
On lira avec intérêt là-dessus les réflexions de l'ethnologue N. ROULAND sur le dépérissement
de l'histoire du droit en France
in « Les modes juridiques de solution des conflits chez les
Inuit», (1979) 3
Éludes/Inuit/Studies
103. Dans l'attente d'un regain d'intérêt pour
l'histoire du droit civil, on ne devrait pas hésiter à tirer profit des travaux des historiens du
common law car, au niveau où se tient par définition la théorie générale des contrats, le
nationalisme juridique des doctrines occidentales fait décidément archaïque.
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tenants du néo-classicisme dont les thèses connaissent un regain de ferveur
dans la conjoncture socio-politique actuelle, exige pourtant que la doctrine
se mette résolument à l'heure d'une perspective macro-économique et
planificatrice. Dans l'ordre juridique libéral du 19
e siècle, le contrat pouvait
raisonnablement s'analyser comme un instrument privilégié d'autonomie des
justiciables. Il s'impose bien davantage aujourd'hui comme instrument d'une
régulation privée où le contrat-type participe étroitement de l'effort de
rationalisation du fonctionnement bureaucratique des entreprises et d'une
régulation publique par le biais du contrat réglementé et du règlement
contractualisé.
Au 19e siècle, le contrat opérait une coordination à un niveau principa
lement inter-individuel. Il réalise aujourd'hui cette fonction de coordination,
au niveau intra-organisationnel, entre les différentes instances des grandes
entreprises bureaucratiques toutes assujetties au respect d'un contrat standard
avec les clients, au niveau inter-organisationnel, entre des entreprises
juridiquement distinctes mais économiquement intégrées du point de vue
horizontal ou vertical (contrats de distribution, ententes, coalitions...) et, de
plus en plus, au niveau supra-organisationnel, par le biais des accords et
traités internationaux. Le jour où la théorie générale des contrats posera le
problème des rapports entre le contrat classique du Code civil et les accords
bilatéraux ou multilatéraux, publics ou privés, qui régissent de plus en plus
les échanges économiques, on abordera enfin l'analyse macro-juridique du
contrat seule capable de rendre compte des lignes de force les plus
significatives du droit moderne des contrats...
16.
Bien qu'on l'ait peut-être oublié, la doctrine juridique et la sociologie
ont déjà fait assez bon ménage. C'était au temps où toutes deux s'inspiraient
de la même doctrine sociale de l'Église catholique. Depuis, il faut dire que les
ponts sont coupés. C'est dommage, car la sociologie a beaucoup changé et
pourrait apporter un éclairage très intéressant sur les problèmes qui con
frontent la doctrine en droit des contrats. Aux côtés de la sociologie de la
famille, à laquelle la sociologie est restée souvent identifiée chez les juristes,
s'est développée au cours des dernières décennies une sociologie de l'économie
dont les travaux enrichiraient très heureusement le contenu de « l'ordre
16. L'analyse économique du contrat ne mène pas forcément à cette perspective macro
juridique mais, même dans ses accents les plus conformes à l'idéologie libérale classique,
elle reste de loin préférable à la quiétude d'une doctrine qui ne s'interroge plus guère sur la
problématique économique qui l'inspire. Parmi une littérature déjà considérable voir :
A. T. KRONMAN & R. A. POSNER,
The Economies of Contract Law, 4th ed., Boston, Little,
Brown and Co., 1979; D. KENNEDY & F. MICHELMAN, «Are property and contract
Efficient?», (1980) 8
Hofstra Law Review 711. En France, l'apport de Gérard FARJAT me
semble avoir été nettement sous-estimé et sous-utilisé par la doctrine du droit des contrats ;
voir en particulier son Droit économique, Paris, Thémis, 1971.
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public et des bonnes mœurs»17. La sociologie du conflit fournirait proba
blement les jalons d'une réflexion féconde sur le contentieux des modes
d'exécution du contrat, ce pacte qui tient à la fois du conflit et de la
coopération, de l'éloignement et du rapprochement18. La sociologie de la
culture permettrait d'intégrer dans le panorama plus large de la société
post-industrielle l'évaluation critique d'un ordre juridique où le contrat sert
désormais à asservir l'initiative des individus à des fins qui leur échappent
beaucoup plus qu'il n'exprime l'épanouissement de leur autonomie...
19.
À trop fréquenter les autres sciences humaines, la doctrine juridique
risque-t-elle de négliger le droit et d'y perdre son âme ? Ce n'était pas l'avis
de Léon Duguit dont la contribution à la doctrine française du droit
constitutionnel fut très significative. Il disait à propos de sa longue fréquen
tation de la sociologie française du début du siècle : « un peu de sociologie
éloigne du droit ; beaucoup de sociologie y ramène ». À quoi j'ajouterai pour
ma part que le seul risque véritable qu'encourt la doctrine en se rapprochant
des autres sciences humaines est celui de reprendre contact avec le réel, de
sortir du dogmatisme et de retrouver le droit. Je ne sais trop si mon exposé
aura convaincu de la nécessité d'assumer ce risque dans le meilleur intérêt de
la théorie générale des contrats. Si, comme je le pense, la doctrine actuelle
souffre de dogmatisme, l'urgence du risque ne devrait en tout cas plus faire
de doute, car la guérir de cette maladie sera tout un contrat !
17. Ne mentionnons ici que les classiques d'une sociologie du droit dont le rythme de
développement n'a cessé de s'accélérer pour illustrer à quel point, dès le début de ce siècle,
la réflexion sociologique était déjà riche d'intuitions utiles à la compréhension du droit des
contrats: É. DURKHF.IM,
De la division du travail social, 9e éd., Paris, PUF, 1973 (l re éd.
1893), p. 184 s.; M. WEBER,
On Law in Economy and Society, New York, Simon and
Schuster, 1954 (trad, de la 2
e éd. ail. de 1925), p. 98-197.
18. G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Paris, Aubier éd. Montaigne, 1940, p. 165 s.
19. Combien de juristes civilistes ont participé au mouvement collectif qui a fait de l'ouvrage
majeur de l'anthropologue David RIESMAN un succès de librairie?
La Foule solitaire.
Anatomie de la société moderne,
Paris, Arthaud, 1964 (Trad, de la lre éd. amer. 1950).
Peut-être la sociologie de la culture permettrait-elle de reconceptualiser de manière plus
satisfaisante
les rapports du contrat et de l'individualisme pour sortir de la vision
caricaturale dénoncée par notre collègue Maurice TANCELIN,
supra, note 1, p. VI.
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