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26 avril 2017
La transition politique en Tunisie
Rapport1
Commission des questions politiques et de la démocratie
Rapporteur : M. George LOUCAIDES, Chypre, Groupe de la Gauche unitaire européenne
Résumé
Le rapport couvre les évolutions qu’a connues la Tunisie depuis la « Révolution de la dignité » de 2011. Il
décrit l’installation de l’Assemblée nationale constituante (ANC), dont les travaux ont abouti à l’adoption de la
Constitution du 27 janvier 2014, véritable « Constitution de la liberté ».
Le régime dont s’est doté le peuple tunisien, caractérisé par l’instauration de contre-pouvoirs et une forte
incitation à la coopération entre les institutions politiques, fonctionne. Son œuvre législative dans le domaine
de la protection des droits de l’homme et de l’instauration d’un État de droit est à sa
luer. Le Conseil de
l’Europe a largement contribué à ce succès.
En même temps, la Tunisie est confrontée à un double défi, économique et sécuritaire. Si ceux-ci ne sont
pas relevés et si l’environnement géopolitique de la Tunisie ne s’améliore pas, les acquis de la transition
politique pourraient être mis en danger.
Le rapport encourage l’Europe, qui aide déjà beaucoup la Tunisie, à ne pas voir dans cette dernière un
simple voisin, mais un pays en première ligne sur le front démocratique et sécuritaire et l’appelle à
reconnaître cette proximité de destin et à prendre des mesures concrètes en ce sens.
1 Renvoi en commission : Décision du Bureau, Renvoi 3889 du 29 juin 2012.
F 67075 Strasbourg Cedex | assembly@coe.int | Tel: + 33 3 88 41 2000 | Fax: +33 3 88 41 29 44
























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A.
Projet de résolution2
Depuis la « Révolution de la dignité » intervenue en janvier 2011, la Tunisie est sur la voie de la
1.

démocratie. Des pays concernés par le « Printemps arabe », elle est le seul à avoir connu un
développement positif.

2.
Dans ses Résolutions 1791 (2011) et 1819 (2011) et sa Recommandation 1972 (2001) sur la situation
en Tunisie, ainsi que dans sa Résolution 1893 (2012) sur la transition politique en Tunisie, l’Assemblée
parlementaire a apporté son soutien aux aspirations démocratiques du peuple tunisien et offert sa
coopération afin que les institutions et la société civile tunisiennes puissent bénéficier de son expérience en
matière d’accompagnement de la transition démocratique.

3.
Dans le cadre de l’observation des élections, l’Assemblée a suivi tous les scrutins nationaux
intervenus en Tunisie depuis 2011, soit l’élection de l’Assemblée nationale constituante d’octobre 2011, celle
de l’Assemblée des Représentants du Peuple en octobre 2014 et celle du Président de la république en
décembre 2014 et a salué leur organisation et leur déroulement.

4.
L’Assemblée se félicite de l’adoption de la Constitution du 27 janvier 2014 qui reflète les attentes du
plus grand nombre des Tunisiens, consacre un chapitre entier aux droits de l’homme et aux libertés
fondamentales, dote la Tunisie d’une Cour Constitutionnelle chargée de les faire respecter et met en place
un système politique où les contre
-pouvoirs sont institutionnalisés.
5.
L’Assemblée rend hommage au peuple tunisien et à ses dirigeants, qui ont su mener à bien ce
processus constitutionnel, dans un contexte politique et sécuritaire très difficile, et salue le sens des
responsabilités et du compromis des décideurs politiques ainsi que l’engagement de la société civile, en
particulier celui du Quartet mené par l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens.

6.
L’Assemblée note avec satisfaction que le nouveau cadre institutionnel fonctionne. Le Parlement
monocaméral, l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), s’est doté d’un Règlement intérieur qui met
en œuvre les droits conférés à l’opposition par la Constitution. La responsabilité politique du Gouvernement
devant l’ARP est effective. Enfin, le Président de la République joue un rôle très actif, d’impulsion dans le
processus législatif et de garant de la Constitution.

7.
L’Assemblée appelle les autorités tunisiennes à donner toute leur place tant aux Instances
constitutionnelles indépendantes qu’aux Instances nationales établies par la loi. L’ensemble de ces
Instances sont destinées à contribuer de manière importante à la protection des droits de l’homme
conformément aux «
Principes de Paris » approuvés par l’Assemblée générale et la Commission des droits
de l’homme des Nations Unies, devenue depuis le Conseil des droits l’homme. En conséquence,
l’Assemblée invite les autorités compétentes
:
7.1. à adopter rapidement le projet de loi organique comportant des dispositions communes à toutes
les Instances constitutionnelles, dont l’ARP a été saisie depuis le mois de mars 2016 ;
7.2. à octroyer les ressources financières et les moyens humains aux Instances constitutionnelles et
législatives à la hauteur des responsabilités qui leur sont confiées ;
7.3. à garantir l’indépendance de ces Instances en assurant réellement leur autonomie financière,
telle qu’elle est prévue par la Constitution et/ou leurs textes statutaires ;
7.4. à saisir la Commission de Venise tant sur le projet de loi organique commun aux Instances
constitutionnelles que sur les projets de lois organiques propres à chacune des Instances qui
prendront la suite des Instances provisoires actuelles.

8.
L’Assemblée salue les réformes menées dans le domaine judiciaire qui contribuent à la construction
de l’État de droit et soutient les efforts déployés par le Ministère de la Justice pour mettre en place des pôles
financiers capables de lutter efficacement contre la corruption. Elle note la fin du blocage concernant
l’élection du Conseil Supérieur de la Magistrature, qui devrait permettre la mise en place de la Cour
Constitutionnelle.

2 Projet de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 25 avril 2017.
2




















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9.
L’Assemblée est consciente du besoin de mener la réconciliation nationale à son terme, y compris
dans les domaines économique et financier. Elle rappelle cependant qu’il importe que cette réconciliation ne
se fasse pas au détriment de la justice et ne débouche pas sur un sentiment d’impunité. À cet égard, elle
appelle l’ARP à prendre en considération les principes de l’avis intérimaire de la Commission de Venise sur
les aspects institutionnels du projet de loi sur les procédures spéciales concernant la réconciliation dans les
domaines économique et financier de la Tunisie à l’occasion d’un nouveau débat sur une version révisée de
ce projet de loi.

10.
L’Assemblée confirme son fort attachement à la liberté de la presse et salue les progrès intervenus en
ce sens en Tunisie. Elle encourage les autorités tunisiennes à préserver la réelle indépendance des
journalistes et à garantir que les groupes de presse se comportent de manière éthique. En outre, l’état
d’urgence ne doit pas être utilisé pour interférer dans le travail des journalistes. La voie à suivre pour
réprimer les comportements illégaux qui ne mettent pas en danger la sécurité nationale est celle des
procédures civiles et pénales. Dans ce contexte, elle appelle les autorités tunisiennes :

10.1. à soutenir la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle dans sa mission
de régulation et à créer le plus rapidement possible l’Instance constitutionnelle indépendante en
charge du secteur audiovisuel
;
10.2. à régler le plus rapidement possible la question des organes de presse confisqués et
administrés par la puissance publique après la chute du régime de Ben Ali ainsi que celle des
journalistes qui y sont employés.

11.
L’Assemblée note avec satisfaction que la Tunisie a spontanément demandé au Conseil de l’Europe
d’accompagner la mise en place de son mécanisme national de prévention de la torture. Elle encourage les
autorités tunisiennes
:
11.1. à mettre en œuvre les recommandations du Comité des Nations Unies contre la Torture
publiées en mai 2016, selon lesquelles les mauvais traitements infligés par des dépositaires de
la force publique restent trop souvent impunis
;
11.2. à donner à l’Instance nationale pour la prévention de la torture, le plus rapidement possible, les
ressources financières et les moyens humains nécessaires à son fonctionnement.
12.
L’Assemblée salue les réformes menées par la Tunisie pour lutter contre les discriminations. À cet
égard, elle soutient les autorités tunisiennes dans leur volonté continue de promouvoir l’égalité entre les
hommes et les femmes, conformément à la Constitution.

13. Elle considère que le mode de scrutin adopté pour les élections municipales et régionales, qui impose
l’alternance sur les listes entre un homme et une femme et oblige les formations politiques à réserver la
moitié des têtes de listes à des femmes, tout en constituant une discrimination positive, améliorera de
manière significative la représentation politique des femmes.

14. En matière de discrimination, elle encourage les autorités tunisiennes :
14.1. à intensifier la lutte contre les discriminations économiques faites aux femmes et à s’assurer
que l’ensemble des progrès législatifs en matière d’égalité soient mis en œuvre, quelle que soit
leur origine, géographique ou sociale
;
14.2. à poursuivre leurs efforts en matière de criminalisation du racisme et à adopter le projet de loi
en ce sens actuellement débattu à l’ARP ;
14.3. à reconsidérer la licéité des dispositions du code pénal criminalisant l’homosexualité au regard
de la Constitution qui interdit toute discrimination et garantit le droit à la vie privée.
L’Assemblée est solidaire du peuple tunisien dans sa lutte contre le terrorisme et se félicite du travail
15.
de ses forces de l’ordre. Dans ce contexte :
15.1. elle appelle les autorités tunisiennes à évaluer la mise en œuvre de la loi organique n°2015-26
du 7 août 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent,
notamment en ce qui concerne :
3






















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15.1.1.
pendant les premières 48 heures ;
la durée de la garde à vue et la possibilité d’empêcher la présence d’un avocat
15.1.2.
matière de sécurité publique ;
plus généralement, ses effets sur les libertés au regard des résultats obtenus en
15.2. elle invite les autorités tunisiennes à réaffirmer leur attachement au maintien du moratoire sur la
peine de mort que la Tunisie respecte depuis 1991 et à s’engager à ce que ni l’application de la
loi du 7 août 2015, ni celle d’articles du code pénal qui prévoient la peine capitale ne le
remettent en cause.

16.
L’Assemblée appelle les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe, ainsi que l’Union
européenne, à apporter leur aide à la Tunisie pour lui permettre d’affronter le défi économique et le défi
sécuritaire qui conditionnent la réussite de sa transition démocratique. Elle réitère son appel de 2012 aux
principaux partenaires internationaux de la Tunisie à soutenir sa relance économique et touristique et
encourage cette dernière à faire de la lutte contre la corruption un outil de retour à la croissance.

17. Elle invite également ces partenaires internationaux à poursuivre leur coopération dans le domaine de
la sécurité, dans le respect de la souveraineté tunisienne, et considère l’Initiative tunisienne pour la Libye
comme la meilleure solution, à l’heure actuelle, pour permettre la mise en œuvre de l’accord de Skhirat
négocié sous l’égide des Nations Unies. En matière de gestion des ressortissants tunisiens revenant des
zones de conflit, elle encourage la Tunisie à établir des coopérations avec les pays ayant enregistré des
résultats probants en matière de déradicalisation, comme la Norvège ou les Pays-Bas.
18. Compte tenu des défis économique et sécuritaire auxquels la Tunisie est actuellement confrontée, du
contexte géopolitique incertain dans lequel elle évolue, et de l’importance des liens économiques et humains
qui l’unissent à l’Europe, l’Assemblée estime que l’Europe doit tout mettre en œuvre afin de ne pas laisser la
Tunisie être déstabilisée par son environnement immédiat. La Tunisie et l’Europe partagent une proximité de
destin. Une détérioration de la situation en Tunisie aurait des répercussions immédiates sur le continent
européen, sur les plans migratoire et sécuritaire. En conséquence, l’Assemblée
:
18.1. exhorte instamment les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe ainsi que l’Union
Européenne à prendre toutes les mesures adéquates en vue de préserver la stabilité et de
contribuer à la transition démocratique de la Tunisie
;
18.2. attire l’attention des institutions compétentes de l’Union européenne et, en particulier celle de la
Commission européenne, sur l’importance, pour la Tunisie, d’obtenir un accord de libre
-
échange complet et approfondi qui soit équitable, en particulier dans le domaine de l’agriculture.
19.
L’Assemblée se félicite de la coopération intense et fructueuse de la Tunisie avec les différentes
instances du Conseil de l’Europe qui contribue largement à sa transition démocratique. Cette coopération
devrait être développée davantage et étendue à d’autres domaines, notamment celui de la décentralisation
tunisienne, pour laquelle le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux vient d’être sollicité.

20.
L’Assemblée estime que cette coopération gagnerait en efficacité si elle était complétée par un
dialogue au niveau parlementaire. Elle se tient prête à renforcer ses liens avec l’ARP et invite les élus
tunisiens à profiter pleinement de l’occasion qu’elle offre pour participer au dialogue parlementaire européen.

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B.
Projet de recommandation3
1.
L’Assemblée parlementaire se réfère à sa Résolution … (2017) sur la transition politique en Tunisie.
Elle se réfère également à sa Recommandation 1972 (2011) et à la réponse que le Comité des Ministres y a
apportée.

2.
Elle salue les avancées décisives de la Tunisie en matière de démocratie, de promotion des droits de
l’homme et d’établissement de l’État de droit, ainsi que la contribution de la coopération entre le Conseil de
l’Europe et la Tunisie au processus de réformes dans ce pays. À cet égard, elle se félicite de ce que les
préconisations de la Recommandation 1972 (2011) ont été mises en œuvre.

3.
Compte tenu du degré élevé de coopération de la Tunisie avec les instances du Conseil de l’Europe et
des résultats obtenus, l’Assemblée recommande au Comité des Ministres d’augmenter le volume des
demandes de financement par contribution volontaire dans la préparation du Partenariat de Voisinage 2018
-
2020, afin de consolider et de renforcer les ressources des programmes relatifs :
3.1. à la promotion des droits de la femme, en particulier dans le domaine de la lutte contre les
discriminations faites aux femmes ;
3.2. à la défense des droits des enfants, notamment à travers l’accompagnement de la Tunisie dans
son adhésion à la Convention sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus
sexuels (Convention de Lanzarote, STCE No 201)
;
3.3. à la liberté d’expression et aux média ;
3.4. à la décentralisation, domaine dans lequel la coopération devrait s’intensifier à l’issue des
élections municipales et régionales prévues en décembre 2017.
4.
Finalement, compte tenu des défis économique et sécuritaire auxquels la Tunisie est actuellement
confrontée, du contexte géopolitique incertain dans lequel elle évolue, et de l’importance des liens
économiques et humains qui l’unissent à l’Europe, l’Assemblée estime que l’Europe doit tout mettre en
œuvre afin de ne pas laisser la Tunisie être déstabilisée par son environnement immédiat. La Tunisie et
l’Europe partagent une proximité de destin. Une détérioration de la situation en Tunisie aurait des
répercussions immédiates sur le continent européen, sur les plans migratoire et sécuritaire. L’Assemblée
invite le Comité des Ministres à se joindre à cette déclaration et à en tirer les conséquences dans la mise en
œuvre de la politique de voisinage du Conseil de l’Europe.

3 Projet de recommandation adopté à l’unanimité par la commission le 25 avril 2017.
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C.
Exposé des motifs par M. George Loucaides, rapporteur
Table des matières
1.
Introduction ................................................................................................................................................ 6
2.
L’élaboration de la nouvelle Constitution ................................................................................................... 7
2.1. Le contexte (2011-2012) ............................................................................................................... 7
2.2. La dégradation du climat politique (2011-2013) ............................................................................ 7
2.3.
La dégradation de la situation sécuritaire et la crise de l’été 2013 ............................................... 8
2.4.
Le dénouement de la crise et l’accélération du travail constituant (été 2013-2014) ..................... 9
3. La Constitution du 27 janvier 2014 .......................................................................................................... 10
3.1. La consécration des droits et libertés ......................................................................................... 10
3.2. Un régime parlementaire mixte ................................................................................................... 11
3.3. Un cadre vivant qui fait ses preuves ........................................................................................... 12
4.
La construction d’un État de droit : un chantier en cours ........................................................................ 13
4.1. Les Instance constitutionnelles indépendantes et législatives .................................................... 13
4.2. La Justice .................................................................................................................................... 13
4.3. La lutte contre la torture et les mauvais traitements ................................................................... 14
4.4. La lutte contre les discriminations ............................................................................................... 15
5. Les défis majeurs de la société tunisienne .............................................................................................. 16
5.1. Le défi économique ..................................................................................................................... 16
5.2. Le défi sécuritaire : de la lutte contre les terroristes à la gestion des « revenants » .................. 17
6.
La coopération avec l’Europe et la place de l’Assemblée ....................................................................... 18
6.1. L'Union européenne, un partenaire incontournable .................................................................... 18
6.2. Une coopération avec le Conseil de l'Europe très satisfaisante qui pourrait être plus dynamique
au niveau parlementaire ........................................................................................................................ 19
7. Conclusions ............................................................................................................................................. 20
1.
Introduction
Dès le début de « la Révolution de la dignité4 », notre Assemblée a été aux côtés de ceux qui, en
1.

Tunisie, se sont attelés à la construction d’une nouvelle société : une société attachée à la démocratie, à la
bonne gouvernance et au respect des droits fondamentaux. Le
défi était grand et c’est la raison pour
laquelle la Commission des questions politiques et de la démocratie a suivi attentivement les évolutions de
ce pays et l’Assemblée a adopté trois Résolutions en 2011 (1791 et 1819) et 2012 (1893). Dans cette
dernière, nous constations que la Tunisie était sur la bonne voie et nous appelions l’Assemblée Nationale
Constituante (ANC) à offrir aux Tunisiens «
une constitution qui soit à la hauteur des idéaux de la révolution
et réponde aux normes et pratiques constitutionnelles internationales
(…)5 ».
2.
C’est à l’initiative de notre Commission que le Président de la Commission européenne pour la
démocratie par le droit (Commission de Venise), M. Gianni Buquicchio, avait rencontré en 2011
6 des
représentants de la société civile tunisienne et leur avait proposé l’expertise constitutionnelle de cette
institution, et c’est dans le cadre d’une mission de notre Assemblée «
post-observation » que M. Buquicchio
et Mme Simona Granata
-Menghini, Secrétaire adjointe de la Commission de Venise, se sont rendus en
Tunisie les 16 et 17
janvier 2012, c’est-à-dire lors de la mise en place de l’ANC. Notre Commission a suivi
pas à pas l’élaboration de la nouvelle Constitution tunisienne à travers des échanges de vues avec le
secrétariat de la Commission de Venise le 15 novembre 2012, et des représentants de l’ANC lors des
parties de session d’avril 2013 et d’avril 2014 – pour cette dernière M. Mohamed El Arbi Abid, deuxième
Vice
-Président de l’ANC était présent.
3.
Elle a également été à l’origine de la venue de M. Mustapha Ben Jaafar à l’Assemblée, qui, à
l’occasion de l’examen du troisième rapport de notre collègue Mme Anne Brasseur en séance plénière le 28
juin 2012, est intervenu sur la situation de son pays.

4.
Plus récemment, une délégation du parlement monocaméral de Tunisie qui a succédé à l’ANC, a
assisté à la réunion de la Sous
-commission sur le Proche-Orient et le monde arabe le 21 avril 2015 et, moi-
même, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec trois membres de ce parlement en janvier dernier.
4 « La Révolution de la dignité » est l’expression utilisée en Tunisie pour désigner le renversement de la dictature de Ben
Ali en 2010-2011, alors que l’appellation « Révolution de jasmin » évoque la prise de pouvoir de ce dernier en 1987.
5 Résolution 1893 (2012), paragraphe 12.1.
6 Réunion de la Commission du 9 mars 2011, soit avant l’élection de l’ANC.
6









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5.
Si nous avons été actifs depuis 2011, force est de constater que le dernier état des lieux présenté à
notre Assemblée date de 2012. Depuis, la donne a, en partie, changé. La Tunisie n’en est plus à
l’élaboration d’un nouveau cadre institutionnel. Elle a adopté sa constitution en janvier 2014 et commencé à
l’appliquer
: des élections législatives et présidentielles se sont tenues la même année et la Tunisie a connu
à l’été 2016 un changement de gouvernement.

6.
La présent rapport a pour but de présenter les principaux développements politiques depuis notre
dernière résolution (juin 2012), de cerner les défis auxquels la Tunisie est confrontée et d’apprécier son
degré de coopération avec le Conseil de l’Europe. Il s’appuie notamment sur la visite d’information que j’ai
effectuée à Tunis du 27 au 30 mars derniers.

2.
L’élaboration de la nouvelle Constitution
7.
La rédaction de la Constitution du 27 janvier 2014 est loin d’avoir été un long fleuve tranquille. À l’été
2013, la Tunisie était au bord de la guerre civile et la crainte d’un scénario à l’égyptienne était partagée par
l’ensemble des acteurs politiques. Pourtant, il n’en a rien été
: sur le fil du rasoir, la société tunisienne a su
faire les compromis nécessaires pour maintenir son unité et tourner la page de la transition en se dotant
d’institutions pérennes.

2.1. Le contexte (2011-2012)
8.
Élue le 23 octobre 2011, au cours d’un scrutin salué par les observateurs internationaux et par notre
Assemblée7, l’ANC a rempli, pendant un peu plus de deux ans, la fonction d’assemblée parlementaire votant
les lois et contrôlant l’action du gouvernement, ainsi que celle d’assemblée constituante. Elle a voté le
10
décembre 2011 la loi sur l’Organisation provisoire des Pouvoirs Publics (OPP), parfois appelée la « Petite
Constitution
», qui a donné à la Tunisie un cadre constitutionnel minimal, en créant notamment les
institutions de la Présidence de la République, du Gouvernement et du Premier Ministre. La loi OPP a été
appliquée jusqu’à l’entrée en vigueur de la Constitution de 2014.

9.
Cette loi adoptée, les partis Ennahdha (islamiste modéré), le Congrès pour la République (CPR,
séculariste et nationaliste panarabiste) et Ettakatol (gauche laïque, membre de l’Internationale socialiste) ont
formé une coalition gouvernementale, dite «
Troïka », majoritaire à l’ANC avec 138 sièges sur 217. Quatre
mois après son élection, à la mi
-février 2012, le travail constituant a réellement débuté. Celui-ci était
organisé à travers six commissions constituantes, élues à la proportionnelle des groupes. Leur rôle
consistait à rédiger les articles de la Constitution relevant de leur compétence, avant de transmettre leur
projet à un Comité mixte de rédaction et de coordination qui pouvait procéder à des renvois pour réexamen
avant de soumettre un projet complet à l’ANC réunie en plénière
8. Ce projet devait alors être adopté en deux
phases
: d’abord article par article à la majorité des 2/3, puis par un vote sur l’ensemble du texte, là encore à
la majorité des 2/3. En cas d’incapacité à atteindre cette majorité, le projet devait être soumis au
référendum, ce qui ne s’est finalement pas produit.

2.2. La dégradation du climat politique (2011-2013)
10.
L’ANC a été contestée assez rapidement par l’opposition et la situation politique s’est progressivement
tendue polarisant la société tunisienne entre, d’un côté les soutiens à la Troïka, et de l’autre ses détracteurs.

11. En premier lieu, Ennahdha, avec 37 % des voix et 89 sièges du 217, alors que le CPR arrivé en
deuxième position n'avait obtenu que 8,7 % des voix, a pu faire craindre un comportement hégémonique.

12. Cette peur s’est exprimée dès le mois de décembre 2011, lors du vote de la « Petite Constitution », où
l’opposition a critiqué, d’une part, la répartition des pouvoirs qu’elle jugeait concentrée dans les mains de la
Troïka et, d’autre part, la non fixation d’une durée limitant le mandat de l’ANC.

7 Observation de l’élection d’une Assemblée nationale constituante en Tunisie (23 octobre 2011), rapport d’observation
d’élection de M. Andreas Gross,
Doc. 12795 du 24 novembre 2011.
8 Les six commissions, composées chacune de 22 membres, étaient les suivantes : commission du Préambule, des
principes fondamentaux et de la révision de la Constitution, commission des droits et des libertés, commission du
pouvoir législatif, du pouvoir exécutif et des relations entre eux, commission de la justice judiciaire, administrative,
financière et constitutionnelle, commission des instances Constitutionnelles, commission des collectivités publiques
régionales et locales.
7















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13.
L’ANC n’est effectivement pas parvenue à adopter un projet de Constitution au bout d’un an, alors que
la majorité des forces politiques avaient pris cet engagement avant les élections de 2011. En outre, en dépit
des efforts menés par une partie de l’administration de l’ANC, les membres de la Troïka présents dans cette
dernière n’ont pas associé la société civile à leurs travaux autant qu’ils auraient pu le faire
9.
14. Mais ce sont surtout les débats en commission qui ont révélé les lignes de fracture entre le parti
islamiste et les partis sécularistes. Les deux points d’achoppement ont concerné la question de la place de
l’Islam dans la Constitution et, dans une moindre mesure, celle de la nature du régime, et parfois donné lieu
à des manifestations de rue importantes.

15. Pour le premier, Ennahdha a tenté jusqu’en 2013, souvent malgré l’opposition de ses partenaires de
la Troïka, de faire de la religion musulmane une source du droit tunisien. Elle a ainsi essayé de faire adopter
une définition de la famille fondée sur la «
complémentarité » entre l'homme et la femme et non sur le
principe d'égalité. Elle a proposé de contrebalancer le caractère civil de l'État tunisien par la reconnaissance,
dans le projet de Préambule de la Constitution, «
de constantes de l'Islam » sur lesquelles le juge
constitutionnel se serait appuyé et souhaité qu'aucune révision constitutionnelle ne puisse porter «
atteinte à
l'Islam comme religion d' État
».
16.
Les oppositions ont été moins fortes sur la nature du régime. La question du régime mixte où le Chef
de l’État se voyait reconnaître de vraies prérogatives a été rapidement tranchée et l’essentiel des
discussions a porté sur le partage des compétences entre ce dernier et le Chef du Gouvernement.

17.
La dégradation du climat politique et les positions éloignées des constituants qui tenaient à des
projets de société difficilement conciliables expliquent qu’en juin 2013, l’ANC avait examiné quatre projets de
Constitution10 sans en adopter finalement aucun. Parallèlement, la situation sécuritaire empirait.
2.3. La dégradation de la situation sécuritaire et la crise de l’été 2013
18. Dès 2012, les forces de l’ordre ont réprimé violemment certaines manifestations à caractère
politique
11 ou social 12 , mais semblé peiner à faire de même avec les salafistes 13 ou les milices pro-
gouvernementales14.
19.
L'assassinat à six mois d'intervalles, de deux dirigeants de l'opposition, M. Chokri Belaïd, le
6
février 2013, puis M. Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, apparemment par la même équipe de
djihadistes, a déclenché des vagues de protestations et conduit à la mise en cause de la Troïka critiquée soit
pour son incompétence, soit pour sa bienveillance supposée à l’égard des djihadistes et des salafistes.
Ennahdha a également été accusée de complicité avec les auteurs de l’assassinat
15.
20. M. Mustapha Ben Jaafar, dirigeant d’Ettakatol et ancien Président de l’ANC, a décrit ces semaines où
le pays du Jasmin était au bord de la guerre civile
:
9 Voir les témoignages de M. Jawher Ben Mbarek, Processus constitutionnel et société civile : de la négation à
l’acceptation p. 263 et s. in La Constitution de la Tunisie, Programme des Nations Unies pour le Développement, 2016,
de M. Badredine Abdelkafi, L’Assemblée nationale constituante et la société civile : quelle relation ? p. 139 et s., et le
rapport de Mme Anne Brasseur du 7 juin 2012, La transition politique en Tunisie, Doc. 12949, paragraphe 33.
10 13 août 2012, 14 décembre 2012, 22 avril 2013 et 1er juin 2013.
11 Le 6 avril 2012, la police, avec l’aide de milices islamistes, selon certains journalistes, réprime des manifestants lors
de la fête des Martyrs, avec une violence telle que l’ANC décide de créer une commission d’enquête.

12 Le 26 novembre 2012, des habitants du gouvernorat de Siliana, province pauvre du nord-ouest du pays, manifestent
en faveur du développement économique de la région. Le rassemblement tourne à l’émeute. La police tire à la
chevrotine. Le bilan est d’au moins 177
blessés.
13 Le 14 septembre 2012, des salafistes prennent d’assaut l’Ambassade américaine et détruisent l’école américaine,
malgré la présence des forces de l’ordre.

14 Le 18 octobre 2012, la Ligue de Protection de la Révolution, une milice considérée comme proche d’Ennahdha, s’en
prend à Tataouine, dans le sud-est tunisien, à M. Lofti Naguedh, coordinateur de Nidaa Tounes, une formation de
l’opposition. M. Naguedh décède peu après. Le chef de Nidaa Tounès, M. Béji Caïd Essebsi, a qualifié la mort de son
coordinateur comme le « premier assassinat politique de la Tunisie après la révolution ». Céline Zünd,
Le Temps, La
mort mystérieuse du militant Lofti Naguedh divise la Tunisie
, 24/10/2012.
15 L’Obs avec AFP, Un haut responsable de l’opposition assassiné, 6 février 2013 : « Chokri Belaïd, chef du parti des
Patriotes démocrates, a été tué par balles en sortant de chez lui. Son frère accuse le parti au pouvoir, Ennahdha, de
l'avoir "fait assassiner".
http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20130206.OBS7861/tunisie-un-haut-responsable-de-l-opposition-assassine.html.
8











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Doc. …
« Le deuxième assassinat [celui de Mohamed Brahmi] a carrément arrêté le pays, déclenchant, pendant
près d'un mois sur la place du Bardo, le sit
-in d'Errahil -le Départ- pour provoquer la dissolution de
l'Assemblée. Une crise majeure s'était installée dans le pays. Le blocage était réel.

[…]
Les débats en Tunisie à l'époque étaient fortement influencés par les événements qui se déroulaient en
Égypte [le 3 juillet, l’armée égyptienne renversait le Président Mohamed Morsi, membre des Frères
musulmans]. D'aucuns rêvaient de reproduire un "Tamarod"
-la Rébellion- à la tunisienne, chassant du
pouvoir la majorité élue. D'autres appelaient à la résistance contre d'éventuelles tentatives de putsch ou de
coup d'État militaire.

La scène politique s'était coupée en deux. Les canaux du dialogue étaient rompus. Des blocs identitaires
commençaient à se former selon le clivage sécularistes/islamistes, ce que j'avais toujours redouté et
dénoncé. Plus grave, la plupart des acteurs politiques, associatifs et syndicaux avaient substitué à leur
participation régulière aux institutions "la politique de la rue" et de l'affrontement direct.

D'un côté, l'opposition se réclamait d'une légitimité populaire "nouvelle" acquise par le rapport de force, de
l'autre, les islamistes revendiquaient haut et fort leur légitimité électorale. Les premiers avaient constitué un
Front de Salut National
-FSN-, réclamant la démission immédiate du gouvernement et la dissolution de
l'ANC qui, selon eux, n'était plus représentative.

Une cinquantaine de députés ont d'ailleurs décidé de se retirer de l'ANC et de rejoindre les manifestants sur
la place du Bardo.

De l'autre côté, la majorité mobilisait ses partisans en lançant un "appel au peuple" pour faire barrage à la
contre-révolution en marche. Et pour rajouter à ce climat anxiogène, huit soldats de l'armée nationale étaient
tombés la même semaine, victimes d'attaques terroristes.
»16
21.
Le 6 août 2013, M. Ben Jaafar a suspendu les travaux de l’ANC.
2.4. Le dénouement de la crise et l’accélération du travail constituant (été 2013-2014)
22.
La crise a été résolue grâce à la société civile. Un quartet composé de l'Union Générale des
Travailleurs Tunisiens, de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, du Conseil de
l’Ordre national des avocats de Tunisie et de la Ligue tunisienne des droits de l’homme a organisé un
Dialogue national ouvert aux formations politiques qui s’étaient engagées à signer une «
feuille de route »
fixant un horizon à la fin des travaux de l’ANC. 21 l’ont fait, à l’exception du CPR, membre de la Troïka. Les
sessions du Dialogue ont démarré à la mi
-septembre.
23. Elles ont permis la reprise du travail constituant à travers la création d’un organe non prévu par le
règlement de l’ANC mais voulu par son président, la Commission des consensus, cette dernière procédant
aux derniers arbitrages et rendant son dernier rapport le 28 décembre 2013.

Le 26 janvier 2014, l’ANC a adopté la Constitution de la IIème République tunisienne à la quasi-
24.
unanimité, par 200 voix contre 12 et quatre abstentions. Elle a été promulguée le lendemain, le 27 janvier.
25. Différentes raisons expliquent ce succès.
Le dynamisme de la société civile, capable de jouer les médiateurs en dernier ressort. Le quartet se
26.
verra d’ailleurs récompensé du prix Nobel de la paix en 2015 pour son action lors du Dialogue national.
27.
Le soutien de la communauté internationale a également joué. À cet égard, la coopération entre les
autorités tunisiennes et la Commission de Venise a été excellente. Cette dernière a suivi le processus
d’élaboration de la Constitution depuis le début, a apporté son expertise rédactionnel et a rendu plusieurs
avis sur les projets qui lui ont été soumis, y compris sur le projet final. Son rôle a d’ailleurs été reconnu,
lorsque sa Secrétaire adjointe, Mme Simona Granata
-Menghini, a participé en tant qu’invitée à la cérémonie
de signature de la nouvelle Constitution le 24 janvier 2014, à Tunis. La Présidente de l’époque de
l’Assemblée, Mme Anne Brasseur, a également été invitée à cette cérémonie, mais comme celle
-ci
coïncidait avec notre partie de session de janvier elle n’a malheureusement pas pu y participer.

16 Mustapha Ben Jaafar, ancien Président de l’ANC et leader du parti Ettakatol, Le processus transitionnel en Tunisie
(2011-2014) : De la crise au Dialogue national (4
ème partie), Huffington Post, publié le 12/10/2016, mis à jour le
19/10/2016.
9















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Doc. …
Le soutien de l’ONU a aussi compté, notamment par l’intermédiaire du Programme des Nations Unies
28.
pour le Développement, qui a accompagné les constituants tout au long de leurs travaux.
29. Mais surtout, c’est la capacité des acteurs politiques à faire des concessions importantes, « lorsqu’ils
sentent que la sécurité du pays et son unité courent un danger imminent
», comme l’écrit un membre de la
société civile, M. Salah Eddine Al Jourchi
17, qui a été décisive.
3.
La Constitution du 27 janvier 2014
30. Se prononçant sur le Préambule de la loi fondamentale tunisienne, la Commission de Venise constate
que «
les principes d’organisation politique et juridique qui y sont affirmés sont généralement ceux qui
fondent les démocraties
: souveraineté du peuple, primauté du droit, séparation et équilibre des pouvoirs. Ils
rejoignent les trois piliers du statut du Conseil de l’Europe, à savoir les droits de l’homme, la démocratie et
l’état de droit. La mise en exergue dans ce préambule des principales valeurs d’un État démocratique doit
être saluée
»18.
31. Ce jugement est conforté par la lecture des 149 articles répartis en dix chapitres que comporte la loi
fondamentale.

3.1. La consécration des droits et libertés
32.
Le chapitre 2 leur est entièrement consacré. Si l’on y ajoute les droits et libertés mentionnés dans les
autres chapitres et en particulier au chapitre premier relatif aux principes généraux, leur liste est longue et
témoigne du souci des constituants de rompre avec le régime dictatorial d’avant la Révolution.
33. Cette consécration des droits et libertés et les moyens juridictionnels pour les faire respecter grâce à
l'exception d'inconstitutionnalité prévue à l'article 120 est à saluer, elle aussi. Elle n’appelle qu’une
observation, une réserve et une suggestion.

34. Mon observation vise à souligner que ce texte est un texte de compromis, en particulier sur la
question de la place de l’Islam. À cet égard, le caractère civil de l’État a finalement été confirmé par l’article 2
de la Constitution et les projets d’articles visant à en limiter la portée ont été écartés. Certes, il reste dans la
loi fondamentale de nombreuses références à la religion musulmane
19 et, par exemple, seul(e) un ou une
musulman(e) peut se porter candidat(e) au poste de Président de la République (article 74). La Commission
de Venise n’a pas manqué de souligner «
les tensions entre d’une part, la place prédominante faite à l’Islam,
et d’autre part, le caractère civil de l’État tunisien et les principes de pluralité, neutralité et non
-
discrimination »20 ainsi que le fait que « l’exclusion de tout candidat (ou candidate) non musulman se concilie
mal avec ces dispositions
» 21. Mais, compte tenu du contexte qui a prévalu lors de sa conclusion, ce
compromis est sans doute le meilleur qui pouvait être obtenu. Quant à l’obligation d’être musulman pour
occuper la fonction de Chef de l’État, elle est regrettable, mais se retrouve dans des États généralement
tenus pour des modèles de démocratie, comme par exemple le Royaume
-Uni, où le Souverain doit être
anglican, le Danemark (article 6 de la Constitution du 5 juin 1953) ou la Norvège (article 4 de la Constitution
du 17 mai 1814 dans sa version de 2013), où il doit être luthérien.

35. De ce compromis est également née une disposition qui, elle, est problématique : l’article 22 autorise
la peine de mort «
dans des cas extrêmes fixés par la loi. », ce qui est fortement regrettable, d’autant plus
qu'un moratoire est, de fait, en place depuis 1991.
36. Enfin, je souscris à la suggestion de la Commission de Venise sur certains droits fondamentaux
protégés par des instruments internationaux
22 qui ne figurent pas dans la Constitution et qui pourraient y
figurer à l’avenir ou trouver leur place dans la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle
23.
17 Structure et évolution du paysage politique pendant la transition, p. 206 in La Constitution de la Tunisie, op. préc.
18 Commission de Venise, avis sur le projet final de la Constitution de la République tunisienne, avis 733 / 2013 du
17 octobre 2013, paragraphe 13.
19 La Constitution s’ouvre sur « Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux » et s’achève sur « Dieu est le garant de la
réussite », le Préambule mentionne «
l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam », ainsi que son
identité « arabe et musulmane », et dispose «
Au nom du peuple, nous rédigeons, avec l’aide de Dieu, cette
Constitution », les parlementaires (article 58), le Chef et les membres du Gouvernement (article 89) ainsi que le
Président de la République (article 76) doivent prêter un serment religieux et aucune formule alternative n’est prévue.
20 Commission de Venise, avis préc., paragraphe 28.
21 Commission de Venise, avis préc., paragraphe 102.
22 Commission de Venise, avis préc., paragraphe 77.
10












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37. Cela étant, je pense que notre Assemblée peut faire siens les mots que M. Ben Jaafar, ancien
Président de l’ANC, a adressés à ses collègues, lors de l’adoption de la Constitution du 27 janvier
: « La
révolution tunisienne est une révolution de liberté, et vous, aujourd’hui, en votant votre constitution,
concrétisez et symbolisez cette réussite
»24. Tel a bien été le cas.
3.2. Un régime parlementaire mixte
38. Sortant d’une longue période de régime non démocratique, les constituants ont choisi, d’une part un
«
pouvoir qui arrête le pouvoir », et d’autre part des mécanismes qui incitent les différents acteurs à passer
des compromis. La concentration des pouvoirs a été ainsi soigneusement évitée, ce qui est sans doute sage
pour une démocratie parlementaire à ses débuts.

3.2.1. L’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP)
39. Composée de 217 membres, soit le même nombre que l’ANC, elle est élue pour un mandat de 5 ans
à la représentation proportionnelle régionale à liste fermée au plus fort reste dans 33 circonscriptions, 27 en
Tunisie et 6 à l’étranger
25. Elle dispose de tous les attributs d’un Parlement monocaméral : elle vote la loi et
contrôle l’action du Gouvernement, notamment en votant la confiance ou la censure. La Constitution
reconnaît un statut particulier à l’opposition, en lui attribuant notamment la présidence de la commission des
finances, le rôle de rapporteur de la commission chargée des relations extérieures et l’autorisant, une fois
par an, à former une commission d’enquête.

L’ARP s’est dotée d’un Règlement intérieur le 2 février 2015 qui organise notamment ses travaux à
40.
travers 9 commissions permanentes26 de 22 membres chacune et 9 commissions spéciales.
3.2.2. La coopération des pouvoirs
41.
Le choix d'un régime mixte où le Chef de l’État est aussi élu au suffrage universel direct pour un
mandat de cinq ans renouvelable une seule fois, laisse au Chef du Gouvernement l’essentiel du pouvoir
exécutif, mais permet au premier d’influencer le travail tant de l’ARP que du Gouvernement.

42. À titre d'exemple, le Président dispose d'un veto suspensif qui ne peut être levé que par un vote à la
majorité des deux tiers de l'ARP, arme d'une efficacité réelle face à une Assemblée où les majorités, du fait
du mode de scrutin, peuvent ne pas être nettes. Il peut également demander à l’ARP de renouveler sa
confiance au Gouvernement à deux reprises au maximum pendant la durée de son mandat.

43. En d’autres termes, le Président dispose de pouvoirs lui permettant de « forcer » le consensus ou de
constater l’absence de celui
-ci.
44. Cette recherche de la conciliation est également perceptible dans la motion de censure contre le
gouvernement, qui est fortement inspirée de la motion de défiance constructive allemande
: la motion de
23 Il s’agit du droit au respect de la vie familiale (article 8 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des
Nations-
Unies), de l’interdiction de l’esclavage, de la servitude et du travail forcé (article 8 du Pacte) et du principe non
bis in idem (article 14, paragraphe 7 du Pacte).
24 Mustapha Ben Jaafar, Le processus transitionnel en Tunisie (2011-2014) : Adoption de la Constitution et épilogue
(5ème partie), Huffington Post, publié le 26/10/2016, mis à jour le 26/10/2016.
25 Le scrutin proportionnel ne figure pas dans la Constitution qui ne prévoit qu’une élection au suffrage direct et en
renvoie les modalités à la loi électorale.
26 Aux termes de l’article 85 du Règlement Intérieur dans sa version du 2 février 2015, les commissions permanentes
sont la Commission de la législation générale, la Commission des droits et des libertés et des relations extérieures, la
Commission des finances, de la planification et du développement, la C
ommission de l’agriculture, de la sécurité
alimentaire, du commerce et des services, la Commission de l’industrie, de l’énergie, des ressources naturelles, de
l’infrastructure et de l’environnement, la
Commission de la santé et des affaires sociales, la Commission des jeunes, des
affaires culturelles, de l’éducation et de la recherche, la Commission de l’organisation de l’administration et des affaires
des forces portant les armes et la Commission du règlement intérieur, de l’immunité, des lois parlementaires et des lois
électorales.
Aux termes de l’article 91 du RI dans sa version du 2 février 2015, les commissions spéciales sont la Commission de la
sécurité et de la défense, la Commission de la réforme administrative, de la bonne gouvernance, de la lutte contre la
corruption et du contrôle de gestion des deniers publics, la Commission du développement régional, la Commission des
martyrs et blessés
de la révolution, de l’application de la loi d’amnistie générale et de la justice transitionnelle, la
Commission des affaires des handicapées et des catégories précaires, la Commission des affaires de la femme, de la
famille, de l’enfance, de la jeunesse et des personnes âgées, la Commission des affaires des Tunisiens à l’étranger, la
Commission électorale et la Commission de supervision des opérations de vote et décompte des voix.
11















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censure ne peut être adoptée que si l’ARP, lors du même vote, approuve la candidature du remplaçant au
poste de Chef de Gouvernement, ce qui implique que les oppositions doivent être capables de se mettre
d’accord sur un gouvernement de remplacement.

3.2.3. Des contre-pouvoirs reconnus : les Instances constitutionnelles indépendantes
45. Au nombre de cinq, elles sont indépendantes, œuvrent au renforcement de la démocratie et sont
dotées de la personnalité juridique et de l’autonomie financière et administrative, selon l’article 125. Dans
leur domaine de compétence, elles disposent au minimum d’un pouvoir de consultation (Instance du
développement durable et des droits des générations futures) et peuvent avoir pour mission de réguler leur
secteur (Instance de la communication audiovisuelle), d’organiser et de superviser les différentes élections
(Instance des élections), voire d’enquêter (Instance des droits de l’Homme, Instance de la bonne
gouvernance et de la lutte contre la corruption).

3.3. Un cadre vivant qui fait ses preuves
46.
Les élections législatives qui se sont tenues le 26 octobre 2014 et dont le déroulement a été salué par
notre Assemblée
27, ont été marquées par une polarisation du jeu politique : Nidaa Tounes (37 % des
suffrages exprimés et 86 sièges), mouvement séculariste qui s’est positionné pour concurrencer Ennahdha,
est devenu la principale formation politique de l’ARP, suivi de ce dernier (27 % et 69 sièges). Les quatre
partis suivants ont obtenu moins de 5 %. À l’exception d’Ennahdha, les partis de l’ancienne Troïka ont perdu
plus de 50 % des voix par rapport à octobre 2011. M. Mohammed Ennaceur, membre de Nidaa Tounes, est
devenu le premier Président de l’ARP.

47.
Le 21 décembre 2014, M. Béji Caid Essebsi, chef du parti Nidaa Tounes et ancien Premier ministre
pendant la période de transition, a été élu Président de la République avec plus de 55 % des voix, au cours
d’un scrutin exemplaire
28.
48.
La formation du gouvernement d’Habib Essid, personnalité indépendante, a permis de constater que
les mécanismes incitatifs de la Constitution fonctionnaient
: au risque de ne pas obtenir la confiance de
l'ARP, il a dû élargir la composition de son gouvernement et y a fait entrer aux côtés de Nidaa Tounes,
Ennahdha et Afek Tounes, une formation d’orientation social
-libérale.
49. De même, en 2015, le Chef du Gouvernement a mis fin aux fonctions du ministre de la Justice et du
secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur chargé des Affaires sécuritaires avant de procéder à un
remaniement ministériel, début janvier 2016, l’ARP accordant sa confiance individuellement aux Ministres.

50. Enfin, après que le Président de la République a émis le souhait d’un gouvernement d’union nationale
et a recueilli l’accord de partis politiques et de syndicats en juin 2016, M. Habib Essid n’a pas souhaité
démissionner, mais a demandé à l’ARP de lui renouveler sa confiance, ce qu’elle a refusé le 30 juillet 2016.

51. Un nouveau gouvernement, à l’assise plus large que le précédent, formé par M. Youssef Chahed a
reçu la confiance de l’Assemblée le 26 août 2016. Il a connu un remaniement d’ampleur limitée en février
2017, à l’occasion duquel le Premier ministre semble avoir renforcé son autorité vis
-à-vis des partis le
soutenant en ne les consultant pas tous préalablement à la nomination de trois ministres
29.
52.
Il est à noter que ce fonctionnement institutionnel ne semble pas avoir été perturbé outre mesure par
une scission intervenue au sein de Nidaa Tounes qui a conduit en novembre 2015 au départ de 32 députés
de son groupe parlementaire et à la création d’un nouveau parti Machrou Tounes. Ce retrait a fait
d’Ennahdha la première force politique à l’ARP, ce qu’elle est encore à ce jour.

27 Observation des élections législatives en Tunisie, rapport d’observation d’élection de M. Andreas Gross, Doc. 13654
du 16 décembre 2014.
28 Observation de l’élection présidentielle en Tunisie, rapport d’observation d’élection de M. Jean-Marie Bockel, Doc.
13672 du 26 janvier 2015.
29 Sur le remaniement, voir Huffington Post Maghreb, Après l’intention de démission de Bikri : Youssef Chahed effectue
un remaniement ministériel, 25/02/2017,
http://www.huffpostmaghreb.com/2017/02/25/briki-chahed-remaniment-_n_15005792.html.
Sur la non consultation de Nidaa Tounes lors du remaniement, voir Globalnet, Hafed Caïd Essebsi dénonce
l’enregistrement fuité où il critique Youssef Chahed, 07/03/2017, http://www.gnet.tn/actualites-nationales/hafedh-caid-
essebsi-denonce-lenregistrement-fuite-ou-il-critique-chahed/id-menu-958.html.
12
















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Doc. …
4.
La construction d’un État de droit : un chantier en cours
53. Afin de mettre en œuvre pleinement et effectivement les droits et libertés contenus dans la
Constitution, la Tunisie est amenée à lutter contre certaines pratiques, habitudes culturelles et résistances.

4.1. Les Instance constitutionnelles indépendantes et législatives
54. À ce jour, les Instances constitutionnelles ne disposent pas d’un cadre juridique unique. Le projet de
loi organique relatif aux dispositions communes aux instances constitutionnelles indépendantes a été adopté
par le Conseil des Ministres le 15 mars 2016, mais il n’a pas été examiné par l’ARP. Une seule des cinq
Instances prévues par la Constitution fonctionne conformément à sa loi organique, qui devra d’ailleurs être
amendée. Il s’agit de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE). Trois autres instances
sont toujours régies par des dispositions provisoires (celles qui sont en charge respectivement des droits de
l’homme, de l’audiovisuel et de la lutte contre la corruption) et attendent leur loi organique, tandis que la
dernière, celle du développement durable n’a aucune existence juridique.

55.
Lors de mon entretien avec les Présidents de ces Instances auquel se sont joints des Présidents
d’instances dont le fondement juridique est législatif et non constitutionnel, comme c’est le cas de l’Instance
nationale pour la prévention contre la torture (INPT) ou l’Instance nationale de protection des données
personnelles (INPDP), il est apparu clairement que des efforts devaient être faits afin de rendre l’ensemble
des Instances opérationnelles
30. À cet égard, la situation de l’INPT est assez révélatrice : cette Instance ne
fonctionne pas, faute de personnel et le décret relatif à la rémunération de ses membres n’a pas été pris.

56.
Le sentiment de mes interlocuteurs était que les institutions politiques et les hauts fonctionnaires qui
les servent, n’avaient pas fait de l’effectivité des Instances une priorité, à l’exception de l’ISIE. Certes, le
contexte budgétaire tunisien est fortement contraint. Certes, le concept «
d’Instances indépendantes » est
nouveau en Tunisie. Certes, on peut comprendre que l’octroi de compétences à ces dernières suscite la
crainte de certains départements ministériels d’être dépossédés de leurs prérogatives. Pour autant, ces
Instances ne constituent pas un démembrement de l’État mais une garantie reconnue et souhaitable en
matière de défense et de promotion des droits de l’homme, ne serait
-ce qu’au regard « des principes dits de
Paris
»31. Cela est d’autant plus vrai dans un État qui se réforme et dont le passé était jusqu’à récemment
plus qu’autoritaire. L’État français, jacobin s’il en est, n’a pas été déshabillé par la création d’Autorités
Administratives Indépendantes, dont le fonctionnement est assez proche de celui des Instances. Que le
Gouvernement et le Parlement tunisiens se rassurent
: il en ira de même chez eux.
4.2. La Justice
57.
La mise en place du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM), symbole de l’indépendance des
juridictions judiciaires, administratives et financières, a été mouvementée
: la loi qui l’a créé a été critiquée
tant par les magistrats que par des ONG et des associations au motif que les garanties d’indépendance
auraient pu être renforcées
; l’élection de ses membres en octobre 2016 n’a pas permis au CSM de se réunir
dans sa composition définitive et les décisions qu’il a prises en décembre 2016 ont été attaquées devant le
Tribunal administratif par l’Association des Magistrats Tunisiens (AMT) qui semblait en désaccord profond
avec un syndicat concurrent, le Syndicat des Magistrats Tunisiens (SMT).

58. Ces blocages n’ont pu être surmontés que par l’adoption en urgence le 28 mars dernier d’une loi
modifiant les règles de fonctionnement du CSM. L’AMT en a critiqué le contenu et lancé un mot d’ordre de
grève. Par ailleurs, un collectif d’organisations de la société civile a jugé l’initiative du Gouvernement comme
30 Le 5 janvier 2017, trois Instances provisoires rejointes par l’Instance nationale pour la prévention contre la torture
(INPT), l’Instance nationale de protection des données personnelles (INDPD) et l’Instance Vérité et Dignité (IVD) se sont
plaintes de l’immixtion du pouvoir politique dans leur fonctionnement et se sont déclarées insatisfaites « de la manière
avec laquelle ont été élaborés les projets de loi [organiques les concernant], ceux-ci se sont transformés en une simple
procédure de routine [vidée] de ses principaux objectifs
», selon leur déclaration commune. Le président de l’INPDP a
pointé du doigt ce qu’il appelle « l’administration profonde », qui n’accepterait toujours pas de partager une partie de son
pouvoir, voir La Presse, Instances constitutionnelles : malaise institutionnel, 6/01/2017.
31 « Les principes de Paris » consistent en une série de recommandations sur le rôle, la composition, le statut et les
fonctions des «
institutions nationales chargées des droits de l’homme ». Ils ont été approuvés par la Commission des
droits de l’homme en mars 1992 (résolution 1992/54) et par l’Assemblée générale des nations Unies (A/RES/48/134 du
20 décembre 1993).
13












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Doc. …
une immixtion dans le pouvoir judiciaire 32 . Par ailleurs, des membres de l’ARP ont contesté la
constitutionnalité de cette loi devant l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de
loi. Au
-delà du rôle joué par le CSM dans la vie des magistrats et des juridictions, son établissement revêt
une importance d’autant plus grande qu’il dispose d’un pouvoir de nomination de juges constitutionnels. Le
blocage du CSM a eu pour conséquence le report de la mise en place de la Cour Constitutionnelle, c’est
-à-
dire l’un des garants de l’État de droit.
59.
Les évolutions qu’a connues le dossier du CSM ne doivent pas faire oublier les avancées notables de
la Tunisie en matière de réforme de l’appareil judiciaire. Le Ministre de la Justice m’a ainsi confirmé une
annonce qui avait été faite de recruter 500 nouveaux magistrats en 2017
-2018, a détaillé la mise en place de
pôles financiers où les magistrats se spécialisent exclusivement sur ce type de contentieux et indiqué qu’en
matière pénale, son Ministère travaillait à la réduction des délais de jugement.

60. Parallèlement à la réforme de l’appareil juridictionnel, la Tunisie a mis en place une justice dite
«
transitionnelle », qui vise à dévoiler à l’ensemble de la société les violations des droits humains les plus
fondamentaux pendant la période précédant la Révolution en vue de la pacifier et de la réconcilier avec elle
-
même. En la matière, l’Instance Vérité et Dignité (IVD) qui est la clé de voûte de cette justice a connu des
développements contrastés
: les auditions des victimes des régimes en place depuis l’indépendance ont
débuté en novembre 2016 et ont provoqué au sein de la société une réelle prise de conscience de l’ampleur
des violations des droits de l’homme qu’il faut saluer. À l’inverse, il est regrettable que sur un sujet aussi
majeur, le fonctionnement de l’IVD ne soit pas harmonieux, ce dont témoignent la démission de certains de
ses membres et la contestation aiguë de sa Présidente, Sihem Ben Sédrine
33.
61. En outre, le Président Béji Caïd Essebsi est à l’initiative d’un projet de loi confiant à la justice
transitionnelle l’examen de crimes et délits en matière économique et financière commis sous le régime de
Ben Ali. Le souhait du Président est de ne pas juridictionnaliser la procédure, notamment pour des raisons
de délai, et de l’intégrer dans le processus de réconciliation nationale. Une première mouture de ce projet,
qui confiait à une autorité distincte de l’IVD le soin de connaître de ces affaires, a donné lieu en 2015 à un
avis très critique de la Commission de Venise
34. Je ne peux que souscrire à l’interprétation de cette
dernière
: si l’IVD n’a pas le monopole de la justice transitionnelle, il importe que le nouvel organe qui serait
compétent pour instruire les affaires de corruption ou de détournements de deniers publics présente les
mêmes garanties d’indépendance que l’IVD et que les procédures suivie soient équivalentes quant à
l’établissement de la vérité et la publicité des décisions prises par ce nouvel organe.

4.3. La lutte contre la torture et les mauvais traitements
62.
Largement répandue au sein des forces de sécurité sous Ben Ali, la torture y perdure, selon les
observations finales du Comité des Nations Unies contre la torture (CCT) publiées en mai 2016
35. Celui-ci
recommande notamment de modifier l’article 101
bis du Code pénal pour le rendre compatible avec la
définition de la torture contenue à l’article premier de la Convention contre la torture et de mettre un terme à
l’impunité des auteurs d’acte de torture et de mauvais traitements
36.
63.
Le contexte de la lutte contre le terrorisme rend plus difficile l’éradication de la torture au sein des
forces de l’ordre. Le CCT l’avait constaté dans ses observations
37. La visite, début février 2017, de M. Ben
Emmerson, Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme, a
été l’occasion de rappeler que celle
-ci devait se fonder sur ceux-là. Entre autres, il s’est déclaré préoccupé
32 Voir la déclaration publiée le 23 mars 2017 en français sur le site de l’ONG Euromedrigths et dont la Ligue Tunisienne
des Droits de l’Homme serait signataire,
http://www.euromedrights.org/fr/publication/les-risques-de-linitiative-legislative-
du-conseil-superieur-de-la-magistrature/.
33 Huffington Post Maghreb avec TAP, Sur fond de bras de fer entre le contentieux de l'État et l'Instance: Deux membres
de l'IVD accusent Sihem Ben Sedrine d' "abus de pouvoir", 5/10/2016.
34 Avis n° 818 / 2015 du 27 octobre 2015.
35 Document CAT/C/TUN/CO/3,
http://tbinternet.ohchr.org/_layouts/treatybodyexternal/TBSearch.aspx?Lang=en&TreatyID=1&DocTypeID=5.
36 § 19 des Observations finales : « Le Comité s’inquiète des informations concordantes sur le manque de diligence dans
les enquêtes pour torture ou mauvais traitements de la part des magistrats et de la police judiciaire, détachée au
Ministère de l’intérieur et chargée d’enquêter sur des violences exercées par des agents de l’État. »
37 § 11 des Observations finales « le Comité est préoccupé des informations reçues concernant des détentions au
secret, avant que l’arrestation soit officiellement enregistrée, dans des cas liés à la lutte antiterroriste, et pour lesquelles
des allégations de torture ont été formulées ».
14








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Doc. …
du nombre de détenus suspectés de terrorisme en attente de jugement et de l’utilisation de la loi
antiterroriste et d’autres actes législatifs à l’encontre des journalistes
38.
64. Cette position rejoint celles exprimées par certaines ONG et acteurs de la société civile lors de
l’adoption de la loi organique de lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent, dite loi «
n° 26 »39 qui a
accru les pouvoirs des forces de sécurité.

65. Enfin, il est important de rappeler que si la Tunisie n’applique plus la peine de mort depuis 1991, les
tribunaux continuent de la prononcer, par exemple en cas de crime sur des enfants
40 ou dans le cas de
crime terroriste, par exemple à l’encontre des agents des forces de sécurité
41, ce qu’autorise la loi n° 26. Il
est à noter que notre collègue Mme Marietta Karamanli, Rapporteure générale sur la peine de mort, a
vigoureusement protesté en juillet 2015, lors de l'adoption de cette dernière
42.
4.4. La lutte contre les discriminations
4.4.1. Les discriminations faites aux femmes : des avancées notables
66. À cet égard, la Tunisie, déjà pionnière en Afrique du Nord et au sein du monde arabe, a continué de
progresser sur la voie de l’égalité. Dans sa résolution 1873 (2012) du 24 avril 2012, adoptée à l’occasion
d’un débat sur l’égalité entre les femmes et les hommes
: une condition du succès du Printemps arabe, notre
Assemblée avait listé plusieurs préconisations pour la Tunisie
43. Force est de constater qu’une très grande
partie d’entre elles ont été mises en œuvre.

67. Ainsi, le 23 avril 2014, les Nations Unies ont confirmé la réception de la notification de la Tunisie de
retirer officiellement l’ensemble de ses réserves spécifiques à la Convention sur l’élimination de toutes les
formes de discriminations à l’égard des femmes (CEDEF)
44. Le 10 novembre 2015, un amendement au
projet de loi relatif aux passeports et aux documents de voyage a permis aux femmes de voyager avec leurs
enfants mineurs sans avoir à demander l’autorisation préalable de leur père. Enfin, en matière de
représentation, les femmes tunisiennes bénéficient d’une discrimination positive, tant pour les élections
législatives (elles comptent pour plus de 30 % des membres de l’ARP), que municipales. Pour les prochains
scrutins locaux de décembre 2017, le législateur a ainsi imposé aux partis politiques l’obligation de présenter
des listes alternant un homme – une femme et de confier la moitié des têtes de liste à des femmes.

68. En outre, l’ARP discute depuis fin mars d’un projet de loi organique contre les violences faites aux
femmes. Ce texte constitue la première tentative de traiter ces violences dans leur globalité et mêle
réponses pénales, sociales et financières. Après une hésitation, la suppression de l’article 227 bis du Code
pénal, dont l’application avait provoqué un réel émoi en Tunisie, a été réintégrée dans ce projet, alors qu’il
était envisagé de l’abroger séparément
45.
69. Si ces progrès sont à saluer, certaines avancées pourraient encore être faites, par exemple en
matière d’héritage – où la femme est désavantagée par rapport à l’homme – ou de droit de garde – pour
lequel l’article 58 du Code du Statut Personnel discrimine clairement la femme. Ces sujets sont sensibles en
Tunisie et, comme me l’a dit une de nos collègues de l’ARP à propos de l’héritage, perçus, pour une frange
38 Centre d’actualités de l’ONU, 9/02/2017, Tunisie : un expert de l’ONU appelle à fonder la lutte contre le terrorisme sur
les droits de l’homme.
http://www.un.org/apps/newsFr/printnews.asp?nid=38930.
39 http://www.courrierinternational.com/article/tunisie-loi-antiterroriste-attention-au-chantage-securite-contre-liberte.
40 Le Tribunal militaire de Tunis a prononcé, le 3 janvier 2017, la peine de mort par arme à feu contre un caporal de
l’Armée accusé d’avoir kidnappé, violé puis égorgé un enfant de 4 ans en 2016.

41En mars 2016, trois djihadistes ont été condamnés à la peine capitale pour le meurtre d’un gendarme dans le centre du
pays en 2012.
42 http://assembly.coe.int/nw/xml/News/News-View-fr.asp?newsid=5726&lang=1.
43 Résolution 1873 (2012), voir paragraphes 8, 9, 11 et 12.
44 Seule demeure une déclaration générale fort brève stipulant que « le Gouvernement tunisien déclare qu'il n'adoptera
en vertu de la Convention, aucune décision administrative ou législative qui serait susceptible d'aller à l'encontre des
dispositions du chapitre 1er de la Constitution tunisienne. »
45 L’article 227 bis du Code pénal permet à un homme ayant « fait subir sans violence l'acte sexuel à un enfant de sexe
féminin âgé de moins de 15 ans accomplis » ne pas être poursuivi en cas de mariage avec sa victime. Cet article a été
appliqué par le Tribunal de première instance du Kef dans le cas d’une mineure de 13 ans enceinte d’un de ses proches.
À la suite d’une vague de protestations, le gouvernement a approuvé le 30 décembre 2016 un projet de loi amendant
l’article 227 bis. Cette affaire montre bien le travail à accomplir pour affermir l’état de droit, dans la mesure où, selon le
porte-parole du tribunal du Kef, «
l’enfant n’avait pas été forcée » et le mariage était souhaité par les deux familles pour
« ne pas faire scandale », selon Jeune Afrique, Rebecca Chahoun, Tunisie
: mobilisation contre l’article de la honte,
14/12/2016.
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de la population, comme étant liés à une question identitaire. Au-delà de l’argument identitaire, les autres
enjeux actuels concernent l’application de cette législation progressiste à l’ensemble des femmes, quelle
que soit leur origine sociale ou géographique, la prévention de la précarisation économique qui les touche
de manière particulière et plus généralement de toutes les formes de «
violences économiques », dont elles
sont l’objet, à savoir les différences de rémunération et d’accès à des postes de responsabilité.

4.4.2. La lutte contre le racisme : un projet de loi spontané
70. En matière de lutte contre les discriminations, la Tunisie est en train de se doter d’une loi traitant
spécifiquement du racisme, ce qui est une première. Le projet a été déposé à l’ARP au mois de mars. Il
intervient à la suite d'une attaque au couteau de trois personnes d’origine congolaise
46.
4.4.3. La lutte contre l’homophobie : des progrès à faire
71. Si dans des domaines importants, la Tunisie est en pointe pour lutter contre les discriminations, tel est
moins le cas en matière d’homophobie. L’article 230 du Code pénal criminalise les rapports homosexuels et
est appliqué par les tribunaux
47. En 2015, le ministre de la Justice avait appelé à son abrogation, ce qu’a
refusé le Président de la République
48. Le principe de non-discrimination garanti par l’article 21 de la
Constitution est manifestement bafoué. Les poursuites ne semblent pas ralentir
49 et cette criminalisation ne
contribue certainement pas à faire baisser le nombre d'agressions homophobes en Tunisie
50.
72. Ces chantiers en cours ne doivent pas faire oublier les progrès réalisés de manière générale dans le
domaine des libertés publiques depuis 2011. Interrogés sur les objectifs atteints, six ans après la Révolution,
les Tunisiens placent la liberté en première position avec 60 % de sondés qui considèrent que tel a bien été
le cas51.
5.
Les défis majeurs de la société tunisienne
73. Deux défis majeurs semblent conditionner la réussite de la transition démocratique tunisienne.
5.1. Le défi économique
74. Comme l’indiquait le rapport de Mme Anne Brasseur de 2012, la Révolution n’a pas amélioré la
situation économique. Pour autant, l’appareil productif tunisien ne s’est pas effondré.

75. Si la croissance du PIB a été inférieure à 1 % en 2015, elle était de 3,9 % en 2012, 2,3 % en 2013 et
de 2,4 % en 2014. Elle devrait être légèrement inférieure à 2 % en 2016 et les projections du Fonds
Monétaire International (FMI) la situent à 3 % en 2017. Alors même que les troubles sécuritaires ont achevé
le secteur touristique, qui comptait, avant la Révolution, pour 7 % du PIB (recettes en baisse de 35 % en
2015), la Tunisie n’a pas connu de récession.

76. Cependant, sa croissance est pour l’instant trop faible pour résorber un chômage qui se situe à 15 %
de la population active, et qui touche particulièrement les femmes (23 %), les diplômés universitaires (31 %)
et les jeunes (32 %).

77. Si l’inflation annuelle est restée depuis 2012 inférieure à 6 % et va en diminuant – elle devrait être de
3,6 % en 2016 – « l’inflation ressentie par les ménages est plus forte, débouchant ainsi sur une perception
largement partagée de dégradation du pouvoir d’achat, impression renforcée par la dépréciation du
dinar
»52, la monnaie nationale (- 11 % par rapport à l’euro entre 2015 et 2016).
78. Ces deux facteurs expliquent en partie le mouvement social de janvier 2016, provoqué par la mort
d’un chômeur à Kasserine, et d’une ampleur que la Tunisie n’avait pas connu depuis 2011. En avril 2016, le
46Jeune Afrique, Racisme en Tunisie : « On nous donne l’impression d’être des sous-hommes », 29 décembre 2016.
47 Voir par exemple la condamnation à trois ans de prison ferme, assortie d’une mesure d’éloignement de la ville de
Kairouan, de six étudiants tunisiens par le juge de première instance en janvier 2016 ou celle du jeune Marwen
condamné à deux mois de prison ferme en appel en décembre 2015.

48 France24, Sarah Leduc, Le président Essebsi s'oppose à la dépénalisation de la sodomie en Tunisie, 07/10/2015.
49 Jeune Afrique, Tunisie : deux jeunes arrêtés et poursuivis pour homosexualité à Sousse, 14/12/2016.
50 Huffington Post Maghreb, Tunisie : Nouvelle agression homophobe en plein centre-ville, 28/11/2016.
51 Enquête réalisée par l’Institut de sondage Sigma Conseil, début 2017.
http://www.huffpostmaghreb.com/2017/01/23/open-sigma-2017_n_14331938.html.
52 Direction générale du Trésor français, Situation économique et financière de la Tunisie, novembre 2016.
16

















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Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDS) a recensé 987 mouvements sociaux
collectifs
!
79.
Le FMI, a accordé 2,9 milliards de dollars de prêts à la Tunisie pour la période 2016-2020, la Banque
mondiale 5 milliards. Mais ces prêts sont conditionnés à des réformes structurelles, l’une d’entre elles étant
l’amélioration de la composition des dépenses publiques, à savoir, la réduction de la part salariale des
agents publics par rapport aux dépenses d’investissement. L’objectif est de diminuer le poids de l’État et de
réorienter les secteurs exportateurs de l’économie tunisienne vers des produits et services à plus haute
valeur ajoutée par exemple que l’huile d’olive ou le phosphate, deux ressources importantes pour les
exportations.

80. Parallèlement aux engagements pris, la Tunisie a organisé en novembre 2016 une conférence,
«
Tunisia 2020 », destinés aux investisseurs institutionnels : 14 milliards d’euros ont été promis sur la
période 2017
-2020, sous forme de dons, d’investissements et de conversion de dette en investissements.
81.
L’un des enjeux de la reprise économique réside dans la mise en place d’outils de lutte contre la
corruption. Avec l’appui du Conseil de l’Europe, le Président de l’Instance nationale de lutte contre la
corruption (INLCC) a rendu début février 2017 un rapport qui souligne notamment le besoin de renforcer la
transparence de l’administration au service de l’investisseur tunisien et étranger. Il a proposé la publication
périodique de toutes les informations, indicateurs et données relatifs à la corruption et ses incidences sur
l’économie nationale et le citoyen. Parallèlement, le gouvernement a signé en particulier avec l’INLCC, un
pacte établissant une stratégie nationale de lutte contre la corruption en décembre 2016 et fait voter une loi
le 22 février 2017 qui met en place des mécanismes de dénonciation de la corruption et protège les lanceurs
d’alerte.
82.
L’autre enjeu économique est de mettre un terme aux déséquilibres majeurs du pays, celui-ci étant
coupé entre les régions relativement riches de la côte et celles de l’ouest et du sud, plus délaissées et d’où
est partie la Révolution. L’organisation des premières élections municipales et régionales prévue pour
décembre 2017 couplée à la mise en œuvre de la réforme territoriale devrait participer de ce rééquilibrage
entre le littoral et l’intérieur du pays. Pour mener à bien cette réforme, les autorités tunisiennes ont fait
notamment appel à l’expertise de la France, selon le Ministre des Affaires Étrangères. Des contacts ont
également été établis avec le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux les 28, 29 et 30 mars derniers pour
définir l’appui que ce dernier pourrait apporter dans le cadre de son Partenariat Sud
-Med.
5.2. Le défi sécuritaire : de la lutte contre les terroristes à la gestion des « revenants »
83.
La période de contestation de l’ordre public par les groupes salafistes, que notre Résolution 1893
(2012) dénonçait, est terminée. Celle du terrorisme d’Ansar Al
-Charia, d’Al Qaeda au Maghreb Islamique
(AQMI) et de Daech a commencé. Face à lui, la Tunisie est en première ligne, non seulement pour lutter
contre les attentats, comme l’ont montré les attaques de 2015 contre le musée du Bardo, un complexe
touristique de Sousse ou un bus de la garde présidentielle à Tunis
53, mais aussi pour se prémunir des
infiltrations djihadistes à ses frontières. Le mont Chaâmbi, à l’ouest du pays, à la frontière algérienne, a été
le théâtre des premiers affrontements armés entre les forces tunisiennes et des groupes d’AQMI en 2013. Ils
durent encore aujourd’hui. Par ailleurs, en mars 2016, des combattants de Daech ont franchi la frontière
libyenne et tenté de prendre la ville de Ben Guerdane.

84.
Les mesures prises par les autorités ont consisté à arrêter un millier de personnes et à interdire de
sortie du territoire 15
000 autres, à proclamer l’état d’urgence, qui est toujours en vigueur, à réorganiser les
forces de sécurité en créant notamment l’Agence des Renseignements et de la Sécurité pour la Défense et
en multipliant par deux le budget de la Défense (1,2 milliards d’euros en 2016), à fermer 24 mosquées et à
ériger un mur de protection le long d’une partie de la frontière libyenne
54. C'est dans ce contexte que l’ARP a
adopté la loi organique n° 26.

85. Parallèlement, l’État tunisien a resserré sa coopération avec l’armée algérienne55, les États-Unis56, la
Grande
-Bretagne et la France57 pour sécuriser ses frontières ouest et sud.
53 Ces attentats ont coûté la vie à 59 ressortissants étrangers, 1 policier et 12 agents de la garde présidentielle.
54 Jeune Afrique, Marlène Panara, Tunisie : qu’ont fait les autorités tunisiennes depuis l’attentat à Sousse ?, 10 juillet
2015.
55 Huffington Post, Hebba Selim, Vaste opération algéro-tunisienne en vue pour éradiquer les terroristes à Châambi,
2/08/2014.
56 Radio France International, 23/11/2016, Tunis reconnaît la présence de drones américains à la frontière libyenne.
http://www.rfi.fr/afrique/20161123-tunis-reconnait-presence-drones-americains-frontiere-libyenne.
17










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Doc. …
86. Cette lutte semble porter ses fruits : aucun attentat d’envergure n’a été commis en Tunisie depuis
mars 2016 et la présence djihadiste dans le mont Châambi est moins virulente qu’en 2012.

87. Au-delà de la question libyenne, l’enjeu à venir est celui de la gestion du retour des djihadistes
tunisiens partis se battre «
dans des zones de tension » selon la formule des autorités, c'est-à-dire en Syrie,
en Irak, au Yémen ou en Libye. Ces derniers étaient estimés à 6
000 en 2015 par les Nations Unies58. La
classe politique et la société civile se sont d’abord divisées sur la possibilité d’empêcher les djihadistes de
pénétrer sur le territoire national
- le Chef du Gouvernement n’y étant pas favorable et avec lui près de 6 000
manifestants, le Président de la République rappelant que le «
retour à la patrie » était un droit
constitutionnel (article 25 de la Constitution)
-, puis sur le traitement à leur réserver59, notamment s’ils font
acte de «
repentance »60.
88. Par ailleurs, en dépit de la rupture de ses relations diplomatiques avec la Syrie depuis 2012, la Tunisie
a maintenu une présence à Damas afin de permettre «
une étroite coordination [avec celle-ci] sur le dossier
des terroristes et des prisonniers tunisiens (…)
»61.
89. Selon le ministère de l’Intérieur tunisien, 800 revenants auraient été emprisonnés ou placés sous
surveillance depuis 2007.

90. Une étude du Centre tunisien de la recherche et des études sur le terrorisme, créé au sein du FTDS,
et publiée en octobre 2016 dresse un portrait des djihadistes tunisiens à travers 1
000 dossiers individuels
judiciaires
62, ce qui devrait aider le gouvernement tunisien à mettre en œuvre la stratégie de lutte nationale
contre le terrorisme, adoptée en novembre de la même année.
91. Enfin, l’ARP a voté la création d’une commission d’enquête sur les filières de recrutement de
Tunisiens au profit d'organisations djihadistes, fin janvier 2017.

6.
La coopération avec l’Europe et la place de l’Assemblée
6.1. L'Union européenne, un partenaire incontournable
92. Premier pays du sud de la Méditerranée à avoir signé un Accord d'Association avec l'Union
Européenne (UE), entré en vigueur en 1998, la Tunisie a vu sa coopération s'inscrire dans le cadre de la
politique européenne de voisinage lancée en 2004. En novembre 2012, après la Révolution, elle a bénéficié
d'un Partenariat Privilégié qui s'est fixé comme objectif de renforcer les relations économiques bilatérales,
entre autre par la conclusion d'un Accord de Libre Échange Complet et Approfondi (ALECA).

93. Ce nouvel accord est censé aller au-delà de la libéralisation commerciale entamée par l'Accord
d'Association et intégrer l'économie tunisienne plus étroitement dans le marché unique européen. L'ALECA
devrait compléter et approfondir la zone de libre échange pour les produits manufacturés et l'étendre à de
RFI, 28/10/2016, Polémique autour des drones américains en Tunisie.
http://www.rfi.fr/afrique/20161028-tunisie-polemique-drones-americains-libye.
AFP repris par Paris Match, Un attentat en Tunisie évité grâce au raid américain [en Libye], 23/02/2016.
http://www.parismatch.com/Actu/International/Un-attentat-en-Tunisie-evite-grace-au-raid-americain-918005.
57 RFI, chronique Lignes de défense, 15 mai 2016.
http://www.rfi.fr/emission/20160515-tunisie-lutte-contre-le-terrorisme-defense-societe-forces-securite-tunisiennes.
58 Groupe de travail du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur l’utilisation de mercenaires en
Tunisie visite du 1er au 8 juillet 2015,
http://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=16219&LangID=F.
59 Le Président de la République a d’abord indiqué qu’il serait impossible d’emprisonner tous les revenants, faute de
place, avant de préciser que « chacun sera traité selon ses actes. ».
Jeune Afrique, Rebbeca Chahouch, Tunisie
: ce que prévoit la loi (et ce qu’a dit le Président) sur le retour au pays des
ressortissants jihadistes, 9/12/2016.
Tunis Tribune, https://www.tunistribune.org/retour-terroristes-syrie-nous-nallons-pas-les-mettre-tous-prison-dixit-bce-
24330/.
RFI, Houda Ibrahim, Vives critiques contre l’éventualité d’amnistier des jihadistes, 2/01/2017
http://www.rfi.fr/afrique/20170102-tunisie-critiques-amnistie-jihadistes-terrorisme-essebsi.
60 Jeune Afrique, Ennahdha et les repentis du djihad, 28 décembre 2016. Ennahdha souhaiterait que les repentis ne
fassent pas l’objet de poursuites, mais témoignent devant l’Instance Vérité et Dignité.
61 Propos du Ministre des Affaires étrangères, Khemaies Jhinaoui recueillis par l’Agence Tunis Afrique Presse, Jhinaoui
affirme l’existence de coordination avec la Syrie sur le dossier des terroristes tunisiens, 15/01/2017
,
http://www.tap.info.tn/fr/Portail-%C3%A0-la-Une-FR-top/8718093-jhinaoui-affirme.
62 Inkyfada, Walid Mejri, 4/01/2017, https://inkyfada.com/2017/01/terroristes-tunisie-dossiers-justice/.
18












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Doc. …
nouveaux secteurs comme les services et l'agriculture. Le premier round de négociation s'est tenu en avril
2016. À cette occasion, il a été rappelé que l'ouverture des marchés serait asymétrique afin de tenir compte
des différences de développement et qu'elle serait progressive et accompagnée de l'appui nécessaire pour
améliorer la compétitivité de l'économie tunisienne.

Les négociations de l'ALECA constituent un enjeu majeur, l'UE étant de loin le premier partenaire
94.
commercial de la Tunisie en absorbant 71 % de ses exportations.
95. Au-delà des relations commerciales, de 2011 à 2015, l'UE a soutenu la Tunisie à hauteur de
2,8 milliards d'euros tous mécanismes confondus (dons, assistance macro-financière, prêts).
96.
La coopération technique et financière s'inscrit dans un Cadre unique d'appui, dont la version 2014-
2016, a définis trois domaines d'intervention prioritaires : le soutien aux réformes socio-économiques et
l’appui à un développement plus équilibré et durable dans l’ensemble des régions ; le renforcement de l’État
de droit et de la gouvernance ; des appuis aux organisations de la société civile.

6.2. Une coopération avec le Conseil de l'Europe très satisfaisante qui pourrait être plus dynamique
au niveau parlementaire
Le 4 février 2015, le Comité des Ministres a adopté le Partenariat de Voisinage avec la Tunisie 2015-
97.
201763. Il a succédé au Partenariat couvrant la période 2012-2014 et principalement centré sur la facilitation
de la transition politique à travers un appui à l'élaboration de la Constitution et une aide au processus
électoral.

98. Ce Partenariat revêt deux aspects. D'une part, un dialogue politique renforcé qui s'étend du dialogue
stratégique de haut niveau avec le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe et le Comité des Ministres sur
les thématiques inscrites à l'agenda bilatéral et les questions politiques d'intérêt commun, à des
consultations plus techniques sur la mise en œuvre du Partenariat. D'autre part, des actions de coopération
dans les domaines des droits de l'homme, de l'État de droit et de la démocratie.

99.
Le Partenariat est financé en grande partie par un Programme Conjoint régional UE / Conseil de
l'Europe (69 %), complété par des contributions volontaires (31 %). Pour 2015
-2017, il devrait représenter
5,4 millions d'euros.

100. Le rapport d'étape du Groupe de rapporteurs sur les Relations extérieures (GR-EXT) du 16 août 2016
indique que la coopération avec la Tunisie en 2015 pour les six premiers mois de 2016 est très positive et
que le Conseil de l’Europe a reçu des demandes croissantes de cette dernière dans des domaines où elle
n'avait pas été envisagée, comme le mécanisme national de prévention de la torture, la prévention du
terrorisme, la législation contre le trafic d'êtres humains, les violences contre les femmes et les abus sexuels
à l'encontre des enfants.

101. Comme faits marquants, l'on retiendra que sur la même période, la Tunisie s'est vu reconnaître le
statut d'observateur au sein de la Commission Européenne pour l'Efficacité de la Justice (CEPEJ) et cette
dernière intervient désormais dans le cadre de la réforme de la justice, non plus auprès de 4 mais de
10
« cours pilotes ». Le 1er février dernier, à Tunis, le Groupe d’États Contre la Corruption (GRECO) a
tunisien et énoncé
présenté son diagnostic du cadre
69 recommandations. En août 2015, l'ARP a demandé un avis à la Commission de Venise sur le projet de loi
organique relatif à la Cour constitutionnelle qui a été rendu en octobre de la même année. Selon le GR
-EXT,
ses représentants ont également participé à des activités interparlementaires relatives aux conventions du
Conseil de l’Europe et ont joué un rôle important dans la mise en place du mécanisme national de
prévention de la torture. En outre, la Tunisie est membre de la Commission de Venise et du Centre Nord Sud
basé à Lisbonne et a récemment manifesté son intérêt pour la convention de Lanzarote sur la protection des
enfants contre l’exploitation et les abus sexuels.

législatif anti-corruption
institutionnel et
102. Ce dynamisme de l'ARP auprès des organes du Conseil gagnerait à être étendu à la sphère
parlementaire. Bien que nos homologues tunisiens soient systématiquement invités à assister à toutes les
parties de sessions de l’Assemblée et qu’ils assistent, en effet, parfois aux parties de sessions de
l'Assemblée ou aux réunions de la Commission des questions politiques et de la démocratie, leur présence
n’est pas régulière. En outre, l'objectif fixé par le Partenariat pour le voisinage visant à discuter dès 2015 de
l'octroi du Statut de Partenaire pour la Démocratie est, pour l'instant, resté lettre morte.
63 CM/Del/Dec(2015)1218.
19














Page 20
Doc. …
7.
Conclusions
103. À l’issue de la visite d’information que j’ai effectuée à Tunis du 27 au 30 mars derniers, la réalité du
pays du Jasmin m’a paru contrastée.

104. La Tunisie a accompli d’immenses progrès en matière de démocratie, de droits de l’homme et de
construction d’un État de droit, sans équivalent en Afrique du Nord ou dans le monde arabe. Elle dispose
d’une élite politique et administrative de haut niveau, motivée, capable de trouver des compromis et dont
l’engagement réformateur est réel. Sa société civile est extrêmement dynamique, qu’elle propose, contrôle
ou critique l’action des pouvoirs publics.

105. En même temps, la Tunisie est entrée dans une phase délicate de sa transition. L’enthousiasme
révolutionnaire ou celui qui a suivi l’adoption de la Constitution, cette «
Constitution de la liberté », a laissé la
place à une forme de désenchantement, exprimée par les membres de la société civile ou les journalistes
que j’ai rencontrés.

106. Pour partie, ce désenchantement tient à « une normalisation » de la Tunisie et au fonctionnement
procédural de la démocratie, qui ne permet pas toujours de répondre à l’impatience d’une population
désireuse de voir des changements rapides se matérialiser. Pour partie, aussi, il renvoie à une série de
craintes
: par exemple celle de voir la lutte contre le terrorisme limiter la remise en cause des pratiques
policières
; celle de voir des cadres de l’ancien régime pointer leur nez dans les affaires publiques 64 et, à cet
égard, le projet de loi sur la réconciliation nationale dans les domaines économique et financier n’est pas le
meilleur signal à adresser au peuple tunisien ; celle, enfin, de voir certains acteurs économiques perturber le
jeu démocratique, en entretenant un climat affairiste propice à la corruption ou en mettant la main sur des
médias à même de relayer leurs intérêts et d’orienter le vote des électeurs.

107. Ceci, alors même que la situation matérielle des journalistes, en particulier ceux qui travaillent pour des
groupes placés sous la tutelle de l’État, n’est pas toujours des meilleures. En outre, le communiqué de
presse publié par le Syndication national des journalistes tunisiens
65 à la suite de la décision du Ministère de
l’Intérieur du 3 avril 2017 d’interdire, dans le cadre de l’état d’urgence, la diffusion d’un titre de presse
controversé, devrait nous inciter à encourager les autorités tunisiennes à préserver la réelle indépendance
des journalistes qui est un acquis de la Révolution, à garantir que les groupes de presse se comportent de
manière éthique et à privilégier les procédures civiles et pénales pour réprimer les comportements illégaux
qui ne mettent pas en danger la sécurité nationale. Pour ce faire, il importe de soutenir la Haute autorité
Indépendante de la Communication Audiovisuelle dans sa mission de régulation et de créer le plus
rapidement possible l’Instance constitutionnelle indépendante en charge du secteur audiovisuel. Enfin, le
règlement de la question des organes de presse confisqués et administrés par la puissance publique après
la chute du régime de Ben Ali ainsi que celle des journalistes qui y sont employés contribuerait à assainir le
secteur de l’audiovisuel.

108. En ce qui les concerne, les représentants de la société civile et les Présidents d’Instance
indépendante que j’ai rencontrés se sont retrouvés sur la nécessité d’être particulièrement vigilants quant
aux évolutions à venir.

109. La crainte qui surpasse cependant toutes les autres et qui est commune à beaucoup d’acteurs de la
vie tunisienne est celle du contexte géopolitique. D’une part, l’Initiative tunisienne lancée par le Président
Béji Caïd Essebsi pour la Libye, qui vise à trouver une solution négociée dans le cadre défini par les Nations
Unies, celui de l’accord de Skhirat, avec l’appui de l’Algérie et de l’Égypte, se heurte pour l’instant au refus
des autorités de Tripoli et de Tobrouk de se parler. D’autre part, les incertitudes liées à la succession du
Président algérien, M. Abdelaziz Bouteflika, pourraient profondément déstabiliser les régions du sud et de
l’ouest tunisien frontalières de l’Algérie.

64 Deux grandes figures de la résistance au régime de Ben Ali qui ont joué un rôle de premier temps dans la Révolution
de la dignité et la période transitoire de l’ANC se rejoignent sur ce point. M. Yadh Ben Achour note, à propos « du retour
des anciens et des manifestations criantes de la corruption » que «
l’impunité règne, sans demande de rémission, ni
pardon, ni jugement. Les grandes figures RCDistes reprennent le haut du pavé sans vergogne
» in Yadh Ben Achour,
Tunisie, une révolution en pays d’islam, Tunis, Cérès éditions, 2016, p. 351. De même, l’ancien Président de l’ANC,
M. Mustapha Ben Jaafar, indiquait dès 2014 que « ce qui est regrettable, c’est de constater qu’une partie de ces acteurs
de l’Ancien régime ne sont pas dans l’humilité ou la reconnaissance de leurs responsabilités passées, mais dans
l’arrogance et la provocati
on » in Mustapha Ben Jaafar, Un si long chemin vers la démocratie, entretiens avec Vincent
Geisser
, Tunis, Nirvana, 2014, p. 198.
65 http://www.businessnews.com.tn/le-snjt-exhorte-le-ministere-de-linterieur-a-retirer-sa-decision-de-suspension-du-
journal-athawra-news,520,71448,3.
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Doc. …
110. Dans ce contexte changeant, il appartient à l’Europe de ne pas oublier que la Tunisie n’est pas un
simple voisin de palier à 75 km de ses frontières. La Tunisie est un proche qui, avec des ressources limitées,
dans un cadre géopolitique incertain, est en première ligne. En première ligne sur le front démocratique et
sur le front sécuritaire.

111. Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne aident la Tunisie de manière importante. Mais ce que la
Tunisie attend, c’est une reconnaissance de la particularité de sa situation et des risques qui pèsent sur elle.
Si la Tunisie est un modèle pour la région et pour le monde arabe, ce que les Européens ne cessent de dire,
alors elle mérite que l’Europe fasse plus que négocier un «
accord de libre-échange complet et approfondi »
avec elle.

112. L’Europe doit assurer la Tunisie qu’elle ne la laissera pas être déstabilisée par son environnement.
L’Europe doit aussi reconnaître que son destin et celui de la Tunisie sont étroitement liés, parce qu’elle est
de très loin son premier partenaire économique et commercial et surtout parce que, si la situation se
détériore en Tunisie, au
-delà de l’impact symbolique négatif sur le reste du monde arabe, l’Europe en subira
directement les conséquences, en matière de sécurité et de flux migratoires.

113. Pour mémoire, en 2012, plus d’un million de personnes ont franchi la frontière avec la Libye et, pour la
seule année 2011, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) avait estimé à près de
40
000 le nombre de migrants tunisiens qui ont traversé le canal de Sicile vers l’Italie66.
114. De tous les pays où le printemps arabe s’est levé, la Tunisie est le seul qui a réussi sa transition
démocratique. Elle construit maintenant son État de droit, à travers des affrontements, des compromis, des
manifestations, des grèves ... Il est de la plus haute importance que le Conseil de l’Europe et l’Union
européenne soient à ses côtés pour qu’elle puisse expérimenter, avec la vigueur de la jeunesse, le jeu du
pluralisme, sans pâtir de l’instabilité régionale.

66 Huffington Post, Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés aide la Tunisie à se préparer à un afflux
potentiel de
réfugiés, Yassine Bellamine, 20/10/2016 http://www.huffpostmaghreb.com/2016/10/20/hcr-tunisie-
refugies_n_12574188.html.
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