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Institut d'études politiques de Paris
ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO
Programme doctoral en science politique, mention sociologie
politique comparée
Centre de recherches internationales
Doctorat en science politique, spécialité sociologie politique comparée
Qui décide dans la Tunisie d’aujourd’hui ?
Analyse de la fabrication des réformes de
décentralisation dans la Tunisie post-
révolutionnaire
Intissar KHERIGI
Thèse dirigée par M. Luis MARTINEZ, directeur de recherche, FNSP-
CERI
soutenue le 4 mai 2021
Jury :
M. Jean-Philippe BRAS, professeur des universités de droit public, Université
de Rouen
M. Éric GOBE, directeur de recherche, CNRS-IREMAM, Aix-Marseille
Université (reviewer)
M. Patrick LE GALÈS, directeur de recherche CNRS-CEE
Mme. Laurence LOUËR, associate professor in political science, FNSP-CERI
Mme. Ellen LUST, professor in political science, Göteborgs Universitet
(reviewer)
M. Luis MARTINEZ, directeur de recherche, FNSP-CERI


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La révolution tunisienne de 2010-11 a mis au premier plan les questions d'espace, de
développement régional et de répartition territoriale du pouvoir. Les premières
manifestations qui ont déclenché le soulèvement en décembre 2010 ont commencé
dans les régions intérieures pauvres du pays qui avaient connu une marginalisation
politique et économique depuis des décennies. Au cours du siècle dernier, le pouvoir
est devenu concentré géographiquement au sein de Tunis et du Sahel (régions
côtières) et institutionnellement au sein d' un petit nombre d'organismes (la présidence
et le parti unique au pouvoir), avec des chevauchements clairs entre ceux-ci.
Les inégalités régionales et la nécessité de redistribuer géographiquement le pouvoir
et les ressources sont devenues des sujets de débat quotidien à la suite du
soulèvement. La question régionale a également structuré les discussions politiques
alors que le pays se tournait vers la rédaction et l'adoption d'une nouvelle
constitution. Les membres de l'Assemblée nationale constituante (ANC), élus en
octobre 2011 pour rédiger une nouvelle constitution, ont crée une commission sur
la gouvernance locale et régionale parmi les six comités de rédaction de la
constitution. La décentralisation est apparue comme l'un des rares domaines ayant
rassemblé un large consensus entre toutes les forces politiques qui constituaient
l'ANC. La constitution qui en a résulté, adoptée en janvier 2014, consacre un chapitre
entier à la décentralisation comme solution systémique pour rompre avec un système
de gouvernance hautement centralisé en redistribuant le pouvoir.
Cette thèse examine la fabrication des réformes de décentralisation en Tunisie post-
révolutionnaire. Elle s'appuie sur une matrice conceptuelle issue essentiellement de
« l’analyse des politiques publiques », appliquée aux processus d'élaboration des
politiques de décentralisation entre 2011 et 2020 pour examiner comment la
décentralisation a été mise sur l'agenda politique pour la première fois, comment les
réformes ont été initiées, quels étaient les acteurs clés, leurs intérêts, leurs capacités
d'action, et comment les stratégies de ces acteurs sont structurées par les cadres
institutionnels et cognitifs existants et nouveaux. Partant de ces questions, la présente
thèse cherche à combler une lacune dans la littérature actuelle sur le monde arabe en
scrutant les processus d'élaboration des politiques et en analysant les dynamiques qui
façonnent la prise de décision. Elle tente d’atteindre ces objectifs en appliquant les
- Plus de références et documents sur Legaly Docsconcepts classiques de l’analyse des politiques publiques au contexte de la Tunisie.
Cette thèse cherche ainsi à analyser les interactions et les relations de pouvoir entre un
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large éventail d'acteurs dans le contexte d'une arène politique particulière, celle de la
décentralisation.
Les réformes de décentralisation font partie des processus de réforme les plus
complexes à analyser étant donné leur nature transversale et leur capacité à provoquer
des changements simultanés et à plusieurs niveaux. L'analyse de ce processus est
particulièrement importante car elle se déroule dans une région caractérisée par les
régimes politiques les plus centralisés au monde (Harb et Atallah, 2014). Les
inégalités et les doléances territoriales ont été mises au premier plan lors des
soulèvements de 2011 dans de nombreux pays de la région, que ce soit en Libye où la
région de l'Est se plaint depuis longtemps de la marginalisation ou au Yémen où le
mouvement séparatiste du Sud s'est renforcé pendant le conflit. Les schémas de
mobilisation ont également mis en évidence les fractures régionales et urbaines-
rurales, comme en Syrie et en Tunisie où les populations rurales marginalisées ont
joué un rôle important dans les premières étapes des soulèvements.
Le processus de décentralisation en Tunisie constitue un terrain extrêmement fertile
pour l'analyse de l'Etat tunisien, tant sous l’angle de sa construction passée que celui
de ses transformations actuelles. La gouvernance locale est au cœur de la manière
dont les régimes construisent leur autorité. Retracer l'évolution des relations centre-
périphérie permet d'analyser la construction de l'État tunisien moderne et les
mécanismes concrets par lesquels il exerce son autorité et son pouvoir. L'étude de la
décentralisation et de la négociation des règles de gouvernance locale révèle que les
niveaux local et national ne sont pas des échelles différentes mais «conjointement
formés et co-constitués… plutôt que… des couches discrètes et délimitées» (Hanieh,
2018, pp. 15-16).
Cette thèse pose trois grands ensembles de questions de recherche : 1) Comment
comprendre le choix de décentraliser après la révolution en Tunisie? Pourquoi la
décision initiale de décentraliser a-t-elle été prise? Quel est le lien entre révolution et
décentralisation?; 2) Dans le contexte d'un régime politique en mutation, quel rôle
jouent aujourd'hui les différents acteurs dans la construction des politiques
publiques? Qui détermine les règles détaillées de la décentralisation, quel rapport de
force y a-t-il entre les acteurs et qu'est-ce que cela nous apprend sur la prise de
décision dans la Tunisie post 2011; 3) Comment les réformes conçues au niveau
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central abordent-elles les réalités de différents contextes territoriaux, tels qu'ils sont
habités par différents groupes, et investis par des pratiques, représentations et
identités? Quelles représentations de l'espace sous-tendent les réformes du décourage
térritorial qui s'inscrivent dans le processus de décentralisation ?
Cette thèse cherche à apporter une contribution à l'étude des réformes de
décentralisation et de l'élaboration des politiques publiques en Tunisie à la lumière
d’un cadre conceptuel issu de l’analyse des politiques publiques en l’adaptant au
contexte tunisien et en le combinant à une approche ethnographique pour produire
une analyse sociologique de la constuction des politiques de décentralisation. Cette
thèse s'appuie sur plus de deux ans et demi de travail de terrain impliquant des
entretiens approfondis, de l’analyse des archives, de l’observation et des études de cas
ethnographiques sur les pratiques d'élaboration des politiques publiques. En tentant de
répondre aux questions de recherche ci-haut mentionnés, elle adopte ainsi une
approche sociologique et ethnographique de la construction des réformes de
décentralisation dans le contexte post-révolutionnaire tunisien, telles que définies par
des acteurs dont l’action est structurée par des institutions formelles et informelles et
forgée par différents cadres cognitifs. Cette thèse cherche donc à apporter une
contribution particulière à l'étude des processus d'élaboration des politiques publiques
dans un pays du monde arabe, en combinant des concepts de l’analyse des politiques
publiques avec des méthodes ethnographiques.
Il faut souligner que la présente thèse analyse les différentes étapes du processus
d'élaboration des politiques de décentralisation en Tunisie entre 2011 et 2020, depuis
la problématisation des
inégalités
territoriales et
leur mise sur
l'agenda
gouvernemental (émergence et perception du problème, et définition de l'agenda) et
leur interprétation par les décideurs comme une revendication de la révolution
(définition du problème et prise en compte d'alternatives politiques), à l'élaboration de
textes
juridiques-clés qui définissent
les contours du nouveau cadre de
décentralisation (sélection des instruments, formulation des politiques et adoption de
la législation). Chaque étape est analysée séparément afin de permettre d'analyser la
constellation particulière d'acteurs impliqués dans chaque étape ainsi que l'évolution
des relations de pouvoir entre eux, qui se développe de manière significative au cours
de la période étudiée.

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