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Le partenariat de Deauville, à l’origine des politiques
économiques en Tunisie
Jihen Chandoul - Senior Policy analyst jihen.chandoul@economie-tunisie.org
17 / 09 / 2015
Cet article vise à étudier les relations entre l’aide internationale et les
politiques publiques en Tunisie et notamment les évolutions notables
dans le contexte post-révolution.
L’objectif est de tenter d’analyser les relations et interactions de l’aide
internationale avec l’élaboration des politiques publiques en Tunisie.
A partir de mai 2011, l’aide internationale envers la Tunisie s’est
traduite par une initiative conjointe réunissant les pays du G7 et les
institutions financières internationales qui s’est intitulée le Partenariat
de Deauville afin de coordonner les objectifs et orientations de leur
aide financière. Cet article est ainsi une modeste contribution visant à
inscrire les flux croissants d’aide internationale au développement pour
la Tunisie depuis 2011 dans son contexte historique et ses évolutions in-
ternationales afin de mieux comprendre les causes profondes des choix
économiques des autorités tunisiennes.
L’aide internationale ou la perte de marge de manœuvre dans l’élaboration des
politiques économiques
Définition du concept d’« aide internationale au développement »
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Aide internationale
Ce que l’on appelle communément «
aide internationale au déve-
loppement
» ou « aide au développement » combine l’ensemble des
différents types de financements qu’accordent principalement les
institutions financières internationales et les agences gouverne
-
mentales des Etats à un Etat dit en voie de développement.
Comme le définit bien, Patrick Guillaumont dans son article « l’aide
internationale au développement » :
“L’aide extérieure est seulement une des formes possibles de la
coopération internationale, elle est essentiellement une coopéra-
tion financière et technique, distincte de la coopération monétaire
(telle qu’une union monétaire) et de la coopération commerciale
(telle qu’une union douanière), bien que de nombreuses interfé
-
rences soient discernables entre les divers types de coopération.
Cette aide internationale est analysée comme un flux de ressources
ayant pour objet le développement.”
Elle se caractérise par des dons et des prêts hautement conces-
sionnels, c’est à dire à des taux d’intérêt bas et à des conditions de
remboursement privilégiées, qui sont assortis de conditionnalités
diverses.
Bien que le concept renvoie à un présumé altruisme, à savoir des
ressources financières fournies sans contrepartie et en faveur du
développement, «l’aide au développement » répond à une logique
économique, à des considérations et des intérêts stratégiques et
économiques pour le bailleur.
Conditionnalités
Les conditionnalités sont un ensemble de conditions exigées par
l’organisme ou l’Etat qui prête ou réalise un don à un pays en voie
de développement, en plus de celles du remboursement du prêt
avec intérêt. La conditionnalité des accords de prêts répond légiti-
mement à une logique économique, géopolitique et/ou politique.
Ces conditions peuvent prendre plusieurs formes : conditions liées
à des politiques à savoir l’application de réformes de politiques pu-
bliques ou de politiques sectorielles, des conditions liées à l’achat
de biens et services des entreprises du pays prêteurs etc.
Acteurs de l’aide au développement
Les acteurs de l’aide au développement sont principalement les
agences de développement des Etats (secteur public dans le sché-
ma ci-dessous), les institutions financières internationales ou orga-
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nismes internationaux et enfin plus récemment le secteur privé .
Source : Patrick Guillaumont, L’aide internationale au développement,
Revue économique Année 1968, Volume 19, Numéro 6 pp. 974-1003
Actes de la conférence
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Evolutions historiques de l’aide internationale au développement
On observe que l’impact de l’aide internationale au développement
a évolué que ce soit en termes de conditionnalités mais également
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au regard des acteurs institutionnels de l’aide au développement .
• 1950- 1970 : l’aide au développement se caractérise par une «
approche projet » qui prévaut, avec en l’occurrence une dominante
pour les projets d’infrastructure, de reconstruction après-guerre
et dans le cadre de plans d’investissement et de développement
post-indépendance. Il s’agit d’une aide venant en général des an-
ciens pays colonisateurs dans le cadre de leur politique d’aide bila-
térale. Cette aide est conditionnée par l’achat des biens et services
des entreprises des pays des bailleurs de fond. C’est ce que l’on
appelle l’ « aide liée ».
• 1980-milieu 1990 : Il s’agit de l’ère du « Consensus de Washing-
ton » pour une stratégie de l’aide internationale qui induit des ré-
formes économiques à travers les conditionnalités de politiques
en contrepartie des prêts et dons. Ce sont les controversés pro-
grammes d’ajustement structurels comme contrepartie de l’aide
financière qui vise principalement à des réformes libérales tels
que la libéralisation des échanges, la dérégulation, les réformes du
secteur public et la privatisation. Durant cette période, on observe
une « multilatéralisation » de l’aide internationale, à savoir une
domination croissante des institutions financières internationales
(Banque Mondiale, BAD, FMI etc..) en tant qu’acteurs de l’aide et
pourvoyeurs de recommandations politiques par rapport aux ac-
teurs bilatéraux (les Etats)
• 1995- jusqu’à aujourd’hui : on parle de l’ère « Post-Consensus de
Washington » à travers un élargissement et un renforcement des
conditionnalités économiques et politiques, avec une focalisation
forte sur la gouvernance et les enjeux institutionnels fondés sur les
concepts de « meilleur environnement institutionnel » (good policy
environnement) et «appropriation nationale » des réformes (natio-
nal ownership). En effet, le constat consiste non pas à remettre
en question les conditionnalités économiques au travers des plans
d’ajustements structurels des années 80/90, mais à dire que ces
mêmes réformes libérales auraient été plus efficaces dans un meil
-
leur « environnement institutionnel et de gouvernance ». On observe
à cette période qu’une partie de l’aide au développement est orien-
tée vers le renforcement de capacités institutionnelles et l’amé-
lioration du cadre de gouvernance afin que les élites politiques et
administratives appliquent mieux les conditionnalités politiques et
économiques. Ainsi, ont été ajoutées aux conditionnalités écono-
miques des conditionnalités liées aux réformes de gouvernance
mais également au renforcement de capacités à savoir la forma-
tion des leaders, futures leaders, hauts cadres de l’administration.
Par ailleurs, on constate durant cette période un alignement et
une coordination plus forte des bailleurs de fond dans leur action,
ce qui s’est traduit par une hausse des programmes d’assistance
technique, des appuis budgétaires communs et la mise en place
de fonds internationaux communs : c’est le phénomène de « cartel
» des bailleurs de fonds. Dans ce cadre, l’abandon d’un bailleur de
fond majeur (comme le FMI ou la Banque mondiale) peut signifier
l’arrêt des financements.
A travers ce phénomène de cartel, l’insistance sur les réformes liées
à la gouvernance et la formation des élites ainsi que le concept d’ «
appropriation nationale » (national ownership), on observe une vo-
lonté plus forte de contrôler comment les politiques sont définies,
conçues et mise en place. Cette nouvelle donne contribue d’autant
plus à réduire la marge de manœuvre des pays en voie de dévelop-
pement.
Lien entre aide internationale, conditionnalités et l’élaboration des politiques économiques
La perte d’autonomie et de marge de manœuvre des autorités nationales sur leur stratégie de développement et le processus d’élabora-
tion des politiques publiques est une des conséquences de l’évolution de l’aide internationale telle que décrite plus haut.
En effet, ces conditionnalités politiques et économiques couplées au phénomène de cartel des bailleurs de fond ont grandement contri-
bué à réduire la marge de manœuvre des autorités dans la mesure où elles réduisent directement les choix des possibles entre les
différents types de politiques économiques et options à mettre en place selon les objectifs et intérêts nationaux. Les pays recevant les
financements n’ont plus la possibilité de négocier entre différentes offres de bailleurs de fond face à ce type de cartel afin de choisir le
financement le moins conditionné et le plus propice au développement du pays. La réduction de la marge de négociation a ainsi égale
-
ment réduit la marge de manœuvre des Etats dans le choix des politiques économiques.
Le cas de la Tunisie après 2011 : le rôle du partenariat de Deauville dans
l’élaboration des politiques économiques
Le partenariat de Deauville, dont on entend très peu parler, est une pierre angulaire des politiques économiques en Tunisie durant toute
la période de transition, à savoir depuis mai 2011. Il répond à la même logique et tendance historiques présentés précédemment : il
s’agit d’un cartel de différents bailleurs de fonds constitué en mai 2011 pour faire face aux révolutions dans les pays arabes et ainsi
coordonner leurs actions et intérêts.
Le partenariat de Deauville : cartel des bailleurs de fonds pour orienter les politiques écono-
miques des pays arabes en transition
Le partenariat de Deauville a émergé lors du sommet du G8 à Deauville en France les 26 et 27 mai 2011. Lors de cette réunion, les
pays du G8 ont décidé de répondre aux pays arabes en révolution par ce partenariat qui consiste en une alliance ou une coordination des
pays du G8, de la Turquie et des pays du Golfe ainsi que des institutions financières internationales afin de faciliter massivement l’accès
aux prêts conditionnées (prêts- projets et appuis budgétaires) aux pays arabes en transition (Tunisie, Maroc, Jordanie, Yémen, Egypte) en
contrepartie de la mise en place d’un ensemble de réformes néolibérales et de réformes institutionnelles dans leur pays.
Actes de la conférence

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Ce partenariat réunit la France, les États-Unis, la Russie, le Japon, l’Allemagne, le Canada, l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Union Euro-
péenne, l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, le Koweït, les Émirats Arabes Unis, ainsi qu’une multitude d’institutions internationales à
savoir Banque Africaine de Développement (BAD), Fonds Arabe pour le Développement Économique et Social (FADES), Fonds Monétaire
Arabe (FMA), Banque Européenne de Reconstruction et de Développement (BERD), Banque d’Investissement Européenne (BEI), Banque
Islamique de Développement (BID), Société Financière Internationale (SFI) (membre de la Banque Mondiale), Fonds Monétaire Interna-
tional (FMI), Fonds OPEC pour le Développement International (FODI), Organisation de Coopération et de Développement Économiques
(OCDE), Banque mondiale (BM).
Ces prêts sont fortement conditionnés et portent entre autres sur les 5 piliers suivants :
- Les réformes de l’environnement institutionnel et de la gouvernance
- Le renforcement des capacités et développement de la société civile
- Les réformes de l’éducation/formation professionnelle
- Les politiques économiques (politiques fiscales, politiques de change, politiques monétaires, politiques de commerce et d’in-
vestissement)
- L’intégration régionale (accord de libre-échange)
Illustration de cette coordination des bailleurs de fond : Le fonds de transition pour les pays
arabes (région MENA)
Dans le cadre de ce partenariat, a été mise en place le
Fond de Transition pour la région MENA (MENA Transition
Fund) afin de coordonner une partie des flux financiers
(prêts et dons) consacrés à l’assistance technique qui
facilitera la mise en place et l’implémentation de ces
conditionnalités.
Dans le panel des conditionnalités politiques et écono-
miques des prêts et dons accordées aux pays arabes en
transition, on retrouve les réformes liées à l’environne-
ment institutionnel et la gouvernance (réforme parle-
mentaire, réforme des autorités locales, développement
du leadership, anti-corruption, société civile) afin d’amé-
liorer l’environnement institutionnel et culturel d’im-
plémentation des réformes d’une part, et d’autre part
les réformes de politiques publiques et économiques
(banque et finances, petites et moyennes entreprises,
secteur énergétique, politiques d’investissement, etc.).
Pour la Tunisie, voici une partie des réformes depuis
2012 qui sont des contreparties des prêts accordés et
qui sont en cours d’implémentation par le MENA Transi-
tion Fund. Les institutions financières internationales se
sont ainsi coordonnées par réforme, chacune d’entre elle
étant chargée de l’assistance technique visant à l’implé-
mentation de ces réformes.
Source : Mena transition fund
- Plus de références et documents sur Legaly DocsSource : rapport d’activité 2014 MENA Transition Fund
Source : rapport d’activité 2014 MENA Transition Fund
Actes de la conférence
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Conclusion
Ainsi, au travers des décennies, l’aide internationale a évolué de telle manière à orienter et influencer davantage les choix politiques et
économiques des pays receveurs, en collaboration étroite avec le FMI et la Banque mondiale en l’occurrence, impactant ainsi directe-
ment les modèles de développement des pays. L’aide internationale est une des causes qui a conduit à la perte de marge de manœuvre
des pays receveurs dans les choix de développement de leur pays et ce, au travers :
- Du phénomène de cartel qui a réduit les sources de financements possibles et par conséquent du choix des possibles en termes
de politiques économiques qui a conduit de nombreux pays à accepter « le consensus de Washington ».
- La conversion progressive des dirigeants et élites au « consensus de Washington » via la formation qui les a conduits à ne voir
qu’une seule façon de faire les politiques économiques.
La Tunisie n’échappe pas à ce phénomène de perte de souveraineté sur ces choix économiques et l’on observe le renforcement de cette
tendance depuis 2011 au travers du partenariat de Deauville. Nous aurons l’occasion d’approfondir ces tendances et impact de l’aide
internationale en Tunisie dans des contributions futures.
1- Patrick Guillaumont, “L’aide internationale au développement”, Revue économique Année 1968 Volume 19 Numéro 6 pp. 974-1003
2- Le secteur privé est devenu un acteur de l’aide internationale, et ce de manière plus croissante depuis le consensus de Monterrey,
2002, http://www.un.org/french/ffd/pressrel/22apress.htm
3- The Political Economy of Africa, Vishnu Padayachee, mai 2010. The Political Economy of Development Aid as Main Source of Foreign
Finance for Poor African Countries: Loss of Policy Space and Possible Alternatives from East Asia, Carlos Oya , School of Oriental & Afri-
can Studies
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