Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie
Béatrice Hibou
To cite this version:
Béatrice Hibou. Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie. Raisons politiques, 2005,
20, pp.9-36. 10.3917/rai.020.0009. hal-01719397
HAL Id: hal-01719397
https://sciencespo.hal.science/hal-01719397
Submitted on 28 Feb 2018
HAL is a multi-disciplinary open access
archive for the deposit and dissemination of sci-
entific research documents, whether they are pub-
lished or not. The documents may come from
teaching and research institutions in France or
abroad, or from public or private research centers.
L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est
destinée au dépôt et à la diffusion de documents
scientifiques de niveau recherche, publiés ou non,
émanant des établissements d’enseignement et de
recherche français ou étrangers, des laboratoires
publics ou privés.
Distributed under a Creative Commons Attribution - NonCommercial - NoDerivatives| 4.0
International License
BÉATRICE HIBOU
Économie politique de la répression :
le cas de la Tunisie
r
e
i
s
s
o
d
L
A TUNISIE A ÉTÉ LE SUJET, ces dernières années, de
nombreux tableaux, souvent partisans, mais néan-
moins  informatifs.  La  multiplicité  de  ces  écrits
peut cependant se résumer en l’expression de deux grandes traditions
d’interprétations :  « la  Tunisie  de  Ben  Ali »  et  « la  Tunisie  écono-
mique et politique ».
« La Tunisie de Ben Ali » : par cette expression, je voudrais res-
tituer un premier courant d’analyses de science politique ou d’éco-
nomie politique ainsi que des ouvrages ou des prises de position par-
tisans. Ces travaux partagent trois caractéristiques : 1) l’homme fort,
le sultan ou encore le chef est au centre de l’analyse politique ; 2) en
conséquence, les relations de pouvoir y sont analysées comme des
relations du propriétaire à son bien ; 3) dans une perspective très glo-
bale, en ne rentrant jamais dans le détail et la description des méca-
nismes propres à l’exercice du pouvoir. Il s’agit de travaux purement
politiques,  centrant  leurs  analyses  sur  le  « régime  autoritaire »,  en
tant  que  dictature  où  le  chef  de  l’État  contrôlerait  tous  les  méca-
nismes policiers et répressifs 1 ; d’études d’économie politique libé-
rale de l’autoritarisme développant des raisonnements relativement
fonctionnalistes sur le rôle de l’économie dans le régime 2 ; ou encore
1. Lisa Anderson, The State and Social Transformation in Tunisia and Libya, 1830-1980,
Princeton, Princeton University Press, 1987.
2. Par exemple, pour une analyse de la Tunisie comme sultanisme voir Houchang E. Chehabi
et Juan J. Linz (éds.), Sultanistic Regimes, Baltimore & London, Johns Hopkins University
Raisons politiques, n° 20, novembre 2005, p. 9-36.
© 2005 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
10 – Béatrice Hibou
d’écrits engagés de militants de droits de l’homme et d’associations
humanitaires qui mettent en avant l’importance de la police et de la
répression institutionnelle, l’absence de liberté d’expression 3 ou, au
contraire, de thuriféraires du régime qui attribuent les performances
économiques, sociales et politiques de la Tunisie au président Ben Ali
en personne 4.
« La Tunisie économique et politique » : cette seconde expres-
sion  entend  souligner  la  coupure,  plus  ou  moins  nette  selon  les
auteurs, entre sphère économique, sphère sociale et sphère politique.
Ces  travaux  ont  également  en  commun  de  mettre  l’accent  sur  les
résultats économiques et parfois politiques ou sociaux, souvent en
termes  de  réussite  ou  d’échec,  sans  s’attarder  sur  les  processus,  le
fonctionnement des relations de pouvoir et les détails des rouages
permettant d’atteindre tel ou tel résultat. Ces ouvrages sont parfois
le fait de politologues 5 qui ne considèrent que de façon marginale les
rouages économiques, voire sociaux, ou de political economists 6, qui
voient le plus souvent le champ politique comme exogène et entrent
rarement dans les dynamiques des jeux de pouvoir. Mais pour la plu-
part, ces écrits sont le fait d’observateurs plus engagés, dont les posi-
tions peuvent varier du soutien inconditionnel aux critiques les plus
sévères 7.
Press, 1998 ou comme exemple de « Bully praetorian states », voir Clement M. Henry
et Robert Springborg, Globalization and the Politics of Development in the Middle East,
Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 134-167, pour lesquels le sultanisme
se  caractérise  par  une  forte  personnalisation  du  pouvoir,  par  l’ampleur  des  décisions
arbitraires perturbant le fonctionnement administratif, par un système de loyauté fondé
sur la peur et la gratification du chef et par l’absence d’une forte pénétration du pouvoir
dans la société associée à l’apathie et à la passivité de cette dernière.
3. Cf. Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), Conseil national
pour les libertés en Tunisie (CNLT), Human Rights Watch (HRW), Amnesty Interna-
tional (AI) et Reporters sans frontières.
4. Sadok Chaabane, Ben Ali et la voie pluraliste en Tunisie, Tunis, Cérès éditions, 1996.
5. Stephen Benedict, « Tunisie, le mirage de l’État fort », in « Le philosophe, la morale et le
citoyen », Esprit, mars 1997, p. 27-42 ainsi que Michel Camau et Vincent Geisser, Le
Syndrome  autoritaire.  Politique  en  Tunisie  de  Bourguiba  à  Ben  Ali,  Paris,  Presses  de
Sciences-Po, 2003.
6. Eva Bellin, Stalled Democracy. Capital, Labor and the Paradox of State-Sponsored Develop-
ment, Ithaca & London, New York, Cornell University Press, 2002 ; Emma C. Murphy,
Economic  and  Political  Change  in Tunisia.  From  Bourguiba  to  Ben  Ali,  Londres,  Mac-
Millan Press and St Martin’s Press, 1999 ; Lisa Anderson, « The Prospects for democracy
in the Arab world », in Middle Eastern Lectures, n° 1, 1995, p. 59-71.
7. Pour des exemples d’appréciations louangeuses ou d’autosatisfaction qui se traduisent
par la théorisation du « miracle tunisien » – mixte de franc succès économique, de préoc-
cupations sociales et de marche décidée et maîtrisée vers la démocratie, voir les livres à la
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 11
Il est inutile ici de revenir sur le panorama général : cela est
maintenant bien connu, la Tunisie est un régime autoritaire qui se
caractérise par des violations permanentes des droits de l’homme,
le musellement de la presse et l’absence de toute liberté d’expres-
sion,  mais  simultanément  aussi,  par  un  fonctionnement  écono-
mique et social qui a permis, jusqu’à aujourd’hui, une réelle crois-
sance  et  un  développement  significatif.  Toutefois,  au-delà  de  ce
constat, on n’a rien dit, ou presque, sur l’exercice même du pouvoir
en Tunisie.
gloire de Ben Ali et de sa philosophie d’action et, par exemple, Salvatore Lombardo, Un
printemps  tunisien.  Destins  croisés  d’un  peuple  et  de  son  président,  Marseille,  Éditions
Autres Temps, 1998. Voir également les publicités financées directement par le gouver-
nement tunisien (cf. supplément Média France inséré régulièrement dans Le Monde ou
suppléments équivalents dans The Herald Tribune et Financial Time) ou, indirectement,
les publicités financées par les grands groupes du pays (par exemple, celle payée par le
groupe Poulina dans Le Monde du 16 octobre 1999, en préparation des élections, et van-
tant les mérites d’un pays stable et prospère). Pour un exemple de soutien inconditionnel
exprimé par la croyance au « miracle économique » et la compréhension approbatrice de
la spécificité de la démocratisation d’un pays comme la Tunisie, voir Philippe Séguin :
« Ce n’est pas la démocratie qui crée le développement, c’est le développement qui crée
la démocratie » (cité par Le Monde du 30 octobre 1999) ; il justifiait ainsi la philosophie
officielle adoptée par la Tunisie quant au caractère nécessairement spécifique de la démo-
cratie dans les pays non occidentaux et non développés, sous-entendu, handicapés par
rapport à la trajectoire occidentale en tant que pays musulmans, en voie de développe-
ment, anciennement colonisés ou à tradition de chef. Pour un exemple de soutien ciblé
et centré sur les préoccupations sociales et économiques, négligeant la dimension poli-
tique, lire la citation qui suit, tirée d’un document confidentiel rédigé par une agence
économique européenne et qui égrène, de façon presque exhaustive, les différents ingré-
dients du satisfecit accordé à la Tunisie : « La Tunisie poursuit sa croissance à un rythme
annuel proche de 5 % depuis 10 ans, tout en préservant la cohérence de son tissu social
grâce à une politique active en matière de santé, d’éducation, de logement et de moderni-
sation de la société civile. La prudence et la rigueur de sa politique économique lui permet-
tent  de  maintenir  ses  grands  équilibres  fondamentaux.  Incontestablement,  ce  pays
continue à être le “bon élève” de la région sur le plan économique » (souligné par moi).
Pour un exemple de soutien critique par reconnaissance d’une réussite économique qui
serait en quelque sorte « gâchée » par un renfermement, voire une crispation politique,
se  référer  aux  critiques  ouvertes  qui  soulignent  la  contradiction  entre  réussite  écono-
mique et répression politique féroce : Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi, Notre ami Ben
Ali.  L’envers  du  « miracle  tunisien »,  Paris,  La  Découverte,  1999 ;  Zakya  Daoud,
« Tunisie, chronique intérieure », in L’Islam pluriel au Maghreb, Paris, CNRS Éditions,
coll. Études de l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1994, 1996 ; et des journaux tels Le
Monde, avec des reportages détaillés et, par ailleurs, très intéressants : cf. série d’articles
de Catherine Simon des 21, 22 et 23 octobre 1999 ; mais aussi, paradoxalement, des
organisations de défense de droits de l’homme qui n’étendent pas leurs critiques à l’éco-
nomique, reprenant les analyses courantes dans ce domaine.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
12 – Béatrice Hibou
Le rêve politique de la peste au concret
L’objet de mon questionnement est précisément de tenter de
surmonter ces écueils en centrant ma recherche sur cette contradic-
tion apparente : non de faire le compte des erreurs, des naïvetés, des
partis  pris  et  des  positionnements  moraux  des  travaux  précédem-
ment  cités,  mais,  en  adoptant  une  démarche  foucaldienne,  de
repérer,  à  partir  de  situations  concrètes  localisées,  les  mécanismes
d’exercice du pouvoir, les bases socio-économiques sur lesquelles il
repose, de mettre en évidence ses techniques, ses procédés et les pro-
cédures  de  savoir  qui  caractérisent  le  politique  en Tunisie  aujour-
d’hui. Et, dans une tradition wébérienne, j’essaie d’être attentive à la
plasticité  des  formes  sociales  –  qui  interdit  de  préjuger  des
connexions entre variables, ainsi qu’à la diversité et à la multiplicité
des agencements 8. Cela a été montré depuis bien longtemps : aucun
gouvernement n’est exclusivement fondé sur la violence et la répres-
sion, y compris les formes les plus accomplies de totalitarisme et le
système autoritaire, voire totalitaire, fonctionne bien au-delà de la
mécanique de l’appareil policier 9. Par ce travail, je voudrais suggérer
que les rouages économiques fondent aussi ces relations de pouvoir
qui autorisent la domination.
A  partir  des  mêmes  constats  sur  la  contradiction  apparente
entre  « économie »  et  « politique »,  mes  recherches  sur  la  Tunisie
conduisent à une autre lecture. Ce sont les mécanismes mis en avant
par le « régime » ou par les bailleurs de fonds pour louer la capacité
d’adaptation  et  de  réforme  de  la  société  tunisienne,  ainsi  que
l’« intelligence économique et sociale du régime » qui constituent,
simultanément, les rouages fondamentaux du système de domina-
tion. Il va de soi que la police et ses techniques de répression stricto
sensu (emprisonnements, tortures, interdictions de rassemblements,
harcèlement des opposants, etc.) jouent un rôle indéniable dans la
vie  politique  tunisienne.  Il  n’est  pas  question  d’en  sous-estimer  la
part de violence, de peur et de méfiance généralisée. Mais ces pro-
cédés ne concernent que les militants actifs et, dans le cas des isla-
8. Sur  l’économie  politique  wébérienne,  voir  évidemment  l’œuvre  de  Max  Weber  et,
notamment, Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Press Pocket Plon, 1965,
Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard-NRF, 1996 et Max Weber, Œuvres
politiques (1895-1919), Paris, Albin Michel, 2004. Pour l’utilisation que j’en fais, voir
Béatrice Hibou, L’Afrique est-elle protectionniste ? Les chemins buissonniers de la libéralisa-
tion extérieure, Paris, Karthala, 1996, introduction, p. 7-43.
9. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Quarto-Gallimard, 2002.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 13
mistes, leurs entourages ; ce qui est insuffisant, malgré l’impact que
cela peut avoir sur les esprits, pour caractériser les modalités d’exer-
cice du pouvoir. En revanche, les pages qui suivent entendent mon-
trer que les mécanismes de contrôle de l’ensemble de la population
tunisienne s’ancrent dans les relations de pouvoir les plus banales.
La surveillance et la normalisation passent avant tout par des acti-
vités et des comportements économiques et sociaux qui s’inscrivent
eux-mêmes dans des relations et des rapports de force internes à la
société, au sein de luttes disséminées dans cette dernière. Mais ces
pratiques peuvent tout aussi bien servir à la coercition, voire à la
répression que permettre au « miracle économique » de se réaliser.
Elles  autorisent  l’exercice  d’une  punition  et  d’une  gratification,
mais assurent également une sécurité économique et sociale. Elles
participent  du  paternalisme  et  du  contrôle  social  et  permettent
simultanément  contrôle  et  ascension  sociale,  surveillance  et  créa-
tion de richesse. C’est pour cela qu’il ne s’agit fondamentalement
pas  de  répression  et  que  si  domination  il  y  a,  elle  est  souvent
acceptée.
Une situation concrète a réorienté ma recherche et m’a mise sur
la voie de l’impossible séparation et, au contraire, de ce continuum
entre répression et contrôle politique d’une part et, de l’autre, pra-
tiques économiques et sociales les plus banales. C’est la répression
contre les islamistes qui s’est développée, pour devenir féroce, après
le succès relatif de ces derniers aux élections de 1989. Certains docu-
ments ont d’ores et déjà dévoilé les conditions inhumaines qu’ont dû
*
alors subir les militants du MTI 10devenu par la suite Ennahda **, et
que, pour certains d’entre eux, ils continuent à endurer 10 : arresta-
tions  dans  des  conditions  violentes ;  multiples  maltraitances  et
tortures qui ont pu conduire jusqu’au décès des victimes : restriction
*
10. MTI : Mouvement de la Tendance Islamiste.
  **  Ennahdha ou Nahdha : Renaissance.
10. Voir  CNLT,  Rapport  sur  la  situation  dans  les  prisons  en  Tunisie,  Tunis,  miméo,
20 octobre  1999 ;  CNLT,  Rapport  sur  l’état  des  libertés  en  Tunisie,  Tunis,  miméo,
15 mars 2000 ; CNLT, Deuxième rapport sur l’état des libertés en Tunisie. Pour la réha-
bilitation de l’indépendance de la justice, Tunis, miméo, 2002 ; LTDH (Ligue tuni-
sienne des droits de l’Homme), Rapports annuels 2001 et 2002, Tunis, miméo ; ainsi
que les communiqués de l’Association internationale de soutien aux prisonniers poli-
tiques (AISPP). Pour un récit d’expérience personnelle, voir le livre d’Ahmed Manaï
qui est l’un sinon le premier, à avoir décrit la répression contre les islamistes : Ahmed
Manaï,  Supplice  tunisien,  le  jardin  secret  du  Général  Ben  Ali,  Paris,  La  Découverte,
1995.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
14 – Béatrice Hibou
des droits de visite et du droit de « couffin » (nourriture et vêtements
apportés  par  la  famille)  et  isolement  extrême  pouvant  durer  des
années ; surpopulation carcérale ; absence de lit et d’espace pour se
coucher et privation de sommeil ; sous-alimentation et carence en
eau ;  mauvaise  hygiène  et  propagation  de  maladies  et  négligence,
laxisme, voire défaut de suivi médical et parfois même privation de
soin ; développement de la toxicomanie, de l’usage de psychotropes
et de neuroleptiques ; travail dans des conditions de servage ; impos-
sibilité  de  prier ;  fouilles  systématiques  et  humiliantes ;  violences
physiques et traitement cruels et dégradants, agressions sexuelles et
viols… Tout est fait pour broyer les êtres et les déshumaniser comme
l’attestent le nombre de grèves de la faim, les suicides ou les tentatives
de suicide 11. Ces conditions inhumaines des prisonniers politiques,
mais également des prisonniers de droit commun qui subissent eux
aussi ces traitements dégradants et humiliants, suggèrent qui plus est
que la prison et le traitement policier des problèmes de société cons-
tituent des modes de gouvernement à part entière, au même titre que
la recherche de l’ordre public par atteinte à la vie privée et au plus
intime de soi 12.
En revanche, très peu a été écrit sur les conditions de vie des
anciens prisonniers politiques à leur sortie du milieu carcéral 13. Dans
la perspective de ce travail, les pratiques discriminatoires qu’ils subissent
11. Voir CNLT, Rapport sur la situation dans les prisons en Tunisie, op. cit. ; LTDH, Les murs
du silence. Rapport sur les prisons, Tunis, miméo, 2004 et les divers rapports annuels des
organisations de défense des droits de l’Homme.
12. Le dernier rapport de la LTDH sur les prisons souligne cette généralité et l’inhumanité
de traitement des prisonniers de droit commun. Voir LTDH, Les murs du silence. Rap-
port sur les prisons, op. cit. L’article de Souhayr Belhassen, « Les legs bourguibiens de la
répression », in Michel Camau et Vincent Geisser (dirs.), Habib Bourguiba. La trace et
l’héritage, Paris, Karthala-IEP d’Aix en Provence, 2004, p. 391-404, montre aussi que
la torture n’est pas uniquement cantonnée aux détenus politiques. Elle atteint les pri-
sonniers de droit commun et elle s’exerce non seulement dans les prisons mais égale-
ment dans les postes de police, dans les locaux de la Sûreté nationale et de la Garde
nationale ou dans les casernes.
13. Tout ce paragraphe est avant tout basé sur une série d’entretiens que j’ai menés avec
d’anciens prisonniers politiques, des membres de familles de détenus, des avocats et des
l’homme  à  Tunis,  notamment  en  décembre 2001,
militants  des  droits  de 
décembre 2002 et décembre 2003 ; ainsi qu’à Paris, notamment en novembre 2001 et
janvier 2002.  Voir  également  quelques  évocations  dans  Reporters  sans  frontières
(dirs.), Tunisie, le livre noir, Paris, La Découverte, 2002, qui reprend les principaux rap-
ports du CNLT, de la LTDH, de Human Rights Watch, d’Amnesty International. Et,
plus particulièrement, voir dans LTDH, Rapport annuel 2001, op. cit. et la troisième
partie du rapport d’Amnesty International, Le cycle de l’injustice, MDE 30/001/2003,
Londres, juin 2003.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 15
sont  d’autant  plus  dignes  d’intérêt  qu’elles  sont  révélatrices  des
modalités disciplinaires et normalisatrices de l’exercice du pouvoir
en Tunisie. Elles montrent, notamment, le brouillage de ce qui est
« public » et de ce qui est « privé », le processus de criminalisation de
toute activité politique qui ne serait pas agréée par le pouvoir cen-
tral 14 et le rôle capital des rouages économiques dans l’exercice de la
domination,  voire  de  la  répression.  Les  pratiques  discriminatoires
qu’ils  subissent  alors  sont  vécues  par  eux  comme  plus  difficiles
encore que la prison, alors même que la violence physique a disparu.
Le contrôle administratif oblige les anciens prisonniers politiques à
se présenter à un commissariat de police – qui peut être très éloigné
de leur domicile – plusieurs fois par jour, ce qui, très concrètement,
les empêche de retrouver un emploi et d’avoir une vie sociale mini-
male. S’ils ne subissent pas ou plus le contrôle administratif, ils ont
tout autant de difficultés à travailler et à s’insérer à nouveau dans la
société : les anciens fonctionnaires sont licenciés ; les patrons d’en-
treprises privées qui les employaient précédemment ou qui seraient
prêts à le faire font l’objet de pressions et de menaces (chantage au
contrôle fiscal ou de la sécurité sociale notamment) qui les dissua-
dent définitivement de les embaucher ; les anciens détenus qui ten-
tent de se lancer dans une activité indépendante sont harcelés par le
fisc, la police municipale ou tout autre représentant de l’administra-
tion. Par ailleurs, les épouses de détenus peuvent être contraintes à
divorcer et les familles et les proches sont amenés à renoncer à les
aider (par la violence avec des intrusions policières dans les maisons
ou  par  le  chantage,  par  exemple,  sur  leur  emploi  ou  sur  les  aides
sociales). De plus, les cartes de sécurité sociale des anciens détenus
peuvent être détruites, supprimant par-là même tout accès aux soins.
Et les étudiants sont empêchés de s’inscrire dans les universités et de
partir à l’étranger poursuivre leurs études, etc. Après avoir connu de
près la mort physique, ils connaissent hors de prison, ce qu’ils nom-
ment eux-même « une mort sociale » qui leur est généralement plus
insupportable encore. Cet exemple dramatique suggère que, là aussi,
les  mécanismes  de  contrôle  et  de  domination  absolue  transitent
essentiellement  par  des  mécanismes  économiques  et  sociaux,  non
par des interventions directes de la police. Avec pour ambition un
14. Sur la répression à l’encontre de l’islamisme politique à travers une criminalisation de
ce mouvement et du politique en général, voir Olfa Lamloum, « La politique étrangère
de la France face à la montée de l’islamisme : Algérie, Tunisie, 1987-1995 », Thèse de
doctorat en science politique, Université de Paris VIII, décembre 2001.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
16 – Béatrice Hibou
effet  de  normalisation  et  non  pas  une  recherche  d’exclusion  défi-
nitive : s’ils consentent à entrer dans les règles et les normes du sys-
tème politique dominant – c’est-à-dire, concrètement, à renoncer à
l’islamisme politique et à toute critique du régime, ces anciens isla-
mistes et ces anciens prisonniers politiques sont alors réintégrés dans
la vie économique et sociale.
Cet exemple peut être examiné selon la configuration classique
de  l’inclusion,  que  Michel  Foucault  a  analysée  de  façon  aussi
brillante qu’expressive à travers son « modèle de la peste ». Ce dernier
est caractérisé par des technologies positives du pouvoir telles l’inclu-
sion, l’observation, la formation de savoir, la multiplication des effets
de pouvoir à partir du cumul de l’observation et du savoir 15 : « La
peste,  c’est  le  moment  où  le  quadrillage  d’une  population  se  fait
jusqu’à son point extrême, où rien des communications dangereuses,
des  communautés  confuses,  des  contacts  interdits  ne  peut  plus  se
produire. Le moment de la peste, c’est celui du quadrillage exhaustif
d’une population par un pouvoir politique, dont les ramifications
capillaires  atteignent  sans  arrêt  le  grain  des  individus  eux-mêmes,
leur temps, leur habitat, leur localisation, leur corps » 16.
Mécanismes et procédés généraux de contrôle,
de domination et… de répression
On ne peut comprendre la spécificité de l’exercice du pouvoir
en Tunisie sans entrer dans le détail, les petites choses de la vie quo-
tidienne, les procédures et techniques concrètes de pouvoir et d’assu-
jettissement, y compris ou même surtout, dans les champs écono-
miques  et  sociaux ;  sans  observer  non  plus  le  continuum  des
relations de pouvoir qui vont des grandes stratégies globales et des
grandes machines de l’appareil étatique, à commencer par la police,
jusqu’aux tactiques les plus infinitésimales pour toucher le « grain de
l’individualité » (Michel Foucault).
« Ce qui pèse sur nous est en même temps ce qui nous protège »
me disait un entrepreneur tunisien, lors d’un entretien, tandis qu’un
15. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
16. Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France 1974-1975, Paris, Galli-
mard et Le Seuil, coll. Hautes Études, 1999, p. 44.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 17
autre confirmait : « le système qui contrôle est celui qui donne ». Ces
expressions, comme d’autres plus radicales encore (« l’économie du
pays est une rente politique pour le régime »), révèlent une concep-
tion volontariste du « régime Ben Ali » et la représentation d’un pré-
sident démiurge et omnipotent. Que disent, à travers ces formules,
les acteurs économiques ? Incontestablement, l’entrepreneur ressent
de  façon  pesante  la  contrainte  du  système  politique  et,  à  certains
moments du moins, il perçoit effectivement ce dernier comme un
système d’observation et de contrôle. Néanmoins, ce même entre-
preneur sera le premier à affirmer, et pas seulement par intériorisa-
tion  de  la  contrainte  et  du  politiquement  correct,  qu’il  « doit  au
“régime” »  la  paix  sociale  et  la  stabilité  géopolitique,  que  les
contraintes  sont  pour  ainsi  dire  « compensées »  par  une  série  de
bénéfices très concrets, tels que la protection des marchés ou l’obten-
tion d’exonérations fiscales, d’exemptions administratives et d’avan-
tages divers, favorables à la santé financière de l’entreprise… Et, plus
encore, à la sienne. De même, un individu peut considérer que « le
“régime” peut me pousser à la faim », suggérant ainsi l’immixtion –
largement considérée comme hostile – du politique dans sa vie quo-
tidienne. Mais, simultanément, il va reconnaître une légitimité cer-
taine  du  gouvernement  et  même  du  « régime »  pour  sa  capacité  à
« offrir  un  mode  de  vie »,  un  bien-être  relativement  plus  élevé
qu’ailleurs, un niveau de consommation en progression et une stabi-
lité sociale certaine 17.
Adhérer à cette interprétation en termes de compensation, de
contrepartie inéluctable et de machination gouvernementale cons-
ciemment pensée amènerait à réduire le politique au « régime », à un
bien et à un échange de satisfactions. Cependant, la critique de cette
vision ne doit pas amener à passer sous silence ou à négliger ce que
disent les acteurs. Tous, entrepreneurs, fonctionnaires, consomma-
teurs,  artisans  et  commerçants  affirment  ainsi  quelque  chose  de
fondamental : les mécanismes administratifs, économiques et sociaux
sont par nature ambivalents et équivoques, permettant, simultané-
ment, du contrôle et de la marge de manœuvre, de la domination et
de  la  résistance,  des  contraintes  et  des  opportunités  économiques,
des  coûts  et  des  avantages  financiers…  Autrement  dit,  les  acteurs
économiques,  comme  les  individus,  subissent  le  pouvoir  discipli-
naire et policier du système politique tunisien mais le relayent aussi
17. Toutes ces expressions sont tirées d’entretiens, Tunis, divers terrains.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
18 – Béatrice Hibou
bien en alimentant cette logique de négociations, d’arrangements et
d’accommodements.  L’exemple  de  la  « mise  à  niveau »  permet
d’entrer  très  précisément  dans  ces  méandres  de  relations  écono-
miques décidément très politiques.
L’idéal panoptique de la mise à niveau
Le programme de « mise à niveau » est le symbole du volon-
tarisme  étatique,  de  la  modernisation  et  de  l’ouverture  éco-
nomique.  Le  projet  s’achevait  officiellement  en  2001  mais  il  se
perpétue en se réorientant vers les PME. Les résultats de ce pro-
gramme sont loin d’être déshonorants et la Tunisie reste, dans la
région,  une  économie  relativement  dynamique.  Les  bailleurs  de
fonds soulignent le volontarisme et la détermination du gouverne-
ment tandis que les Tunisiens font valoir l’ampleur des investisse-
ments  et  de  la  modernisation  industrielle  réalisés  dans  ce  cadre.
Néanmoins, que ce programme soit considéré comme un succès est
étonnant.  En  2004,  parler  de  modifications  des  comportements
entrepreneuriaux, de modernisation des modalités de financement
et d’amélioration des performances industrielles est abusif. Depuis
le début du programme, l’économie tunisienne n’est pas extraordi-
nairement  montée  dans  la  hiérarchie  internationale  des  spécia-
lisations, les principales activités générant des devises demeurant
le  tourisme,  le  textile  et  l’industrie  mécanique.  Le  pays  n’a  pas
réussi à percer dans les technologies modernes, dans les biens de
consommation  courante  ou  dans  l’économie  de  la  communica-
tion 18.
Le secteur textile-habillement est aujourd’hui en grande diffi-
culté alors même que les entreprises de ce secteur représentent le plus
gros bataillon des entreprises mises à niveau. Tous les rapports souli-
gnent l’absence d’évolution significative du modèle de production
depuis 1997. Et, malgré le programme, le secteur ne s’est pas diver-
sifié, il n’y a pas eu de remontée de filière, pas d’intensification en
18. Isabelle  Bensidoun  et  Agnès  Chevallier,  Europe-Méditerranée :  le  pari  de  l’ouverture,
Paris, Economica, collection du CEPII, 1996 (et actualisations des données chiffrées
dans les bulletins du CEPII) ; Jacques Ould Aoudia, « Les enjeux économiques de la
nouvelle politique méditerranéenne de l’Europe », in Monde arabe, Maghreb-Machrek,
Paris, La Documentation Française, n° 153, juillet-septembre 1996.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 19
capital  et  les  niches  sélectionnées  comme  prometteuses  (haut  de
gamme, chaîne d’ordre courte…) ont été peu explorées 19.
Dans ces conditions, il semble qu’il faille chercher ailleurs les
fondements de cette appréciation positive. La sociologie historique
de  l’économique  permet  de  comprendre  ce  paradoxe  apparent :  la
mise  à  niveau  est  moins  une  politique  économique,  une  stratégie
d’adaptation au libre-échange qu’une technique de discipline, une
procédure censée pouvoir inspecter, enregistrer et évaluer en perma-
nence,  une  sorte  de  Panopticon  (Bentham)  de  la  réglementation
industrielle  et  entrepreneuriale.  Les  pages  qui  suivent  entendent
montrer que la force du réformisme réside dans cette capacité à syn-
thétiser et à inclure à travers le contrôle.
La rationalité économique de la mise à niveau
La  « mise  à  niveau »  est  une  politique  industrielle  destinée  à
aider  les  entreprises  à  affronter  la  concurrence  internationale 20.  A
cette fin, le gouvernement a mis en place un dispositif très structuré,
au ministère de l’Industrie : le Bureau de la mise à niveau conceptua-
lise et coordonne les actions en faveur des entreprises, l’Agence de
promotion de l’industrie (API) met en place concrètement les dispo-
sitifs  de  modernisation  et,  notamment,  l’adaptation  aux  nouvelles
normes européennes. Après l’établissement d’un diagnostic pointant
leurs  faiblesses,  les  entreprises  sont  agréées  par  une  instance,  le
Comité  de  pilotage  (COPIL).  Les  diagnostics  sont  faits  par  des
bureaux  d’études  tunisiens,  seuls  ou  associés  à  des  bureaux  euro-
péens. Entre 1996 et 2001, l’objectif du dispositif était d’entraîner
19. CETTEX-GHERZI, « Mise à jour de l’étude stratégique du secteur textile-habillement »,
Rapport  de  synthèse,  mai 2004 ;  Jean-Raphael  Chaponnière,  Jean-Pierre  Cling  et
Mohamed Ali Marouani, Les conséquences pour les pays en développement de la suppres-
sion  des  quotas  dans  le  textile-habillement :  le  cas  de  la Tunisie,  Document  de  travail,
Paris,  DIAL,  DT/2004/16 ;  Jean-Raphael  Chaponnière  et  Serge  Perrin,  Le  textile-
habillement  tunisien  et  le  défi  de  la  libéralisation.  Quel  rôle  pour  l’investissement  direct
étranger ? Notes et Documents, Paris, AFD, mars 2005.
20. Pour la description et le fonctionnement de la mise à niveau, je me suis fondée sur des
entretiens (Tunis, 1997-2000 surtout, ainsi que Bruxelles, mai 1997 et mai 2002) et
sur une littérature grise assez importante. Voir notamment Sarah Marniesse et Ewa Fili-
piak,  Compétitivité  et  mise  à  niveau  des  entreprises,  Paris,  AFD,  Notes  et  Documents
n° 1,  novembre 2003,  notamment  p. 99-123 ;  UTICA,  L’Accord  de  libre-échange
Tunisie-Union européenne : impact sur l’entreprise tunisienne, Tunis, Centre de forma-
tion  des  dirigeants  des  PME,  Projet  UTICA-FKA,  1995 ;  Ministère  de  l’Industrie,
Bureau de la mise à niveau, Le Programme de mise à niveau, Tunis, 1995 ainsi que Pro-
cédure de mise à niveau, Tunis, 1995.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
20 – Béatrice Hibou
2000 entreprises à se mettre à niveau, soit un rythme annuel de 400
par an : l’État subventionnait 70 % du montant des diagnostics et
10 %  (ou  20 %  pour  les  entreprises  installées  dans  l’intérieur  du
pays)  de  celui  des  investissements  matériels 21.  Les  modalités  de
financement  ont  évolué  dans  le  temps :  en  1996,  les  entreprises
devaient avancer la totalité des frais d’études et attendre d’être rem-
boursées par l’État. Cependant, dès 1998, devant les réticences des
entrepreneurs à s’engager dans le programme, elles obtinrent de ne
débourser  que  leur  part,  soit  les  30 %  du  montant  du  diagnostic,
tandis  que  les  70 %  subventionnés  par  l’État  étaient  directement
versés  au  bureau  d’études  sélectionné.  Entre  1996  et  2001,  1062
entreprises sur les 2000 anticipées ont été « mises à niveau », soit un
taux de réalisation de 53 %. Selon les enquêtes de suivi, ces entre-
prises  ont  massivement  investi  pour  une  somme  globale  de
2 milliards  de  dinars  tunisiens  (MDT)  –  ce  qui  représente  une
somme macro-économiquement significative – grâce à des subven-
tions elles aussi importantes et représentant 275 MDT (soit 13,5 %
des  investissements  entrepris).  Ces  derniers  équivaudraient,  en
moyenne  pour  les  années  1996-2000,  à  40 %  de  l’investissement
manufacturé privé – selon une définition large du secteur « privé »
qui comprend, ici, les entreprises publiques des secteurs concurren-
tiels. En mars 2004, date de la dernière publication statistique, 2906
entreprises  avaient  adhéré  au  programme  et  1729  d’entre  elles
avaient obtenu l’approbation de leur dossier pour un total d’investis-
sement prévu (et non pas réalisé) de 2 693 MDT et des subventions
de 384 MDT.
Cette  politique  a  produit  des  effets  économiques  positifs
puisque ces investissements ont participé à la croissance et qu’ils ont
permis d’accroître l’emploi, les exportations et les performances éco-
nomiques en général. En revanche, il est plus difficile d’évaluer l’effi-
cience de l’allocation des ressources subventionnées, notamment en
l’absence  d’études  comparatives 22.  Comme  l’indique  sa  réorienta-
21. Toutes les données chiffrées mentionnées dans ce paragraphe sont, sauf avis contraire,
issues de sources officielles et notamment du Bureau de la mise à niveau (accessibles au
siège,  à  Tunis  ou  sur  le  net  www.pmn.nat.tn)  entre  1996  et  2003  et  de  l’API
(www.tunisieindustrie.nat.tn).
22. Remarque très libérale émise par des institutions internationales et notamment par le
FMI lors de revues intermédiaires ; elle a été très mal reçue en Tunisie et, dans le pro-
cessus de négociation des rapports caractéristique de ces agences, cette critique a été
gommée. Cf. Entretiens, Tunis, 2000.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 21
tion en 2001 vers les PME, le programme de mise à niveau avait
d’abord privilégié les grandes entreprises et celles à participations
publiques, sans doute parce que d’un point de vue administratif la
tâche était plus facile, mais certainement aussi, j’y reviendrai plus
bas, parce que ces entreprises font l’objet d’une surveillance plus
aisée. Quoi qu’il en soit, le programme de mise à niveau a créé de
nouveaux besoins pour la majorité des entreprises. Auparavant, les
normes  ISO  (Organisation  internationale  de  normalisation),  par
exemple, leur étaient inconnues, tout comme la garantie qualité ;
même si elles n’ont pas été vraiment intégrées dans le fonctionne-
ment des entreprises, aujourd’hui, tout le monde en parle. L’échec
relatif  de  la  politique  en  faveur  des  investissements  immatériels
suggère cependant que si elle existe, la modernisation n’en est qu’à
ses débuts. De l’aveu même du gouvernement, ce volet est décevant
malgré des subventions supérieures pour les investissements imma-
tériels 23. La situation délicate dans laquelle se trouvent banquiers
et  entrepreneurs,  révélée  par  la  baisse  de  rentabilité  des  entre-
prises 24 et par la nécessité de faire adopter une loi sur les entreprises
en  difficulté 25,  explique  sans  aucun  doute  ce  manque  d’enthou-
siasme que le dynamisme des organismes publics n’est pas arrivé à
tempérer. Malgré la mobilisation de l’API et son investissement par
les bailleurs de fonds, le programme de mise à niveau n’a pas pu
modifier  une  situation  caractérisée,  selon  les  termes  mêmes  du
ministère de l’Industrie, par une mauvaise gestion, un sous-enca-
drement technique, l’aggravation des problèmes financiers (endet-
tement  excessif,  manque  de  ressources  propres,  insuffisance  de
23. Ils ne représenteraient pas plus de 10 % du total des investissements et leur taux de réa-
lisation ne s’élèverait qu’à 29 % au lieu de 59 % pour l’ensemble des investissements.
Ces chiffres sont ceux de 2001. Malheureusement, je n’ai pas eu accès à des données
plus récentes et le dernier Bulletin de la mise à niveau ne donne pas de données quan-
titatives. Cependant, tout laisse à penser que le problème perdure puisque la publica-
tion officielle de juin 2004 mentionne la « préoccupation du président Ben Ali » en la
matière, qui demande aux entreprises d’accorder « un intérêt accru aux investissements
immatériels, notamment en œuvrant à améliorer le taux d’encadrement, à promouvoir
les systèmes-qualités et à consolider les rouages de l’entreprise » (Bulletin de la mise à
niveau, Tunis, juin 2004).
24. La  rentabilité  des  entreprises,  évaluée  à  l’aide  de  l’ICOR  (incremental  capital  output
ratio ou coefficient marginal de capital) a baissé dans tous les secteurs même si, à l’inté-
rieur de chacun d’eux, certaines entreprises peuvent avoir accru leur compétitivité. Voir
Béatrice  Hibou  et  Louis  Martinez,  « L’Afrique  du  Nord  et  le  partenariat  euro-
méditerranéen :  les  ambivalences  d’une  intégration  régionale »,  Étude  pour  le  Com-
missariat général au Plan, Paris, miméo, octobre 1997.
25. Loi de 1995 modifiée en juillet 1999 pour en étendre l’usage.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
22 – Béatrice Hibou
fonds  de  roulement,  recours  abusif  au  crédit  de  court  terme),
l’impréparation à l’ouverture extérieure (moins due à la suppres-
sion de la protection qu’au développement de l’informel), à l’aug-
mentation des taux d’intérêts et à la politique de dévaluation 26. La
mise à niveau ne semble donc pas permettre l’évaluation du pro-
cessus de modernisation du tissu industriel tunisien. L’inventaire
des critiques et des louanges adressées à ce programme permet en
revanche  d’apprécier  les  modalités  d’exercice  du  pouvoir  dans  le
champ économique.
La mise à niveau, « affaire d’État »
Le programme de mise à niveau est une expression presque cari-
caturale du volontarisme étatique tunisien. Je serai brève sur ce point
qui a été de nombreuses fois souligné par ses déçus, ses détracteurs,
ses promoteurs et ses partisans, ainsi que par les analystes extérieurs
et indépendants 27. Je voudrais en souligner ici un aspect important :
l’interventionnisme  pointilleux  est,  simultanément,  une  mobilisa-
tion plus ou moins forcée, une adhésion plus ou moins réelle, une
surveillance plus ou moins effective. Lorsque les bailleurs de fonds
louent  le  volontarisme  tunisien  et  contribuent  au  financement,
même partiel, de ce genre de politiques, ils donnent en même temps
un blanc-seing aux techniques de contrôle et à des modalités d’exer-
cice du pouvoir qui ne sont pas nécessairement conformes aux règles
qu’ils  entendent,  par  ailleurs,  promouvoir,  par  exemple,  celles  de
l’État de droit et de la bonne gouvernance. Qu’ils en soient ou non
conscients, peu importe finalement, dans la mesure où leur soutien
équivaut à une légitimation extérieure consciencieusement exploitée
par les autorités tunisiennes. Il est en revanche évident que, pour les
entrepreneurs, la mise à niveau est avant tout une « affaire d’État 28 »,
26. Rapport du ministère de l’Industrie cité et résumé par Marchés Tropicaux et méditerra-
néens, 6 août 1999 et repris dans des entretiens en décembre 2000.
27. Jean-Pierre Cassarino, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migra-
tion  in  Europe:  Resource  Mobilisation,  Networks,  and  Hidden  Disaffection,  Londres,
Ashgate Publishing, 2000 ; Michel Camau, « D’une République à l’autre. Refondation
politique et aléas de la transition libérale », Monde arabe, Maghreb-Machreck, La Docu-
mentation Française, n° 157, juillet-septembre 1997, p. 3-16.
28. Selon l’expression de M. Camau (dans « D’une République à l’autre. Refondation poli-
tique et aléas de la transition libérale », art. cité) élaborée à partir du travail de Jean-
Pierre Cassarino mentionné plus haut (op. cit.).
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 23
dans    la    logique    d’un    interventionnisme    libéral    et    autori-
taire 29.
Affaire d’État, en premier lieu, parce que le programme est aux
antipodes  du  libéralisme  et  de  l’apprentissage  des  mécanismes  de
marché et qu’il perpétue bien plutôt une tradition d’intervention-
nisme. Le discours qui entoure la mise à niveau entretient l’illusion
que les investissements subventionnés vont protéger le personnel et
l’entreprise. Cette interprétation est d’autant plus crédible qu’elle est
conforme  aux  pratiques  antérieures  et  que  le  taux  de  protection
effective a réellement augmenté depuis le début de l’ouverture – la
protection  des  biens  produits  localement  n’ayant  pas  ou  très  peu
baissé – alors que les intrants non produits localement et les biens
d’équipement  ont  vu  leur  taxation  à  l’importation  diminuer.  Les
subventions constituent en outre une autre modalité de la protection
et sont interprétées comme une aide à un investissement, souvent
déjà prévu, pas forcément comme une incitation à la modernisation.
Les  évaluations  quantitatives  publiées  dans  le  but  de  mobiliser  les
acteurs économiques ne mettent d’ailleurs pas en avant le raisonne-
ment libéral. Elles jouent plutôt sur des données-choc à l’instar de la
fameuse règle des trois tiers (un tiers des entreprises va survivre, un
tiers va mourir et un tiers aura du mal à résister) qui ne repose sur
aucune étude sérieuse. Elles misent également sur les effets de légiti-
mation par la scientificité, comme le prouve la mention récurrente
des  résultats  positifs  des  modèles  d’équilibre  général  calculable 30,
29. Eva  Bellin,  notamment  dans  « Tunisian  industrialists  and  the  state »,  in  I. William
Zartman  (dir.),  Tunisia:  the  Political  Economy  of  Reform,  Boulder,  Lynne  Rienner
Publishers, 1991, montre bien que, quel que soit le discours et la dénomination de la
politique économique, celle-ci s’est traduite, concrètement et sur la durée, à la fois par
un interventionnisme étatique important et par une orientation favorable au secteur
privé. Suzan Waltz, quant à elle (cf. « Clientelism and reform in Ben Ali’s Tunisia », in
I.  W. Zartman,  op. cit.)  met  particulièrement  bien  en  évidence  l’autoritarisme  du
régime :  cependant,  elle  conclut  à  l’opposition  inévitable  entre  réformes  et  autorita-
risme et culte de la personnalité, ce que les évolutions récentes infirment.
30. Pour la Tunisie, il existe au moins cinq applications du modèle d’équilibre général cal-
culable dans le cadre de la création de la zone de libre-échange : voir Thomas F. Rutherford,
Elisabeth Ruström et David Tarr, « The free trade agreement between Tunisia and the
European Union », Policy Research Department, Washington D.C., The World Bank,
1995 ;  Banque  mondiale,  Republic  of  Tunisia.  Country  Economic  Memorandum
Towards the 21st Century, Middle East and North Africa Regional Office, Washington
D. C, 1995 ; Abdelali Jbili et Klaus Enders, « L’accord d’association entre la Tunisie et
l’Union européenne », Finance et Développement, septembre 1996, p. 18-21 ; Comete
Engineering, Étude prospective de l’impact sur l’économie tunisienne de la mise en place
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
24 – Béatrice Hibou
dont ne sont rappelées ni la complexité des facteurs qui influent sur
les résultats de la libéralisation (investissement extérieur, capacité de
modernisation  des  entreprises,  orientation  des  politiques  écono-
miques, financements extérieurs, flexibilité et adaptation de la main
d’œuvre, demande étrangère) 31, ni l’exigence d’enchaînements ver-
tueux qui ne vont pourtant pas de soi, par exemple, l’entraînement
positif de l’ouverture sur les systèmes productifs, sur les politiques
économiques  et  sur  les  comportements  des  acteurs  économiques
nationaux et étrangers… 32 Cette mobilisation administrative laisse
paraître une méconnaissance des mécanismes de marché et véhicule,
en creux, une vision très étatiste d’une insertion internationale com-
pétitive. La rhétorique paternaliste du pouvoir central conforte aussi
l’idée que les aides ont pour ambition finale de profiter à l’ensemble
de la population, autrement dit, que la mise à niveau fait partie de ce
dispositif complexe que j’ai analysé plus haut en termes de pacte de
sécurité destiné à stabiliser et à défendre l’ordre social tunisien.
d’une zone de libre-échange entre la Tunisie et l’Union européenne, Tunis, ministère de
l’Économie nationale, Centre de promotion des exportations, novembre 1994 ; Dru-
silla Brown, Alan Deardorff et Robert Stern, « Some economic effects of the free trade
agreement between Tunisia and the European Union », in une communication pour
The  Egyptian  Center  for  Economic  Studies  Conference,  « How  can  Egypt  benefit
from a free trade agreement with the EU », Le Caire, 26-27 juin 1996 ; Mahmoud Ben
Romdhane,  « L’accord  de  libre-échange  entre  la Tunisie  et  l’Union  européenne :  un
impératif,  des  espoirs,  des  inquiétudes »,  Confluences  Méditerranée,  n° 21,  printemps
1997, p. 49-64. Selon ces évaluations, les gains en bien-être attendus, obtenus par la
rationalisation  des  achats  (suppression  des  coûts  nés  de  la  protection  douanière  et
meilleur respect de la « vérité des prix ») seraient plus importants que les pertes (impos-
sible reconversion de la totalité du capital en raison de sa spécificité ou de son obsoles-
cence, et du travail, du moins à court terme). Par conséquent, le libre-échange serait au
pire neutre ou très légèrement négatif et sinon positif en termes de croissance (mais pas
en termes d’emploi). Plus récemment, application de ce modèle dans le cadre de la fin
des AMF, voir J.-R. Chaponnière, J.-P. Cling et M. A. Marouani, Les conséquences pour les
pays en développement de la suppression des quotas dans le textile-habillement : le cas de la
Tunisie, op. cit., et Mohamed Ali Marouani, Effets de l’Accord d’association avec l’Union
européenne et du démantèlement de l’Accord multifibres sur l’emploi en Tunisie : une ana-
lyse en équilibre général intertemporel, Document de travail, DIAL, DT/2004/01.
31. Larabi Jaïdi, « La zone de libre-échange Union européenne/Maroc : impact du projet
sur l’économie marocaine », Cahiers du GEMDEV,  Paris, n° 22, octobre 1995 ; Bachir
Hamdouch,  « Perspectives  d’une  zone  de  libre-échange  entre  le  Maroc  et  l’Union
européenne : enjeux et impacts », Reflets et perspectives de la vie économique, t. 35, n°3,
3ème trimestre 1996, p. 273-296 ; Khaled A. Galal et Bernard Hoekman, « Egypt and
the partnership agreement with the EU: the road to maximum benefits », The Egyp-
tian Center for Economic Studies Working Paper, n° 9603, juin 1996.
32. Pour une analyse détaillée de ces conditions nécessaires, voir B. Hibou et L. Martinez,
L’Afrique du Nord et le partenariat euro-méditerranéen : les ambivalences d’une intégra-
tion régionale, op. cit.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 25
Affaire d’État, en second lieu, parce que les autorités publiques
semblent bien plus concernées par la réussite du programme que ne
le sont les entrepreneurs qui ne participent que mollement à la dyna-
mique de la mise à niveau. La logique bureaucratique s’exprime par
la volonté de « faire du chiffre » : la présentation régulière des avan-
cées  du  processus  fait  état,  par  exemple,  du  nombre  de  dossiers
approuvés par le Bureau et non du nombre des entreprises concer-
nées, ce qui serait plus pertinent dans une pure logique économique.
Or  ces  chiffres  sont  respectivement  de  1885  et  de  245,  soit  une
moyenne de 8 dossiers par entreprise 33. La présentation ainsi fournie
a pour objectif évident de montrer par la quantification une dyna-
mique en cours, ainsi que l’efficacité du volontarisme étatique. En
suivant les procédures concrètes de « mises à niveau » des entreprises,
on comprend les qualificatifs prononcés pour désigner ce processus
administratif :  « sorte  de  gosplan »  selon  un  bailleur  de  fonds  ou
« conception soviétique de l’intervention publique » selon un entre-
preneur 34. Les modalités de la mobilisation fortement contrainte des
hommes  d’affaires  accroissent  souvent  cette  impression  de  contre-
productivité.  Dans  la  presse,  à  la  télévision,  dans  les  enceintes  du
parti  et  des  syndicats  patronaux,  dans  les  réunions  associatives  et
dans les colloques, la prolifération des interventions finit par lasser.
L’expression  de  « mise  à  niveau »  est  tellement  ressassée,  elle  est
appliquée  si  systématiquement  à  des  situations  autrement  hétéro-
gènes  qu’elle  en  devient  vide  pour  des  entrepreneurs  habitués  aux
« campagnes »,  aux  formules  magiques,  aux  inévitables  décalages
entre discours et réalité. Lors des entretiens que j’ai pu mener avec
des banquiers et des hommes d’affaires, ces derniers n’hésitaient pas
à m’affirmer, sous le sceau de la confidentialité, que « les autorités en
33. Entretiens, Tunis. Les chiffres sont ceux donnés oralement par le Bureau de la mise à
niveau mais également cités dans l’Union générale tunisienne du travail, UGTT, Le sec-
teur  textile-habillement  en Tunisie  et  le  défi  de  la  réinsertion  professionnelle  des  salariés
licenciés, Département des études et de la documentation avec le soutien du BIT, rap-
port final réalisé par Saïd Ben Sédrine, avril 2005.
34. Mais ces caractéristiques ne sont pas, loin de là, spécifiques à la « mise à niveau » : on
en retrouve un autre exemple dans les agences d’incitation, de promotion et d’aide à
l’export qui sont de grosses administrations avec des charges lourdes. Il en va de même
des zones industrielles créées dans une vision d’aménagement du territoire de façon très
bureaucratique et qui restent vides. Voir l’étude du Foreign Investment Advisory Ser-
vice (organisme dans la mouvance de la Banque mondiale), Marchés Tropicaux et Médi-
terranéens, divers numéros et, notamment, celui du 28 juin 1996 ; Banque mondiale,
Actualisation de l’évaluation du secteur privé, 2 volumes, Washington D.C., The World
Bank, mai 2000.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
26 – Béatrice Hibou
font trop », que ce faisant « elles ne sont plus crédibles », que la mise
à  niveau  « tourne  peu  à  peu  sur  elle-même 35 »  et  n’arrive  pas  à
dépasser sa dimension procédurale et bureaucratique 36. Les études
sont  faites  parce  qu’il  faut  faire  des  études ;  les  entreprises  se  font
forcer la main pour entrer dans le programme, pour en faire la publi-
cité, pour participer aux délégations à l’étranger et vanter les mérites
de la Tunisie 37…
De sorte que ces glissements progressifs des encouragements à
entrer dans le programme vers des pressions qui peuvent rapidement
s’intensifier  pour  devenir  une  quasi-obligation  constituent  l’autre
face  du  volontarisme  étatique 38.  La  mise  à  niveau  n’a  décidément
plus rien à voir avec la libéralisation. Elle fait partie du dispositif dis-
ciplinaire des autorités tunisiennes. Avec le rapprochement de la date
butoir  de  2001,  cette  dimension  est  apparue  de  façon  plus  crue :
l’objectif de préparation à la concurrence a été éclipsé par la nécessité
administrative et politique de remplir le contrat (2000 entreprises
mises à niveau) pour montrer un succès qui ne pouvait aller qu’avec
la mobilisation clientéliste et rentière des réseaux de pouvoir. Ce qui
ne veut pas dire que la mise à niveau est pure fiction et qu’elle n’a pas
de consistance bureaucratique. Bien au contraire, comme le montre
l’institutionnalisation des mécanismes bureaucratiques à travers des
fonds (par exemple, le Fond de promotion et de maîtrise de la tech-
nologie, le FOPROMAT, géré par l’API) ou des procédures finan-
cières (par exemple, la prime pour les investissements en Recherche
& Développement). Le très faible investissement de ces institutions
par les acteurs concernés suggère cependant la principale dimension
de  la  mise  à  niveau :  « l’impulsion  institutionnelle  et  financière
35. Entretiens, Tunis et Sfax, avril-mai 1997, avril 1998 et janvier 1999.
36. Comme l’avaient fait auparavant d’autres politiques, à l’instar de la collectivisation des
terres  (voir  Mouldi  Lahmar,  Du  mouton  à  l’olivier, Tunis,  Cérès  Éditions,  coll.  Hor
Maghrebin,  2003 ;  Jean-Paul  Gachet,  « L’agriculture :  discours  et  stratégies »,  in
Michel Camau (dir.), Tunisie au présent, Paris, Éditions du CNRS, 1987, p. 181-228)
ou de la restructuration des entreprises publiques dans les années 1980 (les manuels de
modernisation des procédures administratives et de gestion des entreprises publiques
ont rapidement été mis de côté et oubliés, voir Entretiens, Tunis, 1997, 1998).
37. Entretiens, Tunis, 1997-2000. Sur les réticences des entreprises à entrer dans le pro-
cessus, voir également J.-P. Cassarino, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Expe-
riences of Migration in Europe : Resource Mobilisation, Networks, and Hidden Disaffec-
tion, op. cit. Pour leur comportement dans les années récentes, voir UGTT, Le secteur
textile-habillement en Tunisie et le défi de la réinsertion professionnelle des salariés licenciés,
op. cit.
38. Jean-Pierre  Cassarino,  « The  EU-Tunisian  association  agreement  and Tunisia’s  struc-
tural reform program », The Middle East Journal, Volume 53, n° 1, 1999.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 27
donnée par l’État (…) suit un parcours circulaire qui le ramène à
lui », la mise à niveau étant « menée par et pour l’État 39 ». Processus
bureaucratique disciplinaire, elle permet donc à l’État et à son admi-
nistration  de  repousser  ses  propres  ajustements  qui  pourraient
remettre en cause les mécanismes de contrôle. L’objectif de forma-
tion d’un tissu industriel compétitif apparaît finalement marginal et
il est d’ailleurs compris ainsi par les principaux partenaires étrangers
de  l’État  tunisien,  à  savoir  les  bailleurs  de  fonds.  Pour  la  Banque
mondiale, par exemple, la mise à niveau est un « safety net 40 » et la
Direction  générale  des  investissements  l’explicite  ouvertement
lorsque ses responsables affirment que ce programme est avant tout
un moyen de réaliser les critères contenus dans les accords de parte-
nariat avec l’Europe, en mettant l’accent sur la dimension sécuritaire
de Barcelone 41.
La mise à niveau, une discipline intégrée
Ce genre d’intervention étatique et autoritaire rencontre bien
évidemment des résistances de la part d’entrepreneurs souvent réti-
cents à ouvrir les comptes de leur société et à multiplier les relations
avec la bureaucratie d’État. Mais il n’est pas moins évident que, dans
l’économie politique tunisienne, ces tensions et ces résistances abou-
tissent fort rarement à de véritables affrontements. Le plus souvent,
elles se transforment d’autant plus facilement en négociations et en
compromis que les intérêts entrepreneuriaux et étatiques sont enche-
vêtrés  et  se  confondent.  La  peur,  dans  ce  domaine  comme  dans
d’autres, n’est certes jamais absente et fait partie de cet exercice dis-
ciplinaire du pouvoir. Les entreprises interprètent le programme de
mise à niveau comme un processus de contrôle et de domestication.
Le profil bas des entrepreneurs, au tout début du programme, doit
être compris dans ce contexte historiquement construit d’appréhen-
sion  du  politique,  réactualisé  par  la  prolifération  des  paroles  offi-
cielles, par la mobilisation des appareils bureaucratiques et partisans,
par  l’envahissement  de  l’espace  public  par  des  slogans  répétitifs.
Beaucoup me l’ont répété au cours de mes recherches, le langage offi-
ciel fait habituellement peur et pousse au repli sur soi. Mais la peur
39. François Siino, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, Paris, Karthala, 2005,
p. 322-323.
40. Entretien, Paris, juillet 2004.
41. Entretiens, Tunis, 2000 et 2005.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
28 – Béatrice Hibou
seule  n’explique  pas  l’entrée  d’un  nombre  malgré  tout  important
d’entreprises  dans  le  programme  de  mise  à  niveau ;  une  certaine
forme d’adhésion existe, sinon à la forme concrète que prend l’éta-
tisme, du moins aux types de relations de pouvoir qu’expriment ces
programmes étatistes. Les entrepreneurs sont nombreux à douter de
la réussite de la libéralisation et de l’ouverture effective de l’économie
tunisienne, mais ils adhèrent au programme pour des raisons finan-
cières, parce qu’ils bénéficient ainsi de subventions, alors même qu’ils
avaient déjà programmé ces investissements, pour des raisons poli-
tiques  surtout,  afin  de  « se  faire  bien  voir »  ou,  pour  employer  le
vocable officiel, « par geste citoyen ». D’autres critiquent les moda-
lités de l’aide, les retards de paiement ou les difficultés administra-
tives pour l’obtention des subventions, mais soulignent l’écoute des
autorités et leur souci de préserver le tissu industriel tunisien. Les uns
et les autres considèrent avant tout la mise à niveau comme la nou-
velle expression des relations entre entreprises et pouvoir central, for-
malisées en termes administratifs et financiers. Le programme maté-
rialiserait  ainsi  une  nouvelle  étape  dans  le  renforcement  des  liens
entre  État  et  entrepreneurs,  ces  derniers  étant  récompensés  par
l’obtention de « titres de noblesse », par une reconnaissance sociale
ou par une certaine visibilité médiatique 42.
Le  vocabulaire  est  ici  significatif :  on  se  fait  « bien  voir »  du
pouvoir central si l’on « va » à la mise à niveau et si l’on « adhère » au
programme,  pas  si  l’on  modernise  l’entreprise  par  ses  propres
moyens. La dimension politique est illustrée par les péripéties qui
ont  accompagné  le  choix  des  entreprises  qui,  les  premières,  sont
entrées dans le programme, en 1996 et 1997 43. A l’instar de l’entrée
en bourse ou de la qualité des arrangements avec le fisc, cette sorte
de  cooptation  a  joué  le  rôle  d’un  baromètre  des  relations  avec  les
autorités  et  constitué  un  lieu  de  négociation  avec  lui.  Certaines
entreprises auraient été « choisies » et d’autres non, certains entrepre-
neurs auraient été, à cette occasion, rendus « visibles » et d’autres non,
le pouvoir central garantissant ou non le succès de l’opération. La part
de  surinterprétation  est  peut-être  importante,  mais  il  demeure
qu’entrepreneurs, observateurs avertis du monde des  affaires  et  une
42. Ce point a été très bien mis en évidence par J.-P. Cassarino, Tunisian New Entrepreneurs
and their Past Experiences of Migration in Europe: Resource Mobilisation, Networks, and
Hidden Disaffection, op. cit.
43. J.-P. Cassarino,  « The  EU-Tunisian  association  agreement  and  Tunisia’s  structural
reform program », art. cité.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 29
grande  majorité  des  Tunisiens  interprètent  avant  tout  la  mise  à
niveau en termes politiques.
Le  programme  de  mise  à  niveau  a  certes  pour  ambition  de
conditionner les entreprises à la concurrence internationale. Mais,
alors même que les entreprises tunisiennes vivent protégées depuis
leur  création,  les  mécanismes  du  marché  ne  sont  pas  explicités.
Comme par le passé, le déroulement du programme et le contrôle
des  activités  semblent  plus  importants  que  sa  dimension  pédago-
gique 44. Peu de questions sont posées quant à la rationalité écono-
mique ultime de la mise à niveau ou à son coût en ressources. Les
autorités ne semblent pas vraiment préoccupées par des évolutions
pour le moins inattendues, comme le développement des réexporta-
tions, une certaine spécialisation dans l’intermédiation et l’entrepo-
sage, la poursuite de stratégies de scission d’entreprise – une partie
produisant, l’autre commercialisant les produits importés –, de faux
investissements dans l’immatériel, l’inadéquation et la sous-utilisa-
tion  des  formations  ou  encore  la  poursuite  d’une  spécialisation
accrue dans les services 45. En revanche, elles déclinent les qualités de
l’entreprise  idéale :  la  mise  à  niveau  n’a  pas  pour  cible  l’entreprise
réellement existante, mais l’entreprise normative, qui dit ce que doit
être l’entreprise, les normes qu’elle se doit de respecter, les démarches
qu’elle doit suivre et les objectifs qu’elle doit atteindre 46. La mise à
niveau est une tentative, peut-être inconsciente, de mise en pratique
de l’idéal panoptique du pouvoir central, une surveillance continue
des entrepreneurs, l’illustration symbolique d’un « imaginaire tech-
nique de la discipline sociale 47 ». Lorsque le pouvoir central définit
44. Voir notamment Pierre Signoles, « Industrialisation, urbanisation et mutations de l’espace
tunisien », in Pierre Robert Baduel (dir.), États, territoires et terroirs au Maghreb, Paris, Édi-
tions du CNRS, 1985, p. 277-306, qui distingue bien entre d’une part, le volontarisme
étatique (dans l’industrialisation, l’urbanisation et la transformation de l’espace tunisien)
et, d’autre part, les résultats, l’efficacité et même l’effectivité des mesures concrètes.
45. Entretiens,  Tunis,  1997/2000.  Sur  les  activités  d’entreposage  et  d’intermédiation,
Zakya Daoud, « Tunisie. Chronique intérieure », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 33,
1994, p. 713-745 ; sur la stratégie de scission des entreprises dans l’agroalimentaire et
le textile, entretiens, janvier 1999 et juillet 2000. Voir également Néji Baccouche, « Les
implications de l’accord d’association sur le droit fiscal et douanier », in Mélanges en
l’honneur de Habib Ayadi, Tunis, Centre de Publication Universitaire, 2000, p. 5-27.
46. Voir Jean-Pierre Durand, La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servi-
tude volontaire, Éditions du Seuil, coll. Économie humaine, 2004, p. 255-258.
47. Philippe  Minard,  La  Fortune  du  colbertisme :  État  et  industrie  dans  la  France  des
Lumières,  Paris,  Fayard,  1998,  p. 116  à  propos  des  statistiques  des  inspecteurs  de
l’industrie.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
30 – Béatrice Hibou
le « bon » – ou le « mauvais » – entrepreneur, il est sans doute moins
intéressé à mettre en valeur la dimension éthique et morale de l’éco-
nomique 48 qu’à voir s’exercer une technique disciplinaire. Ce que dit
Foucault  à  propos  des  mécanismes  de  normalisation  disciplinaire
s’applique parfaitement à la mise à niveau. De fait, celle-ci « consiste
à poser d’abord un modèle, un modèle optimal qui est construit en
fonction  d’un  certain  résultat,  et  l’opération  de  [mise  à  niveau]
consiste à essayer de rendre les gens, les gestes, les actes conformes à
ce  modèle,  le  normal  étant  précisément  ce  qui  est  capable  de  se
conformer à cette norme et l’anormal, ce qui n’en est pas capable.
Autrement  dit,  il  y  a  un  caractère  primitivement  prescriptif  de  la
discipline 49 ».
Les entrepreneurs ne s’y trompent pas. Ceux qui « adhèrent » le
font, on l’a vu, pour se faire « bien voir », c’est-à-dire pour être dans
la norme. D’autres « évitent » le programme parce qu’il est jugé ina-
dapté et parce que la « confidentialité n’est pas respectée » ; ce qui
revient  à  dire  qu’ils  refusent  le  processus  de  normalisation  qui  est
aussi  un  processus  de  mise  en  lumière  et  de  suppression  d’autres
« zones d’ombre ». D’autres encore, qui ont adhéré au programme,
en « sortent » dès la phase de diagnostic achevée, parce que « le pro-
cessus est extrêmement compliqué bureaucratiquement » ou « parce
qu’on sait déjà ce qu’on doit faire et les subventions ne valent pas le
coup » : ils estiment le « prix à payer », en termes de contrôle et de
surveillance, trop élevé. La mise à niveau est ainsi un mécanisme effi-
cace de surveillance et de normalisation : est bon celui qu’on peut
enregistrer dans le processus, celui que l’on peut inscrire dans la liste
des  entreprises  mises  à  niveau,  celui  que  l’on  peut  classer  comme
exportateur…  L’obsession  de  la  surveillance  et  de  l’ordre  n’est  pas
sans rappeler celle des inspecteurs et des différents corps techniques
de l’administration colbertiste que Philippe Minard a magnifique-
ment analysés.
Même si la mise à niveau est rationnellement élaborée et mise
en œuvre, avec des objectifs par secteurs et par régions, avec un souci
réel de modernisation et d’adaptation à la concurrence internatio-
nale, avec une volonté, aussi, de répondre aux inquiétudes du monde
48. Thèse développée par J.-P. Cassarino, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Expe-
riences of Migration in Europe: Resource Mobilisation, Networks, and Hidden Disaffec-
tion, op. cit.
49. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France (1977-1978),
leçon du 25 janvier, Paris, Éditions du Seuil, coll. Hautes Études, 2004, p. 59.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 31
économique,  le  programme  est  naturellement  inséré  dans  l’ethos
diffus du réformisme. L’entrée dans le programme pilote a été inter-
prétée comme un geste de la part du pouvoir central, comme une
faveur. Depuis lors, les entrepreneurs lisent la mise à niveau dans les
termes du lexique qui leur est familier ; ils comprennent donc le pro-
gramme en termes de rapports de force, de contrôle administratif et
politique sur le monde des entreprises, dans la droite ligne des poli-
tiques  antérieures  dont  les  fondements  étaient  précisément  à
l’opposé des politiques actuelles. De ce fait, la mise à niveau n’est pas
interprétée  comme  un  apprentissage  au  libre-échange  mais,  égale-
ment, comme une subvention protectrice et comme une surveillance
bienveillante  et  néanmoins  inquisitrice.  A  l’inverse  du  libéralisme
même,  la  « mise  à  niveau »  est  une  opportunité  supplémentaire
d’obtention  d’une  aide,  la  poursuite,  sous  de  nouvelles  modalités,
d’une  politique  publique  économiquement  interventionniste  et
politiquement clientéliste. La subvention sort de son cadre écono-
mique pour devenir gratification honorifique, regard importun, pro-
tection rassurante et, simultanément, dangereuse 50. Le manque de
crédibilité économique de la mise à niveau provient aussi de cette
alliance d’un discours libéral et de pratiques interventionnistes, d’un
discours  d’ouverture  et  d’interprétations  protectionnistes  et  poli-
tiques de celui-ci 51.
Cette technique de surveillance est donc légitimée par les entre-
preneurs dès lors que la mise à niveau est intégrée aux modes de gou-
vernement et à l’ethos réformiste tunisiens. Mais elle l’est également
par  les  partenaires  étrangers  qui  y  voient  volontarisme  d’État  et
mobilisation  des  capacités  nationales.  Sans  que  cela  soit  expressé-
ment dit, le fait que l’État apparaisse déterminé constitue un élément
fondamental de l’appréciation de « bon élève ». Lors d’entretiens et
de discussions informelles, j’ai pu constater qu’en dépit de leur phi-
losophie libérale, les bailleurs de fonds appréciaient l’État tunisien en
raison, précisément, de cet activisme, symbole de modernité. Adop-
tion du langage de l’ouverture, acceptation des règles de la concur-
50. Jean-Yves  Grenier  a  très  bien  montré  cette  sortie  de  l’économique  pour  les  aides  de
l’État  français  aux  industriels  du  18ème  siècle.  Voir  Jean-Yves  Grenier,  L’Économie
d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996.
51. J.-P. Cassarino,  « The  EU-Tunisian  association  agreement  and  Tunisia’s  structural
reform program », art. cité et surtout Tunisian New Entrepreneurs and their Past Expe-
riences of Migration in Europe: Resource Mobilisation, Networks, and Hidden Disaffec-
tion, op. cit.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
32 – Béatrice Hibou
rence et des normes imposées par le contexte international, réalisa-
tion de projections, définition de programmes… Tout cela est analysé
comme une preuve que la Tunisie n’est ni « archaïque » ni passéiste.
Les réformes et la compétitivité incarnent la modernité économique,
de même que le multipartisme et la laïcité incarnent la modernité
politique. Les donateurs apprécient un pays où « il existe des poli-
tiques  économiques 52 »  et  où  les  décisions  politiques  « font  du
bruit 53 ». Peu importe que le programme soit ou non effectif pourvu
qu’existe  cette  conceptualisation  conforme  aux  canons  internatio-
naux : « ici, ils savent ce qu’ils veulent, ils ont un plan, ce qui est glo-
balement positif » pouvait conclure un fonctionnaire international,
malgré les nuances qu’il avait lui-même apportées tout au long d’un
entretien consacré aux résultats – considérés par lui mitigés – de la
« mise à niveau ». Et l’Union européenne de souligner combien la
Tunisie  « réagit  bien »  et  est  « imaginative »  en  proposant  des
« programmes évolutifs et diversifiés » qu’elle « a elle-même conçus »,
précisant  que  la  mise  à  niveau  est  une  initiative  tunisienne 54.
Contrairement à beaucoup d’autres pays africains ou moyen-orien-
taux,  le  discours  tunisien  est  technocratique,  articulé  et  construit
autour des thèmes dominants de la communauté internationale. De
sorte  que  les  bailleurs  de  fonds  ne  se  considèrent  pas  en  terrain
inconnu, même si la mise en œuvre ne suit pas. Ils participent acti-
vement à la mise à niveau, notamment en finançant des organismes
(par exemple l’API), des structures de conseil et des programmes sec-
toriels 55. Le réformisme, c’est cela aussi, même si les réformes se révè-
lent, in fine, assez minces, pour ne pas dire fictives : les mesures éco-
nomiques  sont  toujours  insérées  dans  un  discours  général  sur  la
libéralisation, sur la privatisation, sur la compétitivité ou sur l’assai-
52. Entretien, Tunis, juillet 2000.
53. Entretien, Paris, juillet 2004, mon interlocuteur parlant de « sound policies ».
54. Il n’existe pas de telles procédures dans les autres pays tiers méditerranéens. Le Maroc,
par  exemple,  a  adopté  une  approche  beaucoup  plus  « libérale »  en  multipliant  des
études (particulièrement sur les grappes de compétitivité), mais sans offrir d’incitations
financières  ou  fiscales  particulières.  Entretiens,  Casablanca  et  Rabat,  juin 1998,
février 1999, septembre-octobre 1999, octobre 2000.
55. La  Banque  mondiale  participe  surtout  au  financement  des  volets  « formation
professionnelle », « assistance technique financière » et « audits » ; l’Union européenne
privilégie une aide aux investissements additionnels et à l’assistance (notamment à tra-
vers  le  financement  du  Bureau  d’études  Europe-Tunisie-Entreprise) ;  enfin,  des
bailleurs  de  fonds  bilatéraux  peuvent  offrir  des  financements  complémentaires,  à
l’instar de l’Agence Française de développement. Voir les rapports annuels de chacune
de ces institutions.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 33
nissement  financier ;  elles  n’apparaissent  donc  ni  contradictoires
entre elles ni comme le fruit de décisions politiciennes et discrétion-
naires. Les autorités tunisiennes l’ont bien compris qui usent et abu-
sent de cet argument et prennent en otage l’Union européenne dans
la  perspective  d’une  renégociation  du  calendrier  d’ouverture,  dans
l’espoir d’aménager des dérogations au nom de la stabilité, de l’équi-
libre social et de la success story dont l’Europe a besoin 56. Au nom
d’un réformisme tunisien nécessairement positif et légitime, « cela va
de soi ».
Conclusion
Cet article ne peut développer les nombreux exemples néces-
saires  pour  étayer  cette  thèse 57,  mais  je  voudrais  ici  uniquement
mentionner  quelques-uns  des  principaux  lieux  d’infiltration  de  la
logique  policière,  de  contrôle  et  de  répression :  tels  la  fiscalité,  la
sécurité sociale, les programmes sociaux d’aide aux personnes dému-
nies, les politiques de développement rural ou urbain, le crédit ban-
caire et, de façon plus générale, les mécanismes financiers, les aides
et passe-droits divers aux entreprises, les privatisations d’entreprises
et la libéralisation du commerce intérieur et extérieur (comme aupa-
ravant les nationalisations, la protection et les licences), la solidarité
et l’appel à la société civile, la « gestion » de l’islam, le contrôle des
pratiques illicites, illégales et informelles…
De la même manière, je ne peux ici mener une analyse détaillée
de  l’ensemble  des  procédures  et  des  techniques  par  lesquelles  ces
logiques de contrôle, de domination, voire de répression, infiltrent
les mécanismes économiques et sociaux. Outre le jeu sur le flou entre
« public »  et  « privé »,  il  faut  noter  l’alimentation  permanente  des
processus d’arrangements sociaux, d’échanges et de négociations, le
56. Béatrice Hibou, « Les marges de manœuvre d’un “bon élève” économique : la Tunisie
de Ben Ali », Les Études du CERI, Paris, CERI-Sciences-Po, n° 60, décembre 1999. Un
fait révélateur à ce propos : beaucoup d’entrepreneurs pensent que l’accord de libre-
échange et le désarmement douanier ne seront jamais appliqués dans leur totalité, que
le patronat sera en mesure de faire pression pour aménager et conserver la tradition-
nelle politique protectionniste. Outre mes entretiens, voir J.-P. Cassarino, « The EU-
Tunisian association agreement and Tunisia’s structural reform program », art. cité et
Nord-Sud Export, 27 janvier 1996.
57. Voir pour cela, Béatrice Hibou, Surveiller et réformer. Économie politique de la servitude
volontaire  en Tunisie,  mémoire  d’habilitation  à  diriger  des  recherches,  IEP  de  Paris,
7 novembre 2005.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
34 – Béatrice Hibou
recours  aux  principes  nationalistes  de  base  et,  parallèlement,  à  la
nécessité  d’une  bonne  insertion  internationale  ou  encore  la  cons-
truction de discours sur le « miracle économique » et sur la « stabilité
et la sécurité de la Tunisie ». Je ferai un petit aperçu rapide sur ce der-
nier  point :  à  partir  de  nombreuses  techniques,  tels  le  choix  des
repères comparatifs et des périodes, l’oubli systématique des perfor-
mances  passées,  l’appropriation  par  l’administration  et  le  pouvoir
central de dynamiques sociales, l’élaboration et l’occultation de don-
nées,  l’usage  du  secret,  des  rumeurs,  de  la  « transparence »  et  de
« l’opacité », l’absence de presse et d’analyse critique, la sélectivité des
informations  utilisées  et  leur  mise  en  scène,  l’habillage  selon  les
modes  et  les  rhétoriques  internationales,  les  difficultés  d’accès  à
l’information… le « miracle économique » est devenu tout à la fois
discours de vérité et technique de pouvoir – ce qui n’est pas propre à
la Tunisie 58 mais trouve ici une application systématique et centrale
le  dispositif  de  production  de  savoir.  Le  « miracle
dans 
économique » constitue pour ainsi dire une fiction qui ne supporte
ni atteinte à son intégrité ni une remise en cause, ne serait-ce que
partielle 59. C’est la raison pour laquelle, certaines années, les statis-
tiques du chômage ou du niveau de pauvreté sont sciemment occul-
tées.
De  même,  c’est  le  discours  sur  la  stabilité  et  l’efficacité  de
l’option sécuritaire du régime qui a amené les autorités tunisiennes à
nier  pendant  quatre  jours  la  thèse  du  terrorisme  islamiste  après
l’attentat de Djerba (présenté comme un accident). Mais encore une
fois, on ne peut comprendre la prégnance et l’acceptation de l’option
sécuritaire sans rappeler qu’elle est moins le choix d’un homme, le
président Ben Ali, issu de ce sérail et contraint à cette stratégie pour
« rester au pouvoir », qu’elle ne s’enracine dans les luttes politiques
tunisiennes : le succès relatif des islamistes en 1989 a été massive-
ment vécu comme un séisme et comme une menace des acquis de la
société tunisienne. Autrement dit, les autorités tunisiennes ont cer-
tainement manipulé l’opinion pour créer ce péril, mais cette stratégie
n’a  fonctionné  que  parce  qu’elle  avait  de  puissants  relais  dans  la
société et parce qu’elle s’enracinait dans la forte division de la société
58. Voir par exemple, P. Minard, La Fortune du colbertisme : État et industrie dans la France
des Lumières, op. cit.
59. Sur la « fiction » et le monde fictif, voir H. Arendt, Les origines du totalitarisme, op. cit.
et Pierre Ricœur qui met l’accent sur cette impossibilité de ne pas agir « conformément
aux règles d’un monde fictif » dans sa préface à la Condition de l’Homme moderne de
Hannah Arendt, Paris, Calmann-Lévy, coll. Pocket, réédition de 1983, p. 11.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie – 35
tunisienne sur cette question de l’islam politique 60 ; division qui ren-
voyait elle-même à d’autres oppositions historiques 61 et qui se per-
pétue  aujourd’hui  jusque  dans  l’opposition,  alors  même  que
Ennahda a été laminé par des années de répression et que tous parta-
gent leur « haine » de Ben Ali 62.
Par  ces  quelques  développements,  j’ai  voulu  montrer  que  les
mécanismes de répression n’étaient en rien le monopole du président
ni même du « régime de Ben Ali », c’est-à-dire de son entourage et
de l’institution policière. Au contraire, ils sont profondément insérés
dans la société et dans les mécanismes de pouvoir et, ceci, d’autant
plus qu’ils se moulent dans les processus de formation de l’État. Le
contrôle  et  le  système  répressif,  indéniables  en  Tunisie,  résultent
d’une « multiplicité de processus souvent mineurs, d’origine diffé-
rente, de localisation éparse, qui se recoupent, se répètent ou s’imi-
tent, prennent appui les uns sur les autres, se distinguent selon leur
domaine  d’application,  entrent  en  convergence  et  dessinent  peu  à
peu l’épure d’une méthode générale 63 ». (cid:2)
Béatrice  Hibou  est  chercheur  CNRS  au  CERI/Sciences-Po.  Dans
une tradition wébérienne de l’économie politique, elle travaille sur la signi-
fication politique de l’économique et, notamment, des réformes libérales.
Elle est l’auteur de L’Afrique est-elle protectionniste ? Les chemins buissonniers
de la libéralisation extérieure, Paris, Karthala, 1996 et de La criminalisation
de l’État en Afrique (en collaboration avec Jean-François Bayart et Stephen
Ellis), Bruxelles, Complexe, 1997. Elle a dirigé La privatisation des États,
Paris, Karthala, 1999. Son dernier ouvrage Surveiller et réformer. Économie
politique de la servitude volontaire en Tunisie sera publié en 2006.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
60. O. Lamloum, « La politique étrangère de la France face à la montée de l’islamisme :
Algérie, Tunisie, 1987-1995 », op. cit.
61. Jocelyne Dakhlia, L’oubli de la cité, Paris, La Découverte, 1990.
62. Sadri Khiari, Tunisie : coercition, consentement, résistance. Le Délitement de la cité, Paris,
Karthala, 2003.
63. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 162-163.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
36 – Béatrice Hibou
RÉSUMÉ
Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie
A la croisée de deux traditions intellectuelles (l’économie politique wébérienne et
l’analyse foucaldienne de l’exercice du pouvoir et de la domination), cet article
entend suggérer que les rouages économiques fondent aussi les relations de pou-
voir qui autorisent la domination, et parfois la répression. A partir d’un terrain
localisé (la Tunisie) et d’une situation concrète (la mise à niveau industrielle), il
entend montrer que les mécanismes de contrôle de l’ensemble de la population
s’ancrent dans les relations de pouvoir les plus banales et que ces pratiques peuvent
tout  aussi  bien  servir  à  la  coercition,  voire  à  la  répression,  que  permettre  au
« miracle économique » de se réaliser.
The political economy of repression : Tunisia as a case in point
At the confluence of two intellectual traditions (Weberian political economy and the
Foucauldian analysis of the exercise of power and domination), this article suggests that
the cogwheels of the economy also drive the power relations engendering the domina-
tion, and sometimes repression, of the people. Based on a case study of a specific country
(Tunisia) and situational context (industrial modernization), the article shows that
the mechanisms controlling the populace as a whole are anchored in the most common-
place power relations and that these practices may serve as much to coerce, even repress,
the citizenry as to pave the way for an “economic miracle”.
D
o
c
u
m
e
n
t
l
t
é
é
c
h
a
r
g
é
i
d
e
p
u
s
w
w
w
.
c
a
i
r
n
.
i
n
f
o
-
I
n
s
t
i
t
u
t
'
d
E
t
u
d
e
s
P
o
l
i
t
i
q
u
e
s
d
e
P
a
r
i
s
-
-
.
.
1
9
3
5
4
6
7
9
3
-
.
/
/
2
9
1
0
2
0
1
4
1
1
h
1
0
.
©
P
r
e
s
s
e
s
d
e
S
c
e
n
c
e
s
P
o
i
Page: 
1, 
2, 
3, 
4, 
5, 
6, 
7, 
8, 
9, 
10, 
11, 
12, 
13, 
14, 
15, 
16, 
17, 
18, 
19, 
20, 
21, 
22, 
23, 
24, 
25, 
26, 
27, 
28, 
29