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LA REVELATION DES FAITS DELICTUEUX ENTRE
OBLIGATION ET APPLICATION : Cas de la Tunisie
Rana Zouari
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Rana Zouari. LA REVELATION DES FAITS DELICTUEUX ENTRE OBLIGATION ET AP-
PLICATION : Cas de la Tunisie. Comptabilité sans Frontières..The French Connection, May 2013,
Canada. pp.cd-rom. ￿hal-01003933￿
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LA REVELATION DES FAITS DELICTUEUX
ENTRE OBLIGATION ET APPLICATION :
Cas de la Tunisie
Rana ZOUARI
Doctorante
à l’IAE de Paris Laboratoire GREGOR
ATER à l’IUT- Université Paris Descartes
rana.zouari@gmail.com
et
Résumé :
La révélation des faits délictueux est l’une
des principales spécificités du métier de
l’auditeur légal en France mais aussi en
Tunisie. Cette obligation résulte d’une
volonté des pouvoirs publics de protéger le
marché contre tout risque de fraude et
s’inscrit dans un souci de protection des
leur environnement
entreprises et de
économique
cette
perspective, cette recherche tente à partir
le
d’une étude qualitative menée sur
marché d’audit
le
tunisien, d’analyser
comportement des auditeurs légaux face à
cet aspect juridique de leur métier. Elle
suggère que
faits
délictueux par l’auditeur dépend de son
indépendance vis-à-vis de son client mais
aussi de son degré d’aversion face à un
risque à double
tranchant : un risque
économique et un risque pénal.
révélation des
social. Dans
la
Mots clés : Audit, révélation de la fraude,
indépendance, risque
Abstract :
to protect
The revelation of fraud is one of the
main characteristics of the profession of
financial auditor in France but also in
Tunisia. This obligation arises from a
desire of governments
the
market against any risk of fraud. The goal
is to protect firms and their economic and
social environment. In this perspective, this
qualitative research on the Tunisian audit
market tries to analyze the behavior of
auditors facing this legal aspect of their
profession. It suggests that the revelation
of fraud by the auditor depends on its
independence towards his client and the
degree of aversion to risk.
Key words: audit,
independence, risk
fraud
revelation,
1











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Introduction:
Les scandales qui ont bouleversé les marchés financiers au cours de la décennie 2000
(Enron, Vivendi, Société Générale, Batam…) ou encore la récente crise survenue en 2008 ont
poussé différentes parties prenantes à se questionner quant à l’efficacité des organes de
gouvernance et à s’interroger sur le rôle joué par l’audit légal dans la prévention des
défaillances financières (SOX 2002, LSF 2003, Livre vert sur l’audit 2010). En Tunisie,
comme ailleurs, la profession de l’audit est devenue de plus en plus réglementée, et ce afin de
garantir une meilleure assurance de la qualité de l’audit délivré. A l’instar de la France, l’une
des obligations qui pèsent sur l’auditeur légal est celle de révéler les faits délictueux. La
notion de faits délictueux inclut les fraudes, organisées ou non, et concerne autant les grandes
entreprises et les PME que les associations et autres entités du secteur public. Ainsi, le
commissaire aux comptes peut être amené à révéler le délit de présentation de bilan inexact,
ou le délit d’abus de biens sociaux. Cette spécificité légale, parfois perçue comme excessive
par les professionnels de l’audit, est jugée nécessaire pour la protection de l’intérêt général
(Hottegindre, 2010). Dans cette perspective, l’auditeur engage sa responsabilité pénale s’il
manque à cette obligation. Par exemple, lors du scandale Enron en 2001, ou encore de
l’affaire Lehmann Brothers en 2008, l’auditeur a délibérément omis de tirer la sonnette
d’alarme sur certaines pratiques frauduleuses de ces entreprises, privilégiant ainsi son propre
intérêt financier
au détriment de l’intérêt général1. La révélation des faits délictueux par
l’auditeur semble ainsi étroitement influencée par certains facteurs. Dans cette perspective,
notre question de recherche est la suivante : Quels sont les facteurs qui influencent la décision
de l’auditeur de révéler ou non la fraude détectée au cours de sa mission au Procureur de la
République ?
Nous entreprenons une démarche de collecte de données à base d’entretiens à l’issue de
laquelle nous parvenons à interviewer dix-neuf auditeurs tunisiens inscrits à l’Ordre des
Experts Comptables de Tunisie (OECT). Les propos de ces acteurs nous permettent
d’identifier deux principaux facteurs susceptibles d’expliquer le comportant du professionnel
face à la détection de la fraude à savoir l’indépendance et l’aversion au risque.
L’indépendance est le facteur qui a été le plus étudié depuis des décennies. Il est considéré
1http://www.leconomiste.com/article/arthur-andersen-implique-dans-laffaire-enron
http://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/industrie-
financiere/20101220trib000584724/faillite-de-lehman-brothers-ernst-and-young-poursuivi-.html
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comme étant le facteur par excellence qui pourrait entraver le travail de l’auditeur. L’aversion
au risque quant à elle, est un facteur qui peut être en partie corrélé à l’indépendance mais pas
que.
La suite de l’article se présente comme suit. La première partie sera consacrée à la
présentation de la démarche méthodologique qui nous a permis de dégager les facteurs
explicatifs du comportement du commissaire aux comptes tunisien. La deuxième partie sera
réservée à la présentation des résultats et leur discussion en les rattachant à leurs cadres
théoriques.
1. Contexte et méthodologie de recherche :
1.1 La révélation de la fraude : Une obligation légale
La mission du commissaire aux comptes est au cœur des préoccupations des parties prenantes,
des instances institutionnelles et des chercheurs. En effet, d'une simple fonction de compte
rendu faisant appel à des dispositions cognitives, elle apparait désormais être une pratique
complexe qui réunit des relations sociales (entre les auditeurs, avec les gestionnaires,
administrateurs...) et un contexte (réglementation, concurrence...) (Briand, 1998).
La mission d’audit est définie par l’OECT comme étant « un examen ayant pour objectif de
permettre à l'auditeur d'exprimer une opinion selon laquelle les états financiers ont été établis,
dans tous leurs aspects significatifs, conformément à un référentiel comptable identifié »
2.
Elle n’est donc pas subjective et laissée au bon vouloir et disponibilité du professionnel. Elle
est menée selon une démarche précise conformément à des normes professionnelles et à des
lois.
En Tunisie comme en France, l’auditeur financier est investi de la même mission que ses
confrères partout ailleurs. Cependant il y a une spécificité qui le distingue, c’est celle de
l’obligation de révéler les faits délictueux détectés au cours de sa mission au Procureur de la
République, et ce en application de larticle L823-12 du code de commerce français et de
larticle 270 du Code des Sociétés Commerciales tunisien. Selon les dispositions de larticle
270 du CSC tunisien, le commissaire aux comptes doit automatiquement signaler les
irrégularités et inexactitudes qu'il a relevées au cours de l'accomplissement de sa mission au
Procureur de la République en relatant les faits avec clarté et sans ambiguïté et ce, sans que sa
2 http://www.oect.org.tn/oec_gloss.htm
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responsabilité puisse être engagée pour violation du secret professionnel. La non révélation de
ces dits faits est sanctionnée par un emprisonnement de 1 à 5 ans et/ou d'une amende de 1.200
à 5.000 dinars aux termes de larticle 271 du même code.
Si l’on considère les textes de lois obligeant le commissaire aux comptes à révéler et ceux le
réprimant en cas d’abstention, on aurait tendance à imaginer un bon pourcentage de cas de
révélation au sein de la profession. Or les cas de scandales financiers ont mis le point sur une
autre réalité. En effet, le scandale d’Enron et la chute d’un des big 5 à savoir Arthur Andersen
a mis la profession de l’audit financier face au doute. Selon la Compagnie Nationale des
Commissaires au Comptes en France (CNCC), le pourcentage de missions ayant donné lieu à
la révélation de faits délictueux
est de l’ordre de 0,2%3. Cependant, les scandales qui ont
touché beaucoup de grandes entreprises nous ont bien montré qu’il y a d’énormes problèmes à
caractère frauduleux qui auraient pu être contournés si le commissaire aux comptes les avait
détectés et surtout révélés à temps.
Notre question de recherche est donc la suivante : quels sont les facteurs qui pousseraient le
commissaire aux comptes à révéler ou non la fraude qu’il aurait détectée au cours de sa
mission de certification légale. Qu’est ce qui inciterait un professionnel à aller à l’encontre
des textes des lois en s’abstenant de révéler et engageant ainsi sa responsabilité?
Pour répondre à ces questions, nous avons rencontré des professionnels tunisiens en audit
pour essayer de comprendre ce comportement. A travers nos entretiens nous allons essayer
d’analyser le rapport qu’entretient l’auditeur avec l’obligation de révélation de la fraude qui
lui incombe. Notre démarche empirique est expliquée ci-dessous. Nous avons opté pour une
démarche qualitative et interprétative. Dans la deuxième partie de ce papier, nous
présenterons les résultats.
1.2 La démarche méthodologique
1.2.1. Présentation de la méthode
Une recherche inductive et interprétative
Notre objectif est de développer une compréhension de l’attitude des commissaires aux
comptes après avoir détecté des faits délictueux au cours de leur mission de certification. La
démarche a donc été principalement inductive (Glaser et Strauss, 1967). Notre recherche se
3 http://www.cncc.fr/revelation-faits-delictueux.html
4


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positionne ainsi dans le courant interprétatif : « Pour un chercheur interprétatif, il s’agit de
comprendre un phénomène de l’intérieur pour tenter d’appréhender les significations que les
gens attachent à la réalité, leurs motivations et intentions4.». Il ne s’agit pas pour nous de
trouver des lois générales mais d’expliciter le sens que donnent les professionnels d’audit à
leur décision de révélation de la fraude (Geertz, 1973 ; Girod-Séville et Perret, 2002). Selon
Weber (1971)
5 :
« Nous appelons sociologie (au sens où nous entendons ici ce terme
utilisé avec beaucoup d’équivoques) une science qui se propose de comprendre
par interprétation [deutend verstehen] l’activité sociale et par là d’expliquer
causalement [ursächlich erklären] son déroulement et ses effets. » (p. 28).
D’un point de vue méthodologique, une telle démarche appelle le recours à un terrain de
recherche privilégiant l’observation directe et les entretiens en situation (Hazgui et Pochet,
2009).
L’entretien comme mode de collecte des données
Notre choix méthodologique d’adopter une démarche qualitative, notre positionnement
épistémologique ainsi que notre problématique de recherche nous pousse à envisager les
entretiens comme mode de collecte de données. L’entretien en tant que mode de recueil
d’informations est, en effet, un moyen privilégié pour accéder aux représentations et
interprétations des différents acteurs sur des situations connues par eux (Wacheux, 1996).
C’est une technique qui simpose lorsque lon veut aborder certaines questions, et une
démarche qui soumet le questionnement à la rencontre, au lieu de la fixer davance (Blanchet
et Gotman, 2007). Notre démarche étant interprétative, l’entretien présente divers avantages
dont celui d’essayer d’expliquer le sens qui est donnée aux situations ou phénomènes par les
acteurs qui sont concernés, et les relations entre ces différents acteurs (Coutelle, 2005).
Ne disposant pas de données « déjà là » qu’on voudrait valider, nous avions besoin de
construire des données (Albarello et al., 1995). Nous ne pouvions limiter les résultats par des
questions déjà préétablies, impliquant une certaine connaissance des réponses. Nous avons
donc opté pour des entretiens semi-directifs. Même si la liberté de l’enquêteur et de l’enquêté
4 Allard-Poesi.F, et Maréchal.C, « La construction de l’objet de recherche », in Thiétart R A, et coll., Méthodes
de recherche en Management, Dunod, 1999
5 Weber M. (1971), Economie et société, Plon.
5



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n’est pas totale dans ce cas, l’enquêté peut parler à sa guise dans le cadre du sujet (Grawitz,
1996). Les entretiens peuvent varier d’un interviewé à l’autre mais ces derniers s’articulent
tous autours de sujets précis définis dans un guide d’entretien que nous avions préétabli.
1.2.2 Déroulement de l’enquête et analyse des données
Nous nous intéressons dans cette recherche à l’analyse des facteurs influençant la décision des
auditeurs comptables en matière de révélation de la fraude. Nous avons choisi de nous
intéresser aux professionnels de l’audit en Tunisie, pays où l’obligation de révéler la fraude
détectée au Procureur de la République demeure une exception comme c’est le cas en France.
La population interrogée est donc composée par des professionnels comptables habilités à
pratiquer l’audit légal. Nous avons focalisé notre recherche sur la population des experts
comptables membres de l’OECT (profil des répondants en annexe 1). Pour ce, nous avons
effectué des entretiens auprès de dix-neuf commissaires aux comptes (guide d’entretiens en
annexe 2). Six d’entre eux ont refusé d’être enregistrés nous avons par conséquent pris
manuellement des notes lors de l’entretien qui ont contribué à nourrir la réflexion. Les treize
autres ont accepté l’enregistrement. Les entretiens ont été donc enregistrés et retranscrits. Le
mode d’accès à ces professionnels comptables a été direct. Nous avons accédé à la liste des
experts comptables inscrits sur la liste de l’OECT depuis le site disponible sur internet et nous
avons essayé de contacter le maximum de professionnels comptables exerçant à Sfax et à
Tunis pour élargir la zone géographique et ne pas limiter nos résultats à une seule zone de la
Tunisie (97% des commissaires aux comptes sont enregistrés dans ces deux villes). Au cours
des entretiens, les auditeurs ont été interrogés sur leur vision et la définition qu’il donne à la
fraude en audit, à l’émotion ressentie lors de sa détection mais aussi l’attitude qui en résulte
en essayant de faire le lien avec l’émotion ressentie.
A la suite d’une lecture générale de l’ensemble des entretiens, la démarche d’analyse s’est
faite en plusieurs temps. Les entretiens ont été, tout d’abord, analysés individuellement pour
identifier les thématiques intéressantes et une fiche récapitulative a été écrite pour chaque
entretien. Nous avons ainsi opté pour une analyse thématique qui consiste à jeter l’ensemble
des éléments signifiants dans une sorte de sac à thèmes qui détruit définitivement
l’architecture cognitive et affective des personnes singulières (Bardin, 1998). Cette analyse
permet de repérer les thèmes les plus fréquemment abordés et les différentes perceptions des
acteurs quant à la fraude et leur attitude lors de sa détection. Nous avons donc commencé par
une analyse thématique entretien par entretien, pour dégager les différents thèmes abordés.
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Dans un deuxième temps, nous sommes passés à une analyse thématique inter-entretien, pour
croiser les thèmes évoqués et chercher une cohérence globale du corpus de données produit
par l’ensemble des interviewés.
Analyse séquentielle :
Lecture des entretiens un par un
Repérage des thématiques provisoires intéressantes
Elaboration d’une fiche récapitulative pour chaque entretien
Analyse thématique :
analyse thématique entretien par entretien :
Identification des thèmes récurrents dans le discours
analyse thématique inter entretien :
Croisement des thèmes évoqués pour définir le lien
Itération entre la théorie et les retranscriptions des entretiens
Figure 1 : Les deux étapes d’analyse des entretiens
2. Les résultats obtenus
Le commissaire aux comptes est un professionnel indépendant, nommé et rémunéré
par une entreprise pour vérifier la sincérité et la régularité de ses comptes, alerter les autorités
si la situation financière de l’établissement semble inquiétante et dénoncer au Parquet tout ce
qui est à caractère délictueux. Cette dernière activité est une obligation exclusive en France et
importée en Tunisie. En effet, aucun autre législateur, que ce soit aux Etats Unis d’Amérique,
Canada, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Espagne, Suisse, Japon, Inde, etc n’oblige les
auditeurs à venir dénoncer son client pour fraude à l’instar de ce qui se passe en France et en
Tunisie. Avec cette spécificité, on pourrait croire que le climat financier serait assez serein et
que les entreprises seraient moins enclines à frauder. Or, certains scandales comme celui de
Vivendi, Société Générale ou encore Batam ont mis le point sur un vrai problème : bravant
cette obligation légale, certains auditeurs ne révèleraient pas les fraudes qu’ils auraient
détectées au cours de leur mission de certification. La fraude est donc le talon d’Achille de la
profession comptable, car les attentes des investisseurs et du public dépassent nettement les
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responsabilités des auditeurs à l’égard de la détection de la fraude (Jamal, 2008). Essayant de
comprendre un peu cette attitude de la part des professionnels, nous sommes allés en
interroger quelques uns.
Pour mieux situer la problématique et éviter toute confusion dans lesprit des interviewés,
nous avons demandé à chacun une définition personnelle de la fraude. Ils se sont tous référés
à la définition donnée par la loi rassemblant les trois éléments légal, matériel et intentionnel.
« La fraude est tout ce qui est contraire à la loi, aux textes réglementaires, avec une intention
frauduleuse, une mauvaise foi. (…) Quelque chose qui est contraire à la loi mais sans
intention frauduleuse ne constitue pas une fraude. On agit contre le texte plus une intention et
une mauvaise foi ».
La fraude étant bien définie par tous nos professionnels interviewés, nous nous sommes
intéressés à l’attitude du professionnel après avoir détecté un fait délictueux lors de la mission
de certification. Nous leur avons demandé s’ils avaient déjà découvert des fraudes au cours de
leurs missions de certification et le cas échéant l’attitude adoptée et l’explication qu’ils
pourraient lui donner.
Bravant les dispositions de l’article 270 du code tunisien des sociétés commerciales, les
commissaires aux comptes auraient tendance à s’abstenir de révéler systématiquement les
fraudes détectées. En effet, les entretiens ont démontré que ces derniers jugeraient de la
significativité de la fraude avant d’entamer la procédure de révélation au Procureur de la
République.
« Je commence par poser des questions, demander des éclaircissements et après chacun agit
comme il le veut… Je n’ai jamais révélé. Mais cela ne veut pas dire que je n’ai jamais
détecté. Il faut juste bien se couvrir par les rapports spéciaux et les notes», explique un
interviewé en souriant.
Un autre CAC à qui nous avions posé la question nous avait répondu : « Cela dépend.
Premièrement je vais informer la direction générale. Déjà, quand je vais détecter la fraude, je
vais parler directement avec la personne concernée pour voir le côté intentionnel, le pourquoi
de la chose. Après, comme je vous l’ai dit, je vois la direction générale qui fait l’enquête et
voit si c’est vraiment une fraude. Et c’est là que je déclenche la procédure. … Mais
évidemment je ne suis pas le juge pour voir pourquoi il a fraudé même s’il est évident qu’il y
a le côté humain qui joue ».
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Cette décision d’aller à l’encontre d’une obligation légale en risquant d’engager sa
responsabilité pénale doit avoir des motivations pour le CAC. En essayant d’avoir des
éclaircissements quant aux raisons qui pousseraient le CAC à ne pas révéler alors qu’il y est
légalement obligé, les réponses des différents interviewés ont convergé vers deux facteurs à
savoir l’indépendance et l’aversion au risque.
2.1 La relation entre l’indépendance et la révélation des faits délictueux
L’indépendance de l’auditeur financier est un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre ces
dernières décennies. Les législateurs et les chercheurs se sont beaucoup intéressés à ce point
de par son importance dans la mission de certification. Les différents scandales financiers qui
ont frappé les marchés ont certes altéré la confiance qu’avaient les différentes parties
prenantes en l’information financière mais ils ont permis d’attirer l’attention sur les cabinets
d’audit et leur rôle primordial dans la qualité d’audit délivré (Prat dit Hauret, 2007). De
Angelo (1981b : 186) définit la qualité d’audit comme étant « l’appréciation par le marché de
la probabilité jointe qu’un auditeur donné va simultanément découvrir une anomalie
significative dans le système comptable de l’entreprise cliente et mentionner cette anomalie ».
A travers cette définition, nous retrouvons la notion de compétence d’une part et celle de
l’indépendance qui est assimilée ici à la qualité de révélation. Ainsi, l’auditeur serait
indépendant dès lors qu’il est capable d’émettre un jugement objectif et libre de toute
influence extérieure.
« La différence des attitudes est due à l’éthique, au respect des règles déontologiques. … et le
facteur le plus important, le plus important et le plus déterminant c’est l’indépendance. …
c’est l’INDEPENDANCE. Un auditeur qui n’est pas indépendant, est un auditeur esclave et
quand il est esclave, il est esclave de tout … de tout ».
« Les travaux d’audit nécessitent beaucoup d’audace … et celui qui a une forte conscience
professionnelle refuse ou récuse d’exercer le métier d’auditeur. Si on manque de morale, on
peut accepter tout genre de mission… C’est un problème d’éthique, de respect de soi même,
du respect sa profession et du respect dans lequel on évolue car quelque soit la situation, on
doit garder sa moralité ».
Ces propos recueillis auprès des CAC interrogés mettent en relation directe la décision de
révélation des faits délictueux avec l’indépendance. Ils mettent aussi l’accent sur le lien entre
l’indépendance et l’éthique. L’éthique et l’indépendance sont ainsi fortement liées pour
9

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expliquer la capacité du professionnel à révéler les fraudes (Prat dit Hauret 2000) puisque
l’éthique justifie en partie l’indépendance (Charpateau 2011) et l’influence (Windsor et
Ashkanasy 1995). Beaucoup de travaux se sont intéressés à ce volet éthique de
l’indépendance à l’instar de Mintz (1995) qui, s’appuyant sur la théorie de vertu de Pincoffs, a
dégagé les qualités que l’auditeur doit développer pour être indépendant à savoir la
bienveillance, l’altruisme, l’honnêteté, l’intégrité, l’impartialité, etc. Beaucoup de chercheurs
se sont aussi basés sur la théorie du développement moral cognitif développée par Kohlberg
(1969) à l’instar de Ponemon et Gabhart (1993) qui ont montré que les auditeurs qui
raisonnent au niveau conventionnel sont ceux dont les positions sont les plus strictes en
matière de respect des normes d’indépendance. Ils respectent à la lettre l’autorité pour
permettre au système de fonctionner. Ils se comportent donc de manière indépendante, si un
tel comportement est cohérent avec les normes du groupe de référence, parce qu’ils
appliquent de manière stricte les normes professionnelles. Ce résultat obtenu est conforme à
celui de Sweeney et Roberts (1997) et de Prat Dit Hauret (2003). Les auditeurs raisonnant au
niveau post-conventionnel, quant à eux, agissent en accord avec les principes et les valeurs
sociales et universelles. Ils pourraient donc dépasser les règles, soit pour le bien être social,
soit par respect de la justice (Gaa 1992). Ils suivent leurs principes éthiques, plutôt que de
respecter la loi si elle est en désaccord avec ces principes. Ils n’appliquent donc les normes
d’indépendance, que si elles sont compatibles avec leurs propres croyances tout en étant
indifférents à l’existence de sanctions (Sweeney et Roberts 1997). L’indépendance de
l’auditeur est donc fortement influencée par le niveau de développement moral cognitif (Bel
Hadj Ali 2011).
Tableau 1: Présentation des 6 stades de développement moral cognitif selon Kohlberg
Stades
caractéristiques
Raisons pour agir ainsi
Comportement de
l’auditeur
Stade pré-conventionnel Focalisation sur le moi
Stade 1 Eviter de désobéir aux
règles par peur de
punition
Stade 2 Suivre les règles qui
sont dans son intérêt
Eviter les punitions et
tout ce qui pourrait être
néfaste à soi
Satisfaire
personnels
intérêts
ses
respecte
les
professionnelles
L’auditeur
normes
d’indépendance
lorsqu’elles
uniquement
sont
son
favorables à
intérêt personnel immédiat.
Stade conventionnel Focalisation sur le groupe
Stade 3 Faire ce que les gens
attendent
Etre
les
reconnu par
autres comme étant « une
bonne personne »
Il se comporte de manière
indépendante, si un
tel
comportement est cohérent
10

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Stade 4 Accomplir
Maintenir l’ordre social
complètement
devoirs
et
obligations
ses
ses
avec les normes du groupe
de référence parce qu’il
applique de manière stricte
les
normes
professionnelles.
Stade post-conventionnel Focalisation sur les valeurs
Stade 5 S’acquitter d’abord des
obligations
non
relatives
Stade 6 Suivre des principes
librement
éthiques
choisis
Le « point de vue légal »
l’emporte sur les contrats
sociaux
Croire à un idéal en tant
que personne rationnelle
Il n’applique les normes
d’indépendance, que
si
elles sont compatibles avec
ses propres croyances tout
indifférent à
en étant
l’existence de sanctions.
Le manque d’éthique et l’opportunisme pourrait donc expliquer le fait que deux auditeurs se
retrouvant dans la même situation adopteraient deux comportements différents quant à la
révélation d’un fait délictueux détecté au cours d’une mission de certification légale. La
dépendance financière du professionnel à son client pourrait aussi expliquer la décision de
non révélation en cas de détection de fraude. Bertin (1999) a ainsi démontré que la fiabilité de
lavis du commissaire aux comptes sur la continuité de lexploitation est fortement liée au
poids du dossier dans le chiffre daffaires total du commissaire.
« Lorsque le client est majoritaire dans son portefeuille titre, le professionnel peut laisser
passer la fraude ».
Une étude menée par Hottegindre et Lesage (2008) a d’ailleurs démontré que les causes de
condamnation des commissaires aux comptes se relève à 66,7 % des cas à des condamnations
causées par la dépendance de l’auditeur à l’audité. L’indépendance qu’elle soit donc relative à
l’auditeur (expérience, compétence, sensibilité éthique), au cabinet daudit (réalisation de
missions de conseil par des co-associés, taille du cabinet, réputation du cabinet, rotation des
associés sur le dossier), aux relations auditeur/ audité (situation financière de laudité,
rémunération de lauditeur) ou aux mécanismes incitatifs externes (contrôle de qualité
externe, mise en place de comités daudit, sanctions judiciaires, sanctions professionnelles,
flexibilité des règles comptables, durée du mandat) influence négativement ou positivement
l’attitude du professionnel de l’audit6.
6 Voir le tableau des facteurs influençant l’indépendance de l’auditeur dans Hottegindre, G., Lesage, C. (2007).
Un mauvais auditeur : manque d’indépendance et / ou d’incompétence ? Etude exploratoire des motifs de
condamnation des commissaires aux comptes en France. 28ème congrès de l’AFC à Poitier
11




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L’indépendance est un facteur qui a été largement étudié depuis plusieurs décennies d’un
point de vue économique, organisationnel ou encore psychologique. Son impact sur la
mission d’audit a aussi fait l’objet d’énormément de recherches. Cependant, à travers nos
entretiens, nous avons pu dégager un autre facteur ayant un lien direct avec la décision de
révélation, à savoir l’aversion au risque. Ce facteur, peu étudié dans le domaine d’audit,
semble intéressant à analyser pour en comprendre l’effet sur le travail de l’auditeur.
2.2 La relation entre l’aversion au risque et la révélation des faits délictueux
Pour parler de risque, il faut déjà définir ce dont il est question. Le risque peut être défini
comme étant une « incertitude qui peut avoir un effet négatif ou positif sur un ou plusieurs
objectifs », et la notion d’ «attitude» comme « un état d’esprit conscient, une vue mentale ou
disposition vis à vis d’un fait ou d’un état
». En combinant ses deux notions, l’attitude face au
risque serait un état d’esprit conscient face à une incertitude qui peut avoir un effet positif ou
négatif sur des objectifs, ou plus simplement, une réponse consciente à la perception d’une
incertitude significative7. D’ailleurs comme le signale Laperche (2003) cité par Pesqueux
(2011), il existe un lien bien établi entre « le risque, expression du danger, et la nécessité de le
récompenser ou de le réduire ».
Le risque est inhérent à la vie de l’homme. Ce dernier peut être en péril à n’importe quel
moment et à tout endroit. Son existence oscille entre risque et prudence, vulnérabilité et
sécurité. Mais chacun a sa propre attitude face au risque. Il y a des individus qui aiment la
prise de risque présentant l’argument que la chance sourit aux audacieux et que celui qui ne
risque rien n’a rien, et d’autres qui repoussent toute prise de risque, essayant au maximum de
mener une vie stable et sans surprises (Hérouard, 1997).
2.2.1 Les différentes facettes du risque
Le risque peut prendre différentes formes. Le Breton (1995) fait la distinction entre les
risques inhérents à certaines activités ou dictés par certaines responsabilités et les risques
choisis. Alors que les premiers (risques imposés) sont généralement liés aux conséquences
indirectes d’un engagement, les seconds (risques choisis) sont assumés et posés comme une
fin en soi et une source de frémissements.
7 http://www.risk-attitude.com/french.pdf
12


Page 14
Une deuxième distinction peut être faite entre les risques certains et les risques contingents.
Le risque certain conduit à une incertitude menaçant la vie ou la personne. Il est de nature à
limiter la marge de liberté de décision. Le risque contingent est, quant à lui, lié à des
incertitudes sociales, pécuniaires ou professionnelles dont les effets sont perçus différemment
d’un individu à un autre. En effet, le risque s’inscrit dans un contexte organisationnel qui
l’influence. L’individu aura ainsi tendance à prendre la décision qui lui semble la plus
satisfaisante, même si elle n’est pas nécessairement la plus optimale. Cette dernière est le plus
souvent celle qui lui assure un minimum de certitude (Pitz 1975 cité par Peretti-Watel 2000).
2.2.2 Le risque : un concept économique
En matière économique et financière, la notion de risque est souvent mobilisée pour traiter de
l’aversion ou de la propension des agents économiques et des investisseurs au risque.
L’aversion au risque forme par ailleurs un champ traditionnel d’investigation en économie
expérimentale, notamment dans le cadre de la théorie de l’utilité espérée (UE) de Von
Neumann Morgenstern (Colombier et al. 2008). L'intérêt majeur des mesures économiques
de l’aversion au risque est qu'elles permettent d’appréhender entièrement ce concept faisant
appel aux préférences des individus par rapport à une richesse certaine. L’individu aura
toujours tendance à préférer un gain moindre mais immédiat à un gain supérieur différé
(Vidaillet et al. 2005).
L’aversion au risque est un facteur très influant sur l’attitude et la prise de décision de
l’individu. C’est une attitude qui reflète une méfiance face à un risque jugé important. Elle se
présente comme une qualité relevant du bon sens et de la précaution. Lorsqu’ils modélisent
les prises de décision en situation incertaine, Kahneman et Tversky (1979) prennent en
compte l’aversion au risque : les individus ont tendance à éviter toute situation ambigüe ou
vague. Ainsi, l’aversion au risque influence, non seulement les décisions prises par les
individus, mais aussi leur comportement cognitif. Elle les incite à clarifier l’ambigüité et à la
gommer coûte que coûte, quitte à recourir à des informations non pertinentes, ou utilisées
aléatoirement. Pour ces individus, face à l’incertitude, mieux vaut avoir une fausse certitude
que pas de certitude du tout (Kahneman et Tversky 1979).
13




Page 15
2.2.3 Le risque en tant qu’émotion
Très peu d’études ont étudié la relation entre la prise de risque et l’émotion. Certaines d’entre
elles ont examiné comment les émotions particulières comme la peur ou la colère (Lerner et
keltner 2001), le regret (Connolly et Butler 2006) ou encore l’humeur du moment (Caruso et
Shafir 2006) influencent la perception des individus et leurs attitudes face au risque. En effet,
l’émotion représente un élément décisif dans la prise de décision (Van Hoorebeke 2008).
Le risque est essentiellement une expérience subjective, un sentiment. Hofstede (1994) illustre
parfaitement cette idée via l’exemple du dompteur qui se sent relativement à l’aise au milieu
de ses fauves alors que la plupart d’entre nous seraient morts de peur dans la même situation.
Cet exemple reflète que, chacun a sa propre réaction face au risque. Cependant, d’une façon
générale, le manque de prévisibilité et de stabilité entraîne un malaise rendant les gens averses
au risque (Colombier et al. 2006). Ainsi des risques mineurs peuvent provoquer de « grandes
peurs ». Sûreté et sécurité deviennent dès lors des valeurs de premier ordre dans notre société
(Beck 2003) où la gestion du risque relève du refoulement de la peur (Pesqueux 2011).
Cependant la façon de gérer le risque reste assez personnelle et variable d’une personne à
l’autre. C’est dans ce sens, que certaines études ont essayé d’analyser l’impact des émotions
sur la prise de décision. Il en ressort que les personnes se trouvant dans un état émotionnel
positif sont plus averses aux risques que celles qui sont d’humeur négative ou neutre (Isen &
Patrick 1983). Les émotions négatives ont une influence négative sur le processus de prise de
décision (Ansel 2005).
2.2.4 Le risque en audit
Le risque est un élément prépondérant du métier de l’auditeur. Il existe d’abord un risque
technique qui fait partie intégrante de la mission d’audit. Il s’agit du « risque d’audit » lié au
jugement du professionnel qui peut exprimer une opinion erronée sur l'exactitude des états
financiers de l’entreprise. Ce risque se décompose à son tour en trois types de risques : un
« risque inhérent » lié à l’entreprise et à son environnement, un « risque lié aux contrôles » dû
aux faiblesses du contrôle interne ou à ses défaillances et un « risque de non détection » qui
renvoie à l’incapacité de l’auditeur de détecter une anomalie significative dans les comptes
annuels. Dès le démarrage de sa mission, l’auditeur va évaluer le risque de contrôle et le
14

Page 16
risque de non détection afin de minimiser le risque d’audit au maximum. Des moyens sont
mis à sa disposition à cet effet comme par exemple la probabilité d’occurrence8.
Parallèlement, l’auditeur fait face dans le cadre de sa mission à un autre type de risque : il
s’agit d’un risque psychologique non observable, intimement lié à la personnalité et au
comportement cognitif de l’auditeur. Ce risque ne dépend pas de l’entité auditée ou du
déroulement de la mission mais d’un choix propre à l’auditeur. A ce niveau l’auditeur a le
choix entre être prudent et refuser de prendre tout risque au mépris d’éventuelles
conséquences bénéfiques ou bien accorder une valeur au risque en fonction du caractère plus
ou moins néfaste de ses conséquences.
L’auditeur et l’aversion au risque pénal
Se retrouvant face à un fait délictueux au cours de sa mission de certification, l’auditeur a
deux choix d’action : appliquer la loi à la lettre et aller révéler les faits au Procureur de la
République ou bien se taire. Dans les deux cas de figures, le CAC engage sa responsabilité
pénale.
« Quelqu’un d’averse au risque va prendre ses jambes à son coup et révéler. »
« C’est un sentiment de gêne qui se rapproche de la panique quant aux conséquences en cas
de non révélation, d’absence de diligences, des mesures à suivre : chambre de discipline,
révélation… C’est un sentiment mitigé qui va de la gêne à la panique. … On veut travailler
dans un environnement sain, sans problèmes : je remplis mes devoirs, je fais mes diligences,
j’émets mon rapport. Dans les missions d’audit légal, c’est une gêne qui frôle la panique. Tu
dois te concentrer sur ce problème, tu oublies les autres dossiers, tu arrêtes tout pour te
pencher totalement sur ce cas. »
En optant pour une non révélation, le CAC peut se retrouver sur le banc des accusés. Selon les
dispositions de l’article 271 du CSC, la non révélation est sanctionnée par un emprisonnement
de 1 à 5 ans et/ou d'une amende de 1.200 à 5.000 dinars9. Un auditeur averse à un tel risque
pénal qui toucherait aussi à sa réputation, aurait tendance à révéler systématiquement tout fait
délictueux détecté. Cependant, l’aversion pénale n’impliquerait pas automatiquement la
révélation. En effet, même optant pour une révélation le professionnel peut voir sa
8 la possibilité d’apparition du risque
9 L’équivalent de 600 à 2500 €
15


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responsabilité pénale engagée dans la mesure où son client se retourne contre lui pour
diffamation.
« J’ai révélé quatre fraudes au niveau des salariés et des dirigeants. Mais c’est vraiment la
diffamation qui me fait peur (soupir) … J’en ai été victime. J’ai beaucoup peiné à cause de
cela. Depuis cet incident j’hésite face à la fraude ».
« C’est vraiment la diffamation qui me fait peur. Jai peur car jai l’obligation de révéler …
Cest parce quelle engage la responsabilité du CAC quand on se retourne contre lui. On ne
connait pas la position du juge … Elle nous fait aussi peur car les choses ne sont pas très
bien définies. Quest ce que la fraude qui nécessite la révélation ? »
Une particularité du droit tunisien accentuant l’aversion du commissaire aux comptes à la
révélation des faits délictueux est celle de la poursuite pour diffamation. Selon l’article 272 du
CSC « Les commissaires aux comptes sont responsables tant à l'égard de la société qu'à
l'égard des tiers des conséquences dommageables des négligences et fautes par eux commises
dans l'exercice de leurs fonctions ». L’article 273 CSC, quant à lui, précise la prescription de
l’action contre les CAC en stipulant : « Les actions en responsabilité contre les commissaires
aux comptes se prescrivent par trois années à compter de la découverte du fait
dommageable ». D’après ces deux articles nous pouvons donc conclure qu’une société, ayant
été "dénoncée" par le commissaire aux comptes, mais non poursuivie par le Procureur, risque
de se retourner contre ce même commissaire. En effet, l’entreprise pourrait prétendre être la
victime d’une révélation hâtive, infondée ou excessive qui a porté préjudice à son image et sa
réputation. Contrairement au droit français, le commissaire aux comptes tunisien ne bénéficie
pas, s’il révèle à tort, d’une quelconque immunité ni sur le plan pénal ni en matière de
responsabilité civile. Autrement dit, entre la menace d’une sanction pénale s’il ne révèle pas,
et le non bénéfice d’une immunité s’il révèle à tort ou si le Procureur va à l’encontre de ses
observations, le commissaire aux comptes se retrouve coincé entre deux feux10.
La peur de la diffamation est donc un facteur influant la décision de révéler ou non.
L’aversion au risque de se retrouver sur le banc des accusés pour avoir fait son travail pousse
certains professionnels à s’abstenir de toute révélation. Une loi voulant réprimer tout fraudeur
se voit ainsi dissuader les auditeurs financiers de faire leur travail sans penser aux
conséquences de leurs décisions.
10 http://www.letemps.com.tn/article-70282.html
16


Page 18
L’auditeur et l’aversion au risque économique
Malgré l’obligation légale de révélation qui pèse sur le commissaire aux comptes, ce dernier
va à l’encontre de la loi en prenant le risque de ne pas révéler.
« Révéler ?! Non je ne révèle pas tout ce que je détecte. Parfois je prends le risque de
demander à la société de corriger et je ne révèle pas. »
Un commissaire aux comptes décidant de ne pas révéler serait averse au risque économique,
le risque de perdre un client. L’aversion à ce risque est d’autant plus importante que le client
est grand et qu’il représente un grand pourcentage du portefeuille clients. Cette aversion au
risque économique de perte d’un client serait ainsi directement rattachée à l’indépendance. En
effet, étant dépendant financièrement de son audité, le professionnel serait plus averse au
risque de le perdre et tendrait ainsi vers une décision de non révélation. En plus de la peur de
perdre son client, ce dernier, faisant preuve d’un excès de zèle en allant révéler toute
découverte, risquerait de perdre des clients potentiels ayant un sens éthique moins aiguisé que
le sien et le considérant comme étant un « auditeur sévère » aux dires d’un interviewé.
« J’ai préféré le silence car si tu joues à faire des révélations tu risques de ne plus travailler.
J’ai préféré démissionner… »
Une loi se voulant réprimant tout fraudeur se voit ainsi empêchant les auditeurs financiers de
faire librement leur travail sans penser aux conséquences de leurs décisions. L’aversion au
risque de diffamation mais aussi à celui de passer pour un auditeur sévère et perdre ses clients
sont ainsi des éléments qui le pousseraient à opter pour une demande de correction aux
meilleures des cas ou à un haussement des épaules en faisant attention à ne laisser aucune
trace dans le dossier de travail au pire. « Face à une fraude, la responsabilité est très délicate.
Une fois quon arrive à prouver lexistence dune fraude, bien sûr du point de vue de
lauditeur, on est dans l’obligation de la révéler au juge … Il y a des conséquences néfastes
non pas uniquement pour lauteur de la fraude mais il peut y avoir également un impact sur
la société, sur la continuité de son exploitation. Mais dun autre côté, si on ne révèle pas, la
responsabilité peut être engagée. Aussi, si on fait la révélation et que le juge narrive pas à
prouver ton idée et juge quil ny a pas de fraude, les parties peuvent se retourner contre
lauditeur, un aspect légal qui nexiste pas à l’étranger. … En fin de compte, il y a un
dilemme pour lauditeur ».
17

Page 19
Le tableau ci-dessous résume les différentes figures de décision en fonction du risque encouru
à chaque fois.
Tableau 2: La révélation de la fraude et l'aversion au risque
Décision du
Juge
Décision de
l’auditeur
Révéler
Délit
Pas de délit
- Risque de perdre son client et des
clients potentiels
- Risque de perdre son client
- Risque que le client se
retourne contre son CAC
pour diffamation
Ne pas révéler
- Risque
d’être
découvert
d’engager sa responsabilité
pénale
et
Conclusion:
L’objet de ce travail était d’analyser le comportement de l’auditeur financier lors de la
détection d’une fraude au cours de sa mission de certification et ce à travers deux facteurs à
savoir l’indépendance et l’aversion au risque. En effet, la décision de révéler ou non les faits
délictueux dépend de l’indépendance de l’auditeur appréhendée d’un point de vue
psychologique et du risque inhérent au choix fait par le professionnel. Entre la peur de perdre
son client en révélant les faits délictueux détectés, la peur de la diffamation si le client se
retourne contre lui et la peur des poursuites s’il ne révèle pas, la tâche du professionnel n’est
pas des plus évidentes.
Notre étude constitue une contribution à la recherche à plusieurs niveaux. Tout d’abord elle
s’illustre empiriquement dans un contexte particulier, un thème peu traité voir abstrait qu’est
celui de la révélation de la fraude par l’auditeur financier. Ensuite, elle met en évidence
l’importance des facteurs psychologiques et émotionnels notamment l’aversion au risque dans
le processus décisionnel de l’auditeur. Enfin, elle pointe du doigt une spécificité légale de la
profession d’audit financier qui demeure, à ce jour, exclusive à la France et à la Tunisie et qui
est loin de faire l’unanimité au sein de la profession tunisienne. Il serait peut être pertinent de
revoir cette obligation et de s’aligner aux autres pays du monde d’autant plus que les normes
professionnels adoptées par la profession sont les normes internationales
11.
11 http://www.letemps.com.tn/article-70282.html
18





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Cependant, notre étude reste très contextualisée et difficilement généralisable à cause d’un
climat politique quasi-unique. En effet, à l’aube d’une révolution qui a bouleversé tout le pays
sur tous les domaines, le climat politique et social qui a régné dans le pays avant et après la
révolution ne serait pas transposable à d’autres pays comme la France. Ce climat politique et
social aurait aussi un impact sur le processus décisionnel de l’auditeur et serait un autre
facteur à étudier. Notre recherche ouvre donc d’autres voies de recherches qui pourraient
analyser l’impact d’autres facteurs propres à l’auditeur et qui influencerait sa décision de
révélation comme l’expérience, la confiance en l’audité, le jugement, etc. Notre recherche
serait aussi consolidée via la construction de cadre d’analyse théorique renforçant ainsi les
résultats dégagés. La dissonance cognitive serait une piste à exploiter pour interpréter la
pression ressentie par le professionnel au moment de la détection de la fraude et les stratégies
dont il userait pour prendre sa décision et la défendre.
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21



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Annexe 1. Profil des répondants
Expérience
Nbre rép. pourcentage
La quote part du CA
Nbre rép. Pourcentage
Moins de 9 ans
1
Entre 10 et 15 ans
11
Plus de 15 ans
Total
7
19
5.26
57.9
36.84
100%
- de 50%
± 50%
Total
5
14
19
26.32
73.68
100%
Tableau 3: Expérience des répondants
le portefeuille du cabinet
P.S : le min = 4 / le max = 30 / moy = 15
P.S : Min = 20% / Max = 90%
Tableau 2: Quote-part du CA de l'audit dans
Annexe 2 : GUIDE D'ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF
Me présenter
Rappeler la thématique de l'entretien : J'effectue une recherche sur l’attitude des auditeurs
financiers face à la fraude et les facteurs qui pourraient l’expliquer.
Cet entretien est strictement confidentiel, ne regarde que vous et moi.
1. Accepteriez-vous que j'enregistre notre entretien ? Les données seront effacées après en avoir
retranscrit les principaux passages.
2. Avant d'aborder le sujet principal, pourriez-vous vous présenter et me décrire en quelques
minutes votre parcours professionnel et le cabinet dans lequel vous exercez?
3. Quelle définition donneriez-vous à la fraude ?
4. Pour vous, la fraude a-t-elle le même poids et doit-elle être appréhendée de la même façon
lorsqu’elle émane d’un manager ou d’un employé ?
5. Prenez-vous des précautions particulières pour vous prémunir contre le risque éventuel de
fraude ?
6. Au cours d’une mission, vous découvrez une fraude. Quel est votre sentiment sur le coup ?
Pourquoi ? (référentiel peu précis, pressions subies explicitement, implicitement, pression du
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temps, sanctions possibles, non-appui de la hiérarchie ou des pairs? Augmentation de la
charge de travail associée au suivi, pressions du client…) ?
7. Avez-vous déjà découvert une fraude lors de vos missions précédentes ? Si oui, quelle a été
votre attitude ? En aurait-il été autrement dans d’autres circonstances (à exploiter selon la
réponse précédente) ?
8. Connaissez-vous des collègues qui ont été exposés à la même situation ? Quelle a été leur
attitude ?
9. Que pensez-vous des lois et normes professionnelles actuelles en matière de fraude ?
10. Selon vous, qu’est ce qui peut expliquer le fait que, face à une même fraude détectée dans les
mêmes circonstances, deux auditeurs peuvent avoir deux attitudes différentes ?
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