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Revue Gouvernance
Governance Review
Les défis de l’aménagement du territoire en Tunisie :
du gouvernement à la gouvernance ?
Houda Baïr
Volume 19, numéro 1, 2022
Résumé de l'article
Gouvernance et réformes territoriales
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1088644ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1088644ar
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Éditeur(s)
Centre d’études en gouvernance de l’Université d’Ottawa
ISSN
1912-0362 (numérique)
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Citer cet article
Baïr, H. (2022). Les défis de l’aménagement du territoire en Tunisie :
du gouvernement à la gouvernance ?
Revue Gouvernance / Governance Review,
19(1), 79–102. https://doi.org/10.7202/1088644ar
La révolution tunisienne de 2010-2011 a placé l’organisation administrative
territoriale au coeur du débat politique et des enjeux sociétaux. Elle a été en
effet provoquée dans une large mesure par l’accentuation des disparités
interrégionales, conséquence de l’absence de résultats des politiques
successives d’aménagement du territoire. À la lumière de la théorie de la
régulation publique territoriale, ces disparités peuvent être analysées comme
un effet du centralisme étatique et de l’exercice autoritaire du pouvoir, qui se
sont eux-mêmes inscrits dans la continuité de la gestion politique des beys et
du protectorat français. Tout en instaurant en 1956 une rupture politique, les
acteurs de l’indépendance n’ont pas échappé à cet héritage. Sur le plan
économique, celui-ci a conduit à accorder la priorité à la croissance nationale
plutôt qu’au développement des territoires. Portée par une aspiration politique
antagonique, la configuration née de la révolution est elle-même porteuse d’un
nouveau modèle d’organisation territoriale. Sur la base des orientations
adoptées par l’Assemblée constituante élue en octobre 2011, ce modèle a
vocation à mettre en oeuvre les principes de décentralisation et de
régionalisation inscrits dans la Constitution de 2014. Sous la poussée des
mobilisations protestataires régionales et des expériences collectives de
développement local, la politique d’aménagement du territoire pourrait dès
lors passer d’un système gouvernemental centralisé à une géogouvernance
multiniveau. Elle prendrait ainsi la forme d’un partenariat actif entre les
représentants étatiques et les responsables territoriaux. Ce serait là tout à la
fois une modalité majeure et un mode de consolidation du processus de
transition démocratique.
© Houda Baïr, 2022
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Les défis de l’aménagement du territoire en Tunisie :
du gouvernement à la gouvernance ?
Par Houda Baïr1
RÉSUMÉ
La révolution tunisienne de 2010-2011 a placé l’organisation administrative territoriale au
cœur du débat politique et des enjeux sociétaux. Elle a été en effet provoquée dans une large
mesure par l’accentuation des disparités interrégionales, conséquence de l’absence de
résultats des politiques successives d’aménagement du territoire. À la lumière de la théorie
de la régulation publique territoriale, ces disparités peuvent être analysées comme un effet
du centralisme étatique et de l’exercice autoritaire du pouvoir, qui se sont eux-mêmes ins-
crits dans la continuité de la gestion politique des beys et du protectorat français. Tout en
instaurant en 1956 une rupture politique, les acteurs de l’indépendance n’ont pas échappé à
cet héritage. Sur le plan économique, celui-ci a conduit à accorder la priorité à la croissance
nationale plutôt qu’au développement des territoires. Portée par une aspiration politique
antagonique, la configuration née de la révolution est elle-même porteuse d’un nouveau
modèle d’organisation territoriale. Sur la base des orientations adoptées par l’Assemblée
constituante élue en octobre 2011, ce modèle a vocation à mettre en œuvre les principes de
décentralisation et de régionalisation inscrits dans la Constitution de 2014. Sous la poussée
des mobilisations protestataires régionales et des expériences collectives de développe-
ment local, la politique d’aménagement du territoire pourrait dès lors passer d’un système
gouvernemental centralisé à une géogouvernance multiniveau. Elle prendrait ainsi la forme
d’un partenariat actif entre les représentants étatiques et les responsables territoriaux. Ce
serait là tout à la fois une modalité majeure et un mode de consolidation du processus de
transition démocratique.
Mots-clés : Tunisie ; aménagement du territoire ; disparités régionales ; décentralisation ;
régionalisation ; gouvernance multiniveau
ABSTRACT
The Tunisian Revolution of 2010-2011 placed the territorial administrative organization at the
heart of the political debate and societal issues. This was caused, to a large extent, by the
increasing interregional disparities resulting from a series of unsuccessful spatial planning
policies. In the light of the theory of territorial public regulation, these disparities can be
analyzed as an effect of state centralism and the authoritarian exercise of power, which
1. Houda Baïr est enseignante-chercheuse en histoire à l’Université de Tunis. Elle est membre du DIRASET
(Université de Tunis) et membre associé du LAGAM (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Ses travaux portent
notamment sur l’histoire de la cartographie en Tunisie au XIX
e siècle. ORCID : 0000-0002-9241-9364
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themselves have become part of the continuity of the political management of the beys and
the French protectorate. Although they instituted a political rupture in 1956, the protagonists
of independence did not escape this legacy. On the economic front, this has led to the priori-
tization of national growth over territorial development. Driven by an antagonistic political
aspiration, the configuration that arose from the revolution is, in itself, the bearer of a new
pattern of territorial organization. Based on the guidelines adopted by the Constituent
Assembly elected in October 2011, this plan aims to implement the principles of decentrali-
zation and regionalization enshrined in the 2014 constitution. As a result of regional protests
and collective experiences of local development, spatial planning policy could be shifted from
a centralized government system to a geo-multi-governance-levels. This would take the form
of an active partnership between state representatives and territorial authorities. This would
be both a major modality and a means of consolidating the democratic transition process.
Keywords : Tunisia ; land-use planning ; regional inequalities ; decentralization ;
regionalization ; multilevel governance
Introduction
Les mouvements régionaux de protestation qui se développent aujourd’hui en Tunisie
sont devenus l’une des dimensions majeures de la crise politique du pays. Ces mobili-
sations populaires sont comme autant d’événements qui font suite à la révolution tuni-
sienne de 2010-2011. Ces formes de protestation ne sont pas nouvelles, notamment
dans le Sud de la Tunisie, mais elles prennent de l’ampleur et s’inscrivent dans une
stratégie à la fois économique, au nom de la défense de l’emploi, et institutionnelle, en
faveur de la décentralisation. Dans un contexte de plus en plus marqué par une volonté
de lutte contre les disparités régionales et en raison des risques de déstabilisation poli-
tique, elles bénéficient désormais d’une attention accrue de la part des responsables
gouvernementaux. Ainsi, à titre d’exemple, après de longues semaines de négociations,
la présidence du gouvernement a annoncé le 6 novembre 2020 la conclusion d’un
« accord définitif » sur le dossier du site pétrolier d’El Kamour, dans le désert du gouver-
norat de Tataouine, site qui assure la moitié de la production nationale de pétrole. La
vanne avait été fermée près de quatre mois plus tôt par les grévistes afin d’obtenir une
meilleure prise en compte du développement du territoire régional (Khefifi, 2020).
L’accord a prévu le recrutement de 1 000 personnes par la Société de l’environnement,
de plantation et de jardinage ainsi que l’attribution de 80 millions de dinars par an au
Fonds régional de développement et d’investissement de Tataouine
2.
2. L’article 136 de la Constitution de 2014 mentionne qu’« une part des revenus générés par l’exploitation des
ressources naturelles peut être consacrée au développement régional au niveau national ».
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Jusqu’alors, un tel accord – dont les difficultés d’application ont toutefois donné lieu à
de sérieux litiges – n’était guère envisageable. Sa signification mérite d’être prise en
compte, puisqu’il traduit la mise en œuvre, lente et aux résultats encore incertains,
d’une transformation en cours du régime politique tunisien. Cette lenteur et cette incer-
titude sont indissociables de la faiblesse de l’État, encore accentuée par la crise qu’il a
affrontée ces dernières années. Elles se traduisent en particulier dans le retard que
connaît la mise en place des régions et dans la faiblesse des moyens accordés aux
communes. Le discours officiel laisse percevoir un changement du modèle de gestion,
mais les choix qui sont opérés répondent sans doute plus à une volonté de relance
de la production des ressources dont le pays a besoin qu’à un véritable souci de
renouvellement de l’architecture institutionnelle. Toutefois, lenteur et incertitude ne
sont pas synonymes de blocage ; des signaux laissent en effet entrevoir une possible
évolution. C’est pourquoi la présente contribution se fonde sur l’hypothèse selon
laquelle le processus de transition démocratique à l’œuvre au cours de la dernière
décennie peut désormais prendre appui sur la convergence et la combinaison de trois
principes d’action fondamentaux qui gagnent en effectivité : la décentralisation, la
gouvernance et l’aménagement du territoire. C’est le processus d’élaboration de cette
architecture institutionnelle et de ce système d’action qui constitue l’objet central de
notre analyse. Si les transitions démocratiques ne se limitent pas à l’instauration d’une
nouvelle constitution, celle-ci, du fait de la redéfinition des règles qu’elle institue,
représente néanmoins un puissant facteur d’entraînement. Ainsi, la mise en œuvre
d’une politique d’aménagement du territoire désormais fondée sur les principes de la
décentralisation représente par elle-même une importante contribution à la mise en
œuvre et à la réussite de la transition politique et institutionnelle. Elle constitue en effet
un cadre propice à l’organisation de consultations et de négociations propres à l’éla-
boration d’un consensus national. En d’autres termes, ce texte vise à montrer que
l’interaction entre la décentralisation, la gouvernance et l’aménagement du territoire est
porteuse d’un changement de paradigme qui présente une pertinence théorique et un
réel potentiel opératoire sur le plan de l’organisation territoriale de la Tunisie. Cette
démarche argumentative s’inscrit dans le débat scientifique qui a conduit à l’élaboration
de la théorie de la régulation publique territoriale, qui prend en effet en compte des

« processus à travers lesquels des acteurs publics d’échelles différentes, agissant sur un
territoire donné, confrontent leurs règles et se mettent d’accord autour d’un système de
règles partagées » (Gallez, 2018). Un tel partage des règles peut trouver une claire appli-
cation dans l’instauration des liens entre les trois dimensions retenues. En effet, la
décentralisation représente une transformation politico-administrative qui procède au
transfert de compétences de l’État central vers des collectivités locales et régionales ;
ces collectivités gagnent ainsi en autonomie politique dans le domaine de la gestion et
de la prospective. À la différence de la conception classique ou traditionnelle du « gou-
vernement », la
gouvernance constitue un mode d’organisation qui permet, entre le
niveau national et chacun des niveaux territoriaux, l’établissement de relations
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de type collaboratif et coopératif qui perdent en verticalité ou en hiérarchie ce qu’elles
gagnent en horizontalité ou en transversalité : ainsi, « au-delà des organes classiques du
gouvernement » (Le Galès, 2019, p. 297), elle inscrit la coordination au centre du pro-
cessus de développement. Dans un pays comme la Tunisie, cette dimension est sans
doute encore faiblement perceptible parce que plutôt contraire à la culture politique
nationale traditionnelle. Toutefois, elle connaît déjà des formes d’expérimentation en
lien avec le mouvement de décentralisation et dans le cadre de la conduite de poli-
tiques publiques. Parmi ces politiques, l’
aménagement du territoire occupe une place
privilégiée.
En effet, sur la base d’objectifs relatifs à l’équité territoriale et au dévelop-
pement économique, ce champ d’action a pour fonction première d’orienter la répar-
tition des populations, de leurs activités et de leurs équipements dans les différentes
composantes du territoire national. Or, la mise en œuvre de cette orientation est parti-
culièrement favorable à la pratique de la négociation collective. Il est d’ailleurs intéres-
sant d’observer qu’une réflexion sur ce point a lieu dans un pays qui, comme la France,
dispose pourtant d’une forte expertise et d’une longue expérience en matière d’amé-
nagement du territoire ; ainsi, un colloque a été organisé au Centre culturel internatio-
nal de Cerisy-la-Salle en septembre 2019 sur le thème : « La pensée aménagiste en
France : rénovation complète ?
3 ».
Dans la configuration tridimensionnelle qui fait l’objet de notre étude, c’est le processus
de décentralisation, impliquant la création d’institutions régionales, qui constitue l’étape
primordiale : il conditionne en effet la mise en œuvre ultérieure de relations partena-
riales entre les niveaux de décision, du local/régional vers le national et inversement.
À son tour, le recours au modèle d’action de la gouvernance dans la mise en œuvre
d’une telle organisation amène à transformer la conduite, par voie de négociation, de
la politique d’aménagement du territoire. Cette transformation concerne les phases à la
fois de sa préparation et de sa mise en œuvre du fait de la mobilisation et de la respon-
sabilisation des acteurs territoriaux. Ceux-ci sont en effet les premiers intéressés par ses
objectifs et par ses effets attendus sur le plan du développement économique et de la
justice territoriale. La mise en œuvre pratique de ce qui est énoncé ici signifierait à
l’évidence l’amorce d’un véritable changement de régime politique.
Un tel changement résulterait de difficiles – voire conflictuelles – mais fructueuses
confrontations entre autorités gouvernementales et acteurs socioterritoriaux. Sa traduc-
tion institutionnelle, à l’instar de la « régionalisation avancée » mise en œuvre au Maroc
(Badri, 2019), marquerait une véritable innovation par rapport à la politique d’aména-
gement conduite sans succès au cours des deux dernières décennies du XX
e siècle.
3. Dans le chapitre qui introduit la publication des actes de ce colloque, l’un des organisateurs écrit que « la pensée
aménagiste rénovée ne sortira plus d’un seul cerveau, producteur et assembleur de sens
a posteriori. Elle sera
la résultante d’une pluralité de pensées ou ne sera pas » (Vanier, 2020, p. 21).
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L’analyse des liens entre la politique d’aménagement du territoire et l’organisation
administrative territoriale permet d’interpréter ce manque de résultats et d’évaluer
l’oppor tunité que pourrait offrir la situation née de la révolution et, tout particulière-
ment, de l’adoption, en 2014, d’une nouvelle constitution. En effet, à la différence de
celle de 1959, celle-ci consacre un « pouvoir local » élu et décentralisé. Elle peut jouer
en cela un rôle clé dans la transition démocratique (Belhadj, 2016) et dans la concep-
tion d’une nouvelle politique d’aménagement du territoire.
Dans la ligne de la proposition théorique définie par des membres du groupe de
recherche « Champ Libre ? » (Collectif Champ Libre ?, 2018) dans le domaine de l’aména-
gement et de l’urbanisme, cette analyse emprunte une démarche méthodologique inter-
disciplinaire qui associe l’histoire, la géographie, l’économie et la sociologie. Une telle
approche permet en effet de prendre en compte la complexité d’un tel terrain d’étude.
Après avoir analysé le système politique issu de l’indépendance et la configuration
socio-économique qui caractérise aujourd’hui encore le territoire tunisien, il conviendra
de dégager de la situation qui s’est développée au cours de la dernière décennie les
composantes d’une nouvelle configuration aptes à faire de la politique d’aménagement
du territoire à la fois un modèle de gouvernance et un opérateur du changement.
1. Les contraintes structurelles de la politique
d’aménagement du territoire tunisien :
le poids de l’héritage
Dès le lendemain de leur indépendance, les pays maghrébins ont cherché à rattraper
leur retard par rapport aux pays industrialisés. Ils ont conçu leur politique de dévelop-
pement sur la base de l’industrialisation et de la planification centralisée à l’échelle
nationale (Koop et al., 2010, p. 2). Le découpage régional n’a donc pas eu d’autre visée
que celle d’une gestion purement administrative. Les contraintes que ces pays ont ren-
contrées dans la conception et la mise en œuvre d’une politique d’aménagement du
territoire furent indissociables tout à la fois de l’héritage colonial, de la forte centrali-
sation du pouvoir politique ainsi que du long ancrage des disparités économiques et
sociales régionales.
En Tunisie, comme au Maroc et en Algérie, le maître-mot de l’analyse de ces dimen-
sions structurelles pourrait être celui de « déséquilibre » (Belhedi, 1992 ; Daoud, 2011).
La majorité des observateurs considèrent que cette situation constitue une clé impor-
tante de l’analyse du mouvement révolutionnaire tunisien, et donc aussi du processus
de réforme, notamment constitutionnelle, qui s’est engagé depuis lors.
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1.1 Le centralisme du système politique
Ainsi que le soulignent Sami Yassine Turki et Chiara Loschi, « l’analyse de l’organisation
territoriale actuelle nécessite un retour historique qui doit remonter bien avant le pro-
tectorat français (1881-1956) » (Turki et Loschi, 2017, p. 75). L’entrée de la Tunisie dans
le « monde moderne », entre les XVIII
e et XXe siècles, a en effet emprunté la voie d’un
pouvoir fort et centralisé, exercé depuis la capitale. Selon Michel Camau et Vincent
Geisser, la « révolution par le haut » et la « modernisation conservatrice » ont été favori-
sées par la faiblesse relative de l’aristocratie foncière et la dépendance des diverses
classes sociales à l’égard de l’État (Camau et Geisser, 2003, p. 45-46). Ce processus s’est
consolidé lorsque le beylik de Tunis, au XIX
e siècle, a développé une politique d’auto-
nomisation à l’égard du pouvoir ottoman et s’est engagé sur la voie de la centralisation
étatique. Ahmed Bey (1837-1855) s’est tout particulièrement attaché à l’élaboration et
à la mise en œuvre de ces orientations : la création de l’École militaire polytechnique
du Bardo, l’attention accordée aux ressources en matière de gestion territoriale offertes
par l’activité des cartographes français, son voyage en France à l’invitation de Louis-
Philippe sont autant de traductions d’un projet délibéré de « modernisation » du régime
(Baïr, 2016a). Sans doute, l’État tunisien n’a pas alors réduit l’autonomie des tribus, ni
contrôlé l’ensemble du territoire et de sa population (Ben Slimane, 2009). Toutefois,
dans le cadre de sa politique fiscale, qui s’est traduite par l’envoi régulier d’une impor-
tante colonne militaire placée sous le commandement du « bey du camp », héritier du
trône, et chargée de lever les impôts, il est parvenu à imposer son autorité et à lui
donner une plus grande visibilité.
À compter de 1881, la mise sous protectorat du pays a accentué ce mouvement insti-
tutionnel, auquel elle a attribué les moyens d’une « dictature administrative moderne »
(Moore, 1970, p. 110). Le territoire a fait l’objet d’un quadrillage, et le Sud du pays a
été placé sous administration militaire. La priorité accordée au secteur agricole et
minier a entraîné un mode d’équipement spécifique en infrastructures de transport et
en bases portuaires. Ce mode de gestion a notablement accentué la scission entre une
Tunisie riche du littoral et une Tunisie pauvre du Centre et du Sud.
Les dimensions politiques et territoriales de ce dispositif ont constitué une base favo-
rable à la poursuite de la centralisation du pouvoir au moment de l’indépendance. En
effet, la proclamation de la République a pris la forme d’une reprise par le Néo-Destour
du modèle étatique français. Toutefois, à la différence de la France où la commune
s’était simplement substituée à la paroisse de l’Ancien Régime lors de la Révolution de
1789, la commune tunisienne est une création du pouvoir central. Au lendemain de
l’indépendance, dès juin 1956, un décret institua 14 gouvernorats régionaux, dont le
nombre, d’abord réduit à 13 du fait de la répartition du territoire du gouvernorat du
Jerid entre les actuels gouvernorats de Gafsa et de Kebili, est passé à 24 en 2000.
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Nommés par Tunis, les gouverneurs placés à la tête de ces circonscriptions administra-
tives exercent les fonctions qui avaient été attribuées, pendant la période du protecto-
rat, aux caïds
4, dotés d’un rôle de relais ou de médiateurs entre la puissance coloniale
et la population. La nouvelle organisation administrative du territoire tunisien a ainsi
cherché à transformer l’organisation tribale traditionnelle en vue de créer les conditions
de la cohésion et de l’unité du pays. La priorité fut accordée au développement éco-
nomique national, et ce n’est que progressivement que l’État va commencer à prendre
en compte, dans ses propres structures administratives, l’aménagement du territoire.
Sous la présidence d’Habib Bourguiba, la monopolisation de la représentation poli-
tique par le Néo-Destour, devenu en 1964 le Parti socialiste destourien, est allée de pair
avec la constitution d’un capitalisme d’État qui, au cours des années 1960 et 1970, a
accordé la priorité aux infrastructures, aux équipements collectifs et au développement
industriel. Pour rendre compte d’un tel mode de domination, M. Camau et V. Geisser
empruntent au politologue Juan Linz (2000) la notion de « syndrome autoritaire », qui
traduit à la fois la limitation du pluralisme, le contrôle des institutions et la dépolitisa-
tion des citoyens. Un tel « syndrome » constitue le cadre culturel dont l’interprétation
permet de comprendre, sur au moins un siècle et demi, les caractères qui persistent
d’un régime institutionnel à l’autre au sein des structures étatiques tunisiennes. Larbi
Chouikha et Éric Gobe estiment que, jusqu’au début des années 2000, les réformes
institutionnelles introduites par le président Zine El-Abidine Ben Ali, qui a évincé
Bourguiba en 1987, ont pris la forme d’un « pluralisme de répartition » parfaitement
contrôlé et qui, selon une logique clientéliste, a contribué à maintenir un régime auto-
ritaire (Chouikha et Gobe, 2015, p. 59). Fondé sur « la force de l’obéissance », ce « qua-
drillage méticuleux » eut pour effet de « discipliner la population » (Hibou, 2006, p. 115).
Sous la présidence de Ben Ali, la déconcentration administrative s’est en fait transfor-
mée en centralisation. Placé sous la tutelle administrative et technique des respon-
sables des gouvernorats et des autorités centrales, « l’échelon municipal est [alors] avant
tout un rouage supplémentaire du pouvoir présidentiel » (Hibou, 2006, p. 330).
1.2 Les clivages économiques territoriaux
Pour comprendre les conditions de la conduite d’une politique d’aménagement du
territoire en Tunisie, il convient de prendre en compte la grande diversité du territoire
tunisien, sur le triple plan du climat, du relief et des sols. Le climat ainsi que la chaîne
de la Dorsale contribuent à la division du pays en deux groupes de régions : les zones
méditerranéennes au Nord et à l’Est, le long d’un littoral de 1 300 km, et les zones
4. L’administration coloniale a également instauré, en parallèle, les « contrôles civils », qui regroupaient souvent
plus d’un caïdat.
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semi-arides de l’intérieur et arides du Sud. Sur le plan agricole, on distingue la Tunisie
du Nord, agricole, sylvicole et pastorale, la Tunisie du Centre, agricole et pastorale, et
la Tunisie du Sud, pastorale et dotée de nombreuses oasis autour de points d’eau.
Le protectorat a contribué à renforcer un clivage déjà engagé au profit de la région de
Tunis et des villes du littoral, et, à l’inverse, au détriment des régions intérieures. Les
terres qui ont été proposées aux émigrants agricoles français à la fin du XIX
e siècle
comptaient ainsi parmi les plus riches du pays (Yazidi, 2005). Cette attribution territo-
rialement sélective a accentué au cours des décennies suivantes un processus de déve-
loppement inégal du territoire tunisien et donc un accroissement des disparités
interrégionales. Une dizaine d’années après l’indépendance de la Tunisie, le géographe
Jean Poncet estimait que « la colonisation française a[vait] démesurément accru les
contrastes naturels ; par la création de secteurs économiques et sociaux relativement
modernes et prospères, elle a[vait] accéléré la ruine des structures “traditionnelles” »
(Poncet, 1968, p. 79). Un important exode rural en a découlé. L’étude que le sociologue
et anthropologue français Jean Duvignaud (1990) a consacrée au village de Chebika,
situé à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Gafsa, au cours des années 1960 puis
un quart de siècle plus tard illustre, à une échelle microsociale, l’évolution qu’ont
connue des régions intérieures de la Tunisie, marquées par la « dépaysanisation »
(Marouf, 2005, p. 177). Ces traits se retrouvent également dans la plupart des régions
frontalières (Baïr, 2016b). L’historien cherche à remonter à la source de telles apparte-
nances en mouvement (Aïssa, 2021).
La carte 1 présente les écarts de développement entre, d’une part, les régions littorales
de la Tunisie et, d’autre part, les régions intérieures en ce qui concerne tout à la fois
le taux de chômage en 2014, qui, selon les régions, s’établit du simple au triple, et
l’évolution de la population au cours des deux décennies 1994-2014. Les territoires qui
connaissent la plus forte croissance démographique, les grands projets industriels
(Tizaoui, 2015) et les plus faibles taux de chômage se situent sur le littoral oriental.
Amor Belhedi souligne en 2018 que le développement du littoral a entraîné un desser-
rement de la métropole de Tunis, mais il observe aussi que la dynamique spatiale tend
à se limiter au triangle BKM (Bizerte-Kélibia-Mahdia) : « Les ailes du littoral ne sont plus
attractives et l’espace dynamique littoral n’est plus que le Sahel et le Cap Bon avec un
peu le Sahel de Bizerte. Le Nord-Est et le Centre-Est représentent 59 % de la population
et 75,6 % du PIB, dont 9 et 9,4 % pour Sfax. »
(Belhedi, 2018)
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Carte 1 : Taux de chômage (2014) et évolution de la population (1994-2014) en Tunisie
Source : Le Monde diplomatique/Manière de voir. Le défi tunisien, no 160, août-septembre 2018, p. 93.
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Le gouvernement tunisien a-t-il la capacité de s’opposer aux projets des entreprises qui
préfèrent s’implanter dans les régions qui sont déjà les plus riches et les mieux équi-
pées sur le plan du tourisme et sur celui des échanges internationaux ? Il n’est pas resté
inactif. En 1961, un service de l’Aménagement du territoire et de l’urbanisme a été créé
au sein du secrétariat d’État aux Travaux publics et à l’Habitat, et en 1969 fut institué
un ministère de l’Aménagement du territoire et du Tourisme
5. Toutefois, ce dispositif
n’a pas eu de grands effets : les investissements privés, notamment industriels, ont peu
bénéficié aux régions de l’intérieur de la Tunisie. Cela est également vrai des investis-
sements directs étrangers, qui se sont concentrés dans le triangle Tunis-Bizerte-Sfax
(Tizaoui, 2015, p. 78). Il a fallu attendre 1985, c’est-à-dire une trentaine d’années après
l’indépendance, pour que soit établi le premier Schéma national d’aménagement du
territoire (SNAT), qui comportait des recommandations en faveur de la création de
sociétés régionales d’investissement et d’une planification plus efficace du secteur agri-
cole. L’État y considérait le développement des régions intérieures et la réduction de
l’exode vers les régions urbaines comme une priorité de sa politique d’aménagement.
Cette orientation conduisit au découpage du territoire national en six grandes régions
économiques dites « homogènes » : trois sur le littoral, autour des principales villes, et
trois également dans la Tunisie intérieure. Ces régions furent en fait définies par un
simple dessin sur la carte, sans assise juridique, sans institutions représentatives et sans
ressources financières. Ce dispositif traduisait la forte réticence de l’État à l’égard de la
décentralisation et de la régionalisation, réserve qui trouvait sans doute sa source dans
la difficulté des autorités publiques à penser une autre forme d’organisation territoriale.
Ce système d’action est en opposition avec la perspective dictée par la théorie de la
régulation publique territoriale ; il est en effet structurellement défavorable à l’organi-
sation d’un développement concerté de l’ensemble des composantes de l’espace tuni-
sien. A. Belhedi (1996, p. 49) considère que « la région est une notion scientifiquement
riche mais politiquement pauvre ».
Élaboré une douzaine d’années plus tard, en 1997, dans un contexte marqué par la
mondialisation, le Schéma directeur d’aménagement du territoire national (SDATN) fait
apparaître au cours de sa préparation une accentuation de l’opposition littoral-intérieur
(Bennasr, 2012). Surtout, il met « un terme au principe de l’équilibre régional qui avait
jusqu’alors guidé les politiques de développement régional » (Ben Jelloul, 2017, p. 35).
Il favorise en effet de façon délibérée le renforcement de Tunis ainsi que des métro-
poles régionales de Sousse et de Sfax, au nom d’un développement volontairement
différencié et inégal. L’entrée dans le XXI
e siècle ne s’est pas accompagnée, bien au
contraire, d’une réduction des disparités régionales ; on peut y voir dans une large
mesure la traduction de la stratégie liée à la compétition internationale. Mais cela
5. Au début des années 1970, l’État tunisien a commencé à développer un programme de protection et de
conservation de l’environnement ; on compte aujourd’hui 17 parcs nationaux.
88
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traduit aussi et peut-être surtout le renforcement du caractère centralisé et autoritaire
d’un pouvoir politique fondé sur un « parti-État [qui] s’est toujours opposé aux demandes
d’autonomie politique locale et a progressivement supplanté toutes formes de solida-
rité “primaires” en assumant le rôle d’arbitre dans l’économie et la gestion politique du
pays » (Turki et Loschi, 2017, p. 72).
2. Les atouts conjoncturels d’une nouvelle
politique d’aménagement du territoire :
la révolution comme ressource
S’il est vrai que « le passage d’un mode d’action gouvernementale à un mode de gou-
vernance vient de la reconnaissance de la complexité de l’objet, de sa réactivité insuf-
fisante aux seules interventions gouvernementales » (Divay et Belley, 2012, p. 2-3), le
constat par les détenteurs du pouvoir de cette insuffisante réactivité ne va pas de soi :
il résulte le plus souvent de l’engagement d’une action collective et de l’établissement
d’un rapport de forces. À cet égard, la montée des revendications suscitées par les
disparités territoriales au cours des dernières décennies, notamment dans les zones
dites « difficiles », a constitué un facteur majeur d’opposition au pouvoir central (Khatteli
et al., 2013)
6. Les deux questions que pose en 2016 l’appel à contributions du labora-
toire Diraset-Études maghrébines (Université de Tunis) dans le cadre du projet de
recherche
Disparités régionales, frontières et identités dans le contexte de la Révolution
et la transition tunisiennes
sont significatives de l’attention portée aux identités tradi-
tionnelles et à leur capacité de résistance : « Le soulèvement des populations tuni-
siennes appartenant à des structures communautaires (Frechich notamment à
Kasserine, Hmamma particulièrement à Sidi Bouzid, Mejer surtout à Tala…) peut-il
être perçu comme une montée des identités “tribales” face à une identité nationale ?
Le processus de construction de la nation tunisienne accéléré par le colonialisme n’a-
t-il pas occulté des résistances qui émergent aujourd’hui ? » L’approche que développe
le chercheur québécois Marc-Urbain Proulx, pour qui le territoire joue une fonction
de conservatoire de la mémoire collective des individus, des familles, des organisa-
tions et des communautés (Proulx, 2011), invite à apporter une réponse positive à
cette double question. Le géographe tunisien A. Belhedi souligne également cette
fonction de matrice identitaire du territoire, qui naît du triangle société-homme-espace
et dont les effets sont d’ordre à la fois physique, économique, social, affectif et poli-
tique (Belhedi, 2006). Dans cette perspective, il importe d’observer une étroite rela-
tion entre l’évolution de l’architecture institutionnelle, notamment par voie
6. L’étude de Houcine Khatteli, Mongi Sghaier et Ali Abaab a paru dans le numéro de la Revue des régions arides
(2013, n
o 31) qui a publié les actes du colloque qui s’est tenu à Djerba en avril 2009 sur le thème : « Sociétés en
transition et développement local en zones difficiles ».
89
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constitutionnelle, et l’intérêt porté par le pouvoir aux ressources territoriales, y com-
pris sur le plan économique. C’est dire qu’une telle évolution vient illustrer et confor-
ter l’argumentation globale fondée sur les mécanismes de la régulation publique
territoriale, et plus précisément sur les relations entre décentralisation, concertation
partenariale et aménagement du territoire.
2.1 La base territoriale du mouvement révolutionnaire
et l’enjeu de la décentralisation
C’est dans un contexte ainsi marqué par l’étroitesse des relations entre conscience
identitaire, résistance régionale et mouvements de protestation que se sont dévelop-
pées les émeutes de la faim de décembre 1983 et janvier 1984. Cette interprétation vaut
également pour les manifestations qui se sont déroulées dans la région minière de
Gafsa en 1980 et 1988 ainsi que pour la révolte qui s’est étendue à partir de Sidi Bouzid
en décembre 2010. En effet, même si les fondements économiques et sociaux des « pre-
miers temps révolutionnaires » ont ensuite laissé place au débat sur des valeurs fonda-
trices de la Tunisie ainsi que sur les questions religieuses (Elloumi, 2013, p. 193), la
révolution tunisienne du 14 janvier 2011 a mis au premier plan la question des écarts
de développement et des disparités régionales (Barhoumi, 2012, p. 453). L’analyse du
scrutin organisé en octobre 2011 en vue de l’élection de l’Assemblée constituante
conduit d’ailleurs à prendre en compte les clivages sociaux ainsi que les disparités
territoriales (Ben Rebah et al., 2016, p. 71)
7. Dans les zones périphériques, la participa-
tion électorale a été plus faible, et les partis non représentés à l’Assemblée ont bénéfi-
cié d’une part plus élevée de voix que dans les autres régions. Cet indicateur, qui vaut
également pour le scrutin législatif d’octobre 2014, peut s’interpréter comme une réac-
tion à un sentiment d’exclusion de la part des régions intérieures
8. Il faut toutefois tenir
compte également de la faible scolarisation et donc du degré élevé d’analphabétisme,
qui contribue à la non-participation au même titre que la dispersion de l’habitat et la
faible urbanisation. En outre, il convient de noter que la géographie électorale de la
Tunisie ne se résume pas aux seules oppositions socio-économiques : les travaux dont
il est ici fait référence et qui portent sur les scrutins postrévolution soulignent aussi la
persistance des cultures politiques régionales, qui peuvent d’ailleurs se nourrir d’un
sentiment de marginalisation.
7. Mohamed Elloumi souligne que « la révolution a mis à nu la double fracture qui traverse le pays : une fracture
sociale entre les urbains et les ruraux, notamment les agriculteurs dont la précarité s’est accrue, et une fracture
territoriale entre les régions littorales et les régions de l’intérieur à dominante agricole et rurale » (2013, p. 196).
8. Khayam Turki, président du cercle de réflexion tunisien Joussour, a déclaré en 2016 dans une interview au
journal
Le Monde : « Cela ne se dit pas, mais je le dis quand même, il existe une forme de racisme social, voire
un racisme régional, vis-à-vis de ces zones de l’intérieur. » (K. Turki, 2016, p. 15)
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Comment penser la place à accorder aux collectivités territoriales et aux acteurs locaux
dans la conception et la mise en œuvre d’une politique nationale d’aménagement du
territoire ? Cette question comporte au moins trois volets : l’élaboration d’un diagnostic
socio-économique, la définition des actions jugées prioritaires et l’évaluation du pro-
cessus d’ensemble. Elle est implicitement évoquée dans le titre du rapport publié en
mars 2019 par l’International Crisis Group (2019) :
Décentralisation en Tunisie : conso-
lider la démocratie sans affaiblir l’État
9. On peut estimer qu’il n’y a dans ce sous-titre
aucune contradiction : en effet, dans un régime politique fondé sur une gestion publique
partagée, consolider la démocratie peut constituer le meilleur moyen de renforcer
l’État, dans ses modes d’action partenariale avec des acteurs sociaux et territoriaux et
donc aussi dans sa légitimité. Ainsi que le souligne la chercheuse américaine Lana
Salman, qui a observé l’après-révolution tunisienne, la décentralisation et la régionali-
sation ne conduisent pas nécessairement à moins d’État, mais plutôt à « un autre mode
de présence étatique, incarnée dans un modèle de développement qui redéfinit la
relation territoriale entre le centre et ses périphéries » (Salman, 2017, p. 104 ; notre tra-
duction). La décentralisation est en effet porteuse de deux cartes maîtresses. Elle consti-
tue d’abord un outil de démocratisation, puisqu’elle attribue plus de pouvoir à des
décideurs territoriaux élus par les citoyens. Elle permet également une adaptation plus
efficace de l’action publique, dans la mesure où les projets mis en œuvre sont négociés
et coordonnés dans le cadre d’un nouveau mode de gouvernance et donc mieux adap-
tés aux besoins à satisfaire. Dès 1961, cinq ans après l’indépendance de la Tunisie, le
géographe Jean Despois notait qu’une décentralisation s’imposait, y compris dans le
domaine industriel, et que des initiatives devaient être prises pour tenir compte de
l’« extraordinaire diversité régionale du pays » (Despois, 1961, p. 217). Or, plus d’un
demi-siècle plus tard, les finances communales s’élevaient à moins de 4 % du budget
de l’État et à seulement 1,2 % du produit intérieur brut (S. Y. Turki, 2016, p. 51).
Dès le mois de décembre 2011, le ministère du Développement régional publiait le
Livre blanc du développement régional, qui dressa un état des lieux critique : « Malgré
plusieurs décennies de performances macroéconomiques remarquables, la Tunisie n’a
pas réussi à réduire les inégalités sociales, économiques et géographiques qui la
divisent en deux : la Tunisie du littoral qui concentre les richesses et les investisse-
ments, et la Tunisie de l’intérieur qui est confrontée à la stagnation » (Ministère du
Développement régional, 2011, p. 150). Les auteurs du rapport tirèrent de ce bilan la
conclusion selon laquelle il convenait de substituer un modèle contractuel au modèle
centralisé jusqu’alors en vigueur. Ainsi, chaque région devrait pouvoir établir sa propre
stratégie de développement, avec les acteurs publics et privés de son territoire, afin que
9. Ce rapport « repose sur près de 70 entretiens avec des spécialistes tunisiens et étrangers de la décentralisation,
des hauts fonctionnaires, des responsables politiques et des élus locaux dans plusieurs gouvernorats du pays »
(p. 1).
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la stratégie retenue soit partagée par les habitants. Cette stratégie régionale « autodéter-
minée » ferait ensuite l’objet d’une négociation avec l’État, dans le cadre de ce que l’on
peut appeler une « géogouvernance », c’est-à-dire un mode d’organisation à caractère
plus horizontal et de type collaboratif. La Constitution de janvier 2014 (
Journal officiel
de la Tunisie
, 2015) a marqué une étape déterminante et innovatrice dans la réalisation
de cette nouvelle vision. Selon l’article 14, « l’État s’engage à renforcer la décentralisa-
tion et à la mettre en œuvre sur l’ensemble du territoire national, dans le cadre de
l’unité de l’État ». Le chapitre VII (articles 131 à 142), qui traduit cette orientation, a pour
titre : « Du pouvoir local ». Son premier article précise que « le pouvoir local est fondé
sur la décentralisation » et que « la décentralisation est concrétisée par des collectivités
locales comprenant des communes, des régions et des districts ». Ces collectivités sont
dirigées par des conseils élus : les conseils municipaux et régionaux sont élus au suf-
frage universel direct, tandis que les conseils de district le seront, au second degré, par
les membres des conseils municipaux et régionaux (article 133). On notera que ce que
la Constitution appelle « région » correspond à l’actuel gouvernorat et que le « district »,
niveau immédiatement infranational, comprendra un ensemble, non encore territoria-
lement défini, de gouvernorats. L’article 134 fait explicitement mention du « principe de
subsidiarité », ce qui signifie que les compétences sont normalement exercées par le
plus petit niveau territorial apte à engager telle ou telle action publique. En ce qui
concerne l’instauration du district, l’article 20 du
Code des collectivités locales (qui a fait
l’objet de la loi organique n
o 2018-29 du 9 mai 2018, trois jours après la tenue des pre-
mières élections municipales depuis la révolution de 2010-2011) précise qu’il « exerce
les compétences relatives au développement qui, de par leur portée, concernent sa
circonscription territoriale. Il veille à l’établissement des plans et poursuit les études,
l’exécution, la coordination et le contrôle desdits plans » (
Journal officiel de la Tunisie,
2018). Territorialement, le district englobe les régions, qui englobent à leur tour les
communes et les délégations de leur territoire, mais ni son périmètre ni son fonction-
nement institutionnel ne sont précisés, et ils ne sont d’ailleurs toujours pas arrêtés.
Dans le rapport qu’ils ont réalisé en 2018 pour l’Agence française de développement,
deux universitaires français mentionnent en outre que la question des compétences
respectives des trois niveaux de collectivités territoriales n’est pas réglée par le
Code
(Dafflon et Gilbert, 2018, p. 269). En cela, les auteurs tiennent évidemment compte des
enseignements qu’ils ont pu tirer de l’observation de la mise en œuvre de la politique
française d’aménagement du territoire, qui a fait de la régionalisation, dès les années
1960, un axe novateur et majeur de l’action de l’État et du développement territorial.
En ce qui concerne la définition à venir du périmètre des districts, le rapport Quelle
décentralisation dans une Tunisie reconfigurée ?
, qu’a publié en 2014 l’Institut tunisien
des études stratégiques (ITES), rattaché à la présidence de la République tunisienne,
propose un schéma argumenté de regroupement de gouvernorats. Comme principal
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critère de délimitation des cinq districts qu’ils retiennent, ses auteurs choisissent la com-
plémentarité des régions dynamiques du littoral et des régions défavorisées de l’inté-
rieur (carte 2). La capitale des districts serait la ville chef-lieu du gouvernorat le plus
défavorisé : en l’occurrence, Jendouba pour le district de Majerda (qui comprendrait
cinq gouvernorats) ; Zaghouan pour le district de Carthage (cinq gouvernorats, dont
Tunis) ; Kairouan pour le district du Cap Bon-Sahel (cinq gouvernorats) ; Kasserine pour
le district du Grand Centre (quatre gouvernorats) ; enfin, Medenine pour le district des
Oasis et des Ksour (cinq gouvernorats) [Institut tunisien des études stratégiques, 2014].
Carte 2 : Carte des cinq districts de la Tunisie proposée par
l’Institut tunisien des études stratégiques (2014)
Source : Institut tunisien des études stratégiques, Quelle décentralisation
dans une Tunisie reconfigurée ?
, Tunis, 2014.
Les réserves que ce schéma a provoquées se fondent sur le risque de voir les espaces
intérieurs constituer de simples arrière-pays des métropoles littorales si des actions
d’accompagnement et de soutien à la collaboration interterritoriale au sein de chacun
des districts n’étaient pas engagées (Belhedi, 2016).
2.2 Le développement territorial comme enjeu central
La mise en œuvre des principes de décentralisation et de régionalisation pourrait impli-
quer que la délimitation et la mise en fonction des districts ne soient pas réalisées à la
seule initiative des autorités centrales de l’État, mais qu’elles associent également les
acteurs territoriaux : élus, chefs d’entreprises, universitaires, centres de formation,
93
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Page 17
syndicalistes, associations… Dans leur introduction au numéro de L’Année du Maghreb
de 2017, dont le dossier est intitulé « États et territoires du politique », Jean-Philippe Bras
et Aude Signoles formulent ainsi le thème commun aux diverses contributions, consa-
crées à la problématique de la décentralisation au Maghreb : les « effets des mobilisations
populaires sur la production de nouvelles donnes territoriales » (Bras et Signoles, 2017,
p. 9). Dans leur contribution, Sami Yassine Turki et Chiara Loschi soulignent que « l’en-
trée par le local offre un poste d’observation privilégié […]. Cette échelle d’analyse
permet […] de saisir le rôle des acteurs locaux dans la fabrication des régimes poli-
tiques » (Turki et Loschi, 2017, p. 71). Mais ce processus de « fabrication » s’oppose à « la
permanence des formes héritées d’administration » (Turki et Loschi, 2017, p. 84). Le
rapport, déjà mentionné, de l’International Crisis Group note à cet égard que la plupart
des hauts fonctionnaires estiment que le processus de décentralisation met l’État tuni-
sien en danger et qu’il conviendrait de réaliser une meilleure déconcentration avant de
décentraliser. On est là en présence d’un conflit d’intérêts classique : il est logique, en
effet, qu’une technostructure bien en place cherche à défendre sa propre position ins-
titutionnelle et se montre donc critique à l’égard de toute tentative de décentralisation
qui « donnerait plus de pouvoir à des hommes et femmes politiques peu compétents
qui privilégient l’intérêt de leur parti à celui de l’État » (International Crisis Group, 2019,
p. 17). Dans leur rapport sur la décentralisation en Tunisie réalisé pour l’Agence fran-
çaise de développement, Bernard Dafflon et Guy Gilbert soulignent, eux aussi, cet
important enjeu, puisqu’il n’est pas possible de procéder à court terme à une redistri-
bution des tâches et des ressources entre les niveaux de gouvernement (Dafflon et
Gilbert, 2018, p. 23). Une telle redistribution revêt en effet une double dimension : celle
de la réforme de l’administration centrale et celle de la formation des élus territoriaux.
En premier lieu, un réel transfert de compétences aux collectivités territoriales implique
une adaptation des pratiques des hauts fonctionnaires au processus de décentralisa-
tion. Il s’agit là, à l’évidence, d’une véritable transformation culturelle de l’appareil
étatique (Larif-Béatrix, 1986) qui va de pair avec l’établissement de relations de
confiance entre les représentants de l’État central et les élus des communes, des régions
et des districts. La formation des élus territoriaux n’est pas moins importante. Elle sup-
pose que des moyens soient mis en œuvre pour que ces élus et leurs collaborateurs
acquièrent les compétences nécessaires à la gestion de leur territoire et à la négociation
avec les représentants de l’État. Une telle disposition s’avère plus cruciale encore au
sein des territoires qui ont fait l’objet d’une récente communalisation, en application
de la Constitution de 2014 : en 2016, 86 communes ont été créées et le territoire de 187
autres a été étendu (Ben Jelloul et Turki, 2018). Jusqu’alors, les communes compre-
naient les deux tiers de la population tunisienne, mais couvraient moins de 10 %
du territoire.
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Page 18
En raison même du « rôle des acteurs locaux dans la fabrication des régimes politiques »
évoqué plus haut, l’attention mérite d’être portée aux projets de développement local.
Ces projets, aux dimensions à la fois économique, environnementale et sociale, relèvent
de ce que Gérard Divay et Serge Belley (2012) qualifient de « gouvernance immanente »
qui, à la différence de la « gouvernance délibérée », à caractère plus institutionnel, prend
en compte des processus sociaux d’ensemble et assure le fonctionnement du milieu
local
. La révolution et le processus de transition démocratique que celle-ci a engendré
peuvent devenir des outils dans les mains d’acteurs territoriaux aptes à mettre en
œuvre leur capacité organisationnelle fondée sur une intelligence collective. On trouve
ici une illustration et une vérification de la portée de la dimension « gouvernance » de
notre hypothèse de recherche. En ce qui concerne les expériences de développement
local, Ines Labiadh a montré dans sa recherche doctorale en quoi les « zones difficiles
ont tout intérêt à adopter l’approche territoriale, qui stipule que la marginalité ne doit
pas être considérée comme une malédiction ou un destin » (Labiadh, 2017, p. 20).
L’auteure prend l’exemple de la délégation d’Ain Draham, composante du gouvernorat
de Jendouba dont la population est passée de 43 800 habitants en 1994 à 35 400 en
2014 (soit une diminution de 19 %). Elle y observe la mise en œuvre d’un modèle de
gouvernance basée sur l’engagement participatif grâce à l’implication des populations
et des institutions locales. Sur ce territoire, où la ville d’Ain Draham forme avec Tabarka
le pôle touristique du Nord-Ouest de la Tunisie, son étude de terrain a porté sur trois
secteurs d’activité : la sculpture sur bois des M’haidhia, la valorisation des plantes aro-
matiques et médicinales d’Ettbainia et la vannerie. Les parties rurales de la délégation
sont spatialement enclavées, mais la société locale est animée par des associations
jeunes et actives, conscientes d’une nécessaire et possible mise en commun des res-
sources. Il en résulte une plus forte identité territoriale, elle-même moteur de l’action
à la fois publique et privée et facteur de renforcement du tissu social et de la solidarité
entre acteurs.
De telles opérations de développement local fondées sur la coopération n’ont pas
valeur seulement pour elles-mêmes ; de façon plus globale, elles tendent à instaurer un
nouveau modèle. Elles prouvent que des innovations à caractère démocratique peuvent
être introduites dans l’action publique et contribuer ainsi à faire du local un enjeu cen-
tral. Ces innovations illustrent l’observation notée plus haut selon laquelle des acteurs
locaux peuvent jouer un rôle dans la fabrication des régimes politiques.
95
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Conclusion
Dans leur analyse de l’évolution de la gestion publique territoriale en France, Jean-
Claude Thoenig et Patrice Duran (1996, p. 582) ont observé, il y a un quart de siècle,
que « la théorie, et la réalité, de l’État unitaire [étaient] mal en point ». L’élaboration d’un
nouveau modèle étatique fondé sur la prise en compte du territoire ne répondait pas,
selon eux, à un simple phénomène de mode. Elle s’expliquait bien plus profondément
par le fait que le territoire s’imposait avec beaucoup plus de force qu’auparavant
comme « un élément constitutif du politique » (Thoenig et Duran, 1996, p. 583). C’est un
nouveau paradigme qui s’imposait : si le système étatique change, c’est parce que la
société elle-même change. C’est aussi le point de vue qu’énonce Jan Kooiman (1993),
pour qui la problématique de la gouvernance renvoie aux interactions entre l’État et la
société ainsi qu’aux modes de coordination aptes à rendre possible l’action publique.
Cette approche éclaire la situation tunisienne. Certes, en Tunisie, les difficultés de mise
en œuvre d’une politique efficace d’aménagement du territoire découlent du contraste
entre les régions, compte tenu de leurs ressources naturelles, de leurs traditions cultu-
relles et de leur potentiel de développement ainsi que des effets conjoints de la crise
économique et de la mondialisation (Dhaher, 2010). Mais elles découlent également,
et sans doute de façon plus profonde encore, de la longue tradition centralisatrice d’un
système politique fondé sur un pouvoir autoritaire qui a constamment accordé la prio-
rité à la compétitivité nationale au détriment de l’équité territoriale.
Comment passer de cette configuration à une démarche prospective, et de quels atouts
les promoteurs d’une transition disposent-ils pour changer de modèle ? Sur la base de
la Constitution de 2014, la décentralisation et la création d’institutions territoriales
dotées de compétences précises ainsi que de ressources humaines et financières sont
de nature à changer la donne. Elles constituent en effet, dans la ligne de notre hypo-
thèse initiale inspirée de la théorie de la régulation publique territoriale, un cadre
déterminant pour faire émerger une politique d’aménagement du territoire démocrati-
quement élaborée et assumée par l’ensemble des acteurs. À cet égard, l’instauration de
collectivités dotées d’un territoire clairement défini et stable est un impératif ; en bon
observateur, A. Belhedi y voit une exigence géostratégique incontournable seule apte
à « doter le pays d’une structure spatiale durable : viable, efficace et équilibrée » (Belhedi,
2019, p. 155).
L’engagement d’un tel processus suppose l’établissement de relations partenariales
entre les représentants de l’État et les acteurs territoriaux ainsi que la prise en compte,
à titre de ressources et de points d’appui, des cultures, des aspirations et des savoir-
faire régionaux. Concevoir les conditions et les modalités d’un tel scénario et de son
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passage à l’acte permet de mesurer l’ampleur du bouleversement qu’il implique, à la
fois dans les structures institutionnelles et dans les esprits, d’autant que la Tunisie ne
dispose pas d’expérience en la matière et que les rapports de tutelle exercés par le
centre étatique, sur les plans à la fois juridique, technique et financier, ont le plus sou-
vent tendance à résister et à persister (Gaudin et Vairel, 2019, p. 84). Un processus
réformateur exigera donc du temps et l’établissement d’un échéancier permettant de
réaliser des bilans à intervalles réguliers. Les auteurs du rapport consacré à l’évaluation
de la politique d’aménagement du territoire en Tunisie de 1995 à 2010
10 estiment que,
« dans une première phase, l’État restera nécessairement très présent au niveau de ses
interventions, accompagnant une montée en puissance progressive de l’institution
régionale » (Charlou et al., 2016, p. 117). Ce processus passera également par la coor-
dination des programmes des différents départements ministériels concernés afin que
les décisions adoptées par chacun d’eux s’inscrivent dans une stratégie d’ensemble à
la fois cohérente, volontariste et prospective.
C’est pourquoi les actuels projets locaux de développement ainsi que les mobilisations
régionalistes peuvent contribuer à créer à la fois un état d’esprit et un rapport de forces
favorables à l’instauration d’un nouveau modèle d’action adapté aux besoins et aux
capacités de chacun des niveaux territoriaux. Ce qui est dès lors en jeu, c’est le sens à
attribuer à la notion même de « territoire » comme catégorie d’analyse
et d’action, puisque
cette notion renvoie tantôt à un simple « donné » administratif, tantôt au « résultat » d’un
processus d’identification territoriale. Ce processus résulte désormais le plus souvent de
la conduite de projets de développement, qui représente un facteur de transformation
du système politique national dans l’actuelle période postrévolutionnaire.
La décentralisation est encore loin d’être pleinement mise en œuvre et donc d’avoir
produit des effets significatifs, en particulier dans le domaine de la politique d’aména-
gement du territoire via la mise en œuvre de la gouvernance. On peut même estimer
que la situation actuelle ne constitue pas le meilleur des contextes pour avancer en ce
sens, en raison de la fragilité tout à la fois de l’économie nationale et du système poli-
tique. Certains pourront toutefois penser que c’est précisément parce que le moment
apparaît peut-être le moins approprié que le changement de système est devenu indis-
pensable. La question qu’ont posée quelques mois avant la révolution tunisienne trois
chercheurs français prend dès lors une valeur prémonitoire toute particulière et apparaît
comme un défi et peut-être comme un pari : « Pourquoi croire au modèle du dévelop-
pement territorial au Maghreb ? » (Koop et al., 2010) Les auteurs insistent sur l’enjeu que
représente le passage de la notion de « développement local » à celle de « développement
territorial ». Ce changement de termes traduit, à leurs yeux, une triple évolution : la
10. Ce rapport a été commandé par le gouvernement tunisien à l’Agence française de développement en 2010, mais
n’a été publié qu’en 2016.
97
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première tient à l’articulation du territoire avec d’autres échelles grâce à l’ouverture des
marchés ; la deuxième réside dans l’émergence de nouveaux systèmes de gouvernance
du fait de la place accordée au processus de coordination dans la démarche de déve-
loppement ; la troisième découle de la volonté des acteurs territoriaux de mettre en
valeur leurs propres ressources, notamment économiques. La décennie qui a suivi la
publication de cet article a confirmé cette nouvelle donne, qui permet de mieux penser
ensemble compétitivité, efficacité et développement (Bennasr, 2012) et de faire ainsi
passer l’aménagement du territoire du statut d’utopie à celui de projet crédible.
En application de l’article 80 de la Constitution, le président de la République Kaïs
Saïed a décidé par décret, le 25 juillet 2021, de démettre de ses fonctions le chef du
gouvernement, de geler les travaux de l’Assemblée des représentants du peuple pen-
dant 30 jours et de lever l’immunité de ses membres. Cette décision, intervenue après
une grande manifestation nationale, a déclenché des scènes d’approbation dans le pays.
Le 24 août, K. Saïed a décidé de proroger ces mesures exceptionnelles et, le 30 mars
2022, il a dissous l’Assemblée. Ces événements sont de nature à se rappeler qu’à
l’occasion de l’élection présidentielle d’octobre 2019, le futur président, sans aucune
attache politique, avait centré son programme électoral et, en particulier, sa vision
institutionnelle sur une quasi-révolution décentralisatrice, conçue comme une condi-
tion du développement économique du pays. À la lumière de ce conflit, comme l’a
souligné Souhaïl Belhadj, on peut estimer que l’enjeu réside dans « le mouvement de
balancier entre “besoin d’État” et émancipation politique en Tunisie, entre légitimité du
contrôle sécuritaire absolu de l’État et autonomie du pouvoir local » (2018, p. 33).
Compte tenu de la complexité de la situation actuelle, est-il possible d’imaginer que le
nouveau scénario institutionnel instauré au cours de l’été 2021 puisse constituer
l’amorce d’une évolution en faveur d’une telle autonomie du pouvoir local ?
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