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La construction du constitutionnalisme tunisien : étude
de droit comparé
Carla Yared
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Carla Yared. La construction du constitutionnalisme tunisien : étude de droit comparé. Droit. Uni-
versité de Bordeaux, 2021. Français. ￿NNT : 2021BORD0028￿. ￿tel-03168107￿
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THÈSE PRÉSENTÉE POUR OBTENIR LE GRADE DE
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX
ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT (E.D. 41)
SPÉCIALITÉ DROIT PUBLIC
Par Carla YARED
LA CONSTRUCTION DU CONSTITUTIONNALISME TUNISIEN
ETUDE DE DROIT COMPARE
Thèse dirigée par
Mme Marie-Claire PONTHOREAU
Professeur à l’Université de Bordeaux
Soutenue le 22 janvier 2021
Membres du jury :
Mme Neila CHAABANE
Doyenne à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, rapporteure
M. Baudouin DUPRET
Directeur de recherche au CNRS, Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux
M. Beligh NABLI
Maître de conférences HDR à l’Université Paris-Est Créteil
M. Xavier PHILIPPE
Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, rapporteur
Mme Marie-Claire PONTHOREAU
Professeure à l’Université de Bordeaux, directrice de recherche
M. Charles-Edouard SENAC
Professeur à l’Université de Bordeaux, président du jury








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LA CONSTRUCTION DU CONSTITUTIONNALISME TUNISIEN
ETUDE DE DROIT COMPARE
Résumé : Partagée entre l’universel et le national, la Constitution du 27 janvier 2014 est la
dernière expression du constitutionnalisme tunisien. Inscrit dans l’aire arabo-musulmane, ce
constitutionnalisme interroge l’impact de l’Islam sur les composantes traditionnelles du
constitutionnalisme. En étudiant le sort et l’essor du constitutionnalisme en Tunisie, le
comparatiste cherche à savoir comment la Tunisie aménage son identité constitutionnelle avec
les fondements du constitutionnalisme. En appréhendant
la réalité constitutionnelle
tunisienne, le comparatiste relève la tension entre les standards constitutionnels globaux et les
spécificités identitaires nationales. Malgré cela, la singularité du cas tunisien apparaît au
contact d’expériences arabes et musulmanes similaires à l’instar de l’Egypte et du Maroc.
Mots clés : Identité constitutionnelle - Constitutionnalisme global – Tunisie – Cas singulier –
Droit constitutionnel comparé – Islam
THE CONSTRUCTION OF TUNISIAN CONSTITUTIONNALISM
COMPARATIVE LAW STUDY
Abstract: Shared between the universal and the national, the Constitution of 27 January 2014
is the last expression of Tunisian constitutionalism. Inscribed in the Arab-Muslim era, this
constitutionalism questions
the
impact of Islam on
the
traditional components of
constitutionalism. Studying the fate and rise of constitutionalism in Tunisia, the comparatist
seeks to know how Tunisia adapts its constitutional identity with the foundations of
constitutionalism. In apprehending the Tunisian constitutional reality, the comparatist points
out the tension between global constitutional standards and identitarian and national
specificities. Nevertheless, the Tunisian singularity appears in contrast with similar Arab and
Muslim experiences such as Egypt and Morocco.
Key words: Constitutional Identity – Global Constitutionalism – Tunisia – Single case –
Constitutional Comparative Law – Islam
UNITE DE RECHERCHE
CERCCLE (EA 7436) ; 4, rue du Maréchal Joffre, 33075 Bordeaux Cedex








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LA CONSTRUCTION DU CONSTITUTIONNALISME TUNISIEN
ETUDE DE DROIT COMPARE
TOME I

























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INTRODUCTION GENERALE
SOMMAIRE
PARTIE I. LA PLACE DE L’ISLAM DANS LA FORMATION D’UNE IDENTITE
CONSTITUTIONNELLE ECLATEE
Titre I. La consécration constitutionnelle de l’identité
Chapitre 1. Une identité constitutionnelle à l’image de la composition hétérogène de
l’Assemblée Nationale Constituante
Chapitre 2. La naissance du « compromis dilatoire » entre théocrates et démocrates
Titre II. Une identité constitutionnelle à la croisée des valeurs universelles et nationales
Chapitre 1. La neutralisation des valeurs humaines par les valeurs identitaires
Chapitre 2. Une identité constitutionnelle respectueuse des droits reconnus à l’Homme par
l’Islam
PARTIE
II. LES CONFLITS
INHERENTS AU CONSTITUTIONNALISME
TUNISIEN
Titre I. Sort et essor du constitutionnalisme tunisien
Chapitre 1. La naissance du constitutionnalisme et l’idée de constitution en Tunisie
Chapitre 2. Le constitutionnalisme
tunisien actuel comme discours alternatif au
constitutionnalisme global
Titre II. Le constitutionnalisme tunisien : un discours progressiste, des pratiques
discriminatoires
Chapitre 1. Un Etat « civil » pour un peuple musulman
Chapitre 2. Le parachèvement du constitutionnalisme tunisien : la mise en place de la Cour
constitutionnelle












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REMERCIEMENTS
Mes remerciements s’adressent en premier à Madame
le Professeur Marie-Claire
PONTHOREAU. Je la remercie de m’avoir accompagné depuis le Master I en droit public
général et de m’avoir communiqué son intérêt pour le droit comparé. Merci de m’avoir confié
ce sujet de thèse et d’avoir été aussi exigeante avec moi.
Je tiens également à remercier les membres du jury pour leur présence, pour leur lecture
attentive de ma thèse ainsi que pour les remarques qu’ils m’adresseront lors de la soutenance.
Je voudrais exprimer ma gratitude à Madame le Professeur Neila CHAABANE que j’ai eu
l’honneur de rencontrer à Tunis, aux cours des deux dernières sessions de l’Académie
Internationale de Droit Constitutionnel. Je remercie aussi Messieurs Baudouin DUPRET et
Beligh NABLI. Je remercie le premier d’avoir pris le temps de me recevoir au LAM à
l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux et le second d’avoir échangé avec moi lors du
colloque sur le droit et la géographie à l’Université de Bordeaux. Je remercie tout autant le
Professeur Xavier PHILIPPE pour son expertise et ses écrits sur la Tunisie. Merci enfin au
Professeur Charles-Edouard SENAC de m’avoir associé au projet franco-libanais sur les
constitutions arabes.
Ces cinq années de recherche ont été marquées par d’innombrables rencontres. Je tiens à
remercier les trois personnes qui m’ont le plus épaulé au cours de ce long cheminement.
Merci à Géraldine TIXIER LACAZE, Nidhal MEKKI et Sébastien MARTIN. Géraldine, je
vous remercie pour vos nombreuses relectures et conseils. Nidhal, merci d’être un ami et
collègue sans pareil. Merci de m’avoir fait découvrir la Tunisie et de m’avoir ouvert les portes
du CIRAM. De Tunis à Québec, tu t’es assuré que le monde arabe ne quitte jamais mes
pensées et mes recherches. Sébastien, merci d’avoir toujours cru en moi. Ton coaching et
tes multiples entraînements m’ont aidé à décrocher le poste d’ATER à Science Po Bordeaux.
Je suis très reconnaissante aux Professeurs Anne GAUDIN et Dario BATTISTELLA de
m’avoir ouvert les portes de l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux et de m’avoir donné
carte blanche pour mes divers enseignements. Votre confiance a fait de ces deux dernières
années, les meilleures de mon parcours universitaire.







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Je remercie mes amis juristes les plus chers, Myriam, Jiff et Zakia. Je les remercie de leur
soutien sans relâche, de leurs nombreuses discussions, lectures et conseils. Depuis l’année de
Master II à l’Université de Bordeaux et malgré la distance, ils m’ont toujours soutenu et
épaulé.
Mes remerciements vont enfin à celles et ceux sans qui ce manuscrit n’aurait jamais vu le
jour. Je suis redevable à ma mère, Line FINAN et à ma sœur, Nathalie YARED pour leur
soutien moral et matériel et leur confiance indéfectible. Merci d’être aussi altruistes et d’avoir
rendu le matriarcat possible.
Ces remerciements vont également à Maylis avec qui je partage la passion de la danse depuis
des années et qui s’est toujours assurée que je sois aussi saine d’esprit que de corps.
Last but not least, ces remerciements s’adressent à Oussama habibi. Merci d’être aussi
présent, de me suivre dans tous mes engagements, d’être aussi solaire et d’avoir fait entrer
Marrakech dans ma vie.















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LISTE DES PRINCIPALES ABREVIATIONS
ANC
Assemblée Nationale Constituante
ARP
Assemblée des Représentants du Peuple
ATDC
Association Tunisienne de Droit Constitutionnel
BIDDH
Bureau des Institutions Démocratiques et des Droits de l'Homme
CDL
Commission des droits et libertés
CEDEF
Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard
des femmes
CEDH
Convention européenne des droits de l’Homme
CJJAFC
Commission des
constitutionnelles
juridictions
judiciaires, administratives, financières et
CMCRC
Comité mixte de coordination et de rédaction de la Constitution
COLIBE
Commission des Libertés Individuelles et de l’Egalité
CPPFRC
Commission du préambule, des principes fondamentaux et de révision de la
Constitution
CPR
Congrès Pour la République
CSFA
Conseil Suprême des Forces Armées
CSM
Conseil Supérieur de la Magistrature
CSP
DRI
Code du Statut Personnel
Democracy Reporting International
DUDH
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
FSN
Front de Salut National
HAICA
Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle
HCC
Haute Cour Constitutionnelle
HCDH
Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme
HRW
Human Rights Watch
























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IPCCPL
Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de lois
IRMC
Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain
ISIE
Instance Supérieure Indépendante pour les Elections
ISROR
Instance Supérieure pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution / Haute
instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique
et la transition démocratique
IVG
Interruption Volontaire de Grossesse
JORT
Journal Officiel de la République tunisienne
LRP
Ligue(s) de Protection de la Révolution
LTDH
Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme
MDS
Mouvement des Démocrates Socialistes
MPD
Mouvement des Patriotes Démocrates
MTI
Mouvement de Tendance Islamique
OCDE
Organisation de Coopération et de Développement Economique
OIT
Organisation Internationale du Travail
ONG
Organisation Non Gouvernementale
ONU
Organisation des Nations Unies
OSCE
Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe
PCOT
Parti Communiste Ouvrier Tunisien
PIDCP
Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques
PIDESC
Pacte International relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels
PNUD
Programme des Nations Unies pour le Développement
RCD
Rassemblement Constitutionnel Démocratique
SMSI
Sommet Mondial sur la Société de l’Information
UGET
Union Générale des Etudiants de Tunisie
UGTT
Union Générale Tunisienne du Travail


























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UNCT
United Nations Country Team
UNESCO Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture
UTICA
Union Tunisienne de l’Industrie du Commerce et de l’Artisanat





























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INTRODUCTION GENERALE
« [N]ous acceptons tous bien des choses que nous offre le monde qui nous entoure, soit
qu’elles nous paraissent avantageuses, soit qu’elles nous paraissent inévitables ; mais il
arrive à chacun de se rebiffer lorsqu’il sent qu’une menace pèse sur un élément significatif de
son identité – sa langue, sa religion, les différents symboles de sa culture, ou son
indépendance. Aussi, l’époque actuelle se passe-t-elle sous le double signe de l’harmonisation
et de la dissonance.
»
Amin MAALOUF, Les identités meurtrières, Editions Grasset & Fasquelle, Coll. « Le Livre
de poche », 1998, p.105.
La vague révolutionnaire qui a déferlé sur les pays arabo-musulmans en 2010 a été qualifiée
de
Printemps arabe1. Historiquement connotée, l’expression Printemps arabe2 suppose de
comprendre les causes et les conséquences des soulèvements populaires qui ont éclaté en
Tunisie, en Egypte, au Yémen ou encore en Libye. Le 17 décembre 2010, l’immolation du
jeune vendeur ambulant Mohamed BOUAZIZI déclenche la révolte des villes du centre et du
sud de la Tunisie
3. Diplômés mais sans emploi, les jeunes Tunisiens se sont alliés aux
1
Expression employée pour parler des révolutions de certains pays arabes tels que la Tunisie, l’Égypte, le
Yémen ou encore la Libye, à partir du mois de décembre 2010. Le
Printemps arabe se réfère à la saison du
réveil de la nature. A l’instar des plantes qui fleurissent, des animaux qui sortent de leur tanière après avoir
hiberné, les peuples arabes se sont réveillés. Ils exprimaient enfin leur volonté de changement et leur désir
d’une nouvelle vie politique. Pour plus de précisions sur ce point cf. J.-P. FILIU,
La Révolution arabe, dix
leçons sur le soulèvement démocratique, Paris, Fayard, 2011, 264 p.
2 Beaucoup d’observateurs internationaux ont lié le Printemps arabe de 2011 au Printemps de Prague de
1968. L’effondrement des régimes politiques en place dans le monde arabe rappelle l’échec du Pacte de
Varsovie, la révolution en Europe centrale et orientale et la fin de l’Union soviétique. Bien que la nature
révolutionnaire du changement et son orientation sociale, économique et politique évoque l’exemple de
l’Europe de l’Est, la question de la place et du rôle de l’Islam dans les constitutions et les futures
institutions des pays du monde arabe distingue le
Printemps arabe du Printemps de Prague. Pour une étude
détaillée des similitudes et des différences entre le
Printemps arabe et le Printemps de Prague cf. N.
JEBNOUN, “State and Religion in the Aftermath of the Arab Uprisings”,
in R. GROTE & T. J. RÖDER
(eds.),
Constitutionalism, Human Right and Islam after the Arab Spring, New York, Oxford University
Press, 2016, pp. 207-231.
3 Ces villes étaient marginalisées par leur manque d’infrastructures et leur taux de chômage élevé. Le
développement économique se faisait dans les villes de la côte et du nord du pays attirant 90 % du
tourisme, des industries textiles, chimiques et électromécaniques. Pour plus de précisions sur ce point cf.
F. KHOSROKHAVAR,
The New Arab Revolutions that Shook the World, Boulder, Paradigm Publishers,
2012, p. 33.
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travailleurs des régions périphériques du pays pour réclamer un travail décent et le droit à une
vie digne. Ils contestaient les disparités géographiques, économiques et sociales qui
traversaient le pays. «
L’emploi est un droit, bande de voleurs »4 scandaient alors les
Tunisiens.
En gagnant la capitale, les révoltes des régions périphériques du pays se sont transformées en
une révolution
5. Aux revendications premières de dignité, de liberté, d’égalité et de justice
sociale s’est ajoutée l’ambition démocratique des Tunisiens. Dans les rues de Tunis, les
paysans, ouvriers, diplômés chômeurs et classes sociales aisées de la capitale martelaient :
«
Le peuple veut la chute du régime. »6 Bien que fondé sur des considérations matérielles, le
message révolutionnaire des Tunisiens est éminemment politique. Initialement détaché des
considérations identitaires et religieuses, l’aspiration démocratique des Tunisiens se propage
rapidement à d'autres pays arabo-musulmans d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. Ceci
s’explique par plusieurs facteurs.
A la veille des soulèvements populaires de 2010-2011, aucun pays arabe n’était considéré
comme ayant eu des
institutions démocratiquement élues et constitutionnellement
responsables. Malgré l’accession à l’indépendance des Etats arabes dans les années 1960, le
pouvoir et la richesse restaient concentrés entre les mains de quelques privilégiés
7. Les
multiples réformes entreprises ne faisaient que renforcer les hommes au pouvoir et, sous les
coups de la globalisation économique, l’écart entre les riches et les pauvres se creusait
8. A
cela s’ajoute les difficultés que rencontrait le secteur de l’éducation
9 : en dépit d’un budget
important consacré à l’enseignement secondaire et supérieur, les jeunes étaient fortement
touchés par le chômage. Le système éducatif n’était pas adapté au marché du travail et ce
4 A-shugl istihqâq ya’isâbat a-surrâq (traduction littérale et dialectale de l’arabe tunisien).
5 La naissance du « peuple de la révolution » fait l’objet du 1. du A. du Paragraphe 1 de la Section 1 du
Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE I de cette thèse, p. 59.
6 A sha’b yurîd isqât a nidhâm (traduction littérale et dialectale de l’arabe tunisien).
7 E. GELABERT, « Le Printemps arabe en perspective », « Cahiers de l’action », 2013/2, n°39, pp. 11 à 17.
8 N. JEBNOUN, “State and Religion in the Aftermath of the Arab Uprisings”, précit., p. 213.
9 Dans les années 1950, les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont engagé une transition
démographique. Le taux de fécondité a diminué et les études secondaires et supérieures ont connu un essor
important. Même si ces pays ont consacré un budget important à l’éducation, la tranche d’âge des 15-29 ans
a été fortement touchée par le chômage. A cela s’ajoute le manque de restructuration du marché du travail
qui peine à absorber les flux massifs de demandeurs d’emploi. Les nouvelles générations, pourtant plus
diplômés que celles qui les ont précédées, se retrouvent sans travail. Marginalisées, leur sentiment
d’indignation s’exacerbe et se mû peu à peu en révolte. T. PECH, « Monde arabe 00 : les ressorts de la
révolte »,
Alternatives économiques, n° 300, publié le 1er mars 2011, [en ligne], [consulté le 18 septembre
2020], https://www.alternatives-economiques.fr/monde-arabe-ressorts-de-revolte/00042291.
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dernier peinait à absorber les multiples demandes d’emploi10. « Vivant dans des conditions
d’inégalité socio-économique, de mauvaise gestion, de chômage élevé chez les jeunes, de
services publics lamentables, d’anxiété et de relations de plus en plus méfiantes entre les
citoyens et les États, de nombreuses personnes ont éprouvé un sentiment d’humiliation
politique, de perte de dignité et de perte de respect de soi.
»11 L’indignation des populations
arabes était exacerbée par le déficit des libertés, l’ineffectivité des droits constitutionnels
consacrés et, les multiples inégalités qu’elles subissaient.
Alors, quand le 14 janvier 2011, la révolution tunisienne renverse le régime autoritaire de
Zine El Abidine BEN ALI, les observateurs internationaux s’intéressent de plus près à la
Tunisie
12. L’expérience tunisienne captive par « la singularité d’un “état des choses” dont
l’intérêt, pratique ou théorique, n’est pas réductible à celui d’un exemplaire quelconque au
sein d’une série monotone ou à celui d’un exemple arbitrairement choisi pour illustrer une
proposition universellement valable.
»13 Contrairement au Yémen et à la Libye qui sombrent
dans le chaos et la guerre, la révolution en Tunisie aboutit à l’élaboration d’une nouvelle
constitution. Afin de confirmer ou d’infirmer la singularité de l’expérience tunisienne, il est
nécessaire de la comparer à des expériences arabes similaires ou proches
14. Bien qu’elle ne
soit pas systématique, la comparaison avec les voisins égyptien et marocain est souvent
nécessaire : elle vise soit à mettre en relief la singularité de la Tunisie, soit à établir des
ressemblances avec d’autres expériences arabo-musulmanes.
L’expression Printemps arabe est souvent employée pour désigner les révolutions et ruptures
constitutionnelles qui ont eu lieu dans le monde arabo-musulman après les soulèvements
populaires en Tunisie en 2010-2011. Bien que les populations marocaines et jordaniennes se
soient également mobilisées, le Maroc et la Jordanie n’ont connu que des processus de
10 M. SAKBANI, “The Revolutions of the Arab Spring: Are Democracy, Development and Modernity at the
Gates”, Contemporary Arab Affaires, 2011, 4 (2), pp. 127-147.
11 N. JEBNOUN, “State and Religion in the Aftermath of the Arab Uprisings”, précit., pp. 214-215.
12 G. WEICHSELBAUM et X. PHILIPPE, « Le processus constituant et la Constitution tunisienne du 27
janvier 2014 : un modèle à suivre ? »,
Magrheb-Machreck, 2015, vol. 1, n° 223, pp. 49-69. Voir également
X. PHILIPPE et N. DANELCIUC-COLODROVSCHI (dir.),
Transitions constitutionnelles et Constitutions
transitionnelles. Quelles solutions pour une meilleure gestion des fins de conflit ?,
Paris, LGDJ, Coll.
« Transition & Justice », 2014, n° 2, 230 p.
J.-C. PASSERON, J. REVEL, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités »,
in J.-C. PASSERON,
J. REVEL (dir.),
Penser par cas, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2005,
p. 17.
13
14 A chaque fois qu’elle est envisagée, la comparaison sera justifiée par un objectif bien déterminé.
17




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révision constitutionnelle15. A l’instar de la Tunisie, l’Egypte a connu une révolution et
l’élaboration d’une nouvelle constitution. Bien que les revendications à la base des
révolutions tunisienne et égyptienne n’aient été ni identitaires ni religieuses, les observateurs
internationaux craignaient que « les islamistes, qui cherch[ai]ent à islamiser les institutions
politiques et sociales de leur pays, détournent la transition vers la démocratie, le capitalisme
et la laïcité par le biais des urnes.
»16 S’ils se sont servis des élections pour accéder au
pouvoir,
Ennahdha17 et les Frères musulmans estimaient que l’Islam18 était la religion de
l’Etat et que les gouvernants devaient s’inspirer des principes et des objectifs de la
charia19
pour gouverner. Absent des révolutions, l’Islam se retrouvait au cœur des processus
constituants
20. Soucieux de conserver l’identité islamique de la Tunisie et de l’Egypte,
Ennahdha et les Frères musulmans refusaient catégoriquement la déconnexion entre l’Etat et
l’Islam. Les constitutions en élaboration étaient dès lors vouées à faire de l’Islam, la religion
de l’Etat. Ceci suppose que la religion soit normative et que l’Islam règne sur les institutions
étatiques.
Or, depuis Le choc des civilisations de Samuel HUNTINGTON21, plusieurs observateurs
occidentaux
22 considèrent qu’ « une constitution qui incorpore l’islam ne peut assurer la
15 Bien que passionnante, l’expérience jordanienne ne fait pas l’objet de cette thèse. Le cas marocain est abordé
un peu plus loin dans l’introduction.
16 N. JEBNOUN, “State and Religion in the Aftermath of the Arab Uprisings”, précit., p. 207.
17 Dans cette thèse, l’ensemble des notions religieuses employées en arabe sont explicitées dans le glossaire en
annexe.
Ennahdha, translitération de l’arabe ةضهنلا
fait référence au mouvement islamiste en Tunisie ou
mouvement de la renaissance,
Harakat En-Nahdha, ةضهنلا ةكرح. Les développements qui suivent font le
choix de la translitération suivante
Ennahdha, bien qu’il en existe de nombreuses autres. Pour plus de
précisions sur le parti politique cf. Annexe 1 – Glossaire –
Ennahdha.
18 Traditionnellement le terme « islam » avec un « i » minuscule fait référence à la religion alors que le terme
« Islam » avec un « I » majuscule renvoie à la civilisation islamique. Seulement, la traduction française
officielle de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 publiée par le
Journal Officiel de la République
tunisienne
le 20 avril 2015 dispose de l’« Islam » avec un « I » majuscule pour signifier la religion. Restant
fidèle à la traduction française officielle du texte constitutionnel, le terme « Islam » avec un « I » majuscule
sera employé pour faire référence à la religion.
19 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Charia.
20 Les manuels de droit constitutionnel français sont focalisés sur la dichotomie qui existe entre les organes de
rédaction de la constitution : un Gouvernement ou une Assemblée parlementaire. Voir à titre d’exemple F.
HAMON, M. TROPER (dir.),
Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 36ème édition, 2015, p. 55. Centrée sur
l’expérience française, cette distinction ne permet pas d’appréhender les différentes expériences
d’élaboration des constitutions que connaît le monde actuel. Pour une étude détaillée du processus
constitutionnel égyptien après la Révolution du 25 janvier 2011 voir A. BLOUËT,
Le pouvoir pré-
constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel égyptien après la Révolution
du 25 janvier 2011,
Institut Francophone de la Justice et de la Démocratie, « Collection des Thèses »,
n° 178, 2019, 328 p. L’exercice du pouvoir constituant originaire en Tunisie et les différents rôles de
l’Assemblée Nationale Constituante font l’objet du Titre I de la PARTIE I de cette thèse.
21 Dans cet ouvrage, Samuel HUNTINGTON affirme que l’Islam est une religion violente et que la civilisation
islamique est destinée à s’opposer à la civilisation occidentale au nom de la politique autoritaire. Pour plus
de précisions sur ce point voir S. P. HUNTINGTON,
Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, traduit
de l’anglais (Etats-Unis) par J.-L. FIDEL, G. JOUBLAIN, P. JORLAND et J.-J. PEDUSSEAU, coll.
18




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démocratie et les droits de la personne. »23 Autrement dit, l’Islam s’oppose aux composantes
traditionnelles du constitutionnalisme de type occidental (les droits et libertés fondamentaux,
leur protection juridictionnelle et la limitation du pouvoir). Contrairement à ces observateurs
occidentaux, la majorité des Tunisiens et des Egyptiens ne voulaient pas d’un régime
politique et/ou d’un Etat qui marginalise l’Islam. Même si plusieurs Tunisiens et Egyptiens
envisageaient la séparation de l’Etat et de la religion, ils n’ont jamais revendiqué la mise en
place d’un Etat laïc. Synonyme d’apostasie, d’athéisme ou d’incroyance, la laïcité est
socialement, juridiquement et politiquement inadmissible
24 dans les Etats de tradition et de
culture
25 islamique. Le Professeur Ferhat HORCHANI affirme pourtant que « l’Islam est une
religion qui ne se préoccupe pas seulement de la foi de ses croyants, mais cherche aussi à
règlementer les aspects civils, sociaux, et même politique de la vie de la société.
»26 Il est
communément admis que Al-islâm dîn wa dawlha, l’Islam est à la fois religion et Etat. Ceci
s’explique par le contexte dans lequel est né l’Islam et par ses composantes essentielles que
sont le
Coran27 et la Sunna28.
Dans l’Islam, Dieu s'est révélé au Prophète Mahomet29 au VIIème siècle. En 610, Mahomet a la
Révélation de Dieu dans la grotte du Mont Hira. Pendant vingt-deux ans, l’archange Gabriel
transmet en arabe la parole divine au Prophète. Abondante pendant les six premières années à
La Mecque, la Révélation rappelle l’unicité, la toute-puissance de Dieu et exhorte à croire. A
partir de Médine, elle se concentre sur les règles de comportements individuelles et
collectives. Récitée aux compagnons du Prophète (la Récitation signifie al-Coran en arabe),
« Bibliothèque », 2007, 402 p. Pour une définition exhaustive des différentes civilisations dans le monde
voir Y. BEN ACHOUR,
Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations
internationales),
Bruxelles, Editions Bruylant, Editions de l’Université de Bruxelles, 2003, 314 p.
22 Voir notamment N. J. BROWN, Constitutions in a Nonconstitutional World: Arab Basic Laws and the
Prospects for Accountable Government, Albany, Sate University of New York Press, 2002, 244 p. Dans la
doctrine italienne voir R. GUOLO,
L’Islam è compatibile con la democrazia?, Roma, Laterza, 2004, 168 p.
23 D. I. AHMED and T. GINSBURG, “Constitutional Islamization and Human Rights: The Surprising Origin
and Spread of Islamic Supremacy in Constitutions”,
University of Chicago Public Law & Legal Theory
Working Paper,
No. 477, 2014, p. 9.
24 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, Tunis, Cérès Editions, 2016, p. 238.
25 Pour une définition de la culture, cf. le paragraphe « Sur la définition de la culture », in P. LEGRAND, Le
droit comparé,
Que sais-je ?, Paris, PUF, 1999, pp.8-11. Voir aussi et surtout J. BELL, « De la culture », in
P. LEGRAND (dir.), Comparer les droits, résolument, Paris, PUF, 2009, pp. 247-278.
26 F. HORCHANI, “Islam and the Constitutional State. Are They in Contradiction?”, in R. GROTE & T. J.
RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam after the Arab Spring, op.cit., p. 199.
27 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Coran.
28 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Sunna.
29 Né en Arabie en 570 environ, Mahomet est orphelin de père. Elevé par son oncle, il vit en caravanier sur les
routes du désert. A 25 ans, il entre au service de Khadija BINT KHOUWAYLID, une riche veuve de La
Mecque qu’il épouse. Pour plus de précisions sur la vie du Prophète cf. Annexe 1 – Glossaire –
Mahomet.
19



Page 21
la parole révélée a été notée sur des feuilles de palmier et des os de dromadaires30. La parole
humaine de Mahomet fournit en plus, des éclairages sur les recommandations divines et la
manière d’accomplir les rites. Elle comble les silences du
Coran et explicite ses versets31. Elle
devient progressivement la tradition prophétique ou
Sunna32. S’ils croient en la parole révélée
et se soumettent à Dieu seul
33, les adeptes deviennent des musulmans, mouslimin34. A la
différence de la Bible, il est difficile de distinguer les prescriptions divines du Coran des
considérations matérielles de l’époque de Mahomet. Quand le musulman n’applique pas à la
lettre les prescriptions coraniques, il se défait de la foi et de la loi
35.
Comme toute religion qui prétend détenir la vérité, l’Islam n’admettrait pas le pluralisme qui
fonde la démocratie et le constitutionnalisme. Le Professeur Michel ROSENFELD considère
en effet que « les religions, en général ne sont pas tolérantes dans le sens où elles ne
respectent pas de façon égale tous les points de vue.
»36 Or, « les notions de
constitutionnalisme et de démocratie, lorsqu’elles sont jointes, requièrent qu’il y ait un
pluralisme perceptif, c’est-à-dire qu’au niveau des croyances et des pratiques collectives
culturelles et religieuses, il n’y a pas d’avantage ou de priorité entre un point de vue et un
autre.
»37 En l’occurrence, il est nécessaire de revenir à la notion de constitutionnalisme et de
savoir ce qui fait la spécificité du constitutionnalisme tunisien.
« Le constitutionnalisme désigne le mouvement, qui est apparu au siècle des Lumières, et qui
s’est efforcé, d’ailleurs avec succès, de substituer aux coutumes existantes
38, souvent vagues
et imprécises et qui laissaient de très grandes possibilités d’action discrétionnaire aux
30 Du vivant de Mahomet, les règles étaient orales et ce n’est qu’avec l’avènement du troisième calife Othman
que les préceptes énoncés oralement par Mahomet, sont écrits sous la forme de 114
Sourates ou chapitres,
chacune composée de
versets, au total 6 226.
31 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Verset.
32 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Sunna.
33 L’acte de soumission à Dieu s’appelle Islam.
34 Pour plus de précisions sur les origines et l’histoire de l’Islam voir R. ALILI, Qu’est-ce que l’islam ?, Paris,
La Découverte, 2000, 344 p.
35 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
36 M. ROSENFELD, « L’Etat et la religion », in Annuaire international de justice constitutionnelle,
Constitution et secret de la vie privée – Constitution et religion, 16-2000, 2001, p. 461.
37 Ibid.
38 Le Professeur Olivier BEAUD distingue le constitutionnalisme ancien du constitutionnalisme médiéval.
Alors que le premier permet la limitation du pouvoir de la Cité, le second suppose que le pouvoir de la
le
royauté
constitutionnalisme des Lumières. Pour plus de précisions sur ce point voir O. BEAUD, « Constitution et
constitutionnalisme »,
in P. RAYNAUD et S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la philosophie politique, Paris,
P.U.F., 1
ère édition, 2003, p.133.
types de constitutionnalismes précèdent
le droit coutumier. Ces deux
respecte
20




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souverains, des constitutions écrites conçues comme devant limiter l’absolutisme et parfois le
despotisme des pouvoirs monarchiques.
»39 Bien que générale, la définition avancée par les
Professeurs Pierre PACTET et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN n’est qu’une acception
du constitutionnalisme. Le Professeur Olivier BEAUD lui préfère deux définitions bien
distinctes. La plus large d’entre elles décrit le constitutionnalisme comme la « technique
consistant à établir et à maintenir des freins effectifs à l’action politique et étatique
»40. La
plus restreinte suppose que la limitation du pouvoir étatique se fasse au sein de l’Etat moderne
par le biais de la constitution. Les normes et règles de nature constitutionnelle garantiraient et
préserveraient ainsi les droits et libertés des citoyens. A ces premières définitions s’ajoute la
multitude de traditions juridiques dans lesquelles s’inscrit le constitutionnalisme.
Au constitutionnalisme anglais41 s’opposent les constitutionnalismes américain42 et français43.
Seuls les deux derniers se caractérisent par la présence d’une constitution écrite et rigide
placée au sommet de la hiérarchie des normes
44. Norme juridique suprême, la constitution est
protégée par
le
constitutionnalisme est le produit de la civilisation occidentale
46. Suite à la Seconde Guerre
juge45. Né des révolutions anglaise, américaine et française,
le
39 P. PACTET et, F. MELIN-SOUCRAMANIEN (dir.), Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 29e édition, 2010,
p. 59.
40 O. BEAUD, « Constitution et constitutionnalisme », précit., p.133.
41 Dans le constitutionnalisme anglais, la limitation du pouvoir ne passe pas par une constitution écrite et rigide
mais par une série de privilèges et de droits qui résultent de coutumes reconnues par le juge. Ce type de
constitutionnalisme se fonde sur une constitution coutumière. C’est en tout cas à cette tradition qu’Edmund
BURKE se réfère en défendant les principes de la Constitution anglaise contre la Révolution française.
Pour plus de précisions sur ce point cf. R.-J. DUPUY, « Regard d'Edmund Burke sur la Révolution
française »,
Études irlandaises, n°23-2, 1998. pp. 113-120.
42 Adversaire acharné d’Edmund BURKE, Thomas PAINE définit la constitution comme « une chose
antécédente au gouvernement ; et un gouvernement est seulement la créature d’une constitution. La
constitution d’un pays n’est pas l’acte de son gouvernement, mais du peuple constituant un
gouvernement
». T. PAINE, « The Rights of Man », in D. M. CONWAY (ed.), Writings, New York, 1902,
p. 309. Pour une définition exhaustive du constitutionnalisme américain voir R. S. KAY, “American
Constitutionalism”,
in L. ALEXANDER (ed.), Constitutionalism: Philosophical Foundations, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998, p. 16.
43 Dans Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, l’Abbé Sieyès définit la constitution comme l’organisation du corps
politique et la loi fondamentale. Contrairement au constitutionnalisme américain, le constitutionnalisme
français qui naît de la révolution de 1789 accorde une place importante à la loi, expression de la volonté
générale. Le constitutionnalisme américain se distingue sur ce point du constitutionnalisme français dans le
sens où tout pouvoir, qu’il émane ou non du peuple doit être limité.

44 Hans KELSEN affirme que le système juridique opère selon un principe hiérarchique : s’il postule que
chaque norme est produite conformément à une norme qui lui est supérieure, la
Grundnorm ou norme
suprême est par définition, extérieure au système juridique. H. KELSEN,
Pure Theory of Law, New Jersey,
University of California Press, 1967, p. 198.
45 Le recours en inconstitutionnalité est né aux Etats-Unis de la célèbre décision de la Cour Suprême
Marbury v. Madison de 1803.
46 M. ROSENFELD, « Les crises actuelles du constitutionnalisme : du local au global », Conférence Chaire
Tocqueville Fulbright, 2013, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 16 janvier 2013, [en ligne], [consulté
le
https://www.canal-u.tv/video/universite_paris_1_pantheon_
sorbonne/michel_rosenfeld_les_crises_actuelles_du_constitutionnalisme_du_local_au_global.11493.
octobre
2019],
4
21


Page 23
mondiale et à la chute du Mur de Berlin, il se propage par vagues successives aux Etats
d’Europe Centrale et Orientale, d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique. Qualifié de
«
contemporain »47, ce constitutionnalisme vise à protéger les droits fondamentaux par
l’instauration de régimes démocratiques et des mécanismes tels que les juridictions
constitutionnelles. Aussi, les droits et libertés fondamentaux se retrouvent consacrés dans des
textes de nature constitutionnelle situés au sommet de la hiérarchie des normes.
Bien qu’au XIXe siècle, des réformes aient été imposées par les Européens à l’Empire
ottoman et aux puissances sous sa suzeraineté, le constitutionnalisme a longtemps été
«
désarticulé »48 au Maghreb. Ceci s’explique en partie par les pressions contradictoires
exercées par les puissances européennes
49 sur les sociétés dominées d’Afrique du Nord50. Le
système colonial diffusait « les valeurs libérales par le canal notamment d’un enseignement
moderne dispensé à une fraction de la population
»51 mais il privait les autochtones de
véritables institutions représentatives et des libertés publiques effectives. Le décalage entre les
valeurs libérales véhiculées et les conditions de vie des populations colonisées a été
instrumentalisé par les élites nationalistes. Le Professeur Michel CAMAU avoue que leur
avenir « passait, tout à la fois par un accès à la modernité à laquelle elles aspiraient du fait
de leur formation, et par un maintien des valeurs locales, auxquelles elles restaient reliées
par leur origine.
»52 Les idées et valeurs libérales apprises par ces élites étaient transposées
dans un cadre national allogène.
Sous le protectorat français en Tunisie, le Destour53 s’est ainsi inspiré des idées
constitutionnelles européennes
54 pour réclamer puis arracher à la France, l’indépendance du
pays. Ces idées constitutionnelles ne sont cependant pas exclusivement européennes
47 M. TROPER, « Chapitre XIII. Le concept de constitutionnalisme et la théorie moderne du droit », in M.
TROPER, Pour une théorie juridique de l’Etat, Paris, P.U.F., 1994, pp. 199-221.
48 M. CAMAU, « Articulation d’une culture constitutionnelle nationale et d’un héritage bureaucratique : la
in J.-L. SEURIN (dir.), Le
désarticulation du constitutionnalisme au Maghreb aujourd’hui »,
constitutionnalisme aujourd’hui, Paris, Economica, 1984, p. 142.
49 Notamment la France.
50 Autrement dit l’Algérie, le Maroc et la Tunisie.
51 M. CAMAU, « Articulation d’une culture constitutionnelle nationale et d’un héritage bureaucratique : la
désarticulation du constitutionnalisme au Maghreb aujourd’hui », précit., p. 142.
52 Ibid.
53 D’origine perse, le mot Destour signifie "Constitution" et en arabe moderne, le terme employé est Dustur.
En Tunisie, le Destour est un parti nationaliste fondé en 1920, pour revendiquer la fin du protectorat
français et la libération du pays. Panarabe et musulman, ce parti est issu du
Mouvement des Jeunes
Tunisiens.
Pour plus de précisions sur le Destour cf. Annexe 1 – Glossaire – Destour.
54 A l’instar de celle de constitution. La naissance du constitutionnalisme et l’idée de constitution en Tunisie
fait l’objet du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse, p. 319.
22


Page 24
puisqu’elles s’inscrivent dans la tradition réformiste tunisienne55. Le mouvement des idées
réformistes a été amorcé sous le règne d’Ahmed Bey (1837-1855) et a particulièrement
intéressé le ministère de KHEREDINE (1873 à 1877). Convaincu du bienfondé des réformes
imposées par l’Empire ottoman à la Régence de Tunis
56, KHEREDINE pense limiter par le
droit, le pouvoir du monarque et protéger ainsi les libertés individuelles en pays d’Islam.
Seule la constitution permettrait selon lui, la mise en place d’une monarchie constitutionnelle
respectueuse des droits et libertés individuels. Seulement la loi fondamentale en pays d’Islam
est d’essence divine et non humaine. KHEREDINE considère alors que les réformes imposées
et édictées par les hommes précisent la loi religieuse. S’il engage la modernisation des
pouvoirs publics, il souhaite que les institutions en place restent fidèles à l’identité arabe et
musulmane de la Tunisie. Les réformes de ses vœux ne sont donc pas simplement importées
d’Occident mais assimilées et intégrées à une culture supérieure, puisque l’Islam est
transcendantal.
Tel que défendu par KHEREDINE,
le réformisme
tunisien « a
trouvé dans
le
constitutionnalisme libéral une incontestable source d’inspiration, mais non d’imitation
stricto-sensu. Dans l’esprit des réformateurs du XIXe siècle, il s’agissait d’emprunter aux
institutions occidentales ce qui était perçu comme facteur de puissance, et ce, pour mieux
résister à la pénétration européenne et conforter la civilisation arabo-musulmane.
»57 C’est
d’ailleurs sous l’influence des idées réformistes de KHEREDINE qu’en 1857, la Régence de
Tunis promulgue le
Pacte fondamental et que le Bey58 octroie en 1861, une constitution aux
Tunisiens. Bien qu’inadaptés aux conditions de vie des Tunisiens de l’époque, ces deux textes
posent les bases du constitutionnalisme en Tunisie
59. Ce constitutionnalisme allie l’Islam aux
fondements du constitutionnalisme de type occidental et s’exprime au travers de la
Constitution du 27 janvier 2014.
Il est surprenant de constater que la question de la relation entre l’Islam et le
constitutionnalisme fait l’objet de tous les débats constituants entre 2011 et 2014 alors qu’elle
55 Cette tradition fait l’objet de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse, p. 320.
56 Les puissances européennes enjoignent l’Empire ottoman de procéder à des réformes pour améliorer les
conditions de vie des
dhimmis de l’Empire. Deux textes de réformes importants sont ainsi adoptés. Il s’agit
du
Khati Cherif de Gul-Khaneh de 1839 et du Khati Houmayoun de 1856.
57 M. CAMAU, « Articulation d’une culture constitutionnelle nationale et d’un héritage bureaucratique : la
désarticulation du constitutionnalisme au Maghreb aujourd’hui », précit., p. 143.
58 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Bey.
59 Les réformes engagées soumettent les Tunisiens à une pression fiscale importante. En 1864, à la suite d’une
insurrection dans les campagnes, la Constitution de 1861 est suspendue. Pour plus de précisions sur ce
point cf. le 3. du B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse,
p. 336.
23


Page 25
n’a été ni discutée ni négociée au cours du processus constituant de 1956 à 1958. Bien que
l’Islam soit l’une des caractéristiques de la Tunisie, Habib BOURGUIBA ne voulait pas que
la religion conditionne le fonctionnement des institutions et l’organisation étatiques. C’est la
raison pour laquelle les dispositions relatives à l’Islam au sein de la Constitution du 1
er juin
1959, sont volontairement imprécises et sujettes à interprétations. Habib BOURGUIBA a en
effet imposé la formulation suivante à l’article premier de la Constitution du 1
er juin 1959 :
« La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa
langue et la République son régime.
»60 Même si, le 23 octobre 2011, les premières élections
libres de la Tunisie indépendante sont remportées par le parti islamiste Ennahdha, les 217 élus
de l’ANC conservent l’article premier de la Constitution de l’indépendance. Contrairement à
l’article 2 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014 et de l’article 3 de la Constitution
marocaine du 29 juillet 2011, la charia n’est pas la source de la législation et l’Islam n’est pas
la religion de l’Etat en Tunisie.
A l’ère globale, le comparatiste laisse l’aire judéo-chrétienne où est né le constitutionnalisme
pour s’intéresser à un pays arabo-musulman en pleine transition constitutionnelle et
démocratique. Malgré l’intérêt suscité par les révolutions du Printemps arabe, peu de juristes
français se sont intéressés au devenir du constitutionnalisme en Tunisie. En étudiant la réalité
constitutionnelle, le comparatiste enquête sur les origines et l’avenir du constitutionnalisme
dans un Etat du Maghreb. Il cherche à savoir quelle est la place de l’Islam au sein du
processus constituant et quel est son rôle au sein de la Constitution du 27 janvier 2014 et de
l’Etat en Tunisie. L’article 2 de la Constitution du 27 janvier 2014 fait de la Tunisie « un Etat
civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. » Bien que la
Tunisie soit un Etat « civil », elle a pour référence l’Islam. Si le compromis constitutionnel
auquel ont abouti les 217 élus à l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) fait figure
d’exception dans le monde arabo-musulman, il interroge la relation entre l’Islam et le
constitutionnalisme. Il est dès lors impératif de situer la Constitution du 27 janvier 2014 dans
le contexte global (I) pour mieux comprendre ce que veut dire construire
le
constitutionnalisme tunisien (II). La spécificité de ce dernier réside dans l’aménagement
d’une
identité constitutionnelle comprise dans
l’Islam avec
les
fondements du
constitutionnalisme (III). Cette spécificité n’apparaît pourtant qu’au contact d’expériences
arabes similaires. C’est tout l’intérêt d’une étude de droit comparé (IV).
60 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, article
premier.
24


Page 26
I.
Situer la Constitution du 27 janvier 2014 dans le contexte global
La Constitution du 27 janvier 2014 détonne dans la région et dans le monde parce que
notamment, le parti islamiste Ennahdha, majoritaire à l’ANC, collabore avec les anciens
partis d’opposition démocratique pour adopter une constitution de compromis. Comprise entre
universalisme et particularisme, la Constitution du 27 janvier 2014 interroge l’influence des
outils constitutionnels globaux
61 et la place restant au constitutionnalisme national dans
l’écriture de l’«
autobiographie nationale »62. L’aire culturelle dans laquelle elle s’inscrit
amène le comparatiste à s’intéresser aux éléments culturels et aux spécificités identitaires
régionales et nationales (B). Gravées dans des dispositions immuables ou non révisables, ces
spécificités divergent des standards globaux et questionnent
les discours sur
le
constitutionnalisme global (A).
A. Les discours sur le constitutionnalisme global
Le droit global ne fait pas l’objet d’une définition unanime, le chercheur est libre de
déterminer ce qu’il entend par droit global. Selon le Professeur Mikhaïl XIFARAS : « Le
Droit Global n’est peut-être rien d’autre qu’une conversation confuse, mais cette
conversation est en train d’imposer la notion de “global” comme catégorie explicative et
unificatrice d’une multitude de phénomènes juridiques disparates, et par là même de
constituer ce “global” à la fois comme objet de science et paradigme scientifique.
»63 Le
droit global ne correspond donc pas à un ordre juridique. Il naît plutôt de l’émergence à
l’échelle planétaire, de phénomènes juridiques hétérogènes supra et/ou trans-nationaux.
Inscrits dans les ordres juridiques régionaux et nationaux, les réseaux transversaux et les flux
61 Ces outils peuvent être des règles, des principes, des dispositifs, des arguments ou des raisonnements de
nature constitutionnelle. Ils émergent et circulent à l’échelle globale. Pour plus de précisions sur ce point
voir G. FRANKENBERG, “Constitutional Transplants: The IKEA Theory Revisited”,
International
Journal of Constitutional Law,
vol. 8/3, juillet 2010, pp. 563-579.
62 La Constitution est conçue comme « une autobiographie nationale » par le juge constitutionnel allemand,
W. HOFFMAN-RIEM. Voir W. HOFFMAN-RIEM, “Constitutional Court Judges’ Roundtable”,
Comparative Constitutionalism in Practice, Sixth World Congress of IACL, Santiago, Chile, January 12-
16, 2004,
I-CON, vol., n°4, 2005, p. 558.
63 M. XIFARAS, « Après les théories générales de l’Etat : le droit global ? », Jus Politicum, n°8, [en ligne],
[consulté le 10 janvier 2020], http://juspoliticum.com/article/Apres-les-Theories-Generales-de-l-Etat-le-
Droit-Global-622.html, p. 4. Voir également X. XIFARAS, « Droit global et globalisation de la pensée
juridique », conférence inscrite dans le cycle des séminaires “Global Law Public Lecture Series” organisé
par le CERIC et le Professeur Ludovic HENNEBEL (Chaire d’excellence A*MIDEX), Faculté de droit
d’Aix-en-Provence, 16 mars 2017, [en ligne], [consulté le 15 janvier 2020], https://www.youtube.
com/watch?v=htxKvZy5X80.
25






Page 27
sectoriels, ces phénomènes juridiques disparates rendent indissociables les différents niveaux
d’organisation infra et supra étatiques. Intéressés par ces phénomènes, les juristes multiplient
les débats. Cette
conversation confuse s’applique également au droit constitutionnel64.
Qualifiée d’ « inévitable »65, la globalisation du droit constitutionnel « correspond à la
convergence des systèmes constitutionnels en raison de leurs structures institutionnelles et de
la garantie des droits et libertés.
»66 Les constitutionnalistes comparatistes qualifient de
«
constitutionnalisme global »67 la convergence des droits reconnus dans les catalogues
constitutionnels. Cette convergence repose sur des processus formels et informels, liés à
l’internationalisation du droit et à la globalisation économique. Les processus formels
consistent en l’approbation et la ratification des conventions internationales, ainsi qu’en la
participation à des organisations internationales
68. Les processus informels naissent de
l’apport de la comparaison des textes constitutionnels, du rôle des organisations nationales et
internationales, de l’importance des parcours individuels des spécialistes nationaux de droit
constitutionnel et des échanges entre juges constitutionnels
69.
Le Professeur Tania GROPPI affirme qu’il s’agit « d’une époque dans laquelle la diffusion
des outils informatiques et la mobilité des personnes ne permettent pas d’ignorer ce qui se
produit dans d’autres pays, ce qui mène à une sorte d’“inévitabilité” du droit comparé.
»70 A
l’époque de la globalisation
71, les hommes et les femmes, les idées et les modèles
64 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
février 2019],
comparatisme critique », Jus Politicum, n° 19,
http://juspoliticum.com/article/Global-Constitutionalism-un-discours-doctrinal-homogeneisant-L-apport-
du-comparatisme-critique-1199.html, p. 105.
[consulté
le 26
ligne],
[en
65 Pour mémoire, le Professeur Mark TUSHNET évoque la “globalization of domestic constitutional law
puisqu’il constate la “
convergence among national constitutional systems in their structures and in their
protections of fundamental human rights.
” M. TUSHNET, “The Inevitable Globalization of Constitutional
Law”, Virginia Journal of International Law, 2009, n° 49, p. 987.
66 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., p. 107.
67 D. S. LAW, M. VERSTEEG, “The Evolution and Ideology of Global Constitutionalism”, California Law
Review, 2011, n° 99, p. 1162.
68 Pour plus de précisions sur ces points, cf. la Section 2 du Chapitre 2 du Titre II de la PARTIE I de cette
thèse, relative à
la valeur et aux effets des conventions internationales dans l’ordre juridique, p. 288.
69 Pour plus de précisions sur ces points, cf. la Section 2 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE I de cette
thèse, relative à l’inspiration internationale du constituant, p. 228.
70 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” »,
Constitutions, janvier-mars 2016, n° 1, pp. 18-19.
71 L’objet de ces développements est de traiter la globalisation du droit constitutionnel. Pour plus de
précisions sur le droit global, cf. B. FRYDMAN, «
L’émergence d’une discipline : le droit global »,
communication présentée au colloque organisé par F. AUDREN et S. BARBOU des PLACES,
Qu’est-ce
qu’une discipline ?
, Ecole de droit de Sciences Po et Université de Paris I, les 28 et 29 janvier 2015, [en
ligne], [consulté le 10 janvier 2020], http://www.philodroit.be/IMG/pdf/bf_emergence_d_une_discipline _-
26




Page 28
constitutionnels circulent. Cette circulation peut d’ailleurs intervenir à différentes étapes de
l'existence d’une constitution, telles que son écriture, son interprétation. Une attention
particulière est pourtant accordée au moment du constitution-making. Au-delà de la
circulation
inévitable des outils constitutionnels globaux72, l’étude des travaux préparatoires à
la Constitution du 27 janvier 2014 révèle que le recours au «
réservoir global »73 d’éléments
constitutionnels est un choix éclairé de la part des constituants. Ce choix est justifié par de
multiples motivations « allant de celles qui ont un caractère fonctionnaliste (suivre l’exemple
de ceux qui ont réussi) à celles qui sont liées à la réputation (recherche d’une légitimation
interne et externe).
»74 Le recours de la part des constituants au droit comparé ou/et aux
modèles constitutionnels étrangers était avant tout stratégique en Tunisie. En plus de
rechercher «
un gain en crédibilité internationale »75, il servait à « attirer les investisseurs
étrangers.
»76 L’intérêt porté aux débats constituants et à l’étude des travaux préparatoires à la
Constitution du 27 janvier 2014 visent à démontrer que la Constitution de la Deuxième
République tunisienne s’inscrit dans le mouvement du constitutionnalisme global.
Le constitutionnalisme global n’est cependant pas un corpus de règles de droit positif, un
système ou un régime juridique. Tout comme le droit global, le constitutionnalisme global a
plusieurs définitions, car elles varient en fonction de plusieurs paramètres : le chercheur, sa
culture juridique, la tradition, l’objet, la méthode et la finalité de sa recherche. Le
constitutionnalisme global serait selon le Professeur Anne PETERS deux choses à la fois77 :
2015-6-2.pdf?lang=fr, 15 p. Voir également B. FRYDMAN, « Introduction pragmatique au droit global »,
conférence inscrite dans le cycle de séminaire “Global Law Public Lecture Series” organisé par le CERIC
et le Professeur Ludovic HENNEBEL (Chaire d’excellence A*MIDEX), Faculté de droit d’Aix-en-
Provence, 11
janvier 2020], https://www.youtube.
com/watch?v=FP2HSgkmBPw.
février 2016, [en
ligne], [consulté
le 10
72 Cette circulation est notamment due à l’influence du droit international et de la globalisation économique.
73 G. FRANKENBERG, “Constitutional Transplants: The IKEA Theory Revisited”, précit., pp. 563-579.
74 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 13.
75 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Paris, Economica, 2010, p. 154. Voir
également D. S. LAW, M. VERSTEEG, “The Evolution and Ideology of Global Constitutionalism”,
précit., pp.1182-1183.
76 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 154. Ce point-là sera nettement
développé dans le corps de la thèse. L’insertion au sein du préambule de la cause palestinienne a des
conséquences économiques et internationales. Pour plus de précisions sur ce point cf. le 2. du B. du
Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE I de cette thèse, p. 208.
77 A. PETERS, « Le constitutionnalisme global en des temps difficiles », conférence inscrite dans le cycle de
séminaire “Global Law Public Lecture Series” organisé par le CERIC et le Professeur Ludovic
HENNEBEL (Chaire d’excellence A*MIDEX), Faculté de droit d’Aix-en-Provence, 26 mai 2016, [en
ligne],
2020],
https://www.youtube.com/watch?v=8WOn1PI2jEA&feature=share&fbclid=IwA
R3F0CAFLdFnk8RWx_cQ6tJMDzhPDt3GfoiJe0wAK4eCJbNlEjrO0Y9d4yU.
[consulté
janvier
10
le
27



Page 29
« un mouvement intellectuel »78 et « une idée régulatrice »79. En tant que mouvement
intellectuel, il cherche à comprendre et à rendre compte de la présence de fragments
constitutionnels dans les dispositifs juridiques
80 supra, voire trans-nationaux. En tant qu’idée
régulatrice, il tente de mobiliser les principes constitutionnalistes pour critiquer et développer
le droit
supra-national dans une direction plus constitutionnaliste81. A la fois outil analytique
et projet normatif
82, il suppose que les juristes en général et les constitutionnalistes en
le «
réservoir global »83 d’outils
particulier, adoptent une perspective globale sur
constitutionnels.
La perspective globale « désigne le point de vue adopté par la science du droit pour rendre
compte de
l’échelle
planétaire.
»84 En d’autres termes, elle correspond à des discours doctrinaux qui portent sur
l’ensemble des occurrences d’un phénomène
juridique à
les phénomènes
juridiques globaux. La plupart de ces discours ont un caractère
homogénéisant dans le sens où ils effacent les spécificités culturelles nationales ou locales, au
profit de la convergence planétaire des systèmes constitutionnels
85. Deux questions restent
cependant en suspens : quelles sont les difficultés auxquelles les constitutionnalistes sont
78 Le Professeur Anne PETERS propose une analyse positive et normative du constitutionnalisme global. La
première analyse suppose que : «
Le constitutionnalisme global est un mouvement intellectuel qui, […],
relie ou reconstruit certains éléments du statut quo du droit international pour mettre en lumière les
fragments constitutionnels contenus dans l’ordre juridique international – dans leur interaction avec le
droit national – comme reflétant des principes constitutionnels complémentaires, notamment l’autorité de
la loi (rule of law), les droits de l’Homme et la démocratie (“la trinité constitutionnelle”).
» A. PETERS,
« Le constitutionnalisme global : crise ou consolidation ? »,
Jus Politicum, n° 19, [en ligne], [consulté le 26
http://juspoliticum.com/article/Le-constitutionnalisme-global-Crise-ou-consolidation-
2019],
février
1197.html, p. 60.
79 Dans ses conclusions au colloque international intitulé « Le constitutionnalisme global » organisé par Denis
BARANGER et Manon ALTWEGG-BOUSSAC, les 29 et 30 mai 2017 à l’Université Paris II Panthéon-
Assas, le Professeur Mikhaël XIFARAS qualifie le
constitutionnalisme global de « projet » et d’« idée
régulatrice ». M. XIFARAS, « Conclusions », Jus Politicum, n° 19, [en ligne], [consulté le 26 février
2019], http://juspoliticum.com/article/Conclusions-1200.html, p. 135.
80 Ces dispositifs juridiques peuvent être des régimes juridiques ou des organisations dont la portée ou le
domaine d’activités sont transnationaux. Pour plus de précisions sur ce point, cf. W. TWINING,
General
Jurisprudence, Understanding Law from a Global Perspective,
Cambridge, Cambridge University Press,
2009, pp. 14-15.
81 Selon le Professeur Anne PETERS, l’analyse normative du constitutionnalisme global est l’emploi des
«
principes constitutionnalistes comme points de référence pour la critique du droit international en
vigueur, et pour fournir des arguments pour développer le droit international et les instances de la
gouvernances mondiale dans une direction plus
constitutionnaliste.
» A. PETERS, « Le
constitutionnalisme global : crise ou consolidation ? »,
précit., p. 60.
Ibid.
82
83 G. FRANKENBERG, “Constitutional Transplants: The IKEA Theory Revisited”, précit., pp. 563-579.
84 M. XIFARAS, « Après les théories générales de l’Etat : le droit global ? », précit., p. 16.
85 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism” un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du
comparatisme critique », précit., pp. 105-134.
28



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confrontés dans l’appréhension des phénomènes juridiques globaux ? La perspective globale
varie-t-elle d’un constitutionnaliste à l’autre ?
L’étude de la globalisation du droit constitutionnel confronte les constitutionnalistes à
quelques difficultés : imprégnés d’une tradition juridique nationale, la compréhension sociale
et spatiale qu’ils ont du monde est structurée par la catégorie Etat-Nation
86. Le
constitutionnaliste japonais ou ghanéen par exemple, n’a pas la même perception du
constitutionnalisme global que son homologue français ou tunisien. D’une part, les concepts
employés par les constitutionnalistes reposent sur des représentations elles-mêmes fondées sur
des valeurs et des principes culturels divers et contingents. D’autre part, la perception de ces
concepts, est déterminée par des présupposés idéologiques, politiques et juridiques, propres
aux individus appartenant à chaque tradition ou culture juridique nationale
87. Chaque culture
nationale est d’ailleurs appréhendée dans une langue particulière.
La compréhension du constitutionnalisme global suppose en outre que les constitutionnalistes
parlent une ou deux langues étrangères en plus de la leur. Afin qu’ils puissent comprendre les
notions et les concepts employés par les dispositifs juridiques supra-nationaux, ils doivent
pouvoir accéder à des matériaux de première main, d'où l'extrême nécessité de maîtriser
l’anglais
88, car la plupart des outils constitutionnels globaux et des travaux sont pensés et
publiés dans cette langue
89. De plus, l’objectif des constitutionnalistes est à terme de pouvoir
traduire dans leur langue et d’importer dans leur droit, les notions, les concepts et les
institutions étudiés à l’échelle globale. Ceci dit, la perspective globale adoptée par les
constitutionnalistes impacte-t-elle les représentations nationales du droit ?
86 M.-C. PONTHOREAU, « La métaphore géographique. Les frontières du droit constitutionnel dans un
monde globalisé », R.I.D.C., 3-2016, p. 611.
87 « [D]ans l’esthétique perspectiviste, les identités du droit et des lois mutent par rapport à un point de vue.
A mesure que le cadre, le contexte, la perspective ou la position de l’acteur ou de l’observateur change, les
faits et le droit ont des identités différentes. En conséquence, l’identité sociale ou politique de l’acteur légal
ou de l’observateur devient le siège crucial du droit et de l’enquête judiciaire
», P. SCHLAG, “The
Aesthetics of American Law”,
Harvard Law Review, Vol. 115, février 2002, No. 4, p. 1052. Nous
traduisons.
88 V. GROSSWALD CURRAN, “Comparative Law and Language”,
in M. REIMANN et R.
ZIMMERMANN (eds.),
The Oxford Handbook of Comparative Law, Oxford, Oxford University Press,
2006, p. 676.

89 En 2002 et 2012, deux revues spécifiquement dédiées au constitutionnalisme global sont créées et éditées
en anglais : International Journal of Constitutional Law et Global Constitutionalism.
29





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L’étude des phénomènes juridiques globaux conduit les constitutionnalistes à dissocier le
institutions étatiques
90. Ce regard varie d’un
juridiques et des
droit des règles
constitutionnaliste à l’autre. Le constitutionnaliste de tradition juridique française qui
s’intéresse au droit tunisien emprunte une démarche d’ordre culturel. Cette approche lui
permet précisément de « porter son attention sur les éléments autres que les normes de
manière à atteindre les profondeurs du droit.
»91 C’est d’ailleurs en considérant les
spécificités culturelles et l’histoire des concepts
92 d’un autre système, qu’il arrive
progressivement à prendre de la distance et à faire la différence entre ce qui relève de
l’échelle globale et ce qui est plus spécifiquement national. Autrement dit, l’approche
culturelle du droit constitutionnel
93 aide le spécialiste du droit tunisien (et a fortiori le
comparatiste) à être au plus près de la réalité du droit qu’il observe et à développer un regard
critique sur la pratique constitutionnelle.
Si l’étude des travaux préparatoires à la Constitution tunisienne vise à démontrer son
inscription au mouvement du constitutionnalisme global, elle aide surtout à relever « les
éléments de résistance,
[et] de divergence par rapport à cette tendance. »94 Afin de
déconstruire l'uniformisation des discours sur le constitutionnalisme global, le comparatiste
met l’accent sur les différences entre les systèmes constitutionnels. Pour ce faire, il donne une
attention particulière à la contextualisation et aux spécificités culturelles du système
constitutionnel étudié. Autrement dit, si le comparatiste essaie de comprendre les discours de
la constitutionnalisation d’une gouvernance globale
95, il prend en considération les intérêts du
pays en voie de développement
96 objet de son analyse97. En appréhendant la réalité
90 H. MUIR WATT, “Globalization and Comparative Law”, in M. REIMANN et R. ZIMMERMANN (eds.),
The Oxford Handbook of Comparative Law, op.cit., p. 584.
91 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 52.
92 M.-C. PONTHOREAU, « Cultures constitutionnelles et comparaisons en droit constitutionnel. Contribution
à une science du droit constitutionnel », in J. DU BOIS DE GAUDUSSON, P. CLARET, P. SADRAN, et
B. VINCENT (eds.),
Mélanges en l’honneur de Slobodan Milacic, Démocratie et liberté : tension,
dialogue, confrontation
, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. 219-237.
93 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 247 et s.
94 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 13.
95 La gouvernance s'entend ici dans son acception large : un processus qui vise à organiser et / ou à réguler
des activités d’intérêt public. Pour plus de précisions sur ce point, cf. J. N. ROSENAU, “Governance,
Order, and Change in World Politics”,
in J. N. ROSENAU, E.-O. CZEMPIEL (eds.), Governance without
Government,
Cambridge, Cambridge University Press, 1992, pp. 1-29. Voir également Commission on
Global Governance,
Our Global Neighbourhood: The Report of the Commission on Global Governance,
Oxford, Oxford University Press, 1995, 432 p.
96 A. PETERS, “The Merits of Global Constitutionalism”, Indiana Journal of Global Legal Studies, 2/2016,
vol. 16, p. 404.
97 La version modérée du comparatisme est ici conjuguée à la version modérée du constitutionnalisme global.
Cette version est notamment défendue par le Professeur Anne PETERS qui suggère qu’ « [u]ne lecture
30



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constitutionnelle en Tunisie, le comparatiste observe un nouveau type de constitutionnalisme
qui prend en compte une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam. Complexe et
contradictoire, la réalité constitutionnelle qu'il comprend, le conduit aussi à cerner les
incohérences et les conflits inhérents au droit national.
B. Les éléments culturels et spécificités identitaires du système constitutionnel
tunisien
Expression de l’identité98 de la Tunisie, la Constitution du 27 janvier 2014 réaffirme des
caractéristiques
d’ «
identité
constitutionnelle
»100, ces caractéristiques renvoient à la structure fondamentale de la
autochtones99. Qualifiées
distinctives
plus
et
Constitution. Concrètement, l’identité constitutionnelle est un socle de principes et de règles
qui représentent la substance et l’esprit d’une architecture constitutionnelle donnée. C’est la
base partagée à la lumière de laquelle tout le régime constitutionnel doit être bâti. C’est aussi
le caractère permanent et fondamental de ce qui forme et de ce qui fait partie de la
constitution
101. Ghazi GHERAIRI parle d’horizon indépassable puisqu’il est inimaginable de
passer outre, de supprimer ou encore de perdre cette identité. Ces principes et règles doivent
nécessairement faire l’objet d’un consensus sociétal et politique. Ils doivent également être
constitutionnelle modérée n’implique d’aucune manière une constitution mondiale cohérente et
uniforme, ni même – c’est certain – un Etat global. L’idée n’est pas de créer un gouvernement centralisé et
global mais de constitutionnaliser une gouvernance multi-niveaux, globale et polyarchique. Ce projet doit
en effet prendre en compte plus largement les besoins et les intérêts des pays en voie de développement et
leurs populations.
» Ibid.
98 Selon Paul RICOEUR, le concept d’identité serait composé de l’identité-idem et de l’identité-ipse. Notion
composite, l’identité-
idem suppose une dynamique entre trois facteurs : l’unité (identité numérique), la
similitude (identité qualitative) et la permanence dans le temps (idée de structure invariable, de système
combinatoire). L’identité est aussi une notion dialectique qui implique une conciliation entre le même
(l’identité-
idem) et la diversité (l’identité-ipse). L’identité-ipse contiendrait alors le changement, l’autre.
Pour plus de précisions sur le concept d’identité, cf. P. RICOEUR,
Soi-même comme un autre, Paris,
Editions du Seuil, 1990, 410 p. et N. ABI RACHED,
L’identité constitutionnelle libanaise [microfiche], G.
DRAGO (dir.), Thèse de doctorat en droit, Paris, Université Panthéon-Assas Paris II, 2011, p. 22.
99 H. W. O. OKOTH-OGENDO, “Constitutions Without Constitutionalism: Reflections on an African
Paradox”,
in D. GREENBERG, S. N. KATZ, M. B. OLIVIERO, S. C. WHEATLEY (eds.), Constitutions
and Democracy. Transitions in the Contemporary World
, New York 1993, p. 65.
100 Sur les différentes acceptions de l’identité constitutionnelle, cf. G.-J. JACOBSOHN, Constitutional
Identity,
England, Harvard University Press, 2010, 355 p. Voir également M. ROSENFELD,
« Constitutional Identity »,
in M. ROSENFELD, A. SAJO (eds.), The Oxford Handbook of Comparative
Constitutional Law, Oxford, Oxford Universitu Press, 2012, pp. 756-775 et, M. TROPER, « L’identité
constitutionnelle »,
in B. MATHIEU (dir.), Cinquantième anniversaire de la Constitution française, Paris,
Dalloz, 2008, pp. 123-131.
101 Entretien avec l’Ambassadeur de Tunisie à l’UNESCO, Monsieur Ghazi GHERAÏRI, le vendredi 8 juin
2018 à l’UNESCO à Paris.
31





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retrouvés au sein des dispositions de la constitution et servir d’éléments d’interprétation du
nouveau texte constitutionnel
102.
Le Professeur Gary Jeffrey JACOBSOHN precise d’ailleurs qu’ « une constitution acquiert
une identité par l’expérience ; cette identité n’existe ni comme un objet d’invention discret, ni
comme une essence fortement incrustée dans la culture d’une société, ne nécessitant que
d’être découverte. Au contraire, l’identité émerge dialogiquement et représente un mélange
d’aspirations et d’engagements politiques qui expriment le passé d’une nation, ainsi que la
détermination de ceux de la société qui cherchent d’une certaine façon à transcender ce
passé.
»103 L’attention portée à l’histoire constitutionnelle de la Tunisie et aux travaux
préparatoires à la Constitution du 27 janvier 2014 aide le comparatiste à appréhender les
composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne. Actuellement traduites par des clauses
immuables ou non révisables, ces composantes « identifient le noyau dur du système, qui, au
nom de l’identité elle-même, doit être préservé de toute modification, y compris celles qui
sont réalisées à travers la procédure prévue pour la révision constitutionnelle.
»104 Gravées
aux articles 1, 2, 49 et 75 de la Constitution du 27 janvier 2014, ces composantes concernent
respectivement la forme de l’Etat, les droits et libertés fondamentaux garantis par la
Constitution, la durée du mandat présidentiel et son nombre.
Si elles éclairent « les éléments de spécificité du cadre constitutionnel national »105, elles
gravent dans le marbre constitutionnel « une divergence par rapport aux standards
globaux.
»106 Cette divergence est en partie liée à l’aire civilisationnelle et culturelle dans
laquelle s’inscrit la Tunisie. Inscrit à l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014,
l’Islam est l’une des composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne. Bien qu’il ait fait
l’objet de nombreux débats à l’ANC, l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014
reprend mot pour mot l’article premier de la Constitution du 1
er juin 1959. Identique d’une
constitution à l’autre, l’article premier traverse le temps et fait de la Tunisie, une exception
102 Ibid.
103 G.-J. JACOBSOHN, “The formation of constitutional identities”, in R. DIXON and T. GINSBURG (eds.),
Comparative Constitutional Law, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2011, pp. 129-130.
104 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 : illustration de la globalisation du droit constitutionnel ? »,
Revue française de droit constitutionnel, 114, 2018, p. 349. Voir également M. TROPER, « L’identité
constitutionnelle », précit., pp. 123-131 et G.-J. JACOBSON, “The formation of constitutional identities”,
précit., pp. 129-142.
105 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit.,
p. 13.
106 Ibid.
32




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dans le monde arabo-musulman. Cet article indique en effet que : « La Tunisie est un Etat
libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son
régime. » Le possessif « sa » pose la question de savoir qui de l’Etat ou du peuple a pour
religion l’Islam
107. Si l’Islam est la religion de l’Etat, cela veut dire que la religion est
normative, alors que si l’Islam est une caractéristique du peuple en Tunisie, la religion aurait
une fonction descriptive. Sujet à interprétations, l’article premier est pourtant lié à l’article
deuxième qui fait de la Tunisie, un Etat « civil » fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple
et la primauté du droit.
Au cœur du compromis constitutionnel108, ces deux articles caractériseraient à eux seuls, la
substance et l’esprit du système constitutionnel tunisien
109. La Tunisie est un Etat « civil » qui
a pour référence l’Islam. Cette affirmation pose pourtant la question de savoir si l’Islam
comme composante de l’identité constitutionnelle est compatible avec la limitation du
pouvoir, l’autonomie individuelle et l’égalité homme / femme chers au constitutionnalisme.
L’Islam traite en effet « des questions comme le blasphème, le prosélytisme, l’héritage et le
statut personnel [qui] entrent souvent en conflit avec les dispositions constitutionnelles
concernant l’égalité, la liberté d’expression et la liberté de religion.
»110 L’Islam interdit aux
musulmans de quitter la religion, condamne l’apostasie, le
takfir et le blasphème111. De la
même manière, il ne reconnaît pas l’égalité successorale entre l’homme et la femme. Or,
depuis le règne d’Ahmed Bey, la Tunisie a aménagé son identité musulmane avec les idées
constitutionnelles européennes. S’il est nécessaire de savoir comment cela est possible
112, il
est également fondamental de comprendre ce que ce que veut dire construire le
constitutionnalisme tunisien.
107 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,
POLITEIA – N° 31 (2017), p. 154.
108 Pour plus de précisions sur la naissance de ce compromis cf. le Chapitre 2 du Titre I de la PARTIE I de cette
thèse, relatif à la naissance du « compromis dilatoire » entre théocrates et démocrates, p. 117.
109 Bien qu’ils fassent partie de l’identité constitutionnelle de la Tunisie, les articles 39 et 75 sont liés à l’histoire
récente du pays. Ils rappellent la prise de distance par rapport au passé autoritaire et liberticide de la
Tunisie. Ces deux articles font l’objet de plus amples développements au sein de la thèse.
110 R. HIRSCHL and A. SHACHAR, “Competing Orders? The Challenge of Religion to Modern
Constitutionalism”, The University of Chicago Law Review, 85 (2), 2018, p. 427.
111 Les raisons pour lesquelles l’Islam prohibe ces libertés sont expliquées au sein du A. du Paragraphe 2 de la
Section 2 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE II de cette thèse, relatif à
la liberté de ne pas avoir de
religion,
p. 499.
112 Voir sur ce point la Section III de cette introduction, p. 42.
33





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II.
Ce que veut dire construire le constitutionnalisme tunisien
Le terme construction est intéressant à plusieurs égards. Construire, c'est « [b]âtir, suivant un
plan déterminé, avec des matériaux divers
»113, dont les synonymes sont notamment édifier,
ériger, reconstruire. Cette première définition aide le comparatiste à fabriquer l’objet de son
étude, avec des matériaux qui ne sont autres que la contextualisation et l’appréhension
culturelle du droit. Construire signifie également « [f]aire exister (un système complexe) en
organisant des éléments mentaux.
»114 Il est aussi synonyme des verbes agencer, arranger,
assembler, composer, créer. Cette seconde signification permet de trouver dans la tradition, la
culture, l’histoire, la politique, la sociologie et le droit, les éléments qui aident le comparatiste
à élaborer de toute pièce, à sa manière et avec les éléments de son choix, l'objet d’étude qu’est
le constitutionnalisme tunisien. L’objet « constitutionnalisme tunisien » n’est donc pas venu
de nulle part, il a été construit au fil de la recherche sur le droit et le système constitutionnel
en Tunisie. S’il est nécessaire d’exposer au lecteur comment le comparatiste a construit et
contextualisé l’objet de sa recherche (B), il est également important à cette fin de situer le
chercheur dans un contexte bien précis (A).
A. La contextualisation du comparatiste
Le Professeur Vivian GROSSWALD CURRAN affirme que « la lentille avec laquelle
l’altérité est perçue, est elle-même culturellement contingente, plutôt qu’absolue et
immuable.
»115 Le regard porté sur le constitutionnalisme tunisien est par conséquent
culturellement contingent. Alors, au lieu de prétendre à l’objectivité scientifique, il vaut
mieux « mettre en valeur les facteurs qui, de toute manière, conditionnent le locuteur. Plutôt
donc que de les refouler, il est plus utile de les exorciser. »116 Comme tout juriste, le
comparatiste appartient à une tradition juridique nationale. Cette tradition impacte
nécessairement sa compréhension et ses connaissances en droit. Acquises au cours d’une
formation juridique dans une université française, ses connaissances influencent constamment
113 Construire, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, Paris, Dictionnaires LE ROBERT, 1985,
p. 375.
114 Ibid.
115 V. GROSSWALD CURRAN, “Dealing in Difference: Comparative Law’s Potential for Broadening Legal
Perspectives”, American Journal of Comparative Law, 1998, n° 46, p. 667.
116 S. LAGHMANI, « Islam et droits de l’Homme », in G. CONAC et A. AMOR (dir.), Islam et droits de
l'Homme, Paris, Economica, 1994, p. 44.
34






Page 36
sa perception du droit tunisien. Le Professeur Pierre LEGRAND constate à ce titre que le
comparatiste ne peut « désapprendre l’intégralité de ce qu’il a appris de façon à ce que ses
connaissances ne colorent en rien sa perception de la culture nouvelle.
»117 Alors, pour éviter
l’effet de distorsion auquel peut amener l'étude d’un droit étranger, le comparatiste est tenu de
mettre à plat les connaissances juridiques qu’il a acquises. Autrement dit, il doit tenter
d’intégrer une autre manière de raisonner en droit.
Avant de devenir comparatiste, le juriste doit se spécialiser dans le droit étranger qu’il étudie.
« La compréhension d’un autre droit est un travail de construction ou, plus exactement, de
reconstruction.
»118 La reconstruction d’un autre système juridique suppose que le juriste
comprenne « le travail des idées, des pensées et des sensibilités dans un système juridique
déterminé, pour utilement pouvoir restituer les principes, les concepts, les croyances et les
raisonnements qui y sont à l’œuvre.
»119 L’étude approfondie du droit étranger amène le
comparatiste à acquérir le savoir-faire du juriste de l’autre droit. Ceci induit une étude
approfondie des éléments structurels et culturels du système constitutionnel tunisien. Le
Professeur Elizabeth ZOLLER recommande de « pénétrer à l’intérieur du système étranger et
[d’]essayer de le comprendre au sens étymologique, c’est-à-dire le “prendre avec soi”. »120
Alors, dans l’objectif de saisir les concepts et les institutions qui fondent ce système
121, il faut
« avoir des connaissances linguistiques de manière à accéder à des matériaux de première
main.
»122 L’étude du droit tunisien123 est ainsi liée à l'apprentissage de l’arabe littéraire124.
117 P. LEGRAND, Le droit comparé, op.cit., p. 58.
118 M.-C. PONTHOREAU, « Droits étrangers et droit comparé : des champs scientifiques autonomes ? », in
Revue internationale de droit comparé, avril-juin 2015, n° 2, p. 300.
119 E. ZOLLER, « Qu’est-ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », Droits, 2000, n° 32, p. 133.
120 Ibid., p. 132.
121 D’après le Professeur Pierre LEGRAND, le comparatiste doit « [c]omprendre comment et pourquoi le droit
est ce qu’il est, là où il est. » P. LEGRAND, Le droit comparé, op.cit., p. 32.
122 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 73.
123 Pour éviter les confusions et les amalgames, j’ai étudié le droit tunisien telle une étudiante de première
année à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis. Je me suis procuré les ouvrages
de droit public – essentiellement de droit constitutionnel et administratif – et j'ai essayé de mettre à plat mes
connaissances en droit français.
124 N'ayant étudié en langue arabe que jusqu'à dix ans, je ne maîtrisais plus l’arabe littéraire au moment de
l’inscription en thèse. Malgré des cours à l’Université de Bordeaux Montaigne de 2015 à 2017, il m’est
parfois difficile de déchiffrer, de cerner et de retranscrire en Français, les nuances et les subtilités de la
langue. Or, pour pouvoir accéder aux travaux préparatoires à la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014,
je devais savoir lire et comprendre l’arabe. Interprète dans cette langue, ma mère Line FINAN, a joué un
rôle déterminant. Grâce à elle, j’ai pu lire, traduire et retranscrire en droit français, l’ensemble des
documents de la Commission des droits et libertés, de la Commission des pouvoirs législatif, exécutif et des
relations entre eux, de la Commission du préambule, des principes fondamentaux et de la révision de la
Constitution et de
judiciaires, administratives, financières et
juridictions
constitutionnelles.
la Commission des
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Quand éclate la révolution du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 de nombreux experts se
mobilisent pour comprendre et expliquer les causes et les conséquences de la vague
révolutionnaire qui déferle sur les pays arabo-musulmans. Bien qu’ils viennent des quatre
coins du globe, la majorité d’entre eux est occidentale ou du moins européenne
125. Le
Professeur Xavier PHILIPPE a par exemple, été chargé par une délégation de Democracy
Reporting International d’aider les membres de l’ANC à élaborer les articles de la
Constitution
126. Fascinés par
rupture constitutionnelle en Tunisie, ces experts
la
internationaux s’intéressent de près aux débats et aux travaux constituants. Leurs observations
et analyses se traduisent souvent par la publication d’innombrables articles en anglais
127 et en
français
128. Ces experts ne sont pourtant pas les seuls à commenter l’état du droit
constitutionnel et des institutions publiques en Tunisie. En plus de parler l’arabe, les
spécialistes nationaux du droit constitutionnel maîtrisent une, voire plusieurs langues
étrangères. La plupart d’entre eux ont appris l’allemand ou/et l’italien et communiquent
régulièrement en anglais et en français. S’ils suivent de près les travaux des commissions
constituantes, ces experts nationaux
129 commentent les différentes versions du texte
constitutionnel. Ils familiarisent ainsi les Tunisiens et la communauté internationale avec la
constitution en élaboration. Bien que de nombreux documents et commentaires soient écrits
en anglais et en français, un accès direct en arabe s’est révélé essentiel.
125 La plupart de ces experts sont de nationalité française et italienne. Le Professeur Tania GROPPI de
l’Université de Sienne a dédié une partie de ses travaux au processus constituant et à la Constitution du 27
janvier 2014. Il en est de même de sa doctorante Tania ABBIATE. Voir à titre d’exemple T. ABBIATE,
La
transizione costituzionale tunisina fra vecchie e nuove difficoltà, in
Federalismi, Focus Africa, 14 juillet
2014, n. 2, 2 [en ligne], [consulté le 29 septembre 2020],
http://www.federalismi.it/nv14/articolo-
documento.cfm?Artid=26821&content=La+transizione+costituzionale+tunisina+fra+vecchie+e+nuove+dif
ficolt%C3%A0&content_author=Tania+Abbiate.
126 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis. Le Professeur Xavier PHILIPPE a d’ailleurs publié de multiples articles sur
le processus constituant et la Constitution du 27 janvier 2014. Voir par exemple X. PHILIPPE, « Les
processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la Tunisie : rupture ou
continuité ? »
in F. MELIN-SOUCRAMANIEN (dir.), Espaces du service public. Mélanges en l’honneur
de Jean du Bois de Gaudusson
, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2013, pp. 545-546.
127 Pour un exemple significatif en la matière voir R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human
Right and Islam after the Arab Spring, New York, Oxford University Press, 2016, 992 p.
128 Grâce à la contribution financière du Japon, du Royaume de Belgique, de l’Union européenne, de la Suède,
du Royaume du Danemark, de la Norvège et de la Confédération suisse, le
PNUD a publié le recueil
d’articles suivant : M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE
LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives,
2018],
2016,
http://www.tn.undp.org/content/tunisia/fr/home/library/democratic_governance/la-constitution-de-la-
tunisie-.html, 631 p.
[consulté
ligne],
mars
[en
24
le
129 Notamment ceux de l’Association Tunisienne de Droit Constitutionnel (ATDC).
36



Page 38
Langue du tanzîl, c'est-à-dire de la « descente » ou de la révélation, l’arabe a été utilisé par
Dieu pour communiquer avec Mahomet. Langue sacrée, l’arabe véhicule un système normatif
et axiologique particulier. Les mots sont religieusement connotés et comme tous signifiants,
ils peuvent renvoyer à de multiples signifiés. Celui qui maîtrise l’arabe accède aux normes
religieuses et tente de restituer le message divin avec les éléments de contexte que contient la
langue arabe. Bien que de multiples observateurs occidentaux se soient intéressés à la Tunisie,
peu d’entre eux avaient accès aux subtilités et à la religiosité de la langue arabe. Que penser
alors des écrits en anglais et en français des experts tunisiens ? Même s’ils critiquent les
défaillances de l’ANC, les experts nationaux ont été des acteurs de premier plan du processus
constituant. C’est par exemple le cas des Professeurs Yadh BEN ACHOUR et Slim
LAGHMANI. Le premier a présidé la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la
révolution, la réforme politique et la transition démocratique
130. Le second est intervenu pour
améliorer la formulation de l’article 49 de la Constitution
131. Bien que leurs écrits soient des
références en la matière, il est important pour le comparatiste de se faire sa propre opinion sur
l’expérience tunisienne, notamment en apprenant l’arabe pour accéder aux travaux
préparatoires à la Constitution du 27 janvier 2014.
Afin de maîtriser la religiosité de la langue arabe, il était nécessaire de comprendre ce
qu’implique l’Islam. Religion sociologique de la majorité des Tunisiens, l’Islam « représente
un système de valeurs, de références, de conduites et d’identification socioculturelle, toujours
apte à faire des concessions et à élaborer des compromis à l’égard de la modernité. Il
constitue, pour beaucoup de musulmans, davantage un patrimoine symbolique collectif,
culturel et identitaire, qu’un ensemble de codes moraux et normatifs strictement et
exclusivement religieux.
»132 Dans l’objectif de pénétrer ce patrimoine symbolique, il était
nécessaire de s’intéresser à la religion et à ses multiples expressions en Tunisie
133. L’Islam
recouvre en réalité des identités plurielles vécues au travers de l’histoire et de la culture de
130 Pour plus de précisions sur le rôle et l’importance de cette instance dans le processus de transition
constitutionnelle tunisien cf. Annexe 2 – Chronologie de la transition tunisienne, 11 février 2011.
131 Salsabil KLIBI affirme que « c’est le Professeur Slim Laghmani qui a introduit l’article 49 de la
Constitution. Il revient aux Pactes de 1968 et aux publications des premières versions de la Constitution
pour l’établir. » Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
132 A. LAMCHICHI, L’islamisme politique, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 16.
133 Parce qu'il existe différentes manières d’être musulman, celles-ci se sont opposées lors de l’écriture de la
Constitution en Tunisie. Pour plus de précisions sur ce point cf. la PARTIE I de cette thèse.
37



Page 39
chaque pays dans lequel il s’inscrit134. L’intérêt porté à l’expression de l’Islam en Tunisie était
doublée d’une familiarisation avec le dialecte tunisien.
Ceci se justifie par le fait qu’en droit, le langage et le raisonnement sont déterminés par des
cadres épistémologiques et culturels spécifiques. Conscient de ces paramètres, le comparatiste
doit procéder à une contextualisation
135, en essayant d’accéder à la « structure cognitive »136
du système constitutionnel qu'il étudie. Chaque notion analysée est en effet articulée à partir
de valeurs et de pratiques juridiques particulières dont il doit rendre compte. Il est également
tenu de mettre au jour les présupposés idéologiques, politiques et juridiques qui fondent la
conception nationale du droit. Ce travail s’avère pourtant difficile pour le comparatiste de
culture arabe. Ses présupposés culturels l’amènent souvent à croire que certaines notions lui
sont acquises puisque familières. Il interprète ainsi certains concepts à l’aune de ses acquis
culturels. Or, les cultures arabes diffèrent à bien des égards les unes des autres. Alors, dans
l’objectif de rester fidèle à la conception nationale du droit qu’il observe, le comparatiste est
amené à s’immerger dans la société qu’il étudie. Des déplacements à Tunis
137 et des échanges
avec des spécialistes nationaux et internationaux du droit
138, ont de fait, été incontournables :
ils ont permis de comprendre les concepts juridiques dans leur contexte et d’éviter des erreurs
d’interprétation
139. L’immersion dans la société tunisienne a ainsi été doublée d’une démarche
interdisciplinaire. Cette démarche a permis d’identifier les traces du constitutionnalisme
134 Le Professeur Ferhat HORCHANI précise à ce titre qu’ « il n’y a pas d’islam unique, mais de nombreuses
lectures et interprétations qui reflètent les spécificités nationales et le poids de la modernité dans chaque
pays.
» F. HORCHANI, “Islam and the Constitutional State. Are They in Contradiction?”, précit., p. 200.
Nous traduisons.
135 A. PETERS and H. SCHWENKE, Comparative Law Beyond Post-Modernism”, International and
Comparative Law Quaterly,
octobre 2000, vol. 49, pp. 801-802. Voir également M. VAN HOECKE and
M. WARRINGTON,
Towards a New Model for Comparative Law”, International and Comparative Law
Quaterly,
Vol. 47, juillet 1998, N° 3, pp. 495-536.
136 W. EWALD, “Comparative Jurisprudence: What Was It Like to Try a Rat?”, University of Pennsylvania
Law Review,
1995, vol. 143, pp. 1889-2149. Dans un autre important article, William EWALD
énonce : « Ce que nous devrions chercher à comprendre, ce n’est pas le droit dans les livres ni le droit en
action, mais le droit dans les esprits.
» W. EWALD, “The Jurisprudential Approach to Comparative Law:
A Field Guide to "Rats"”,
American Journal of Comparative Law, 1998, vol. 46, p.704. Nous traduisons.
137 J’ai séjourné en Tunisie : d’abord pour participer aux XXXIIème et XXXIIIème sessions de l’Académie
Internationale de Droit Constitutionnel
(AIDC) à Tunis en 2016 et 2017, puis pour une période plus longue
d’échanges à l’
Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC) en 2016 et à la Faculté des
Sciences Juridiques, Politiques et Sociales à Tunis en 2017.
138 J’ai réalisé des entretiens avec les experts internationaux en matière de justice transitionnelle Filippo di
CARPEGNA et Guluzar ÖZLEM CELEBI du
Programme des Nations Unis pour le Développement
(PNUD). J’ai également interviewé Slim LAGHMANI et Salsabil KLIBI, experts constitutionnels
nationaux en matière d’élaboration de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014. Ils ont d’ailleurs aidé à
son élaboration. J’échange aussi régulièrement avec l’ambassadeur tunisien à l’UNESCO à Paris, Ghazi
GHERAIRI.
139 Les ouvrages de l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC), de la Libraire juridique
LATRACH et de la Libraire AL KITAB à Tunis, ont servi de base à ma réflexion et à la contextualisation
de ma recherche.
38



Page 40
tunisien grâce aux apports de l’histoire, de la politique, et de la sociologie. Cela était
d’ailleurs fondamental pour bien contextualiser l’objet de la recherche.
B. La contextualisation de l’objet de la recherche
Afin de rendre compte de la spécificité du constitutionnalisme tunisien, le comparatiste est
tenu de s’attacher « au suivi temporel de l’histoire dont [la Constitution du 27 janvier 2014]
est le produit […] en remontant aussi loin qu’il est nécessaire et qu’il est possible dans le
passé du cas, en même temps qu’une exploitation détaillée du devenir corrélatif du (ou des)
contexte(s) dans lesquels il s’inscrit.
»140 Plus le contexte est spécifié, moins le cas tunisien
est substituable par un autre. S’il est primordial d’accorder une attention particulière au
contexte dans lequel émerge et s’épanouit le constitutionnalisme tunisien, la contextualisation
ne doit toutefois pas être poussée à l’extrême. L’observation par le comparatiste de la
construction du constitutionnalisme tunisien a pour objectif d’« extraire une argumentation de
portée plus générale, dont les conclusions pourront être réutilisées pour fonder d’autres
intelligibilités ou justifier d’autres décisions.
»141 La recherche par le comparatiste des traces
du constitutionnalisme tunisien est guidée par un objectif bien précis.
Comme toute construction intellectuelle, une étude de droit comparé se fabrique. « Elle
dépend en pratique de la question soulevée qui, elle-même, dépend de l’objectif poursuivi par
celui qui compare.
»142 En regardant dans quelles conditions le constitutionnalisme tunisien a
été construit, le comparatiste essaie de comprendre comment une identité constitutionnelle
comprise dans
l’Islam, est conciliable avec
les composantes
traditionnelles du
constitutionnalisme. L’objectif poursuivi par l’étude du constitutionnalisme tunisien est de
proposer, grâce à une connaissance de la réalité constitutionnelle tunisienne, une analyse
alternative à la globalisation du droit constitutionnel. Cette analyse regarde aussi les Etats de
la rive Est et Sud de la Méditerranée qui ont connu ou qui connaissent des soulèvements
populaires d’ordre révolutionnaire.
140 J.-C. PASSERON, J. REVEL, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », précit., pp. 17-18.
141 Ibid., p. 9.
142 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 59.
39







Page 41
Dans l’objectif de proposer un discours alternatif à la globalisation du droit constitutionnel, il
faut commencer par comprendre le constitutionnalisme tunisien. « Le constitutionnalisme
tunisien, en effet, ne peut être saisi que par référence à un réformisme.
»143 Il est alors
impératif d’enquêter sur le réformisme. Au XIXème siècle, KHEREDINE et Ahmed IBN ABI
DHIAF
144 cherchaient à concilier les valeurs authentiques de la civilisation arabe et islamique,
avec les valeurs modernes de la civilisation occidentale. Au lieu de rejeter les innovations qui
leur étaient imposées par les puissances européennes et la
Sublime Porte145, ils tentèrent de les
ajuster et de les adapter à la société arabo-musulmane dans laquelle ils vivaient. L’un des
premiers concepts qu’ils ont essayé d’assimiler est celui de constitution. Malgré l’observation
scrupuleuse des constitutions et des ordres juridiques européens, leur perception des sociétés
libérales était marquée par les valeurs religieuses et précapitalistes de la Tunisie beylicale. De
plus, ils ne saisissaient pas le processus de sécularisation qui en Occident, faisait de la religion
une affaire privée. En Tunisie, l’Islam régissait tous les aspects de la vie en communauté et
aucune critique de la religion n’était admise. Ainsi, s’ils militaient en faveur d’un pouvoir
monarchique
146 limité par une constitution, la constitution de leurs vœux était composée du
Coran et de la Sunna. Décontextualisée et rendue conforme à l’Islam, l’idée de constitution a
pourtant progressé.
Sous
le protectorat français,
les valeurs
libérales véhiculées par
l’occupant sont
progressivement assimilées par les élites nationalistes qui réclament une constitution pour la
Tunisie. Le
Néo-Destour147 estimait pourtant que l’élection au suffrage universel d’une
Assemblée Constituante permettrait l’établissement d’un régime constitutionnel et par voie de
conséquence, l’émancipation de la Tunisie. A l’époque, la volonté des Tunisiens en général et
de Habib BOURGUIBA en particulier était de hâter la libération du pays. La Constitution
était mise au service de l’indépendance et l’Islam était quasiment absent des débats
constituants. Volontairement ambigües, les dispositions de l’article premier de la Constitution
du 1
er juin 1959 sont sujettes à interprétation. Même si elles ne permettent pas, à elles seules,
de savoir qui de l’Etat ou du peuple a pour religion l’Islam, leur interprétation par
BOURGUIBA et BEN ALI a fait de l’Islam, la religion sociologique de la majorité des
143 M. CAMAU, « Articulation d’une culture constitutionnelle nationale et d’un héritage bureaucratique : la
désarticulation du constitutionnalisme au Maghreb aujourd’hui », précit., p. 143.
144 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Ahmed IBN ABI DHIAF.
145 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Sublime Porte.
146 Ce type de pouvoir ne peut, d’après Ahmed IBN ABI DHIAF s’obtenir que par la révolution d’un peuple en
quête de liberté contre le despotisme ou par l’octroi d’une constitution.
147 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Néo-Destour.
40



Page 42
Tunisiens. Sous l’ancien régime, l’Islam n’était pas une source formelle du droit et de la loi.
Bien que le processus constituant et les dispositions de la Constitution du 1
er juin 1959 aient
été l’œuvre du Néo-Destour, il est intéressant de relever que les réformes et idées libérales
imposées à la Tunisie au XIX
ème siècle, sont progressivement comprises dans leur contexte,
intégrées par les élites nationalistes et mises au service des Tunisiens.
Après l’indépendance cependant, la constitution n’est comprise que comme un instrument au
service du pouvoir politique. Alors même qu’elle garantissait la séparation des pouvoirs et les
droits et libertés des Tunisiens, elle a été instrumentalisée par BOURGUIBA et BEN ALI.
Les multiples révisions qu’elle a subies et l’ineffectivité des droits et libertés consacrés
amenaient les Tunisiens à croire qu’elle servait les intérêts des gouvernants et non ceux des
gouvernés. Ce n’est qu’avec le renversement du régime autoritaire de BEN ALI que les
Tunisiens se sont trouvés à l’origine de la constitution. Avec la révolution du 17 décembre
2010 au 14 janvier 2011, les Tunisiens ont pris conscience de l’impact de l’expression
souveraine de leur volonté et de l’importance du droit constitutionnel dans la réalisation de
leur aspiration démocratique. Leurs revendications constitutionnelles replacent la constitution
au centre de la réflexion sur le constitutionnalisme en Tunisie. La constitution n’est plus
considérée comme un instrument du pouvoir mais comme un instrument de gouvernement
limité
148.
Le 23 octobre 2011, quand ils envoient une majorité de Nahdhaouis à l’ANC, ils placent les
débats sur la religion au cœur du processus constituant. Comme l’affirme le Professeur
Abdullahi AHMED AN-NA’IM, « pour être durable et efficace, une constitution doit
atteindre la légitimité islamique au sein de la population en général, mais elle ne peut pas
être qualifiée de constitution du tout si ou dans la mesure où elle ne respecte pas les
caractéristiques fondamentales du constitutionnalisme.
»149 Entre 2011 et 2014, la question
de la relation entre l’Islam et le constitutionnalisme est posée et largement débattue. L’Islam
comme religion est associée au caractère « civil » de l’Etat. Le compromis constitutionnel
auquel ont abouti les Tunisiens permet à la Constitution du 27 janvier 2014 de prendre en
considération l’appartenance religieuse des Tunisiens tout en respectant les droits et libertés
148 Sur la culture de la constitution, voir M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit.,
p. 272 et s.
149 A. AHMED AN-NA’IM, “The Legitimacy of Constitution-Making Processes in the Arab World: An
Islamic Perspective”,
in R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam
after the Arab Spring, op.cit.
, p. 30. C’est nous qui traduisons.
41




Page 43
découlant de la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. Il est alors
intéressant de savoir comment la Tunisie aménage son identité constitutionnelle comprise
dans l’Islam avec les fondements du constitutionnalisme.
III. L’aménagement d’une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam avec
les fondements du constitutionnalisme
Le Professeur Ferhat HORCHANI avoue que « [l]a question de la relation entre l’islam et le
constitutionnalisme se pose parce que la Constitution est censée définir l’identité de l’Etat, la
source du pouvoir et la manière dont les normes, en particulier celles qui régissent les droits
et les libertés, sont générées et respectées.
»150 Cette question se pose en Tunisie après la
révolution du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 pour deux raisons principales. La
première est que l’Islam est la religion de la majorité des Tunisiens. La deuxième est liée à la
victoire du parti islamiste Ennahdha aux élections constituantes du 23 octobre 2011. Alors
même que le programme électoral du parti avait précisé la volonté des Nahdhaouis de
maintenir la formulation de l’article 1
er de la Constitution du 1er juin 1959, en 2012, ils
changent de position : ils désirent faire de la
charia151, la source de la législation et de Dieu, le
seul souverain. Ceci contredit pourtant la volonté d’une partie des Tunisiens d’installer un
Etat « civil » fondé sur la citoyenneté, la souveraineté du peuple et la primauté du droit. Cet
Etat « civil » distinguerait la religion de la politique et non la religion de l’Etat.
« L’idée de séparer la religion et la politique a une histoire. Celle-ci est chrétienne, prend ses
racines dans l’expérience de la chrétienté européenne et a été rendue possible parce que les
chrétiens considéraient, pratiquement dès les origines, que l’église et l’Etat étaient des entités
conceptuellement séparées, dont les compétences et les pouvoirs, ainsi que la logique, étaient
150 F. HORCHANI, “Islam and the Constitutional State. Are They in Contradiction?”, précit., p. 199.
151 La référence à la charia ne donne pas d’indication sur le droit matériel mis en œuvre. Composé du Coran et
de la
Sunna, la charia est un corpus de textes. Ce dernier renvoie surtout aux obligations du musulman
(
ibadat), au droit de la famille et, à l’héritage. Le législateur et le juge sélectionnent dans ce corpus les
textes dont ils ont besoin. Suite à cela, ils se livrent à un travail d’interprétation. Quand
Ennahdha fait
référence à la
charia, deux questions se posent. Quel texte sera appliqué ? Quel est l’objectif de la référence
à la charia. Pour de plus amples explications sur la charia cf. Jean-Philippe BRAS, « Droit, Islam et
Politique dans les Printemps arabes », Conférence Cycle 2012-2013 : Religion et politique en Islam,
EHESS,
le 19 septembre 2020], https://www.canal-
u.tv/video/ehess/11_conference_de_jean_philippe_bras_droit_islam_et_politique_dans_les_printemps_arab
es.12040.
le 2 avril 2013,
[consulté
ligne],
[en
42





Page 44
différents. »152 Contrairement au Christianisme, il n’y a pas d’Eglise dans l’Islam. Aucun
intermédiaire n’existe entre l’humain et le divin. La séparation de la religion et de la politique
s’oppose au message, à l’esprit et aux objectifs de l’Islam
153. A l’origine de l’Islam, se trouve
d’ailleurs l’idée d’
Umma154. L’Umma est une « communauté politico-religieuse unifiée dans
laquelle l’autorité politique est à la fois soumise au droit divin et chargée de l’appliquer.
»155
Il semble alors logique que les partisans d’Ennahdha aient voulu lier la religion et la
politique. A l’instar des Frères musulmans en Egypte, ils voulaient aussi faire de l’Islam, la
religion de l’Etat. Or, depuis la promulgation de la Constitution du 1
er juin 1959, la spécificité
de la Tunisie résidait dans son article premier. Sous les régimes autoritaires de BOURGUIBA
et de BEN ALI, cet article n’a jamais été interprété de manière à faire de l’Islam, la religion
de l’Etat. L’Islam a toujours été géré par l’Etat et il ne servait pas de source formelle à la loi.
Nonobstant pour éviter le scénario égyptien156 et rester au pouvoir, Ennahdha renonce à ses
prétentions premières. Il accepte de reconduire l’article premier de la Constitution du 1
er juin
1959 et de faire de la Tunisie un Etat « civil ». Toutefois, lors du neuvième congrès du
parti
157, Ennahdha rappelle que l’Etat « civil » doit être construit sur les valeurs de l’Islam.
Malgré le maintien de l’article premier de la Constitution du 1
er juin 1959, les Nahdhaouis
considèrent que les gouvernants peuvent s’inspirer des préceptes religieux. Contrairement à
l’article 2 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014 qui fait de l’Islam, la religion de
l’Etat et des principes de la charia, la source principale de la législation, en Tunisie, le peuple
est souverain mais ses représentants peuvent s’inspirer des préceptes et principes de l’Islam
pour élaborer la loi, selon la volonté du peuple et les attentes du corps social. La Tunisie est
de ce fait, un Etat « civil » dont la référence est l’Islam.
Phénomène sociologique saisi par la loi, l’Islam ne devrait s’opposer ni aux droits et aux
libertés du citoyen, ni à leur protection juridictionnelle et encore moins, à l’instauration de
152 S. LAST STONE, « La religion et l’Etat : des exemples de séparation en droit hébraïque », in H. RUIZ
FABRI et M. ROSENFELD (dir.),
Repenser le constitutionnalisme à l’âge de la mondialisation et de la
privatisation,
Paris, Société de Législation Comparée, 2011, p. 355. Voir également S. MANCINI, “The
Tempting of Europe, the Political Seduction of the Cross: A Schmittian Reading of Christianity and Islam
in European Constitutionalism”,
in S. MANCINI and M. ROSENFELD (eds.), Constitutional Secularism in
an Age of Religious Revival,
Oxford, Oxford University Press, 2014, pp. 111-135.
153 L’Islam ne connaît ni dans son histoire, ni sans ses textes, une séparation entre le temporel et le spirituel.
154 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Umma.
155 S. LAST STONE, « La religion et l’Etat : des exemples de sépration en droit hébraïque », précit., p. 355.
156 En Egypte, la société civile renverse le régime politique des Frères musulmans et pousse le Président
MORSI à la démission.
157 Ce dernier s’est tenu en Tunisie du 12 au 16 juillet 2012.
43




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l’Etat de droit en Tunisie. Or, « la religion et le constitutionnalisme se heurtent souvent à des
valeurs fondamentales et à des préférences politiques.
»158 Quand bien même l’Islam n’admet
ni la liberté de conscience
159 ni l’égalité successorale entre l’homme et la femme160, le droit et
la loi en Tunisie les reconnaissent explicitement. L’article 6 de la Constitution du 27 janvier
2014 prévoit la garantie par l’Etat de la liberté de conscience. Le 23 novembre 2018, le
Gouvernement de Youssef CHAHED a approuvé puis déposé à
l’Assemblée des
Représentants du Peuple (ARP), un projet de loi relatif à l’égalité successorale. Bien qu’ils
soient révolutionnaires, ces deux exemples posent la question de savoir si la liberté de
conscience et l’égalité successorale sont pleinement effectives dans les textes et la pratique.
Ce n’est qu’après avoir étudié les travaux préparatoires à la Constitution du 27 janvier 2014 et
la réalité constitutionnelle tunisienne qu’une réponse à la question pourra être apportée.
L’article 6 de la Constitution du 27 janvier 2014 enjoint l’Etat à protéger la religion et à
garantir la liberté de conscience. En ne constitutionnalisant que l’Islam, les constituants
excluent du texte constitutionnel les individus athées, non croyants, non pratiquants et non
musulmans. Or la liberté de conscience consiste en la possibilité pour un individu de décider
librement de ses opinions politiques et religieuses, de son système de valeurs et de principes
existentiels et cela inclut de ne pas en avoir
161. La liberté de conscience doit par ailleurs
pouvoir s’exercer sans crainte de représailles, de manière libre et s'il y a lieu, publique. Bien
qu’elle soit reconnue par l’article 6 de la Constitution, la liberté de conscience est comprise
dans l’Islam. Socialement et culturellement important, l’Islam n’admet pourtant aucune
critique en Tunisie. Aucun comportement ou propos allant à l’encontre des principes et
valeurs de l’Islam ne peut donc être tenu en public. Dès lors, la liberté de conscience n’est pas
pleinement garantie. Malgré ce constat il est remarquable de constater que la Tunisie est le
seul pays arabo-musulman qui, suite à la vague révolutionnaire de 2010-2011, a
158 R. HIRSCHL and A. SHACHAR, “Competing Orders? The Challenge of Religion to Modern
Constitutionalism”, précit., p. 426.
159 Dans l’Islam, on est libre d’adhérer au message coranique mais il est difficile de se rétracter. Pour plus de
précision sur la conception islamique de la liberté de conscience cf. « Islam et liberté de conscience -
Conférence “Islam au XXI
ème siècle” du 26 février 2019 à l’UNESCO » [en ligne], [consulté le 10
septembre
https://www.youtube.com/watch?v=obc
MDijaOtA&t=5611s&fbclid=IwAR3XWUZkgcspeAUXUhXNLDiMm9V3AkNat634lmCp3mxxAWgVN
OBbgpUaWis.
2019],
160 Le verset 11 de la Sourate 4 An-Nisa’ du Coran précise en effet que le fils hérite le double de la part de la
fille.
161 La liberté de conscience est plus large que la liberté de religion puisqu’elle inclut la métaphysique et la
philosophie.
44



Page 46
constitutionnalisé la liberté de conscience. Cela n’est pas le cas en Egypte par exemple. La
Constitution du 18 janvier 2014 ne fait mention que de la liberté de croyance
162.
Au demeurant, la Tunisie est le seul pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient qui pense
introduire dans sa législation, le principe d’égalité successorale
163. Toutefois, pour ne pas
heurter les convictions religieuses de certains Tunisiens, les réformes proposées établissent la
possibilité pour le défunt d’appliquer les prescriptions religieuses en matière de succession.
En laissant la possibilité au mourant de choisir le régime successoral appliqué à ses biens,
l’égalité en matière d’héritage n'est qu'une option. En dépit de cela, cet exemple est
significatif de la volonté des Tunisiens de concilier leur identité constitutionnelle comprise
dans l’Islam avec les valeurs et principes au fondement du constitutionnalisme. Quoique
certaines expressions de l’Islam aillent à l’encontre des droits et des libertés des citoyens, la
spécificité du cas tunisien n’apparait qu’après la comparaison avec des expériences arabo-
musulmanes similaires ou proches. C’est d’ailleurs tout l’intérêt d’une étude de droit
comparé.
IV. Une étude de droit comparé
L’étude menée vise à prendre en charge et à analyser ce qui résiste aux discours
homogénéisant sur
la globalisation du droit constitutionnel. L’analyse des
travaux
préparatoires à la Constitution tunisienne démontrent qu’elle contient à la fois des outils
constitutionnels globaux et des «
détails étranges »164. Liés à l’aire civilisationnelle et
culturelle dans laquelle se situe la Tunisie, ces détails relèvent essentiellement de l’Islam.
Certaines valeurs et principes de l’Islam s’opposent pourtant à l’autonomie individuelle chère
au constitutionnalisme. Alors, pour savoir jusqu’où la reconnaissance de la diversité peut
aller, sans perdre les fondements à la base du constitutionnalisme, le comparatiste observe la
construction du constitutionnalisme en Tunisie. Ce dernier essaie tant bien que mal de
concilier une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam avec l’autonomie individuelle et
162 Article 64 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014.
163 Discuté par la commission Santé et Sécurité Sociale de l’ARP depuis février 2019, les débats parlementaires
relatifs à l’égalité successorale ont été arrêtés. Le décès du président Béji CAÏD ESSEBSI, les élections
présidentielles et législatives de 2019, la difficile mise en place du Gouvernement d’Elyes FAKHFAKH
puis sa démission ont longuement occupé les Tunisiens.
164 G. FRANKENBERG, “Constitutional Transplants: The IKEA Theory Revisited”, précit., p. 563.
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l’égalité homme / femme. L’appréhension par le comparatiste de la réalité constitutionnelle
tunisienne l’amène à cerner les incohérences et les conflits inhérents au constitutionnalisme
national. Bien que le discours tenu par la doctrine sur le constitutionnalisme tunisien se
veuille progressiste et cohérent, les pratiques qui en découlent sont souvent discriminatoires.
Moralement et socialement important, l’Islam empêche l’expression des droits et libertés des
Tunisiens. C’est l’exemple de la liberté de ne pas jeûner en public pendant le mois de
ramadan.
Ces pratiques n’enlèvent cependant rien à la spécificité du constitutionnalisme tunisien. Cette
spécificité n’apparaît pourtant qu’après la comparaison avec des expériences arabo-
musulmanes similaires ou proches. Même si elle n’est pas systématique, la comparaison sert
la démonstration. Dans l’objectif de souligner la singularité du constitutionnalisme tunisien, la
Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 est souvent comparée à la Constitution égyptienne
du 18 janvier 2014 et à la Constitution marocaine du 29 juillet 2011. La comparaison peut
également être établie pour démontrer les similitudes entre la Tunisie, l’Egypte et le Maroc.
Le choix de ces deux pays n’est par conséquent pas anodin et nécessite d’être justifié.
A la différence de l’Egypte et de la Tunisie, le Maroc n’est pas une république mais une
monarchie constitutionnelle. Malgré les mobilisations populaires de 2010-2011, le Maroc n’a
pas connu de révolution ou/et de rupture constitutionnelle. Le 9 mars 2011, le Roi confie la
révision du texte constitutionnel à une commission consultative composée de dix-sept
membres
165. Acquise à la cause du pouvoir, la commission consultative adopte un projet de
constitution accepté par le Roi dans son discours du 17 juin 2011. Approuvée par référendum
le 1
er juillet 2011, la Constitution est promulguée le 29 juillet 2011. A l’opposé des
Constitutions égyptienne et tunisienne de 2014, le préambule de la Constitution marocaine de
2011 fait du Maroc un Etat musulman souverain. A cela s’ajoute l’article 3 de la Constitution
qui fait de l’Islam, la religion de l’Etat. Même si l’article 2 prévoit que la souveraineté
appartient à la Nation
166, les lois adoptées par le législateur ne doivent en aucun cas
165 « [D]ans son discours du 9 mars 2011, le souverain exprime sa volonté de procéder à l’élaboration d’un
nouveau texte constitutionnel et de confier cette mission à une commission consultative composée de 17
membres. Cette commission, formée de membres nommés par le roi est principalement composée de
juristes, d’économistes et de sociologues.
» O. BENDOUROU, « La nouvelle Constitution marocaine du 29
juillet 2011 », Revue française de droit constitutionnel, 2012/3, 91, p. 512.
166 L’article 2 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 précise que : « La souveraineté appartient à la
Nation qui l’exerce directement, par voie de référendum, et indirectement, par l’intermédiaire de ses
représentants. / La Nation choisit ses représentants au sein des institutions élues par voie de suffrages
libres, sincères et réguliers.
»
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contrevenir aux prescriptions de l’Islam. L’Islam règne sur les institutions de l’Etat et le Roi
en est le garant. Malgré la révision constitutionnelle de 2011, la conception traditionnelle et
religieuse du pouvoir reste inchangée. La Constitution écrite s’impose aux pouvoirs publics et
le Roi a une autorité religieuse et morale dont ne dispose aucune institution de l’Etat. Qualifié
d’Amir Al Mouminine ou de Commandeur des Croyants, le Roi bénéficie d’une légitimité
religieuse incontestée. C’est la raison pour laquelle, en vertu de l’article 41 de la Constitution
actuelle, il veille au respect de l’Islam
167, protège les droits et les libertés des citoyennes et des
citoyens
168 et préside le Conseil supérieur des Ouléma169.
A l’inverse, l’Egypte et la Tunisie sont des républiques qui ont connu des révolutions et
l’élaboration de nouvelles constitutions. A l’instar de la Tunisie, l’Islam est la religion de la
majorité des Egyptiens. Contrairement à l’ANC tunisienne, le Comité des 50
170 égyptien ne
comprenait que deux représentants des partis islamistes. En dépit de cela, les constituants
égyptiens ont gravé dans le marbre constitutionnel l’identité religieuse de l’Etat : la charia a
une valeur normative
171 et l’Islam est la religion de l’Etat. En tant que religion de l’Etat,
l’Islam s’oppose à l’expression de certaines droits et libertés. Il est par exemple difficile pour
les musulmans de quitter la religion, de débattre ou de contester publiquement les raisons qui
fondent le droit et/ou la loi, ou de revendiquer l’égalité des droits entre l’homme et la femme.
167 Le dernier alinéa de l’article 41 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 prévoit que : « Le Roi
exerce par dahirs les prérogatives religieuses inhérentes à l’institution d’Imarat Al Mouminine qui Lui sont
conférées de manière exclusive par le présent article.
»
168 Articles 41 et 42 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011.
169 Dans l’ensemble de cette thèse, le terme Ouléma a été écrit Uléma. Dans l’objectif de rester fidèle à la
traduction française officielle de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011, ce paragraphe opte pour la
translation
Ouléma. Pour plus de précisions sur la traduction française officielle de la Constitution
marocain du 29 juillet 2011, cf. http://www.sgg.gov.ma/Portals/0/constitution/constitution_2011_Fr.pdf.
170 Composé de 50 personnages publics, le Comité des 50 est formé par le décret présidentiel n° 570/2013 du 2
septembre 2013. Sa composition offre une représentation de toutes les forces égyptiennes qu’elles soient
politiques ou sociales. Il regroupe deux représentants des mouvements islamiques, un de l’armée, trois de
l’Eglise, trois d’Al-Azhar et, trois leaders du mouvement Tamarrod. Le décret précité nomme un
représentant de chaque parti politique et de chaque syndicat égyptien important. En vertu de l’article 29 de
la déclaration constitutionnelle du 8 juillet 2013 (régissant la période de transition constitutionnelle), le
Comité des 50 était chargé d’approuver les travaux de la commission des 10. Composée de dix experts
juridiques, cette dernière commission avait émis un rapport proposant des amendements constitutionnels
limités. L’idée de l’établissement d’une nouvelle Constitution n’était pas encore envisagée. Le Comité des
50 va pourtant aller au-delà de la mission qui lui était initialement attribuée puisqu’il a mené une réflexion
sur l’intégralité du texte constitutionnel de 2012. Son rapport propose des réformes sur les institutions
publiques, le caractère « civil » de l’Etat et les dispositions constitutionnelles relatives aux droits et libertés.
Le 3 décembre 2013, le Comité des 50 a remis le nouveau texte constitutionnel au président de la
République.
171 La Constitution égyptienne de 2014 reprend mot pour mot les dispositions de l’article 2 de la Constitution
égyptienne de 1971 selon lesquelles : «
Les principes de la charia islamique sont la source principale de
législation
». La Constitution de 1971 est la première Constitution égyptienne à consacrer la valeur
normative de la
charia. Alors qu’elle prévoyait initialement que la charia était « une source principale de
la législation
», elle a été amendée en 1980. Depuis, la charia est « la » source principale de la législation.
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En Tunisie et en Egypte pourtant, les Constitutions de 2014 reconnaissent le caractère
« civil » de l’Etat ou du gouvernement. Contrairement au préambule de la Constitution
égyptienne de 2014
172, l’article 2 de la Constitution tunisienne de 2014 fonde l’Etat « civil »
sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. L’article 2 de la Constitution
du 27 janvier 2014 empêche le législateur d’adopter des lois contraires aux libertés et aux
droits inhérents à la citoyenneté. En Egypte, bien que la Constitution du 18 janvier 2014
consacre la notion de citoyenneté, son article 2 fait de la charia, la source principale de la
législation. L’Islam est une source formelle et matérielle du droit et de la loi en Egypte. De
plus, depuis la révision d’avril 2019, l’armée égyptienne est placée au-dessus du système
constitutionnel. L’article 200 de la Constitution égyptienne de 2014 fait de l’armée, la
gardienne de la Constitution et la garante de la démocratie, des composantes fondamentales
de l’Etat, de son caractère « civil », ainsi que des acquis du peuple et des droits et des libertés
individuelles. Le rôle de l’Islam et de l’armée en Egypte empêche l’expression pleine et
entière des droits et libertés des citoyens. La comparaison de l’expérience tunisienne avec le
Maroc et l’Egypte ne fait qu’accentuer la spécificité du cas tunisien.
Même si les islamistes ont milité pour réintroduire la charia dans le texte constitutionnel, les
modernistes ont lutté pour insérer l’article 2 de la Constitution, qui dispose du caractère
« civil » de l’Etat. Malgré les dissensions entre les constituants sur la place à accorder à
l’Islam au sein de l’Etat, la société tunisienne actuelle est régie par le droit. Toutefois, si en
Tunisie l’Islam est géré par l’Etat, le droit et la loi peuvent avoir une connotation religieuse en
fonction de l’interprète et de la lecture de l’article premier. L’étude du cas tunisien appelle en
outre à une mise à l’épreuve constante : il est important d’être au fait de l’actualité tunisienne
pour savoir si l’analyse menée sur la singularité du constitutionnalisme tunisien est confirmée
ou infirmée par la pratique du droit en Tunisie. Cette étude est également une expérimentation
dont les conclusions restent provisoires : elles dépendent en effet de la mise en place de la
Cour constitutionnelle et des lois à venir sur les droits et les libertés des Tunisiens, notamment
l’égalité homme / femme.
En observant comment le constitutionnalisme tunisien se construit, le comparatiste essaie de
comprendre comment une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam, est conciliable
avec les composantes traditionnelles du constitutionnalisme. Afin de mener à bien son
enquête, le comparatiste commence par analyser la place de l’Islam dans la formation d’une
172 Le préambule de la Constitution égyptienne de 2014 retient la notion de « gouvernement civil ».
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identité constitutionnelle éclatée (PARTIE I). Ceci suppose qu’il étudie le rôle, l’importance
et les fonctions attribuées à l’Islam par les 217 élus à l’ANC. S’il s’intéresse aux travaux
préparatoires à la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014, il identifie les éléments qui
relèvent de la globalisation du droit constitutionnel et ceux qui résistent à cette tendance. Dans
l’objectif de saisir l’ensemble des composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne, le
comparatiste emprunte une démarche historique. Les traces de l’identité sont ainsi
recherchées dans la Constitution du 1
er juin 1959, la Constitution de 1861 et le Pacte
fondamental de 1857.
En remontant aussi loin qu’il est possible dans le passé de la Tunisie, le comparatiste
comprend que l’Islam comme caractéristique de l’identité constitutionnelle est symptomatique
du constitutionnalisme tunisien. Partagée entre l’universel et le national, la Constitution du 27
janvier 2014 en est la dernière expression. Inscrit dans l’aire arabo-musulmane, ce
constitutionnalisme interroge l’impact de l’Islam sur les droits et libertés fondamentaux. S’il
étudie le sort et l’essor du constitutionnalisme en Tunisie, le comparatiste cerne les conflits
qui le traversent (PARTIE II). Instruit de la réalité constitutionnelle, il oppose le discours
progressiste tenu par la doctrine sur le constitutionnalisme tunisien aux pratiques nationales
du droit. Bien qu’il relève la tension entre les standards constitutionnels globaux et les
spécificités culturelles et identitaires régionales et nationales, le comparatiste arrive au constat
que le constitutionnalisme tunisien tente malgré tout et contrairement aux expériences arabo-
musulmanes similaires de concilier les valeurs universelles et identitaires qui font sa
spécificité. Ce constat n’est pourtant pas définitif puisque le constitutionnalisme tunisien est
en mouvement et sa consolidation n’est pas achevée.
PARTIE I. La place de l’Islam dans la formation d’une identité constitutionnelle éclatée
PARTIE II. Les conflits inhérents au constitutionnalisme tunisien
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PARTIE I. LA PLACE DE L’ISLAM DANS LA
FORMATION D’UNE IDENTITE
CONSTITUTIONNELLE ECLATEE
La chute du régime autoritaire de Zine El Abidine BEN ALI amène les Tunisiens à établir un
système politique et juridique nouveau. Après le 14 janvier 2011, le champ politique s’ouvre.
La campagne électorale qui précède les élections constituantes mobilise plus de 100 partis
politiques et plus de 1600 listes électorales, dont la plupart est peu structurée et n’a aucun
ancrage dans la société. Le nombre excessif de partis et l’assimilation des partis
démocratiques aux élites occidentalisées ont poussé les classes défavorisées à voter
majoritairement pour les islamistes. Si la volonté exprimée le 23 octobre 2011 reflète la
diversité et l’hétérogénéité des idées politiques des électeurs, le parti islamiste Ennahdha est
majoritaire à l’ANC. « Toutefois, aucun parti ne remport[e] à lui seul la majorité absolue et
encore moins la majorité qualifiée des deux tiers qui apparaîssait nécéssaire pour l’adoption
de la future Constitution.
»173 Afin d’élaborer la Constitution et de mettre en place de
nouvelles institutions, Ennahdha est contraint de s’allier aux partis politiques séculiers ou/et
d’ancien régime.
Une coalition se forme alors pour mener à bien le processus de transition constitutionnelle et
démocratique. La présidence de la République revient au Congrès Pour la République
(CPR)174, la présidence de l’ANC à Ettakatol175 et celle du gouvernement à Ennahdha176.
Hormis la rédaction de la Constitution, le fonctionnement et les missions de l’ANC n’ont été
fixés qu’après sa mise en place
177. « En effet, bien que rien n’ait été prévu en ce sens,
l’Assemblée nationale constituante devait jouer un double rôle d’écrivain de la Constitution
mais également d’assemblée législative pour l’adoption de textes indispensables au
173 X. PHILIPPE, « Les processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la
Tunisie : rupture ou continuité ? » précit., p. 534.
174 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Congrès Pour la République.
175 Egalement appelé Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés. Pour plus de précisions sur ce point
cf. Annexe 1 – Glossaire – Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés.
176 Pour plus de précisions sur ce point voir R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition
démocratique en Tunisie : entre légalité constitutionnelle et légitimité révolutionnaire »,
Revue française de
droit constitutionnel
, 2012/4, n° 92, p. 729.
177 Loi constituante n° 6 du 16 décembre 2011 relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics,
également appelée « Petite constitution ». JORT, n° 97 des 20 et 23 décembre 2011, p. 3111.
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fonctionnement ordinaire de l’Etat. »178 L’organisation des pouvoirs publics et les dissensions
à l’ANC retardent l’adoption de la Constitution.
Absent de la révolution, l’Islam fait l’objet de tous les débats constituants. Comme le constate
Baudouin DUPRET « [l]’un des nombreux paradoxes était la polarisation de la scène
politique autour de l’opposition entre Islamists et Libéraux
179, alors que les textes officiels
faisaient peu référence à l’Islam et à la charia.
»180 Habituée à la formulation ambigüe de
l’article premier de la Constitution du 1
er juin 1959, une partie des Tunisiens ne voulait pas
que l’Islam règne sur les institutions de l’Etat. Cela contraste pourtant avec la volonté
d’Ennahdha de faire de la charia la source de la législation et de Dieu, le seul souverain.
Après des années de repression, le parti islamiste exprime librement et publiquement son
ambition de constitutionnaliser la charia. « Or cette constitutionnalisation de la charia
équivalait à une remise en cause de l’équilibre des principes énoncés dans l’article 1
er de la
Constitution de 1959, relatifs aux caractéristiques de l’Etat, dont la reconduction était au
cœur du consensus acté par le pacte républicain, signé le 1
er juillet 2011. »181 La contestation
de la société civile et l’opposition des partis politiques à l’ANC conduisent Ennahdha à
renoncer à ses prétentions. L’absence de consensus sur le rôle et la place de l’Islam dans
l’Etat et la Constitution amène les constituants à conserver l’article premier de la Constitution
du 1
er juin 1959.
Craignant l’islamisation du droit et des institutions, les démocrates à l’ANC militent pour la
constitutionnalisation du caractère « civil » de l’Etat. « Notion charnière, notion coopérative,
l’ “État civil” (dawla madaniyya) pouvait être approprié par l’ensemble des parties au débat
constitutionnel, bien que celles-ci lui aient conféré des significations tantôt convergentes,
tantôt divergentes.
»182 A l’instar de l’article premier, les théocrates et les démocrates
s’accordent sur les termes et non sur la signification de l’article deuxième. Ambigües et
contradictoires, les dispositions constitutionnelles traduisent les conceptions opposées de la
178 X. PHILIPPE, « Les processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la
Tunisie : rupture ou continuité ? » précit., p. 535.
179 Les dévelopements qui suivent optent plutôt pour l’opposition entre théocrates et démocrates. Cette
opposition est réductrice et ne restitue pas la complexité des positions et des jeux d’alliance entre les partis
politiques à l’ANC. Elle sera pourtant maintenue dans l’objectif d’opposer au camp conservateur
(essentiellement composé d’islamistes), le camp libéral ou moderniste. Bien que réductrice, cette
opposition sert la démonstration.
180 B. DUPRET, “The Relationship between Constitutions, Politics, and Islam. A comparative Analysis of the
North African Countries”,
in R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human Right and Islam
after the Arab Spring, op.cit.,
p. 241.
181 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », Pouvoirs, 2016/1, n° 156, p. 58.
182 Ibid., p. 63.
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société, de l’identité et de l’Etat en Tunisie. La consécration constitutionnelle de l’identité
(Titre I) est donc le reflet de la composition hétérogène de l’ANC. En se penchant sur la mise
en place de l’ANC, le comparatiste cherche à savoir comment et dans quelles conditions la
Constitution du 27 janvier 2014 a été élaborée. L’analyse des travaux préparatoires à la
Constitution le conduit à comprendre le compromis constitutionnel et à cerner les
composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne.
Bien que l’Islam comme religion et le caractère « civil » de l’Etat fixent en partie, l’identité
de l’Etat en Tunisie, ce ne sont pas les seules composantes de l’identité constitutionnelle
tunisienne. Cette dernière est également composée des droits de l’Homme garantis par la
Constitution. Malgré la consécration constitutionnelle de la dignité et de la liberté, l’identité
arabe et islamique du peuple obsédait la majorité des élus à l’ANC. Si l’identité
constitutionnelle est à la croisée des valeurs universelles et identitaires (Titre II), les
premières sont souvent neutralisées par les secondes.
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Titre I La consécration constitutionnelle de l'identité
Le 23 octobre 2011, les premières élections libres de la Tunisie indépendante ont été
remportées par le parti islamiste Ennahdha. Prohibé par le Président BOURGUIBA ce parti a
été légalisé puis réprimé par son successeur BEN ALI : processus inattendu par lequel, à la
suite d'élections démocratiques, un parti islamiste est arrivé au pouvoir
183. N’ayant pas obtenu
la majorité absolue des sièges à l’ANC
184, le parti islamiste a été contraint de composer avec
les partis politiques séculiers. Son objectif a été de doter le pays d’une constitution fidèle aux
nouvelles aspirations du peuple tunisien. Ce «
mariage contre nature »185 a donné une identité
constitutionnelle à l’image de la composition hétérogène de l’Assemblée Nationale
Constituante (Chapitre 1).
Si les élections constituantes ont cristallisé l’opposition entre deux visions de la société et de
l’identité du peuple en Tunisie, les travaux préparatoires ont prouvé qu’il existait deux
perceptions bien différentes du rôle de l’Etat en matière religieuse. La Constitution du 27
janvier 2014 a été par conséquent, bien plus le fruit d’un compromis que d’un consensus
politico-constitutionnel
186. Qualifié de « dilatoire »187 par le Doyen Yadh BEN ACHOUR, le
compromis s'est traduit dans le texte, par des dispositions ambiguës et contradictoires qui
témoignent des conceptions opposées des théocrates et des démocrates de la fonction de l’Etat
en Tunisie (Chapitre 2).
183 Cf. Annexe 2 – Chronologie de la transition tunisienne.
184 Le Rapport de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections, (ISIE), de novembre 2011 énonce les
résultats des 217 députés élus :
Ennahdha : 89, Congrès Pour la République (CPR) : 29, Ettakatol : 20,
Parti des Démocrates Progressistes (PDP) : 16, Al Moudabara : 5, Afek Tounes : 4, Parti Communiste
Ouvrier Tunisien
(PCOT) : 3, Echaâb : 2, Mouvements des Démocrates Socialistes (MDS) : 2, Parti Libéral
Maghrébin
(PLM) : 1, Justice et Equité : 1, Néo-Destour : 1, El Oumma Démocratique : 1, El Oumma
Culturel et Unioniste
: 1, Union Patriotique Libre (UPL) : 1, Patriotes Démocrates : 1. Listes
indépendantes :
Al Aridha : 26, El Mostakella : 1, Front National : 1, Espoir : 1, Wafa : 1, Annidhal : 1,
Justice : 1, Fidélité aux Martyrs : 1, Coalition, Parti Démocratique Moderniste (PDM) : 5.
185 N. RJIBA (Om Zied), in H. NAFTI, Tunisie, dessine-moi une révolution. Témoignages sur la transition
démocratique (2011-2014), Paris, L’Harmattan, 2015, p. 44.
186 La différence entre le « compromis » et le « consensus » sera traitée au sein du Chapitre 2 de ce Titre.
187 Référence à l’expression utilisée par Carl SCHMITT qui sera expliquée au sein du Chapitre 2 de ce Titre.
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Chapitre 1 Une identité constitutionnelle à l’image de la composition hétérogène de
l’Assemblée Nationale Constituante
Au lendemain des élections du 23 octobre 2011, la révolution du 17 décembre 2010 au
14 janvier 2011 a été récupérée par le parti islamiste Ennahdha et ses partisans politiques. Les
Tunisiens qui ont fait la révolution, n'étaient pas ceux qui s’exprimaient le jour des élections.
Comme l’affirme le Professeur Xavier PHILIPPE « [s]i l’unité de la Révolution du jasmin
s’est faite autour de la volonté de rejeter le régime autoritaire en place, la cohésion s’est
délitée avec l’élection de l’Assemblée nationale constituante et la mise en œuvre du processus
constituant.
»188 Alors que la mise en place de l’ANC supposait l’expression des multiples
aspirations politiques du peuple, les travaux préparatoires à la Constitution requéraient
l’assentiment de la majorité des élus et l’approbation nationale.
Du 14 février 2012 au 22 novembre 2013189, les débats constituants ont opposé les théocrates
aux démocrates. Si les premiers cherchaient à organiser la cité terrestre conformément aux
impératifs célestes imposés par le Coran, les seconds considéraient que la démocratie et ses
valeurs étaient les fondements de l’organisation étatique. Les présupposés idéologiques et
politiques du parti islamiste étaient par essence, inconciliables avec ceux des partis
modernistes (Section 1). La légitimité historique et électorale des théocrates les poussait à
considérer que la religion était la composante essentielle de la société et l’essence même de
l’identité tunisienne. Les
Nahdhaouis190 négligeaient qu’ils devaient composer avec des partis
modernistes se réclamant de la démocratie et que le paysage politique tunisien était « travaillé
par des années de sécularisation.
»191 Ainsi, en surgissant à tout moment, l’Islam fera l’objet
de tous les débats et permettra l’expression d'identités multiples au sein de l’Assemblée
Nationale Constituante (Section 2). L’expression juridique de l’identité du peuple se traduira
par deux visions bien différentes de l’identité tunisienne ou
tunisianité192.
188 X. PHILIPPE, « Les processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la
Tunisie : rupture ou continuité ? », précit., pp. 545-546.
189 Le 14 février 2012 marque le début des travaux des commissions constituantes à l’ANC en Tunisie. Le 22
novembre 2013 est le jour de la dernière séance où les députés paraphent le texte final de la Constitution.
190 Ou partisans d’Ennahdha.
191 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 127.
192 « Notion construite dans la lutte pour l’indépendance, cette identité s’incarnait, depuis l’indépendance dans
l’idée bourguibienne de tunisianité. Ce concept se caractérise par son ouverture aux influences successives
qu’a connues la Tunisie et ce, depuis la préhistoire. Il s’incarne dans une langue, l’arabe, langue
d’expression politique pour le Néo-Destour à l’époque de Bourguiba. Tant le poids de son héritage
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Section 1
Les présupposés idéologiques inconciliables à l’Assemblée Nationale
Constituante
Avant de montrer la récupération de la révolution par les islamistes (Paragraphe 2), il est
essentiel d’exposer les oppositions qui ont alimenté les derniers jours de la révolution et les
confrontations entre majorité et opposition au sein de l’ANC. La légalité constitutionnelle
issue des urnes contredisait la légitimité révolutionnaire arrachée par les gouvernés aux
gouvernants en place (Paragraphe 1).
Paragraphe 1
Légitimité révolutionnaire contre légalité constitutionnelle193
La légitimité de la révolution revendiquée par le peuple s'est vue refusée par une majorité
islamiste à l’Assemblée. Le « peuple de la révolution » s’est ainsi opposé au « peuple des
élections » (A). L’unité qui avait présidé à l’élection de la première Assemblée Constituante
et à l’élaboration de la Constitution du 1
er juin 1959, s’effritait dès le lendemain du 23 octobre
2011, au profit du pluralisme et de la bipolarisation de la Constituante. Au sein de l’ANC, les
débats opposaient constamment les théocrates aux démocrates les amenant à convenir de
compromis et à s’accorder sur des actions politiques communes. A cela s’ajoute l’activité
non-constituante de l’ANC
194 : elle devait adopter les actes portant organisation provisoire des
pouvoirs publics. Ces actes ne sont généralement pas « analysés comme relevant de l’exercice
du “pouvoir constituant”.
»195 Le pouvoir constituant émane d’une délégation expresse du
peuple souverain et consiste pour la doctrine en l’adoption d’une constitution formelle. Cette
explication est le reflet de conceptions théoriques plus profondes héritées de l’adhésion
historique que son appartenance à plusieurs cercles géopolitiques – la Méditerranée, l’Afrique, le monde
arabo-musulman – justifient son ouverture vers la modernité : cette modernité s’appuie sur une forte
tradition syndicale, sur une tradition constitutionnaliste pionnière ainsi que sur un projet social résolument
progressiste (à travers un cadre juridique – le statut personnel – et des réalisations concrètes sur le plan
des politiques éducatives, des politiques de santé, des infrastructures et de l’administration).
» D. PEREZ,
« L’évolution des cultures politiques tunisiennes : l’identité tunisienne en débat »,
Le Carnet de l’IRMC, 7
janvier 2013,
[en ligne], [consulté le 22 mai 2018], http://irmc.hypotheses.org/723.
193 Titre inspiré de l’article de R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en
Tunisie : entre légalité constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., pp. 715-732.
194 A. LE PILLOUER, Les pouvoirs non-constituants des assemblées constituantes, Essai sur le pouvoir
instituant, Paris, Dalloz, 2005, 360 p.
195 Ibid., p. 56.
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générale de la doctrine française à la thèse épistémologique défendue par CARRE DE
MALBERG et KELSEN. En effet, selon ces deux auteurs, c’est la constitution qui pose les
limites du droit positif. Seule la constitution définit le droit qu’il est possible de décrire. C’est
la raison pour laquelle le pouvoir non-constituant des assemblées constituantes n’est pas pris
en compte par les analyses juridiques. L’organisation des pouvoirs publics n’est par
conséquent qu’un simple «
pouvoir de fait »196 au sens où il ne résulte d’aucune habilitation
juridique du souverain. Malgré ce constat théorique, il est nécéssaire d’insister sur le pouvoir
non-constituant de l’ANC. Devant adopter le règlement intérieur de l’Assemblée et définir
l’organisation provisoire des pouvoirs publics, Ennahdha et ses partenaires politiques se sont
servi du principe majoritaire pour s’arroger les postes clefs au sein de la Constituante et de
l’Etat. Ceci poussera les Tunisiens à assimiler, voire à identifier, le parti islamiste majoritaire
à l’ANC à la majorité gouvernante (B).
A.
L’opposition du « peuple de la révolution » au « peuple des élections »
Les différentes classes sociales et catégories professionnelles s'étaient rassemblées pour
réclamer plus de libertés et le respect de leur dignité en tant qu’Hommes et citoyens tunisiens.
Mais alors que la révolution donnait naissance au « peuple de la révolution » (1), l’expression
du pluralisme politique et religieux
197 a permis la création d’un nouveau peuple, celui des
élections (2). Ce dernier est d’ailleurs bien différent de celui qui s’était exprimé le 25 mars
1956, à l’occasion des premières élections constituantes de la Tunisie indépendante.
1. La naissance du « peuple de la révolution »
Le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, Mohamed BOUAZIZI s'immole par le feu. Il devient
alors le symbole des laissés pour compte du développement économique et social de la
capitale et le déclencheur d'une révolte contre un régime autoritaire et défaillant, celui du
Président Zine El-Abidine BEN ALI. Les mouvements spontanés des classes sociales
196 Dans un article consacré au « gouvernement de fait », Ferdinand LARNAUDE estime qu’un gouvernement
de fait est celui qui succède irrégulièrement au gouvernement légal. Son irrégularité résulte du fait qu’il
n’est pas établi selon les normes en vigueur. Autrement dit, il ne dispose d’aucune habilitation juridique
pour agir. Pour plus de précisions sur ce poin voir. F. LARNAUDE, « Le gouvernement de fait »,
Revue
générale de droit international public,
1921, p. 471.
197 Suite à la fuite, le 14 janvier 2011 du couple présidentiel BEN ALI-TRABELSI.
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déshéritées ont été qualifiés d’intifadha198 et se sont amplifiés avec le ralliement des
organisations syndicales au niveau local et des professions libérales de la capitale
199. Sans
leadership et contrairement à d’autres révolutions, les mouvements protestataires qui ont
secoué la Tunisie n'ont pas débuté à Tunis
200. Les revendications économiques et sociales des
régions périphériques du pays se sont associées aux diverses demandes politiques des
paysans, ouvriers, diplômés chômeurs et même aux classes sociales aisées de la capitale. Aux
revendications premières de justice sociale, s’est ajoutée l’ambition démocratique d'un peuple
qui retrouvait sa souveraineté
201 en exprimant à nouveau sa volonté.
Ce n’est qu’en gagnant Tunis que les révoltes ou intifadha, se sont transformées en une
révolution, thawra. « C’est par l’agrégation, puis par la coordination de ces mouvements
spontanés, que nous passons de la mobilisation, à l’insurrection sporadique puis générale et
de l’insurrection générale à la Révolution.
»202 Bien que se fondant sur des considérations
matérielles, le message révolutionnaire des Tunisiens était éminemment politique. En se
détachant des considérations identitaires et religieuses, la population a investi certains lieux
symboliques
203 et, fait des locaux de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT)204 le
siège de la révolution. Les Tunisiens réclamaient le respect des valeurs universelles que sont
la dignité, la liberté, l’égalité et la justice. Cet esprit de désenclavement politique et culturel
s'est également manifesté par les slogans révolutionnaires exprimés – en plus de l’arabe –, en
français et en anglais. Le 14 janvier 2011, le peuple tunisien scandait des « Dégage ! » à
l’encontre du Président BEN ALI, des « Yes we can. Sidi Bouzid », ou des « I have a tunisian
Dream » devant le ministère de l’Intérieur, à l’avenue Habib BOURGUIBA.
198 H. YOUSFI, L’UGTT, une passion tunisienne. Enquête sur les syndicalistes en révolution 2011-2014,
Tunis, IRMC-Med. Ali éditions, 2015, p. 60.
199 Pour plus de détails sur les évènements qui secouèrent la Tunisie à partir du 17 décembre 2010 cf. « De
l’
intifadha au soulèvement général », in Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam,
op.cit., pp. 72-77, et « Du soulèvement populaire de Sidi Bouzid à la chute de Ben Ali (17 décembre 2010-
14 janvier 2011)
», in L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance,
Paris, La Découverte, 2015, p. 86.
200 F. KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions that Shook the World, op.cit., p. 35.
201 On passait du slogan « [l]’emploi est un droit, bande de voleurs » à celui plus révélateur : « Le peuple veut
la chute du régime. »
202 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 74. Voir également B. NABLI,
Comprendre le monde arabe, Paris, Armand Colin, 2013, p. 231.
203 A l’exemple des maisons de l’UGTT, de la place Mohamed Ali AL HAMMI, secrétaire général de l’UGTT
à Tunis, de l’avenue Habib BOURGUIBA, des maisons municipales, des chefs-lieux de gouvernorat et de
délégation. Pour plus de précisions sur ce point cf. H. YOUSFI,
L’UGTT, une passion tunisienne. Enquête
sur les syndicalistes en révolution 2011-2014, op.cit.,
p. 63.
204 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Union Générale Tunisienne du Travail.
60




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Par conséquent, ce peuple révolté et mobilisé pour le droit et contre la dictature, s’oppose
radicalement au «
peuple des élections »205. A la manière du Doyen Yadh BEN ACHOUR, le
« peuple de la révolution » doit être compris au sens emblématique du terme. Il « sort du
foyer vers la rue et de l’obéissance vers la désobéissance civile.
»206 Il s’insurge pour
défendre ses idées, faire aboutir ses revendications et installer de nouvelles institutions. Les
revendications politiques des premiers jours de la révolution se transforment pourtant au
lendemain des élections. Si les Tunisiens se battaient pour le respect de leurs droits sociaux et
politiques, à partir du 23 octobre 2011, les constituants ont posé les bases d’une société et
d’un Etat nouveaux, fondés sur des considérations identitaires et religieuses.
2. L’expression politique du « peuple des élections »
Le 25 mars 2011, le décret-loi n° 14-2011207 portant organisation provisoire des pouvoirs
publics, suspend la Constitution du 1
er juin 1959 et organise le fonctionnement des institutions
politiques jusqu’à ce qu’une Assemblée Constituante soit élue : « Il dissout officiellement les
Chambres des députés et des conseillers, le Conseil constitutionnel et le Conseil économique
et social (art. 2).
»208 Cependant, il maintient en l’état le Tribunal administratif et la Cour des
comptes (art. 3). L’entrée en vigueur du décret-loi n° 14-2011 conduit Fouad MEBAZZA,
président de la République par intérim à exercer le pouvoir législatif et exécutif
209. Le dernier
pouvoir
revient également à un gouvernement provisoire dirigé par Mohamed
GHANNOUCHI. « Quoique de valeur juridique indéfinie dans un ordre normatif en pleine
recomposition
»210, ce décret-loi de légitimité révolutionnaire fonde un système politique et
juridique nouveau
211. Suivi du décret-loi n° 35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection de
l’ANC212, il consacre un scrutin au suffrage universel libre, direct et secret213.
205 La différence entre le peuple de la révolution et celui des élections est empruntée au Doyen Yadh BEN
ACHOUR. Pour plus de précisions sur ce point cf. « Qui est le peuple de la Révolution ? » et,
« L’alternance et le nouveau peuple des élections »,
in Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en
pays d’islam, op.cit.
, respectivement aux pp. 77-80 et 139-144.
206 Ibid., p. 78.
207 Décret-loi n° 14 du 23 mars 2011, JORT n° 20 du 25 mars 2011, p. 363.
208 R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité
constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., p. 722.
209 Il l’exerce sous forme de décrets-lois après délibération du Conseil des ministres.
210 R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité
constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., p. 723.
211 Son préambule fonde le nouveau pouvoir politique sur la souveraineté du peuple et le suffrage universel
libre et équitable : « Le Président de la République par intérim,
Sur proposition du Premier ministre,
61






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Le scrutin mis en place est un scrutin de liste à la représentation proportionnelle au plus fort
reste au niveau de chaque circonscription électorale. Il permet l’expression de toutes les
catégories sociales et de toutes les formations politiques. En favorisant « la multiplication des
listes électorales et l’éparpillement du vote sur une multitude de candidats indépendants
»214,
ce mode de scrutin avantage les partis politiques imposants, à l’exemple d’Ennahdha.
L’abrogation de la loi du 3 mai 1988 et l’adoption du décret-loi n° 87 du 24 septembre 2011
sur les partis politiques
215, permet l’expression du pluralisme politique et religieux ouvrant la
voie aux antagonismes et aux dissidences multiples. D’inspiration démocratique
216, le décret-
loi n° 87 du 24 septembre 2011 légalise une multitude de partis qui « couvre un très large
spectre politique : nationaliste arabe,
libéral, destourien, socialiste, communiste et
islamiste.
»217 Contrairement au Néo-Destour ou au Rassemblement Constitutionnel
Considérant que le peuple tunisien est souverain et exerce sa souveraineté par le biais de ses représentants
élus au suffrage direct, libre et équitable,
Considérant que le peuple a exprimé au cours de la révolution du 14 janvier 2011 sa volonté d'exercer sa
pleine souveraineté dans le cadre d'une nouvelle Constitution,
Considérant que la situation actuelle de l'Etat, après la vacance définitive de la Présidence de la
République le 14 janvier 2011, telle que constatée par le Conseil constitutionnel dans sa déclaration
publiée au Journal Officiel de la République Tunisienne en date du 15 janvier 2011, ne permet plus le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics, et que la pleine application des dispositions de la
Constitution est devenue impossible,
Considérant que le président de la République est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du
territoire et du respect de la loi et de l'exécution des traités, et qu'il veille au fonctionnement régulier des
pouvoirs publics et assure la continuité de l'Etat,
Après délibération du Conseil des ministres.
Prend le décret-loi dont la teneur suit :
Article premier - Jusqu'à ce qu'une Assemblée Nationale Constituante, élue au suffrage universel, libre,
direct et secret selon un régime électoral pris à cet effet, prenne ses fonctions, les pouvoirs publics dans la
République tunisienne sont organisés provisoirement conformément aux dispositions du présent décret-
loi.
» Décret-loi n° 14 du 23 mars 2011, JORT n° 20 du 25 mars 2011, p. 363.
212 JORT, n° 33 du 10 mai 2011, pp. 647-656.
213 Le décret-loi n° 35 du 10 mai 2011 a été complété par plusieurs textes réglementaires. Les plus importants
étant : le décret n° 1088 du 3 août 2011 relatif au découpage des circonscriptions électorales et au nombre
des sièges attribués à chaque circonscription (
JORT, n° 59 du 9 août 2011, pp. 1434-1442). Le décret n°
1087 du 3 août 2011 fixant le plafond de la subvention électorale et ses modalités d’ordonnancement
(
JORT, n° 59 du 9 août 2011, p. 1434). Le décret n° 1089 du 3 août 2011 fixant le niveau des
responsabilités au sein du
Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) déterminant l’inéligibilité à
l’ANC conformément à l’article 15 du décret-loi n° 35 du 10 mai 2011 (
JORT, n° 59 du 9 août 2011, p.
1443).
214 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 85.
215 JORT, n° 74 du 30 septembre 2011, pp. 1993-1996.
216 Ce décret-loi abroge les lois liberticides de 1988 et fonde le nouveau régime sur le principe de la liberté
d’organisation des partis politiques. L’autorisation préalable du ministre de l’Intérieur est supprimée et
remplacée par une déclaration auprès du Premier ministre. Les autorités politiques ne peuvent plus entraver
directement ou indirectement l’organisation et le fonctionnement des partis.
217 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 86.
62











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Démocratique218, les partis politiques qui se mobilisent sont peu organisés et, nouvellement
implantés dans la société tunisienne.
De plus, même si les revendications populaires ne sont ni identitaires ni religieuses, une
révolution politique « peut avoir pour résultat paradoxal de renforcer les réactions et réflexes
identitaires majoritaires dans la société.
»219 C'est effectivement ce qui s'est produit : la
multiplication excessive de partis et la comparaison des partis démocratiques aux élites
occidentalisées ont poussé les classes deshéritées à voter majoritairement pour les islamistes.
En effet, « l’électeur moyen a eu l’impression que le combat politique opposait “le défenseur
de la religion” et le “négateur de la religion”. Il y a eu par conséquent une mobilisation
forte pour défendre
assez
les “laïques”,
al’almâniyyun.
»220 Certes le « peuple de la révolution » retrouve sa souveraineté mais, la
la religion qu’on croyait menacée par
flamme révolutionnaire qui avait réussi à rassembler les Tunisiens autour d’un objectif
commun, s’éteint rapidement. Du fait du désintérêt de la population pour les élections et du
faible taux d’inscriptions volontaires sur les listes électorales, aucun parti politique n’obtient
la majorité absolue des sièges à l’Assemblée : 89 des 217 sièges de l’ANC sont occupés par
les islamistes d’Ennahdha, alors même qu’ils n’avaient pas participé de manière directe, à la
révolution. Les exactions commises par les régimes autoritaires de BOURGUIBA et BEN
ALI leur ont donné une légitimité historique sans précédent.
En 2011, aucun parti ne symbolise à lui seul l’unité nationale, contrairement aux élections
constituantes du 25 mars 1956. Alors, Habib BOURGUIBA avait éliminé ses adversaires
politiques
221, avant même que le Bey n’accepte de sceller – le 29 décembre 1955 – le décret
portant convocation d’une Assemblée Constituante. En écartant les défenseurs de l’identité
arabe et musulmane et en s’alliant à l’UGTT, il s’assurait de la part de ses alliés, du respect de
sa politique du "plan par étapes
222". La loi électorale promulguée le 6 janvier 1956 faisait le
218 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD).
219 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp. 113-114.
220 Ibid., p. 138.
221 L’opposition politique à Habib BOURGUIBA s’organisait essentiellement au sein de trois mouvements.
Ses principaux adversaires étaient les
yousséfistes, les zeïtouniens et, les caciques du Vieux-Destour. Pour
plus de précisions sur l’identité des militants
yousséfistes et leur rôle dans la formation de l’identité
constitutionnelle tunisienne cf. le 2. du A. du Paragraphe 2 de ce chapitre relatif à
l’adaptation de l’Islam à
la conception occidentale de la souveraineté, p. 75.
222 Le "plan par étapes" ou « méthode des petits pas » est la technique politique par laquelle Habib
BOURGUIBA va arracher progressivement la souveraineté tunisienne à la France. Les concessions
accordées à l’adversaire n’étaient par conséquent que des étapes intermédiaires pour avancer vers un
objectif déterminé à savoir l’indépendance de la Tunisie. Pour plus de précisions sur ce point cf. «
La
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choix du scrutin majoritaire à un tour. Elle permettait au Front National constitué le 15 mai
1956
223 de faire cavalier seul et au Néo-Destour d’être la principale force au sein de l’ANC224.
La volonté exprimée le 23 octobre 2011 n’est plus celle du seul Combattant Suprême, al
mujâhid al akbar
225. Elle reflète la diversité et l’hétérogénéité des idées politiques de la
population. Majoritaires à l’Assemblée, les islamistes sont amenés à former un gouvernement
de coalition
226 et de s’allier avec deux partis séculiers de l’ancien régime : le CPR et
Ettakatol. Mais alors que les Tunisiens avaient été appelés pour élire les membres d’une
Assemblée Nationale Constituante, les élections du 23 octobre 2011 ont divisé la scène
politique et cristallisé les débats au sein de l’ANC entre partisans de la coalition
gouvernementale et opposants à la politique de la troïka
227.
B.
La confrontation entre majorité et opposition au sein de l’Assemblée Nationale
Constituante
La composition hétérogène de l’ANC laisse penser que la division majeure se situe entre le
parti islamiste majoritaire et les partis séculiers, mais c'est la division entre partisans de la
majorité au pouvoir et opposants à la politique gouvernementale (2) qui prime. Cette alliance
forcée entre les théocrates et les démocrates est le fruit d’un islam politique de type
particulier : l’islam du juste milieu (1). Afin d’appréhender l’islam du juste milieu, il est
nécessaire de comprendre l’islam politique en général et son expression en Tunisie.
L’islam politique recouvre en réalité divers courants politiques et religieux de contestation,
qui naissent dans des contextes de crise socio-économique et identitaire. Ces différents
courants présentent une lecture idéologique de l’Islam. Bien qu’ils émergent dans les années
méthode des petits pas », in C. DEBBASCH, La République tunisienne, Paris, Librairie générale de droit et
de jurisprudence, coll. « Comment ils sont gouvernés », 1962, pp. 7-10.
223 Le Front National « à la tête duquel se trouvait le Néo-Destour et dans lequel étaient alliés à l’Union
générale des travailleurs tunisiens (UGTT), l’Union nationale des agriculteurs de Tunisie (UNAT) et
l’Union tunisienne des artisans et commerçants (UTAC).
» C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie,
Manouba, Centre de Publication Universitaire, 2015, p. 206. Voir également C. DEBBASCH, « Les
Assemblées en Tunisie »,
Annuaire de l’Afrique du Nord, Paris, Editions du CNRS, 1962, pp. 86-87. Pour
plus de précisions sur le
Front National cf. Annexe 1 – Glossaire – Front National.
224 Sur les 108 députés élus, 99 d’entre eux, soit 91,69%, ont des affinités avec le Néo-Destour.
225 Surnom qu’Habib BOURGUIBA s’est attribué pour signifier son rôle dans l’avènement de la Tunisie
indépendante. Pour plus de précisions sur ce point cf. Annexe 1 – Glossaire–
Habib BOURGUIBA.
226 Dénommée troïka en Tunisie.
227 Les origines de la coalition gouvernementale sont abordées dans le 2. du B. qui suit.
64






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1930, leur essor le plus récent dans le monde arabo-musulman remonte aux années 1970-
1980. Les différents courants qui composent l’islam politique sont divisés sur les stratégies à
adopter et les moyens d’accès au pouvoir. Bien souvent, ils ont des positions relativement
différentes à l’égard de la violence et surtout, à l’égard de la question de la participation
démocratique et légale au jeu politique
228. Le combat des islamistes est un combat
éminemment politique inscrit dans le cadre national, exigeant que tous les aspects de la vie en
société soient soumis aux préceptes de la charia. Leur but est de conquérir le pouvoir et
d'instaurer un Etat islamique, car leur conception radicale et théocratique du pouvoir refuse
toute autonomie à l’individu
229. Ils intègrent le jeu politique légal et national pour bénéficier
des instruments et des rouages de l’Etat.
De manière générale, face aux désarrois socio-économiques, politiques et culturels des
sociétés arabo-musulmanes, les islamistes proposent une lecture politique et absolue du
Coran. Concernant l’organisation sociale et étatique, leur but est d'appliquer le modèle
prophétique de Médine, rejetant les idéologies contemporaines telles que le libéralisme, le
socialisme, le nationalisme, le modernisme ou le laïcisme, qu’ils considèrent contraires à la
culture des sociétés islamiques
230. Refusant ainsi la modernisation de l’Islam, ils prônent
l’islamisation de la modernité, afin de renverser l’ordre établi et de fonder des Etats
islamiques.
En Tunisie, la répression du Mouvement de Tendance Islamique par Z. BEN ALI dans les
années 1980-1990 a entraîné la radicalisation du parti, alors même qu’il rejetait la violence
231.
A la suite de la révolution tunisienne, la participation d’Ennahdha à l’élaboration de la
constitution marque la naissance d’une nouvelle génération d’islamistes, capables d’assumer
des responsabilités et de faire des compromis politiques. L’accès au pouvoir d’Ennahdha l’a
amené à modérer sa ligne idéologique : il ne fait plus référence à la charia et il se présente
comme un parti musulman démocrate
232.
228 A. LAMCHICHI, L’islamisme politique, op.cit., p. 8.
229 Ibid., p. 9.
230 Pour plus de précisions sur l’islam politique sunnite cf. R. ALILI, Qu’est-ce que l’islam ?, op.cit., pp. 322-
336.
231 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Ennahdha.
232 Il semblerait avoir abandonné son projet d’Etat islamique. En 2016, à l’occasion de son dixième congrès, le
parti a même déclaré séparer l’action politique de la prédication religieuse.
65







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1. L’islam du juste milieu et la mise en œuvre des mécanismes de la démocratie
procédurale
Bien que n’ayant pas obtenu la majorité absolue des sièges à l’ANC, Ennahdha est le parti qui
totalise le plus de voix. Sa cohabitation avec des partis politiques séculiers l’amène à
composer avec les défenseurs de la démocratie. Si les théocrates cherchent à organiser la cité
terrestre conformément aux impératifs célestes du Coran, les démocrates considèrent que la
démocratie et ses valeurs doivent être les fondements de l’organisation étatique
233. Les points
de vue théologiques des théocrates s’opposent radicalement au « relativisme et [à] l’élasticité
des horizons mentaux
»234 des démocrates. Il est d’ailleurs politiquement impossible de les
harmoniser, puisque les théocrates rejettent l’idée de démocratie et celle de citoyenneté pour
deux raisons fondamentales : « La première, est que le concept [de démocratie] appartient à
une culture étrangère à la culture islamique
235, la deuxième, est qu’il constitue une négation
du dogme islamique relatif à la souveraineté divine
236. »237 En reconnaissant la règle qui
attribue à la majorité élue la direction des affaires publiques, les islamistes se servent pourtant
d’une des procédures de la démocratie. Seules ces procédures permettent d’ailleurs la
cohabitation entre théocrates et démocrates à l’ANC.
En novembre 2005 déjà, Ennahdha s’était joint aux partis d’opposition démocratique pour
contester la tenue à Tunis du
Sommet Mondial sur la Société de l’Information (SMSI)238. En
233 Le Doyen Yadh BEN ACHOUR expose sur son blog les différents types de démocrates et de théocrates. Il
y aurait selon lui, le démocrate de conviction, le démocrate stratège et le démocrate par nécessité. Alors que
pour le premier la démocratie est une valeur fondamentale et une fin en soi, pour le second la démocratie
n’est qu’un moyen pour atteindre un but stratégique. Le dernier voit la démocratie comme la seule voie
envisageable pour cohabiter avec des forces politiques hostiles. Son objectif est essentiellement la
recherche de la paix dans une société divisée. A ces trois démocrates, il oppose le théocrate mondain, le
théocrate militant et le théocrate radical. Alors que le premier compose avec le monde en acceptant le mal
qui s’y trouve, le théocrate militant veut combattre le mal en s’engageant politiquement ou/et
caritativement. Le dernier voit le mal terrestre comme la négation des lois de Dieu et veut l’éradiquer par la
violence. Cf. Y. BEN ACHOUR,
Le blog de Yadh BEN ACHOUR. Propos, articles et réflexions,
« L’action politique commune entre “démocrates” et “théocrates” dans le monde arabe », [en ligne],
[consulté le 23 mars 2018], http://yadhba.blogspot.com/2012/10/laction-politique-commune-entre.html.
234 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 132.
235 Contrairement à ce que les théocrates pensent, le terme de démocratie a été introduit dans la pensée
politique arabe à partir du XVIIème siècle. Kâtib CHELEBI (1609-1657) transcrit phonétiquement le terme
(
dîmuqrâtiyya) dans son Irshâd al Hayâra ilâ tarîkh al yûnan wa-rûmi wa-nasâra. Il ne fut cependant
approprié par le langage politique arabe qu’au XIXème siècle. On le retrouve notamment en 1989 dans
Um
al qûra
de KAWAKIBI.
236 La souveraineté divine fait l’objet du Paragraphe 2 de ce chapitre.
237 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 130.
238 Ce Sommet devait réunir des délégations étrangères et représentants gouvernementaux du monde entier.
Opposés à la tenue de ce Sommet dans une Tunisie qui réprime la liberté d’information, les partis politiques
d’opposition constituent le Mouvement du 18 octobre 2005. Ce Mouvement conteste le régime autoritaire
66




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s’alliant à l’opposition démocratique, Ennahdha fait preuve de modération. L’islam politique
se transforme alors et s’inscrit dans une nouvelle perspective, celle du juste milieu, de
wasatiyya ou d’i’tidâl. L’islam du juste milieu est une théorie ancienne qui a été reprise par
les islamistes en Tunisie au moment du processus constituant. Aux origines de l’Islam, elle
avait opposé les tenants du pouvoir (les « Gens de la Sunna et du Consensus ») aux dissidents
(qu’ils soient sectaires,
a-shî’a, sortants de l’Islam, al khawârij ou le refutant, a-rawâfidh)239.
Suite aux élections du 23 octobre 2011, l’islam du juste milieu est le fruit des concessions
faites par Ennahdha. Dans l’objectif de conserver sa légitimité électorale et sa place au
pouvoir, le parti islamiste accepte les procédures de la démocratie à l’instar des élections et du
principe majoritaire.
« Contrairement aux tendances salafistes, l’islam du juste milieu n’hésite pas à poser le
principe de la souveraineté du peuple et sa fonction législatrice, le principe de l’alternance
au pouvoir, la citoyenneté sans distinction religieuse, la liberté de conscience et d’opinion,
l’égalité de l’homme et de la femme, notamment le droit pour celle-ci d’être juge et chef de
l’Etat.
»240 Bien que la pratique du pouvoir réforme l’islam politique, les procédures de la
démocratie sont au service de la cohabitation entre théocrates et démocrates à l’ANC
241.
Autrement dit les théocrates n’adhèrent pas aux valeurs de la démocratie mais utilisent ses
mécanismes pour accéder à l’arène politique. Contrairement à eux, les démocrates croient aux
valeurs de la démocratie mais pactisent avec les islamistes à des fins stratégiques. En effet, en
familiarisant leurs ennemis avec les comportements concertés, ils les obligent à communiquer
et à les reconnaître comme des partenaires politiques
242.
et liberticide de BEN ALI. Les partis politiques qui composent ce Mouvement organisent une grève de la
faim collective qui dure près d’un mois. Pour plus d’informations sur ce point cf. M. BEN JAAFAR,
Un si
long chemin vers la démocratie : Entretien avec Vincent GEISSER,
Tunis, Editions Nirvana, 2014, pp. 130-
132.
239 L’objectif de ces développements n’est pas de s’attarder sur la théorie et ses évolutions mais sur la prise de
position politique d’
Ennahdha. Pour plus de précisions sur l’expression actuelle de l’islam du juste milieu
dans les Etats musulmans du continent africain cf. C. BAYLOCQ et A. HLAOUA, « Diffuser un “islam du
juste milieu” ? Les nouvelles ambitions de la diplomatie religieuse africaine du Maroc »,
Afrique
contemporaine
, 2016/1, n° 257, pp. 113-128.
240 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp.130-131. Les notions de
souveraineté du peuple, de citoyenneté, de liberté de conscience et d’opinion et d’égalité homme-femme
font l’objet de développements ultérieurs. Chacune d’elle sera exposée en prenant en compte le contexte
tunisien.
241 Bilal TALIDI, un des représentants du Parti de la justice et du développement au Maroc exprime
parfaitement ce point dans l’article qui suit : B. TALIDI, « Les sources doctrinales du pluralisme
politique »,
in Fondation Konrad Adenauer et Centre Al Qods d’Etudes politiques (ed.), Vers un discours
islamique démocratique et civil, (Nahwa khitab islâmi dîmuqrâtî madanî),
Amman, 1er édition, 2007, p.
203.
242 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp.131-132.
67




Page 69
Il est d’ailleurs important de noter que, Rached GHANNOUCHI243 propose à deux partis
séculiers de l’opposition politique sous BEN ALI, de constituer un gouvernement national de
coalition, une troïka. Les partisans de la coalition sont Ennahdha, le Congrès Pour la
République et Ettakatol ; ils s’accordent sur la répartition des responsabilités au sein des
nouvelles institutions. «
Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaafar244 sont respectivement élus
par les constituants aux présidences de la République et de l’ANC, alors que Hamadi Jebali,
le secrétaire général d’Ennahdha est nommé Premier ministre.
»245 Le compromis
institutionnel
246 précède les compromis constitutionnels qui matérialiseront les divisions au
sein de l’ANC. Au lieu de s’accorder sur l’élaboration de la constitution et la mise en place de
nouvelles
institutions,
les débats constituants se polarisent autour de
la politique
gouvernementale d’Ennahdha. A l’ANC les constituants sont divisés entre partisans de la
coalition gouvernementale et opposants à la majorité au pouvoir.
2. La cristallisation de la division entre partisans de la troïka et opposants à la politique
gouvernementale
La division des assemblées parlementaires s’effectue traditionnellement entre la « majorité »
et l’« opposition ». La majorité est généralement comprise comme « le parti ou la coalition
qui réunit le plus grand nombre de suffrages ou d’élus dans une assemblée et acquiert ainsi la
vocation de prendre en charge le gouvernement et d’exercer le pouvoir.
»247 En vue de former
une majorité de 137 sièges sur les 217, Ennahdha est amené à cohabiter et à composer avec
les élus du
Congrès Pour la République et d’Ettakatol. Les 80 sièges restant248 sont par
conséquent, ceux de l’opposition. Cette dernière est traditionnellement composée de
« l’ensemble des représentants des partis des indépendants qui n’appartiennent pas à cette
majorité au pouvoir, et qui normalement ont pour rôle de surveiller et de critiquer le
243 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Rached GHANNOUCHI.
244 Ces deux hommes politiques sont les leaders respectifs du Congrès Pour la République et d’Ettakatol.
245 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., pp. 91-92.
246 Malgré la présentation de trois candidats pour l’élection du président de l’ANC et de dix candidats pour
celle du président de la République, Mustapha BEN JAAFAR a été élu à 145 voix et Moncef MARZOUKI
à 153 voix. Soutenus par la majorité, les candidats de l’opposition n’avaient aucune chance d’être élus.
Pour plus de précisions sur ce point cf. F. MOUSSA, « Débat majorité-opposition au sein de la
Constituante »,
in Association Tunisienne d’Etudes Politiques (dir.), Les IIIèmes Conférences de l’ATEP.
Gouvernements de coalition et enjeux politiques,
Tunis, Imprimerie MAN, 2012, p. 25.
247 Ibid., p. 18.
248 Qui totalisent 14 partis politiques et des indépendants.
68





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gouvernement. »249 La division de l’ANC entre « majorité » et « opposition » ne recoupe
cependant pas celle entre théocrates et démocrates. « Chaque parti politique [est] libre dans
ses choix et [peut] s’opposer à certaines options défendues par le parti majoritaire dans la
coalition au sujet de la Constitution.
»250 La répartition des responsabilités au sein des
nouvelles institutions entre les trois partis de la majorité à l’ANC
251 ne devait pas avoir
d’impact sur la constitution en élaboration. Or, les textes fondamentaux de l’ANC ont fait
l’objet de délibérations entre le parti islamiste et ses deux alliés. Ceci a d’ailleurs retardé
l’adoption de la constitution.
Arnaud LE PILLOUER emploie l’expression « pouvoir instituant » pour désigner l’ensemble
des actes adoptés par les assemblées constituantes et qui ne font pas partie de la constitution
formelle. Il précise que le « pouvoir instituant » désigne « la faculté d’adopter une
organisation des pouvoirs publics (c’est-à-dire une constitution au sein matériel), dont la
particularité (qui le distingue par conséquent du “pouvoir constituant” entendu au sens
large), est que l’organe qui la crée exclut de cette organisation le ou les organes qui lui
succèderont.
»252 En instituant la troïka, la majorité au pouvoir délaisse la fonction
constituante et insiste « sur la nécessité de gouverner et sur la dimension parlementaire de la
nouvelle Chambre.
»253 Alors que le décret-loi n° 35 du 10 mai 2011254 ne donne aucune
indication sur les compétences de l’ANC, le compromis institutionnel pousse la majorité à
penser que l’ANC est « souveraine pour statuer sur l’étendue de ses prérogatives et sur sa
durée.
»255 En adoptant la loi constituante n° 6 du 16 décembre 2011256, le parti islamiste fait
249 F. MOUSSA, « Débat majorité-opposition au sein de la Constituante », précit., p. 18.
250 Ibid., p. 23.
251 Il est d’ailleurs intéressant de noter que les trois partis formant la troïka font chacun des paris différents sur
l’alliance politique contractée. Le
CPR avait pour objectif principal de marginaliser les islamistes et les
sécularistes radicaux. Il espérait une alliance entre islamistes et sécularistes modérés. Même s’il croyait en
cet idéal, Ettakatol souhaitait surtout exercer le pouvoir. Il en était de même pour Ennahdha qui avait été
réprimé et exclu de la scène politique pendant des années.
252 A. LE PILLOUER, Les pouvoirs non-constituants des assemblées constituantes, Essai sur le pouvoir
instituant, op.cit., p. 71.
253 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 91.
254 Décret-loi relatif à l’élection d’une Assemblée Nationale Constituante. JORT, n° 33 du 10 mai 2011, pp.
647-656.
255 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 91.
256 Décret relatif à l’organisation des pouvoirs publics. JORT, n° 97 des 20 et 23 décembre 2011, p. 3111. En
plus du pouvoir constituant, ce texte dispose du pouvoir législatif et du contrôle du gouvernement par la
mise en œuvre de la responsabilité du gouvernement (investiture et révocation) devant l’Assemblée. Appelé
« Petite Constitution », il attribue l’essentiel du pouvoir exécutif au chef du gouvernement. Même s’il est
nommé par le président de la République au sein du parti qui a obtenu le plus de sièges à l’Assemblée
(article 15), il dispose seul du pouvoir réglementaire. Son pouvoir de nomination aux hautes fonctions
publiques, diplomatiques et militaires est partagé avec le président de la République qui n’a qu’une
fonction de représentation. Responsable devant l’Assemblée (article 19), il peut modifier la composition du
69



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du chef du Gouvernement la pièce maîtresse du pouvoir exécutif. Coopté par les dirigeants et
partisans d’Ennahdha, Hamadi JEBALI exerce l’essentiel du pouvoir. Le rôle du président de
la République n’est que symbolique et le régime mis en place est un véritable régime
parlementaire. Seulement, l’absence d’un programme politique précis et le manque
d’expérience gouvernementale du parti islamiste, exacerbent les tensions et dissensions au
sein de la Constituante. A cela s’ajoutent les débats relatifs à la durée du mandat de l’ANC.
L’article 6 du décret n° 1086 du 3 août 2011 relatif à la convocation des électeurs pour élire
les membres de l’ANC avait fixé une période d’un an pour rédiger une constitution
257. « Or,
dès l’adoption du préambule du texte sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics,
l’ANC, par vote majoritaire, a rejeté cette limitation arguant de son caractère souverain et de
la légitimité populaire !
»258 L’opposition conteste les choix politiques et les textes adoptés
par la majorité au pouvoir.
Accaparé par les travaux du compromis institutionnel, l’avènement des compromis
constitutionnels est retardé
259. Les débats constituants se polarisent par ailleurs sur des
revendications identitaires et religieuses
260. Le 23 octobre 2012, la crise de légitimité qui
frappe l’ANC « sera évidemment exploitée par ses opposants, à la tête desquels se trouvait le
parti Nidaa Tounès, constitué en janvier 2012
. »261 Fédérant un certain nombre de partis
politiques de l’opposition autour d’un message simple, centré sur la préservation des « acquis
modernes
» de la Tunisie, le parti politique de Béji CAÏD ESSEBSI262 se présente comme « le
principal concurrent électoral du parti islamiste.
»263 Il reproche aux Nahdhaouis de
méconnaître « le poids de l’héritage bourguibien dans la société tunisienne, la force et les
gouvernement après avoir informé le président et consulté le Conseil des ministres. Pour plus de précisions
sur ce point cf. R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre
légalité constitutionnelle et légitimité révolutionnaire »,
précit., p. 731.
257 JORT, n° 59 du 9 août 2011, p. 1432.
258 R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité
constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., p. 731.
259 Pour une étude détaillée des compromis institutionnels et constitutionnels égyptiens voir A. BLOUËT, Le
pouvoir pré-constituant. Analyse conceptuelle et empirique du processus constitutionnel égyptien après la
Révolution du 25 janvier 2011,
Institut Francophone de la Justice et de la Démocratie, « Collection des
Thèses », n° 178, 2019, 328 p.
260 Ces débats font l’objet du Paragraphe 2 qui suit.
261 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 140.
262 Nommé Premier ministre par intérim le 3 mars 2011, Béji CAÏD ESSEBSI est une figure politique du
régime de BOURGUIBA et de BEN ALI. Sous BOURGUIBA, Il a été directeur de la Sûreté nationale de
1963 à 1965, ministre de l’Intérieur de 1965 à 1969, ministre de la Défense de 1969 à 1970 et, ministre des
Affaires étrangères de 1981 à 1986. Sous BEN ALI, il a été président de la Chambre des députés de mars
1990 à octobre 1991. Pour plus de précisions sur la vie de Béji CAÏD ESSEBSI cf. Annexe 1 – Glossaire –
Béji CAÏD ESSEBSI.
263 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 93.
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caractères des organisations et associations non-gouvernementales laïques et démocratiques
œuvrant dans le domaine social et politique, la nature véritable de l’esprit civique en Tunisie,
l’attitude de la majorité des Tunisiens sur le problème des rapports entre la religion et
l’Etat.
»264 Nida Tounes rassemble alors l’ensemble des partis politiques qui contestent la
gestion de la période transitoire par la majorité au pouvoir. Le message du parti est simple : il
refuse l’islamisation des institutions et de l’Etat voulue par Ennahdha.
Au moment de la rédaction de la Constitution, les idées d’Ennahdha sur la nature de l’Etat et
celle de la société ne sont pas toujours suivies par ses deux partenaires. Quand les théocrates
empiètent sur les fondements mêmes de la démocratie, les démocrates – qu’ils soient de la
majorité ou de l’opposition –, s’insurgent. Ils ne peuvent admettre que la charia soit la source
de législation et Dieu, le seul souverain. Face à l’obsession de la religion et à la recrudescence
de la violence politique, la démocratie procédurale atteint ses limites. L’assimilation de la
majorité aux islamistes est ainsi contrecarrée par l’opposition entre théocrates et démocrates à
l’ANC.
Paragraphe 2
La récupération de la révolution par les islamistes
Le programme électoral du parti Ennahdha avait explicitement précisé la volonté des
islamistes de maintenir la formulation de l’article 1
er de la Constitution du 1er juin 1959. Ce-
dernier dispose que : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa
religion, l’arabe sa langue et la République son régime.
»265 Une fois au pouvoir, les
Nahdhaouis en décident autrement. Alors que leur légitimité électorale s’essouffle, les
revendications identitaires et religieuses se font plus présentes. En 2012, ils manifestent leur
volonté de faire de la charia, la source de la législation et de Dieu, le seul souverain (A).
Cependant, « [à] la suite de manifestations organisées par les associations sécularistes au
moment du cinquante-sixième anniversaire de l’indépendance, Ennahdha recule sur
264 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 142. Ces différents points sont
abordés dans les développements et chapitres qui suivent.
265 La formulation vague de l’article ne permettait pas de faire de l’Islam le fondement de la Constitution ou/et
de la législation en Tunisie. Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution
du 1
er juin 1959, article premier.
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l’inscription de la charia dans la Constitution. »266 A ce moment-là et dans l’objectif de rester
majoritaire à l’ANC, les théocrates vont devoir « s’acclimater au climat social et politique
sécularisé
»267 propre à la Tunisie. A l’instar de la démocratie procédurale, l’islam du juste
milieu fait le choix de la laïcité procédurale (B).
A.
La volonté des islamistes de faire de la charia la source de la législation et de
Dieu, le seul souverain
Pour les islamistes, l’Islam est normatif et le Coran est à la fois conçu comme foi et loi (1).
Seulement, le contexte dans lequel la Constitution du 1
er juin 1959 a été adoptée, adapte
l’Islam à la conception occidentale de la souveraineté (2). Sous les régimes autoritaires de
BOURGUIBA et de BEN ALI, l’expression de l’islam politique n’était pas libre. A la fuite de
BEN ALI, le retour à Tunis de Rached GHANNOUCHI et la victoire électorale d’Ennahda
permet au parti islamiste de revendiquer publiquement la constitutionnalisation de la charia et
la souveraineté de Dieu. Alors même qu’en signant le le
Pacte républicain268 le 1er juillet
2011, Ennahdha avait renoncé à l’inscription de la formule faisant de l’Islam la religion de
l’Etat, une fois au pouvoir le discours des islamistes change radicalement (3).
-
266 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 93.
267 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 133.
268 Le Pacte républicain rappelle en premier lieu, les principes et objectifs de la révolution tels que la liberté,
la dignité, la justice, l’égalité et la rupture avec la dictature et le système de corruption. Il insiste également
sur la volonté exprimée par le peuple tunisien de fonder la société civile sur le dialogue, la tolérance, le
droit à la différence et de baser le régime politique sur la citoyenneté et les valeurs de la République. En
plus de consacrer le caractère « civil » de l’Etat, il dispose de l’identité arabe et islamique du peuple. Il
souligne également l’importance de :
La souveraineté populaire, d’un régime politique fondé sur la séparation des pouvoirs, l’indépendance du
pouvoir judiciaire et la neutralité de l’administration ;
L’autonomie individuelle de chaque citoyen et la séparation du champ religieux du champ politique ;
L’égalité des citoyens devant la loi sans discrimination aucune, la reconnaissance des libertés publiques et
la pénalisation de la torture ;
La reconnaissance des acquis de la femme consacrés par le
Code du Statut Personnel (CSP) du 13 août
1956 ;
La reconnaissance des droits de la jeunesse, de l’enfance et des citoyens tunisiens résidant à l’étranger ;
La mise en place d’un modèle de développement basé sur une distribution équitable des richesses,
l’équilibre entre les régions et la garantie des droits fondamentaux ;
L’emploi de la langue arabe comme langue nationale officielle qui reste ouverte sur les langues et cultures
étrangères ;
Le respect de l’indépendance nationale et du droit à l’autodétermination.
-
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-
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1. La normativité de l’Islam et la conception du Coran comme foi et loi
Contrairement à la Bible, le Coran n’est ni rédigé par des apôtres ni pensé par des esprits
humains. Il est «
le Logos même de Dieu »269, la parole révélée. En énonçant qu’« il faut
rendre à César ce qui est à César et à Dieu, ce qui est à Dieu
»270, l’Evangile selon Matthieu
sépare le pouvoir temporel de la royauté du pouvoir spirituel incarné par l’Eglise. A l’opposé
de la Bible, il est difficile de distinguer les prescriptions divines du Coran des considérations
matérielles de l’époque de Mahomet. D’ailleurs, aucune institution à l’exemple de l’Eglise
n’existe en Islam. A la seule lecture du Coran, le croyant accède à la parole révélée. Il n’y a
aucun intermédiaire entre l’humain et le divin. Si le musulman n’applique pas à la lettre les
prescriptions coraniques, il se défait de la foi et de la loi
271. Par conséquent, comment
interpréter le texte sans s’éloigner de la volonté souveraine de Dieu ? Comment détacher la foi
de la loi ? Le verset 13 de la Sourate 35 Al-Fatir du Coran énonce : « Tel est Dieu, votre
Seigneur ! La royauté lui appartient. Ceux que vous invoquez en dehors de lui ne possèdent
même pas une pellicule de noyau de datte » (XXXV, 13).
»272 Aucune séparation n’existerait
entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel en Islam. La souveraineté serait un attribut
exclusif de Dieu. Mais alors, qu’est-ce que la souveraineté ?
« La théorie générale du droit constitutionnel ramène la souveraineté à deux qualités
essentielles, elle est d’abord puissance unique et ensuite puissance souveraine.
»273 La
souveraineté unifie les éléments composant le corps social et le représente. Nul ne peut
d’ailleurs contester sa puissance puisqu’elle est suprême. « Comme la souveraineté exprime
l’idée d’un pouvoir (ou puissance) de commander que détient un Etat – elle est le critère de
l’Etat –, elle fait figure de type déterminé de pouvoir ou de puissance ; elle est l’espèce du
genre plus vaste que constitue le pouvoir ou la puissance.
»274 Inventée par Jean BODIN dans
ses Six Livres de la République en 1576, la souveraineté fonde la théorie juridique du pouvoir
269 J.-P. CHARNAY, Esprit du droit musulman, Paris, Dalloz, 2008, p. 4.
270 Evangile selon Matthieu, Chapitre 22, verset 21.
271 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
272 P. D’IRIBARNE, L’islam devant la démocratie, Paris, Editions Gallimard, 2013, p. 117. Mis à part ce
verset, la plupart des versets du Coran traduits en français et cités dans ce travail sont issus de la traduction
du
Coran en français [en ligne], [consulté le 3 mai 2019], https://www.coran-francais.com/coran-francais-
sourate-35-0.html.
273 S. KLIBI, « Les principes républicains », in Association Tunisienne de Droit Constitutionnel (dir.), La
République, Tunis, Centre de Publication Universitaire, 1997, p. 46.
274 O. BEAUD, « Souveraineté », in P. RAYNAUD et S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la philosophie
politique, op.cit., p. 735.
73




Page 75
politique. Unifié, indivisible et suprême, ce pouvoir est attribué à un être impersonnel, l’Etat.
Or en Islam, seul l’être métaphysique – Dieu –, est souverain. L’étude de l’introduction du
concept de souveraineté dans la pensée politique et juridique islamique, passe nécessairement
par une analyse linguistique de l’arabe.
« Etymologiquement, il est difficile de trouver au terme souveraineté son équivalent
arabe.
»275 Si le Coran est sacré par son origine divine, la langue arabe, langue du tanzîl, de la
« descente » ou révélation, a été sacralisée puisqu’utilisée par Dieu pour communiquer avec
Mahomet. En arabe classique, l’adjectif Sayed est l’équivalent de l’honnête homme. En arabe
moderne, il signifie Monsieur et non le souverain. « Il faut attendre les temps modernes pour
qu’une nouvelle approche de la souveraineté soit élaborée.
»276 C'est en reconnaissant
l’indépendance et la souveraineté de l’Etat irakien, que la Convention de 1927 entre le
Royaume-Uni et l’Irak a permis l’appropriation et l’interprétation du concept de souveraineté,
Syïada, par les idéologues islamistes. Du fait de la colonisation, les idées politiques
occidentales vont pénétrer l’esprit politique du droit musulman
277 et l’Islam va peu à peu,
adopter la perception occidentale de la souveraineté.
Dans l’objectif de transformer la société des temps modernes et de l’adapter aux préceptes
coraniques, Abu Ala MAWDUDI
278 reprend à son compte une nouvelle forme de
275 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 363.
276 Ibid. La référence aux « temps modernes » renvoie à l’idée d’Etat moderne. Souvent comparé et opposé à
l’organisation politique anté et anti-étatique de la cité romaine, l’Etat moderne suppose une nouvelle
représentation et structuration du pouvoir politique basé -entre autres- sur une puissance de commandement
civile exercée sur un territoire délimité.
277 L’expression « droit musulman » est occidentale. Elle renvoie à l’opposition des deux grands systèmes
juridiques de l’Occident. La tradition civiliste ou romano-germanique issue du droit romain consiste en
l’ensemble de principes et de règles hiérarchisées posées par les textes. La tradition de
Common Law issue
du droit anglo-saxon consiste en l’ensemble des précédents émanant des litiges judiciaires. Le droit
musulman serait un mélange des deux traditions. C’est un droit révélé puisque posé par un texte, le
Coran.
Mais, c’est également un droit composé d’une série de précédents, de
fatwa, consultations/opinions. Pour
plus de précisions sur ce point cf. J.-P. CHARNAY,
Esprit du droit musulman, op.cit., p. 6. Voir également
B. DUPRET et L. BUSKENS, « De l’invention du droit musulman à la pratique juridique contemporaine »,
in B. DUPRET (dir.), La charia aujourd’hui. Usage de la référence au droit islamique, Paris, La
Découverte, 2012, pp. 9-17.
278 Né le 25 septembre 1903 à Heyderabad au Sud de l’Inde et décédé en 1979, Abu Ala MAWDUDI a mené
un combat vigoureux pour l’islamisation du pouvoir politique. En voulant refonder l’Etat sur l’Islam, il a
montré que l’Islam n’avait pas qu’un aspect religieux et spirituel. Son aspect juridique et politique
permettrait de fonder un Etat islamique dans les temps modernes. Alors que Dieu est la seule source de
l’autorité, dans sa « théocratie démocratique », le croyant pourrait exercer le pouvoir temporel
conformément aux prescriptions coraniques. Pour plus de précisions sur ce point cf. M. R. BEN
HAMMED,
Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-musulman,
Manouba, Centre de Publication Universitaire, 2010, pp. 103-113 et C. HOUKI, Islam et Constitution en
Tunisie, op.cit.
, p. 364.
74




Page 76
souveraineté, la hakimiyya propre à la pensée politique arabe279. Alors que Dieu détient le
pouvoir souverain, les hommes qui croient en la loi fondamentale
280, sont légitimes à
gouverner selon les prescriptions coraniques. Même si le détenteur de la souveraineté reste
l’être métaphysique, les hommes édictent et appliquent les lois coraniques. En opposant la
hakimiyya à la jahiliyya, Abu Ala MAWDUDI récupère le concept occidental de souveraineté
et l’introduit dans le langage et la pensée politique arabes modernes. Même si la conception
de MAWDUDI est consacrée par un certain nombre de constitutions dans le monde arabo-
musulman
281, les deux Constitutions tunisiennes vont faire coexister au sein d’un même
article (l’article premier), l’Islam et la souveraineté. Ceci est notamment dû au contexte dans
lequel la Constitution du 1
er juin 1959 et celle du 27 janvier 2014 ont été adoptées.
2. L’adaptation de l’Islam à la conception occidentale de la souveraineté
Afin d’expliquer le revirement radical des islamistes au pouvoir en 2011, il est essentiel de
montrer que les revendications identitaires et religieuses du peuple ne sont pas nouvelles.
Elles naissent avec l’indépendance de la Tunisie. Alors que Salah BEN YOUSSEF
282,
secrétaire général du Néo-Destour milite en faveur de l’indépendance totale du pays, Habib
BOURGUIBA lui préfère la politique du "plan par étapes
283". En acceptant les conventions
franco-tunisiennes d’autonomie interne du 3 juin 1955
284, le Combattant Suprême impose aux
Tunisiens une vision particulière du rapport à la France et au monde arabe. Imprégné des
valeurs occidentales de progrès, de rationalité et de modernisation, BOURGUIBA
instrumentalise les composantes identitaires de la
tunisianité285, afin d’édifier par étapes, un
279 Il reprend les concepts de hakimiyya et de jahiliyya à IBN KHALDOUN. Ces deux notions ne sont abordées
ici que dans l’objectif de démontrer la transformation de la société musulmane à l’aune des expériences
européennes.
280 Le Coran ou parole révélée.
281 Pour un aperçu général de ces constitutions arabes avant l’avènement du Printemps arabe, cf. « III. La
souveraineté dans les constitutions arabes »,
in C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., pp.
365-367. Voir également A. AMOR, « La place de l’Islam dans les constitutions des Etats arabes : Modèle
théorique et réalité juridique »,
in G. CONAC et A. AMOR (dir.), Islam et droits de l'Homme, op.cit., pp.
13-27.
282 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Salah BEN YOUSSEF.
283 Cf. Note de bas de page 222.
284 Ces conventions n’étaient qu’une étape à la réalisation de l’indépendance. Pour plus de précisions sur ce
point cf. M. CHARFI,
Introduction à l’étude du droit, Tunis, Cérès Editions, Troisième édition revue et
augmentée, 1997, pp. 110-111.
285 Que sont l’Islam, la langue arabe et l’adhésion à la patrie tunisienne. Pour plus de précisions sur la notion
de
tunisianité, cf. D. PEREZ, « L’évolution des cultures politiques tunisiennes : l’identité tunisienne en
75





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Etat indépendant. Ce discours s’oppose à celui de BEN YOUSSEF qui voit dans la lutte pour
la libération nationale, l'une des batailles visant à délivrer les pays du Maghreb de
l’occupation occidentale. Si le premier séduit les catégories socio-professionnelles intégrées à
l’économie et à l’ordre colonial
286, le discours nationaliste du second lui rallie les élites
religieuses arabophones formées à la
Zitouna287 et particulièrement sensibles « aux accents
islamiques de son discours.
»288 L’inspiration française et la dimension séculière du projet
politique de BOURGUIBA révoltent les défenseurs de l’identité arabe et musulmane de la
Tunisie que sont les
fellaga289, le palais beylical, les familles beldi290, les partisans du Vieux-
Destour
291 et les propriétaires terriens de l’Union Générale des Agriculteurs Tunisiens
(
UGAT)292.
En excluant les yousséfistes293 du Front National et en les éliminant physiquement294, Habib
BOURGUIBA s’assure une mainmise sur la vie politique et constituante. Les travaux de la
première ANC sont précédés par des réformes audacieuses des pratiques et institutions de
l’Islam. Cumulant les fonctions de chef de Gouvernement, de ministre des Affaires
étrangères, de ministre de la Défense et de président du Conseil, BOURGUIBA avait résolu la
question religieuse avant même que les constituants ne s’en saisissent. En effet, le 2 mars
1956, le système des
habous295 publics est aboli. Celui des habous privés ne le sera que le 18
juillet 1957 alors que le 31 mai 1956, la
dejemaia des habous296 est liquidée. S’ensuit la
suppression, le 3 août 1956 des tribunaux charaïques et le 27 septembre 1957, des tribunaux
rabbiniques. Du fait de l’entrée en vigueur le 1
er juillet 1957, de la convention judiciaire
franco-tunisienne, les tribunaux français de Tunisie sont remplacés par des tribunaux tunisiens
débat », Le Carnet de
http://irmc.hypotheses.org/723.
l’IRMC, 7
janvier 2013, [en
ligne], [consulté
le 22 mai 2018],
286 Catégorie essentiellement composée des professions libérales, d’une partie de la bourgeoisie tunisoise, des
employés des secteurs publics et privés, des fonctionnaires et ouvriers.
287 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Zitouna.
288 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p.14.
289 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Fellaga.
290 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Beldi.
291 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Vieux-Destour.
292 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Union Nationale des Agriculteurs Tunisiens.
293 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Yousséfiste.
294 C’est à la suite du discours de Salah BEN YOUSSEF à la Grande Mosquée de la Zitouna, le 7 octobre 1955
qu’Habib BOURGUIBA décide d’éliminer progressivement les opposants à sa politique du "plan par
étapes". Il écarte Salah BEN YOUSSEF du poste de Secrétaire général du
Néo-Destour et l’exclut du parti.
Le 28 janvier 1956, les procès politiques devant la Cour criminelle spéciale liquident politiquement les
partisans de BEN YOUSSEF. La mort de Salah BEN YOUSSEF à Francfort en 1961 laisse penser
qu’Habib HOURGUIBA était l’un des instigateurs de l’assassinat.
295 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Habous.
296 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Dejemaia des habous.
76



Page 78
modernes. Le Code du Statut Personnel (CSP)297 est promulgué le 13 août 1956 et celui de la
nationalité le 26 janvier 1956. Alors que le premier code procède « d’une vision libérale de la
condition féminine
»298, le second détache la religion de l’acquisition et de la déchéance de la
nationalité tunisienne. Enfin, la loi n° 58/27 du 4 mars 1958
299 relative à la tutelle publique, à
la tutelle officieuse et à l’adoption, vient heurter de front le droit islamique en autorisant
l’adoption, prohibée par le Coran aux versets 4 et 5 de la Sourate 33 Al Ahzab. La
constitution à venir ne pouvait faire de la charia la source de la législation sans contredire les
réformes législatives entreprises.
Bien que la religion soit l’une des caractéristiques de la Tunisie, Habib BOURGUIBA ne veut
pas que l’Islam règle les institutions et l’organisation étatiques. C’est la raison pour laquelle
les dispositions relatives à l’Islam au sein de la Constitution du 1
er juin 1959, sont
volontairement imprécises et sujettes à interprétations. Au moment de l’élaboration de
l’article premier,
le Combattant Suprême ne permet pas
l’étude des dispositions
constitutionnelles par une commission spécialisée et fixe une séance à l’ANC en plein jour du
mois de
ramadan. A cause de
la
rupture du
jeûne,
les délibérations sur
la
constitutionnalisation de l’Islam sont précipitées et superficielles, alors que les principaux
débats opposaient pourtant Naceur MARZOUGUI pour qui « [l]a Tunisie est un Etat
islamique » à Bahi LADGHAM qui milite pour « un Etat arabo-musulman indépendant et
souverain.
»300 La polémique cesse avec le choix de la formulation « l’Islam est sa
religion
»301 approuvée par Habib BOURGUIBA, qui s’impose lors de la troisième lecture du
projet de Constitution, au cours du vote sur le texte. L’article premier de la Constitution du
1
er juin 1959 établit ainsi que : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain,
l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ». Ce faisant, la
perception tunisienne de l’Islam n'a d'autre choix que de s’adapter à la conception occidentale
de la souveraineté.
297 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Code du Statut Personnel. Le Code du Statut Personnel fera l’objet de
développements ultérieurs. Cf. le A. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre II de cette
partie relatif au
Code du Statut Personnel ou la première révolution par le droit, p. 275.
298 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 216.
299 JORT, n°19 du 7 mars 1958, p. 236.
300 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 225.
301 Sur le sens de cette expression cf. les développements sur l’interprétation de l’article 1er de la Constitution
du 27 janvier 2014 [Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 2 du Titre I de cette partie relatif aux
interprétations de l’article premier faisant de « l’Islam sa religion », p. 173].
77




Page 79
Pour autant, les références successives à la souveraineté et à l’Islam sont pondérées par le
peuple, source de tous les pouvoirs en Tunisie
302. L’Islam ne règne donc pas en maître sur
l’Etat. L’Etat gère la religion. Si les constituants cherchent à instaurer une « démocratie
fondée sur la souveraineté du peuple », ils restent fidèles aux « enseignements de
l’Islam
»303. D'ailleurs, le verset épigraphe au texte constitutionnel304 suivi de la formule
scellant le préambule
305, pourrait laisser croire que la Constitution est placée toute entière
sous la bannière de l’Islam. Or, la valeur normative du préambule n’a pas été clairement
tranchée par les premiers constituants à l’ANC
306. De plus, les dirigeants du Néo-Destour,
membres de la première Constituante, détachent la première Constitution des sources
formelles et matérielles de l’Islam. Ni le Coran, ni la Sunna du Prophète ne sont perçus
comme des Constitutions, la charia n’est pas une source de législation et le caractère
islamique de l’Etat n’est pas clairement souligné. Ainsi, certaines institutions de droit public
musulman à caractère politique (l’
Umma et le Califat307), à caractère juridictionnel (à l’instar
des tribunaux charaïques) ou à caractère financier (tels que les
waqf308 publics et privés), ne
sont pas constitutionnalisées.
En tout état de cause, même si les sources traditionnelles de l’Islam – qu’elles soient
formelles ou matérielles – ne sont pas explicitement mentionnées, le régime constitutionnel
mis en place se doit d’être conforme aux préceptes de l’Islam. La preuve en est la demande
d’une
fatwa309 par BOURGUIBA à Tahar BEN ACHOUR alors Mufti de la République310.
Dans un communiqué de presse du ministre de la Justice en date du 3 août 1956, ce dernier
reconnaît la compatibilité du régime républicain et des principes islamiques : « la ligne de
conduite adoptée aujourd’hui par le peuple tunisien par le canal de ses représentants
302 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
303 Respectivement alinéas 7 et 6 du préambule de la Constitution tunisienne du 1er juin 1959. Le sens des «
enseignements de l’Islam » fera l’objet du B. du Paragraphe 2 de ce chapitre.
304 A savoir : « Au nom de Dieu, Clément et miséricordieux »
305 A savoir : « Nous, représentants du peuple tunisien libre et souverain, arrêtons, par la grâce de Dieu, la
présente Constitution ».
306 La séance du 17 juillet 1956 oppose Ahmed MESTIRI, Ahmed BEN SALAH et Mongi SLIM à l’ANC. Ils
se disputent la valeur normative du préambule. Ils considèrent qu’il a une nature philosophique et n’a donc
pas de valeur normative. Contrairement à eux, Mohamed AL-GHOUL lui reconnaît une valeur normative.
Supposé faire l’objet de deux lectures avant d’être validé définitivement par les constituants, le préambule
n’a été soumis qu’à une seule lecture. La Commission du préambule et de coordination aura la tâche
décisive de rédiger la version finale du préambule et de l’adopter définitivement sans revenir aux membres
de la Constituante.
307 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Califat.
308 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Waqf.
309 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Fatwa.
310 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Mufti de la République.
78



Page 80
légalement élus : choix du régime républicain, abolition de la monarchie et désignation d’un
président de la République est conforme aux prescriptions islamiques.
»311 Il en est de même
du Code du Statut Personnel entré en vigueur avec l’assentiment du Mufti de la République,
qui « confirmait le compromis entre l’entrée dans la modernité et le respect de l’esprit du
Coran.
»312 Malgré l’adaptation de l’Islam à la conception occidentale de la souveraineté,
l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir en 2011 change la donne.
3. Le changement de discours des islamistes au pouvoir
Cela a été dit, le programme électoral du parti Ennahdha avait explicitement assuré la volonté
des islamistes de maintenir la formulation de l’article premier de la Constitution du 1
er juin
1959. Une fois au pouvoir, les Nahdhaouis en décident autrement313 : la charia devient la
source de la législation et Dieu, le seul souverain. La répartition des sièges au sein de chacune
des commissions constituantes
314 a permis à Ennahdha de disposer d’un nombre important de
représentants, notamment au sein de la Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution (CPPFRC). 10 membres sur 22. Ils orienteront
la composition et les travaux de cette commission qui aura un impact considérable sur la
Constitution du 27 janvier 2014
315. Présidée par Sahbi ATIG316, la Commission a permis aux
311 C. DEBBASCH, La République tunisienne, op.cit., p. 147.
312 Z. E. HAMDA CHERIF, L’Islam politique face à la société tunisienne : Du compromis politique au
compromis historique ?, Tunis, Nirvana, 2017, pp. 188-189.
313 Une proposition du 4 mars 2012 prévoyait un Conseil supérieur islamique chargé de l’interprétation de
l’article premier de la Constitution. Cette proposition n’a cependant jamais pu être formalisée dans le texte
constitutionnel. Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté
des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
314 Les principales commissions au sein de l’ANC sont au nombre de six : La Commission des droits et
libertés, la Commission des pouvoirs législatif, exécutif et des relations entre eux, la Commission du
préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution, la Commission des collectivités
publiques, régionales et locales, la Commission des instances constitutionnelles, et la Commission des
juridictions judiciaires, administratives, financières et constitutionnelles. Pour plus de détails sur les
différentes commissions au sein de l’ANC voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD,
Commissions
constituantes
[en ligne], [consulté le 24 mars 2018], http://majles.marsad.tn/fr/assemblee/commissions.
315 Les analyses qui suivent se basent exclusivement sur les travaux de la Commission du préambule. Le
préambule et les articles qu’elle élabore (tant en matière de principes fondamentaux/généraux qu’en matière
de révision de la Constitution) fixent dans le marbre constitutionnel la fonction de l’État en matière
religieuse et la nature de la société en Tunisie.
316 Né le 14 août 1959, Sahbi ATIG est issu d’une famille pieuse qui lui enseigne les valeurs de l’Islam. Après
un baccalauréat scientifique et technologique, il intègre la Faculté de Mathématiques et de Sciences de
Tunis. Il effectue ensuite une licence en Théologie à l’Université de la Zitouna en 1985. Il intègre le
mouvement
Jamaat Islamiyya au lycée puis s’engage auprès du Mouvement de la Tendance Islamique
(
MTI) et du mouvement Ennahdha. Emprisonné une première fois pour un an en 1987, il bénéficie de
l’amnistie générale du 7 novembre 1978. Emprisonné une deuxième fois pour seize ans entre 1991 et 2007,
il côtoie des prisonniers de droit commun et d’autres militants d’
Ennahdha. Pour plus d’informations sur la
79





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théocrates de réclamer – dès février 2012 –, l’inscription de la charia comme source
principale de la législation et comme fondement de la Constitution en discussion. A la suite de
nombreuses manifestations de la société civile à partir du 20 mars 2012
317, l’organe délibérant
du parti
Ennahdha, Majles Choura318 renonce le 25 mars 2012, à ses prétentions. En effet,
l’article 3 des dispositions finales de la première version du texte constitutionnel
319 en date du
14 août 2012, disposait que l’ « Islam en tant que religion de l’État » ne pouvait faire l’objet
d’aucune révision. Egalement présente à l’article 141 du projet de Constitution du 1
er juin
2013, la disposition problématique ne disparaîtra qu’avec l’avènement de la version finale du
texte constitutionnel
320. En disposant explicitement de l’ « Islam comme religion de
l’État
»321, Ennahdha voulait supprimer l’ambiguïté de la formulation de l’article premier, en
affirmant que l’Islam est la religion de la Tunisie et non seulement de sa population ou de la
majeure partie des Tunisiens
322.
Le parti de Rached GHANNOUCHI n'a fait de concessions aux partis séculiers présents à
l’ANC que, devant la pression de la rue et les manifestations des organisations de la société
civile devant le Palais du Bardo ou sur la Place de la Kasbah à Tunis. Le 27 mars 2012, les
membres de la Commission du préambule s’accordent sur la conservation des dispositions et
de l’esprit de l’article premier de la Constitution du 1
er juin 1959. Auditionné le 28 mars 2012,
le Professeur de droit constitutionnel et d’institutions politiques, Kaïs SAÏED
323, insiste sur la
valeur juridique de l’article. Contrairement aux membres de la Commission du préambule qui
jugeaient que l’article n’avait qu’une valeur descriptive, il affirme que la Constitution n’a pas
pour objet de décrire l’état d’une société à un moment donné, mais doit régir et organiser les
institutions étatiques par des dispositions juridiques
324. Si la juridiction constitutionnelle à
biographie de Sahbi ATIG cf. AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Assemblée, Bloc parlementaire :
Mouvement
2018],
https://majles.marsad.tn/2014/fr/elus/Sahbi_Atig.

Ennahdha,
25 mai
[consulté
ligne],
ATIG,
Sahbi
[en
le
317 Le 20 mars est une journée de fête commémorative de l’indépendance en Tunisie. Le 20 mars 2012, elle a
cependant été l’occasion de manifestations des organisations de la société civile contre l’inscription de
l’Islam comme religion de l’État.
318 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Majles Choura.
319 Intitulé « Projet de brouillon ».
320 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
321 Sur la distinction entre religion de l’Etat et religion d’Etat cf. le 1. du A du Paragraphe 2 de la Section 1 du
Chapitre 2 du Titre I de cette partie relatif au problème de l’Islam comme religion de l’Etat, p. 137.
322 C’est, en tout cas, l’interprétation qui a été retenue par plusieurs juristes tunisiens depuis 1956. L’objectif
pour eux était de barrer la route à un droit d’origine religieuse.
323 Alors, Kaïs SAÏED n’était pas encore président de la République.
324 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution,
« Audition de Mr. Kaïs SAÏED ainsi que des représentants
80



Page 82
venir est saisie d’un projet de loi contraire à la charia, le projet ne pourrait être déclaré
conforme à la Constitution. L’article 1
er de la Constitution du 27 janvier 2014 serait donc
normatif. C’est en tout cas ce que pensait Kaïs SAÏED au moment de son audition par la
Commission du préambule.
Contraint de maintenir la formulation de l’article premier de la Constitution du 1er juin
1959
325, Rached GHANNOUCHI avance trois arguments pour rassurer ses partisans et les
défenseurs de l’Islam. Selon lui, il ne faut pas diviser les Tunisiens autour de la charia. Il n’y
aurait d’ailleurs aucune distinction à faire entre Islam et charia. Enfin, même si la
Constitution pose un certain nombre de normes, elle n’établit pas la loi. Cette dernière ne
tirera sa force que des personnes qui l’édicteront et la feront appliquer. Autrement dit, elle
sera le fruit de la volonté du législateur tunisien et des rapports de force de la
charia326. Ayant
perdu la bataille de l’article premier, les partisans d’Ennahdha obtiennent d'inscrire en en-tête
du troisième paragraphe du préambule des trois premiers projets de Constitution
327,
l’attachement du peuple tunisien aux «
constantes de l’Islam »328.
Le point de vue différent entre théocrates et démocrates, sur le rôle et l’importance du référent
islamique au sein de la Constitution et des futures institutions, témoigne de deux visions bien
distinctes de l’identité de l’Etat et du peuple en Tunisie. Alors que pour les premiers l’Islam
est la composante essentielle de l’identité tunisienne, pour les seconds, ce n’est que l’une de
ses composantes
329. Malgré l’opposition des points de vue, théocrates et démocrates font le
choix de la laïcité procédurale.
de l’UGTT, Mme Ikbel BEN MOUSSA et, Mr. Mohamed GUESMI », 28 mars 2012 [en ligne], [consulté le
24 mars 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252f1 (en arabe).
325 Pour plus de précisions sur ce point cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 1 de ce chapitre.
326 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis. Le Professeur précise que : «
Même s’il n’a surement pas lu les
propos de Michel TROPER sur la théorie réaliste de l’interprétation, Rached GHANNOUCHI insiste sur le
fait que la loi tire sa force des personnes qui l’appliquent. C’est la théorie réaliste de l’interprétation selon
laquelle l’acte de volonté est un rapport de force.
»
327 Le premier projet de Constitution est daté du 14 août 2012 et s’intitule « Projet de brouillon ». Le
deuxième, paru le 14 décembre 2012, quatre mois après le premier porte le nom de « Brouillon de projet ».
Le troisième, du 22 avril 2013 est dénommé «
Projet de Constitution ». Le quatrième, du 1er juin 2013 est
l’avant-projet final du texte constitutionnel.
328 Cf. le 1. du B. du Paragraphe 2 de la Section 2 de ce chapitre.
329 Cf. le Paragraphe 1 de la Section 2 de ce chapitre.
81






Page 83
B.
Le choix de la laïcité procédurale
Si la religion est un système basé sur des faits relevant du sacré et de la révélation, la sphère
politique est un système de confrontation d'idées qui bénéficie d’un éventail de points de vue
considérable dans un environnement pacifié. Est-ce à dire que la religion s’opposerait ainsi à
la politique, la charia au droit positif, l’Islam à la modernité, la laïcité au confessionnalisme ?
Avant d’exposer le sens de la « laïcité procédurale », il est primordial de définir le concept de
laïcité et de se défaire de sa conception française. La laïcité tunisienne pourra ainsi, mieux
être appréhendée. La laïcité renvoie essentiellement à un concept politique. L’Etat laïque est
celui qui ne privilégie aucune confession : chacun est libre d’exprimer ses convictions
qu’elles soient religieuses, philosophiques ou politiques. Le pouvoir politique au sein d’un
Etat laïque, pourrait d’ailleurs avoir deux fonctions en ce qui concerne la liberté de
conscience. Soit il impose une certaine vision du monde et sert une conception
confessionnelle du bien et de la vie bonne ; soit il considère qu’en matière d’existence, la
contrainte politique est illégitime et que les consciences individuelles sont autonomes. Si dans
le premier cas, la politique est subordonnée à une religion dominante, dans le second, elle
joue le rôle d’un arbitre entre les différentes conceptions et orientations individuelles.
Malgré le régime de liberté de conscience et d’égalité des cultes reconnus, la France du
XIX
ème siècle donne tout naturellement une place privilégiée au catholicisme. Même si l’Etat
n’impose pas par
la violence
la religion de
la majorité,
le catholicisme reste
institutionnellement dominant. « Tout le problème consistera à se demander si l’Etat est déjà
“laïque” quand il reconnaît les différents cultes sans discrimination, ou s’il est nécessaire
d’établir une séparation véritable entre les différentes confessions, d’une part, la sphère
publique, d’autre part.
»330 Au XXème siècle, la loi de 1905 entérinera la séparation de l'Eglise
et de l'Etat. En séparant les pouvoirs politique et religieux, la France a retiré à l'Eglise toute
autorité politique et législative sur la nation. Cette séparation s’effectue dans les mentalités et
les faits. La religion perd sa position dominante dans la société. L’expérience française
d’élaboration de la laïcité, rend difficile la construction d’un concept de laïcité différent du
modèle français. Certes, la France est laïque, mais la laïcité n’est pas propre à la France.
330 G. HAARSCHER, La laïcité, Que sais-je ?, Paris, PUF, 1996, p. 16.
82






Page 84
Contrairement à la France, la Tunisie est historiquement et majoritairement musulmane. La
religion était l’une des caractéristiques de la Tunisie de BOURGUIBA et de BEN ALI bien
qu’elle ait été gérée par l’Etat. Il est intéressant de relever qu’entre 2011 et 2014, les
démocrates à l’ANC ne réclament pas une
‘almaniyya shâmilah ou laïcité complète331. L’Etat
n’impose pas par la violence la religion de la majorité mais l’Islam est institutionnellement et
socialement dominant. Le 2 mars 2012, le leader d’Ennahdha, évoque, lors d’une conférence
donnée au Center of Studies on Islam and Democracy (CSID), la notion de ‘almâniyya
‘ijrâ’iyya
ou de « laïcité procédurale »332. Emprunté à l’égyptien Abdelwahab MSIRI333, ce
concept est acceptable pour Ennahdha dans la mesure où il rejette l’athéisme et ne remet pas
en cause les fondements de la croyance. Contrairement à la notion de ‘almâniyya shâmilah ou
de laïcité intégrale, la laïcité procédurale compose avec la religion et ses dogmes. Pour faire
accepter à sa base électorale, les concessions faites aux démocrates, Rached GHANNOUCHI
assure que le droit et les lois en Tunisie ne pourront être hostiles à la religion. A l’instar de la
démocratie procédurale, la laïcité procédurale est un moyen par lequel théocrates et
démocrates peuvent atteindre un but stratégique : celui de la cohabitation et de l’élaboration
d’une Constitution de compromis qui mêle au droit objectif des considérations religieuses.
En effet, les partis conservateurs s’accordent avec les partis progressistes de l’ANC, sur la
vision que l’Etat a de la religion
334. L’Etat ne peut avoir une vision de la société totalement
athée ou/et déconnectée des prescriptions de la parole révélée. En s’accordant sur le fait que
l’ « Islam est sa religion », les constituants privilégient une confession et respecte les
croyances des musulmans. Est-ce pour autant que la politique est subordonnée au religieux ?
Le 31 juillet 2012, Rached GHANNOUCHI a eu l’occasion de préciser que : « Ce n’est pas à
l’Etat d’imposer une religion aux gens, d’imposer l’islam ; la question de l’islam relève de la
société. Le rôle de l’Etat est de préserver la paix civile et de présenter des services. Il n’est
pas d’imposer un type particulier de pratiques religieuses ni un type particulier de
modernité.
»335 Contrairement au projet politique de Habib BOURGUIBA qui visait à
331 Entretien avec le Professeur Slim LAGHMANI le mardi 21 février 2017 à 9h à la Faculté des Sciences
Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
332 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 133.
333 R. GHANNOUCHI, « La laïcité et le rapport entre la religion et l’Etat du point de vue du mouvement
Ennahdha », texte établi par le CSID, le 2 mars 2012 (en arabe).
334 Vision qui fera l’objet de la Section 2 de ce chapitre.
335 O. BELHASSINE et R. SEDDIK, « Entretien avec Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha. Il
n’appartient pas à l’Etat d’imposer un mode particulier de se vêtir, de se nourrir, de consommer des
boissons ou de suivre des coutumes »,
La Presse de Tunisie [en ligne], publié le mardi 31 juillet 2012,
[consulté le 24 mars 2018], http://www.lapresse.tn/component/nationals/?task=article&id=53338.

83



Page 85
imposer unilatéralement et par le haut, la sécularisation de l’Etat, les débats entre théocrates et
démocrates expriment les diverses revendications sociales du peuple. A l’instar de la
démocratie procédurale, la laïcité procédurale permet la naissance d’une culture politique
sécularisée et travaillée par les représentants du peuple. Représentants qui, restent
culturellement et traditionnellement attachés à l’Islam.
Mais, avant que les constituants n’aboutissent aux différents compromis constitutionnels, les
séances constituantes ont été l’occasion tant pour les islamistes que pour les modernistes,
d’exprimer deux conceptions bien différentes de l’identité tunisienne. Ces conceptions
s’opposent sur la valeur et la place à donner à l’Islam comme composante de l’identité du
peuple, de la Constitution et de l’Etat en Tunisie.
Section 2
L’expression des identités multiples au sein de l’Assemblée Nationale
Constituante
Théocrates et démocrates considèrent le rôle et l’importance du référent islamique au sein de
la Constitution, de façon différente, témoignant ainsi de deux visions distinctes de l’identité
du peuple et de l’Etat en Tunisie. A l’instar de la Constitution du 1
er juin 1959, les partis
modernistes sont contre l'idée d'un Islam réglant les institutions et l’organisation étatiques. Au
sein de la Commission du préambule, l’identité culturelle et religieuse du peuple s’oppose à
son identité civique et politique (Paragraphe 1). De leur côté, n’ayant pu faire de l’Islam la
religion de l’État, les partisans d’Ennahdha ont dans un premier temps, obtenu l’insertion des
« constantes de l’Islam »336 au troisième paragraphe du préambule des trois premiers projets
de Constitution. Dans un second temps, la Commission des consensus337 a opté pour la
formule « enseignements de l’Islam » (Paragraphe 2).
336 Cf. le 1. du B. du Paragraphe 2 de la Section 2 de ce chapitre.
337 Pour plus de précisions sur la mise en place et les fonctions de la Commission des consensus cf. le B. du
Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 2 de ce titre relatif à
la politique compromissoire de la
Commission des consensus,
p. 127.
84









Page 86
Paragraphe 1
L’opposition de l’identité culturelle et religieuse à l’identité civique
et politique
Salsabil KLIBI explique qu’il y a deux types d’identités en Tunisie qui revendiquent leur
place au sein de la Constitution : une identité culturelle et religieuse et une identité civique et
politique
338. L’opposition de ces deux conceptions de l’identité a abouti, au moment de
l’écriture de la Constitution, à la binarité entre les articles premier et deux
339. En effet, les
travaux préparatoires à la Constitution, à commencer par ceux de la Commission du
préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution, témoignent des avis
divergents sur l’importance du référent islamique au sein du texte constitutionnel (A). La
centralité de l’Islam dans la pensée politique des théocrates et leurs croyances religieuses font
de l’Islam, la composante essentielle de l’identité du peuple et de la Constitution. Bien que
caractérisant culturellement et traditionnellement le peuple, l’Islam n’est pour les démocrates
que l’une des composantes de l’Etat et de sa constitution. Ces débats illustrent deux visions
précises de la fonction de l’Etat en matière de religion. Certes, l’identité arabo-musulmane est
fondamentale, mais elle est d’importance égale avec le caractère « civil » de l’Etat (B).
A.
Des avis divergents sur l’importance du référent islamique
Au moment de l’élaboration de la Constitution, les partenaires d’Ennahdha et les partis
modernistes de l’ANC s’opposent à ses idées politiques sur la nature de la société et celle de
l’Etat. Les démocrates ne peuvent admettre que le référent islamique soit l’essence même de
l’identité tunisienne. La place de ce référent au sein de la Constitution fait l’objet de tous les
débats et de tous les désaccords à la Commission du préambule (1). Afin de s’accorder sur
l’importance du référent religieux pour le peuple et l’Etat, les constituants ont l’idée de
séparer la religion de la politique et non la religion de l’Etat (2).
338 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
339 Ces articles feront l’objet d’analyses ultérieures. Cf. le Chapitre 2 de ce titre relatif à la naissance du
« compromis dilatoire » entre théocrates et démocrates, p. 117.
85









Page 87
1. La place du référent islamique au sein de la Constitution
A la suite de l’élection le 13 février 2012, du bureau de la Commission, les travaux sur le
préambule, les principes fondamentaux et la révision de la Constitution débutent le 17
février
340. Au cours de la séance, les avis divergent sur la fixation par le préambule des
référents essentiels de la Constitution, à commencer par le référent islamique. Les
conservateurs représentés en majorité par les élus du parti islamiste Ennahdha militent en
faveur de la reconnaissance du référent islamique comme référent principal au fondement
même de la Constitution. Selon les théocrates, le référent islamique a une valeur axiologique,
législative, culturelle et civilisationnelle. Il renvoie aux croyances et à l’esprit religieux des
Tunisiens. Seules les croyances des Tunisiens musulmans sont ici prises en compte, puisqu’il
n’est à aucun moment question du référent religieux au sens large, mais du seul référent
islamique. Ainsi, il permet de faire de la
charia, la source des lois341 et de faire valoir une
culture et une civilisation spécifiques qui supposent de s’inspirer des écoles réformistes qui se
sont succédé en Tunisie. Quelles sont ces écoles ? Quelles ont été leurs apports ? Ni les
constituants, ni les experts auditionnés par la Commission ne le précisent de manière non
équivoque et claire. Le 18 avril 2012, les membres de la Commission s’accordent sur le fait
de traiter de la pensée réformiste, sans préciser ce à quoi elle renvoie
342.
Analysant les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les
principes généraux de la Constitution, le Professeur Salwa HAMROUNI affirme que « les
valeurs liées aux spécificités culturelles restent indéterminées et en étant indéterminées elles
deviennent un prétexte pour limiter les valeurs universelles de la dignité, de l’égalité et de la
liberté.
»343 Si les constituants identifient les trois valeurs universelles, ils ne caractérisent à
aucun moment les valeurs culturelles et civilisationnelles spécifiques à la Tunisie. Que
340 Voir respectivement, AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des
principes fondamentaux et de révision de la Constitution,
« Election du bureau de la Commission et
2018],
organisation
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252bc (en arabe). Et, « Début des travaux sur le
préambule, les principes fondamentaux et l’amendement de la Constitution », 17 février 2012 [en ligne],
[consulté le 24 mars 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252bf (en arabe).
générale »,
24 mars
[consulté
février
ligne],
2012
[en
13
341 Cf. le 3. du A. du Paragraphe 2 de la Section 1 de ce chapitre, p. 79.
342 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution,
« Audition de Mrs. Ahmed MESTIRI et Moustapha
FILALI »,
2018],
[consulté
ligne]
,
2012
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec25302 (en arabe).
mars
avril
[en
18
24
343 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes
généraux de la Constitution »,
in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL
SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD,
La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et
perspectives, op.cit.,
p. 386.
le
le
86




Page 88
signifie la culture pour les Tunisiens ? Se différencie-t-elle de la civilisation ? « Dans le
langage courant les concepts de culture et de civilisation sont quasiment synonymes et
interchangeables. Pourtant des nuances les distinguent. La civilisation est en effet un concept
plus compréhensif, aussi bien au niveau du champ que de la matière.
»344 La civilisation
engloberait les cultures. Elle couvrirait une multiplicité de systèmes organisés ou non, qu’ils
soient politiques, juridiques ou autres. La civilisation est donc « l’unité morale ou spirituelle
la plus large à laquelle puisse se rattacher une société, mais plus généralement un groupe de
sociétés. Elle comprend l’ensemble des caractères ou traits spécifiques, à caractère politique,
linguistique, religieux, moral, scientifique, technique, civique, qui définissent ou marquent
une société ou plus sûrement un groupe de sociétés.
»345
Auditionné le 12 mars 2012 par la Commission du préambule, le Doyen Yadh BEN
ACHOUR considère que les valeurs civilisationnelles
346 priment sur les valeurs islamiques347,
sans exposer cependant, la différence entre les premières et les secondes. Selon lui, les valeurs
islamiques sont liées mais bien distinctes des valeurs civilisationnelles, car la civilisation
arabe ne représenterait qu’une partie infime de la civilisation islamique. Qu’est-ce alors que la
civilisation islamique ? Quels liens existeraient-ils entre les civilisations arabe et islamique et
quels sont les critères qui permettraient de les distinguer ? La civilisation arabe serait-elle liée
à la civilisation islamique du seul fait de la langue arabe, langue du tanzîl ou de la révélation ?
Si l’Islam est au fondement de la civilisation islamique, la religion englobe tous les aspects –
qu’ils soient culturels, moraux, juridiques ou politiques – de la vie du musulman. Le rapport
du divin à l’humain et le Coran font l’unanimité parmi les musulmans du globe. Ils affectent
profondément la personnalité et la mentalité des individus composant les communautés
musulmanes. Les musulmans seraient unis par la foi et dirigés par un chef pieux. Les
métaphores coraniques du Livre, de la Balance et du Fer seraient appropriées pour résumer la
344 Y. BEN ACHOUR, Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations
internationales), op.cit., p. 1.
345 Ibid., p. 2.
346 Les travaux préparatoires ne permettent pas de savoir de quelle(s) civilisation(s) il est question. La suite de
l’audition permet de penser qu’il fait référence à deux grands types de civilisations : la civilisation arabe
(basée exclusivement sur le critère linguistique) et la civilisation islamique (basée quant à elle sur le
fondement religieux).
347 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution,
« Audition de Mrs. Ahmed BEN SALAH et Yadh BEN
ACHOUR
2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252df (en arabe).
12 mars
24 mars
[consulté
ligne],
2012
[en
»,
le
87




Page 89
pensée politique au sein de la civilisation islamique348. Dominée par la souveraineté de Dieu,
la vie terrestre du musulman consisterait à retrouver en se conformant aux prescriptions de la
charia, l’unité perdue du divin et de l’humain. Le Livre représente alors la révélation. La
Balance symbolise la justice et le droit. Le Fer, la contrainte ou violence légitime destinée à
préserver l’ordre divin en combattant le mal humain
349. La civilisation islamique est le résultat
de la fusion de diverses cultures locales, à l’exemple des cultures berbère, persane et turque,
entre autres
350. Renvoyant à des ensembles humains plus restreints, la culture personnifie une
communauté humaine particulière
351 et forme ainsi le segment spécifique d’une civilisation
plus globale.
Les travaux préparatoires de la Commission du préambule prouvent que les Nahdhaouis font
de l’Islam le fondement de la civilisation islamique qu’a connu au cours de son histoire, la
Tunisie. L’Islam est également pour eux, la base de la culture nationale. Néanmoins, même si
certaines valeurs islamiques peuvent servir de sources d’inspiration à la Constitution, le
Doyen Yadh BEN ACHOUR précise qu’elles ne le seraient qu’à la condition d’être
conformes aux valeurs universelles
352. Quelles sont spécifiquement ces valeurs islamiques et
en quoi sont-elles distinctes des valeurs de la civilisation arabe ? Le Doyen ne le précise
pas
353. Il semblerait que la langue arabe et l’espace géographique qui s’étend de la péninsule
arabique aux rives méditerranéennes du continent africain, lient la civilisation islamique à la
civilisation arabe
354. Mais alors que le critère religieux fonde les valeurs de la civilisation
islamique, il est difficile d’identifier les valeurs arabes distinctes de l’Islam.
A l’instar des membres de la Commission du préambule, le Doyen insiste sur la spécificité
tunisienne qui distingue la Tunisie des autres Etats arabes et musulmans. Quelle serait cette
spécificité et en quoi la pensée des écoles réformistes consisterait-elle en Tunisie ? Avant de
348 Y. BEN ACHOUR, Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations
internationales), op.cit., p. 178.
349 Y. BEN ACHOUR, « Le Livre, la Balance et le Glaive. La symbolique du droit et de la politique dans le
Coran et la pensée de ses interprètes »,
in L’architecture du droit, Mélanges en l’honneur de Michel
Troper,
Paris, Economica, 2006, pp. 167-183.
350 El H. EL TIMOUMI, Kayfa sâr el tounisiyôun tounisiyîn ?, Sfax, Dar Mohammed Ali, Deuxième Edition,
2015, p. 28. C’est nous qui traduisons littéralement le titre de l’ouvrage arabe
؟نيّيسنوت نوّيسنوتلا راص فيك
351 Ibid. C’est nous qui traduisons.
352 L’avis du Doyen n’a pas été suivi sur ce point. Le préambule actuel de la Constitution du 27 janvier 2014
place les valeurs identitaires avant les valeurs universelles.
353 Y. BEN ACHOUR, Jura Gentium, Rivista di filosofia del diritto internazionale e della politica globale,
« Les relations entre les civilisations islamique et occidentale », [en ligne], [consulté le 4 avril 2018],
http://www.juragentium.org/topics/islam/int/fr/achour.htm.
354 Pour plus de précisions sur ce point cf. Annexe 1 – Glossaire – Arabe.
88




Page 90
répondre à la question, il est essentiel de s’attarder sur la place accordée au référent islamique
par les démocrates de la Commission. Ils considèrent que la Constitution a pour fonction
l’organisation des pouvoirs publics et la détermination des fonctions exécutives, législatives et
judiciaires. Les membres les plus modernistes de la Commission estiment que les dispositions
constitutionnelles sur le référent islamique, ne sont que l’une des composantes de l’identité du
peuple. Elles n’ont nullement une valeur législative et ne doivent en aucun cas faire de la
charia la source des lois.
Deux avis bien distincts s’affrontent au cours de la première séance de travaux. Non
seulement les membres s’opposent sur la place de la religion dans la formation de l’identité
tunisienne, mais ils sont en désaccord sur sa fonction au sein de la Constitution en élaboration.
Cependant, qu’ils soient en faveur de l’une ou de l’autre des positions, les membres de la
Commission du préambule insistent sur l’attachement à l’identité arabo-musulmane de la
Tunisie et à l’Histoire réformiste du pays. Ils souhaitent que l’identité arabe et musulmane soit
en accord avec le siècle et la modernité. Qu’est-ce alors que le réformisme tunisien ?
Né au XIXème siècle au sein des provinces orientales de l’Empire ottoman, le mouvement des
idées réformistes exerce son influence sur la Tunisie des Beys. L
’Homme malade355 est
enjoint par les puissances européennes de procéder à des réformes pour améliorer les
conditions de vie des
dhimmis356 de l’Empire. Connues sous le nom de Tanzimat357, la
Sublime Porte adopte deux textes de réformes importants : le Khati Cherif de Gul-Khaneh en
1839
358 et le Khati Houmayoun en 1856359. Sous suzeraineté ottomane, la Tunisie est
supposée appliquer les réformes adoptées
360 à Istanbul. « C’est sous l’influence de ces idées
réformistes ainsi que sous la pression des puissances étrangères que s’inscrivent la
promulgation par le Bey du Pacte fondamental de 1857 et l’adoption de la première
constitution dans le monde arabo-musulman en 1861.
»361 Octroyée par le Bey, la
355 Les puissances européennes dénommaient ainsi l’Empire ottoman décadent au XIXème siècle.
356 Les dhimmis des puissances sous suzeraineté ottomane appellent les puissances européennes à l’aide. Ils
souhaitent que le Sultan reconnaisse l’égalité des populations chrétiennes et juives de l’Empire avec les
musulmans.
357 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Tanzimat.
358 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Khati Cherif de Gul-Khaneh.
359 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Khati Houmayoun.
360 Pour plus de précisions sur ce point cf. le Chapitre 2 « Le réformisme tunisien », in M. R. BEN HAMMED,
Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-musulman, op.cit., pp. 199-
200.
361 Ibid., p. 200.
89




Page 91
Constitution de 1861 est influencée par la Constitution française de 1814362. Le Pacte
fondamental de 1857 et la Constitution de 1861 sont essentiellement l’œuvre de deux grands
penseurs et hommes d’Etat tunisiens, KHEREDINE
363 et IBN ABI DHIAF364.
Fasciné par l’esprit libéral et les avancées politiques de la civilisation occidentale365,
KHEREDINE souhaite limiter par le droit, le pouvoir du monarque et protéger ainsi les
libertés individuelles en pays d’Islam. Afin d’emprunter ou/et d'importer en Tunisie, les
institutions des systèmes politiques européens, il veut faire adopter une réforme pour
introduire un gouvernement limité à l’exemple de la monarchie constitutionnelle. Le
monarque serait limité par une loi fondamentale et assisté d’un gouvernement responsable. Ce
gouvernement serait contrôlé par une assemblée délibérante non élue. Sous ce gouvernement,
les individus composant le corps social devraient être aptes à résister à l’oppression, au cas où
le pouvoir politique se révèlerait injuste. Son plaidoyer est en faveur des Tanzimat et vise à
démontrer que la monarchie constitutionnelle, est compatible avec la pensée politique
islamique. Ses propos tendent à lutter contre l’ignorance politique des
Uléma366 et contre le
despotisme des hommes d’Etat musulmans. « Or, ce despotisme est la cause principale selon
notre penseur de l’état de régression du monde arabo-musulman. Le refus de découvrir et
d’introduire les principes d’équité, de liberté et de justice utiles pour régénérer et
transformer le monde musulman à la lumière de l’expérience des autres ne peut selon
Khérédine que perpétuer et aggraver la décadence.
»367 L’argument de droit comparé est
employé par KHEREDINE pour prouver le bienfait des avancées occidentales et des
Tanzimat promulgués par la Sublime Porte.
362 Pour plus de précisions sur le constitutionnalisme tunisien cf. le Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE II relatif
à la naissance du constitutionnalisme et l’idée de constitution en Tunisie, p. 319.
363 Cf. Annexe 1 – Glossaire – KHEREDINE.
364 Les pensées des deux auteurs réformistes se rejoignent fortement. Seules seront exposées ici les idées
politiques de KHEREDINE. Pour plus de précisions sur la pensée d’IBN ABI DHIAF cf. Annexe 1 –
Glossaire –
Ahmed IBN ABI DHIAF et, le 2. du A. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre I
de la PARTIE II relatif à
KHEREDINE et IBN ABI DHIAF, précurseurs du constitutionnalisme tunisien,
p. 325.
365 KHEREDINE a souvent été chargé par le Bey de missions auprès des Cours européennes à l’exemple de la
France, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Autriche, de la Suède, de la Hollande, du Danemark et de la
Belgique. Pour plus d’informations sur la vie, l’œuvre et l’apport de KHEREDINE cf. le documentaire
d’AL-JAZEERA «
», du vendredi 25 mai 2018, [en ligne]
, [consulté le 25 juin 2018],
ريخ-نيدلا
http://doc.aljazeera.net/video/%D8%AE%D9%8A%D8%B1-
%D8%A7%D9%84%D8%AF%D9%8A%D9%86-
%D8%A7%D9%84%D8%AA%D9%88%D9%86%D8%B3%D9%8A (en arabe).
يسنوتلا
-
366 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Uléma.
367 M. R. BEN HAMMED, Histoire des idées politiques : Depuis le XIXème siècle, Occident Monde arabo-
musulman, op.cit., p. 208.
90




Page 92
En réfléchissant sur les causes de la décadence et du progrès des sociétés, KHEREDINE
considère que le pouvoir absolu conduit à la décadence et à l’injustice, alors que le pouvoir
limité conduit au progrès des sociétés et à l’application des principes de justice et de liberté.
Seule la monarchie constitutionnelle peut limiter le pouvoir absolu du monarque par une loi
fondamentale rédigée par les hommes. « Cette loi fondamentale avec les institutions libérales
qu’elle met en place et la bonne organisation du pouvoir qu’elle implique, affirme Khérédine,
est la condition première de tout progrès. La prospérité des Etats européens, est selon notre
auteur, due à leur loi fondamentale. La nature des institutions qui en découlent et qui
régissent l’Etat conditionne son essor.
»368 La Constitution permettrait la mise en place d’un
pouvoir politique limité et respectueux des libertés et droits individuels. Mais, la loi
fondamentale en pays d’Islam est d’essence divine et non humaine. Bien qu’il distingue à la
manière d’IBN KHALDOUN
369, la loi religieuse (Siyassa Chariyya) déduite du Coran, de la
loi rationnelle (Siyassa Aqliyya) créée par les hommes, KHEREDINE considère que les
Tanzimat sont des réformes législatives édictées par les hommes qui viennent préciser la loi
religieuse. Adaptées aux circonstances de temps et de lieux, les prescriptions divines sont – du
fait des Tanzimat – appliquées par les hommes qui respectent les valeurs et principes de
l’Islam, tout en réformant les institutions en place. Les Tanzimat sont donc bien conformes à
la pensée politique en Islam.
Le gouvernement limité qu’il promet à la société serait d’ailleurs compatible avec la
conception islamique du pouvoir. En effet, il rappelle les versets 30 à 33 de la Sourate 20 Ta-
Ha du Coran, dans laquelle Moïse demande au Tout-Puissant de lui donner un conseiller de sa
famille. En délégant certaines fonctions exécutives à un
Vizir370 ou Wazir, le souverain
musulman se conforme à la parole révélée, en imitant le Prophète Moïse qui avait fait appel à
un conseiller pour régir les affaires courantes de la société. Ce dernier serait responsable
puisque la responsabilité est basée sur le principe de la division du travail, principe qui
reproduit la volonté de Dieu et qui est aussi au fondement de la civilisation occidentale. Ce
gouvernement créé par la Constitution et soumis au droit, doit cependant être contrôlé par une
assemblée délibérante non élue, dénommée
Ahl el-Hall wa’l-Aqd371, c'est-à-dire "les gens qui
lient et qui délient". Selon KHEREDINE, l’assemblée aurait pour fonction essentielle de
conseiller et de contrôler le dirigeant lors de l’exercice de son pouvoir. Il assimile Ahl el-Hall
368 Ibid., p. 209.
369 Cf. Annexe 1 – Glossaire – IBN KHALDOUN.
370 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Vizir.
371 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Ahl el-Hall wa’l-Aqd.
91



Page 93
wa’l-Aqd aux représentants de la Nation des Etats européens et conseille au souverain
musulman de les consulter avant d’agir, afin d’accomplir le bien et d’éviter la perpétuation du
mal.
Pourtant, dans la pensée politique islamique, l’assemblée délibérante non élue a pour fonction
essentielle, de désigner et de destituer le calife, non de le conseiller. Ces "gens qui lient et qui
délient" ne sont d’ailleurs pas élus directement par le peuple, mais désignés parmi les Uléma
du pays. L’objectif de la démonstration de KHEREDINE est de montrer que les assemblées
délibératives en terres d’Islam, sont prévues par la
Choura372 ou consultation coranique. Déjà,
chaque musulman a le devoir de recommander le bien et d’interdire le mal
373. Ce devoir doit
s’exercer à la lumière de la loi religieuse que le monarque est tenu de respecter. Afin de faire
évoluer les sociétés musulmanes et de concilier la parole révélée et les apports de la
civilisation occidentale, KHEREDINE engage les pouvoirs publics à se moderniser, tout en
restant fidèles à leur identité arabe et musulmane. Son argument est que les institutions
européennes ne sont pas simplement importées mais assimilées et intégrées à une culture
supérieure, puisque l’Islam est transcendantal. La société serait alors modernisée et ressourcée
des principes et préceptes divins.
Lorsqu'en février 2012 les membres de la Commission ont souhaité rappeler l’héritage arabo-
musulman et les acquis humains sur lesquels ont été bâties les organisations constitutionnelles
et législatives dans le monde, ils ont fait référence à la tradition et à la pensée réformiste
tunisienne. De plus, fixer les bases d’un Etat moderne conservant l’identité arabe et
musulmane, sans employer la religion politiquement, fait partie des principes fondamentaux
de la nouvelle Constitution. En d'autres termes, les islamistes et les modernistes lient la
religion à l’Etat mais la séparent et la distinguent de la politique
374. L’identité culturelle et
religieuse du peuple est fondamentale pour la construction des individualités et de la
communauté en Tunisie. Pour y parvenir, deux théories sont proposées : les islamistes veulent
faire de l’Islam le fondement de la Constitution et des futures institutions, alors que selon les
modernistes, il est obligatoire de consacrer le régime républicain, le caractère « civil » de
l’Etat et les droits et libertés acquis, sur lesquels aucun retour en arrière n'est possible. Quand
bien même, les modernistes – particulièrement au sein de la Commission du préambule –
372 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Choura.
373 Verset 110 de la Sourate 3 Al-Imran du Coran.
374 Cf. le 2. qui suit.
92




Page 94
appellent de leurs vœux un Etat moderne ou « civil », ils ne l'envisagent que dans une
conception islamique du pouvoir, c'est-à-dire gardant un lien avec les valeurs islamiques.
2. La volonté de séparer la religion de la politique et non la religion de l’Etat
Toujours ce 22 février 2012, lorsque les membres de la Commission présentent leurs visions
du préambule
375, les avis divergent sur le rapport à établir entre la religion et l’Etat. Certains
estiment que le débat doit porter sur le lien entre la religion et la politique. Pour d'autres, c'est
le lien entre la religion et l’Etat qui est au cœur de la question, l’Etat devant assurer une
protection adéquate à la religion
376 contre toute ingérence extérieure. En matière de neutralité
des lieux de culte, la seule possibilité pour l’Etat d’intervenir dans le domaine religieux est
d'empêcher ou/et d'interdire leur exploitation partisane. Dans l’Islam sunnite majoritaire, la
théorie politique est fondée sur la foi comme référent supérieur de tout pouvoir. « L’Etat est
conçu comme le protecteur, l’organisateur de la religion (police des mosquées, financement
du culte, appel à la prière sur les chaînes publiques de radio et de télévision, présidence des
cérémonies religieuses, existence d’instances religieuses au sein de l’Etat…).
»377 Le
spécialiste de droit constitutionnel et d’institutions politiques, Hafedh BEN SALEH a
pourtant exhorté les membres de la Commission à séparer les institutions juridiques des
institutions religieuses.
Au cours de son audition du 13 mars 2012378, il affirme qu’il faut se baser sur une vision
islamique moderne du pouvoir de l’Etat et de la société. La vision moderne qu’il prône se
»,
375 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution,
« Les membres de la commission présentent leurs visions
du
2018],
[en
février
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252c7 (en arabe).
préambule
[consulté
ligne],
2012
avril
22
376 Le 5 mars 2012, certains membres de la Commission proposent de disposer de la religion et de l’Etat dans
le chapitre lié à l’Etat. Les tenants de cet avis considèrent que le fait de disposer de la religion dans un
chapitre indépendant de celui de l’Etat n’a aucun intérêt au regard des dispositions à venir sur l’Etat et le
régime politique. C’est justement en discutant du lien entre la religion et l’Etat que la nature du régime
politique et de l’Etat seront définis. Les opposants à cet avis considèrent qu’il faut conserver l’élément
religieux dans une partie indépendante qui ne traite de manière exclusive que de l’importance de la religion.
Pour plus de précisions sur ce point voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD,
Documents, Commission
du préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution,
« Les membres de la
commission présentent leurs visions du préambule », 5 mars 2012 [en ligne]
, [consulté le 4 avril 2018],
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252d3 (en arabe).
377 Y. BEN ACHOUR, Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations
le
4
internationales), op.cit., p. 283.
378 Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des principes
fondamentaux et de révision de la Constitution,
« Audition de Mrs Sadok BELAÏD et Hafedh BEN
93






Page 95
fonde sur la séparation des pouvoirs et la protection des libertés individuelles et collectives. Il
considère qu’il ne serait pas impossible d'associer la charia à la nouvelle Constitution, à
condition que cette association soit faite dans l'esprit de la Constitution du 1
er juin 1959. Sous
l’ancien régime, l’Islam était l’une des caractéristiques de la Tunisie mais il ne réglait ni les
institutions ni l’organisation étatiques. En un mot, l’Etat n’était pas détaché de la religion
mais l’Islam ne règnait pas sur l’Etat. C’est l’Etat qui gèrait la religion. Pour le Professeur
Hafedh BEN SALEH, l’Etat a fait de la charia une source d’inspiration essentielle pour les
dispositions du Code de Statut Personnel. Néanmoins, la charia – pour être appliquée – doit
être conforme à la modernité, adaptée au présent et ouverte aux évolutions et changements à
venir. Les constituants ne peuvent en faire une source formelle des lois, mais s’inspirer de ses
principes généraux tels que la justice, l’égalité ou encore la sûreté.
En résumé, le débat était de savoir si le pouvoir politique au sein de l’Etat, devrait imposer
une certaine vision du monde et servir une conception confessionnelle du bien et d'une vie
honorable ou s’il devait s’abstenir d’intervenir dans le domaine religieux, pour laisser les
consciences individuelles autonomes. Au moment du processus constituant, les 217 élus à
l’ANC optent pour une position intermédiaire. En Tunisie, l’Etat respecte les préceptes et
valeurs de la religion dominante, l’Islam, tout en l’encadrant. La religion n’est pas
complètement détachée de l’Etat puisqu’il la gère. C'est dans ce contexte que les individus
sont libres de croire et de pratiquer leur culte
379. Contrairement à ce que les islamistes
considèrent, « la liberté de religion ne consiste pas dans la liberté d’entrer dans l’islam sans
pouvoir en sortir, mais dans une liberté beaucoup plus générale d’adopter la religion de son
choix, et de refuser toute religion, au profit d’une quelconque autre conviction d’ordre
philosophique.
»380 C’est la raison pour laquelle Hafedh BEN SALEH affirme qu’en
disposant du caractère « civil »
381 de l’Etat et en y associant la religion382, tous les citoyens
musulmans et non musulmans pourront pratiquer librement leurs cultes. De cette façon, l’Etat
s’inspirera des trois principes généraux de l’Islam (justice, égalité, sûreté) tout en respectant
les autres religions et cultes reconnus.
SALAH »,
[consulté
2012
https://majles.marsad.tn/fr/docs/518e5bfc7ea2c422bec252e2 (en arabe).
ligne],
mars
[en
13
le
4
avril
2018],
379 Cf. le B. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de cette partie relatif à l’article 6 comme
archétype de la contradiction constitutionnelle, p. 146.
380 Y. BEN ACHOUR, Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations
internationales), op.cit., p. 284.
381 Ce caractère est abordé dans le 2. qui suit.
382 Cf. le B qui suit et, la Section 2 du Chapitre 2 du Titre I de cette partie relative au choix constitutionnel de
la détermination du signifié par les interprètes authentiques, p. 152.
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