RAPPORT DE CONSTITUTION
Le Processus Constitutionnel en Tunisie
Rapport Final
2011 - 2014
One Copenhill
453 Freedom Parkway
Atlanta, GA 30307
(404) 420-5100
www.cartercenter.org
Table Des Matières
Avant-propos .................................................... 4
Résumé ............................................................ 6
L’organisation du processus constitutionnel ... 7
Communication et sensibilisation des citoyens
........................................................................... 8
Transparence et redevabilité ............................. 9
Participation externe au processus ................. 10
Thématiques et enjeux principaux de la
Constitution .................................................... 11
Conclusions et recommandations .................. 12
Mise en œuvre de la Constitution ................. 13
Le Centre Carter en Tunisie ........................... 17
Méthodologie d’observation du processus
constitutionnel ................................................ 17
Le processus constitutionnel ........................... 22
Le processus d’adoption ................................. 46
Le règlement intérieur: une interprétation
flexible ............................................................. 47
Défis récurrents du processus constitutionnel 51
Représentation et politique de changement
d’alliances ....................................................... 51
Absence de coalitions thématiques ................ 55
L’organisation du processus constitutionnel . 56
Un règlement intérieur parfois inadapté ....... 57
Absentéisme et redevabilité............................ 58
Le rôle des experts et des conseillers juridiques
de l’ANC ......................................................... 61
Absence d’un mécanisme de contrôle de la
constitutionnalité ........................................... 62
Transparence, accessibilité et participation des
citoyens ......................................................... 64
Le contexte politique avant 2011 ................... 22
Transparence et accessibilité du processus .... 65
La Révolution de janvier 2011 ....................... 22
La période suivant immédiatement la
Révolution ....................................................... 23
Les élections de l’Assemblée Nationale
Constituante d’octobre 2011 ......................... 24
La période postélectorale (2011-2014) : trois
ans de transition ............................................. 26
Le cadre du processus constitutionnel ............ 32
Consultations publiques et participation des
citoyens au processus ...................................... 74
Participation externe au processus ................. 79
Le rôle et l’impact de la société civile ............ 79
Efforts de plaidoyer et de sensibilisation des
partis politiques .............................................. 82
Efforts de plaidoyer des organisations
internationales ................................................ 84
Cadre juridique ............................................... 32
Thématiques principales dans la Constitution 86
La structure organisationnelle ........................ 33
Le statut du droit international ..................... 86
Processus d’élaboration et d’adoption de la
Constitution................................................... 37
Les droits humains dans la Constitution et leur
caractère universel .......................................... 87
Vers l’élaboration du premier projet .............. 37
Le statut de la religion dans la Constitution . 88
Le premier projet ............................................ 38
Droits et libertés ............................................. 91
Le deuxième projet et le projet « 2bis » ........... 39
Principe de non-discrimination ..................... 92
Le troisième projet .......................................... 40
Le quatrième et dernier projet ....................... 41
Vers l’adoption de la Constitution ................ 42
Protection des droits des femmes et de l’égalité
........................................................................ 93
Droits économiques, sociaux et culturels ...... 95
Droits électoraux ............................................ 96
2
La structure du régime politique .................... 97
Droits et rôle de l’opposition politique ......... 99
Rôle du pouvoir judiciaire .............................. 99
Les dispositions transitoires.......................... 102
Efforts de sensibilisation suite à l’adoption de la
Constitution ................................................. 105
Conclusions et recommandations ................. 108
Mise en œuvre de la Constitution ............... 108
Remerciements ............................................. 112
Liste Des Personnes Ayant Participé À La
Mission ......................................................... 113
Sigles et abréviations ..................................... 114
Bibliographie Et Documents De Référence ... 115
Déclarations Et Communiqués De Presse ..... 117
3
Avant-propos
Trois ans après la chute du régime Ben Ali et
plus de deux ans après l'élection de l'Assemblée
Nationale Constituante en 2011, les Tunisiens
ont franchi une étape décisive dans leur quête
de rupture avec le passé marqué par
l'autoritarisme, en adoptant une nouvelle
Constitution le 27 janvier 2014. Même si le
chemin ayant abouti à l'adoption de la
Constitution a été parsemé d'embûches, un
esprit d'ouverture au compromis et au
consensus a prévalu tout au long du processus,
ce qui a permis à la Tunisie de franchir cette
étape historique. En s’engageant dans le
dialogue et le compromis, les Tunisiens ont fait
passer un message fort, dont l'écho a retenti
dans toute la région.
La Tunisie se prévaut d'une tradition
constitutionnelle illustre et vieille de trois mille
ans. Carthage, la puissante ville-Etat
phénicienne du Golfe de Tunis avait sa propre
Constitution. Plusieurs siècles plus tard, la
Déclaration des Droits de 1857 conférait à tous
les habitants du Royaume de Tunisie certains
droits et libertés, sans considération de religion,
de langue ou de couleur. Quelques années plus
tard, en 1861 fut adoptée la Constitution du
royaume de Tunisie considérée comme la
première Constitution écrite du Monde arabe.
Environ un siècle plus tard, peu de temps après
que le pays eut obtenu son indépendance de la
France, les Tunisiens mettaient en place une
Assemblée Nationale Constituante chargée
d'élaborer une nouvelle Constitution,
finalement adoptée le 1er juin 1959. Au cours
des décennies qui ont suivi, la Constitution a
été amendée à plusieurs reprises dans le but de
renforcer les pouvoirs du Président, d'abord
ceux d'Habib Bourguiba resté au pouvoir 31
ans, puis de son successeur, Zine El Abidine
Ben Ali.
Même si la Constitution de 1959
garantissait certains droits et libertés, le fait
qu'elle soit associée au régime Ben Ali a amené
4
les Tunisiens à décider sa suspension au
lendemain de la Révolution et à élire une autre
assemblée constituante chargée d'élaborer une
nouvelle Constitution, avec l'espoir qu’elle
représenterait tous les Tunisiens et tracerait la
voie pour le passage du pays de la dictature à la
démocratie et à l’égalité.
L’élection d’une Assemblée Nationale
Constituante (ANC) de 217 membres a eu lieu
le 23 octobre 2011 et s’est déroulée dans des
conditions largement pacifiques et crédibles.
Même si l’ANC a été confrontée à de
nombreuses difficultés, notamment lors des
assassinats tragiques du leader d’opposition,
Chokri Belaïd en février 2013 et du député
Mohamed Brahmi au mois de juillet de la
même année, les acteurs politiques de la
Tunisie étaient déterminés à faire avancer le
processus constitutionnel et le pays. En
automne et en hiver 2013, ils se sont lancés
dans un dialogue national, qui a joué un rôle
important dans le déblocage de la situation
politique et préparé le terrain pour l’adoption
de la Constitution en janvier 2014. La nouvelle
Constitution pose des fondations solides pour
garantir les droits humains et crée des
institutions visant à assurer le respect de l'état
de droit dans le pays.
Le travail de l’ANC a donné des résultats
grâce au dévouement, à l’esprit de compromis
et à l’engagement démocratique des députés et
des citoyens tunisiens. Il est le meilleur exemple
du mouvement social et des objectifs de la
Révolution tunisienne ainsi que du Printemps
arabe, ouvrant ainsi une voie claire à
l’établissement d’institutions démocratiques, au
renforcement de l’état de droit et à la
promotion du respect des libertés
fondamentales en Tunisie.
L'expérience de la Tunisie est instructive
pour les autres pays de la région engagés dans
des processus constitutionnels, notamment
ceux qui connaissent une transition politique.
Cependant, l'histoire n’est pas encore arrivée à
son terme.
L'adoption de la Constitution a préparé le
terrain aux scrutins législatif et présidentiel,
organisés en 2014, en application des
dispositions transitoires de la Constitution. Les
Tunisiens se sont lassés des structures
intérimaires de l’Etat et aspirent maintenant à
des institutions permanentes en mesure de
relever les importants défis économiques et de
sécurité auxquels leur pays est confronté.
L'Assemblée législative et le Président
nouvellement élus étant dorénavant en place,
les Tunisiens doivent se consacrer aujourd'hui à
l'harmonisation des lois et règlements de leur
pays, qui datent, pour la plupart, d’avant la
Révolution, en se fondant sur les garanties des
droits humains prévues par la Constitution.
Le Centre Carter est inspiré par la
détermination des citoyens tunisiens qui les a
fait avancer sur la voie de la démocratie. Nous
aimerions contribuer au renforcement des
progrès faits par la Tunisie en présentant un
certain nombre de recommandations dans le
présent rapport. Notre principale
recommandation consiste à préconiser une
réforme du cadre juridique existant, par le
gouvernement de la Tunisie, afin de rendre les
lois nationales conformes aux engagements
internationaux souscrits dans le domaine des
droits humains et afin de veiller à ce que ces
droits soient protégés par la nouvelle
Constitution. En outre, nous prions
instamment le système judiciaire de protéger les
libertés de religion et d’expression, appelons
l’Assemblée des Représentants du Peuple à
travailler de manière transparente et
encourageons la société civile à continuer de
participer activement à la mise en place des
nouvelles institutions. Une ferme adhésion aux
principes fondamentaux édictés par la nouvelle
Constitution garantira à la Tunisie un avenir
démocratique.
Nous souhaitons au peuple tunisien et à ses
dirigeants une poursuite de leur succès dans
leurs futures entreprises.
Ancien Président des Etats-Unis Jimmy Carter
Fondateur du Centre Carter
5
Résumé
Suite au soulèvement populaire appelé « la
Révolution de jasmin » de décembre 2010 et
janvier 2011, qui a mis fin à 23 années de règne
du Président Zine El Abidine Ben Ali, M.
Foued Mebazaâ, Président par intérim de la
République Tunisienne, suspendît la
Constitution de 1959, et la Tunisie opta pour
la rédaction d’une nouvelle Constitution. La
première étape du processus constitutionnel fut
l’élection le 23 octobre 2011 de 217 membres
d’une Assemblée Nationale Constituante
(ANC) chargée de la rédaction et de l’adoption
d’une nouvelle Constitution. Celle-ci fut
adoptée par l’ANC un peu plus de deux ans
plus tard, le 27 janvier 2014, suite à un
processus difficile et complexe qui semblait
parfois au bord de la rupture, notamment en
raison de la crise économique, de la
détérioration des conditions de sécurité et de
deux assassinats politiques en 2013.
Le processus dans son ensemble a été largement
positif. Il n’en reste pas moins que l’ANC n’a pas
répondu aux attentes des citoyens et autres acteurs à
plusieurs égards, notamment en matière de
planification, de communication, de participation
du public et de transparence.
Le Centre Carter a suivi le processus
constitutionnel de la Tunisie à partir du mois
de février 2012, lorsque l’ANC a commencé à
travailler sur le premier projet de la
Constitution, et jusqu’au mois de mai 2014,
date à laquelle l’Assemblée a procédé à une
tournée sur l’ensemble du territoire tunisien
pour sensibiliser les citoyens à la nouvelle
Constitution et aux droits et libertés qui y sont
garantis. Tout au long de cette période, le
Centre a publié des rapports publics sur le
contenu des différents projets ainsi que sur le
processus de rédaction, y compris dans quelle
6
mesure celui-ci adhérait aux principes de
transparence et de participation des citoyens
aux affaires publiques de leur pays.
L’objectif principal du travail du Centre Carter
était d’aider à rendre le processus d’élaboration
de la Constitution plus transparent et accessible
aux citoyens ainsi que de sensibiliser les
membres de l’ANC aux obligations
internationales de la Tunisie en matière de
droits humains, afin de veiller à ce que ces
engagements soient pleinement pris en compte
dans le nouvelle Constitution. Pendant la
période de suivi du travail de l’ANC, le Centre
Carter a publié 17 déclarations sur la situation
en Tunisie dont neuf spécifiquement sur les
développements du processus constitutionnel.
Les déclarations sur la Constitution
comprenaient des recommandations tant pour
améliorer le processus que pour mettre en
évidence des aspects du texte qui n’étaient pas
conformes avec les engagements internationaux
du pays.
La version définitive de la Constitution,
telle qu’approuvée, contient des changements
significatifs par rapport aux versions initiales. A
de nombreux égards, ces changements
correspondaient aux recommandations
formulées par le Centre Carter, notamment en
ce qui concerne le renforcement des droits des
femmes, l’amélioration des garanties pour un
système judiciaire indépendant, la suppression
de restrictions excessives aux droits et libertés et
le renforcement de libertés civiles et politiques
fondamentales, ainsi que l’octroi de pleins
pouvoirs à la Cour Constitutionnelle, dès sa
création. De même, conformément aux
recommandations formulées par le Centre
Carter, l’ANC a affiné sa stratégie de
communication avec le public et son
interaction avec les médias. L’Assemblée a
également créé une procédure officielle pour
permettre à la société civile d’assister au vote
article par article de la version définitive de la
Constitution. De plus, le Centre a salué les
efforts déployés par l’ANC pour travailler de
façon plus transparente au cours des mois
précédant l’adoption de la Constitution.
Le Centre Carter espère, à travers ce
rapport final qui évalue aussi bien le contenu
de la Constitution que le processus
constitutionnel, appuyer les efforts de la
Tunisie visant à mettre en œuvre les droits
garantis par la nouvelle Constitution.
L’expérience de la Tunisie est riche en
leçons en matière d’élaboration de
Constitution, surtout pour d’autres pays en
transition politique : il convient de rappeler à
cet égard que le processus importe tout autant
que les résultats. La force du modèle tunisien
réside indéniablement dans le travail inlassable
de l’ANC et des partis politiques pour
surmonter les divisions et parvenir à un
consensus, aboutissant à l’adoption d’une
Constitution soutenue par la grande majorité
des députés au sein d’une Assemblée, par
ailleurs très divisée.
Les commissions constituantes de
l’Assemblée, les organes interpartis chargés de
la rédaction des divers chapitres de la
Constitution, ont fait preuve d’ouverture en
consultants des experts nationaux et
internationaux, d’universitaires ainsi que des
représentants d’organisations de la société
civile. La version finale de la Constitution porte
les fruits de cette consultation et, dans une
large mesure, établit une base solide pour la
garantie des droits humains et la primauté de
l’Etat de droit.
Le processus dans son ensemble a été
largement positif. Il n’en reste pas moins que
l’ANC n’a pas répondu aux attentes des
citoyens et autres acteurs à plusieurs égards,
notamment en matière de planification, de
communication, de participation du public et
de transparence. Plus généralement, la plupart
des problèmes rencontrés dans le processus de
rédaction de la Constitution sont ceux
communément rencontrés dans le démarrage
de tout nouveau processus démocratique. Les
dirigeants, les députés et le personnel
administratif de l’ANC n’ayant pas connu
d’environnement démocratique auparavant, ils
n’étaient pas toujours pleinement conscients
des obligations qui en découlent, en premier
s
e
k
a
H
h
a
r
o
b
e
D
Un agent de bureau de vote aide une femme âgée à voter en
Tunisie le 23 octobre 2011. « Je vote pour la première fois de
ma vie aujourd’hui», dit-elle. « Cela ne faisait pas de
différence auparavant, mais maintenant il s’agit de nos
enfants et l'avenir de nos petits-enfants, afin qu’ils puissent
vivre libres ».
lieu la nécessité de se montrer transparent
envers les citoyens, la sensibilisation du public
aux travaux en cours, les relations avec les
médias et la consultation de la société civile.
Ces facteurs ont affaibli la relation de l’ANC
avec le peuple tunisien, ce qui a généré une
frustration généralisée du public et la
perception que l’Assemblée ne se considérait
que peu redevable envers ceux qui l’avaient élue
et le peuple tunisien en général.
L’organisation du processus
constitutionnel
Au moment de l’élection de l’ANC, les citoyens
et la plupart des acteurs politiques s’attendaient
à ce que le processus constitutionnel et
l’adoption de la Constitution se déroulent en
un an. Mais étant donné que l’ANC décida de
réécrire entièrement la Constitution plutôt que
d’amender celle de 1959, et qu’elle a également
assumé un rôle législatif et de contrôle du
gouvernement, ce délai était, dès le début, très
ambitieux, voire irréaliste. En plus de sa tâche
principale de rédiger la Constitution, entre
autres initiatives, l’ANC devait préparer les lois
nécessaires pour l’organisation des élections
législatives et présidentielles, pendant la
période de transition. Le processus a duré deux
7
fois plus longtemps que prévu et a finalement
pris fin avec la publication dans le Journal
Officiel de la République Tunisienne le 10
février 2014 du texte adopté. Ce délai n’est pas
surprenant en soi – les expériences d’autres
pays ayant connu des processus
constitutionnels participatifs montrent que les
délais varient, la plupart se déroulant entre 18
et 24 mois – surtout que l’ANC a alterné entre
la rédaction de la Constitution et le travail
législatif urgent. Par ailleurs, la majeure partie
des retards, en particulier vers la fin du
processus, était due à des blocages et
considérations d’ordre politiques.
De nombreuses organisations de la société civile ont fait
pression pour une plus grande transparence, en
particulier l’organisation tunisienne Al Bawsala, qui a
joué un rôle important dans le renforcement de la
transparence en publiant des documents de l’ANC et en
rendant compte, dans les médias sociaux, du taux de
présence des députés et de leurs votes individuels en
sessions plénières.
Il est toutefois facile de comprendre
pourquoi les citoyens tunisiens ont considéré
que le processus avait accusé un important
retard puisque l’ANC ne s’est jamais dotée
d’une feuille de route réaliste tout au long du
processus. De plus, le Comité mixte de
coordination et de rédaction, créé dès le début
pour superviser le processus, n’a pas joué son
rôle de coordination du travail des
commissions. Par exemple, jusqu’en septembre
2012, sept mois après le début du processus de
rédaction, le Comité de coordination n’a pas
tenu une seule réunion officielle. Ainsi, jusqu’à
cette date les commissions constituantes,
chargées de traiter chacune une partie
spécifique de la Constitution, travaillaient sans
plan de travail conjoint, ni de régularité des
réunions, et sans convenir de délais ou de
méthodologie commune. Le changement
constant d’allégeances politiques au sein de
l’Assemblée – du fait de la migration facile de
députés d’un bloc parlementaire à l’autre ainsi
que de la création de nouveaux partis – fut un
facteur aggravant et a contribué à la difficulté
de trouver une approche de discussion plus
8
méthodique. A cette situation s’est ajouté le fait
que le règlement intérieur de l’Assemblée
n’était souvent pas assez détaillé et qu’il a été
modifié à quatre reprises au cours du processus
pour tenter de remédier aux blocages du
processus.
Les tensions crées par ces failles techniques
ont été considérablement accrues par un
environnement économique et sécuritaire de
plus en plus fragile. Dès lors, de nombreux
Tunisiens se sont mis à regretter l’apparente
stabilité de l’époque révolue. Avec deux
assassinats politiques en l’espace de six mois, la
deuxième année du processus fut d’autant plus
difficile. Le second assassinat ayant visé un
membre de l’ANC, Mohamed Brahmi, la crise
que traversait l’institution devint plus profonde
et retarda encore davantage le processus.
Au lieu d’essayer d’enrailler les retards
récurrents en adoptant une planification plus
réaliste et tenable, l’ANC continua de vouloir
répondre au mécontentement du public causé
par la lenteur du processus, en annonçant des
dates butoirs irréalistes – inlassablement
manquées. Ce n’est que vers la fin du
processus, à la fin de l’année 2013, qu’une
feuille de route contraignante fut finalement
adoptée. Fruit du dialogue national dont la
médiation était assurée par un groupe de
quatre organisations non étatiques, désigné
sous l’appellation de Quartet, cette feuille de
route a aidé l’ANC à sortir de l’impasse
politique dans laquelle elle se trouvait depuis
l’assassinat du député Brahmi et a exercé une
pression pour amener l’institution à achever le
processus constitutionnel.
Communication et sensibilisation
des citoyens
Bien que l’ANC doit être félicitée pour son
approche délibérative et consultative interne et
le succès de l’adoption à une majorité écrasante
de la nouvelle Constitution, il n’en reste pas
moins que l’ANC n’a pas su se doter d’une
stratégie de communication satisfaisante avec le
public ni de le sensibiliser à ses travaux. C’est
ainsi que tout au long du processus, les citoyens
semblaient mal informés du contenu des divers
projets de la Constitution ainsi que des enjeux
débattus.
L’ANC n’a pas créé de département de
communication, laissant les dirigeants de
l’institution interagir avec les médias. Cette
interaction fut irrégulière et insuffisante sur le
contenu. L’Assemblée a consenti un peu plus
d’efforts dans sa relation avec les citoyens et la
société civile. Toutefois, le groupe de travail
interpartis de l’Assemblée, chargé des relations
avec le public et les organisations de la société
civile ne disposait que de moyens logistiques
limités et de peu d’appui en interne. Les
organisations de la société civile n’ont ainsi pas
eu l’occasion de jouer pleinement leur rôle
dans le processus constitutionnel.
Et si les citoyens ont été consultés à
quelques reprises pendant le processus, ces
opportunités sont demeurées largement
méconnues du grand public, faute de les avoir
fait connaître suffisamment à l’avance et à
grande échelle.
L’absence de sensibilisation, de
communication ou de tentatives sérieuses pour
faire connaître ou expliquer le processus aux
citoyens, associée aux retards répétitifs et aux
luttes internes au niveau de l’Assemblée, a joué
un rôle certain dans la perte de confiance du
public envers l’ANC, atteignant un point
culminant avec les manifestations devant le
bâtiment de l’Assemblée, le Bardo, du mois
d’août 2013, suite à l’assassinat du député
Brahmi et exigeant la dissolution de
l’institution. La crise de confiance a encore été
aggravée par les controverses autour de la
question de l’indemnisation et de l’absentéisme
des membres de l’ANC.
Transparence et redevabilité
Nul doute que ce long processus a été plus
intense et stressant que ne l’aurait imaginé la
plupart des membres de l’ANC au moment de
leur élection. Dans certains cas, il a fallu
beaucoup de sacrifice personnel de la part des
députés, sans parler des citoyens qui ont
attendu impatiemment l’adoption de la
Constitution alors que toutes les dates butoirs
que leur annonçait l’ANC étaient
immanquablement dépassées, et que le pays
s’enfonçait profondément dans une crise
économique. Beaucoup de députés de l’ANC se
sont consacrés à la tâche pour laquelle ils
avaient été élus, malgré l’impact sur leur vie
privée. Cependant, l’absentéisme chronique de
beaucoup d’autres, aussi bien lors des réunions
en commissions que pendant les sessions
plénières, a été un problème majeur durant
tout le processus constitutionnel. Cet
absentéisme a entraîné des retards
considérables dans le travail de l’Assemblée et a
profondément affecté sa crédibilité. A un
moment crucial de la période de transition,
l’ANC n’a pas réussi à assumer sa propre
responsabilité envers les Tunisiens, alors qu’elle
en avait les moyens. A cet égard, même si des
efforts plus importants ont été déployés plus
tard dans le processus, il n’en demeure pas
moins que l’ANC, en tant qu’institution, n’a
pas pris de mesures contre les députés
absentéistes. Celles-ci auraient pourtant été
nécessaires pour prouver au peuple tunisien
que les députés avaient l’obligation de rendre
compte de leurs actions. Fait révélateur, en
deux ans, seul un vote a su attirer tous les
députés à une même session : le vote final sur la
Constitution.
Malgré l’engagement implicite des dispositions
du règlement intérieur en faveur de la
transparence des travaux de l’ANC, et la
volonté affichée de certains députés de
respecter ce principe, bon nombre de membres
de l’ANC, y compris parmi les hauts
responsables de l’Assemblée, semblaient
réticents à divulguer les documents clés de
l’ANC et à permettre à la société civile de jouer
un rôle significatif dans le processus. L’ANC
n’a par exemple, jamais révélé les votes
individuels des députés, bien qu’elle en ait les
moyens. Cette absence de transparence a été
exacerbée par les ressources logistiques et
humaines limitées. De nombreuses
organisations de la société civile ont fait
pression pour une plus grande transparence, en
particulier l’organisation tunisienne Al
Bawsala, qui a joué un rôle important dans le
renforcement de la transparence en publiant
des documents de l’ANC et en rendant
compte, dans les médias sociaux, du taux de
présence des députés et de leurs votes
individuels en sessions plénières.
9
Participation externe au processus
Les organisations de la société civile ont
également joué un rôle dans le processus
constitutionnel en organisant de nombreuses
initiatives : des forums publics et des séances
d’information organisés à travers le pays pour
encourager le dialogue entre les citoyens et les
membres de l’ANC ainsi que des campagnes de
sensibilisation ou encore des conférences. Ces
événements ont contribué à l’instauration d’un
débat public dynamique autour des questions
clés de la Constitution et ont souligné les
nombreuses insuffisances et incohérences
décelées dans les différents projets de
Constitution. Toutefois, alors que le contexte
politique en Tunisie devenait de plus en plus
polarisé, les conférences et autres événements
organisés par les organisations de la société
civile ont eu tendance à attirer des participants
de même orientation idéologique sans essayer
de convaincre ceux qui n’étaient pas déjà
acquis à leur cause. De plus, la majeure partie
de ces évènements étaient organisés dans la
capitale, renforçant ainsi l’impression que le
processus était élitiste et centré sur la capitale
Tunis.
La société civile ainsi que d’autres acteurs
ont également orienté le débat sur la
Constitution en organisant des manifestations
et des grèves pour faire entendre leurs
revendications. A titre d’exemple, après la
publication du premier projet de la
Constitution, les groupes de défense des droits
des femmes ont organisé d’importantes
manifestations pour exiger que l’ANC
reformule un article qui mentionnait les « rôles
complémentaires des hommes et des femmes
au sein de la famille » sans aucune référence au
principe d’égalité entre hommes et femmes. En
janvier 2014, au cours du vote article par
article, une délégation d’imams a également
tenté de faire pression sur les députés en
protestant contre les dispositions garantissant la
liberté de conscience, notamment en
distribuant à l’intérieur du bâtiment de l’ANC
des tracts condamnant ces dispositions. Il est à
noter par ailleurs, que les activités de plaidoyer
direct auprès des membres de l’ANC par des
groupes de la société civile sont restées rares,
bien qu’elles auraient été importantes à certains
10
moments, notamment pendant les discussions
cruciales de novembre 2013, lorsque la
commission des consensus débattait des
dernières questions litigieuses avant le vote
article par article de la Constitution.
Quant aux partis politiques, s’il est indéniable
que certains d’entre eux aient joué un rôle dans
le processus global en éduquant leurs partisans
sur le mandat de l’ANC et en adoptant des
positions de principes sur certaines
thématiques, globalement ces nouveaux acteurs
ne sont pas parvenus à mener une
sensibilisation régulière des Tunisiens à
l’échelle nationale. De tels efforts auraient
pourtant aidé ces partis politiques à renforcer
leur visibilité, ainsi que celle du processus, tout
en consolidant leurs bases et attirant de
nouveaux électeurs.
Si le processus d’élaboration de la
Constitution tunisienne a été une œuvre
essentiellement nationale, il est toutefois à
noter que de nombreux acteurs internationaux
s’y sont engagés, notamment les organisations
multilatérales et régionales telles que les
Nations Unies et l’Union européenne, ainsi
que les gouvernements de divers pays et des
organisations non gouvernementales. La
plupart de ces acteurs ont apporté de précieuses
ressources et expertise, et se sont parfois
engagés dans un plaidoyer en faveur de
thématiques spécifiques. Toutefois, une
meilleure coordination entre ces organisations
aurait pu aider à réduire la pression exercée sur
l’Assemblée en termes de demande de réunions
et de participation à des conférences et
formation. Une telle coordination aurait
permis ainsi de maximiser l’impact positif du
soutien international au processus
constitutionnel.
L’ouverture de l’ANC aux contributions et
conseils extérieurs a été un des points forts du
processus tunisien, et ses mécanismes
consultatifs et participatifs internes ont été très
efficaces pour mener à bien l’élaboration et
ensuite l’adoption de la Constitution.
Toutefois, le processus aurait pu tirer meilleur
profit des avis d’experts tunisiens si leur rôle et
mandat avait été défini avec plus de clarté dans
le règlement intérieur. De manière générale, si
dans les processus constitutionnels l’expertise
juridique est importante, il est également utile
d’associer des linguistes dans la rédaction du
texte fondamental. Cet aspect a pourtant été
limité dans le cas tunisien. De plus, l’absence
d’un secrétariat pleinement fonctionnel au
niveau de l’ANC a eu pour conséquence que
les conseillers juridiques de l’Assemblée
n’étaient pas toujours mis à contribution de la
manière la plus efficace, car ils étaient chargés
d’un grand nombre de tâches administratives.
Thématiques et enjeux principaux
de la Constitution
Les différents projets de Constitution ont
considérablement évolué au fil de ce processus
de deux ans, résultant souvent à davantage de
clarté dans le texte et de cohérence interne,
particulièrement en matière de protection de
certains droits et libertés fondamentaux. La
Constitution, telle qu’adoptée, reconnait ainsi
un nombre important de droits et libertés,
notamment les droits économiques, sociaux et
culturels, et met en place des garanties de
l’indépendance du pouvoir judiciaire,
marquant ainsi une nette rupture avec les
anciennes pratiques.
Certaines préoccupations demeurent
toutefois. Alors que la nouvelle Constitution
interdit par exemple clairement la
discrimination à l’égard des personnes
handicapées (Article 48) et des femmes (Article
21), elle n’applique pas cette protection aux
non-citoyens. La Constitution omet également
de mentionner explicitement d’autres motifs de
discrimination tels que ceux basés sur la race, la
couleur, la langue, la religion, les opinions
politiques ou autres, l’origine nationale ou
sociale, la fortune ou la naissance.
De nombreux droits économiques, sociaux
et culturels garantis par la Constitution ne sont
que peu détaillés, sans plus d’explication quant
à leur exercice et mise en œuvre futurs. En
outre, la Constitution n’oblige pas l’Etat à
déployer le maximum de ses ressources
disponibles pour la réalisation de ces droits tel
que prévu par le Pacte International relatif aux
droits économiques, sociaux et culturels,
auquel la Tunisie est partie. Par ailleurs, la
Constitution demeure silencieuse sur le statut
des droits et libertés durant les circonstances
exceptionnelles ou en cas de proclamation de
l’état d’urgence. Enfin, il est à noter,
Membres de groupes
religieux manifestant
contre la formulation
de l’Article 6,
garantissant la liberté
de conscience et
interdisant le takfir
(accusation d’apostasie
à l’adresse d’un
musulman, considéré
de ce fait comme
mécréant) en janvier
2014.
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autoritaire. En outre, la capacité de dépasser les
clivages politiques et les divisions religieuses et
de produire un document consensuel est en soi
une énorme réussite.
L’Assemblée a su produire un texte qui,
non seulement, garantit un certain nombre de
droits humains, mais qui a surtout été porté par
la quasi-totalité des députés, alors qu’ils
provenaient de courants idéologies et
d’horizons politiques très divers. L’œuvre
accomplie, au-delà de son contenu, revêt ainsi
une importance particulière, hautement
symbolique, surtout dans un contexte de
transition politique tel que celui-ci. Cependant,
le modèle tunisien donne également des leçons
sur ce qu’il convient d’éviter tout au long du
processus constituant.
Basées sur son observation du processus
constitutionnel, telle que décrit dans le présent
rapport, et dans un esprit de respect et de
soutien du processus démocratique en Tunisie,
le Centre fait les recommandations suivantes
au nouveau gouvernement, à l’Assemblée des
Représentants du Peuple, à la société civile,
ainsi qu’aux décideurs politiques et aux
universitaires engagés dans des processus
constituants dans d’autres pays en phase de
transition.
cependant, que la formulation vague de
certains articles pourrait à l’avenir permettre
des interprétations contredisant d’autres
dispositions constitutionnelles.
Si l’adoption du texte final de la
Constitution représente une étape clé de la
phase transitionnelle, elle n’est pas suffisante à
elle seule pour garantir un passage réussi de
l’autoritarisme vers la démocratie. L’étape de
mise en œuvre de la Constitution, et plus
précisément l’harmonisation des lois et
règlements avec les principes des droits
humains consacrés dans la Constitution, sera
essentielle pour garantir le respect de ces
engagements. Ce processus se devrait d’être
mené de façon à garantir un haut degré de
protection des droits humains et ce, de manière
égalitaire tant pour les citoyens tunisiens que
pour les étrangers résidant dans le pays.
L’étape de mise en œuvre de la Constitution, et
plus précisément l’harmonisation des lois et
règlements avec les principes des droits humains
consacrés dans la Constitution, sera essentielle
pour garantir le respect de ces engagements.
Conclusions et recommandations
Le processus constitutionnel Processus
constituant en Tunisie a été largement
influencé par les dynamiques politiques
internes et externes. L’ANC et les dirigeants de
la classe politique ont constamment recherché
le consensus au sein de l'Assemblée afin
d’aplanir les divergences d’opinion relatives à
certaines questions. La force du modèle
tunisien, réside plus que tout dans cette faculté,
qui bien qu’ayant nécessité beaucoup de temps,
a prouvé sa valeur. Les défis que l’ANC avait à
relever en particulier, et la Tunisie en général,
étaient immenses – en termes d’économie et de
sécurité – mais aussi dans le suivi d’une voie
démocratique, après des décennies de régime
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Les membres de l'ANC célèbrent l'adoption de la Constitution.
Mise en œuvre de la Constitution
Le Gouvernement tunisien et l’Assemblée des
Représentants du Peuple devraient envisager les
mesures suivantes :
Droits humains
Revoir et réformer le cadre juridique pour
s’assurer que les lois et réglementations
nationales reflètent et respectent les
engagements internationaux de la Tunisie
en matière de droits humains ainsi que les
droits consacrés dans la nouvelle
Constitution.
Prohiber les discriminations sur la base de
la race, de la couleur, de la langue, de la
religion, des opinions politiques ou autres,
de l’origine nationale ou sociale, de la
fortune, de la naissance ou d’autres
situations. Veiller, par ailleurs, à ce que ces
principes soient appliqués à tout individu
en Tunisie, citoyen ou étranger, en
conformité avec le droit international.
Encourager l’Etat à lutter non seulement
contre les violences faites aux femmes mais
également contre toutes les formes de
discrimination à leur égard. A cette fin,
adopter des mesures législatives concrètes
pour protéger les droits des femmes ainsi
que des mécanismes à même de faire
progresser la parité dans toutes les instances
élues.
Préciser, dans les textes de loi pertinents,
l’obligation qu’à la Tunisie d’adopter des
mécanismes qui garantissent la réalisation
progressive des droits économiques, sociaux
et culturels dans la limite de ses ressources
disponibles.
L’application de la Constitution
Les juges devraient interpréter la loi, et
notamment la Constitution, de façon à
favoriser la pleine application d’un droit ou
d’une liberté fondamentale, et prendre en
considération, à cet effet, l’interprétation
des traités relatifs aux droits humains, y
compris celle des juridictions et
commissions internationales, comme une
norme minimale.
Les juges et le législateur devraient protéger
la liberté de religion ou de croyance, y
compris celle d’adopter, de changer ou de
renoncer à une religion ou une croyance, et
veiller à ce que toute restriction soit
conforme à la clause générale de limitation
qui définit les conditions des restrictions
13
possibles de ces droits.
Dans des circonstances exceptionnelles,
notamment en cas d’état d’urgence, veiller à
ce que toute restriction aux droits et libertés
soit spécifique, nécessaire, proportionnelle
et puisse faire l’objet d’un contrôle
juridictionnel, et à ce que cette restriction
soit levée après une période définie.
Préciser, en outre, que les droits considérés
comme indérogeables en droit
international restent protégés et exclus de
toute restriction, même en cas de
circonstances exceptionnelles.
Institutions tunisiennes
Intégrer dans le cadre juridique des
dispositions visant à assurer l’indépendance
de la justice, en matière de nomination,
d’évolution de carrière et de mesures
disciplinaires (du corps judiciaire), y
compris par la consécration du principe de
l’inamovibilité. La révocation des juges
devrait être limitée aux cas de fautes graves,
selon les principes du procès équitable et,
conformément à la Constitution, sur
décision motivée du Conseil supérieur de la
magistrature, une fois celui-ci établi.
Etablir et mettre en œuvre, à moyen et long
terme, un programme de sensibilisation et
d’information des citoyens sur la
Constitution.
À l’Assemblée des Représentants du
Peuple
Faire le bilan des difficultés rencontrées
dans l’application du règlement intérieur de
l’ANC avant d’entamer la rédaction de son
propre règlement intérieur.
Prévoir dans le règlement intérieur que la
Commission du règlement intérieur se
réunisse régulièrement, pas seulement en
temps de crise, en vue d’évaluer le
fonctionnement et l’application des règles.
Veiller à ce que les dispositions du
règlement intérieur relatives à la présence et
à la participation soient bien définies et
détaillées et veiller à mettre en œuvre ces
dispositions de manière rigoureuse et
transparente.
14
Envisager de donner mandat à l’Instance
provisoire de contrôle de la constitutionalité
des projets de loi pour contrôler la
constitutionnalité du nouveau règlement
intérieur.
Veiller à ce que le secrétariat de l’Assemblée
apporte un soutien logistique et
administratif approprié aux commissions.
Veiller à ce que les conseillers juridiques
axent leurs efforts sur la recherche et la
rédaction, plutôt que sur le soutien
logistique.
Énoncer dans le règlement intérieur, dans
des termes non équivoques, que les
réunions des commissions ainsi que les
sessions plénières soient ouvertes au grand
public. L’Assemblée devrait établir des
procédures et critères justes et formels pour
accorder l’accès et le statut d’observateur
aux organisations de la société civile et aux
citoyens intéressés.
Mettre en place un département de
communication et consacrer des ressources
suffisantes pour concevoir et mettre en
œuvre une stratégie de communication et
assurer la liaison avec les médias. Une telle
stratégie devrait inclure un site web avec
une documentation et des informations
importantes, des ressources suffisantes pour
diffuser des informations sur les travaux de
l’Assemblée dans les meilleurs délais,
notamment à travers les médias sociaux, des
porte-parole du personnel officiel et des
experts en communication.
Mettre sur pied un groupe de travail
interpartis chargé de la liaison avec la
société civile et la communauté
internationale et préparer les budgets et
plans stratégiques à présenter aux bailleurs
de fonds potentiels
Adhérer pleinement au principe de la
transparence et du droit à l’information
garanti par la Constitution en publiant et
en diffusant, en temps opportun, tous les
documents officiels de l’Assemblée – procès-
verbaux, rapports, décisions, présentations,
fiches de présence et détails des votes – et
en les affichant également sur le site de
l’Assemblée.
Prévoir et créer des mécanismes pour
engager réellement le public dans le
processus législatif et le travail de
l’Assemblée dans son ensemble. Les députés
devraient être appuyés au plan logistique et
administratif pour mener à bien ces efforts
de sensibilisation.
Envisager la création de groupes
thématiques informels. Les expériences
d’autres pays montrent que ces groupes
peuvent aider à renforcer la confiance entre
les groupes politiques au sein d’une
assemblée législative. Cela permet
également d’accroître la visibilité de
certaines thématiques et de favoriser des
accords entre les partis politiques et faciliter
ainsi la prise de décision législative et
politique. L’Assemblée devrait également
envisager de fournir, tant aux blocs
parlementaires qu’à ces groupes informels,
le soutien logistique et administratif requis
pour renforcer leur efficacité.
À la communauté internationale
Continuer à renforcer les capacités des
médias, de la société civile et de l’assemblée
législative afin de relater les travaux de
l’assemblée au public de manière claire,
coordonnée et ouverte.
Améliorer la coordination entre les acteurs
internationaux qui travaillent avec
l’assemblée législative en vue d’éviter les
chevauchements tout en étant sensible au
rythme de l’institution, à ses priorités et à sa
charge de travail.
Soutenir le travail de la société civile en
dehors de la capitale et encourager les
initiatives et projets régionaux.
À la société civile tunisienne
Consacrer plus d’efforts dans les actions de
plaidoyer et de suivi des travaux de
l’Assemblée des représentants du peuple et
d’autres institutions publiques.
Mener des actions de sensibilisation sur la
Constitution dans toutes les régions du
pays.
Aux entités chargées de processus
constitutionnel dans d’autres pays
Consacrer suffisamment de temps et
d’expertise à la rédaction du règlement
intérieur et des processus de prise de
décision internes.
Prévoir des dispositions détaillées dans le
règlement intérieur sur la participation des
personnes en charge de l’élaboration de la
Constitution et appliquer des sanctions de
manière juste, transparente et constante en
cas d’absentéisme.
Prévoir un rôle formel des experts
juridiques et linguistiques afin d’assurer une
plus grande clarté de leur rôle et de
maximiser leur impact.
Etablir un plan de travail détaillé
accompagné d’un calendrier pour
l’élaboration et l’adoption de la
Constitution dès le début du processus, afin
d’assurer une meilleure planification des
travaux et permettre au public de mieux
appréhender la poursuite de ces travaux.
Concevoir des mécanismes de participation
du public pendant le processus
d’élaboration de la Constitution, et mettre
en place les moyens nécessaires pour leur
réalisation effective.
Planifier et mener régulièrement des
campagnes de sensibilisation et
d’information en utilisant la gamme
complète de supports médiatiques et
d’autres outils disponibles. Les campagnes
aussi devraient également présenter les
limites de la participation du public afin
d’éviter toute déception ou frustration.
Etablir une procédure formelle pour
analyser, traiter, et enregistrer les données
recueillies durant les consultations avec la
société civile et le public.
Désigner des personnes au niveau de la
constituante, chargées de la liaison avec la
société civile, les médias et la communauté
internationale et préparer des budgets et
plans stratégiques à présenter aux bailleurs
de fonds potentiels.
15
Prévoir des consultations avec la société
civile avant et pendant la rédaction de la
Constitution et créer des mécanismes de
recherche de consensus dès l’entame du
processus.
Ouvrir les débats et discussions au sein de la
constituante au public. Etablir des
procédures objectives et formelles pour
accorder l’accès et le statut d’observateur
aux médias, aux organisations de la société
civile, et aux citoyens intéressés.
Publier et diffuser toute documentation
importante. Consacrer les ressources
nécessaires, logistiques et administratives,
afin que cette documentation soit publiée
en temps utile.
Une fois la Constitution adoptée, mener
des activités de sensibilisation et utiliser
tous les moyens disponibles, y compris des
rencontres face-à-face pour faire connaître le
contenu de la Constitution et répondre aux
questions des citoyens.
Envisager la création de groupes
thématiques informels. Les expériences
d’autres pays montrent que ces groupes
peuvent aider à renforcer la confiance entre
les groupes politiques au sein d’une
assemblée législative. Cela permet
également d’accroître la visibilité de
certaines thématiques et de favoriser des
accords entre les partis politiques et faciliter
ainsi la prise de décision législative et
politique. L’entité constituante devrait
également envisager de fournir tant aux
blocs parlementaires qu’à ces groupes
informels le soutien logistique et
administratif requis pour renforcer leur
efficacité.
16
Le Centre Carter en
Tunisie
Le Centre Carter a ouvert ses bureaux en
Tunisie en juillet 2011, suite à l’invitation de
l’Instance Supérieure Indépendante pour les
élections ou ISIE, pour observer les élections de
l’Assemblée Nationale Constituante de 2011.
L’objectif de la mission d’observation du
Centre consistait à procéder à une évaluation
impartiale de la qualité globale du processus
électoral, à promouvoir un processus inclusif,
c'est-à-dire au profit de tous les Tunisiens, et à
témoigner du soutien de la communauté
internationale à la transition démocratique du
pays. Cette mission était le premier engagement
du Centre Carter en Tunisie.
Le rapport est destiné aux décideurs politiques, aux
membres de la société civile, aux experts en droit
constitutionnel et aux universitaires impliqués dans
le processus constituant en Tunisie. Mais il s’adresse
aussi à ceux qui étudieront ce processus, notamment
en vue d’en tirer des leçons pour que d’autres pays en
transition démocratique puissent en bénéficier.
Le Centre Carter a observé l’ensemble du
processus électoral : l’inscription des électeurs,
la campagne électorale et le scrutin, le
contentieux électoral, l’annonce officielle des
résultats et enfin, la formation du
gouvernement de transition. A chaque étape, le
Centre a fait des déclarations et en mai 2012, il
a publié un rapport final sur l’ensemble de la
mission d’observation électorale1. Suite à cette
mission, l le Centre Carter a maintenu sa
1 « Les élections de l’Assemblée Constituante en Tunisie, le 23
octobre 2011, Rapport final », mai 2012
http://www.cartercenter.org/resources/pdfs/news/peace_publicatio
ns/election_reports/tunisia-final-Oct2011- fr-1.pdf
présence en Tunisie pour évaluer le processus
constituant et les préparatifs pour le cycle
électoral de 2014.
Méthodologie d’observation du
processus constitutionnel
Le présent rapport se fonde sur de nombreuses
réunions du Centre Carter avec les parties
prenantes au processus constituant et sur
l’observation directe de ce processus, en
particulier les travaux quotidiens des
commissions constituantes de l’ANC, des
commissions ad hoc et des sessions plénières
entre 2012 et 2014. Il s’appuie également sur la
documentation officielle de l’ANC, les
échanges avec les autres organisations qui ont
observé le processus, sur leurs rapports ainsi
que sur des documents relatant et analysant des
processus similaires ailleurs dans le monde.
Le rapport est destiné aux décideurs
politiques, aux membres de la société civile, aux
experts en droit constitutionnel et aux
universitaires impliqués dans le processus
constituant en Tunisie. Mais il s’adresse aussi à
ceux qui étudieront ce processus, notamment
en vue d’en tirer des leçons pour que d’autres
pays en transition démocratique puissent en
bénéficier. Il documente de nombreux aspects
du processus et présente des observations et
recommandations du Centre sur plusieurs
thèmes, tels que l’implication des citoyens ainsi
que la participation des experts et conseillers
techniques au processus, la transparence et la
communication de l’Assemblée avec les médias.
Le rapport offre également une analyse de
l’évolution des questions et enjeux principaux
dans la Constitution, en particulier concernant
les droits humains, de la première ébauche
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La mission d’observation électorale de 2011 fut dirigée par l’ancienne Première Dame, Rosalynn Carter, l’ancien Président de la
République de Maurice, Cassam Uteem (au centre) et le Président et PDG du Centre Carter, Dr. John Hardman.
jusqu’au texte adopté, toujours avec les
obligations internationales de la Tunisie
comme cadre de référence.
La Tunisie a ratifié une série de traités
internationaux et régionaux relatifs aux droits
humains dont les dispositions concernant le
processus constitutionnel. Ces traités
comprennent, entre autres, le Pacte
International relatif aux droits civils et
politiques (PIRDCP), la Convention sur
l’élimination de toutes les formes de
discrimination à l’égard des femmes
(CEDAW), la Convention relative aux droits
des personnes handicapées et la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples.
Le Tableau 1 donne un aperçu général des
traités internationaux auxquels la Tunisie a
adhéré ou qu’elle a signés ou ratifiés.2 Outre le
fait d’évaluer le contenu du texte par rapport
aux obligations internationales du pays,
le Centre a également suivi le processus eu
égard à l’« inclusivité » de tous les citoyens et
dans quelle mesure dans laquelle il a respecté
les principes de transparence et de participation
des citoyens aux affaires publiques de leur
pays3. Le Centre a également évalué le
processus par rapport aux bonnes pratiques
établies dans ce domaine, telles que décrites
dans plusieurs documents dont la « Note
d'orientation du Secrétaire général sur
l’assistance des Nations Unies aux processus
constitutionnels », le manuel «le processus de
réforme constitutionnelle : Options pour le
processus » (Constitution-Making and Reform :
Options for the Process) publié par Interpeace
(2011), le manuel « Guide pratique pour
l’élaboration de constitutions » (A Practical
Guide to Constitution Building) publié par
IDEA et le document « Leçons apprises des
processus constitutionnels : les processus avec
2 La signature d’un traité n’impose pas aux Etats des obligations en
vertu du traité, mais elle les oblige à s’abstenir de commettre des
actes qui vont à l'encontre de l'objet et du but du traité. En ratifiant
un traité, les Etats consentent expressément à être liés par le traité.
L’adhésion à un traité a le même effet juridique que sa ratification,
mais elle n'est pas précédée d'un acte de signature.
3 L’Article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques (PIRDCP) (ratifié par la Tunisie le 18 mars 1969) dispose :
« Tout citoyen a le droit et la possibilité (...) de prendre part à la
direction des affaires publiques, soit directement, soit par
l'intermédiaire de représentants librement choisis… »
18
Tableau 1 : Tunisie – Situation des ratifications
Traité/Déclaration
Déclaration universelle des droits de l’homme
Convention internationale sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale
Convention relative aux droits politiques de la femme
Pacte international relatif aux droits civils et politiques
Charte africaine des droits de l’homme et des peuples
Convention sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination à l’égard des femmes
traitements cruels,
Protocole facultatif à la Convention contre la torture et
inhumains ou
autres peines ou
dégradants
Convention relative aux droits de l’enfant
Convention des Nations Unies contre la Corruption
Convention relative aux droits des personnes handicapées
Commission de Venise – Conseil de l’Europe
Statut de Rome de la Cour pénale internationale
Convention internationale pour la protection de toutes les
personnes contre les disparitions forcées
Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
Situation
Effet persuasif4
Adhésion
Adhésion
Adhésion
Adhésion
Adhésion
Ratifié
Adhésion
Adhésion
Adhésion
Ratifié/Adhésion
Adhésion
Ratifié
Adhésion
Date
1948
1967
1968
1969
1983
1985
(avec réserves)
2014
(ratification
entière avec
notification)5
1988
1992
2008
2008
2010
2011
2011
2011
4 S’applique à un instrument non contraignant tel qu’une déclaration ou une résolution pouvant servir de démonstration de la pratique ou des
“engagements politiques” d’un Etat. La pratique des Etats peut devenir le fondement d’une disposition contraignante en droit international coutumier
dès lors qu’elle est adoptée de manière régulière dans la durée (la période de temps pouvant être relativement courte, lorsqu’elle est très largement
adoptée (mais par toujours universellement) et lorsque des indices existent (ou peuvent être inférés) quant au statut légalement obligatoire de ladite
pratique. Une fois qu’une norme est acceptée en droit international coutumier, tous les Etats deviennent liés par elle à moins qu’ils y aient exprimé une
objection valide, sans procéder à une forme quelconque de consentement officiel.
5 Le décret levant les réserves a été promulgué par le gouvernement de Béji Caïd Essebsi le 16 août 2011, mais il n’a été soumis qu’à l’ONU le 17 avril
2014. Les réserves levées concernent les Articles 15 (4), 9 (2), 16 (C), (D), (F), (G), (H) et 29 (1) qui traitent de l’égalité des droits des hommes et des
femmes à transmettre leur nationalité à leurs enfants, à se déplacer dans le pays et à choisir librement leur résidence, et des questions relatives au
mariage, à la famille, à l’adoption et aux droits de propriété. La notification de la Tunisie à l’ONU énonce cependant clairement que l’Etat ne prendra
aucune mesures qu’il jugera contraire aux dispositions du Chapitre Premier de la Constitution tunisienne..
une large participation du public », publié par
Democracy Reporting International (2011). Au
cours des deux ans qu’a duré le processus, le
Centre a rencontré de façon régulière un large
éventail d’acteurs de la vie civile et politique
tunisienne, en premier lieu les membres et le
personnel administratif de l’ANC, les
organisations de la société civile, les
représentants des partis politiques et des
universitaires tunisiens, en vue de mieux
comprendre le travail de l’ANC et d’identifier
les forces et les faiblesses du processus
constitutionnel. Le Centre a observé des
douzaines de réunions des commissions de
l’ANC ainsi que toutes les sessions plénières
relatives à la Constitution, et a suivi les débats
publics sur le processus constitutionnel6 Les
observateurs du Centre Carter ont également
assisté à un grand nombre d’ateliers et de
conférences de la société civile nationale et
internationale en relation avec le processus.
Les activités de sensibilisation du public
menées par l’ANC, les partis politiques et la
société civile ont également été suivies de près
par le personnel du Centre Carter. Par
exemple, le Centre a observé la séance de
dialogue de deux jours entre l’ANC et la société
civile sur le contenu du projet de la
Constitution, en septembre 2012 et ce, en plus
de l’observation de presque la moitié des
sessions de consultation publique nationale
organisées dans différents gouvernorats à
travers le pays, de décembre 2012 à février
20137. Suite à l’adoption de la Constitution, et
à l’invitation de l’ANC, le Centre a participé à
deux des séances d’information régionales
organisées par l’ANC en mai 2014 visant à
sensibiliser les citoyens sur le contenu de la
nouvelle Constitution.
En outre, le Centre a été régulièrement en
contact avec les organisations internationales
qui ont suivi et/ou soutenu le processus,
notamment Human Rights Watch (HRW),
6 Les observateurs du Carter Center, à l’instar d’autres organisations
de la société civile, n’ont pas eu un accès égal à toutes les réunions
des commissions. Le niveau d'accès variait en fonction de
l’interprétation du Règlement intérieur par les Présidents des six
commissions constituantes.
7 Les observateurs du Carter Center ont observé les consultations
nationales tenues dans les gouvernorats de Tunis, Sfax, Sousse,
Monastir, Gabès, Beja, Zaghouan, Nabeul, Ben Arous, Ariana,
Medenine et Tozeur.
20
Amnesty International, Democracy Reporting
International (DRI), l’Institut international
pour la démocratie et l’assistance électorale
(International IDEA), le Programme des
Nations Unies pour le développement
(PNUD), le Haut Commissariat des Nations
Unies aux droits de l’homme en Tunisie
(HCDH) et l’UNESCO.
Le Centre a également observé certaines
activités de sensibilisation menées par les partis
politiques, telles que les séances d’information
sur le contenu de la Constitution organisées en
avril-mai 2013 par Ennahdha, Nidaa Tounes,
Al-Joumhouri et Al-Massar à l’intention de
leurs sympathisants respectifs. Le Centre Carter
a de plus assisté à plusieurs initiatives de
sensibilisation menées par les organisations de
la société civile, notamment des forums
organisés dans les régions par l’Association
Tunisienne pour l’Intégrité et la Démocratie
des Elections (ATIDE) et Al Bawsala, pour
offrir au public l’occasion de rencontrer et
d’interagir avec les membres de l’ANC sur les
questions relatives au processus
constitutionnel.
Le Centre Carter a publié neuf déclarations
à des étapes clés de ce processus constitutionnel
de deux ans. Au mois de mai 2012, tout au
début du processus, le Centre a encouragé
l’ANC à être plus transparente et à s’assurer
que les citoyens puissent participer à
l’élaboration de la Constitution8. Au mois de
septembre 2012, suite à la publication du
premier projet de la Constitution, le Centre a
publié une déclaration pour réitérer ses appels
à une participation accrue du public, à plus de
sensibilisation des citoyens ainsi qu’à plus de
transparence dans les travaux de l’ANC9. Suite
à la publication du quatrième et dernier projet
de la Constitution, en juin 2013, l le Centre
Carter a félicité l’ANC pour les progrès
accomplis, mais l’a également exhortée à
adopter des formulations plus claires dans la
version finale pour garantir la protection des
8 « Le Centre Carter invite à plus de transparence et de participation
publique dans l’élaboration de la Constitution en Tunisie » , 11 mai
2012.
9 « Le Centre Carter salue les efforts de l’Assemblée Nationale
Constituante dans l’avancement de ses travaux et invite à une
participation et une sensibilisation accrues du public et à davantage
de transparence », 26 septembre 2012.
droits humains dans la Constitution.10 Suite à
l’adoption de la Constitution en janvier 2014,
le Centre a félicité l’ANC pour sa réalisation
historique11 et en avril 2014, il a présenté une
analyse du contenu de la nouvelle
Constitution, applaudissant le renforcement
des garanties des droits humains tout en
soulignant les domaines de préoccupation qui
demeurent et appelant à des mesures
immédiates de mise en œuvre de la
Constitution12
Le Centre Carter a publié trois déclarations
supplémentaires, conjointement avec Human
Rights Watch, Amnesty International et Al
Bawsala : une en juillet 2013, suite à la
publication du projet final de la Constitution
et deux en janvier 2014, lors de la phase
d’adoption, formulant des recommandations
pour renforcer la protection des droits humains
dans la nouvelle Constitution, notamment la
reconnaissance expresse de l’universalité des
droits humains, l’inclusion dans le texte de
dispositions antidiscriminatoires ,
l’amélioration des garanties relatives à
l’indépendance de la justice et l’engagement
sans faille au principe de l’égalité entre les
hommes et les femmes sous tous ses aspects13.
Enfin, suite aux assassinats tragiques de
Chokri Belaïd en février 2013 et de Mohamed
Brahmi, membre de l’ANC, en juillet 2013, le
Centre a publié des déclarations condamnant
fermement ces meurtres, exhortant à la retenue
et à la non-violence et appelant le
gouvernement tunisien à condamner tous les
actes de violence politique, à mener des
investigations et prendre toutes les mesures qui
10 « Le Centre Carter félicite l’Assemblée Nationale Constituante pour
le projet de Constitution et appelle à garantir la protection des droits
humains lors de la finalisation de ce projet », 12 juin 2013
11 « Le Centre Carter félicite l’Assemblée tunisienne pour cette
concrétisation historique », 29 janvier 2014.
12 « Le Centre Carter félicite l’ANC pour la consécration des droits
humains dans la Constitution et plaide pour leur mise en œuvre
immédiate », 10 avril 2014.
13 « Tunisie : Renforcer la protection des droits humains dans la
nouvelle Constitution », 24 juillet 2013, « Tunisie : Renforcer la
protection des droits humains dans la nouvelle Constitution ;
Garantir l’égalité pour tous ; Se conformer aux obligations du droit
international », 3 janvier 2014 et « Tunisie : Améliorer les garanties
relatives à l’indépendance de la justice – Assurer au pouvoir judiciaire
le pouvoir de protéger les droits humains » ,14 janvier 2014.
s’imposent pour identifier les coupables des
meurtres14.
Tout au long de son observation de deux
ans, le Centre Carter a grandement apprécié
l’ouverture des interlocuteurs au dialogue et au
partage d’information. Les discussions ont été
marquées par un respect mutuel des échanges
constructifs.
14« Déclaration du Centre Carter sur l’assassinat de Chokri Belaïd », 8
février 2013 et « Déclaration du Centre Carter sur l’assassinat du
Député Mohamed Brahmi », 26 juillet 2013.
21
Le processus
constitutionnel
Le contexte politique avant 2011
Depuis son accession à l’indépendance en
1956, jusqu’à la Révolution de janvier 2011, la
Tunisie était un Etat à parti unique, avec un
pouvoir centralisé autour du Président. De
1956 à 2011, les Tunisiens n’ont connu que
deux présidents : Habib Bourguiba, souvent
nommé le « Père de l'Indépendance » et Zine El
Abidine Ben Ali, qui fut ministre de l’Intérieur,
puis Premier ministre de Bourguiba, avant de
le limoger dans un « coup d’Etat médical », sans
effusion de sang en 1987. La vie politique après
l’ascension de Ben Ali au pouvoir était
dominée par son parti, le Rassemblement
Constitutionnel Démocratique (RCD) et
marquée par des violations systématiques des
droits humains, l’imposition de restrictions aux
médias ainsi qu’une corruption et un
népotisme très répandus.
Contrôlées de près par le RCD et le
Ministère de l’Intérieur, les élections se
déroulaient dans un cadre juridique agencé de
manière à garantir la domination du parti au
pouvoir. Les partis de l’opposition n’avaient
que peu de marge de manœuvre et les
candidats étaient harcelés par les services de
l’Etat. Bien que sous l’ère de Ben Ali, plusieurs
partis d’opposition aient légalement existé, la
plupart d’entre eux ne fonctionnaient pas
indépendamment et n’avaient guère de chances
de remporter des sièges au parlement ou de
présenter un candidat présidentiel fort contre
Ben Ali. En outre, certains partis firent le jeu
d’une opposition « de façade» avalisant ainsi le
régime. Dans ce contexte, les élections étaient
en fait des plébiscites pour maintenir le système
en place. Du fait du soutien dont jouissait le
22
mouvement d’opposition Islamiste Ennahdha
au sein d’une frange de la population, ce parti
fut particulièrement persécuté par le régime
Ben Ali et obligé de rester dans la clandestinité,
et ne revint sur la scène politique qu’après la
chute du Président.
La Révolution de janvier 2011
La Révolution de janvier 2011 a ainsi opéré
une rupture nette avec plus de cinquante ans
de contrôle autoritaire de la vie du pays et de
répression politique. L’agitation sociale était
déjà tangible depuis quelques années, mais c’est
l’auto-immolation d’un jeune vendeur de rue,
Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010,
dans la ville de Sidi Bouzid, qui déclencha une
révolte populaire qui devait se répandre
rapidement à travers le pays, entraînant dans
son mouvement des citoyens de tout âge et de
toute classe sociale, unis dans leur volonté de
mettre fin au régime dictatorial. Le 14 janvier
2011, les protestations ont atteint leur
paroxysme et Ben Ali quitta le pays pour
l’Arabie Saoudite.
La Révolution de janvier 2011 a ainsi opéré une
rupture nette avec plus de cinquante ans de contrôle
autoritaire de la vie du pays et de répression
politique.
Considérée comme le soulèvement ayant
inspiré et encouragé la vague de
bouleversements du "Printemps arabe" ailleurs
dans la région, la Révolution tunisienne était
particulière à plusieurs égards. Il s’agissait en
effet d’un mouvement populaire rassemblant
les citoyens dans une protestation massive
contre la pauvreté, la marginalisation,
l’inégalité et appelant à plus de justice et de
dignité, sans l’intervention visible de leaders
politiques ou idéologiques. Ce mouvement
était aussi d’origine essentiellement civile. Sans
avoir participé directement à la Révolution,
l’armée n’en a pas moins été considérée comme
l’une de ses principales garantes. En
comparaison avec les pays voisins, la Tunisie
connut par la suite une transition largement
pacifique vers la démocratie, avec moins de
victimes de violence qu’ailleurs15. De plus, les
infrastructures étatiques du pays ont continué à
fonctionner pendant la période intérimaire
jusqu’aux élections de l’Assemblée
constituante.
Les semaines qui ont suivi la chute de Ben Ali ont
vu la formation de plus de cent nouveaux partis
politiques qui se sont ajoutés aux rares partis
politiques qui existaient déjà sous l’ère Ben Ali.
La période suivant immédiatement
la Révolution
La soudaineté et la rapidité de l'effondrement
du régime de Ben Ali ont conduit à un vide
politique nécessitant une transition vers une
nouvelle forme de gouvernance et la création
de nouvelles Institutions. Aux termes de
l’Article 57 de la Constitution, portant sur
l’éventualité d’une "vacance de la Présidence de
la République pour cause de décès, de
démission ou d’empêchement absolu du
Président", le Président de la chambre des
députés dissoute, M. Fouad Mebazaâ devint
Président de la République par intérim. Il
invita Mohamed Ghannouchi, le Premier
ministre en exercice, à former un nouveau
gouvernement. Une commission de réforme
politique, également connue sous le nom de
Commission Ben Achour, fut également
nommée en janvier 2011 par le gouvernement.
Les semaines qui ont suivi la chute de Ben
Ali ont vu la formation de plus de cent
15 La Commission nationale chargée d'enquêter sur les abus commis
depuis le 17 décembre 2010 a annoncé en mai 2012 que 388
personnes avaient été tuées et plus de 2 174 blessées pendant la
Révolution, indiquant que ces chiffres n’étaient pas définitifs. Au
moment de la rédaction du présent rapport, aucun autre chiffre n’a
toutefois été publié.
nouveaux partis politiques qui se sont ajoutés
aux rares partis politiques qui existaient déjà
sous l’ère Ben Ali. Nombre de ces partis
nouvellement formés n’ont pas participé au
premier gouvernement intérimaire, s’opposant
à ce dernier parce qu’il comprenait un nombre
élevé de membres du RCD. S’ensuivit alors une
période de fortes tensions politiques opposant
le gouvernement de transition, qui considérait
avoir la tâche principale de garantir la
continuité constitutionnelle et l’opposition
extra-gouvernementale, qui invoquait sa
« légitimité révolutionnaire » pour contester son
pouvoir.
Le 11 février 2011, l’opposition
« révolutionnaire » créa le Conseil de
Sauvegarde de la Révolution (CSR), guidé par
le Front du 14 janvier, un mouvement
politique de gauche. Ce Conseil était composé
de 28 organisations, pour la plupart des partis
politiques, organisations de la société civile et
syndicats, y compris la puissante Union
Générale Tunisienne du Travail (UGTT). Au
cours du premier sit-in à la Kasbah – la
première des deux manifestations pour
protester contre le gouvernement de transition,
les manifestants exigèrent que les institutions
héritées de l’ancien régime soient dissoutes et
que le CSR assume un rôle de décideur,
partageant la responsabilité de la mise en
œuvre de la transition avec le gouvernement16.
Le remaniement ministériel qui a résulté
des exigences des manifestations de la Kasbah I
ainsi que l’annonce, par le gouvernement, de la
suspension des activités du RCD dans le cadre
des préparatifs à la dissolution complète du
parti, n’ont toutefois pas satisfait les
manifestants17. Ils sont redescendus dans la rue
le 21 février pour organiser le second sit-in de
la Kasbah, appelé aussi Kasbah II, qui réunit
quelque 100 000 personnes au centre de Tunis,
réclamant la démission du Premier ministre
Mohamed Ghannouchi et l’élection d’une
16 Le nom du sit-in vient de la Place Kasbah où il a été organisé, dans
la vieille ville de Tunis, où se trouvent de nombreux ministères, y
compris les locaux de la Primature.
17 La décision de suspendre les activités du RCD a été prise le 10
février 2011, par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Farhat Rajhi.
Le parti a été officiellement dissout par décision du tribunal de
première instance
de Tunis prononcée le 9 mars 2011.
23
assemblée constituante. Ghannouchi n'eut
d'autre choix que de démissionner, ce qu'il fit
le 27 février et fut remplacé par Béji Caïd
Essebsi, un ancien conseiller et ministre à
l’époque d’Habib Bourguiba.
Pour satisfaire les demandes de
l’opposition, la Commission Ben Achour fut
absorbée dans la CSR et reçut la nouvelle
désignation de «La Haute Instance pour la
réalisation des objectifs de la Révolution, de la
réforme politique et de la transition
démocratique » (subséquemment désignée la
Haute Instance). Sa composition initiale de 72
membres fut d’abord contestée au motif qu’elle
manquait de jeunes et de représentation
régionale, raisons pour lesquelles elle fut
étendue à 155 membres18.
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Un panneau affiché par l’ISIE incitant les Tunisiens à voter. Un «
media center » fut mis en place à Tunis pour permettre à l’ISIE
d’informer le public et les journalistes venus en grand nombre.
Des moyens importants furent mis à disposition des journalistes,
notamment des ordinateurs et des salles de conférence.
La Haute Instance a présenté plusieurs
plans d’action post-Révolution possibles :
organiser des élections présidentielles (par
lesquelles le président aurait dissout le
parlement et demandé l’organisation
d’élections législatives), organiser
simultanément des élections présidentielles et
législatives ou élire un organe pour réécrire la
Constitution.
18 12 partis et 18 syndicats et associations ont par la suite été
représentés à la Haute Instance, ainsi que de nombreuses
personnalités indépendantes, des représentants des jeunes, des
membres venant des régions, des représentants des familles de
victimes de la Révolution, de la sécurité de l’Etat et un représentant
de la diaspora tunisienne en France.
24
C’est cette dernière option qui fut choisie et
le Président intérimaire Mebazaâ annonça le 3
mars qu’une Assemblée Nationale
Constituante devrait être élue pour rédiger une
Constitution, enclenchant ainsi un processus
menant à la tenue des élections le 24 juillet,
finalement reportées au 23 octobre. La nouvelle
Assemblée Nationale
Constituante fut chargée d’élire un
Président et Premier ministre intérimaires qui
gouverneraient le pays en attendant la
rédaction de la nouvelle Constitution. Dans
son discours, Mebazaâ annonça également la
suspension de la Constitution de 1959.Alors
que le gouvernement est resté le seul pouvoir
exécutif et de prise de décisions pendant la
transition, la Haute Instance était autorisée à
soumettre des projets de loi au Conseil des
ministres et à la Présidence de la République
pour approbation par décret. Ce faisant, il a, de
facto, agi comme un organe législatif19. L’une
de ses principales responsabilités fut de rédiger
la nouvelle loi électorale et celle permettant de
mettre en place un organe indépendant chargé
d'organiser les élections : l’Instance Supérieure
Indépendante pour les Elections (ISIE)20.
L’ISIE n’ayant pas été mise en place avant le
printemps 2011, le gouvernement a dû
reporter la date des élections de juillet à
Octobre 2011 pour permettre à cette instance
de procéder à la planification logistique et à la
gestion des aspects opérationnels des élections.
Les élections de l’Assemblée
Nationale Constituante d’octobre
2011
L’ISIE, crée en avril 2011, avait pour tâche
d'organiser les premières élections libres de la
Tunisie et sa mission consistait à préparer,
superviser et contrôler les élections de
19 La Haute Instance a également adopté de nouvelles lois sur les
partis politiques, les associations et les médias. Elle a terminé son
travail le 13 octobre 2011.
20 Le décret-loi 27 portant création de l’ISIE fut voté le 12 avril et
promulgué le 18 avril 2011. La Haute Instance choisit alors les
membres de l’ISIE parmi le corps judiciaire, des universitaires et la
société civile, y compris un notaire, un huissier, un expert-comptable,
un expert en technologie de l’information et un journaliste.
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Des jeunes femmes tunisiennes montrant leurs doigts marqués à l’encre bleue après avoir voté le 23 octobre 2011.
l’Assemblée Nationale Constituante, et à veiller
à ce que le processus électoral soit
« démocratique, pluraliste, équitable et
transparent»21.
Le scrutin s’est tenu le 23 octobre 2011
dans une atmosphère pacifique et ordonnée. Le
fait que les citoyens tunisiens n’ont été que peu
sensibilisés au processus électoral a
probablement contribué au fait que seulement
50 pour cent des électeurs se sont déplacés
pour voter. Cependant, ceux qui se sont
présentés aux bureaux de vote étaient fiers
d’exercer leur droit de vote lors des premières
élections libres et pluralistes du pays. L’ISIE a
annoncé les résultats préliminaires des élections
le 27 octobre 2011 et a publié les résultats
définitifs le 14 novembre. Les élections ont eu
lieu en un tour, en appliquant le système de
représentation proportionnelle à liste fermée22.
Onze partis et coalitions, ainsi que seize listes
indépendantes ont obtenu des représentations
21 Décret-loi N°2011-27, Article 2.
22 Pour attribuer les sièges, le nombre total de bulletins valables
(excluant les bulletins blancs et invalidés) est divisé par le nombre de
sièges revenant à chaque circonscription pour produire un quotient,
également appelé diviseur électoral. Les sièges sont alors attribués à
chaque liste atteignant ce seuil. Les sièges restants sont attribués, le
cas échéant, aux partis politiques ou listes indépendantes ayant les
plus forts restes de voix.
à l’Assemblée Nationale Constituante 23. Le
parti islamiste Ennahdha a remporté le plus
grand nombre de sièges, avec 89 sièges sur les
217 de l’Assemblée.
Les dispositions de la loi électorale visant à
encourager l’élection de femmes candidates –
parité verticale sur les listes des candidats – ont
porté leurs fruits avec 59 femmes élues à l'ANC
– soit 27 pour cent de la totalité de ses
membres. Quarante d’entre elles représentaient
le parti Ennahdha24. Les jeunes étaient
également représentés, 10 pour cent des
membres de l’ANC étant âgés de 30 ans ou
moins. Ceci a été rendu en partie possible par
une disposition de la loi électorale qui exigeait
que dans chaque liste figure au moins un
candidat âgé de moins de 30 ans25. Selon les
résultats définitifs publiés par l’ISIE, 4,3
millions d’électeurs sur les
23 Résultats définitifs officiels de l’ISIE : Ennahdha : 89 sièges ;
Congrès pour la République (CPR) : 29 sièges ; Al-Aridha Al-Chaabia
(Pétition populaire) : 26 sièges ; Ettakatol : 20 sièges ; Parti
démocratique progressiste (PDP) : 16 sièges ; Al-Moubadra
(L’Initiative) : 5 sièges ; le Pôle démocratique moderniste (PDM) : 5
sièges ; Afek Tounes : 4 sièges ; Al-Badil Athawri (l’Alternative
révolutionnaire) : 3 sièges ; le Mouvement démocratique socialiste
(MDS) : 2 sièges ; Harakat Achaab (Le Mouvement du peuple) : 2
sièges ; 16 listes indépendantes : 1 siège chacune.
24 Décret-loi N°2011-35, Article 16.
25 Décret-loi N°2011-35, Article 33.
25
8,2 millions éligibles estimés ont participé, soit
52 pour cent de la population électorale.
La période postélectorale (2011-
2014) : trois ans de transition
Les élections d’octobre 2011 ont marqué le
début d’une nouvelle phase de transition et mis
en place de nouvelles structures de
gouvernance. Initialement prévue pour durer
un an, cette deuxième période de transition –,
qui comprenait la rédaction de la nouvelle
Constitution de la Tunisie et la tenue
d’élections législatives et présidentielles – a
duré beaucoup plus longtemps que prévu et
rencontra un certain nombre d’obstacles26.
Malgré les défis à surmonter, cette phase de la
transition a toutefois largement atteint ses
objectifs.
L’ANC commence son travail
Les membres nouvellement élus de l’ANC ont
officiellement prêté serment lors de la session
inaugurale de l’Assemblée tenue le 22
novembre 2011. Le parti Ennahdha a mis en
place une coalition gouvernementale appelée «
Troïka » avec deux autres anciens partis
d’opposition à Ben Ali, le Congrès pour la
République (CPR) ainsi que le Forum
démocratique pour le travail et les libertés
(FDLT) (généralement connu sous le nom
d’Ettakatol). Le Secrétaire général d’Ettakatol,
Mustapha Ben Jaâfar, fut élu Président de
l’Assemblée, tandis que le Président du CPR,
Mohamed Moncef Marzouki, ancien militant
des droits humains en exil sous Ben Ali, fut élu
par l’ANC comme Président de la République
par intérim27. Le Secrétaire général
26Onze des douze partis politiques représenté au niveau de la Haute
Instance ont signé une “Déclaration sur le Processus de transition” le
15 septembre 2011. Bien que n’ayant pas force exécutoire, ce
document visait à établir une feuille de route pour définir les règles
de fonctionnement de l’ANC et limiter son mandat à un an. En outre,
le décret 1086 du 3 août 2011 appelant aux élections de l’ANC,
donnait explicitement un mandat d’un an à l’ANC pour compléter la
rédaction de la Constitution (Article 6).
27 Mustapha Ben Jaâfar s’est présenté contre Maya Jribi, Secrétaire
Générale du Parti centriste PDP de l’époque, et a été élu avec 145
voix contre 68 pour Maya Jribi. Deux bulletins de vote étaient nuls, et
il y eut deux absents parmi les membres de l’ANC. Mohamed Moncef
Marzouki était en lice contre neuf autres candidats et a obtenu le
soutien de 153 membres de l’ANC (sur 202 votants).
26
d’Ennahdha, Hamadi Jebali, fut quant à lui,
désigné Chef du gouvernement.
En l’absence d’un cadre juridique pour
réglementer le fonctionnement du
gouvernement, l’ANC se mit immédiatement à
la rédaction et l’adoption d’une loi sur
l’Organisation provisoire des pouvoirs publics
ou OPPP28. Cette loi prévoyait un vote de
confiance du gouvernement par l’ANC, qui eut
lieu le 23 décembre 201129.
Suite aux premières sessions de travail de
l’ANC, deux décisions importantes furent
prises. Premièrement, les membres de
l’Assemblée décidèrent de rédiger la nouvelle
Constitution à partir d’une « page blanche »,
plutôt que de prendre comme base le texte de
1959. Deuxièmement, compte tenu du fait que
l’ANC était la seule institution
démocratiquement élue, les députés
considérèrent que l’Assemblée devait également
servir d’organe législatif pour rédiger, discuter
et adopter les lois pendant la période
intérimaire ainsi que pour contrôler le
gouvernement.
Ces deux décisions eurent un impact
considérable sur le processus de rédaction de la
Constitution. En effet, tout en s’attelant à cette
tâche, les membres de l’ANC ont passé
plusieurs lois de première importance,
notamment le budget annuel de l’Etat, la loi
sur la justice transitionnelle ainsi que la loi
créant un organe permanent de gestion des
élections (l’ISIE II).
Une année riche en événements sous le
leadership de Jebali
Les bouleversements survenus suite à la
Révolution ont eu des répercussions négatives
sur l’économie tunisienne qui était déjà
gangrénée par la corruption, le népotisme et la
mauvaise gestion des finances publiques par les
élites politiques. La Révolution a également
coïncidé avec une récession économique en
Europe, le plus grand partenaire commercial de
la Tunisie. L’incapacité du nouveau
28 L’Acte constitutionnel n°2011-6 en date du 16 décembre 2011
portant Organisation Provisoire des Pouvoirs Publics (OPPP).
29 L’Article 15 de l’OPPP dispose qu’une majorité absolue des voix
(109) est requise pour que l’ANC accorde la confiance au
gouvernement.
gouvernement à faire face aux effets de cette
crise économique et à s’attaquer au chômage,
l’un des principaux facteurs à l’origine de la
Révolution tunisienne, a entraîné un
mécontentement croissant au sein de la
population. L’économie a certes donné plus
tard des signes de timide reprise, mais celle-ci
n’était pas suffisamment vigoureuse pour
compenser la forte inflation. Les grèves et les
troubles sociaux qui, dans une moindre
mesure, se sont poursuivis après les élections –,
en particulier dans les villes marginalisées du
sud et du centre du pays, ont provoqué des
craintes parmi les investisseurs étrangers quant
à la stabilité de la Tunisie.
Premièrement, les membres de l’Assemblée
décidèrent de rédiger la nouvelle Constitution à
partir d’une « page blanche », plutôt que de prendre
comme base le texte de 1959. Deuxièmement,
compte tenu du fait que l’ANC était la seule
institution démocratiquement élue, les députés
considérèrent que l’Assemblée devait également
servir d’organe législatif pour rédiger, discuter et
adopter les lois pendant la période intérimaire ainsi
que pour contrôler le gouvernement.
Au plan sécuritaire, l’apparition de groupes
extrémistes armés et le trafic d’armes dans le
pays – liés en partie à la porosité des frontières
avec l’Algérie et la Libye – ont présenté un
nouveau défi et contraint les autorités à
reconduire maintes fois l’état d’urgence décrété
au lendemain de la Révolution.30
La période postélectorale a également été
marquée par des mutations importantes dans le
paysage politique. Déçus par l’alliance de leurs
partis respectifs avec Ennahdha, de nombreux
membres et partisans d’Ettakatol et du CPR
ont fait défection pour rejoindre d’autres
partis. Voulant tirer les leçons des élections de
2011, lors desquelles les suffrages avaient été
répartis entre un grand nombre de partis,
certains partis d’opposition ont formé de
nouvelles alliances et coalitions. En particulier,
le PDP, Afek Tounes et le Parti Républicain
ont fusionné pour former le parti Al-
Joumhouri. Des partis qui n’avaient pas pu
s’enregistrer en 2011, tel que le parti salafiste
Hizb Al-Tahrir, ont été reconnus, alors que de
nouveaux partis se sont créés, parmi lesquels
Nidaa Tounes, qui devint par la suite un des
acteurs clé de la vie politique. Nidaa Tounes
réunit divers tendances et visions – de militants
de gauche aux syndicalistes, en passant par les
hommes d’affaires et les personnes affiliées au
parti Néo-Destour de Bourguiba et au RCD de
Ben Ali – sous la houlette de l’ancien Premier
Ministre Béji Caïd Essebsi, et avec un objectif
en commun : remettre en cause la domination
par Ennahdha de l’arène politique tunisienne.
Alors que la date du premier anniversaire
des élections de l’Assemblée approchait, l’ANC
était loin d’adopter une Constitution. La
lenteur du processus constitutionnel peut être
attribuée à plusieurs facteurs, notamment la
décision de l’Assemblée de rédiger une
Constitution à partir d’une page blanche et le
fait que les commissions constituantes n’aient
commencé leur travail qu’en février 2012. Par
ailleurs, les membres de l’ANC, assumant des
responsabilités législatives en plus de leur
mission constitutionnelle, n’ont pas établi de
méthodologie ni de planification claire ou
commune au début du processus pour s’atteler
à l’élaboration de la Constitution.
Bien que la loi sur l’OPPP, qui prime sur
toutes les autres lois, n’ait pas prévu de date
butoir pour l’adoption de la Constitution,
nombreux furent ceux qui citèrent le décret de
2011 appelant à l’élection de l’ANC qui, lui,
avait fixé son mandat à un an, pour pouvoir
mettre en cause la légitimité de l’ANC une fois
ce délai expiré31. Une partie de la population
ainsi qu’un grand nombre de membres de
l’opposition, réclamaient une fin rapide de la
transition, la fragilité de l’économie ayant
contribué à augmenter les frustrations face à la
lenteur du processus.
En réponse à cette tension, l’UGTT initia
une première série de dialogues nationaux
visant à décrisper le climat politique. Ce
30 L’état d’urgence a été instauré en Tunisie le 15 janvier 2011, juste
après le départ du Président Ben Ali, par Décret-loi 2011-184. Il a été
levé le 5 mars 2014.
31Décret N°2011-1086 du 3 août 2011, Article 6.
27
dialogue, qui débuta le 16 octobre 2012, réunit
50 partis et 22 associations pour définir la voie
à suivre pour l’avenir du pays. Bien
qu’Ennahdha, CPR et Al-Wafa (un parti formé
par des dissidents du CPR) boycottèrent le
processus et refusèrent de siéger à la même
table que Nidaa Tounes, ces sessions permirent
toutefois de désamorcer la crise pendant une
brève période. Les participants au dialogue
demandèrent que l’adoption de la Constitution
se fasse début 2013 et que les élections soient
organisées le 23 juin 2013.
Le 6 février 2013, le leader politique de gauche
et militant des droits humains, Chokri Belaïd,
fut abattu par des assaillants non identifiés.
Cet assassinat provoqua une onde de choc dans
toute la société et la classe politique tunisienne.
De Belaïd à Brahmi : La Tunisie en proie
à la violence politique
Le 4 décembre 2012, soit deux mois après le
début du dialogue national, des affrontements
violents eurent lieu entre des membres de
l’UGTT et ceux des Ligues de Protection de la
Révolution (les Ligues ou LPR), aux alentours
du siège de l’UGTT à Tunis. Ce que l’UGTT
considéra comme des attaques « préméditées »
de la part des LPR, relança le débat sur la
dissolution de ces entités. Les LPR avaient été
créées au niveau des quartiers pendant la
Révolution, essentiellement pour faire face au
vide sécuritaire laissé par la chute du régime.
Mais malgré le rétablissement de l’ordre public
dans les mois qui ont suivi la Révolution, les
Ligues ne furent jamais démantelées et leur
militantisme prit de l’ampleur au fil du temps.
L’UGTT et des formations politiques de
l’opposition ont accusé Ennahdha de soutenir
les LPR et de s’en servir pour intimider ses
opposants politiques, allégations toujours
réfutées par le parti islamiste. Mais cette
controverse ne fit que resserrer l’étau autour du
gouvernement de Jebali, déjà mal en point.
Le 6 février 2013, le leader politique de
gauche et militant des droits humains, Chokri
Belaïd, fut abattu par des assaillants non
identifiés. Cet assassinat provoqua une onde de
28
choc dans toute la société et la classe politique
tunisienne. Marquant le paroxysme d’une
vague d’attaques violentes, restées largement
impunies, ciblant les locaux et membres de
formations politiques non affiliées au
gouvernement, l’assassinat suscita de vives
récriminations contre Ennahdha pour sa
gestion de l’escalade de la violence politique
dans le pays.
Alors qu’avant l’assassinat de Belaïd, des
discussions récurrentes sur un éventuel
remaniement ministériel avaient déjà mis à mal
la coalition de la Troïka, l’UGTT appela à une
grève générale dans le pays et l’ANC suspendit
momentanément ses activités. Des milliers de
Tunisiens descendirent dans la rue en guise de
protestation. La même nuit, le Premier
Ministre Jebali annonça la démission de son
gouvernement et son remplacement par une
équipe de « technocrates ». Cette décision mit
Jebali en porte-à-faux avec la Troïka, y compris
avec son propre parti, qui rejeta la proposition,
insistant sur sa « légitimité électorale » pour
former le nouveau gouvernement. Ces tensions
ont finalement abouti à la démission de Jebali
de son poste de Chef du gouvernement, le 19
février 2013.
Le 8 janvier 2014, après un processus de sélection long et
complexe, l’ANC, réunie en séance plénière, élut les neuf
membres de l’ISIE à bulletin secret.
Après des semaines de négociations, la
Troïka et l’opposition s’accordèrent finalement
sur le maintien d’un gouvernement politique, à
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l’exception des postes ministériels clés – de
l’Intérieur, des Affaires étrangères, de la Justice
et de la Défense – qui seraient dirigés par des
ministres indépendants officiellement affiliés à
aucun parti politique particulier. Cependant la
désignation d’Ali Laârayedh, ministre de
l’Intérieur de Jebali et haut responsable du
parti Ennahdha, pour diriger le nouveau
gouvernement, fut très controversée32.
L’assassinat de Belaïd provoqua une
polarisation accrue de la scène politique et
installa un climat de peur au sein de la
population tunisienne, qui considérait dès lors
qu’il était urgent de mettre fin à la période de
transition par l’adoption de la Constitution et
d'organiser des élections générales. Laârayedh
prit alors l’engagement de tenir des élections
avant la fin de l’année 2013, bien que la réalité
politique et sécuritaire rendait difficile
l’organisation d’élections dans ce laps de temps.
Les retards récurrents de l’ANC, ainsi que les
querelles internes au sein de cette institution
ne facilitaient guère les choses.
Pour réduire les tensions politiques et le
malaise social, le Président Marzouki lança, le
15 avril 2013, un nouveau processus de
dialogue national qui réunit certains des
principaux partis politiques et réussit pour la
première fois à mettre Ennahdha et Nidaa
Tounes autour d’une même
table. Les
participants abordèrent certains des grands
enjeux de la transition tels que la structure du
nouveau système politique, les obstacles à la
création d’un nouvel organe de gestion des
élections ou l’élaboration de la loi électorale.
Alors que certains partis d’opposition et
initiative du
l’UGTT boycottèrent
Président33, ces discussions permirent de régler
de nombreux points de litige concernant le
régime politique et les élections. Suite à ce
dialogue, l’UGTT lança le 16 mai, un autre
processus de dialogue axé principalement sur
les
socio-
urgentes
économique et sécuritaire.
questions
d’ordre
cette
32 Le gouvernement de Ali Laârayedh a obtenu la confiance de l’ANC
lors de la session plénière du 13 mars 2013, par 139 voix pour, 46
contre et 13 abstentions.
33 Nidaa Tounes décida également de suspendre sa participation au
dialogue après la première séance.
Le 1er juin 2013, c'est-à-dire avant la clôture
de ce deuxième dialogue et la conclusion d’un
accord sur les autres points de litige dans la
Constitution, le Président de l’ANC, Ben Jaâfar
rendit public le quatrième projet et version
finale de la Constitution. Ce projet, comme le
précédent, ne manqua pas de susciter la
controverse, un grand nombre de membres de
l’ANC estimant qu’il ne respectait pas le travail
des commissions constituantes qui avaient
discuté et élaboré les différents chapitres.
Cette même période vit une détérioration
rapide de la situation sécuritaire. A partir du
mois de mai 2013, les forces armées
tunisiennes furent confrontées à des attaques
violentes de groupes extrémistes. L’épicentre
des combats était la région du Mont Chaambi,
à la frontière algérienne, qui servait de base aux
groupes terroristes.
Le 1er juin 2013, c'est-à-dire avant la clôture de ce
deuxième dialogue et la conclusion d’un accord sur
les autres points de litige dans la Constitution, le
Président de l’ANC, Ben Jaâfar rendit public le
quatrième projet et version finale de la Constitution.
Ce projet, comme le précédent, ne manqua pas de
susciter la controverse, un grand nombre de membres
de l’ANC estimant qu’il ne respectait pas le travail
des commissions constituantes qui avaient discuté et
élaboré les différents chapitres.
La destitution du Président égyptien
Mohamed Morsi par l’armée égyptienne, le 3
juilet 2013, à la suite de manifestations
populaires, ajouta une dimension régionale à la
crise tunisienne. L’éviction de Morsi, un
dirigeant des Frères musulmans, suscita de vives
dénonciations de la part d’Ennahdha, qui
décrit la prise du pouvoir par l’armée
égyptienne de « coup d’état contre la
légitimité. » Des segments de l’opposition se
sont quant à eux sentis enhardis par la chute
rapide du régime des islamistes en Egypte et
certains – notamment Nidaa Tounes et la
coalition de gauche du Front populaire,
appelérent à la dissolution de l’ANC et son
29
remplacement par un comité d’experts chargés
de finaliser la Constitution.
A peine quelques jours plus tard, le 25
juillet, Mohamed Brahmi, député de l’ANC de
la circonscription de Sidi Bouzid et
coordonnateur général du Courant Populaire
fut abattu devant son domicile à Tunis. La
date semble avoir été choisie pour sa valeur
symbolique puisqu’elle coïncidait avec la
commémoration du 56ème anniversaire de la
proclamation de la République tunisienne.
Tout comme Belaïd, dont l’assassinat n’était
toujours pas été élucidé, Brahmi était membre
de la coalition du Front Populaire.
Suite à l’assassinat de Brahmi, 42 députés
de l’ANC se retirèrent immédiatement de
l’Assemblée, rejoints par d’autres les jours
suivants, pour atteindre, au plus fort de la crise,
un nombre total 65 à 70 de députés « retirés ».
Nidaa Tounes et la coalition du Front
populaire, ainsi que plusieurs autres formations
politiques et groupes de la société civile
créèrent alors le Front de salut national (FSN).
Leur but affiché était de mettre un terme au
gouvernement de la Troïka et d’en finir avec la
période de transition. Le FSN et quelques
députés dissidents organisèrent un sit-in ouvert
à la place du Bardo, devant le siège de l’ANC.
Même si le nombre de manifestants fluctuait,
avec seulement un petit groupe campant en
permanence au Bardo, les organisateurs
réussirent, à plusieurs occasions, à mobiliser
des milliers de manifestants, en particulier
durant la campagne dénommée « Errahil » (le
Départ) qui se déroula du 24 au 31 août. Les
partisans du FSN, qui appelaient à la
dissolution de l’ANC et à la démission du
gouvernement, échangeaient des accusations
avec le camp de la « légitimité » – constitué
principalement des partisans d’Ennahdha et du
CPR – qui, à leur tour, organisaient des
manifestations de rue et défendaient avec
acharnement l’ANC comme étant la seule
institution élue du pays et donc légitime.34 Face
à cette situation, le 6 août le Président de
l’ANC décida de suspendre les activités de
l’ANC jusqu’à l’ouverture de négociations
directes entre les parties en conflit. Cette
décision fut largement condamnée par le camp
de la « légitimité » car elle fut prise de façon
unilatérale.
Un compromis prudent
Alors que les manifestations pro Errahil
commençaient à s’affaiblir, les initiatives de
négociation et de médiation se multiplièrent en
coulisses afin de tenter de trouver une issue à la
crise. L’UGTT, l’Union tunisienne pour
l’industrie, le commerce et l’artisanat (UTICA),
la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme
(LTDH) et l’Ordre des avocats formèrent un
groupe– connu sous le nom de « Quartet » –
qui devint le principal médiateur entre les
partis. Le 17 septembre, le Quartet présenta
une feuille de route définissant les prochaines
et « dernières » étapes de la transition. La feuille
de route identifiait trois volets -électoral,
constitutionnel et gouvernemental - – et
prévoyait des conditions et des échéances pour
leur parachèvement. Le Quartet annonça
également le lancement d’un nouveau dialogue
national pour superviser la mise en œuvre de la
feuille de route. L’ANC reprit ses travaux le 12
septembre 2013, bien que beaucoup des
députés retirés refusaient encore de retourner à
l’Assemblée, évoquant le fait que le dialogue
n’avait pas officiellement démarré.
Le Quartet engagea les nouvelles discussions
entre les principaux acteurs le 5 octobre. Les
partis politiques étaient tenus de signer la
feuille de route comme condition préalable à
leur participation. Même si certains partis,
notamment Ennahdha, émirent des réserves
sur quelques-unes des dispositions de la feuille
de route, la plupart la signèrent. En revanche,
les partis CPR, Al-Wafa et Al-Mahabba
34 Les positions des députés « retirés » et des partis de l’opposition
variant entre trois options concernant la suite du processus : La
plupart des députés affiliés au FSN (Nidaa Tounes, Al-Massar, Front
populaire, etc.) appelèrent à la dissolution de l’ANC au début de la
crise. Ce camp proposait la poursuite du processus constitutionnel
par un Haut comité de salut national qui, avec l’aide d’experts,
achèverait la rédaction de la Constitution et la soumettrait à un
référendum. D’autres députés (de l’Alliance démocratique
notamment) suspendirent leurs activités au sein de l’ANC par
solidarité avec leurs collègues, mais étaient contre la dissolution de
l’ANC. Les partis membres de la Troïka refusaient quant à eux
catégoriquement la dissolution de l’ANC. Pour plus de détails sur les
partis politiques et leurs alliances, voir la Section « Représentation et
politique des changements d’alliance ».
30
(anciennement Al-Aridha) décidèrent de
boycotter le processus.
Les objectifs fixés dans les trois volets
énoncés par la feuille de route du Quartet
furent finalement atteints, bien que plus tard
que la date initialement fixée du 14 janvier
2014 date du troisième anniversaire de la
Révolution.
Le volet « Constitution » se termina le 26
janvier - la phase du vote article par article tant
attendue ayant débuté le 3 janvier 2014 - avec
l’adoption de la Constitution par une majorité
écrasante de 200 voix sur 216.35.
Le volet « électoral » vit un déblocage
important le 8 janvier 2014, avec l’élection par
l’Assemblée des membres de la nouvelle ISIE.
La sélection des candidats avait pris beaucoup
de temps puis fut l’objet de recours juridiques,
causant un retard de presque un an pour la
mise en place de cette instance. Finalement, le
1er mai 2014, l’ANC adopta une nouvelle loi
électorale, ouvrant la voie à la tenue d’élections,
complétant ainsi la mise en œuvre de la feuille
de route.
Le volet « gouvernemental » se révéla être le
plus problématique. En effet, les partis eurent
du mal à identifier et à s’accorder sur un
Premier ministre pour diriger un nouveau
gouvernement de technocrates. Au terme
d’intenses négociations, et malgré la résistance
persistante de certains partis d’opposition,
Mehdi Jomâa, ministre de l’Industrie dans le
gouvernement Laârayedh, fut finalement choisi
le 14 décembre 2013 pour diriger le nouveau
gouvernement. Les partis confirmèrent ce choix
en approuvant le gouvernement de Jomâa, le
28 janvier 2014, deux jours après l’adoption de
la Constitution36. Le parachèvement de ces
trois volets de la feuille de route permit de
baliser le chemin aux élections législatives et
présidentielles, qui se sont déroulées
respectivement le 26 octobre et le 23
novembre, avec la tenue d’un second tour qui
s’est déroulé le 21 décembre 2014.
35 Mohamed Allouche, député du parti “Troisième Voie”, est décédé
à la suite d’une crise cardiaque, le 22 janvier 2014, avant le dernier
vote sur la Constitution.
36 Au terme d’une session plénière longue et houleuse tenue le 28
janvier 2014, le gouvernement Jomâa obtint finalement la confiance
de l’ANC par 149 voix pour, 20 contre et 24 abstentions.
31
Le cadre du
processus
constitutionnel
Cadre juridique
Deux textes ont régi le processus
constitutionnel : la loi sur l’organisation
provisoire des pouvoirs publics (connue sous
l’acronyme « OPPP », souvent appelée aussi la
« petite c
onstitution ») et le règlement intérieur de
l’ANC.38
Plusieurs organes au sein de l’ANC ont contribué
au processus constitutionnel. Les commissions
constituantes, le Comité mixte de coordination et de
rédaction ainsi que la Commission des consensus
ont été mis en place pour travailler spécifiquement
sur la Constitution. Leur rôle prit fin une fois la
Constitution adoptée.39 Le Bureau de l’ANC et la
conférence des chefs de bloc jouèrent également un
rôle déterminant dans le processus, même si leurs
mandats s’étendaient également à d’autres
domaines.
La loi sur l’OPPP, adoptée par l’ANC le 16
décembre 2011, ne consacrait qu’un article au
« pouvoir constituant ». Cet Article 3 portait
uniquement sur les conditions d’adoption de la
Constitution, requérant le vote à la majorité
absolue des membres de l’ANC pour
l’adoption de chaque article, et une majorité
38 Loi constitutionnelle n°2011-6 du 16 décembre, 2011 relative à
l’Organisation provisoire des pouvoirs publics.
39 Les commissions constituantes continuèrent d’exister sur le
papier, puisque le règlement intérieur les considéraient comme
étant des commissions « permanentes », c’est-à-dire en place jusqu’à
la dissolution de l’ANC et l’élection de l’assemblée législative.
32
des deux-tiers pour l’adoption de la
Constitution dans son intégralité.
Cet article spécifiait en outre que si la
Constitution ne recueillait pas la majorité
requise lors de la première lecture, un second
vote devait être organisé dans un délai d’un
mois. Si le texte n’avait pas recueilli la majorité
des deux-tiers lors de cette deuxième lecture, le
projet de Constitution aurait alors été soumis à
un référendum, son adoption nécessitant alors
une majorité absolue des voix. Cependant,
l’OPPP ne prévoyait aucune procédure en cas
de rejet du texte par les citoyens.
Les conditions édictées par l’OPPP
placèrent la barre relativement haut pour
l’adoption de la Constitution. Mais au bout du
compte, cette majorité des deux-tiers requise se
révéla être un facteur décisif de la transition
tunisienne, puisqu’aucun parti, ni aucune
coalition de partis ne n’avait assez de députés
pour constituer cette majorité. Cette
disposition permit ainsi de créer un cadre
général de discussions et de compromis, afin
d’atteindre un consensus satisfaisant un grand
nombre de députés.
Contrairement à l’OPPP, le règlement
intérieur de l’ANC n’avait pas le statut de loi,
mais il définissait toutefois le cadre des travaux
de l’Assemblée, notamment les droits et devoirs
de ses membres. Ce texte fut élaboré sur la base
de l’OPPP, et adopté en séance plénière le 20
janvier 2012 par l’ANC. Il fit l’objet de quatre
modifications après son adoption initiale, en
réponse aux problèmes de procédure
rencontrés par l’Assemblée à divers moments
du processus constitutionnel.40.
Certaines dispositions du règlement
intérieur portaient spécifiquement sur la
rédaction et l’adoption de la Constitution. Elles
décrivaient en détail, par exemple, le
fonctionnement de six commissions
constituantes permanentes, les procédures
qu’elles devaient suivre et leurs rapports avec le
Comité mixte de coordination et de
rédaction41.
Le règlement intérieur contenait également
plusieurs dispositions relatives au processus de
vote : celles-ci se trouvaient dans la section
générale du règlement intérieur relative à la
plénière (Articles 83-93), la section relative au
quorum lors des votes en plénière (Articles 94-
97) et dans un chapitre entièrement consacré à
l’examen et à l’adoption de la Cnstitution
(Articles 103-107). L’Article 107 du règlement
intérieur disposait que l’adoption de la
Constitution devait être conforme à l’Article 3
de l’OPPP.
La structure organisationnelle
Plusieurs organes au sein de l’ANC ont
contribué au processus constitutionnel. Les
commissions constituantes, le Comité mixte de
coordination et de rédaction ainsi que la
Commission des consensus ont été mis en
place pour travailler spécifiquement sur la
Constitution. Leur rôle prit fin une fois la
Constitution adoptée.42 Le Bureau de l’ANC et
la conférence des chefs de bloc jouèrent
également un rôle déterminant dans le
processus, même si leurs mandats s’étendaient
également à d’autres domaines. La Commission
du règlement intérieur et de l’immunité mérite
également d’être mentionnée, en tant que
40 Au moment de la rédaction du présent rapport (juin 2014), l’ANC
avait modifié le règlement intérieur quatre fois: pour de plus amples
détails, prière de voir la section « Insuffisances du règlement
intérieur » du présent rapport.
41 Voir la section « Structures organisationnelles » pour une
description de ces organes. De plus amples informations sur le
règlement intérieur concernant divers aspects et structures du
processus (par ex. participation du public) sont fournies dans
différentes sections du présent rapport.
42 Les commissions constituantes continuèrent d’exister sur le
papier, puisque le règlement intérieur les considéraient comme
étant des commissions « permanentes », c’est-à-dire en place jusqu’à
la dissolution de l’ANC et l’élection de l’assemblée législative.
principal organe chargé de négocier et
d’élaborer les différents amendements au
règlement intérieur pendant le processus de
deux ans.
Le Bureau de l’ANC
Le Bureau de l’ANC était l’organe exécutif de
l’Assemblée. Il prenait ses décisions à la
majorité absolue de ses membres. Le Bureau
était composé du Président de l’ANC, M.
Mustapha Ben Jaâfar (Ettakatol), qui le
présidait, de la Première Vice- présidente, Mme
Meherzia Laâbidi (Ennahdha), du Deuxième
Vice-président, M. Arbi Abid (membre du
CPR, puis membre d’Ettakatol) et de sept
autres membres, qui avaient un rang
d’assesseurs du Président. Le Bureau était
chargé de veiller à ce que les membres de
l’ANC exercent effectivement leurs mandats et
devoirs, en conformité avec le règlement
intérieur. Il devait également établir le
calendrier de l’Assemblée et gérer la
programmation et l’organisation des travaux de
l’ANC, y compris les différentes phases du
processus constitutionnel43. Quatre des
assesseurs étaient chargés respectivement (1)
des affaires législatives et des relations avec le
gouvernement et la Présidence de la
République, (2) des relations avec les citoyens,
la société civile et les tunisiens résidant à
l’étranger, (3) des relations extérieures et enfin,
(4) de la communication et des relations avec
les médias. Les trois autres assesseurs étaient en
charge du contrôle administratif et
budgétaire44.
La conférence des chefs de blocs
Tout groupe de dix députés minimum pouvait
constituer un bloc parlementaire. Par contre,
un élu ne pouvait appartenir qu’à un seul
bloc.45 Le bloc élisait un représentant pour
siéger à la conférence des chefs de blocs. Ce
43 Chapitre 3, Partie 2 du règlement intérieur.
44 Respectivement : Samira Merai (Afek Tounes), Badreddine
Abdelkefi (Ennahdha), Mohamed Salah Chairat (Al-Aridha, plus tard
Liberté et Dignité, puis indépendant) Karima Souid (Ettakatol, plus
tard Al-Massar), Hèla Hammi (Ennahdha), Hatem Klaii (Al-Aridha, plus
tard Troisème Voix) et Dhamir Mannai (CPR, plus tard Nidaa Tounes,
ensuite indépendant).
44 Articles 16 et 17 du règlement intérieur.
45 Articles 16 et 17 du règlement intérieur.
33
mécanisme de coordination consultative
réunissait les chefs de blocs parlementaires,
sous la direction du Bureau de l’ANC, avec la
présence de certains présidents de
commissions, selon le sujet examiné. Le
Président de l’ANC pouvait inviter toute
personne à prendre part à ces réunions, si sa
contribution était jugée potentiellement utile
aux débats. Ce mécanisme joua un rôle
important dans la résolution des conflits autour
des différents points de litige dans la
Constitution, et tout particulièrement pendant
la dernière phase du processus, à savoir le vote
article par article et le vote sur l’ensemble de la
Constitution.
La plénière de l’ANC
Le Président de l’ANC convoqua des sessions
plénières dans plusieurs cas de figure
notamment pour étudier les projets de loi,
examiner et adopter le budget de l’Etat ou
interpeller le gouvernement sur ses activités. Le
Président ou l’un des deux Vice-présidents
présidait alors ces sessions de l’Assemblée. Des
sessions en plénière furent également tenues
pour discuter et débattre des différents projets
de la Constitution et finalement procéder au
vote article par article du projet final et à
l’adoption de la version définitive de la
Constitution. Les personnes externes à l’ANC
(citoyens, membres de la société civile,
journalistes et autres observateurs) étaient
autorisées à assister aux sessions, selon les
« modalités définies par le Bureau de l’ANC »46.
A la demande d’une majorité absolue des
membres de l’ANC, l’Assemblée pouvait
également tenir des sessions à huis clos, à
l’exception des sessions consacrées à la
Constitution, qui devaient être publiques47.
L’ANC créa six commissions constituantes, chacune
étant responsable de la rédaction de différents
chapitres de la Constitution.
La Commission du règlement intérieur
et de l’immunité
La Commission du règlement intérieur et de
l’immunité, organe composé de 22 membres,
était chargée de superviser la mise en œuvre du
règlement intérieur et d’examiner toutes les
questions liées à l’immunité des députés. Elle
s’occupait également de l’interprétation des
dispositions du règlement intérieur pour
l’Assemblée48. Cette Commission joua un rôle
majeur dans les négociations et l’élaboration
des différentes modifications du règlement
intérieur, notamment en ce qui concerne les
relations entre les commissions constituantes et
le Comité mixte de coordination et de
rédaction, afin d’organiser et d’accélérer le
processus d’adoption.
Les commissions constituantes
L’ANC créa six commissions constituantes,
chacune étant responsable de la rédaction de
différents chapitres de la Constitution49. Les
thèmes des six chapitres sont : 1) Préambule,
principes fondamentaux, révision
constitutionnelle ; 2) Droits et libertés ; 3)
Pouvoirs législatif et exécutif et relations entre
ces deux pouvoirs ; 4) Juridictions judiciaire,
administrative, financière et constitutionnelle ;
5) Instances constitutionnelles et 6)
Collectivités publiques régionales et locales.
Ces commissions étaient composées de 22
membres chacune, affectée
proportionnellement à sa représentativité
politique au sein de l’ANC, au moment de la
formation des commissions50. Les membres
étaient répartis comme suit au sein des
commissions : neuf membres d’Ennahdha, trois
du Bloc démocratique, trois du CPR, deux
d’Ettakatol, deux du Bloc Liberté et
Démocratie, un du Bloc Liberté et Dignité, un
d’Al-Aridha et un membre non affilié. Dans les
six commissions, trois femmes exerçaient le rôle
de vice-présidentes et six femmes étaient
rapporteurs de commissions, mais seule la
Commission des Droits et Libertés était
présidée par une femme, Farida Laâbidi
46 Article 76 du règlement intérieur. Bien que le règlement intérieur
prévoyait l’établissement de procédures d’accès à l’ANC pour des
personnes externes, ce n’est que vers la fin de l’année 2013 qu’une
telle procédure a été établie par l’ANC.
47 Article 78 du règlement intérieur.
48 Article 71 du règlement intérieur.
49 Article 65 du règlement intérieur.
50 Article 42 du règlement intérieur.
34
(Ennahdha). Un élu ne pouvait appartenir à
plus d’une commission constituante, mais il
pouvait être membre d’autres commissions
telles que les commissions législatives, spéciales
ou ad-hoc.51 Au total, 60 pour cent environ des
membres de l’ANC faisaient partie des
commissions constituantes. Les autres députés
ont participé au processus à travers les débats
en plénière, les discussions au sein des blocs et
lors du vote final article par article, ainsi que
lors du vote sur la Constitution dans son
intégralité.
Le règlement intérieur de l’ANC stipulait
que la présence des membres des commissions
aux réunions était obligatoire. Etait considéré
comme défaillant tout membre qui s’absentait
plus de trois séances successives sans
autorisation préalable.52 Le président de chaque
commission était chargé de faciliter le travail de
sa commission en général, et en particulier,
d’aider les différents blocs politiques à parvenir
à un consensus sur les questions clés.53 Une
commission pouvait également charger un de
ses membres de mener des recherches
approfondies sur une thématique, de mettre
sur pied un groupe de travail ou de préparer un
rapport sur une question spécifique54. Les
commissions étaient également habilitées à
consulter des experts tels que les représentants
du gouvernement, d’institutions, de la société
civile ainsi que des universitaires, sur une
question donnée55. Les décisions étaient prises
à la majorité des membres présents.56 D’autres
membres de l’ANC pouvaient prendre part aux
sessions de la commission et exprimer leurs
points de vue, mais sans avoir le droit de
voter57. Des conseillers furent affectés à chaque
commission pour fournir des conseils
juridiques sur les questions à l’étude et pour
rédiger les procès-verbaux des réunions. Les
51 L’Article 48 du règlement intérieur stipule que tout membre a le
droit d’appartenir à plusieurs commissions à condition qu’elles ne
soient pas de la même catégorie. Les catégories sont les commissions
constituantes, les commissions législatives (par exemple, la
Commission de législation générale ou la Commission des finances)
et les commissions spéciales (par exemple, la Commission du
règlement intérieur et de l’immunité).
52 Article 53 du règlement intérieur.
53 Article 57 du règlement intérieur.
54 Article 58 du règlement intérieur.
55 Article 59 du règlement intérieur.
56 Article 60 du règlement intérieur.
57 Article 55 du Règlement intérieur.
réunions des commissions étaient ouvertes aux
journalistes, mais elles étaient en revanche
généralement fermées aux représentants de la
société civile58.
Le Comité mixte de coordination et de
rédaction de la Constitution
En plus des commissions constituantes, l’ANC
mit sur pied un Comité mixte de coordination
et de rédaction («le Comité de rédaction»)
chargé de coordonner les travaux des
commissions constituantes, de préparer un
rapport général sur la Constitution avant sa
soumission à la plénière et de produire un
projet final de la Constitution pour examen et
vote par les députés.59 Le Comité de rédaction
était composé du Président de l’ANC,
Mustapha Ben Jaâfar, du Rapporteur général de
la Constitution, Habib Khedher, de deux
membres de l’ANC agissant en qualité
d’adjoints de Habib Khedher, et des présidents
et rapporteurs des commissions constituantes.60
En tant que tel, le Comité de rédaction ne
reflétait pas précisément la représentation
politique du pouvoir au sein de l’ANC, créant
ainsi une surreprésentation des partis de la
Troïka. Les réunions du Comité de rédaction
étaient tenues à huis clos et n’étaient jamais
ouvertes aux médias ni à d’autres observateurs.
La Commission des consensus
Au mois de juillet 2013, après la publication du
dernier projet de la Constitution et suite aux
vives réactions de l’opposition contre ce texte,
l’ANC mit en place une commission ad hoc de
23 membres, chargée de discuter des points de
divergence non résolus. Présidée par le
Président de l’ANC, Mustapha Ben Jaâfar, cette
commission dénommée la « Commission des
consensus » comprenait des représentants de
divers blocs politiques ainsi que des membres
indépendants de l’ANC.61 L’ANC ne suivit pas
58 Article 54 du règlement intérieur. Cet article stipule que les
réunions des commissions sont publiques. Voir section intitulée
« Transparence et accessibilité du processus » pour de plus amples
informations sur l’accès de la société civile aux réunions des
commissions.
59 Article 104 du règlement intérieur.
60 Article 103 du règlement intérieur.
61 La Commission des consensus était composée des membres
suivants : le Président de l’ANC, Mustapha Ben Jaâfar (Ettakatol), le
35
une formule de représentation proportionnelle,
comme ce fut le cas avec les autres
commissions, mais se basa plutôt sur les
nouveaux équilibres politiques pour déterminer
la composition de cette commission. La
composition finale de la commission fut donc
le fruit d’un processus de plusieurs semaines de
négociations délicates. Cette ouverture était
d’autant plus importante, que la commission
avait pour mission de parvenir à des accords sur
les questions litigieuses afin d’ouvrir la voie à
l’adoption de la Constitution avec le plus large
soutien possible. Le règlement intérieur fut
amendé le 2 janvier 2014, afin d’accorder un
statut officiel à cette commission.62 A l’instar
des réunions du Comité de rédaction, celles de
la Commission des consensus étaient tenues à
huis clos et n’étaient pas ouvertes aux
personnes extérieures.
Rapporteur General de la Constitution, Habib Khedher (membre
d’Ennahdha, bien qu’il siègeait dans la Commission en sa qualité de
Rapporteur général), Sahbi Atig, Imed Hammami, Farida Laâbidi, Zied
Laadhari et Latifa Habbachi d’Ennahdha; Mouldi Erriahi et Lobna Jribi
d’Ettakatol ; Samia Abbou et Ikbal Msadâa du CPR ; Mohamed
Gahbich, Selma Mabrouk, Rym Mahjoub et Mongi Rahoui du Bloc
démocratique ; Mohamed Tahar Ilahi et Abderrazak Khallouli du Bloc
Liberté et Dignité; et les députés non affiliés : Ahmed Essefi (Popular
Front), Mabrouk Hrizi (Al-Wafa), Iskander Bouallègue (Al-Mahabba),
Hasna Marsit (indépendant), Hasni Badri (Mouvement pour la
République), Mohamed Ali Nasri (Nidaa Tounes). Il est à noter que le
Bloc Liberté et Dignité fut dissous par la suite et Sami Abbou quitta le
CPR pour rejoindre le Parti démocratique.
62 L’Article 41 du règlement intérieur tel qu’amendé le 3 janvier 2014,
habilita le Président de l’ANC à mettre sur pied une « Commission
des consensus » différentes des autres commissions quant à sa
composition et à ses procédures. L’Article 106 (bis) traite en détail du
rôle de la Commission et du statut des accords conclus en son sein.
36
Processus
d’élaboration et
d’adoption de la
Constitution
Vers l’élaboration du premier projet
Les membres de l’ANC entamèrent le
processus de rédaction de la Constitution le 13
février 2012. Les six commissions constituantes
commencèrent par procéder à plusieurs
auditions d’experts tunisiens et internationaux,
de représentants gouvernementaux, de la
société civile et d’universitaires, et elles ont
étudié des textes ayant trait aux problématiques
de leurs chapitres respectifs ainsi que des
expériences comparables. Certains membres de
l’ANC ont également entrepris des voyages
d’études pour mieux connaître le droit
constitutionnel d’autres pays et pour s’inspirer
de processus similaires d’élaboration de la
Constitution.
La publication du premier projet provoqua une forte
réaction de certaines organisations de la société
civile tunisienne, des membres de l’opposition, des
experts constitutionnels et de nombreux acteurs
internationaux. Leurs
inquiétudes concernaient
plusieurs questions, notamment la formulation de
certains passages du projet, le statut de la femme, la
protection insuffisante des libertés de culte et
d’expression et
futur système
la structure du
politique.
Durant cette première phase, le Comité de
rédaction n’assuma pas son rôle de
coordination du travail des commissions, ce qui
eut un impact négatif sur l’avancement de leurs
travaux. Ainsi jusqu’en septembre 2012, le
Comité ne se réunit que très rarement, si bien
que les commissions travaillèrent de façon
indépendante les unes des autres et sans
méthodologie ni plan de travail communs. En
outre, l’ANC ne fixa aucune date pour la
présentation d’un premier projet par les
commissions. Un tel délai aurait probablement
permis aux commissions de mieux planifier
leur travail.
Le 11 mai 2012, l le Centre Carter publia sa
première déclaration sur le processus
constitutionnel dans laquelle il invita l’ANC à
faire preuve de plus de transparence et à veiller
à ce que les citoyens soient associés au
processus en cours. Il recommanda également à
l’ANC d’élaborer un plan de travail ainsi qu’un
calendrier pour contribuer à structurer son
travail, mais aussi pour accroître sa visibilité63.
Au printemps 2012, l’ANC commença à
essuyer des premières critiques, son travail
n’étant ni connu ni bien compris. Le Président
de l’ANC, Mustapha Ben Jaâfar, annonça alors
publiquement le 7 juin 2012 que les
commissions devaient déposer leurs travaux au
plus tard le 15 juillet. Cette date butoir, fixée
un mois avant son échéance, surprit beaucoup
de membres de l’ANC, qui jusqu’alors
travaillaient sans calendrier précis.
Bien que cela eut pour effet d’accélérer
sensiblement le processus de rédaction, cela se
fit au détriment de la recherche d’un consensus
sur les sujets sensibles et controversés. Le 28
63« Le Centre Carter invite à plus de transparence et de participation
publique dans l’élaboration de la Constitution en Tunisie », 11 mai
2012.
37
juillet, le Comité de coordination autorisa dès
lors la Commission du pouvoir législatif et du
pouvoir exécutif à soumettre plusieurs versions
des articles relatifs au régime politique, car
aucun accord n’avait pu être trouvé sur le sujet.
Cette méthodologie, initialement établie pour
faire progresser le processus et éviter tout
blocage sur un aspect sensible, fut ensuite
adoptée par plusieurs autres commissions
concernant d’autres sujets à controverse. Si
bien que les six commissions suivirent
différentes procédures : certaines présentèrent
différentes variantes de leurs articles, d’autres
tentèrent de parvenir à un consensus ou
présentèrent seulement les articles ayant obtenu
une majorité de votes des membres de la
commission. Le 10 août 2012, les six
commissions avaient toutes rendu leurs travaux
au Comité de rédaction. La compilation de ces
six documents – parfois présentée comme le
premier projet de Constitution – fut rendue
publique le 14 août. Trente articles
comprenaient deux à cinq options possibles.
Le premier projet
La publication du premier projet provoqua une
forte réaction de certaines organisations de la
société civile tunisienne, des membres de
l’opposition, des experts constitutionnels et de
nombreux acteurs internationaux. Leurs
inquiétudes concernaient plusieurs questions,
notamment la formulation de certains passages
du projet, le statut de la femme, la protection
insuffisante des libertés de culte et d’expression
et la structure du futur système politique. La
question des droits de la femme en particulier –
spécifiquement la formulation de l’Article 28
qui qualifiait la relation entre les hommes et les
femmes de «complémentaire» – engendra une
salve de critiques de la part de la société civile
et des médias tunisiens et internationaux.
Avant même la publication du projet en arabe,
des erreurs de traduction dans le libellé de cet
article controversé amenèrent beaucoup de
personnes à croire qu’il définissait les femmes
comme « complémentaires des hommes », ce
qui était inexact. La formulation de l’article
était toutefois problématique, car elle
38
n’indiquait aucunement l’égalité entre les
hommes et les femmes.
Un sit-in fut organisé le 8 août 2012 sur la
place du Bardo, où se trouve le bâtiment de
l’ANC. Le 13 août, jour anniversaire de
l’adoption du Code du statut personnel de
1956 – considéré comme étant le code le plus
progressiste du monde arabe du fait de l’égalité
relative qu’il confère aux hommes et aux
femmes en matière de mariage et de divorce –
d’importantes manifestations furent organisées
à Tunis pour exiger que l’ANC reconnaisse
explicitement dans la Constitution l’égalité
entre les hommes et les femmes64. La députée
Selma Mabrouk (Ettakatol – ensuite Al-Massar)
lança également une pétition en ligne pour
dénoncer la formulation de l’Article 28 et
défendre les droits des femmes65.
En septembre 2012, le Centre publia une
déclaration saluant les progrès de l’ANC,
reconnaissant l’importance d’avoir un premier
projet afin de structurer mieux les travaux de
l’Assemblée66. Le Centre Carter encouragea les
commissions constituantes à veiller à ce que les
dispositions de la future Constitution
respectent les obligations internationales de la
Tunisie en matière de droits humains et de
libertés fondamentales, notamment l’égalité
entre les hommes et les femmes. Il réitéra en
outre son appel à plus de transparence et à
veiller à ce que les citoyens soient informés et
associés au processus en cours.
Après sa publication, l’ensemble du premier
projet fut rapidement examiné par le Comité
de rédaction, qui releva des incohérences, des
lacunes ainsi que des répétitions et des
imprécisions. Le Comité ne fit cependant
64 Entre autres, le Code du statut personnel de 1956 a établi une
égalité relative entre les hommes et les femmes, a aboli la polygamie
et la pratique de la répudiation, a institué le divorce judiciaire et
requis le consentement mutuel des deux parties pour un mariage.
65 La pétition peut toujours être consultée en ligne. Bien que la
formulation de l’article ait été revue dans le projet suivant, la pétition
a continué de recevoir des signatures tout au long du processus. Au
moment de la rédaction du présent rapport, elle avait réuni plus de
27,000 signatures.
https://secure.avaaz.org/fr/petition/Protegez_les_droits_de_citoyen
nete_de_la_femme_en_Tunisie//?tta
66 « Le Carter Center se félicite des progrès réalisés par l’Assemblée
Nationale Constituante de la Tunisie : Appelle à une participation
accrue du public, à la sensibilisation et à la transparence », 26
septembre 2012
aucun changement sur le fond et renvoya le
projet aux commissions pour révision.
Entre-temps, en septembre 2012, l’ANC
organisa deux journées de débat sur le contenu
du projet de Constitution, avec 300
représentants de la société civile. L’ANC lança
également un mécanisme consultatif sur son
site web officiel, en vue de permettre aux
citoyens de faire des suggestions sur les
questions constitutionnelles les intéressant.67.
Le premier anniversaire des élections du 23
octobre 2011 fut marqué par des discussions
générales en session plénière sur le Préambule
et les Principes généraux de la Constitution.
Entre la fin septembre et la mi-décembre
2012, chaque commission rendit public une
nouvelle ébauche de ses chapitres, qui dans la
plupart des cas avait pris en compte une partie
des revendications exprimées par la société
civile, notamment celles relatives aux droits de
la femme pendant les manifestations du mois
d’août.
Le deuxième projet et le projet
« 2bis »
Un deuxième projet de la Constitution fut
rendu public le 14 décembre 2012, deux jours
avant le début du processus de consultation
nationale. Ces consultations publiques
commencèrent par deux sessions avec des
représentants d’étudiants à Tunis et Sfax,
suivies par d’autres sessions organisées entre
décembre 2012 et février 2013 dans les 24
gouvernorats du pays, à raison de six
gouvernorats par week-end. Des consultations
furent également organisées avec les Tunisiens
expatriés en France et en Italie, en janvier et
février 201368.
Alors que les consultations nationales se
déroulaient dans les régions, l’ANC organisa
également des débats généraux en séance
plénière sur les différents chapitres de la
Constitution, permettant ainsi aux députés qui
67 Voir la section du présent rapport intitulée “Participation des
citoyens”, pour de plus amples informations sur l’efficacité (ou
l’inefficacité) du mécanisme de consultation sur le site web de l’ANC.
68 Le Centre Carter assista part à presque la moitié des sessions de
dialogue en Tunisie, avec des observateurs présents dans les
gouvernorats de Tunis, Sfax, Sousse, Monastir, Gabès, Beja,
Zaghouan, Nabeul, Ben Arous, Ariana, Medenine, et Tozeur.
n’étaient pas membres de commissions
constituantes de présenter leurs points de vue
sur les différents articles.
La crise latente du gouvernement puis
l’assassinat de Chokri Belaïd, qui provoqua une
onde de choc dans la société tunisienne, accrût
la pression sur l’ANC pour mener à bien le
processus de transition considéré par beaucoup
comme trop lent69. Confrontée à cette crise
politique, l’ANC accéléra le rythme de ses
travaux, notamment en amendant son
règlement intérieur en mars 2013 suite à
d’intenses débats. Ces amendements visaient à
clarifier les prérogatives du Comité de
rédaction. Les amendements avaient également
pour objectif de faciliter les débats pendant la
phase d’adoption de la Constitution en
prévoyant des conditions strictes pour déposer
des amendements. Le nouveau règlement
intérieur demanda également aux commissions
constituantes de prendre en compte les
recommandations issues du dialogue avec la
société civile tenu en septembre 2013, des
consultations nationales et des discussions en
session plénière sur le projet de Constitution
lors de la prochaine révision de leurs chapitres
respectifs70.
Entre le 21 mars et le 10 avril 2013 les
commissions procédèrent à cet examen et
intégrèrent certaines des suggestions émises lors
de ces débats et consultations. Le 10 avril 2013,
les projets révisés des commissions furent
transmis au Comité de rédaction. Ce projet,
qualifié dans le présent rapport comme projet
2bis, ne fut jamais officiellement rendu public
et il fut supplanté par une nouvelle version – le
troisième projet – établie par le Comité de
rédaction.
69 Voir la section de ce rapport intitulée « Contexte historique et
politique » pour de plus amples informations sur les raisons de la
crise politique et l’impact de l’assassinat de Belaïd.
70 Article 104 du règlement intérieur révisé.
39
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Une séance du débat national sur la Constitution à Monastir.
Le troisième projet
Le Comité de rédaction revit les projets des six
commissions (projet 2bis mentionné
précédemment) en apportant des changements
significatifs à certains articles qui avaient
pourtant été finalisés au niveau des
commissions. En outre le Comité trancha entre
différentes propositions portant sur la forme du
régime politique sans pour autant recourir à
davantage de consultations avec les
commissions. Cette décision créa une vive
controverse, vu que la Commission des
pouvoirs exécutifs et législatifs avait laissé la
question du système politique – la seule qui
restait et qui n’avait pas été résolue par les
commissions – ouverte pour pouvoir être
débattue en plénière. De nombreux membres
de l’ANC considérèrent dès lors que le Comité
de rédaction avait outrepassé ses prérogatives,
au moment de la consolidation des chapitres de
la Constitution. Un débat juridique s’en suivit,
et l’article 104 du règlement intérieur qui
énonçait de façon vague les compétences du
Comité de rédaction en matière de
consolidation et d’harmonisation du texte, fit
l’objet d’interprétations diverses de la part des
différents camps71.
Le Comité n’avait pas prévu de rendre
public ce troisième projet de Constitution, qui
71 L’article 104 tel qu’amendé en mars 2013 disposait que « le Comité
se réunit pour préparer la version finale du texte du projet de
Constitution en se basant (accent ajouté) sur le travail des
commissions et avec l’aide d’experts ».
40
devait encore être discuté avec des experts. Mais
le projet ayant été communiqué aux médias de
manière non officielle, le Comité se résolut à le
publier officiellement le 22 avril 2013. L’ANC
soumit ensuite le projet à un groupe d’experts
sélectionnés sur la base de propositions faites
par les présidents des commissions
constituantes. Certains experts sélectionnés par
le Bureau, dont des constitutionnalistes
connus, déclinèrent toutefois l’invitation de
faire partie de ce groupe d’experts. L’ambiguïté
de leur mandat de même que l’exclusion de
certains juristes renommés furent les
principales raisons avancées pour justifier ce
refus.72 Les neuf experts restants examinèrent le
projet de Constitution du 23 avril au 2 mai
2013, d’abord séparément, puis conjointement
avec le Comité de rédaction.
Pendant la même période, deux dialogues
nationaux furent organisés pour discuter des
points litigieux qui subsistaient dans le projet
de Constitution, ainsi que d’autres questions
d’ordre politique, économique et sécuritaire. Le
premier dialogue national, tenu à l’initiative du
Président de la République, réunit la plupart
des partis politiques les plus importants, tandis
que le second, convoqué par l’Union Générale
Tunisienne du Travail (UGTT), s’inscrivait
dans la continuité d’une initiative lancée en
2012 et réunit un plus large spectre de partis et
d’organisations de la société civile.73
Le Comité de rédaction reprit ses travaux, sans
attendre la fin du dialogue national, faisant
certains changements au texte du projet de
Constitution pour incorporer les accords déjà
trouvés par les participants au dialogue
national. Il ajouta également un dixième
chapitre portant sur les dispositions transitoires
censées clarifier tant le processus que les délais
de transition de l’ordre constitutionnel
antérieur au nouveau, y compris les délais pour
la tenue des élections législatives et
présidentielles. En procédant de la sorte, le
72Kaïs Saïd fut le premier expert à décliner l’invitation de l’ANC. Iyadh
Ben Achour, Chafik Sarsar et Hafidha Chekir refusèrent également de
rejoindre le comité d’experts, suite au manquement du Président de
l’ANC de répondre à une lettre commune qu’ils lui avaient adressée
dans laquelle ils demandaient des clarifications sur le rôle des experts
(notamment si leur travail se limiterait à la forme ou s’il comprenait
également une analyse sur le fond du texte).
73 Voir la section du présent rapport intitulé « Contexte historique et
politique » pour de plus amples informations.
Comité suivit un processus d’élaboration
différent de celui des autres chapitres qui, eux,
furent rédigés par les commissions
constituantes. Cette manière de faire fut
dénoncée par certains membres de
commissions et considérée comme illégitime.
Par ailleurs, ce chapitre fut rédigé à une étape
très avancée du processus, ne laissant que très
peu de temps aux membres du Comité pour en
discuter et en évaluer les implications.
Le quatrième et dernier projet
A la fin du mois de mai 2013, tant les députés
de l’ANC que les médias et les observateurs du
processus attendaient la publication du projet
final de la Constitution. Les spéculations quant
à la date de l’adoption du texte allaient bon
train et étaient alimentées par des déclarations
contradictoires faites dans la presse et les
réseaux sociaux par les divers acteurs du
processus.
Prenant encore une fois tout le monde au
dépourvu, le Président Ben Jaâfar présenta
officiellement le projet final de la Constitution
aux médias le 1er juin 2013. Cette dernière
version ne manqua pas de susciter à nouveau
de vives contestations de la part de certains
membres de l’ANC, principalement de
l’opposition, mais également du CPR et
d’Ettakatol, partenaires d’Ennahdha, qui
soutenaient que la version du texte n’était pas
fidèle aux travaux des six commissions
constituantes. Ces députés estimaient en
particulier que le Comité de rédaction avait
outrepassé ses prérogatives en apportant des
changements de fond aux articles rédigés par
les six commissions dans le projet 2bis et en
ajoutant un chapitre consacré aux dispositions
transitoires sans pour autant consulter les
commissions. Soixante membres de l’ANC
portèrent alors plainte contre le procédé du
Comité de rédaction devant le Tribunal
administratif. Celui-ci refusa de statuer sur
l’affaire, se déclarant incompétent74.
La direction de l’ANC tenta d’ignorer ces
contestations et décida de poursuivre les
74 Voir la section « Défis récurrents » pour de plus amples
informations sur l’absence d’un mécanisme de contrôle judiciaire
dans le processus constitutionnel en Tunisie et le rôle du Tribunal
administratif.
travaux comme prévu. Conformément à
l’article 104 amendé du règlement intérieur, le
projet final fut alors soumis une dernière fois
aux commissions constituantes, qui eurent un
délai de 48 heures pour procéder à une ultime
analyse de leurs chapitres et le cas échéant,
pour présenter un rapport résumant leurs
observations. Les commissions se réunirent le 4
juin, à l’exception de la commission des
pouvoirs exécutifs et législatifs. Le Président de
cette commission, Amor Chetoui (CPR) refusa
de convoquer une réunion protestant contre la
manière de procéder du Comité lors de la
révision et la finalisation du projet de
Constitution, et le non-respect, par ce dernier,
des accords conclus dans le cadre des dialogues
nationaux.75
Son refus de convoquer une réunion de sa
commission empêcha effectivement de
conclure le processus d’un point de vue
procédural. Pour sortir de cette impasse, le
Président de l’ANC organisa une réunion à
huis clos avec les autres membres de la
Commission des pouvoirs exécutifs et législatifs
et la présida. La réunion, tenue sans Chetoui,
le 10 juin, permit de préparer le rapport requis
de cette commission. Neuf membres de la
commission boycottèrent toutefois la
rencontre.
Le 11 juin, toutes les commissions avaient
soumis leur rapport, de format largement
similaire. Ces rapports présentaient les articles
rédigés par chaque commission et les
modifications qui y avaient été apportées, le cas
échéant, par le Comité de rédaction, avec une
note sur la position collective des membres de
la commission à l’égard de ces changements :
d’accord/pas d’accord/réserves. Seule la
Commission des droits et libertés inclut dans
son rapport le détail des votes concernant
chaque article donnant ainsi un aperçu du
faible taux de présence durant cette dernière
phase du processus (entre 8 et 14 membres sur
22). La Commission judiciaire fut, quant à elle,
la seule à avoir consacré une partie importante
75 Chetoui se plaignait que les commissions constituantes n’avaient
pas reçu des copies conformes de la dernière version du projet de
Constitution. Il contestait également les libertés prises par le Comité
de rédaction pour modifier le contenu du projet de Constitution et
introduire des changements aux articles sur lesquels s’étaient
accordées les commissions constituantes.
41
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Le Rapporteur général de la Constitution, Habib Khedher et le
Président de l’ANC, Mustapha Ben Jaâfar, signant le projet final de la
Constitution lors d’une conférence de presse le 14 juin 2013.
de son rapport à contester le fait que le Comité
de rédaction ait apporté des changements de
fond à certains articles.
Tous les rapports des commissions furent
ensuite soumis au Comité de rédaction, qui
rédigea le rapport final sur la Constitution. Ce
rapport, ainsi que le projet final de la
Constitution, furent officiellement signés par le
Président Ben Jaâfar et le Rapporteur général
Habib Khedher, lors d’une conférence de
presse organisée le 14 juin. Le projet de
Constitution fut ensuite déposé au Greffe de
l’ANC conjointement avec les rapports des
commissions. Cette formalité constituait la
dernière étape avant la présentation de
l’ensemble de ces documents au Président
Marzouki.
Le 12 juin, le Centre Center publia un
rapport saluant l’importance du travail effectué
par l’ANC, l’ampleur des progrès réalisés à
travers les différents projets de la Constitution
et reconnaissant la volonté des membres de
l’Assemblée de prendre en considération les
avis exprimés tout au long du processus par les
représentants politiques, la société civile et les
citoyens76. Dans ce rapport le Centre évalua le
quatrième projet et procéda à une analyse de la
conformité du texte avec les obligations
internationale du pays. Le Centre conclut que
le projet reflétait certes la ferme volonté des
autorités d’engager des réformes
démocratiques, mais qu’il ne répondait pas aux
attentes sur un certain nombre de garanties
essentielles dans le domaine des droits humains
et des libertés fondamentales.
Le 9 juillet, le Président Marzouki rendit
publiques ses observations sur le projet de
Constitution. Les recommandations du
Président portaient, entre autres, sur la
nécessité de reformuler divers passages pour les
rendre plus précis afin d’éviter les possibilités
d’interprétation double. Son rapport appelait
également à une plus grande protection sociale
et économique, en particulier le droit aux soins
de santé, et préconisait une protection accrue
des catégories sociales les plus faibles,
notamment les femmes et les enfants77
Vers l’adoption de la Constitution
Le 1erjuillet 2013, la plénière de l'ANC se
réunit en grande pompe pour lancer un débat
général sur le projet final de la Constitution.
Certains membres de la première Assemblée
Nationale Constituante de la Tunisie (1956-
1959) assistèrent à cette séance en qualité
d’invités d’honneur. Les débats généraux
étaient censés constituer le dernier pas avant le
vote article par article et le vote de la
Constitution dans son intégralité.
Cependant, l'opposition considérait
toujours que le Comité de Rédaction, au sein
duquel les partis de la Troïka étaient
surreprésentés, avait outrepassé ses pouvoirs en
changeant plusieurs articles et en ajoutant
unilatéralement un dernier chapitre sur les
dispositions transitoires. Quelques minutes
après le début de séance, les débats furent
perturbés par les cris de protestation de certains
membres de l’opposition, situation qui
contraignait le Président de l’ANC à suspendre
provisoirement les travaux. Profitant de cette
pause, les membres de l'opposition, debout à
l’extérieur de la salle où se tenaient les travaux
de la plénière, distribuèrent le projet 2bis,
affirmant qu’il s’agissait du véritable projet final
76 « Le Centre Carter félicite l’Assemblée Nationale Constituante de la
Tunisie pour le projet de Constitution et appelle à la garantie de la
protection des droits humains lors de la finalisation de ce projet », 12
juin 2013.
77 Le rapport comportait cinq principales parties: L’identité de la
Tunisie et de l’Etat; les relations entre la religion et l’Etat; les droits et
responsabilités individuels; les pouvoirs judiciaire et exécutif :
équilibre, responsabilités, coordination.
42
de la Constitution, étant donné qu’il
représentait le fruit du travail des commissions
avant l’intervention du Comité de Rédaction.
L’annonce quelques heures plus tard par le
Président Ben Jaâfar de la création d’une
commission ad hoc « de consensus », afin de
trouver des accords sur les principales questions
litigieuses relatives au projet, permit d’apaiser
les tensions et de reprendre les travaux en
plénière. Ceux-ci durèrent deux semaines, du
1er au 15 juillet et furent marqués par une
faible participation, le nombre des députés
présents étant parfois inférieur à 60. Lors d’une
des séances Ahmed Khaskhoussi (Mouvement
des Démocrates Socialistes- MDS) annonça sa
démission en signe de protestation contre ce
qu’il qualifia de « falsification » du projet de
Constitution. La mise en place de la
Commission des consensus nécessita quelques
négociations, en particulier pour identifier la
manière dont les députés indépendants et sans
affiliation allaient y être représentés. En outre,
alors que la composition des autres
commissions de l’Assemblée était basée sur le
résultat des élections de 2011, celle de la
Commission des consensus reflétait la nouvelle
donne politique. Par exemple, le Bloc
démocratique, deuxième de l’Assemblée par
l’importance, bien que beaucoup plus modeste
que celui d’Ennahdha, eut droit à plusieurs
sièges en raison de son hétérogénéité. A la mi-
juillet la Commission débuta ses travaux.78
L’assassinat, le 25 juillet 2013, du député de
l'ANC, Mohamed Brahmi, au moment où le
pays célébrait le 56ème anniversaire de la
proclamation de la République, déclencha une
grave crise politique, la majeure partie de
l’opposition ayant décidé de suspendre sa
participation aux travaux de l’Assemblée.
La commission commença par identifier
toutes les questions litigieuses du projet final
questions qui couvraient tous les chapitres y
78 Voir la section « Structures organisationnelles » pour une
description de la composition de la Commission des consensus.
compris le préambule79. Cette liste fut ensuite
réduite aux principaux points de divergence80.
La commission commença par discuter les
questions liées aux droits et libertés et parvint à
plusieurs accords dès le 24 juillet.
Soucieux de contribuer au travail de la
commission des consensus, le Centre Carter,
Human Rights Watch, Amnesty International
et Al Bawsala publièrent une déclaration
commune, recommandant un meilleur respect
des engagements de la Tunisie en matière de
normes internationales, notamment la
reconnaissance de l’universalité des droits
humains, l’insertion, dans le texte, de
dispositions plus fermes contre les
discriminations et un engagement sans
équivoque en faveur du principe de l’égalité,
dans tous ses aspects, entre hommes et
femmes81.
L’assassinat, le 25 juillet 2013, du député de
l'ANC, Mohamed Brahmi, au moment où le
pays célébrait le 56ème anniversaire de la
proclamation de la République, déclencha une
grave crise politique, la majeure partie de
l’opposition ayant décidé de suspendre sa
participation aux travaux de l’Assemblée. Cet
assassinat survint six mois seulement après celui
de Chokri Belaïd, dans des conditions quasi-
similaires, les deux hommes ayant été abattus
par des individus qui s’étaient enfuis à bord de
motos après leurs crimes. Le fait que les
assassins de Belaïd n’avaient pas encore été
traduits en justice, augmenta d’autant plus la
colère d’une partie de la population. Moins de
deux semaines après cet assassinat, le Président
Ben Jaâfar décida de suspendre les activités de
l’ANC, en attendant l’ouverture d’un nouveau
dialogue national pour trouver une solution à
la crise82.Ce troisième dialogue national
commença en octobre 2013, à l’issue de
plusieurs mois de négociations discrètes entre
partis politiques orchestrées par le Quartet,
79 La longue liste des questions litigieuses fut établie le 11 juillet
2013.
80 La liste comprenant les points de divergence principaux fit l’objet
d’un accord entre les 16 et 18 juillet 2013.
81 « Tunisie : Renforcement de la protection des droits dans la
nouvelle Constitution », 24 juillet 2013.
82 C’est lors d'une intervention télévisée, en date du 6 août 2013, que
le Président de l'ANC, Mustapha Ben Jaâfar, annonça sa décision de
suspendre les activités de l’Assemblée.
43
composé de l’UGTT, de l’UTICA, de la LTDH
et de l’Ordre des Avocats83.
Le dialogue ayant commencé, l’ANC reprit
ses activités au mois d’octobre, mais connut
rapidement une nouvelle crise bien que de
moindre ampleur. Le 4 novembre, l’Assemblée
avait convoqué une séance plénière sur fond de
controverse autour de l’amendement de
plusieurs articles du règlement intérieur dont le
but affiché était la rationalisation de son travail.
Sur les cinq articles amendés pendant cette
séance qui dura jusqu’à la nuit, seul l’article
106, qui réglementait le vote de la Constitution
article par article, fit en fait l’objet d’un
consensus. Ce nouvel article augmenta le
nombre de députés nécessaires pour proposer
un amendement et établit des conditions plus
strictes pour la présentation des amendements,
notamment par exemple l’obligation
d’annoncer quel député serait chargé de
défendre l’amendement pendant le débat en
plénière.
Les quatre autres articles votés donnèrent
lieu à une forte controverse. La plénière avait
en effet amendé l’article 36 du règlement
intérieur pour permettre au Bureau de l’ANC
de tenir des réunions avec seulement la moitié
de ses membres, si après un délai d’une heure à
compter du début de la réunion les autres
membres ne s’étaient pas présentés. De plus, le
Bureau était maintenant habilité à prendre ses
décisions à la majorité des présents si le
quorum des 2/3 (précédemment requis) n’était
pas atteint. Le nouvel article 126 maintenait la
possibilité d’imposer des pénalités aux députés,
en cas d’absences répétées, en procédant à des
retenues sur leurs salaires, mais il exigeait du
Bureau de l’ANC qu’il rende publics, sur le site
web de l’Assemblée, les montants retenus.
L’article 79 amendé permettait aux députés de
convoquer une séance plénière, ce qui était
auparavant une prérogative exclusive du
Président de l’ANC, si la demande était faite
par au moins la moitié des membres de l’ANC.
Plus controversé encore était le fait que
83 Comme décrit dans la section du rapport intitulée « Contexte
historique et politique », le dialogue national a été organisé en trois
volets : (1) Formation d'un nouveau gouvernement (2) adoption de la
Constitution et (3) élection des membres de l’ISIE et adoption d’une
nouvelle loi électorale.
44
l’amendement obligeait le Président de l’ANC
ou l’un de ses Vice-présidents à présider la
séance, même lorsqu’il y était opposé. Cette
mesure avait pour objectif de faire en sorte que
le Président ou ses adjoints ne puissent pas
bloquer la tenue de séances plénières en
s’abstenant d’y participer, comme cela s’était
déjà passé.
Les partisans de ces changements dans le
règlement intérieur expliquaient avoir voulu
éviter une nouvelle paralysie de l’Assemblée au
cas où certains députés décideraient encore une
fois de se retirer. Ceux-ci ressentirent ces
amendements comme un acte de vengeance
visant à sanctionner leur décision de ne plus
siéger à l'Assemblée pendant trois mois suite à
l’assassinat de Brahmi. Le vote du 4 novembre
révéla, peut-être pour la première fois, la
fracture entre de nombreux députés
d’Ennahdha et le leadership. Le chef du bloc,
Sahbi Atig essaya ainsi de dissuader les députés
de son parti à voter certaines des propositions
les plus controversées. Pour sa part, Mehrezia
Laâbidi, Vice-présidente de l’ANC et membre
d’Ennahdha, dénonça les dispositions
« obligeant » les dirigeants de l’ANC à présider
les séances de l’Assemblée. Les députés
membres du Bloc démocratique ainsi que
plusieurs indépendants quittèrent la salle au
moment du vote en signe de protestation.
Le jour suivant ce vote, le Bloc
démocratique et plusieurs autres députés
annoncèrent leur intention de « geler » leur
participation à toutes les commissions et aux
séances plénières jusqu’à ce que les
amendements passés le 4 novembre soient
annulés. Les députés d’Ettakatol firent de
même en partie pour protester contre ce qu’ils
considéraient être une atteinte au statut et à la
dignité du leader de leur parti, Ben Jaâfar,
Président de l’ANC. Les trois semaines
suivantes, d’intenses négociations eurent lieu
au sein de la commission du règlement
intérieur, mais aussi à huis clos entre les partis
politiques, notamment avec le Quartet, pour
tenter de résoudre cette crise. En tout état de
cause, il était clair que les amendements ne
pourraient être abrogés qu’avec l’aval
d’Ennahdha84. Malgré le caractère relativement
secret des débats, du moins de ceux se
déroulant au plus haut niveau, beaucoup
suspectaient que les enjeux liés au règlement
intérieur faisaient maintenant partie d’une
négociation plus « globale » qui comprenait
aussi la formation d’un nouveau
gouvernement.
Un accord fut finalement conclu et le
règlement intérieur amendé de nouveau
pendant la séance plénière du 27 novembre.
Malgré l’opposition de certains membres de
l’ANC, en particulier ceux d’Al-Wafa et du
CPR, la plénière abrogea les amendements aux
articles 36 et 79 qui avaient été au cœur de la
controverse en ce qu’ils modifiaient les règles
relatives aux quorums des réunions du Bureau
de l’ANC et changeaient les conditions pour
convoquer une séance plénière. Ces
« annulations d’amendements » furent votées à
une large majorité, la plupart des députés
d’Ennahdha ayant voté en leur faveur, bien
qu’avec réticence85
Malgré les concessions faites par Ennahdha sur
les amendements au règlement intérieur, de
nombreux membres de l’opposition
continuèrent à boycotter les travaux de
l’Assemblée faisant remarquer qu’ils avaient
suspendu leurs activités, non seulement du fait
de la crise relative au règlement intérieur, mais
également à cause du défaut d’accord sur un
nouveau gouvernement.86 L’absence continue
des principaux membres de l’opposition
engendra de nouvelles tensions et des
ressentiments des députés présents à
l’Assemblée, en particulier parce que les travaux
de la commission des consensus furent une fois
encore paralysés. Les députés d’Ennahdha ainsi
que des députés d’autres partis, comme le CPR
et Tayyar Al-Mahabba, accusèrent l’opposition
de prendre en otage le processus
84A l’inverse, il faut se féliciter que la Commission du règlement
intérieur soit restée ouverte aux observateurs, comme cela avait été
le cas pendant les deux ans du processus, malgré les échanges
extrêmement tendus qui s'y déroulaient.
85 L’article 106, qui réglemente les procédures du vote article par
article de la Constitution, ne fut pas resoumis au vote, étant donné
que les modifications apportées le 4 novembre faisaient l’objet d’un
consensus. En outre, la plénière a voté l'amendement de l'article 20
(qui n'avait pas été pris en considération lors du vote du 4 novembre)
afin de rendre plus facile la dissolution des blocs politiques.
86 D’autres, comme par exemple les députés de l’Alliance
Démocratique ont réintégré l’Assemblée au lendemain du vote.
constitutionnel en « se retirant », ce qui, de leur
point de vue, provoquait non seulement des
retards, mais ternissait encore davantage la
réputation de l’ANC.
Les négociations dans le cadre du dialogue
national se focalisaient essentiellement sur la
formation d’un nouveau gouvernement et les
leaders politiques comptaient sur la Commission
des consensus pour trouver des accords
concernant le processus constitutionnel.
Bien que le dialogue national parrainé par
le Quartet soit toujours suspendu, la position
du Bloc démocratique et de ses alliés en ce qui
concerne la participation aux activités de
l’Assemblée commença à faiblir. Peu à peu, les
membres de l’opposition regagnèrent,
individuellement et à des moments différents,
la Commission des consensus. Ainsi, lorsque le
Quartet annonça finalement le 14 décembre
qu’un accord sur le nom du futur Chef du
gouvernement avait été trouvé, la Commission
des consensus avait déjà repris ses travaux87.
Les négociations dans le cadre du dialogue
national se focalisaient essentiellement sur la
formation d’un nouveau gouvernement et les
leaders politiques comptaient sur la
Commission des consensus pour trouver des
accords concernant le processus
constitutionnel. Malgré l’interruption des
activités de l’ANC pendant trois mois environ
suite à l’assassinat de Mohamed Brahmi puis
pendant plusieurs semaines du fait de la crise
relative au règlement intérieur, la Commission
se réunit au total 37 fois entre le 29 juin et le
27 décembre 2013. Au cours de cette période,
elle réussit à parvenir à un accord sur 52 points
litigieux touchant au préambule et à 29 articles
au total88.
87 Après des semaines d'intenses négociations entre le Quartet et les
différents partis politiques impliqués dans le dialogue national, le
Quartet annonça, à l’occasion d'une conférence de presse organisée
le 14 décembre, la nomination de Mehdi Jomâa, ministre de
l’Industrie dans le gouvernement Laârayedh, pour diriger un nouveau
gouvernement de « technocrates ».
88 Document intitulé « Réunions de la Commission des consensus »,
ANC, décembre 2013. Il convient de noter que, en plus des
principales questions litigieuses (liste du 18 juillet), la Commission
reprit l’examen de certaines questions de la liste plus longue (liste du
11 juillet).
45
Vers la fin du processus, la Commission
sollicita également l’avis de constitutionnalistes,
en particulier sur les dispositions transitoires
qui faisaient partie des questions les plus
complexes89. C’est en partie pour cela que
l’examen de ce dixième chapitre avait été laissé
en suspens jusqu’à la fin. La pression exercée
par les hauts responsables de l’ANC et les partis
politiques sur la Commission pour qu’elle
conclue son travail, ne lui laissa guère de temps
pour mener les mêmes consultations
approfondies sur les dispositions transitoires
que sur les autres questions. La relative rapidité
avec laquelle ces dispositions, pourtant
controversées, furent discutées, conduisit
certains à s’interroger sur la valeur des accords
conclus et à craindre que le fragile consensus
sur les dispositions transitoires vole en éclats au
Le 27 janvier 2014, la Constitution fut signée par
le Président de la République, Mohamed Moncef
Marzouki, le Président de l’ANC Mustapha Ben
Jaâfar et le Chef de gouvernement de l’époque, Ali
Laârayedh.
cours du vote. En plus des désaccords sur
certaines questions de fond dans la
Constitution, s’ajouta une divergence de points
de vue concernant la valeur – contraignante ou
non – des accords conclus par la Commission
des consensus. Se posa alors la question de
savoir si les différents blocs, partis et députés
indépendants se conformeraient aux décisions
prises par leurs représentants au sein de la
Commission pendant le vote article par article,
d’autant plus, qu’officiellement, la Commission
des consensus n’était dotée d’aucune
prérogative et n’était même pas citée dans le
règlement intérieur.
89 L’article 59 du règlement intérieur habilite les commissions à faire
appel « à des personnes dont les avis lui paraissent utiles » sur une
question donnée, notamment des experts et des représentants du
gouvernement. Des experts ont été consultés à divers moments du
processus. Ainsi, les commissions constituantes ont procédé à
plusieurs auditions avec des experts tunisiens et internationaux,
comme l'avait fait le Comité de rédaction avant la publication du
rapport final de la Constitution (1er juin 2013).
46
Le processus d’adoption
La première étape décisive de la phase tant
attendue du vote article par article fut franchie
le 30 décembre 2013. En accord avec le
règlement intérieur les députés avaient alors un
jour pour présenter leurs propositions
d’amendements d’articles90. Au total 256
propositions d’amendements furent déposées,
remises à tous les députés et publiées sur le site
de l’ANC le jour suivant. Finalement, au terme
de plusieurs mois de crise, la plénière se réunit
le 2 janvier 2014 pour modifier une nouvelle
fois le règlement intérieur, afin d’accorder un
statut officiel à la commission des consensus et
de spécifier que « les amendements émanant de
la Commission des consensus étaient
obligatoires pour tous les blocs politiques»91. Le
vote article par article démarra le 3 janvier
2014.
Le Président Ben Jaâfar espérait que l’ANC
achèverait le processus d’adoption de la
Constitution – tant le vote article par article
que le vote sur l’ensemble du texte – le 14
janvier 2014, date hautement symbolique du
troisième anniversaire de la Révolution
tunisienne. Ajoutant encore davantage de
pression sur l’ANC, le calendrier issu du
dialogue national prévoyait, lui, le 12 janvier
pour l’adoption du texte. Bien que l’ANC ne
soit pas parvenue à respecter ces délais très
serrés, elle adopta la Constitution en moins de
quatre semaines, soit le 27 janvier 2014.
Compte tenu du nombre d’articles à voter et
des controverses existantes qui nécessitaient
une négociation subtile entre les blocs
politiques, la phase d’adoption fut relativement
rapide.92
90 L’article 106 (nouveau) du règlement intérieur (tel qu’amendé le
15 mars 2013) accorde aux députés un délai de quatre jours par
chapitre de la Constitution pour introduire des amendements.
Chaque chapitre devait être présenté 10 jours avant le vote. Cet
article fut modifié à nouveau le 4 novembre 2013 et le délai pour
introduire des amendements réduit à une journée seulement. Le
nombre requis de députés pour proposer les amendements passa de
5 à 15 députés au minimum. La condition du délai de 10 jours
nécessaires pour annoncer le vote a, quant à elle, été supprimée.
91 Articles pertinents : articles 41 et 106(a).
92 Un total de 180 « objets de vote » furent soumis au vote : le
Préambule qui fut divisé en huit sections, 146 articles et 26 titres, en
plus de certaines modifications proposées (source : Conférence de
presse de Habib Khedher, Rapporteur général de la Constitution, 18
octobre 2013).
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Le Président Marzouki, le Président de l’ANC Ben Jaâfar et le Premier ministre Ali Laârayedh chantant l’hymne national
durant la cérémonie de signature de la Constitution le 27 janvier 2014.
Par ailleurs, la Constitution fut adoptée par
l’ANC par une très large majorité de 200 voix
sur les 216 députés présents le jour du vote93
alors que seulement 145 voix étaient
nécessaires pour son adoption. Le 27 janvier
2014, la Constitution fut signée par le
Président de la République, Mohamed Moncef
Marzouki, le Président de l’ANC Mustapha
Ben Jaâfar et le Chef de gouvernement de
l’époque, Ali Laârayedh. La Constitution entra
en vigueur le 10 février 2014, après sa
publication dans une édition spéciale du
Journal Officiel de la République Tunisienne.94
Durant les quatre semaines de la phase
d’adoption, le Centre Carter publia deux
déclarations conjointes avec Human Rights
Watch, Amnesty International et Al Bawsala :
l’une, le 3 janvier 2014, réitérant les
recommandations de juillet 2013 pour un
93 Comme énoncé auparavant, le député Mohamed Allouche est
décédé le 22 janvier 2014 avant le vote sur la Constitution à la suite
d’une attaque cardiaque.
94 Edition spéciale du Journal Officiel (le J.O.R.T.), 10 février 2014 .
http://www.legislation.tn/sites/default/files/news/constitution_1.pd
f
plus grand respect des engagements de la
Tunisie eu égard aux normes internationales, et
la seconde, le 14 janvier, axée spécifiquement
sur l’indépendance du judiciaire et
l’impartialité de la engagements de la Tunisie
eu égard aux normes internationales, et la
justice. Cette deuxième déclaration conjointe
appela l’ANC à assurer au pouvoir judiciaire
l’indépendance afin de protéger les droits
humains95.
Le règlement intérieur: une
interprétation flexible
Les procédures régissant le vote article par
article – bien que prévues par le règlement
intérieur de l’ANC – évoluèrent tout au long
des quatre semaines de cette dernière phase du
processus. L’ANC les interpréta de manière
flexible, essentiellement afin d’éviter des
blocages politiques.
95« Tunisie : Renforcer la protection des droits humains dans la
nouvelle Constitution », 3 janvier 2014 et « Tunisie : Améliorer les
garanties relatives à l’indépendance de la Justice », 14 janvier 2014.
47
l
a
a
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a
B
l
A
La tension au
sein l’ANC fut
considérable
lorsque Habib
Ellouze,
membre
conservateur
d’Ennahdha et
Mongi Rahoui,
un membre de
gauche du Bloc
démocratique,
déclenchèrent
un débat sur le
principe de la
liberté de
conscience.
Les amendements du 4 novembre du
règlement intérieur permirent de rationaliser
les procédures de vote en relevant le seuil de
députés requis pour proposer des
amendements et imposer des conditions plus
strictes sur la tenue des débats96. Mais ces
amendements ne couvrirent toutefois pas tous
les aspects des débats. Ainsi, à diverses
occasions au cours du vote article par article, la
Commission des consensus dut à la dernière
minute mettre en place des règles et procéder à
des ajustements alors que les débats battaient
leur plein.
Certains députés s’inquiétèrent par exemple
du risque de voir les députés issus des grands
blocs favorisés en termes de prise de parole. En
96 Plus spécifiquement, les changements fondamentaux apportés le 4
novembre 2013 à l’article 106, furent notamment : (a) le nombre
minimum de députés requis pour proposer des amendements : Ce
nombre requis passa de 5 à 15 députés au minimum. Une
proposition d’introduire un nouvel article pouvait également être
faite, mais seulement par 30 députés au minimum. Un député ne
pouvait faire qu’une seule proposition d’amendement par article, et
celle-ci devait contenir tous les amendements afférant à tous les
paragraphes de l’artic
(b) La proposition devait également spécifier la formulation exacte
de la disposition comme elle devrait apparaitre.dans la Constitution,
ainsi que le nom du député (parmi ceux du groupe présentant
l’amendement) qui défendrait la proposition en plénière (c). (c)Le
délai pour proposer des amendements a été réduit de quatre jours à
une journée seulement, les amendements proposés doivent être
publiés le lendemain sur le site web de l’ANC et distribués à tous les
membres. (d)Le délai pour demander de prendre la parole en
plénière, pour ou contre les amendements proposés fut fixé à une
journée. (e)Pour chaque « objet de vote », seul un député en faveur
du texte et un contre pouvait prendre la parole. Le temps de parole
pour chaque député était spécifié et ne dépassait pas trois minutes.
Si plusieurs députés souhaitaient prendre la parole, la priorité était
accordée aux députés qui n’avaient pas encore eu l’occasion de
s’exprimer et il était demandé au Bureau de l’Assemblée de procéder
à une loterie.
48
effet, l’article 106 révisé du règlement intérieur
précisait que seul un député serait autorisé à
s’exprimer pour défendre un article et un seul
autre pour s’opposer à sa formulation, chaque
intervention ne devant pas dépasser trois
minutes. L’article prévoyait également que si
plusieurs députés souhaitaient prendre la
parole, la priorité serait donnée aux députés ne
s’étant pas encore exprimés, le cas échéant en
procédant à une loterie.
Si cet article essayait de garantir une
certaine égalité entre les députés, il n’établit
cependant pas d’égalité entre les blocs, ceux
comprenant un nombre importants de députés
ayant de plus fortes chances d’être entendus.
Lors du vote sur le paragraphe 3 du Préambule,
par exemple, paradoxalement les députés
s’étant prononcés pour et contre ce paragraphe
étaient tous deux issus du parti Ennahdha. Un
député de l’opposition proposa alors que dans
des cas similaires il soit procédé à un nouveau
tirage au sort, ce qui fut fait à partir de ce
moment là.
Les règles fixant la prise de parole pour ou
contre une proposition d’amendement
n’avaient également pas été prises en compte
dans les cas où une proposition d’amendement
serait retirée au dernier moment. Cette
situation se présenta pourtant fréquemment.
Au début de la phase de vote article par article
les députés ne furent pas autorisés à faire des
observations sur une proposition
d’amendement retirée, règle qui changea par la
suite. Certains élus avaient en effet exigé que
leur position soit entendue et intégrée dans les
procès-verbaux, arguant qu’il est probable que
lors de l’interprétation future de la
Constitution, les juges se référeront aux débats
pour déterminer l’intention du législateur.
Le règlement intérieur, tel que modifié,
prévoyait que les amendements émanant de la
Commission des consensus soient «
obligatoires ». Il n’en demeure pas moins que
ce terme fut interprété de façon différente :
certains membres de l’Assemblée considéraient
que l’ANC était obligée de voter
conformément aux accords et compromis alors
que d’autres estimaient qu’il ne s’agissait là que
de simples orientations. Malgré cette divergence
d’interprétation, la plupart des députés
votèrent généralement en faveur des
amendements proposés par la Commission. Un
tournant s’opéra toutefois lors du vote des
articles concernant les conditions d’éligibilité
du Président de la République, source de
discorde pendant les deux ans du processus.97
Pour la première fois, l’amendement proposé
par la Commission des consensus fut rejeté.
Les chefs des blocs se réunirent alors pour
trancher la question. A partir de ce moment, le
rôle de la Commission des consensus perdit
fortement de son importance98.
La question qui suscita toutefois le plus
d’interrogations parmi les observateurs du
processus, ne concernait pas tant le rôle de la
commission des consensus que l’interprétation
de l’Article 93 du règlement intérieur et l’usage
abusif dont il fut l’objet. Cet article prévoyait
que le Rapporteur général de la Constitution
pouvait exiger que l’Assemblée « réouvre le
débat sur un article déjà approuvé (…), si de
nouveaux éléments pertinents apparaissaient
avant la clôture des délibérations du projet de
Constitution ». Cette clause fut largement
appliquée lors du vote.
Dès le premier jour du vote, le Rapporteur
général proposa de recourir l’Article 93 et de
resoumettre le paragraphe 4 du préambule au
débat en plénière, et ce, notamment à propos
de la notion de « l’appartenance
méditerranéenne » de la Tunisie. Bien que cette
proposition ait été rejetée, elle créa un
précédent.
Dans les jours qui suivirent, une altercation
entre deux députés appartenant à des camps
opposés eut un impact majeur sur la suite des
débats. La tension au sein l’ANC atteignit son
paroxysme après que Habib Ellouze, membre
conservateur d’Ennahdha eut fait des
déclarations aux médias, sur Mongi Rahoui, un
membre de gauche du Bloc démocratique en le
qualifiant d’« ennemi de l'Islam en tant que
97 Les discussions concernaient la question de savoir s’il fallait prévoir
un âge limite pour les candidats et quelles devaient être les
restrictions concernant les binationaux – les deux questions avaient
des conséquences directes pour certains candidats potentiels à la
Présidence.
98 La Commission des consensus continua à se réunir, selon les
besoins, pendant la phase du vote article par article, assurant la
médiation sur certaines questions et proposant des amendements,
par exemple sur L’article 45 (article 46 dans la Constitution finale) sur
les droits de la femme.
laïc ».99 Rahoui et d’autres députés
condamnèrent fermement ces propos et firent
valoir que les commentaires d’Ellouze
pouvaient inciter des extrémistes religieux au
dit député. Mongii Rahoui déclara avoir reçu
des menaces dans les 48 heures suivant les
accusations portées par Ellouze.100 Cet épisode
donna lieu à un vif débat pour savoir s’il fallait
ajouter ou non à l’article 6 relatif aux libertés
religieuses une interdiction sur les allégations
d’apostasie, puisque cela pouvait exposer les
individus accusés à des violences physiques
voire à la mort. Les députés de l’opposition
estimèrent alors que les déclarations de Habib
Ellouze avaient généré de « nouveaux éléments
pertinents » conformément à la formulation de
l’article 93 du règlement intérieur. Ils
réclamèrent l’amendement de l’Article 6 de
manière à y inclure une obligation pour l’Etat
de sanctionner l’incitation à la haine et à la
violence ainsi que le takfir (accusation
d’apostasie à l’adresse d’un musulman,
considéré ainsi comme mécréant, ou kafir).
Pour la première fois, les débats sur un
article déjà voté furent réouverts, ce qui eut
pour conséquence de rendre les acquis plus
aléatoires. S’il est vrai que l’Article 93
permettait de réviser un article si de « nouveaux
éléments pertinents » venaient à survenir, les
termes « nouveaux » et « pertinents » ne furent
jamais clairement définis. Après de vifs débats,
le Rapporteur général décida de recourir à
l’arbitrage des chefs de bloc pour savoir si
l’article 93 pouvait être appliqué. Ces derniers
eurent recours au dit article à de multiples
reprises, généralement pour résoudre des
questions controversées. L’ANC invoqua ainsi
cet article afin de réouvrir le débat sur plusieurs
points, notamment sur l’a article 36 (relatif au
droit de grève), l’article 39 (désignant les
valeurs à dispenser lors de la mise en œuvre du
99 « Tunisie: La polémique entre Mongi Rahoui et Habib Ellouze
relance le débat sur l'article 6 de la Constitution », Monia Ben
Hamadi, HuffPost Maghreb, 5 janvier 2014.
100Mongi Rahoui était membre du parti El Watad dont le leader
politique Chokri Belaïd fut assassiné. Outre le fait d’être membre
d’Al-Watad, Rahoui était également membre d’une coalition de
gauche, le Front populaire auquel appartenait également le député
assassiné, Mohamed Brahmi. Rahoui alléguait que Belaïd comme
Brahmi avaient été tué par des extrémistes religieux et que les
commentaires visaient à ternir ses croyances religieuses pourraient
avoir des conséquences mortelles pour lui.
49
droit à l’éducation) et l’article 74 (spécifiant les
conditions auxquelles doit répondre tout
candidat à la fonction de Président de la
République)101. Le très controversé article 6
quant à lui dut être soumis au vote à trois
reprises avant d’être adopté dans sa version
définitive le 23 janvier 2014.
101 Les articles qui ont fait l’objet d’un nouveau vote sur la base de
l’article 93 du règlement intérieur sont les Articles 12, 32 (ancien
article 31 dans le quatrième projet), 36 (35), 63 (62), 65 (64), 81 (80),
88 (87), 91 (90), 106 (103), 110 (107) et 111 (108), 121 (118), 122
(119) et 147 (145). Les articles 13 et 149 ont été ajoutés à la version
finale et n’existaient pas dans le quatrième projet.
50
Défis récurrents du
processus
constitutionnel
L’élaboration d’une Constitution dans des
contextes de transition démocratique est
souvent un processus qui engendre beaucoup
de contestations et la Tunisie ne fut pas une
exception. Les constituants sont généralement
confrontés à d’importantes difficultés, dont
plusieurs résultent des circonstances politiques
et qui, par conséquent, échappent au contrôle
de l’entité constituante. La façon dont les
constituants réagissent face à ces circonstances
et les choix qu’ils font pour ajuster le processus
peuvent soit entraver la tâche de l’adoption de
la nouvelle Constitution, soit au contraire la
faciliter si les citoyens considèrent le texte
satisfaisant et légitime.
La composition du Bureau de l’ANC et des
commissions étant basée sur la représentation
proportionnelle de 2011, ces structures se sont
progressivement retrouvées en déphasage avec le
nouvel équilibre de politique en Tunisie.
En Tunisie, certains des choix de l’ANC ont
créé des tensions et provoqué des retards et des
frustrations. A certains moments, ces choix ont
même menacé de faire échouer l’ensemble du
processus. L’incapacité de l’institution
d’élaborer une feuille de route permettant de
tracer la voie et de prévoir les étapes du
processus dans un calendrier clair, fut
indéniablement un des facteurs
d’affaiblissement du processus. S’y sont
ajoutées des polémiques dues à l’imprécision
du règlement intérieur, à l’absence d’un
mécanisme de contrôle juridictionnel ainsi
qu’au manque de clarté quant au rôle des
experts dans le processus. Celui-ci s’est déroulé
dans un environnement marqué par des
alliances politiques en constante mutation au
sein de l’Assemblée, sans positions cohérentes
entre les partis d’une même coalition. Du fait
de ces alliances changeantes, la composition des
commissions ne reflétait plus le résultat des
élections de 2011. La crédibilité de l’ANC fut
en outre affectée par l’absentéisme chronique
de certains députés, un problème que le Bureau
de l’ANC ne géra pas de manière satisfaisante.
L’ensemble de ces éléments contribua à ternir
l’image de l’ANC auprès des citoyens tunisiens.
Représentation et politique de
changement d’alliances
Les élections du 23 octobre 2011 donnèrent
lieu à un degré élevé de diversité politique au
sein de l’ANC. A cette diversité s’ajouta une
mutabilité incessante, due aux allées et venues
des députés entre partis et blocs politiques. La
composition du Bureau de l’ANC et des
commissions étant basée sur la représentation
proportionnelle de 2011, ces structures se sont
progressivement retrouvées en déphasage avec
le nouvel équilibre de politique en Tunisie. Les
changements d’alliance ont en outre rendu plus
difficile la conclusion, au niveau des partis
politiques, d’accords sur le contenu de la
Constitution. Cette instabilité a été, pour une
large partie, atténuée par la stabilité du bloc le
plus important au sein de l’Assemblée, celui du
parti Ennahdha.
En février 2012, la plupart des membres de
l’ANC faisaient parti d’un des sept blocs
politiques, constitués autour d’un parti ou
d’affinités politiques102. Le nombre des blocs
resta relativement stable tout au long du
processus (sept blocs au début contre cinq au
102 Les articles 16 à 23 du règlement intérieur règlementaient la
composition et les prérogatives des blocs politiques.
51
moment de l’adoption de la Constitution).
Cela ne fut pas le cas de l’appartenance des
députés à un parti politique, cinquante députés
environ étant passés d’un parti à un autre, soit
quasiment un quart des 217 membres de
l’ANC.103 En outre, alors que 11 partis avaient
été élus au sein de l’ANC en 2011, 27 partis
étaient représentés à l’Assemblée au moment
de l’adoption de la Constitution. Le nombre de
députés indépendants ou sans affiliation
augmenta également considérablement.
Tableau 2: Composition initiale des blocs
politiques de l’ANC (février 2012)
Blocs politiques
Ennahdha
Bloc démocratique
CPR
Ettakatol
Liberté et Démocratie
Liberté et Dignité
Al-Aridha
Non-affiliés
Total
Nombre de membres
89
30
29
22
13
12
11
11
217
Un premier changement dans la
composition de l’ANC se produisit peu de
temps après la prise de fonction des députés,
avec la nomination de plusieurs membres de
l’ANC à des postes au sein du nouveau
gouvernement. Onze des dix-huit membres
nommés démissionnèrent de l’ANC, cédant
ainsi leurs sièges au candidat suivant sur la
liste104. Compte tenu du principe de la parité
verticale établi par la loi électorale de 2011 -
alternance homme/femme sur les listes des
candidats – et du fait que le plus souvent les
hommes avaient été placés en tête de liste, ces
démissions eurent pour conséquence une
représentation plus importante des femmes au
sein de l’Assemblée. Divers membres de sexe
masculin de l’ANC ayant démissionné ou dans
103 Voir le graphique préparé par Al Bawasala sur le les changements
de partis politiques : « Mercato des partis politiques de l'ANC »,
http://majles.marsad.tn/fr/mercato.
104 Aux termes de l article 123 du règlement intérieur, les membres
démissionnaires étaient remplacés par le candidat suivant sur leur
liste de candidats.
52
certains cas étant décédés pendant le processus,
le nombre de députées femmes passa de 59, soit
27 pour cent, aussitôt après les élections 2011,
à 67, au moment de l’adoption de la
Constitution, soit presque 31 pour cent105.
La décision d’Ettakatol et du CPR d’entrer
dans une coalition avec Ennahdha provoqua
un deuxième changement dans la composition
de l’Assemblée. Nombre de leurs militants
furent déçus par la décision de leurs partis
d’être membres de la Troïka. Certains
formèrent alors de nouveaux partis ou en
rejoignirent d’autres, créant ainsi un
changement significatif en termes de
représentation de ces deux partis politiques106.
L’émergence de nouveaux partis politiques
fut également une des causes de certaines
mutations politiques au niveau de l’ANC. Le
nouveau parti « L’Alliance démocratique » se
créa suite à la défection de certains membres du
parti PDP, qui plus tard devint Al-Joumhouri.
Malgré ce mouvement de dissidence, les
membres de l’Alliance Démocratique restèrent
au sein du même bloc politique, le Bloc
Démocratique, jusqu’à la fin du processus
d’élaboration de la Constitution, tout en
maintenant une étroite coordination avec leur
ancien parti ainsi qu’avec d’autres formations
proches de leur idéologie. Ce n’est que le 6
mars 2014, suite à l’adoption de la
Constitution, que L’Alliance démocratique
forma son propre bloc politique.107
105 « La Déclaration et la Plateforme d’Action de Beijing » adoptée en
1995 reconnaît en son paragraphe 187 que « La répartition équitable
du pouvoir et des responsabilités à tous les niveaux est du ressort
des gouvernements et d’autres acteurs qui doivent établir une
analyse statistique des sexospécificités et intégrer la problématique
homme-femme dans l'élaboration des politiques et l’exécution des
programmes. L’égalité dans le processus décisionnel est essentielle à
l’émancipation de la femme. Dans certains pays, des mesures de
discrimination positive ont permis de porter à 33,3% ou plus la
proportion de femmes dans le gouvernement et les pouvoirs
locaux. »
106 Cela a notamment été le cas pour le CPR, dont plusieurs membres
ayant fait défection pour créer leur propre parti et bloc politique, Al-
Wafa. Par la suite, d'autres défections eurent lieu, et plusieurs
députés créèrent leurs propres partis, notamment Al-Iklaa, qui
n’était affilié à aucun des blocs politiques, et le Courant
démocratique, qui demeura au sein du bloc politique du CPR.
107 Le 13 mai 2014, le Bloc démocratique vit le départ des députés
d'Al Joumhouri, ce qui fit passer le nombre de ses membres de 30 (au
plus fort de son existence le groupe était composé de 35 membres,
ce qui en avait fait le deuxième groupe le plus important de
l'Assemblée) à 14.
Tableau 3: Affiliation Politique
Affiliation Politique
Ennahdha
Congrés pour la République
La Pétition Populaire pour la Liberté, la Justice et le
Développement (Al-Aridha Al-Chaabia)
Ettakatol
Le Parti Démocratique Progressiste
Indépendant
L’Initiative (Al-Moubadra)
Le Pôle Démocratique Moderniste
Afek Tounes
Le Parti Communiste
Le Mouvement Démocratique Socialiste
Le Mouvement du Peuple (Harakat Achaab)
Parti de la Justice et de l’équité
Parti Républicain Pour la Justice et la Liberté
Le Parti du Néo-Destour
Parti Unioniste de la Culture et de la Nation
L’Union Patriotique Libre
Le Parti du Maghreb Libéral
Parti de la Lutte Progressiste
Mouvement Démocratique des Partiotes
L’Alliance Démocratique
Al-Massar
Tayyar Almahaba
Le Parti Al-Joumhouri
Le Parti Appel dela Tunisie/ Nidaa Tounes
Le Mouvement Wafa
Le Parti Al-Amen
Courant Démocratique
Mouvement de la République
Voix des Personnes Tunisiennes
Parti Patriotic en Construction
Parti Iklaa
La Troisième Alternative
Parti pour la Réforme et le Développement
Le Front National Tunisien
Le Mouvement Tunisien pour la Liberté et la Dignité
Nombre des members
Octobre 2011
Décembre 2013
Changement
88
29
26
20
16
9
5
5
4
3
2
2
1
1
1
1
1
1
1
1
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0
85
12
0
12
0
17
4
0
3
3
0
2
0
0
0
0
2
1
1
1
11
10
7
7
6
6
5
4
4
6
3
1
1
1
1
1
-3
-17
-26
-8
-16
8
-1
-5
-1
0
-2
0
-1
-1
-1
-1
1
0
0
0
11
10
7
7
6
6
5
4
4
6
3
1
1
1
1
1
53
Le mois de juin 2012 vit également la
création d’un nouveau parti, Nidaa Tounes,
dont l’importance n’allait cesser de croître.108 A
son apogée, Nidaa Tounes comptait 12
membres à l’ANC, un nombre plutôt
remarquable pour un parti qui n’existait pas
encore au moment de l’élection 2011. Même si
le parti eut à un moment donné la possibilité de
créer son propre bloc politique au sein de
l’Assemblée, il ne le fit jamais fait. Le nombre
de ses membres se réduisit ensuite à six, suite à
une vague de démissions, si bien qu’il ne
remplissait plus les critères pour constituer un
bloc. Ses membres se répartirent entre le Bloc
démocratique et les membres non affiliés.
Le déclin du parti d’Al-Aridha Al-Chaabia
(La Pétition Populaire), troisième en terme de
sièges (26) en 2011, fut une autre évolution
majeure de la composition de l’ANC. Ce parti
peu connu avant l’élection 2011, enregistra un
grand nombre de démissions au cours du
processus et ne put conserver que sept
membres. Regroupés sous un nouveau nom,
Tayyar Al-Mahabba, ce parti n’eut plus assez de
membres pour permettre la formation d’un bloc
politique conformément au règlement
intérieur109. Al-Massar (autrefois le Pôle
Démocratique Moderniste – PDM) fut le parti
qui bénéficia le plus des mutations du paysage
politique de l’ANC et vit une augmentation
constante de ses membres110.
Ces défections eurent un impact direct sur la
représentation politique au sein des diverses
108 Le parti s’est surtout développé aux dépens d’Ettakatol et du CPR
mais il a également hérité de nombreux députés d’Al-Aridha.
Quittant Ettakatol, Khmais Ksila rejoint Nidaa Tounes en août 2012,
Fatma Gharbi l’a fait le 13 novembre 2012 (démissionnaire ensuite) et
Selim Ben Abdessalem le 9 juillet 2013. Nidaa Tounes a également
accueilli deux démissionnaires du CPR le 23 août 2012 : Abdelaziz
Kotti et Dhamir Al Manai (tous deux démissionnaires par la suite),
ainsi que d’un ancien du CPR, plus tard membre d'Al-Wafa : Mohamed
Ali Nasri, qui adhéra à Nidaa Tounes le 6 septembre 2012. De même,
Ibrahim Kassas et Mouldi Zidi quittèrent Al-Aridha pour adhérer à
Nidaa Tounes le 8 août 2012 (tous deux démissionnaires par la suite),
Abdelmonem Krir et Rabiaa Najlaoui firent de même quelques mois
plus tard, respectivement le 24 octobre et le 6 novembre 2012.
109 Al-Aridha fut officiellement dissous par son président le 28 avril
2013 pour être remplacé le 22 mai 2013 par le courant Tayyar Al-
Mahabba.
110 Les cinq premiers membres d’Al-Massar (autrefois Pôle
Démocratique Moderniste – PDM - lors de l’élection 2011) furent
rejoints par quatre anciens membres d'Ettakatol, Selma Mabrouk,
Karima Souid, Abdelkader Ben Khmis et Ali Bechrifa, qui y adhérèrent
respectivement le 25 mars 2013, pour K. Souid et S. Mabrouk, le 7
septembre 2013, pour A. Ben Khmis et le 21 décembre 2013, pour A.
Bechrifa.
54
structures de l’ANC. Compte tenu du fait que
la composition des commissions de l’ANC ainsi
que celle du Bureau et de la direction de l’ANC
avaient été basées sur le principe de la
représentation proportionnelle des résultats du
scrutin de 2011, les changements survenus
créèrent des tensions, certains partis ou blocs
politiques s’y trouvant surreprésentés tandis
d’autres se considéraient sous-représentés.111
Le Bureau et, en particulier, la direction de
l’ANC, furent ainsi directement concernés par
les changements d’allégeance politique au sein
de l’Assemblée. Les postes au sein de la
direction (le Président et les deux Vice-
présidents de l’ANC) avaient été répartis entre
les partis de la Troïka, le Président étant
d’Ettakatol, la Première Vice-président
d’Ennahdha et le Deuxième Vice-président du
CPR. La décision du deuxième Vice-président
de rejoindre Ettakatol, engendra une
représentation disproportionnée d’Ettakatol à la
tête de l’Assemblée, alors qu’en réalité le bloc
politique du parti s’était affaibli, étant donné
qu’il lui restait tout juste le nombre minimum
de députés prévu pour avoir le droit de former
un bloc politique.
Malgré le changement de forces politiques au
sein de l’Assemblée, la direction de l’ANC
n’envisagea jamais de révision de la composition
des commissions – ne voulant pas ouvrir une
boîte de Pandore - mais également en raison de
la perte d’influence que risquaient de subir
Ettakatol et le CPR. Ennahdha, de loin le parti
politique le plus important de l’Assemblée, resta
remarquablement stable tout au long du
processus, passant de 89 députés à 91 au
moment de l’adoption du texte112.
La question de la représentation
équitable des députés indépendants et sans
affiliation se posa également. En effet, le
nombre de députés non affiliés à un bloc
politique connut une forte augmentation au
cours des deux années du processus en passant
de 11 à presque 50 députés, soit presque un
111 Par exemple, le CPR perdit trois de ses sièges au sein de la
commission constituante sur les Pouvoirs judiciaires au profit d’Al-
Wafa, un parti qui n’existait pas au moment des élections de l'ANC et
qui était moins représenté que le CPR au sein de l’Assemblée.
112 Kamel Saadaoui (Mouvement des Démocrates Socialistes - MDS) et
Naoufel Ghribi (CPR) rejoignirent le bloc politique d’Ennahdha, le 12
juillet et le 20 octobre 2013, respectivement.
quart des membres de l'ANC. Cette question
retarda notamment la création de la
Commission des consensus, puisqu’il fallut
trouver une formule pour assurer une
représentation adéquate des indépendants afin
de refléter la diversité de leur positions
politiques. Après de longues négociations, le
Bureau de l’ANC décida au final que tout
indépendant souhaitant être représenté au sein
de la commission devait collecter les signatures
de sept autres indépendants, tout autre nombre
plus élevé étant difficile à atteindre, vu la large
différence de point de vue entre les
indépendants113. L’augmentation du nombre
des députés indépendants/sans affiliation eut
également des effets sur les débats en session
plénière. Ces députés eurent en effet des
difficultés à s’entendre sur le choix d’un porte-
parole en raison de la divergence de leurs points
de vue politiques et de leurs idéologies. Cela
réduit leur impact sur les débats et les empêcha
de se faire représenter conformément à leur
importance numérique lors des débats, tout
comme dans les autres instances.
Bien que l’ANC doive être félicitée pour son
approche délibérative et consultative interne, il faut
reconnaître que l’absence d’un plan de travail clair
définissant les différentes étapes du processus et le
temps nécessaire à sa finalisation fut l’un des
principaux obstacles auxquels les rédacteurs de la
Constitution tunisienne furent confrontés.
Même si le « nomadisme » politique faisait
partie de réalité de l’ANC, il n’en fut pas pour
le moins critiqué, surtout par le mouvement
Tayyar Al-Mahabba (autrefois Al-Aridha), qui
avait souffert d’un important nombre de
défections. Ce parti demanda même que les
membres de l’ANC ayant quitté le parti ou la
liste sur laquelle ils avaient été élus soient
obligés de démissionner. Pendant le vote article
par article de la Constitution, ce mouvement
présenta un amendement en ce sens afin de
sanctionner tout membre de l'Assemblée qui
« quitte le parti ou la coalition électorale au
113 Conformément à L’article 41 bis du règlement intérieur.
nom duquel/de laquelle il avait été élu pour
un(e) autre »114. Les députés ayant changé de
parti s’y opposèrent, invoquant leur liberté
d'opinion, ainsi que le droit de revoir leur
affiliation au regard de l’évolution du paysage
politique. Au final, l’amendement ne fut pas
retenu.
Absence de coalitions thématiques
Au-delà des blocs politiques, il convient de
noter que les députés ne créèrent pas de
groupes thématiques interpartis ou de groupes
de pression au sein de l'Assemblée, par exemple
pour défendre les droits des femmes, les droits
des jeunes ou certaines préoccupations
régionales. Bien que le règlement intérieur de
l’ANC indiquât que les députés ne pouvaient
appartenir qu’à un seul bloc politique, rien
n’interdisait la création de groupes d’intérêts
thématiques. Les députés auraient dès lors pu se
regrouper sur une base informelle pour créer de
tels groupes afin de renforcer leur influence au
sein de l’Assemblée.
La seule tentative de cette nature fut celle de
certaines femmes députés, qui essayèrent
d’organiser un groupe informel transcendant les
considérations partisanes afin de faire pression
pour inclure une meilleure protection des droits
des femmes dans la Constitution. Cette
initiative n’aboutit cependant jamais. Ce n’est
que lors de la dernière étape du processus
d’adoption de la Constitution, qu’un groupe se
forma autour de cette thématique afin de
demander une protection accrue des droits des
femmes dans la version finale de la
Constitution.
Le Centre Carter encourage l’Assemblée des
Représentants du Peuple ainsi que les entités
chargées du processus constitutionnel dans
d’autres pays à envisager dès le début de leurs
travaux la mise en place de groupes informels
thématiques. Les expériences d’autres pays
montrent que ces groupes peuvent aider à
renforcer la confiance entre les groupes
politiques au sein d’une assemblée législative.
114 Cet amendement visant à ajouter un paragraphe à l’ article 54 de
la Constitution relatif au droit de vote a été présenté par Ayman
Zwaghi (Al-Aridha/Tayyar Al-Mahabba) au cours du vote article par
article, mais il fut rejeté en séance plénière à l'issue d’un vote
sanctionné par 89 voix contre, 16 abstentions et 54 voix pour.
55
Cela permet également d’accroître la visibilité
de certaines thématiques et de favoriser des
accords entre les partis politiques et facilite ainsi
la prise de décision législative et politique115.
L’Assemblée devrait également envisager de
fournir à ces groupes informels le soutien
logistique et administratif requis pour renforcer
leur efficacité.
L’organisation du processus
constitutionnel
Bien que l’ANC doive être félicitée pour son
approche délibérative et consultative interne, il
faut reconnaître que l’absence d’un plan de
travail clair définissant les différentes étapes du
processus et le temps nécessaire à sa finalisation
fut l’un des principaux obstacles auxquels les
rédacteurs de la Constitution tunisienne furent
confrontés. Au lieu d’essayer d’enrayer les
retards récurrents en adoptant une planification
plus réaliste et tenable et en optant pour une
communication plus claire, l’ANC continua de
vouloir répondre au mécontentement du public
causé par la lenteur du processus, en annonçant
des dates butoirs irréalistes – inlassablement
manquées.
Bien que les exemples d’autres pays
indiquent qu’il n’est pas rare que les processus
d'élaboration de Constitution – notamment
lorsqu’ils sont participatifs – prennent
généralement entre 18 et 24 mois, la plupart des
acteurs politiques tunisiens, à l’exception du
CPR, insistèrent en 2011 pour que le processus
ne dure qu’un an116. Ainsi le décret du 3 août
2011 portant convocation du corps électoral
pour l’élection des membres de l’ANC prévit
un mandat d’une année117. A ce décret s’ajouta
115 Voir, par exemple, « Women's Caucus Fact Sheet », du National
Democratic Institute (NDI). Fact-sheet
http://old.iknowpolitics.org/files/NDI-
Womens%20Caucus%20Fact%20Sheet_0.pdf
116 Voir l’exemple cité dans “Constitution-Making and Reform: Options
for the Process”, publié par Interpeace, novembre 2011. p.49: « The
constitutional convention for the United States took nearly four
months; ratification by the states took a further forty months. (…).The
Eritrean process took 38 months from the proclamation of the
constitutional Assembly to ratification of the Constitution. The South
African process took five years from the beginning of multiparty
negotiations to the adoption of the final Constitution. The Ugandan
commission took from 1989-1993 to prepare a draft Constitution, and
the final Constitution was adopted in 1995 ». Voir également
« Rédaction d’articles ou d’amendements constitutionnels autour du
cas tunisien », Democracy Reporting International (DRI), 2012.
117 Décret 2011-1086 du 3 août 2011.
56
une déclaration politique signée le 15
septembre 2011 par plusieurs partis politiques
représentés au sein de la Haute Instance pour la
réalisation des objectifs de la Révolution,
s’engageant à ce que les travaux de l’ANC
prennent une année.118 Cependant, l’OPPP,
adoptée par l’Assemblée en décembre 2011, et
qui primait sur toutes les autres lois, agissant
comme une sorte de Constitution, ne
mentionna aucun délai.
Les commissions constituantes mises en
place par l’ANC commencèrent leur travail en
février 2012. Pour tenir le délai d’un an, il ne
restait à l’Assemblée que huit mois pour
l'élaboration, la discussion et l’adoption de la
Constitution – un calendrier très ambitieux,
compte tenu du fait que l’ANC avait décidé
d’écrire la Constitution à partir « d’une feuille
blanche » plutôt que d’amender la Constitution
de 1959. Les observateurs du processus ne
furent dès lors pas surpris lorsque le Rapporteur
général de la Constitution annonça le 13 août
2012, que l’adoption de la Constitution serait
reportée de plusieurs mois, à une date
indéterminée entre février et avril 2013. Cette
annonce déçut de nombreux citoyens tunisiens
qui espéraient que la période de transition
s'achèverait un an après les élections. Ces
attentes avaient été nourries par plusieurs
déclarations d’acteurs politiques, qui avaient
mentionné, de manière répétée, la date du 23
octobre 2012, comme point final du processus
constitutionnel, et ce, malgré les obstacles
évidents qui rendaient difficile le respect de
cette date butoir.
Une fois encore, le délai ne fut pas respecté,
et au printemps 2013, suite à l’assassinat de
Chokri Belaïd les facteurs extérieurs
influencèrent le processus constitutionnel, déjà
mal en point, à tel point que sa finalisation
devint de plus en plus difficile. En définitive, il
fallut une initiative extérieure à l’ANC, à savoir
le dialogue national parrainé par le Quartet,
pour aider à la mise en place d'une feuille de
route menant à l’adoption de la Constitution le
27 janvier 2014.119
118 A l’exception du CPR, le seul parti à avoir affirmé dès le début que
le processus d’élaboration de la Constitution prendrait plus d’un an.
119 Les premiers délais fixés par le Quartet n’étaient pas non plus
réalistes, mais ils avaient pour finalité de faire pression sur les acteurs
Pendant les deux ans de son observation des
travaux de l’ANC, le Centre Carter encouragea
sans cesse l’ANC à élaborer une feuille de route
pour mieux organiser son travail, pour que le
processus soit plus transparent aux yeux des
citoyens et pour mieux expliquer la complexité
de sa tâche.
Le Centre Carter recommande que les
entités constituantes dans d’autres pays
établissent dès le début du processus un plan de
travail détaillé, accompagné d’un calendrier
pour l’élaboration et l’adoption de la
Constitution, afin d’assurer une meilleure
planification des travaux et de permettre aux
citoyens de mieux appréhender la poursuite de
ces travaux.
Un règlement intérieur parfois
inadapté
Le règlement intérieur de l’ANC, adopté en
janvier 2012, était peu détaillé et ne couvrait
pas tous les cas de figure qui allaient se poser à
l’ANC. Chaque étape du processus mit en
exergue de nouvelles insuffisances du texte,
risquant, suivant les circonstances d’entraver le
processus constitutionnel.
Comme noté précédemment, l’ANC
amenda le règlement intérieur quatre fois, entre
mars 2013 et janvier 2014, parfois pour corriger
des ambiguïtés dans les procédures relatives à
des questions centrales du processus, parfois en
réaction à des tensions internes et externes ou
encore pour s’adapter à de nouveaux
développements politiques.120 Quelques
politiques afin de les amener à prendre conscience de l'urgence de la
situation. La feuille de route du Quartet prévoyait, dans un premier
temps, que le processus d'adoption de la Constitution serait finalisé
en quatre semaines, à partir de la première séance du dialogue
national. Le dialogue avait été officiellement lancé le 5 octobre 2013,
ce qui signifiait que le processus d'élaboration de la Constitution
aurait dû être finalisé avant le 2 novembre 2013.
120 L’ANC adopta son règlement intérieur le 20 janvier 2012, (publié
dans le Journal officiel, le JORT, le 14 février 2012). Le premier
amendement fut apporté le 15 mars 2013 (publié dans le JORT du 22
mars 2013). Les articles 24, 36, 38, 52, 61, 62, 72, 82, 85, 87, 89, 91,
100,104, 106, 108, 109, 114 et 126 furent alors amendés. Un article
88 bis fut également ajouté. Le deuxième amendement du règlement
intérieur fut apporté le 4 novembre 2013 (publié dans le JORT du 29
novembre 2013). Les articles 36, 79, 106, 126 et 89 furent alors
amendés. Le troisième amendement est daté du 27 novembre 2013
(publié dans le JORT du 6 décembre 2013). Les articles 36 (nouveau)
et 79 (nouveau) furent alors amendés, de même que l' article 20. Le
quatrième amendement du règlement intérieur est daté du 2 janvier
2014 (publié dans le JORT du 14 janvier 2014). L' article 41 fut alors
amendé et un article 106 bis fut inséré.
changements apportés au règlement permirent
de corriger certaines lacunes identifiées ainsi
que de clarifier les rôles et responsabilités des
diverses structures de l’ANC. D’autres ne
servirent qu’à compliquer encore davantage la
situation121.
Cela fut par exemple le cas au printemps
2013, lorsque l’Assemblée fut en proie à de
nombreuses controverses eu égard aux
prérogatives du Comité de rédaction par
rapport à celles des commissions constituantes.
Le règlement intérieur ne définissait pas de
manière claire l’ampleur des pouvoirs du
Comité de rédaction pour remanier les diverses
parties du projet de Constitution rédigées par
les commissions. L’Article 104 disposait
simplement que le Comité était en charge de
«l’établissement de la version définitive du
projet de la Constitution conformément aux
décisions de l’assemblée plénière » sans autre
précision. Par ailleurs, le règlement intérieur,
était silencieux sur les dispositions transitoires
et les procédures à suivre pour leur élaboration
puisqu’il n’assignait explicitement aux six
commissions constituantes que « la rédaction
des articles relatifs aux thèmes du projet de
Constitution»122.
En mars 2013, suite à la crise politique
provoquée par l’assassinat de Chokri Belaïd,
l’ANC se réunit en plénière pour amender le
règlement intérieur dans l’espoir d’accélérer le
processus. L’a article controversé 104 traitant
des pouvoirs du Comité de rédaction fut
amendé et son nouveau libellé énonça que
le« Comité se réunit pour préparer la version
finale du texte du projet de Constitution en se
basant sur le travail des commissions (…). » De
nouveau, les dispositions transitoires furent
oubliées.
Les termes « en se basant sur » furent
interprétés différemment par les diverses parties
prenantes et le Comité de rédaction remania
considérablement certaines dispositions déjà
votées par les commissions tout en ajoutant un
dixième chapitre concernant les dispositions
121 Se référer aux deux sections « Processus d’élaboration de la
Constitution » et « Processus d’adoption de la Constitution » pour de
plus amples informations sur les diverses crises concernant le
règlement intérieur de l’ANC.
122 Article 64 du règlement intérieur.
57
transitoires, sans se référer aux commissions. La
controverse qui en jaillit, faillit faire échouer le
processus dans son ensemble et fut une des
raisons pour lesquelles la Commission des
consensus fut créée en juillet, suite à la
publication du projet final en juin 2013 et dut
travailler des mois pour parvenir à un
consensus123.
Cette crise aurait pu être évitée si les députés
avaient veillé à ce que le règlement intérieur soit
plus précis, détaillé et clair en ce qui concerne
chacune des structures de l’ANC, leurs rôles et
les mécanismes consultatifs qu’elles devaient
utiliser. Comme noté précédemment, le
règlement intérieur se révéla également
lacunaire, bien que dans une moindre mesure,
au cours de la phase d’adoption de la
Constitution124.
L’expérience de l’ANC, concernant son
règlement intérieur, laisse à penser que l’une
des premières tâches à laquelle devrait s’atteler
toute entité constituante est de prévoir assez de
temps pour procéder à d’amples consultations
et réflexions avant l’adoption de son règlement
intérieur. Peut-être que, plus que toute autre
chose, le travail consenti à ce niveau pourrait
épargner à l’entité constituante des mois de
retard et de tensions. Dans le cas de l’ANC,
l’absence de planning et de feuille de route pour
le processus exacerba d’autant plus ce problème,
en ce qu’elle rendit difficile toute planification
préalable et toute prévision concernant les
prochaines étapes et les exigences qu’elles
comporteraient. En outre, non seulement le
règlement intérieur était souvent ambigu, mais
il fut aussi faiblement mis en œuvre et ne fut
pas toujours appliqué uniformément à tous les
membres de l’Assemblée et à toutes les étapes
du processus125.
Le Centre Carter recommande que
l’Assemblée des Représentants du Peuple fasse
le bilan des difficultés rencontrées dans
l’application du règlement intérieur par l’ANC
avant d’entamer la rédaction de son propre
123 Voir la section sur le « Processus d'élaboration de la Constitution »
pour de plus amples informations.
124 Voir la section du présent rapport intitulée « Le Processus
d'adoption de la Constitution », pour de plus amples informations
125 Voir la section intitulée « Processus d’élaboration de la
Constitution » et « Processus d’adoption de la Constitution » pour de
plus amples exemples y relatifs
58
règlement. Comme souligné de manière plus
approfondie dans la section des « Thématiques
et enjeux principaux de la Constitution » du
présent rapport, le Centre Carter recommande
également que l’assemblée législative adopte un
amendement à la loi ayant créé l'Instance
provisoire de contrôle de la constitutionnalité
des projets de loi (IPCCPL) afin de lui confier le
contrôle du premier règlement intérieur de la
nouvelle Assemblée126. Le fait de confier ce
mandat à l’IPCCPL pourrait contribuer à
garantir que l’exercice du pouvoir législatif se
fasse conformément aux exigences de la
Constitution.
Absentéisme et redevabilité
L’absentéisme, aussi bien en commissions
qu’en sessions plénières, fut une question
centrale du processus constitutionnel, qui
engendra des retards considérables dans le
travail de l’ANC et nuisit profondément à sa
crédibilité. En plus du fait que ce phénomène
affecta la confiance des citoyens tunisiens dans
le travail de l’Assemblée, cet absentéisme
empêcha les commissions responsables des
différentes parties des projets de Constitution
de finaliser leurs travaux dans les délais
impartis, ce qui retarda le processus dans son
ensemble.
Ainsi, la plupart du temps les commissions
furent obligées de travailler sans être au
complet, même lors de débats et de votes
cruciaux sur des articles sensibles de la
Constitution127. Il arriva fréquemment que les
membres absents lors des travaux de leur
commission protestèrent contre le fait que
d’importantes décisions avaient été prises sans
eux et demandèrent leur réexamen. En outre,
bien souvent les sessions des commissions ne
purent pas se tenir en raison de l’absence de
126 Voir la section les « Thématiques et enjeux principaux de la
Constitution » pour plus de détails.
127 Ainsi, lorsque la question sensible relative au futur système
politique de la Tunisie fut débattue le 4 juillet 2012 au sein de la
commission des Pouvoirs législatif et exécutif, seuls 15 des 22
membres de la commission étaient présents. Neuf d’entre eux étaient
d'Ennahdha, et ceux-ci ont voté en faveur d’un régime parlementaire.
En raison des fortes protestations d’autres députés, la question fut
rouverte aux débats au sein de la commission. La question
éminemment sensible du système politique ne fut en fait jamais
tranchée au niveau de la Commission mais par la Commission des
consensus.
quorum requis (la majorité absolue des
membres). Ce phénomène toucha également les
sessions plénières128. En l’absence de quorum
les débats ne pouvaient pas se tenir. Mais il
arriva également que les membres quittent
l’hémicycle avant la fin des discussions,
provoquant ainsi une perte du quorum
nécessaire pour passer au vote. Fait révélateur
s’il en est, pendant les deux ans que dura le
processus constitutionnel, seul le vote de la
Constitution dans son ensemble réussit à réunir
l’ensemble des députés.
L’absentéisme, aussi bien en commissions qu’en
sessions plénières, fut une question centrale du
processus constitutionnel, qui engendra des retards
considérables dans le travail de l’ANC et nuisit
profondément à sa crédibilité.
En théorie, ces absences auraient dû être
sanctionnées, conformément au règlement
intérieur dont plusieurs articles traitaient
directement des absences injustifiées dans divers
contextes.129 Le règlement intérieur ne traitait
pas précisément des absences en séances
plénières, mais sa section régissant le statut de
membre de l’ANC interdisait expressément aux
députés de s’absenter sans justification et
indiquait qu’ « au-delà de trois absences non
justifiées à des séances au cours d’un même
mois, il appartenait au Bureau de fixer une
128 Il ressort de l’analyse des 22 votes en plénière, qui se sont déroulés
du 17 janvier au 25 février 2013, et rendue publique par l'organisation
de la société civile, Al Bawsala, que 90 députés (sur 217), en
moyenne, avaient voté à chaque séance, soit 41 pour cent des
membres de l'ANC. Le taux de participation le plus élevé à un vote
était tout juste de 44 pour cent (soit 123 députés). Au cours de cette
période, trois votes furent organisés avec la participation de moins de
50 membres de l'ANC. Voir l’audition d’Al Bawsala par la commission
du règlement intérieur et de l’immunité en mars 2013
http://www.albawsala.com/pub/513895f3b197de5f5e1caa51
129 Les A articles 52-54, décrivant dans le détail le fonctionnement des
commissions, proposaient des moyens pour garantir une présence
maximum des députés et précisaient que leur présence aux réunions
des commissions était obligatoire. L’article 53 permettait le retrait de
la qualité de membre de commission à tout député qui s’absenterait à
plus de trois sessions consécutives sans autorisation. L’article 125
indiquait que les membres de l’Assemblée devaient participer avec
assiduité aux sessions plénières et aux travaux des commissions dont
ils étaient membres. Une dérogation – très controversée - fut
accordée aux membres de l’ANC qui étaient membres du
gouvernement ou qui exerçaient d’autres responsabilités d'Etat en
dehors de l’Assemblée. Ces membres étaient automatiquement
dispensés de l’obligation de participer aux réunions et aux sessions
plénières de l’ANC.
déduction des indemnités, proportionnelle au
nombre d’absences »130. Ces dispositions ne
furent cependant jamais mises en application,
ce qui contribua à l’émergence d’une culture
dans laquelle l’absentéisme devint la norme131.
Cette pratique ternit la réputation déjà
compromise de l’Assemblée, en particulier du
fait de la retransmission des sessions plénières
en direct à la télévision. Pour tenter de faire
pression sur les députés pour qu’ils assistent aux
séances, l’ANC mit en place, en novembre
2012, un système de cartes magnétiques pour
retracer les votes, mais cette mesure n’eut pas
d’effet sur le taux d’absentéisme. En mars 2013,
l’Assemblée amenda le règlement intérieur afin
de faire passer d’une heure à une demi-heure le
délai à l’issue duquel les commissions pouvaient
commencer leurs travaux, même en l’absence de
quorum132. Le règlement intérieur révisé prévit
aussi la publication de la liste des présents aux
plénières et aux sessions des commissions dans
un délai ne dépassant pas trois jours après la fin
de chaque session, chaque absence devant être
qualifiée de justifiée ou de non justifiée133.
Cependant, aucune liste de présence ne fut
publiée avant le mois d’octobre 2013 et aucune
des mesures prises n’eurent un impact
significatif sur l’absentéisme.
130 Section VII, article 126 du règlement intérieur.
131 Le Président de l’ANC, pour sa part, n’a pas offert un exemple
particulièrement positif aux députés. Au mois de mai 2013, Ben Jaâfar
avait présidé 13 séances plénières, les Vice-présidents Mehrzia
Laâbidi et Arbi Abid en ayant présidé 32 et 18, respectivement. (Voir :
« Tunisie/ANC : Un fort taux d’absentéisme parmi Ettakatol et
l’opposition », 7 mai, 2013 http://www.gnet.tn/temps-
fort/tunisie/anc-un-fort-taux-d-absenteisme-parmi-ettakatol-et-l-
opposition/id-menu-325.html)
Certains des députés choisis pour exercer des fonctions ministérielles
avaient démissionnés de l'ANC dès 2011, cédant leur siège à la
personne suivante sur la liste. Mais cinq députés cumulèrent le
mandat de député et de ministre et avaient le taux de participation le
plus faible, qui variait entre 0 et 6 pour cent. Selon les chiffres publiés
sur le site marsad.tn, en mai 2013, Khalil Zaouia (Ettakatol, ministre
des Affaires sociales) n’avait voté qu'une seule fois, tandis que
Abdelwahab Maater (CPR, ministre de la Formation professionnelle et
de l’Emploi, puis ministre du Commerce et de l'Artisanat),
Abderrahmane Ladgham (Ettakatol, ministre auprès du Premier
ministre chargé des Affaires de Malversation), Abdellatif Abid
(Ettakatol, ministre de l'Education) et Slim Hamidene (CPR, ministre
des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières) avaient des taux de
présence variant de 3 à 6 pour cent. Khalil Zaouia renonça finalement
à son mandat au sein de l'ANC le 1 juin 2013. Outre ces cas
particuliers, la participation des membres individuels aux votes
différait considérablement, leurs taux de présence variant entre neuf
et 100 pour cent. (Mohamed Lotfi Ben Mesbah (CPR) et Warda Turki
(Ennahdha) respectivement – taux de mai 2013.)
132 Article 52 du règlement intérieur.
133 Article 126 du règlement intérieur.
59
Lorsque le Bureau de l’ANC commença à
publier les listes de présence en octobre 2013,
l'utilité de ces informations était discutable.134
Cette initiative fit en effet l’objet de critiques de
la part de certains représentants et acteurs de la
société civile : au lieu de percevoir ces mesures
comme des initiatives visant à renforcer la
crédibilité et la transparence de l’ANC, ceux-ci
estimèrent qu’elles étaient politiquement
motivées et seraient source de discorde,
notamment en raison du fait que les listes de
présence publiées coïncidaient avec le retrait de
plusieurs membres de l’opposition suite à
l’assassinat du député Brahmi. De plus, les listes
comptabilisaient les députés aux absences
justifiées parmi les « présents », ce qui donnait
une idée fausse, parfois même complètement
déformée, de l’assiduité des membres de l’ANC.
Par exemple, selon les chiffres de l’ANC le
ministre du Commerce et de l’Artisanat
(Abdelwahab Maâtar, CPR) avait un taux de
présence de 100 pour cent au cours du débat
général de juillet 2013 sur la Constitution.
Selon l’analyse faite par Al-Bawsala, il n’avait
pourtant participé au vote qu’à 43 pour cent des
sessions et était classé 191ème sur 217 députés,
en termes de présence réelle.135 Enfin, les listes
ne mentionnaient que les votes en plénière et
négligeaient les sessions des commissions, sur
lesquelles l’absentéisme avait un véritable
impact.
Suite à la reprise des travaux de l’Assemblée
à l’automne 2013 et aux compromis conclus sur
plusieurs questions litigieuses par les députés
avant la phase d’adoption de la Constitution,
les membres de l’ANC firent plus d’efforts pour
être présents en plénière. Le vote article par
article vit alors un taux de présence général de
deux tiers. Cependant, le degré d’assiduité d’un
député à l’autre et d’un vote à l’autre continua
de varier.136 Seuls deux députés, Habib Khedher
134 Les documents peuvent être consultés au :
http://www.anc.tn/site/main/AR/liste_presence.jsp
135http://www.marsad.tn/fr/deputes/4f4fbcf3bd8cb56157000079 - le
taux de présence indiqué dans le rapport est celui de juin 2014.
136 L’un des taux de participation les plus faibles à un vote fut celui de
l’Article premier avec 149 membres de l'ANC ayant pris part au vote
http://www.marsad.tn/fr/vote/52c9ba0712bdaa7f9b90f436. Il
ressort des statistiques de Al Bawsala que, tout au long du processus,
le bloc politique d'Ettakatol eut le taux d’assiduité le plus faible, le
bloc d'Ennahdha ayant le taux le plus élevé. Ce dernier a atteint son
taux le plus élevé (91,58 pour cent) pendant la phase d’adoption. Au
cours de cette période, le bloc Al-Wafa avait le taux de participation
60
et Imen Ben Mohamed (Ennahdha), furent
présents à tous les votes sur la Constitution
pendant le mois de janvier 2014.137
A un moment crucial de la période de
transition en Tunisie, le problème de
l’absentéisme chronique contribua à
questionner l’engagement qu’avait pris l’ANC
en termes de transparence et de redevabilité vis-
à-vis des citoyens. Ce processus long demanda
indéniablement d’importants sacrifices
personnels aux membres de l’ANC et beaucoup
de députés firent montre d’une grande
responsabilité face à la tâche qui leur incombait.
Cependant, nombreux furent ceux qui ne
remplirent pas leur mission avec la même
assiduité. Plus généralement, l’ANC n’a pas
réussi à assumer sa propre responsabilité envers
les Tunisiens, alors qu’elle en avait les moyens.
A cet égard, même si des efforts plus importants
ont été déployés plus tard au cours du
processus, il n’en demeure pas moins que
l’ANC, en tant qu’institution, n’a pas prit des
mesures contre les membres absentéistes. Celles-
ci auraient pourtant été nécessaires pour
prouver au peuple tunisien que les députés
avaient l’obligation de rendre compte de leurs
actions. Cette situation contribua très
probablement à la perte de confiance des
citoyens dans les institutions post-Révolution.
Dans les déclarations publiques et les
entretiens personnels, le Centre Carter
encouragea fréquemment l’ANC à appliquer
des sanctions en cas d’absences injustifiées
répétées afin de responsabiliser les membres de
l’ANC pour qu’ils rendent compte de leurs
actions et satisfassent leurs électeurs quant à
leurs attentes. Le Centre recommande que
l’Assemblée des Représentants du Peuple et les
entités constituantes dans d’autres pays veillent
à ce que les dispositions du règlement intérieur
relatives à la présence et à la participation soient
bien définies et détaillées et veillent à mettre en
œuvre ces dispositions de manière rigoureuse et
transparente.
au vote le plus faible, seuls 63,72 pour cent de ses membres étaient
présents.
137http://www.marsad.tn/classement/constitution
Le rôle des experts et des conseillers
juridiques de l’ANC
L’ouverture de l’ANC aux contributions et
conseils extérieurs a été un des points forts du
processus tunisien. Cependant, à l’inverse des
processus constituants d'autres pays, l’ANC ne
formalisa jamais le rôle des experts, préférant
tirer profit de leurs compétences sur une base
ponctuelle138.
Le règlement intérieur permettait aux
commissions constituantes (et au Comité de
rédaction par extension) de consulter « toute
personne dont l’avis lui paraissait utile.»139 Il
s’agissait, en particulier, non seulement
d’experts et universitaires nationaux et
internationaux, mais encore de représentants du
gouvernement et des hommes d’Etat de l’ère
Bourguiba. Suite au lancement des activités des
commissions constituantes en février 2012,
toutes les commissions organisèrent
d’importantes auditions avec des universitaires
et des représentants de la société civile, des
fonctionnaires ainsi qu’avec d’autres personnes.
Au cours des dernières étapes du processus, le
Comité de rédaction invita également des
experts nationaux à fournir des avis sur le
contenu du projet final de la Constitution, juste
avant sa publication le 1er juin 2013.
Le Bureau de l’ANC choisit les experts sur la
base de propositions faites par les présidents des
commissions constituantes. Cependant,
certains, parmi lesquels des constitutionnalistes
connus, déclinèrent l’invitation en faisant part
de leurs préoccupations concernant l’ambiguïté
de leur sphère d’intervention et en faisant
remarquer que certains experts n’avaient pas été
sélectionnés140.
A la fin du mois de décembre 2013, tout
juste avant le vote article par article de la
Constitution, l’ANC fit encore une fois fait
138 Le rôle des experts, par exemple, a été formalisé dans le processus
constitutionnel kenyan.
139 Article 59 du règlement intérieur.
140Kaïs Saïd fut le premier expert à décliner l’invitation de l’ANC. Iyadh
Ben Achour, Chafik Sarsar et Hafidha Chekir refusèrent également de
rejoindre le comité d’experts, suite au manquement du Président de
l’ANC de répondre à une lettre commune qu’ils lui avaient adressée
dans laquelle ils demandaient des clarifications sur le rôle des experts
(notamment si leur travail se limiterait à la forme ou s’il comprenait
également une analyse sur le fond du texte). Voir la section du
présent rapport intitulée « Le Processus constitutionnel », pour de
plus amples informations.
appel à des experts pour donner des avis à la
Commission des consensus. La mise en œuvre
des dispositions transitoires posait des
difficultés particulières à la Commission, qui
avait convenu en juillet qu’elles devaient être
entièrement révisées. Des experts de renom,
notamment parmi ceux qui avaient
précédemment décliné l’invitation de l’ANC,
acceptèrent de conseiller la Commission. Du
fait des sensibilités différentes des experts
choisis, ces derniers furent répartis en deux
groupes distincts, et furent auditionnés
séparément par la Commission. Ils rendirent
aussi des rapports écrits, dont le contenu ne fut
pas rendu public.
Le Centre Carter recommande que dans
d’autres pays, les entités constituantes prévoient
un rôle formel des experts juridiques afin
d’assurer une plus grande clarté de leur rôle et
de maximiser leur impact. Le Centre suggère
également de faire appel à des experts linguistes
en sus des juristes pour assurer la clarté du
processus de rédaction.
L’ouverture de l’ANC aux contributions et
conseils extérieurs a été un des points forts du
processus tunisien. Cependant, à l’inverse des
processus constituants d'autres pays, l’ANC ne
formalisa jamais le rôle des experts, préférant tirer
profit de leurs compétences sur une base
ponctuelle
Les « experts internes » de l’ANC, les
conseillers juridiques, furent aussi confrontés à
quelques difficultés. Le règlement intérieur de
l’Assemblée était silencieux sur leur rôle dans le
processus. Leur travail était organisé par le
secrétariat de l’ANC, l’instance administrative
de l’Assemblée. La plupart des commissions,
constituantes et autres, bénéficièrent de l’appui
de deux conseillers au moins. Mais leur rôle
variait considérablement d’une commission à
l'autre et impliquait des tâches de recherche
juridique, de rédaction, de prise de notes, de
conservation des données et de secrétariat.
Etant donné que le rôle des conseillers n’était
pas clairement défini, ce furent les membres des
commissions qui décidèrent au final comment
61
utiliser au mieux leurs conseillers, notamment
en fonction de leurs capacités particulières.
Certains conseillers, par exemple ceux affectés à
la Commission des consensus, se virent octroyer
de véritables responsabilités de conseils, tandis
que d’autres en étaient réduits à fournir
essentiellement des services administratifs. Cette
situation fut en partie due aux faibles moyens
de l’Assemblée en termes de logistique et de
ressources, ainsi qu’à une certaine
désorganisation administrative.
Le Centre Carter recommande que
l’Assemblée des Représentants du Peuple veille
à ce que son secrétariat apporte un soutien
logistique et administratif approprié aux
commissions. Cela permettrait, entre autres, aux
conseillers juridiques de concentrer leurs efforts
sur la recherche et la rédaction juridique.
Absence d’un mécanisme de
contrôle de la constitutionnalité
Le Conseil Constitutionnel qui exista pendant
plusieurs années sous le régime Ben Ali fut
dissous après la Révolution par l’OPPP, une
décision motivée par sa mauvaise réputation
d’instrument du régime Ben Ali.
Durant les trois années mouvementées de la
transition, il n’existait ainsi aucun mécanisme à
même de contrôler la constitutionnalité des lois
ou des processus constituant et législatif. Dans
quelques cas de figure, le Tribunal administratif
agit pour combler ce vide. Aux termes de la
législation tunisienne, le Tribunal administratif
est chargé d’examiner les actes administratifs et
d’arbitrer les procédures litigieuses auxquels
l’Etat est partie. Le Tribunal, qui était une des
rares institutions bénéficiant d’un certain
respect au moment de la Révolution, prit des
positions actives et, parfois controversées, sur
des questions étroitement liées à la transition.
Par exemple, bien que Fouad Mebazaâ, le
Président de la République par intérim, ait
suspendu la Constitution de 1959 en mars
2011, le Tribunal Administratif rendit une
décision en 2013 affirmant que les droits et
libertés garantis par la Constitution n’avaient
pas été abrogés du fait de cette suspension. Le
Tribunal joua ensuite un rôle controversé en
contrôlant certains aspects du fonctionnement
62
administratif de l’ANC : annulant les hausses
de salaire prévues pour les membres de l’ANC
et bloquant à deux reprises le processus de
sélection des membres de l’ISIE141. Par contre,
le Tribunal Administratif se déclara
incompétent quant à l’examen de la décision
prise unilatéralement en août 2013 par le
Président de l’ANC de suspendre les activités de
l’ANC, et qui fut source de discorde au sein de
l’Assemblée142.
Cela étant, tout au long du processus
constitutionnel, le Tribunal maintint que le
processus constituant ne relevait pas de sa
compétence, par exemple en refusant
d’examiner une requête des membres de l’ANC
contre le projet final de la Constitution en juin
2013143. Le fait que le Tribunal décida de ne pas
s’impliquer dans le processus n’amoindrit
cependant pas l’impact du Tribunal sur le
travail de l’ANC. Les observateurs du processus
constitutionnel notèrent en effet clairement les
changements de perception des acteurs
politiques vis-à-vis de la neutralité du Tribunal.
Cette perception conduisit les députés à
apporter des changements aux dispositions
transitoires de la Constitution pendant l’hiver
2013.
Le projet final de la Constitution de juin 2013
prévoyait la mise en place d’une Cour
Constitutionnelle trois ans après l’entrée en
vigueur de la Constitution. Le projet disposait
que le Tribunal A Administratif jouerait le rôle
de juge constitutionnel, jusqu’à cette date. Cette
mesure n’avait pas immédiatement suscité de
controverses. Toutefois, au moment où la
Commission des consensus rouvrit les débats
141 Une requête fut déposée en avril 2012, par Néji Baccouche,
Professeur de Droit public et expert financier, pour annuler la décision
de la Présidence de l'ANC augmentant les salaires des membres de
l'Assemblée. Le Tribunal administratif suspendit ces hausses de
salaire en octobre 2012.
142 Une requête fut introduite le 30 août, par Abderraouf Ayadi et
d’autres députés, dans le but de bloquer l’application de la décision
du Président de l’ANC de suspendre les activités de l’Assemblée. La
requête fut rejetée par le Tribunal administratif le 27 septembre
2013. L’article 3 de la loi organique relative au Tribunal administratif
lui offre la compétence de connaître des recours contre des décisions
ayant exclusivement un caractère administratif. Le Tribunal
Administratif a estimé que la décision du Président de l’ANC de
suspendre les activités de l’Assemblée jusqu’à l’amorce d’un dialogue
national ne pouvait être examinée indépendamment des processus
constitutionnel et législatif ainsi que des pouvoirs qui lui était dévolus
par la loi sur l’OPPP, et qui échappent à la compétence du Tribunal
Administratif.
143 Décision du Tribunal administratif datée du 26 juin 2013.
sur les dispositions transitoires en décembre
2013, une crise de confiance s’était installée
entre certains partis politiques à l’Assemblée et
le Tribunal. Les décisions prises par le Tribunal
en mai et septembre 2013 d’annuler la sélection
par l’ANC des membres de l’ISIE, furent à
l’origine de graves tensions, qui furent
exacerbées par la suite par le refus du Tribunal
de revoir la décision de Ben Jaâfar de suspendre
les activités de l’ANC. Ennahdha, le CPR et
d’autres formations refusèrent dès lors
catégoriquement de maintenir dans les
dispositions transitoires, la compétence
accordée au Tribunal Administratif de
contrôler la constitutionnalité des lois. La
Commission des consensus parvint en définitive
à un compromis et les dispositions transitoires
furent changées prévoyant une Instance
provisoire de contrôle de constitutionnalité des
projets de loi (IPCCPL) en attendant la
création de la Cour Constitutionnelle. Par
contre le Président du Tribunal Administratif
ferait partie de l’un de ses six membres de cette
instance. Mais le mandat de celle-ci restera
limité, à savoir : procéder exclusivement à un
examen a priori des projets de lois mais non pas
à un examen des lois déjà en vigueur. Ce
mandat très étroit donné à cette institution est
le reflet de la défiance de certains membres de
l’Assemblée vis-à-vis du Tribunal
administratif145.
Dans les pays en transition politique, le
Centre Carter recommande, afin que les actes
de l’instance législative intérimaire ne violent
pas les lois internes existantes ou les obligations
internationales, l’établissement à l’avance d’un
mécanisme de contrôle constitutionnel.
145 Le Président du Tribunal Administratif fut remplacé à plusieurs
reprises, notamment tout juste avant que le Président ne devienne
membre de l'IPCCPL.
63
Transparence,
accessibilité et
participation des
citoyens
Dans un processus constitutionnel transparent,
les citoyens sont conscients de ce qui se passe à
chaque étape et peuvent accéder facilement aux
informations le concernant. De par là même,
l’entité constituante devient plus redevable de
ses actions146. De plus, pour que le processus
soit considéré comme participatif, les citoyens
doivent non seulement être en mesure de
recueillir des informations sur le processus et ses
enjeux, mais encore bénéficier d’une réelle
possibilité de communiquer directement leurs
points de vue aux décideurs politiques
impliqués dans la rédaction de la Constitution
et dans les débats autour de ce texte. Si les
citoyens sont convaincus que leurs voix ont été
entendues, l’Assemblée Constituante gagne en
légitimité.
Si les représentants des médias bénéficiaient
généralement d’un accès sans restriction aux
travaux, il était rare que les organisations de la
société civile soient autorisées à y assister, ce qui
compromettait leur accès effectif aux débats. Au
tout début du processus, cette question créa une
controverse entre membres de la société civile et
membres de l’ANC.
La manière des membres de l’ANC de
concevoir et de soutenir le principe de
146 Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies recommande
que les réformes constitutionnelles devraient être faites : « de
manière transparente et sur une base largement participative» (cf.
Observations finales du Rapport de l’Etat de Bosnie-Herzégovine
CCPR/C/BIH/CO/1, paragraphe 8.d.)
64
transparence a connu une évolution
significative tout au long du processus
constituant. Malgré la transparence et
l’accessibilité à l’ANC apparemment garanties
par les dispositions du règlement intérieur et
par certains de ses membres, l’ANC, en tant
qu’institution, s’est montrée réticente à publier
des documents internes essentiels et à permettre
à la société civile de jouer un véritable rôle dans
le processus. Cette réticence et absence de
volonté politique initiales ont été exacerbées par
la faiblesse des ressources logistiques et
humaines de l’Assemblée, ce qui a contribué au
manque de transparence dans de nombreux
aspects du processus.
Au cours de ses deux années d’observation
du processus, le Centre Carter a encouragé à
maintes reprises l’ANC, par des déclarations,
mais aussi lors de rencontres individuelles avec
des membres de l’Assemblée, à travailler de
manière plus transparente et responsable,
notamment en permettant un meilleur accès
aux débats de l’ANC, en rendant publics les
informations et documents officiels et en
améliorant la communication de l’institution
avec les médias. Il a également appelé l’ANC à
faciliter une participation plus active de toutes
les parties prenantes au processus
constitutionnel.
En définitive, le lobbying exercé par les
différents groupes de la société civile a conduit à
une plus grande transparence et une meilleure
acceptation du droit de la société civile de jouer
un rôle dans le processus. Après deux ans, la
tendance était presque inversée, notamment
avec une organisation de la société civile qui
combla le vide créé par l’absence de
publications officielles de l’ANC. Al Bawsala,
qui « tweetait en direct » les interventions des
députés en commission et en plénière et
publiait les détails des votes des députés sur son
site web, devint une source d’information
importante, même pour l’Assemblée. Cela fut
d’autant plus vrai pendant la phase d’adoption
de la Constitution, durant laquelle
l’organisation fut systématiquement consultée
par des membres de l’ANC pour connaître les
positions adoptées par d’autres députés lors du
vote article par article.
Transparence et accessibilité du
processus
Du fait de l’héritage autoritaire de la Tunisie, la
transparence dans la gouvernance du pays était
un nouveau concept après la Révolution.
L’affirmation, dans le règlement intérieur de
l’ANC, selon laquelle les réunions des
commissions et les sessions plénières seraient
publiques, laissa supposer que les membres de
l’ANC reconnaissaient la transparence comme
un principe majeur147. Trente membres de
l’ANC environ rejoignirent également le
mouvement de la société civile internationale,
OpenGov, qui milite pour que les citoyens aient
le droit d’accéder aux documents et travaux des
institutions officielles afin d’être en mesure
d’exercer un contrôle citoyen efficace148.
Malgré cet engagement apparent, plusieurs
membres de l’ANC, dont le Président de
l’ANC, Ben Jaâfar et d’autres députés ayant
récemment rejoint le mouvement OpenGov,
ont exprimé publiquement des réserves quant à
l’application d’une pleine transparence, faisant
notamment valoir que les Tunisiens n’y étaient
pas préparés.149
147 Le règlement intérieur disposait que les réunions des commissions
et les sessions plénières soient publiques, articles 54 et 76
respectivement.
148 Chiffres publiés par OpenGovtn en juin 2012; voir
www.opengov.tn/wp-content/uploads/Dossier_Presse_OgTn.pdf
149 Par exemple, Lobna Jribi (Ettakatol) a déclaré, lors d’une interview
télévisée, en juillet 2012, que la transparence devrait être appliquée
graduellement en Tunisie, vu que les citoyens n’étaient pas encore
prêts pour cela (citant en exemple les salaires des membres de l’ANC).
Le même mois, le Président de l’ANC, Ben Jaâfar, fit des déclarations
similaires, notamment lors d’une réunion avec les membres du
mouvement OpenGov à Paris, dans lesquelles il déclara: « S’il n’y
D’autres encore étaient réticents à permettre à
la société civile de jouer son rôle d’observation
et de contrôle150. En raison de ce scepticisme,
doublé d’une absence de méthodologie de
travail commune et convenue, les dispositions
du règlement intérieur garantissant l’accès aux
réunions des commissions et aux sessions
plénières ont été interprétées de manière
incohérente dans la pratique, et la plupart du
temps de manière restrictive lorsqu’il s’agissait
d’organisations de la société civile, ce qui a
fragilisé le principe de la transparence.
Accès aux débats de l’ANC – réunions
des commissions et sessions plénières
Aux termes du règlement intérieur, les réunions
des commissions étaient publiques.151 Les
réunions à huis clos étaient l’exception et ne
pouvaient se tenir qu’à la demande de la
majorité des membres de la commission. Si les
représentants des médias bénéficiaient
généralement d’un accès sans restriction aux
travaux, il était rare que les organisations de la
société civile soient autorisées à y assister, ce qui
compromettait leur accès effectif aux débats. Au
tout début du processus, cette question créa une
controverse entre membres de la société civile et
membres de l’ANC. Certains présidents de
commission considéraient que l’esprit du
règlement intérieur devait toujours être respecté
et, par conséquent, ils permettaient aux
représentants de la société civile d’assister à
leurs travaux. D’autres refusaient leur présence
en se référant à une note interne produite par
l’ANC après un débat en session plénière le 28
avait pas de caméras, on serait peut être au terme du débat de la
Constitution ». Après les critiques des participants à la réunion, il
affirma que l’absence de transparence n’était pas une question de
manque de volonté politique, mais elle était plutôt due au fait que
l’ANC ne disposait pas de ressources humaines, techniques et
financières suffisantes pour transcrire les procès-verbaux et suivre les
votes, et que ces problèmes seraient être résolus en septembre 2012.
La vidéo est disponible au :
www.facebook.com/mo9awma/posts/124197827722896. Samia
Abou (CPR) aurait déclaré que les citoyens pouvaient se montrer
« simples dans leur compréhension » concernant les rapports sur le
taux de présence des députés. Voir www.mag14.com/national/40-
politique/1654-al-bawsala-tant-mieux-si-nos-chiffres-derangent-.html
150 Par exemple, le membre de l’ANC, Salah Chouaïeb (Ettakatol),
demanda la dissolution d’Al Bawsala, après la publication d’un rapport
en février 2013, dénonçant le faible taux de présence des députés lors
des votes en sessions plénières. Voir “Le rendement de l’ANC à la
loupe” La Presse, mars 2013, cité au :
http://fr.allafrica.com/stories/201303060871.html
151 Article 54 du règlement intérieur.
65
n
o
l
l
i
s
é
r
B
y
r
r
e
h
T
i
février 2012, lorsque le Rapporteur général de
la Constitution avait expliqué que, au sens de
l’Article 54 du règlement intérieur, le terme
« public » ne visait que les médias.152 Malgré
diverses demandes, le Centre Carter ne put se
procurer aucune référence écrite corroborant
cette interprétation restrictive de l’Article 54, ni
confirmer son existence. Les réunions du
Comité de rédaction et de la Commission des
consensus se sont, elles, toujours tenues à huis
clos.
Le règlement intérieur prévoyait que les
sessions plénières de l’ANC étaient également
publiques153. Même si l’application de cette
règle fut moins restrictive que celle relative aux
réunions des commissions, les citoyens et
représentants de la société civile qui tentèrent
d’accéder à des sessions plénières se heurtèrent
souvent à des obstacles. Le règlement intérieur
disposait que le Bureau de l’ANC devait définir
une procédure relative à l’accès des citoyens aux
sessions plénières mais cette disposition ne fut
respectée que durant la dernière phase du
processus, à savoir le vote article par article sur
la Constitution. Auparavant les conditions
d’accès aux sessions plénières variaient selon
l’interlocuteur et d’une session à une autre.
Pour expliquer le fait que l’ANC n’ait pas établi
de procédures officielles permettant l’accès du
public à ses travaux, les députés ont souvent fait
état de leur crainte de recevoir trop de
demandes d’individus souhaitant assister aux
sessions plénières ou aux réunions en
commission et, ce faisant, de voir l’Assemblée
être saturée.
Cette préoccupation n’aurait toutefois pas
dû servir de prétexte à l’inaction. Si
l’attachement au principe de transparence et de
participation du public avait été réel, l’ANC
aurait dû réfléchir aux meilleurs moyens de
gérer et de réglementer la participation des
organisations de la société civile. L’accès à
invoquèrent
152 Au cours de cette session plénière, le Rapporteur général fit
référence aux travaux préparatoires relatifs à l’adoption du règlement
le droit des
intérieur. Lorsque certains députés
organisations de
les travaux des
la société civile d’observer
commissions, le Rapporteur expliqua que la plupart des députés
avaient estimé que ces sessions ne devaient être « publiques » que
pour les médias. Voir séquences de la session plénière de ce jour au :
www.anc.tn/site/main/AR/docs/vid_debat.jsp?id=28022012s&t=s (en
arabe, à la minute 101).
153 Article 76 du règlement intérieur.
66
Une partie de l’équipe d’Al Bawsala en train de "live tweeter"
pendant le vote article par article de la Constitution. Cette
organisation publia les taux de présence et les détails des votes
individuels des députés sur son site web.
l’ANC dépendait souvent des relations
personnelles des membres des organisations de
la société civile avec un ou plusieurs membres
difficile pour certaines organisations de la
société civile qui avaient critiqué l’institution,
de l’ANC, mais aussi du bon vouloir des
députés. De ce fait, il fut parfois d’y avoir accès.
Les individus ou organisations n’ayant pas de
liens avec l’ANC, mais souhaitant néanmoins
participer aux sessions plénières, eurent, quant
à eux, du mal à le faire.
L’ANC est finalement devenue plus ouverte,
en grande partie grâce aux efforts continus de
l’organisation de la société civile Al Bawsala.
Exerçant un lobbying actif pour un accès plus
facile aux travaux de l’Assemblée, Al Bawsala
trouva une faille dans l’interprétation du
règlement intérieur de l’ANC. Celui-ci
permettant aux journalistes d’assister aux
réunions des commissions sur présentation de
leur carte de presse, le personnel de
l’organisation réussit finalement à assister aux
sessions plénières et aux réunions des
commissions en produisant de telles cartes.
Profitant de leur présence aux sessions, les
représentants d’Al Bawsala ont commencé à
« tweeter en direct » des informations sur les
interventions des membres de l’ANC –
traduites en français – d’abord à partir de leurs
comptes personnels, puis, à compter du mois
d’avril de 2012, à partir du compte de
l’organisation154. Cette diffusion en temps réel
des débats a aidé les citoyens, les journalistes et
observateurs internationaux à suivre les débats,
même lorsqu’ils n’étaient pas physiquement
présents au sein de l’Assemblée. Plus important
encore, Al Bawsala n’a eu de cesse de dénoncer
la culture de non-transparence de l’ANC et
contribua au renforcement du droit des citoyens
à être informés et à celui de la société civile de
participer aux efforts de responsabilisation des
élus.
Contrairement à ce qui s’était passé au cours
du processus de rédaction de la Constitution,
l’ANC consentit des efforts considérables afin
de faciliter l'accès de la société civile au vote
durant la phase d’adoption du texte. Plusieurs
semaines avant le début du vote article par
article, l’ANC invita les observateurs de la
société civile souhaitant y assister à faire leur
demande d’accréditation sur son site web. Selon
ses chiffres, 353 organisations, au total, se sont
inscrites sur le site et toutes ont été accréditées.
La procédure mise en place pour la phase
d’adoption fut efficace et aurait probablement
pu être utilisée beaucoup plus tôt.
L’expérience de la Tunisie ainsi que d’autres
expériences comparables laissent à penser que
l’observation du processus constitutionnel par
les organisations de la société civile peut avoir
un impact allant au-delà du droit des citoyens
d’accéder aux informations. L’observation
directe de la constituante par la société civile
peut renforcer son aptitude à procéder à une
analyse éclairée et à se donner les moyens de
contribuer de façon plus significative au
processus constitutionnel, aussi bien par le
plaidoyer que par la sensibilisation155.
Le Centre Carter recommande que, dans les
pays connaissant des processus similaires, les
débats de la constituante soient totalement
ouverts au public et que des procédures
officielles et objectives soient mises en place
pour garantir l’accès et le statut d’observateur
aux médias, aux organisations de la société civile
et aux citoyens intéressés.
154 Compte Twitter d’Al Bawsala : https://twitter.com/AlBawsalaTN et
la page Facebook https://www.facebook.com/AlBawsala
155« Assistance des Nations Unies aux processus d’élaboration de
constitutions, Note d’orientation du Secrétaire Général », 2009
(disponible uniquement en anglais), paragraphe 4.
L’Assemblée des Représentants du Peuple
devrait tirer profit de l’évolution positive de
l’ANC concernant l’accès de la société civile aux
débats et s’engager pleinement en faveur du
principe de transparence. Le Centre Carter
recommande que l’Assemblée reconnaisse dans
son règlement intérieur, le droit sans équivoque
des citoyens à assister aux réunions des
commissions ainsi qu’aux sessions plénières.
L’Assemblée devrait également définir des
procédures et critères objectifs et formels pour
accorder le droit d’accès et le statut
d’observateur aux organisations de la société
civile et aux citoyens intéressés.
Accès aux documents et informations
officiels
Les procès-verbaux des réunions et rapports sur
les activités des constituantes sont une source
précieuse d’informations pour les citoyens
intéressés, car ils mettent en exergue les
questions débattues pendant les sessions.
Malgré ce fait, le règlement intérieur de l’ANC
n’exigeait pas des commissions constituantes la
publication des procès-verbaux des réunions.156
Il ne requérait des commissions que la
publication sur le site web de l’ANC de rapports
décrivant leurs activités157. Comme aucune date
limite n’était initialement fixée pour la
publication de ces rapports, peu de ces
documents furent rendus publics dans la
pratique. L’Assemblée a toutefois publié
certains documents – notamment les rapports
préparés par les commissions constituantes sur
leurs méthodologies globales et chapitres
respectifs et ce – à différents moments au cours
du printemps 2013.158 Le « Rapport général sur
le projet de Constitution » préparé par le
Comité de rédaction fut, quant à lui, rendu
public le 4 juin 2013159.
A partir du printemps 2013, certains
membres de l’Assemblée prirent pourtant
l’initiative de publier leurs notes de séance ainsi
156 Article 61 du règlement intérieur.
157 Article 62 du règlement intérieur.
158 Les rapports (en langue arabe) sont disponibles sur le site :
http://www.anc.tn/site/main/AR/docs/rapport_final/liste_rapports.js
p
159 Le rapport (en
http://www.anc.tn/site/main/AR/docs/rapport_general_const.pdf
langue arabe) est disponible sur
le site :
67
que les procès-verbaux officiels rédigés par les
rapporteurs des commissions constituantes sur
leurs pages Facebook ou leurs blogs personnels,
ou les donnèrent à Al Bawsala pour publication
sur son site web.
Malgré cette pratique, beaucoup de
membres furent réticents à la publication
officielle des procès-verbaux des séances de
travail des commissions. Militant pour plus de
transparence, Al Bawsala fit circuler une
pétition en juin 2012, appelant l’ANC à publier
systématiquement tout document officiel. Bien
qu’ayant recueilli plus de 50 signatures de
membres de l’ANC et de 488 citoyens au total,
la pétition ne donna aucun résultat. Le 29 août
2012, Al Bawsala, et deux autres organisation –
Nawaat, un blog collectif indépendant et
OpenGov TN, un collectif de citoyens tunisiens
–introduisirent une plainte officielle contre
l’ANC, auprès du Tribunal Administratif, pour
violation des dispositions du décret-loi portant
sur l’accès des citoyens aux documents
administratifs des organismes publics.160
L’action en justice accusa spécifiquement
l’Assemblée de ne pas publier les résultats des
votes, les listes de présence des députés et les
procès-verbaux des réunions. Au moment de la
rédaction de ce rapport, le Tribunal n’avait pas
encore rendu une décision sur l’affaire. Outre la
plainte légale déposée, cette coalition
d’organisations de la société civile souligna
également lors d’une conférence de presse, la
nécessité pour l’ANC d’affecter plus de
personnel aux commissions afin que les procès-
verbaux soient préparés à temps et que la
diffusion de l’information au public soit
améliorée.
Suite à l’introduction de cette plainte, le
Président de l’ANC annonça que l’institution
publierait les listes de présence ainsi que les
procès-verbaux des réunions des commissions.
La promesse ne fut toutefois pas respectée,
même pas après l’amendement du règlement
intérieur, en mars 2013, obligeant l’ANC à
publier les procès-verbaux des commissions dans
un délai d’un mois après leur signature par le
160 Décret-loi n°41 du 26 mai 2011.
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L’équipe d’observation du processus constitutionnel du Centre
Carter observant le vote article par article sur la Constitution.
Président et le rapporteur de la commission
concernée161. Malgré cette obligation légale,
l’ANC continua à ne pas publier les procès-
verbaux. Par ailleurs, le règlement intérieur
révisé demandait au Bureau de l’ANC de
publier les listes de présence des plénières et des
réunions des commissions, dans les trois jours
suivant la fin de la session, et de spécifier si les
absences étaient justifiées ou non.162 Pourtant
jusqu’à l’automne 2013, aucune fiche de
présence ne fut publiée et celles qui le furent
par la suite ne mentionnaient que le taux
moyen d’assiduité de chaque député aux votes
en plénière, sans préciser les dates exactes de
présence. Les fiches de présence aux réunions
des commissions ne furent quant à elle jamais
publiées163.
En outre, l’ANC ne publia jamais les détails
des votes individuels des membres de
l’Assemblée alors qu’elle en avait les moyens.
L’Assemblée disposait d’un système informatisé
qui générait sur grand écran une carte visuelle
de l’hémicycle affichant les votes avec des
couleurs : les votes « pour » étant marqués en
vert, ceux « contre » en rouge et les abstentions
en jaune. Mais ce graphique ne mentionnait pas
le nom des députés. Cette « carte des votes »
était affichée sur l’écran de la salle des plénières
pendant quelques secondes immédiatement
161 Article 61 du règlement intérieur.
162 Article 126 du règlement intérieur.
163 Pour une analyse plus détaillée sur l’absentéisme et la non-
publication des fiches de présence, voir la section « Défis récurrents
du processus constitutionnel ».
après le vote, avant de passer au décompte des
voix et d’afficher le résultat global.
A partir de juillet 2012, Al Bawsala
commença à publier les détails de chaque vote
en plénière, y compris lors du vote article par
article de la Constitution164. Pour ce faire, ses
membres photographièrent « la carte des votes »
pendant le court moment où elle était projetée
sur l’écran de l’hémicycle. Ils plaquèrent ensuite
cette photo sur les sièges des membres de l’ANC
et furent ainsi en mesure de retracer les votes
par députés. Cela permit à l’organisation de
publier un rapport complet après chaque vote
précisant qui avait voté et comment. Ce registre
des votes fut non seulement utile aux
observateurs et journalistes, mais il fut
également utilisé directement par les membres
de l’ANC. Les députés eux-mêmes consultaient
fréquemment le site web d’Al Bawsala pour
savoir comment leurs collègues avaient voté, en
particulier lors du vote article par article165.
Le droit à l’accès à l’information est essentiel
pour garantir la transparence et permettre la
participation active de toutes les parties
prenantes à l’élaboration d’une Constitution166.
Ce droit implique, pour les autorités, de
prendre toutes les mesures possibles afin de
garantir un accès simple, rapide, effectif et
pratique à toutes les informations d’intérêt
général167. Par conséquent, le Centre se réjouit
de la disposition de la nouvelle Constitution
tunisienne qui oblige l’Etat à garantir aux
citoyens le droit à l’information et le droit
d’accès à l’information sans aucune limite ou
restriction, à l’exception des restrictions
générales imposées à presque tous les droits et
libertés, et invite le gouvernement à mettre cette
disposition en pratique168.
Le droit d’accès à l’information est un droit
humain fondamental, défini par l’ article 19 de
la Déclaration universelle des droits de
164 Voir http://www.marsad.tn/fr/votes et
http://www.marsad.tn/fr/vote/52e598b212bdaa593ad566f2
165Voir également l’éditorial publié par Noah Feldman, professeur de
droit international et constitutionnel à Harvard, dans the Bloomberg
View about Al Bawsala’s action.
http://www.bloombergview.com/articles/2014-01-10/tunisia-tweets-
its-way-to-democracy (en anglais uniquement).
166PIRDCP, Article 19 (2).
167 Comité des droits de l’homme, Observations générales No. 34
« Article 19 : Libertés d’expression et d’opinion », para.19.
168Article 32 de la Constitution adoptée.
l’homme, et il représente un lien crucial avec les
autres droits visés par la Constitution.
L’application du droit d’accès aux informations
publiques requiert des fonctionnaires qu’ils
répondent aux demandes des citoyens,
collectent des données provenant de différentes
sources et expurgent certaines parties des
documents afin de protéger les informations
sensibles. L’Etat devrait également prendre en
charge les problèmes juridiques posés par les
demandes non satisfaites ou rejetées. Les
expériences comparatives d’autres pays
montrent que la mise en œuvre de ce droit peut
parfois engendrer des coûts considérables. Par
conséquent, pour que ce droit ait un sens, cette
charge devrait être supportée à la fois par les
citoyens mais aussi par l’Etat.
Le Centre recommande que l’Assemblée des
Représentants du Peuple ainsi que les entités
constituantes dans d’autres pays publient et
diffusent en temps opportun tous les
documents officiels – procès-verbaux, rapports,
décisions, communications, fiches de présence
et détails des votes – notamment en les mettant
à disposition des citoyens par le biais du site
officiel de l’institution.
Relation avec les médias, sensibilisation
et communication
Les campagnes de sensibilisation et de
communication, lorsqu’elles sont bien conçues,
peuvent contribuer à faire connaître le
processus constitutionnel. De plus, ces
campagnes permettent aux citoyens de mieux
comprendre le mandat de l’entité constituante,
renforçant ainsi sa légitimité. L’accès des médias
aux travaux de l’institution est également
important pour assurer une évaluation critique
de ses activités.
Couverture médiatique et relations
entre les médias et l’ANC
L’accès des médias aux travaux a été un des
aspects les plus positifs du processus et a aidé à
faire en sorte que les citoyens soient informés
des principaux points débattus lors des sessions
de l’Assemblée. Comme mentionné
précédemment, les médias avaient accès aux
réunions des commissions et aux plénières. Ces
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Amna Guellali, la Directrice de HRW et le membre de l’ANC, Baddredine Abdelkafi d’Ennahdha, participant à un débat télévisé
durant le vote sur la Constitution.
dernières étaient également retransmises en
direct à la télévision169.
Par contre, les relations entre l’ANC et les
journalistes étaient souvent tendues. Etant
donné que l’ANC ne disposait pas d’un
département de la communication, les députés
ont d’abord fortement compté sur les médias
pour rendre compte de leurs travaux. Beaucoup
de membres de l’ANC n’ont cependant pas été
satisfaits de la couverture médiatique qu’ils ont
jugée partiale et déséquilibrée. Les médias, pour
leur part, se considéraient comme des « garde-
fous », surveillant de près les insuffisances et
échecs de l’ANC en les rendant publique,
169 Cette initiative positive a parfois été compromise par des
problèmes pratiques. Par exemple, la diffusion en direct a été
régulièrement interrompue par des bulletins d'information ou
réorientée vers une autre chaine (TTN2, qui n'était pas aussi
largement accessible que Wataniya 2 et pas du tout à l'étranger). Ces
interruptions et réorientations ne se sont pas produites lors du vote
article par article.
70
même s’ils n’ont pas toujours assumé ce rôle
avec rigueur ou de manière équilibrée. Cette
situation reflète en partie la réalité du paysage
médiatique en Tunisie, qui est très polarisé et
où les médias ont tendance à être affiliés à un
groupe politique ou autre, ou sont tout au
moins perçus comme tels.
Après la Révolution, les conditions de travail
des journalistes sont restées difficiles et la liberté
qui leur était accordée demeurait toujours
restreinte. Plusieurs journalistes ont exprimé
leurs préoccupations au sujet des limites
imposées par l’Etat à leur liberté d’expression.
En effet, les autorités judiciaires ont poursuivi
de nombreux journalistes, blogueurs et autres
personnes, qui s’étaient pourtant exprimé
pacifiquement, en faisant usage des dispositions
du code pénal réprimant la « diffamation »,
« l’outrage aux représentants de l’Etat » et
« l’atteinte à l’ordre public », ces infractions
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étant toutes passibles de peines privatives de
liberté170. La sécurité des journalistes posait
également problème : le harcèlement et les
attaques contre les journalistes se sont répétés
au cours des deux années du processus
constitutionnel. Certains se sont notamment
fait agresser par des membres des Ligues de
Protection de la Révolution (LPR) lors de
manifestations devant le bâtiment de l’ANC en
décembre 2012 et de juin 2013. Le fait qu’à ce
sujet l’Assemblée s’était contentée d’une timide
condamnation verbale provoqua des
protestations des journalistes travaillant à
l’Assemblée qui estimèrent qu’ils n’étaient pas
suffisamment en sécurité pour faire leur
travail171.
Les relations de l’ANC avec les médias se
sont toutefois quelque peu améliorées au fil du
temps, les médias publics comme privés
couvrant plus régulièrement et plus
systématiquement les travaux des commissions
et les sessions plénières. L’ANC a également
amélioré sa communication avec les médias vers
la fin du processus, en particulier au cours de la
phase finale de vote et d’adoption de la
Constitution. Les membres de l’ANC
répondaient positivement aux sollicitations des
journalistes et participaient aux talk-shows et
aux débats sur la Constitution. Le travail des
médias fut facilité par la création, au niveau de
l’Assemblée, d’un espace à utiliser comme
studio lors du vote article par article. Les médias
jouèrent un rôle majeur dans la diffusion du
processus à l’intention des citoyens tunisiens. La
chaîne publique Wataniya 2, par exemple,
consacra une grande partie de ses programmes,
tout au long du processus du vote, à la diffusion
170 Voir par exemple « Tunisie : Vague d'actions en justice portant
atteinte à la liberté d'expression - Des journalistes et un dirigeant
syndical sont poursuivis pour avoir critiqué des fonctionnaires »,
HRW, 13 septembre 2013
http://www.hrw.org/fr/news/2013/09/13/tunisie-vague-dactions-en-
justice-portant-atteinte-la-liberte-dexpression et la lettre ouverte de
Reporters Sansf Frontières au Président de la République française
avant sa visite en Tunisie en juillet 2013 -
http://fr.rsf.org/IMG/pdf/130701_tunisie_lettre_hollande.pdf
171 Ce n'était pas la première fois que les journalistes s’étaient plaints
d’avoir été attaqués par des membres des LPR – la même incident
s’est produit le 8 décembre 2012, lors d’une manifestation des
membres des LPR appelant à la réforme des médias et à la
« protection de la Révolution ». Le 3 mars 2014, des journalistes ont
protesté contre les mauvais traitements de la police, alors qu’ils
couvraient une manifestation des partisans d'Imed Dghij, un chef de
file des LPR.
en direct des sessions plénières et d’interviews
avec divers députés et membres de la société
civile.
Pendant les premiers jours du vote, article
par article, les journalistes avaient des difficultés
à rencontrer les députés, car il était interdit à
toutes personnes autres que les députés
d’accéder au rez-de-chaussée. Bien qu’un
« l’espace studio » ait été mis en place au
premier étage, le rez-de-chaussée restait un
espace important car c’est là que se trouvaient
l’entrée et la sortie de la grande salle des
plénières devant laquelle les députés avaient
l’habitude de se réunir. La décision d’interdire
l’accès au rez-de-chaussée aux journalistes et aux
membres de la société civile avait été prise par le
Bureau de l’ANC, qui espérait ainsi réduire la
pression sur les députés à un moment sensible
du processus. Les journalistes ont toutefois
protesté et demandé au Président de l’ANC de
lever cette interdiction172. Le Bureau de l’ANC
céda à leur demande, mais resta ferme
concernant l’interdiction pour les représentants
des organisations de la société civile d’accéder
au rez-de-chaussée.
Outre les sessions plénières, la télévision
nationale diffusa également des entretiens avec
des membres de l’ANC, en plus des débats sur
le processus organisés par les chaînes de
télévision ainsi que par les radios publiques et
privées. Cela permit à un large éventail de
membres de partis politiques ainsi qu’à des
experts politiques et juridiques et des militants
de la société civile de participer aux débats.
Toutefois les membres de l’ANC appartenant à
l’ancien parti Al-Aridha Al-Chaabia, devenu
Tayyar Al-Mahabba, se plaignirent
régulièrement de ne pas être invités à ces débats
et dénoncèrent un « black-out médiatique » à
leur l’égard173.
172 Voir communiqué publié par le Centre de Tunis pour la liberté de la
presse le 4 janvier 2014 : « De nouveaux obstacles devant les
journalistes à l’Assemblée nationale constituante »:
http://ctlj.org/index.php/fr/communiques/222-01
173 Tayaar Al-Mahaba boycotta le vote article par article vote,
protestant, entre autres, contre l’absence de référence à la Charia
dans la Constitution. Il convient de noter que le fondateur de Al-
Aridha/Tayaar Al-Mahaba, Al-Hashmi Al-Hamdi, est lui-même est
propriétaire d’une chaine de télévision.
71
Sensibilisation et communication
Le fait que les médias aient bénéficié d’un accès
sans restriction à l’ANC a été souvent utilisé
comme prétexte par les dirigeants de
l’institution pour s’abstenir de mener leurs
propres efforts de communication et de
vulgarisation du processus. Cette attitude reflète
une méconnaissance par rapport à la fonction
des médias. Dans une démocratie, les médias ne
se substituent pas à l’Etat en ce qui concerne
son obligation de garantir le droit des citoyens à
l’information. L’ANC aurait donc dû se doter
d’un département de communication. Une
bonne stratégie de communication et de
sensibilisation destinées aux citoyens auraient
en effet permis à l’ANC de s’acquitter de cette
obligation tout en permettant de contrebalancer
la couverture médiatique considérée par
beaucoup de députés comme trop négative. En
effet, la majorité des membres de l’ANC
considérait que les médias ne rendaient pas
compte de la réalité des travaux de l’Assemblée
et trouvaient que la couverture médiatique des
événements et des débats était inéquitable et
souvent partiale.
La communication des autres députés,
notamment des dirigeants de l’ANC, avec les
médias était irrégulière, informelle, non
coordonnée et insuffisante. La présidence
n’organisa pas régulièrement des conférences de
presse et ne publia que très rarement des
communiqués de presse. Les sujets d’une
importance capitale, comme les retards enregistrés
dans le processus, étaient souvent mentionné « de
façon anecdotique » aux médias.
Malheureusement, l’Assemblée ne
développa jamais une stratégie de
communication adéquate ou initié des
campagnes de sensibilisation visant à informer
les citoyens de son travail. L’une des rares
mesures prises par l’ANC à cet égard fut de
confier au membre de l’ANC, Karima Souid, le
poste d’assesseur au Président chargée de
l’information, de la communication et des
72
relations avec les médias174. Outre cette
initiative, peu de moyens ont été consacrés à la
communication et l’ANC n’a pas mis en place
un département de communication ou même
une équipe pour se concentrer sur cet aspect. A
elle seule, Souid ne pouvait pas combler les
besoins, et la situation devint encore plus
critique lorsqu’elle quitta le parti Ettakatol et
commença à critiquer ouvertement et avec
véhémence le Président de l’ANC dans les
médias. Loin d’améliorer l’image de l’ANC, cela
la ternit davantage, en créant une confusion
quant à ce que représentait l’opinion
personnelle de Souid par opposition à celle de
l’ANC en tant qu’institution.
La communication des autres députés,
notamment des dirigeants de l’ANC, avec les
médias était irrégulière, informelle, non
coordonnée et insuffisante. La présidence
n’organisa pas régulièrement des conférences de
presse et ne publia que très rarement des
communiqués de presse. Les sujets d’une
importance capitale, comme les retards
enregistrés dans le processus, étaient souvent
mentionné « de façon anecdotique » aux
médias. Par exemple, bien qu’au mois de mars
2013, l’ANC ait annoncé la date du 27 avril
comme date butoir pour la finalisation du
projet de Constitution et donc le début du vote
article par article en mai, le report de cette date
limite ne fut pas communiqué aux citoyens par
le biais d’une conférence ni d’un communiqué
de presse. C'est au cours d’une rencontre avec
des sénateurs français, le 6 mai, que Ben Jaâfar
annonça aux médias que le vote en session
plénière ne commencerait pas avant le mois de
juin175.
Le site web officiel de l’ANC n’a également
pas fourni aux citoyens et aux observateurs du
processus des informations suffisantes. Créé au
début du processus, le site était censé informer
les citoyens du calendrier des réunions des
commissions et des sujets à débattre lors des
sessions plénières, mais devait également servir
174Karima Souid, élue sur une liste Ettakatol, rejoignit le parti
d’opposition Al-Massar, le 23 mars 2013.
175 « MBJ : la Constitution sera présentée au vote en plénières à
partir de juin 2013 »
www.tuniscope.com/index.php/article/25032/actualites/politique/
mbj-juin-585523#.UYodHqJ96K F .
de plateforme à l’ANC pour la publication des
procès-verbaux des réunions des commissions,
des rapports de présence et des enregistrements
vidéo des sessions plénières. Toutefois, le site de
l’ANC n’était pas une source d’information
fiable. Il contenait souvent des calendriers
inexacts et les informations étaient
généralement affichées avec un retard
considérable ou n’étaient pas publiées du tout.
Comme indiqué précédemment, les procès-
verbaux des réunions des commissions et les
fiches de présence n’ont été publiés que vers la
fin du processus et de manière incohérente, et
les enregistrements vidéo des sessions plénières
n’ont pas été publiés régulièrement. Dans
certains cas, des documents publiés ont par la
suite été retirés du site sans explication (par
exemple, le document résumant les
amendements proposés par les députés au cours
de la phase d’adoption). Au lieu de traiter le
problème sur le plan institutionnel, de
nombreux membres de l’ANC, notamment
Souid, ont compensé ce manquement en
publiant des informations sur leurs pages
Facebook privées ou sur leurs comptes Twitter.
En outre, ce n’est qu’après deux années de
processus, en novembre 2013, que l’ANC
nomma un porte-parole officiel: Hatem Klaii
(ancien membre d’Al-Aridha, ensuite d’Al-
Amen), membre du Bureau de l’ANC et
assesseur au Président chargé de la gestion et la
surveillance budgétaire.
Choisir des membres de l’ANC chargés de la
communication et des relations avec les médias
ainsi que comme porte-parole officiels, était sans
doute, dès le départ, un choix problématique.
Ces postes impliquent la responsabilité de
présenter sous un jour favorable les actions de
l’Assemblée et de mettre en évidence ses
réalisations, mais également de représenter la
« ligne officielle », indépendamment de la
position individuelle ou du parti du député
affecté à cette tâche. Attribuer ce poste à un
député, plutôt qu’à un professionnel
indépendant, peut mettre le député choisi dans
une situation difficile lors des échanges avec les
médias. Compte tenu de l’affiliation partisane
du député ou au moins de son orientation
politique, il ou elle pourrait être tenté(e)
d’utiliser le poste comme un outil pour
promouvoir un programme politique
spécifique, compromettant ainsi la crédibilité de
l'institution dans son ensemble. En outre, le
portefeuille de la communication et des
relations avec les médias est souvent prenant et
chronophage, requérant un engagement sérieux
de ceux qui en ont la responsabilité. Pendant le
processus constitutionnel en Tunisie, il a été
difficile pour les députés d’y consacrer le temps
nécessaire sans pour autant négliger leur
mission première, à savoir la participation aux
réunions des commissions et aux sessions
plénières ainsi que la participation active aux
affaires constituantes et législatives de
l’Assemblée, et ce, sans aucune autre forme de
soutien.
La principale initiative de l’ANC en matière de
consultations des citoyens consista en
l’organisation de consultations publiques
nationales tenues de décembre 2012 à février
2013.
En novembre 2013, l’ANC lança une page
Facebook et un compte Twitter visant à
informer les citoyens sur le processus
d’adoption et sur le travail de l’ANC.176 Malgré
leur création tardive, l’utilisation de médias
sociaux a été positive, d'autant plus que de
nombreux Tunisiens utilisent ce genre de
médias, en particulier Facebook, comme
principale source d’information177. La page
Facebook s’est avérée très utile, notamment
pendant la phase d’adoption de la Constitution,
car les informations qui y étaient publiées ne
pouvaient être trouvées ailleurs et portaient sur
des aspects pratiques du vote, comme les
horaires des sessions plénières, les
amendements présentés par la Commission des
consensus ou par des groupes de députés ainsi
que les articles ayant fait l’objet d’un vote au
cours des sessions de la journée.
A partir de ce moment, la page Facebook
supplanta le site web de l’ANC en tant que
176 Facebook https://www.facebook.com/tunisie.anc et Twitter
https://twitter.com/tunisieanc .
177 En Tunisie, le nombre d’usager de l’Internet en 2012 était estimé à
4,2 millions, avec presque 3,2 millions ayant des comptes Facebook.
Voir http://www.internetworldstats.com/stats1.htm .
73
source d’information officielle sur l’ANC,
puisque les mises à jour de la page Facebook
étaient plus complètes et à jour. La page
Facebook comprenait également de nombreuses
photos illustrant l’activité de l’Assemblée et
donna ainsi un meilleur aperçu du travail des
députés.
L’utilisation par l’ANC des médias sociaux,
bien que louable, est venue très tard dans le
processus et a renforcé l’impression
« d’occasions ratées » en termes de
communication. Si l’ANC avait fait usage, dès le
début de médias sociaux, cela aurait rendu le
travail de l’Assemblée moins opaque et aurait
permis de donner une meilleure idée des
progrès réalisés par l’institution. En outre, les
médias sociaux, lorsqu’ils sont utilisés
efficacement ne sont pas seulement un moyen
d’information « à sens unique », mais également
un espace pour permettre aux citoyens
d’exprimer leurs sentiments et leurs points de
vue, de poser des questions et d’engager le
dialogue avec l’institution.
Bien que le Centre Carter reconnaisse que
pour disposer de stratégies de communication
efficaces, il faut une expertise et des moyens, il
souligne le fait que la question ne fut jamais
considérée comme une priorité par l’ANC et ne
suscita pas l’attention qu’elle méritait. Des
actions telles que la publication de
communiqués de presse réguliers ou
l’organisation de conférences de presse au cours
desquelles les responsables de l’ANC auraient
pu répondre aux questions des journalistes,
n’aurait pas nécessairement nécessitées des
ressources importantes. En outre, l’ANC aurait
pu s’associer au travail des organisations de la
société civile dignes de confiance pour mener
des activités de sensibilisation des citoyens, en
particulier dans les régions éloignées de Tunis.
Enfin, le Centre note que de nombreux
bailleurs de fonds, institutions et experts ont
proposé leur appui financier et technique à
l’ANC pour renforcer ce volet du processus.
Dans plusieurs cas, l’ANC n’a pas donné suite à
ces propositions.
Le Centre encourage les entités
constituantes dans d’autres pays à consacrer une
partie de leur temps et de leurs ressources à la
mise en œuvre de vastes campagnes
74
d’information tout au long du processus ainsi
qu’à l’utilisation de divers médias pour toucher
le plus grand nombre possible de citoyens. Le
Centre encourage également ces institutions à
réfléchir à la meilleure façon d’aider la société
civile à jouer un rôle efficace dans la
vulgarisation et la sensibilisation du processus.
Quant aux médias, ils doivent assurer une
couverture professionnelle large et équilibrée du
processus, afin d’aider à combler le fossé entre
les élus et leurs citoyens. La communauté
internationale devrait, elle, continuer à soutenir
– de manière opportune, coordonnée et rapide
– les entités constituantes et législatives, les
organisations de la société civile et médias dans
leurs activités de sensibilisation et de
communication.
Les futures constituantes ainsi que
l’assemblée législative de la Tunisie, devraient
créer des services de communication et
consacrer des ressources permettant de
concevoir et de mettre en œuvre des stratégies
de communication et de liaison avec les médias,
notamment par la création d’un site web
complet et par l’utilisation de médias sociaux.
Le Centre Carter propose également le
recrutement de professionnels de la
communication expérimentés pour interagir
avec les médias et servir de porte-parole à
l’institution.
Consultations publiques et
participation des citoyens au
processus
Un processus constitutionnel participatif
consiste d’une part, à informer les citoyens sur
son déroulement et sur les choix à opérer et
d’autre part, leur donne la possibilité, pendant
toute sa durée, d’exprimer directement leurs
points de vue aux décideurs impliqués dans la
rédaction de la Constitution et dans les débats
sur ses enjeux. Les enseignements tirés d’autres
processus constitutionnels, que ce soit lors de
transitions démocratiques, suite à un conflit ou
à un autre événement mettent en évidence les
avantages des consultations publiques en termes
de légitimité renforcée, de plus grande
pertinence et de plus forte acceptation du
nouvel ordre constitutionnel178. Le droit
international appuie ces bonnes pratiques,
notamment le Pacte international relatif aux
droits civils et politiques (PIDCP), qui comporte
des obligations de participation aux affaires
publiques – et qui reconnaît aux citoyens le
droit individuel de participer aux affaires
publiques touchant à l’élaboration de leur
Constitution. Aux termes d’une déclaration de
l’Assemblée générale des Nations Unies, la
participation à la conduite des affaires
publiques intègre le droit des citoyens de
soumettre des propositions aux institutions
étatiques « pour améliorer leur fonctionnement
et attirer l’attention sur tout aspect de leur
travail qui pourrait entraver ou empêcher la
promotion, la protection et la réalisation des
droits humains et des libertés fondamentales179.
En Tunisie, il existait une volonté
d’impliquer les citoyens dans le processus.
Cependant, l’absence de planification, de
méthodologie et, dans une certaine mesure, –
de compréhension de ce que signifie une
véritable participation publique, a réduit les
opportunités d’implication des citoyens dans le
processus. De plus, lorsque des activités furent
organisées par l’ANC, les Tunisiens en étaient
souvent mal informés.
Au moment de la rédaction du règlement
intérieur, les députés avaient prévu de réserver
une semaine par mois aux contacts directs des
membres avec les citoyens (article 79).
Toutefois, cette idée de « semaines de
vulgarisation » ou « semaines des régions » ne
s’est jamais concrétisée. Aucun soutien
administratif, financier ou logistique n’a été
178 « Note d’orientation du Secrétaire Général, Assistance des Nations
Unies aux processus d’élaboration de constitutions ». « Leçons
apprises des processus constitutionnels: les processus avec une large
participation du public », DRI, 2011.
179 Le droit de prendre part à la direction des affaires publiques est
garanti par L’article 25 du PIRDCP. La « Déclaration sur le droit et la
responsabilité des individus, groupes et organes de la société de
promouvoir et protéger les droits de l'homme et les libertés
fondamentales universellement reconnus » adoptée par l’Assemblée
générale des Nations Unies le 9 décembre 1998, indique dans son
article 8, que la participation dans la direction des affaires publiques
comporte notamment le droit, individuellement ou en association
avec d'autres, de soumettre aux organes et institutions de l'État, ainsi
qu'aux organismes s'occupant des affaires publiques, des critiques et
propositions touchant l'amélioration de leur fonctionnement, et de
signaler tout aspect de leur travail qui risque d'entraver ou empêcher
la promotion, la protection et la réalisation des droits de l'homme et
des libertés fondamentales.
fourni par l’ANC pour ces activités de
sensibilisation qui étaient laissées à l’initiative et
à l’engagement individuel des députés. Au cours
des premiers mois du processus constitutionnel,
certains membres ont semblé très engagés et
déterminés à rendre compte aux électeurs et se
sont organisés eux-mêmes ou par le biais de
leurs partis politiques pour tenir des réunions
avec la population. Toutefois, en l’absence d’un
quelconque soutien institutionnel officiel, ces
initiatives sont restées rares et les citoyens ont
commencé à faire montre de scepticisme envers
l’ANC, dont le travail n’était ni bien connu, ni
bien compris. Chose étrange, au lieu de réagir
aux critiques en renforçant les activités de
sensibilisation, la semaine consacrée à cette
tâche fut annulée. Cette décision fut largement
motivée par un sentiment d’urgence au vu des
retards significatifs enregistrés mais aussi parce
que la direction de l’ANC avait le sentiment
que ces « semaines des régions » auraient pu être
interprétées comme une perte de temps de
l’ANC alors qu’elle avait déjà manifestement
pris du retard.
Le Centre Carter regrette le fait que le seul
mécanisme qui prévoyait des contacts et
échanges réguliers et directs entre les députés et
les citoyens n’ait pas été bien conçu, et qu’il fut,
au final, complètement abandonné.
Au début du processus, le b Bureau de
l’ANC nomma Baddredine Abdelkafi
(Ennahdha) comme assesseur au Président
chargé des relations avec les citoyens, la société
civile et les Tunisiens à l’étranger. Abdelkafi
prit une initiative positive en mettant sur pied
un groupe de travail sur cette question
réunissant des représentants des différents blocs
politiques au niveau de l’ANC. Ce groupe de
travail élabora plusieurs projets pour consulter
les citoyens par divers moyens, mais le soutien
et les moyens logistiques et, dans une certaine
mesure, l’appui interne, lui fit défaut. De ce fait,
la question de la participation des citoyens et de
la société civile ne recueillit jamais l’attention
qu’elle aurait méritée. En outre, les quelques
occasions offertes aux citoyens de participer
dans le processus ne furent pas été assorties de
campagnes d’information, et sont donc
demeurées largement ignorées du grand public.
75
f
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C
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Par exemple, la consultation en ligne lancée
en septembre 2012 sur le site officiel de l’ANC
pour permettre aux citoyens de formuler des
suggestions sur la Constitution, ne fut
annoncée que lors d’une brève conférence de
presse. Bien que l’initiative elle-même ait été
positive, seules 217 contributions en ligne ont
été enregistrées, dans un pays où plus de 41
pour cent de la population a accès à internet180.
L’ANC a également organisé deux journées
de débat sur la Constitution avec des
organisations de la société civile en septembre
2012. Il leur a été demandé de s’inscrire en
ligne pour l’évènement. L’enthousiasme avec
lequel les organisations de la société civile ont
répondu à l’invitation, avec plus de 300
participants, témoigne du grand intérêt que la
société civile accorda au processus
constitutionnel181. Il convient toutefois de noter
que plusieurs organisations de la société civile
boycottèrent l’événement, regrettant
notamment l’absence de garanties de prise en
considération par les commissions constituantes
des suggestions et recommandations qu’elles
émettraient au cours de ces deux jours182.
Le Centre Carter déplore le fait qu’au cours
de ce processus de deux ans, l’ANC n’ait
organisé qu’une seule consultation officielle du
genre avec les organisations de la société civile.
L’ANC aurait pu réitérer cette initiative au
niveau régional pour offrir aux groupes de la
société civile de toutes les régions du pays la
possibilité d’apporter leur contribution.
La principale initiative de l’ANC en matière
de consultations des citoyens consista en
l’organisation de consultations publiques
nationales tenues de décembre 2012 à février
2013. Convaincu que la participation publique
responsabiliserait les citoyens par la
reconnaissance de l’importance de leurs
180 En 2012, la Tunisie avait le troisième taux de pénétration d’internet
le plus élevé d’Afrique. Voir http://www.itu.int/en/ITU-
D/Statistics/Pages/stat/default.aspx.
181 Plus de 300 organisations de la société civile ont témoigné de leur
intérêt à participer à cet évènement, mais l’ANC a dû limiter le
nombre de participants à ce chiffre pour des raisons de logistiques.
182 Parmi ces organisations, on compte la Ligue Tunisienne des Droits
de l’Homme (LTDH), la Fédération Internationale des Droits de
l’Homme (FIDH), l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates
(ATFD) et le Réseau Euro-Méditerranéen des Droits de l'Homme
(REMDH) http://www.tap.info.tn/fr/fr/politique/300-politique/33042-
des-associations-et-organisations-boycottent-le-dialogue-sur-le-
projet-de-constitution.html.
76
Une session de dialogue national est tenue entre des membres de
l’ANC et des citoyens à Tozeur.
opinions et leur permettrait de mieux
comprendre le processus, le groupe de travail
interpartis dirigé par Abdelkafi proposa
d’organiser une vaste consultation nationale
dans toutes les régions de la Tunisie. L’idée fut
présentée à la direction de l’ANC à la mi-2012,
mais ne recueillit que peu de soutien. Dans sa
déclaration de septembre 2012, le Centre
Carter recommanda que de telles consultations
soient menées, faisant valoir qu’un processus
inclusif et participatif était plus susceptible
d’engendrer un consensus autour du nouveau
cadre constitutionnel. Certains membres de
l’Assemblée, y compris des membres du Bureau
de l’ANC, craignaient que de telles
consultations ralentissent le processus, alors que
ce dernier avait déjà accusé beaucoup de retard.
Une solution intermédiaire fut finalement
retenue : l’organisation de consultations
nationales les week-ends, afin de ne pas affecter
les travaux de l’Assemblée183.
Les consultations publiques commencèrent
après la publication du deuxième projet de
Constitution, en décembre 2012, par deux
sessions avec des étudiants à Tunis et Sfax,
suivies par d’autres sessions organisées jusqu’au
mois de janvier 2013 dans les 24 gouvernorats
du pays, à raison de six gouvernorats par week-
end. Des consultations ont également été
organisées avec les Tunisiens expatriés en
France et en Italie, en janvier et février 2013. Le
Centre Carter assista à près de la moitié des
183 Ces sessions étaient organisées avec le soutien du PNUD et la
coopération du National Democratic Institute (NDI).
sessions dans les gouvernorats de Tunis, Sfax,
Sousse, Monastir, Gabès, Beja, Zaghouan,
Nabeul, Ben Arous, Ariana, Medenine et
Tozeur.
Une fois de plus, la stratégie de
communication autour de ces consultations fut
faible, et seuls les groupes de la société civile
bien informés et les citoyens suivant le
processus de prêt furent au courant de ces
consultations. Au total, les consultations ont
touché 6000 citoyens environ au cours de la
période de deux mois184.
La participation aux toutes premières
sessions fut timide mais augmenta lors des
dernières séances, avec une participation variant
généralement entre 150 à 300 personnes. Dans
les sessions observées par le Centre Carter, la
participation des femmes était généralement
basse (environ 10 pour cent des participants), à
l’exception du gouvernorat de Nabeul qui
connu un taux de participation de femmes
d’environ 30 pour cent. Le Centre estime que
les principales raisons de la faible participation
au début du processus étaient dues au fait que
les citoyens n’avaient pas été informés de la
tenue des ces événements et que certains partis
politiques n’avaient pas participé aux premières
sessions de consultation185.
Les partis d’opposition prenant conscience
du fait que les observations des citoyens lors de
ces sessions seraient prises en considération par
les commissions constituantes, ils ont alors
commencé à encourager leurs partisans à
assister aux travaux. Dans les sessions observées
par le Centre, il était évident qu’une partie des
participants avaient été mobilisée par des partis
politiques ou des groupes religieux afin de faire
entendre leurs revendications.
Bien que la participation fut généralement
faible, les personnes ayant assisté aux sessions
firent preuve d’une bonne compréhension des
184Voir le rapport de l’ANC sur ces consultations (en langue arabe)
http://www.anc.tn/site/main/AR/docs/societe_civile/presentation.jsp.
Voir également « The UN Constitutional, A Newsletter on United
Nations Constitutional Support », Numéro 2 Printemps/Eté 2014, p.16.
Voir aussi :
http://www.anc.tn/site/main/AR/docs/societe_civile/presentation.jsp.
185 Les observateurs du Centre Carter en visite au niveau des
gouvernorats à l’occasion des séances de consultation nationale ont
rencontré des représentants de l’UGTT, des membres d’organisations
de la société civile ainsi que des partis politiques qui n’étaient pas
informés de la tenue de consultations nationales dans leur ville.
enjeux du processus constitutionnel et
soulevèrent des points pertinents. S’adressant
aux députés présents, dont toujours au moins
un membre du Comité de rédaction, les
participants firent des recommandations
constructives afin d’améliorer le projet de
Constitution. Les sujets abordés au cours des
sessions de consultation portèrent sur plusieurs
questions majeures, notamment : comment
invoquer l’universalité des droits humains dans
la Constitution ; les droits et libertés à garantir
par la nouvelle Constitution ; le rôle de la
religion et de l’identité arabo-musulmane dans
l’Etat ; les pouvoirs de l’Etat et les forces de
sécurité ; la mention du rejet du sionisme dans
le préambule et les dispositions portant
amendement de la Constitution. Les
participants soulevèrent également des sujets de
préoccupation locale. Par exemple, à Tozeur, un
gouvernorat au sud de la Tunisie, avec un
climat très aride, les participants demandèrent à
ce que le droit à l’eau soit reconnu par la
Constitution.
Au moment de l’adoption initiale du
règlement intérieur, l’ANC n’avait pas prévu de
procédures relatives à la manière dont les
suggestions faites par les citoyens et les
organisations de la société civile pourraient être
prises en compte et dans quelle mesure. Cette
lacune devint évidente lors des consultations
nationales. C’est pourquoi lors de
l’amendement du règlement intérieur de mars
2013, les députés accordèrent aux commissions
constituantes le pouvoir et la responsabilité
d’étudier les observations et suggestions
formulées au cours du débat général en plénière
et des consultations nationales (article 104
révisé). Le Centre Carter s’était félicité de cet
amendement, car il avait précédemment
recommandé qu’une procédure officielle soit
mise en place pour traiter et analyser les
contributions des citoyens afin que les
commissions constituantes puissent mieux
prendre en compte ces observations. L’un des
résultats positifs spécifiques du processus de
consultations nationales a par exemple été
l’intégration, dans le projet de Constitution, des
droits de l’opposition politique, une question
77
qui avait été soulevée au cours des consultations
nationales, ainsi qu’à d’autres occasions186.
En dehors de ces consultations, les
opportunités des citoyens de participer au
processus constitutionnel sont restées très
limitées. Ceci a engendré, en particulier chez les
jeunes, un sentiment d’exclusion. Beaucoup
sont devenus sceptiques vis-à-vis de l’ANC et du
processus en général. Ce sentiment de
marginalisation se retrouve dans une enquête
menée par le Programme de Développement
des Nations Unies (PNUD) en 2012 auprès des
jeunes de 15 à 29 ans. 57 pour cent des sondés
déclarèrent ignorer totalement le contenu de la
Constitution et 30 pour cent répondirent n’en
avoir qu’une connaissance sommaire. Sans
surprise, environ 45 pour cent déclarèrent ne
pas se sentir impliqués dans le processus
d’élaboration de la Constitution187.
L’expérience de la Tunisie offre
d’intéressantes leçons aux entités constituantes
dans d’autres parties du monde et rappelle le
fait que, dans un contexte de transition,
l’incapacité d’engager la population dans le
processus peut générer un sentiment
d’exclusion. Les manifestations qui ont eu lieu
dans l’ensemble du pays contre les gouverneurs,
les maires et d’autres autorités pendant les trois
années de transition laissent supposer que ces
lacunes ont également alimenté le ressentiment
à l’égard des institutions étatiques en général.
Permettre aux citoyens de participer activement
aux affaires publiques et dans l’exercice et la
protection de leurs droits doit faire partie
intégrante du processus, et ne devrait ni être
pris à la légère ni susciter des craintes ou des
suspicions de la part des décideurs politiques.188
186 Le rapport du PNUD sur le processus de consultation nationale
souligne que les participants au niveau des gouvernorats de
Monastir, Bizerte et Sidi Bouzid ont soulevé la question de l’inclusion
des droits de l’opposition dans la Constitution. Voir PNUD, « Dialogue
National sur le Project de la Constitution : Rapport général », Tunis,
mars 2013, p. 35.
187 PNUD « Enquête nationale sur les attentes des jeunes à l’égard du
processus constitutionnel et de la transition démocratique en
Tunisie », Rapport de synthèse, April 2013, p. 11. L’on trouve
également des conclusions similaires dans un rapport du NDI
“Prioritizing patriotism: Tunisian citizens express their views”, juin
2013.
188 « Note d’orientation du Secrétaire Général, Assistance des Nations
Unies aux processus d’élaboration de constitutions », 2009.
« Constitution-Making and Reform : Options for the
Process »(Elaboration de constitutions et réforme : Options possibles),
publié par Interpeace, novembre 2011, p.49-50 et 86.
78
Les processus inclusifs et participatifs sont au
contraire plus susceptibles de créer un
consensus autour du processus constitutionnel.
Le Centre Carter recommande que les
constituantes planifient avec soin la manière
d’engager véritablement les citoyens dans le
processus. Au cours de la première phase de
leur existence, les constituantes devraient
consacrer une réflexion approfondie à la
conception de mécanismes de participation des
citoyens au processus et mobiliser les moyens
nécessaires à leur réalisation effective. Ces
consultations devraient être annoncées à travers
de vastes campagnes d’information utilisant la
gamme complète de supports médiatiques et
d’autres outils disponibles. Les campagnes
devraient être axées sur la Constitution en
général, sur le travail de l’entité constituante et
les opportunités, pour le public et les citoyens
pris individuellement, de participer directement
au processus. L’idéal serait que la campagne
présente également les limites de la
participation du public afin d’éviter toute
déception ou frustration189.
La constituante devrait aussi prévoir
suffisamment de temps au cours du processus
pour permettre un débat national approfondi
sur la Constitution190. En outre, pour s’assurer
que les opinions des citoyens aient bien été
entendues, il est important de mettre en place
des procédures officielles pour analyser, traiter
et enregistrer les données recueillies au cours de
ces divers mécanismes de consultation. Il est
nécessaire de déployer des efforts de
sensibilisation après l’adoption de la
Constitution en vue de s’assurer que les
citoyens sont au courant de son contenu, des
droits et libertés qu’elle garantit.
Le Centre Carter recommande que
l’Assemblée des Représentants du Peuple
envisage la possibilité d’introduire des
189« Leçons apprises des processus constitutionnels: les processus
avec une large participation du public », DRI, 2011.
190 Le temps consacré aux consultations publiques dans les pays ayant
connu des exercices similaires varie de manière considérable, mais
dans les processus considérés comme hautement participatifs, tells
qu’en Afrique du Sud et au Kenya, des réunions publiques ont été
organisées dans tout le pays, ciblant non seulement les villes
principales, mais également les zones rurales. Les organes
constituants ont organisé des centaines de réunions et engagés des
dizaines de milliers de citoyens pour expliquer le processus et les
enjeux.
dispositions dans son règlement intérieur pour
encourager les députés à être au contact des
citoyens et renforcer leurs chances de les
sensibiliser sur les débats en cours. Par exemple,
le calendrier législatif pourrait prévoir des
pauses périodiques pour permettre aux députés
de se rendre dans leurs circonscriptions. Un
appui logistique et institutionnel devrait leur
être fourni afin de leur permettre de planifier et
de mieux mettre en œuvre ces rencontres avec
les citoyens de leurs circonscriptions.
Participation externe au processus
Si les consultations publiques menées par les
entités chargées du processus constitutionnel
sont déterminantes dans la création d’un sens
d’appropriation et d’un consensus autour de la
nouvelle Constitution, les initiatives des
organisations de la société civile sont également
nécessaires, non seulement pour susciter une
acceptation du processus mais aussi pour
exercer des pressions sur les constituants pour
qu’ils répondent aux attentes des citoyens et
respectent les normes internationales.
Le rôle et l’impact de la société civile
L’une des principales fonctions de la société
civile est de servir de contrepoids aux
institutions de l’Etat et d’offrir aux citoyens la
possibilité de s’engager dans le processus à
travers différentes perspectives. La société civile
peut, en outre, jouer un rôle clé en contribuant
à mieux faire comprendre aux citoyens les
enjeux des débats en cours en leur expliquant
les tenants et les aboutissants. La société civile
peut également jouer un rôle de diffusion
d’informations en présentant au public une
large gamme d’opinions et de perspectives et en
facilitant le dialogue entre les rédacteurs de la
Constitution et le peuple. La société civile qui
reflète les idées et les positions de l’ensemble du
spectre politique (allant de celles alignées sur les
positions gouvernementales à celles qui
contestent ses politiques) est en outre un acteur
clé pour suivre et commenter directement le
processus.
Durant le processus constitutionnel en
Tunisie, un nombre important d’organisations
de la société civile se sont engagées dans diverses
l
a
a
s
w
a
B
l
A
Débat public organisé par Al Bawsala à Siliana afin de permettre aux citoyens d’interagir avec les membres de l’ANC sur des questions touchant
à la Constitution.
79
initiatives, telles qu’Al Bawsala, ATIDE,
Conscience Politique, Free Sight Association, I
WATCH, Jeunesse Sans Frontières, Lam
Echaml et le Centre Ofyia, et ont organisé des
rencontres visant à faire interagir le public avec
les membres de l’ANC sur des questions
relatives à la Constitution. D’autres, comme
l’organisation de jeunes Sawty, ont lancé des
campagnes de sensibilisation.191 Les associations
locales se sont également engagées dans des
activités liées à la Constitution. A titre
d’exemple, l’Association Citoyenneté de Gafsa
publia un rapport sur les attentes des femmes de
Gafsa concernant la Constitution et la Ligue de
la citoyenneté et des libertés de Tataouine
organisa un atelier intitulé « Pour une
Constitution démocratique en Tunisie »192.
L’organisation de la société civile a joué un
rôle important dans le suivi de l’ANC et du
processus en créant un site web -marsad.tn-
destiné à informer les citoyens sur le processus
en améliorant leur accès aux informations sur
l’ANC, notamment sur les votes aux sessions
plénières et le taux de participation de chaque
membre de l’ANC aux votes. Marsad.tn a
également servi de plate-forme interactive
d’observations de chaque article du projet de
Constitution et a créé une autre plate-forme
offrant aux individus la possibilité de poser
directement des questions à des membres
spécifiques de l’ANC et de donner des avis sur
chaque article du projet de Constitution.
Aux premiers stades du processus
constitutionnel, un groupe de citoyens engagés,
comprenant des personnes qui avaient brigué
un siège sans succès à l’ANC, créa une
« assemblée constituante civile » reprenant les
commissions constituantes de l’ANC. Cette
initiative était destinée à promouvoir le
développement d'une conscience politique dans
toute la Tunisie et à proposer des
recommandations sur la Constitution à
191 Sawty a organisé une action en août 2012 pour protester contre le
fait que la Constitution n’avait pas encore été écrite et pour
encourager les citoyens à exiger sa finalisation :
http://www.youtube.com/watch?v=W7m3opFHJSI&feature=share.
192 D’autres groupes de la société civile ont initié des activités
concernant la Constitution, notamment le Club de l’UNESCO
(promouvant un dialogue entre les membres de l’ANC et les jeunes,
les femmes et les personnes handicapées) et Lam Echaml qui a lancé
une campagne d’appropriation de la Constitution par les citoyens au
niveau régional.
80
l’attention de l’ANC pour examen. Certaines de
ces recommandations ont été prises en compte
par l’ANC, en particulier celles relatives à la
démocratie locale. L’assemblée constituante
civile a cependant peu à peu perdu de sa
crédibilité, son rôle et son impact en tant
qu’initiative de la société civile ont faibli,
lorsque plusieurs de ses membres rejoignirent
le parti d’opposition Nidaa Tounes.
D’autres groupes de la société civile ont
organisé de nombreuses conférences, tables
rondes et ateliers sur le contenu des différents
projets193. A titre d’exemple, après chaque
publication d’un projet de Constitution,
l’Association Tunisienne de d Droit
Constitutionnel (ATDC), souvent en
partenariat avec l’Association de Recherche sur
la Transition Démocratique (ARTD), organisa
une conférence durant laquelle le texte proposé
faisait l’objet d’une lecture critique. Au cours de
ces tables rondes, des experts constitutionnels
ont présenté et débattu leurs analyses du texte,
répondu aux questions du public et émis des
recommandations à l’attention de l’ANC,
notamment sur la nécessité de garantir la
protection des droits humains dans la nouvelle
Constitution ainsi que sur la cohérence interne
du texte. L’ATDC a, par la suite, publié des
observations détaillées sur les différents projets
de Constitution. Le Centre d’études sur l’Islam
et la Démocratie (connu sous son acronyme
anglais CSID) a également joué un rôle
important dans l’orientation des débats autour
de la Constitution. Durant le processus, il a
organisé une série de conférences et d’ateliers
auxquels ont souvent participé des décideurs de
haut niveau. Celles-ci ont presque toujours fait
l’objet d’une couverture médiatique importante.
Ces événements et d’autres, qui ont réuni
des experts locaux et internationaux, des
membres de l’ANC et des représentants de la
société civile, ont contribué à la tenue de débats
dynamiques sur les principaux aspects de la
193 Les organisations ayant organisées des événements relatifs à la
Constitution étaient notamment l’Association des avocats tunisiens et
l’organisation de la société civile Dostourna (avec un projet intitulé
« Pensons à notre Constitution »), Al Bawaba (avec l’organisation
d’un débat sur la Constitution à Gabès), Femmes & Leadership (avec
l’organisation d’un atelier intitulé « Etudiants d’aujourd’hui, dirigeants
de demain ») et Forum Jahedh (avec l’organisation d’un forum de
dialogue constitutionnel à Tunis).
Constitution et furent l’occasion de souligner
les nombreuses insuffisances et incohérences
des différents projets. Toutefois, avec la
polarisation croissante du contexte politique en
Tunisie, de plus en plus ces conférences
attirèrent de participants partageant la même
orientation idéologique et n’ont donc offert que
peu de diversités d’opinions. Ces événements
étaient, en outre, généralement concentrés à
Tunis et avaient donc tendance à renforcer la
nature élitiste du processus, axé sur la capitale.
Il est également arrivé que les acteurs de la
société civile et les citoyens participent à des
manifestations et à des grèves pour faire
entendre leurs revendications. A titre
d’exemple, après la publication du premier
projet de Constitution en août 2012, des
groupes de défense des droits de la femme ont
organisé de grandes manifestations pour exiger
que l’ANC reformule le principal article de la
Constitution sur cette question qui mentionnait
les « rôles complémentaires des hommes et des
femmes au sein de la famille », sans pour autant
faire référence à l’égalité entre et les hommes et
les femmes. Lors du vote article par article de la
Constitution, en janvier 2014, des juges,
procureurs, avocats et membres de la société
civile se sont mis en grève pour protester contre
certains amendements proposés qu’ils
considéraient comme une tentative
d’affaiblissement de l’indépendance judiciaire.
A la même période, une délégation d’imams
émit une fatwa contre les dispositions de la
Constitution garantissant le droit à la liberté de
conscience et fit du lobbying en distribuant des
tracts condamnant cette idée, à l’extérieur et à
l’intérieur du bâtiment de l’ANC194.
Bien que les protestations sur la
Constitution aient été courantes, le dialogue
direct et les activités de lobbying de la société
civile et des groupes d’intérêt, tels que les
imams, ont été rares. Le fait que l’ANC n’avait
pas mis en place des procédures bien définies
concernant l’accès de la société civile à
194 Le texte de la fatwa peut être consulté sur : « Constitution –
Tunisie : A l’Assemblée, des imams lobbyistes émettent une fatwa
contre la liberté de conscience » , HuffPost Maghreb, 15 janvier 2014
http://thalasolidaire.over-blog.com/article-tunisie-l-assemblee-
constituante-civile-la-liberte-de-croyance-doit-etre-respectee-par-les-
diff-104719289.html
l’Assemblée peut, en partie, avoir été la cause
d’une présence peu significative de la société
civile à l’Assemblée durant le processus
d'élaboration de la Constitution. Cette présence
aurait pourtant été importante, surtout à des
moments cruciaux tels que lors des débats de la
Commission des consensus pendant les mois de
novembre et décembre 2013 sur les questions
litigieuses du projet de Constitution. La
polarisation de la société civile, qui a eu pour
effet que les organisations ayant une orientation
politique particulière soient réticentes à discuter
directement avec les membres de l’ANC de
tendances politiques différentes, a certainement
été une autre raison du faible engagement de la
société civile au niveau de l’ANC. Enfin, dans la
nouvelle démocratie tunisienne, les
organisations de la société civile n’étaient pas
toujours habituées aux diverses techniques de
pression et de lobbying en dehors de
l’organisation de conférences ou au recours à
des réseaux personnels pour accéder aux
décideurs.
Aux derniers stades du processus, alors que
l’Assemblée se préparait à voter la Constitution,
les partis politiques sont devenus plus actifs, avec
notamment Ennahdha, Nidaa Tounes, Al-
Joumhouri et Al-Massar qui ont organisé des
réunions de sensibilisation et d’information sur la
Constitution
La situation s’est améliorée pendant la phase
d’adoption de la Constitution. Comme noté
précédemment, l’ANC a déployé des efforts
considérables pour faciliter l’accès de la société
civile au vote sur la Constitution. C’est ainsi
que les organisations de la société civile ont joui
d’une plus grande visibilité pendant cette phase
que lors des phases précédentes du processus,
bien que leur présence n'ait pas toujours été de
même importance tout au long des trois
semaines de vote. Quoi qu’il en soit, la présence
de la société civile à l’ANC aux moments clés
du vote a dynamisé les travaux et permis des
échanges en marge de la plénière, non
seulement entre la société civile et les députés
81
Soucieux de rassurer un public impatient de
voir avancer la Constitution, les membres de
l’ANC ont parfois fait beaucoup mieux que
leurs partis dans leur communication avec le
public. A titre d’exemple, durant l’automne
2013, quand la Commission des consensus se
réunissant à huis clos pour discuter des points
en litige dans le projet de Constitution,
plusieurs membres de la Commission ont
résumé les accords conclus au sein de la
commission à l’intention du public, via les
médias sociaux.
La plupart des partis politiques ne se sont
pas adressés régulièrement et directement à la
population pour l’informer de leur travail au
sein de l’Assemblée, de leurs positions sur les
questions constitutionnelles majeures et sur
l’ensemble du processus constitutionnel. Cela
est peut-être dû à l’absence de position unifiée
au sein des partis eux-mêmes sur les questions
majeures mais aussi à leur incapacité d’adopter
une position autre que celle de leurs membres à
l’ANC. Cela reflète également le manque
d’expérience de nombreux partis politiques en
Tunisie, qui pour la plupart ont été constitués à
la hâte, au lendemain de la Révolution, et ont
dû lutter pour définir leur identité, développer
une vision et ériger leurs structures.
La contribution internationale et le rôle
des organisations internationales
Avant la Révolution, peu d’organisations
internationales intervenaient en Tunisie.
Nombreuses ont été celles qui ont voulu jouer
un rôle dans la transition consécutive à la
Révolution. Le processus constitutionnel de la
Tunisie a été un processus national et
d’appropriation. Toutefois, de nombreux
acteurs internationaux, notamment les
organisations multilatérales et régionales
comme les Nations Unies et l’Union
européenne, ainsi que les gouvernements de
certains pays et des organisations non
gouvernementales (ONG) internationales ont
offert leur expertise et leurs ressources au
de l’ANC mais également entre la société civile
et les médias.
Efforts de plaidoyer et de
sensibilisation des partis politiques
Les partis politiques ont également joué un
certain rôle, bien que limité, en expliquant à
leurs adhérents et sympathisants le mandat de
l’ANC, en leur donnant des informations sur
leur contribution au processus constitutionnel
et sur leur position par rapport aux questions
examinées.
Au tout début du processus de rédaction,
certains partis politiques comme Ennahdha, le
Parti Ouvrier Communiste Tunisien (POCT) et
le Parti Démocrate Progressiste (PDP) ont rédigé
des textes mettant en exergue leurs positions
respectives sur les principaux enjeux de la
Constitution. Pendant l’essentiel du processus
constitutionnel, l’engagement direct auprès de
la base des partis ou des membres éventuels a
été rare et a considérablement varié en
fréquence et en portée, d’un parti à un autre, à
l’exception d’Ennahdha.
Aux derniers stades du processus, alors que
l’Assemblée se préparait à voter la Constitution,
les partis politiques sont devenus plus actifs,
avec notamment Ennahdha, Nidaa Tounes, Al-
Joumhouri et Al-Massar qui ont organisé des
réunions de sensibilisation et d’information sur
la Constitution195. Certains partis politiques ont
pris des initiatives positives, bien qu’elles
n’aient pas toutes été maintenues dans la durée.
Al-Massar, par exemple, un parti ayant plusieurs
députés à l’Assemblée, a apporté des mises à
jour sur sa page Facebook, pendant un certain
temps durant l’automne 2013, sur les
développements majeurs intervenus au sein de
l’ANC, au sein du dialogue national et sur la
position du parti.
195 Ennahdha a organisé plusieurs séminaires et tables rondes dans
tout le pays sur le contenu du projet de Constitution. Une
observatrice du Centre Carter fut présente à l’un d’entre eux à Tunis
le 18 mai 2013. Nidaa Tounes a organisé un séminaire sur le projet de
Constitution le 30 avril 2013. Des professeurs participant au séminaire
ont souligné les aspects positifs et négatifs du projet. Al Joumhouri et
Al-Massar ont organisé, le 9 mai 2013, une réunion d’information
conjointe à Carthage sur la Constitution à l’intention des citoyens
intéressés, intitulé « comprendre le projet de Constitution pour mieux
défendre nos droits » pour discuter du contenu de la Constitution.
Une observatrice du Centre Carter fut également présente à la
réunion.
82
processus et ont parfois défendu des questions
spécifiques.196
La plupart des décideurs tunisiens et des
membres de l’ANC ont accueilli les opinions
des acteurs internationaux avec intérêt et étaient
disposés à les consulter, en particulier sur les
normes internationales et les expériences
comparatives en matière d’élaboration de
Constitution. L’implication internationale a
toutefois suscité la suspicion d’ingérence
étrangère de la part de certains membres de
l’ANC et il est arrivé que les membres des blocs
politiques CPR et Al-Wafa et d’autres encore
dénoncent l’implication étrangère197.
Appui financier et technique au
processus
Le Programme des Nations Unies pour le
Développement (PNUD), appuyé par différents
gouvernements, a été le plus important
partenaire de l’ANC dans ce processus. Il a
appuyé l’Assemblée dans le renforcement de ses
capacités institutionnelles et dans l’organisation
de consultations publiques. L’un des principaux
objectifs de l’appui du PNUD était de mettre en
place des mécanismes facilitant la participation
des citoyens et de la société civile à l’élaboration
de la Constitution et au processus politique en
général.
L’Organisation Non Gouvernementale
Internationale Democracy Reporting
International (DRI) a apporté son expertise à de
nombreux partis politiques et aux membres de
l’ANC sur les obligations en matière de droits
humains et d’expériences comparatives
d’élaboration de Constitution. Ces activités ont
196 Par contre, des organisations régionales comme la Ligue Arabe,
l’Union Africaine, l’Union du Maghreb Arabe et l’Organisation de la
Conférence islamique n’ont guère été visibles pendant le processus.
197 Abderraouf Ayadi (Président du bloc Al-Wafa) est un exemple des
membres de l’ANC qui ont toujours exprimé leur suspicion à l’égard
de l’ingérence étrangère. Il a fréquemment dénoncé l’influence de la
France dans le processus constitutionnel. Voir « Abderraouf Ayadi
fidèle à la théorie de la conspiration, L’économiste Maghrebin », 28
août 2013,
www.leconomistemaghrebin.com/2013/08/28/abderraouf-ayadi-
fidele-a-la-theorie-de-la-conspiration/#sthash.gz4LuivP.dpuf. Le 10
janvier 2014, lors d’une plénière au cours de laquelle les membres de
l’ANC discutaient et votaient des articles de la Constitution, Néjib
Khila (PDP/Al-Joumhouri, par la suite indépendant) critiqua la
présence du professeur de droit américain Noah Feldman présent à
l’Assemblée ce jour là. Ses commentaires laissaient suggérer que
Feldman faisait partie d’un programme impérialiste américain dans la
région.
également été soutenues par de fréquentes
publications thématiques et des tables rondes
publiques sur les aspects majeurs de
l’élaboration de Constitution. D’autres
organisations, notamment l’Institut
international pour la démocratie et l’assistance
électorale (International IDEA) et l’Institut Max
Planck, ont donné des avis d’experts dans le
cadre de conférences, de séminaires et de
sessions de travail sur des questions relatives au
contenu. La Commission de Venise, organe
consultatif du Conseil de l’Europe, composé
d’experts en droit constitutionnel, a également
formulé des observations et des
recommandations à l’ANC sur le contenu du
quatrième et dernier projet de Constitution198.
Plusieurs organisations ou ambassades ont
également engagé des professeurs de droit
constitutionnel pour conseiller les acteurs
nationaux199.
Outre le Centre Carter, plusieurs autres groupes de
défense des droits humains ont suivi étroitement le
processus, publié des rapports ainsi que des
recommandations et écrit des lettres aux membres
de l’ANC au sujet de la Constitution.
Certains de ces experts ont été impliqués
tout au long du processus et sont parvenus à
gagner la confiance des membres de l’ANC,
d’autres par contre, ne sont venus qu’une fois et
ont eu tendance à vouloir imposer des idées
inspirées de leur propre pays, sans comprendre
le contexte tunisien et les défis spécifiques posés
à sa propre transition, en invoquant souvent le
modèle européen à l’exclusion d’autres régions
du monde qui auraient pu être pertinentes dans
le contexte tunisien.
L’ANC a peut être parfois eu le sentiment
de se retrouver dans une cacophonie
d’acronymes d’organisations des Nations Unies
et d’ONG internationales souhaitant s’engager
198 « Observation sur le Projet Final de la Constitution de la
République tunisienne », juillet 2013, Avis 733/2013, Conseil de
l’Europe, Commission de Venise
www.venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL(2013)034-f.
199 A titre d’exemple, le PNUD, la DRI, le Parlement Européen, l’Institut
Max Plank et l’Ambassade de Suisse ont recruté des experts
constitutionnels pour assister les membres de l’ANC.
83
dans le processus200. L’ANC, qui s’efforçait déjà
d’organiser sa propre logistique, a eu des
difficultés à gérer les nombreuses offres de
soutien. En l’absence d’un service spécialisé de
l’ANC chargé de traiter avec les organisations
internationales, les propositions arrivaient dans
le secrétariat du Président et de l’assesseur du
Président chargé des relations avec la société
civile, qui avaient tous deux déjà beaucoup
d’autres occupations. Les donateurs et les ONG
n’ont pas tenu de réunions de coordination
régulières qui auraient pu réduire la pression
sur l’ANC et permis une programmation plus
cohérente. Les pressions des organisations
internationales ont parfois semblé écraser
l’ANC avec, comme conséquence, la non-
concrétisation de certains projets.
Les principaux donateurs ont préféré
acheminer leurs fonds à travers le PNUD qui
est devenu l’agence centrale d’exécution de
l’assistance internationale auprès de l’ANC201.
Toutefois, le budget important du PNUD –
18,6 millions USD – était accompagné de
conditions strictes de gestion financière qui,
bien que positives, impliquaient néanmoins un
temps considérable pour la mise en œuvre des
projets convenus avec l’ANC et les retardaient
parfois tellement qu’ils ne pouvaient être
réalisés.
L’essentiel de l’appui de la communauté
internationale à l’ANC s’est effectué par des
voyages d’études et des formations locales et
hors du pays sur une grande variété de
questions.202 Si ces formations ont été
200Constitution-Making and Reform: Options for the Process,
publication d’Interpeace, novembre 2011, Part 4: Guide to key
external actors in the process: Civil society, the media, and the
international community.
201 Les donateurs étaient l’Union européenne et les Gouvernements
du Japon, de la Belgique, de la Suède, du Danemark, de Norvège et de
la Suisse.
202 Les membres de l’Assemblée ont bénéficié d’exemples comparatifs
sur de nombreuses questions, notamment la formation à la rédaction
législative et constitutionnelle et aux techniques de consultation
publique, émanant de plusieurs pays différents. A titre d’exemple, les
membres de l’ANC ont participé à une conférence internationale sur
l’énergie renouvelable au Sri Lanka et au Qatar aux mois de novembre
et de décembre 2012 et d’autres ont participé à une conférence
régionale sur « la protection des droits socioéconomiques et culturels
dans les constitutions post-Révolution » au Caire en novembre 2013.
Plusieurs membres de l’ANC ont participé à des missions d’échange
entre parlements et autres institutions pertinentes en Belgique, en
France, au Danemark, au Canada, en Allemagne, en Autriche et au
Parlement européen. Les membres de l’ANC ont également effectué
des voyages d’études à la Cour européenne des droits de l’homme et
à la Cour Constitutionnelle allemande, à Karlsruhe.
84
généralement utiles aux membres de l’ANC,
leur timing les a souvent contraints à être
absents lors des travaux des commissions et des
sessions plénières. Les organisations
internationales ont parfois semblé ne pas
respecter les obligations des membres de l’ANC
de participer au travail quotidien de cette
assemblée, autant des commissions que de la
plénière. Des événements étaient programmés,
même à des stades cruciaux du processus,
plaçant les députés dans la position
inconfortable d’avoir à choisir entre les devoirs
de l’ANC et leur présence aux événements
organisés par les organisations appuyant l’ANC
financièrement ou autrement.
Le Centre Carter encourage les agences de
coopération, les ambassades et les ONG
internationales en Tunisie à établir davantage
de mécanismes de coordination pour améliorer
la planification, éviter la duplication d’efforts et
maximiser l’impact positif de leur appui, en
particulier dans la mesure où l’assemblée
législative pourrait continuer à recevoir une
assistance et des offres de soutien
d’organisations internationales. Les acteurs
internationaux dans les processus d’élaboration
de constitutions dans la région et ailleurs
devraient également prendre en considération le
calendrier de travail et le rythme des institutions
publiques qu’elles soutiennent et éviter
d’organiser des formations, des conférences et
des voyages d’étude pendant des stades cruciaux
du processus. Les entités constituantes devraient
désigner des personnes chargées de l’interaction
avec la communauté internationale et préparer
des plans stratégiques et un budget du processus
à présenter aux donateurs.
Efforts de plaidoyer des
organisations internationales
Outre le Centre Carter, plusieurs autres groupes
de défense des droits humains ont suivi
étroitement le processus, publié des rapports
ainsi que des recommandations et écrit des
lettres aux membres de l’ANC au sujet de la
Constitution. Human Rights Watch (HRW),
par exemple, a publié plusieurs rapports et
envoyé plusieurs lettres ouvertes aux membres
de l’ANC, leur demandant d’amender des
articles du projet de Constitution qui portaient
atteinte aux droits humains, comme la liberté
d’expression, les droits de la femme, le principe
de la non discrimination et la liberté de pensée
et de conscience203. Après la publication, par
l’ANC, du quatrième projet de Constitution,
Amnesty International a également produit un
rapport faisant observer que s’il comportait
certaines améliorations par rapport aux
premiers projets d’août 2012, de décembre
2012 et d’avril 2013, le texte était toujours
contraire à certains aspects du droit
international en matière de droits de la
personne, tels que les limitations aux droits
fondamentaux, les droits à la liberté
d’expression, de réunion pacifique,
d’association et à la liberté de circulation et
qu’il offrait des garanties insuffisantes à
l’indépendance du judiciaire et au droit à la
protection contre la torture et d’autres formes
de mauvais traitements.
Ces trois organisations, le Centre Carter,
HRW et Amnesty International, ont uni leurs
efforts avec l’organisation tunisienne Al Bawsala
et publié trois déclarations conjointes sur le
projet de Constitution dans la phase finale du
processus de rédaction, proposant des
modifications de formulation et des
recommandations sur la manière dont les
libertés et les droits pourraient être mieux
protégés204. Plusieurs autres groupes de défense
des droits humains comme la Commission
Internationale de Juristes, Reporters Sans
Frontières et Article 19 ont également produit
des rapports contenant des recommandations à
l’intention de l’ANC205.
Les agences spécialisées des Nations Unies se
sont également engagées dans des activités de
203 Voir http://www.hrw.org/middle-eastn-africa/tunisia
204 Les déclarations conjointes d’Al Bawsala, Amnesty International,
Human Rights Watch et du Centre Carter du 24 juillet 2103 et du 3
janvier 2014 peuvent être consultées sur
http://www.cartercenter.org/news/publications/peace/democracy_p
ublications/tunisia-peace-reports.html
205 Voir, par exemple, le rapport publié en février 2013 par la
Commission internationale de juristes appelant les autorités, en
particulier l’ANC, à élaborer et adopter une Constitution tenant
compte de toutes les opinions du peuple tunisien et adhérant au droit
et aux normes internationaux. www.icj.org/tunisia-the-draft-
constitution-should-be-amended-to-meet-international-standards/.
Reporters sans frontières et Article 19 ont publié des déclarations
axées en particulier sur la liberté d’expression, voir :
http://fr.rsf.org/tunisie.html and
www.article19.org/pages/en/middle-east-north-africa.html.
lobbying visant à faire inclure les normes et
principes des droits humains dans le projet de
Constitution. En juillet 2013, l’équipe pays des
Nations Unies en Tunisie a envoyé une lettre
conjointe aux autorités tunisiennes, à l’ANC et
au gouvernement, prônant l’inclusion des
normes des droits humains dans la future
Constitution206. Le Haut Commissaire aux
Droits de l’Homme a également envoyé une
lettre avec des commentaires détaillés sur le
contenu de certaines dispositions du quatrième
projet de Constitution relatives aux droits
humains. L’ANC a également reçu des
communications d’experts des droits de
l’homme des Nations Unies, notamment des
Rapporteurs spéciaux du Conseil des Droits de
l’Homme. Des organisations comme
l’UNESCO, l’UNICEF et ONU Femmes ont
eux aussi plaidé en faveur de l’inclusion de
normes internationales régissant la liberté
d’expression, les droits de l’enfant et l’égalité
des sexes dans le projet de Constitution207.
La conjonction des efforts nationaux et
internationaux de plaidoyer associée à l’esprit
d’ouverture de l’ANC aux apports et aux avis
extérieurs, a constitué une force du processus
tunisien et a donné lieu à un renforcement du
degré de protection des libertés fondamentales
et des droits humains dans la Constitution, en
particulier le renforcement des droits de la
femme, la garantie de l’indépendance du
judiciaire, la suppression des restrictions
excessives des droits et libertés dans la plupart
des dispositions et le renforcement des libertés
politiques et civiles fondamentales.
206 “The UN Constitutional, A Newsletter on United Nations
Constitutional Support,”Issue2 Spring/Summer 2014.
207 Pour plus de détails sur l’implication des Nations Unies dans le
processus, voir: “The UN Constitutional, A Newsletter on United
Nations Constitutional Support”, Issue 2 Spring/Summer 2014.
85
Thématiques
principales dans la
Constitution
Comme il a été mentionné précédemment,
l’ANC publia quatre projets de Constitution
durant les deux ans du processus
constitutionnel. Il y eut également un projet
2bis, qui correspondait à la compilation des
chapitres révisés par les différentes commissions
après qu’elles eurent intégré des commentaires,
émanant de différentes sources, sur la base du
deuxième projet de Constitution. Ce texte qui
fut soumis le 10 avril 2013 pour complément
d’examen au Comité de rédaction, ne fut jamais
officiellement publié mais a été la base du
troisième projet présenté par l’ANC le 22 avril
2013 à la presse. Le Centre Carter a suivi et
évalué les thématiques principales et leur
évolution dans ces différents projets de
Constitution.
Les différentes moutures de la Constitution
ont considérablement évolué au fil de ce
processus de deux ans, ce qui a souvent donné
davantage de clarté au texte et de cohérence
interne, particulièrement en matière de
protection de certains droits et libertés
fondamentaux. Comme souligné plus haut, les
membres de l’ANC ont renforcé les droits des
femmes, amélioré les garanties d’indépendance
de la justice et supprimé des restrictions
excessives dans la plupart des dispositions
relatives aux droits et libertés. Ils ont également
renforcé les libertés civiles et politiques et
accordé une pleine juridiction à la Cour
Constitutionnelle dès sa création. Il n’en
demeure pas moins que des préoccupations
demeurent quant à certaines dispositions dont
la formulation pourrait engendrer une
protection insuffisante de droits et libertés
fondamentaux reconnus internationalement.
86
Cela concerne en particulier les mesures
protégeant les citoyens contre toutes les formes
de discrimination, le principe de l’inamovibilité
des juges et la protection des droits et libertés en
cas d’état d’urgence. Tous ces aspects nécessitent
une protection accrue.
Mais si l’adoption du texte final de la
Constitution représente, certes, une étape clé de
la phase transitionnelle, elle n’est pas suffisante
à elle seule pour garantir un passage réussi de
l’autoritarisme vers la démocratie. Les autorités
tunisiennes devraient prendre des mesures
législatives, tant pour combler les lacunes
restantes, que pour s’assurer que le cadre
juridique existant est conforme aux
engagements de la nouvelle Constitution en
matière de droits humains.
Le statut du droit international
Le droit international définit les responsabilités
juridiques des États dans leur conduite les uns
vis-à-vis des autres ainsi que les droits dont
jouissent les personnes présentes sur leur
territoire. Son domaine couvre un large éventail
de questions, y compris les droits humains, la
migration, le commerce international et les
conditions du recours à l’usage de la force. Les
Etats ont développé divers instruments
internationaux par lesquels ils ont établi les
droits et obligations réciproques, tels que les
traités, accords, conventions, chartes,
protocoles, déclarations, protocoles d'entente,
modus vivendi et échange de notes208. Ces
documents internationaux, revêtent un
caractère obligatoire pour les États qui les
ratifient et ont préséance sur le droit interne.
208 Voir le site web des Nations Unies sur le droit international :
http://www.un.org/french/aboutun/uninbrief/law.shtml.
L’Assemblée eut tout d’abord une attitude
conservatrice quant au statut du droit
international et de sa place vis-à-vis de la
législation tunisienne et de la Constitution. Les
deux premiers projets prévoyaient ainsi, que le
respect des engagements internationaux de la
Tunisie soit conditionné par la conformité
desdits engagements avec le droit national.
Cette approche était contradictoire avec les
engagements de la Tunisie vis-à-vis de la
Convention de Vienne sur le droit des traités,
qui établit qu’une « partie ne peut invoquer les
dispositions de son droit interne comme
justifiant la non-exécution d’un traité »209. Dans
le troisième et quatrième projet, le Comité de
rédaction a ensuite spécifié que les traités
internationaux auraient un rang supra-législatif
et infra-constitutionnel. Les termes retenus ont
encore changé dans le quatrième projet qui se
référait aux traités approuvés par l’Assemblée
des Représentants du Peuple, expression
désignant le futur parlement. Cette précision
aurait pu avoir comme conséquence –
probablement non intentionnelle – que les
traités approuvés par les organes législatifs
antérieurs n’auraient pas nécessairement joui du
même statut juridique. Le Centre Carter se
réjouit dès lors de la terminologie finale adoptée
dans la Constitution, à savoir celle d’« organe
législatif » à même de couvrir tous les organes
législatifs, passés, présents et futurs.
L’ANC n’a cependant pas clarifié la place du
droit international et la portée de son influence
sur l’ordonnancement juridique tunisien. La
Constitution n’indique pas de manière
suffisamment claire que la Tunisie s’engage à
respecter toutes ses obligations internationales,
y compris celles se fondant sur le droit
coutumier. Par ailleurs, la Constitution ne
confère pas de manière explicite aux juridictions
une latitude pour se référer aux instruments
internationaux des droits humains.
Le Centre Carter encourage dès lors les
autorités à interpréter la législation nationale
conformément aux engagements internationaux
de la Tunisie, y compris au droit international
coutumier, qui est partie intégrante du droit
international. Par ailleurs, les dispositions des
209 Article 27, Convention de Vienne sur le Droit des traités.
conventions internationales se doivent d’être
toujours interprétées conformément à leur
signification universellement admise.
Les droits humains dans la
Constitution et leur caractère
universel
La version finale de la Constitution comprend
plusieurs références aux droits humains et
prévoit la création d’une instance nationale des
droits humains afin de garantir leur respect et
d’enquêter sur les cas de violation des droits
humains.210 La question de l’universalité de ces
droits humains a été débattue durant l’ensemble
du processus constituant et a été influencée par
la discussion générale sur la place de la religion
dans la Constitution. Dans le premier projet, le
préambule se référait aux « nobles valeurs
humaines ». Dans le second projet, le
préambule faisait référence aux « principes des
droits humains », le terme « universel » n’ayant
été introduit que dans le troisième projet.
L’impact de cette référence a néanmoins été
contrebalancé par l’ajout concomitant d’une
limitation: « dans la mesure où ils sont en
harmonie avec les spécificités culturelles du
peuple tunisien ». Ces termes ont suscité de
vives protestations d’une partie de la société
civile ainsi que de partis de l’opposition.
Les différentes moutures de la Constitution ont
considérablement évolué au fil de ce processus de
deux ans, ce qui a souvent donné davantage de
clarté au texte et de cohérence interne,
particulièrement en matière de protection de
certains droits et libertés fondamentaux.
Cette formule a été supprimée dans le
quatrième et dernier projet. Mais les
constituants ont ajouté une autre limitation
avec l’apposition de l’adjectif
« hauts/suprêmes » pour décrire les droits
210 Les droits humains sont mentionnés à deux reprises dans le
préambule, l’Article 39 requiert de l’Etat de propager la culture des
droits humains en matière d’éducation publique libre et l’Article 49
interdit tout amendement susceptible de porter préjudice aux acquis
réalisés en matière de droits humains et de libertés garantis dans la
Constitution.
87
humains universels. Le rapport général du
projet de Constitution publié par le Comité de
rédaction le 14 juin 2013 révèle à ce propos :
« En qualifiant les valeurs humaines et les principes
des droits humains de « hauts/suprêmes », le Comité
a souhaité insister sur le fait qu’il fallait bâtir en se
fondant seulement sur ces principes et valeurs qui sont
élevés au rang de suprêmes eu égard à leur noble
contenu, embrassant ainsi les significations voulues à
travers les formulations précédentes (du troisième
projet), qui requièrent de se fonder sur cette seconde
base dans la mesure où cela s’inscrit « en accord avec
les caractéristiques culturelles du peuple tunisien ».
Cela est particulièrement le cas si l’on prend en
considération la référence suivante (dans le
préambule), « puisant dans l’héritage civilisationnel et
le mouvement réformateur basés sur les éléments de
l’identité arabo-musulmane et les acquis
civilisationnels de l’humanité ».211
Malgré les protestations de plusieurs
organisations des droits humains, dont le
Centre Carter, la question n’a jamais été
considérée comme prioritaire dans les débats de
la commission des consensus. Le terme
« haut/suprême » a été retenu dans la version
finale de la Constitution, et ce, malgré le fait
qu’il implique l’existence d’une hiérarchie des
droits humains, certains étant plus importants
que d’autres. Il incombe donc au pouvoir
judiciaire d’interpréter ce terme de manière à ne
pas compromettre les droits et les libertés
consacrés dans la Constitution et à demeurer
fidèle à la Déclaration de Vienne qui prévoit
que « tous les droits humains sont universels,
indivisibles, interdépendants et intimement
liés ». La Déclaration indique également que –
indépendamment de leurs systèmes politiques,
économiques et culturels – les Etats doivent
« traiter les Droits de l'Homme dans le monde
de façon égale et équitable, de la même manière
et avec la même importance ».212 A cet égard, il
est à noter que la Constitution tunisienne de
1959 était plus précise affirmant que l’Etat
211 Le Comité de coordination et de rédaction, « Rapport général sur le
projet de Constitution » (en langue arabe), 14 juin 2013, Assemblée
Nationale Constituante.
212 Déclaration de Vienne et Programme d’action adoptés par la
Conférence mondiale sur les droits de l’homme du 25 juin 1993 –
NU/Assemblée Générale, Vienne 14-25 juin 1993 (A/CONF.157/23).
88
garantit « les libertés fondamentales et les droits
de l’homme dans leur acception universelle,
globale, complémentaire et
interdépendante ».213
Dès le début des travaux sur la Constitution, la place de
la religion dans le nouveau texte a été au cœur des
débats entres partis politiques et acteurs de la société
civile. Il s’agissait dès lors de tenter de trouver un
équilibre entre l’identité arabo-musulmane de la majorité
du peuple tunisien et le souhait de certains d’établir un
Etat à caractère séculier. Le débat s’est élargi à la
question de savoir comment garantir au mieux l’égalité
de tous indépendamment de leur confession, tout en
reconnaissant la Tunisie comme un pays musulman.
Le statut de la religion dans la
Constitution
Dès le début des travaux sur la Constitution, la
place de la religion dans le nouveau texte a été
au cœur des débats entres partis politiques et
acteurs de la société civile. Il s’agissait dès lors
de tenter de trouver un équilibre entre l’identité
arabo-musulmane de la majorité du peuple
tunisien et le souhait de certains d’établir un
Etat à caractère séculier. Le débat s’est élargi à la
question de savoir comment garantir au mieux
l’égalité de tous indépendamment de leur
confession, tout en reconnaissant la Tunisie
comme un pays musulman.
Le préambule contient ainsi – et cela dès le
premier projet – des références tant explicites
qu’implicites à la religion. Très tôt dans le
processus, les partis politiques se sont accordés
pour ne pas mentionner explicitement la Charia
et conserver l’emblématique Article premier de
la Constitution de 1959 : « La Tunisie est un
État libre, indépendant et souverain ; sa religion
est l'Islam, sa langue l’arabe et son régime la
république ». Cet article affirme l’identité arabo-
musulmane de la Tunisie sans clairement
définir l’Islam comme religion d’Etat.
213 Article 5 paragraphe 1, ajouté par l’Article 2 de la Loi
constitutionnelle n° 2002-5 en date du 1er juin 2002.
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Lors de l’adoption de la Constitution en janvier 2014, Ibrahim Kassas s’opposa avec véhémence à la formulation de l’Article 6,
garantissant la liberté de conscience et interdisant le takfir (accusation d’apostasie à l’adresse d’un musulman, considéré de ce
fait comme mécréant).
Un débat a toutefois émergé autour de
l’introduction d’un article214, qui – au lieu de
s’en tenir à établir l’impossibilité d’amender
certains articles – énumérait plus précisément
les concepts ne pouvant être amendés dans la
nouvelle Constitution. Selon cet article, parmi
les éléments non-susceptibles d’être amendés
figurait « l’Islam en tant que religion de l’Etat ».
Cet ajout a suscité une grande controverse,
certains représentants de la classe politique, de
la société civile ainsi que des universitaires
affirmant que le concept de « religion de l’Etat»
dépassait de manière intentionnelle la
formulation ambigüe de l’Article premier « la
Tunisie est un Etat libre, (…); sa religion est
l'Islam».
Suite à cette controverse, les membres de la
Commission des consensus se sont accordés
pour préciser de manière claire à la fin de
l’Article premier que celui-ci ne peut être
amendé, au lieu d’énumérer des concepts non-
amendables dans un article distinct. Cet accord
a été respecté lors du vote en plénière. La
214 Article 148 de la seconde version, devenu 136 dans la troisième
version et 141 dans la quatrième version.
nouvelle Constitution interdit également
d’amender l’Article 2 qui consacre le « caractère
civil de l’Etat ». Certaines personnes, dont des
membres de la société civile et des universitaires
ont affirmé que le fait de définir la nature de
l’Etat comme étant à la fois civil et musulman
est contradictoire en soi. Cette interdiction
d’amender les Articles 1 et 2 est susceptible,
dans le futur, de créer un conflit potentiel entre
les deux articles.215Les concepts de liberté
religieuse et de liberté de conscience ont
également fait l’objet de débats houleux au sein
de l’ANC. La liberté de conscience consacrée
dans le quatrième projet de Constitution est
absente des précédents projets. Son
introduction a été le fruit de longs mois de
débats et d’intenses négociations entre les partis
politiques ainsi que d’autres parties prenantes
aux dialogues nationaux du printemps 2013.
L’Article 6 a finalement été formulé comme suit
215 En plus des Article 1 et 2, les termes « ne peuvent être amendés »
figurent dans deux autres articles de la Constitution: l’Article 49
(aucun amendement de la Constitution ne peut porter préjudice aux
droits humains et libertés consacrés dans la Constitution) et l’Article
75 (le nombre et la durée des mandats présidentiels).
89
: « L’État protège la religion. Il garantit la liberté
de conscience et de croyance, le libre exercice
des cultes. Il protège le sacré et garantit la
neutralité des mosquées et des lieux de culte de
toute instrumentalisation partisane ». Alors que
la question semblait tranchée, un conflit entre
des députés d’affiliations politiques et
idéologiques différentes autour de la question
du statut de la religion dans la Constitution, a
rouvert le débat lors du vote article par
article216.
Certains membres de l’ANC estimaient que
l’Etat devait être le protecteur de la religion et
du « sacré », tandis que d’autres considéraient
que la Constitution devait laisser à tout un
chacun la liberté de choisir librement sa religion
sans ingérence ni intrusion aucune. L’ANC a
voté successivement en plénière sur trois
formulations différentes avant de parvenir à un
consensus entre les principaux groupes
politiques, même si certains députés sont restés
fermement opposés à tout ou à une partie de
l’article. L’Article 6 dans la nouvelle
Constitution tente ainsi de concilier ces
différentes tendances en disposant que :
« L’État est le gardien de la religion. Il garantit la
liberté de conscience et de croyance, le libre exercice
des cultes et la neutralité des mosquées et des lieux de
culte de toute instrumentalisation partisane. L’Etat
s’engage à diffuser les valeurs de modération et de
tolérance et à la protection du sacré et l’interdiction
de toute atteinte à celui-ci. Il s’engage également à
l’interdiction et à la lutte contre les appels au Takfir
et l’incitation à la violence et à la haine. »
Le Centre s’inquiète du fait que l’obligation
qui incombe à l’Etat de « protéger le sacré » –
une notion par ailleurs vague – puisse servir à
l’avenir à infléchir la liberté d’expression et ce,
notamment quand une opinion est considérée
comme constituant une attaque contre la
religion217. Selon le Comité des droits de
216 Un membre du bloc Ennahdha fit une déclaration aux médias qui a
été interprétée comme mettant en doute la foi d’un autre député
appartenant au Bloc Démocratique. Cela a soulevé d’intenses débats
sur la nécessité d’ajouter des garanties dans la Constitution à
l’encontre des allégations de Takfir susceptibles d’exposer les
individus à la violence physique. Le Takfir est le fait de qualifier un
autre musulman de mécréant.
217 Voir également Amna Guellali, Human Rights Watch – Directrice
pour la Tunisie et l’Algérie: « The problem with the new Constitution »,
90
l’homme des Nations Unies, les accusations de
diffamation à l’encontre de la religion ne
devraient pourtant nullement servir de prétexte
pour limiter la liberté d’expression .218
En cas de conflit, le pouvoir judicaire est
appelé à jouer un rôle important dans
l’interprétation de l’Article 6. Le Centre Carter
encourage les juges et le législateur à protéger les
libertés d’expression, de conscience et de
religion telles que définies par les standards
internationaux, y compris la liberté d’adopter,
de changer ou de renoncer à une religion ou à
une croyance.219 Une telle protection est
d’autant plus importante que les libertés de
croyance et de conscience sont les seuls droits
consacrés dans le chapitre relatif aux principes
généraux. Leur exclusion du chapitre Droits et
Libertés qui comprend les autres droits et
libertés, ne devrait pas être interprétée de
manière à les priver de la protection dont
jouissent les autres droits. Toute limitation des
libertés de croyance et de conscience doit ainsi
être conforme aux conditions énoncées par la
clause générale de limitation (Article 49) qui
définit les cas de restrictions possibles des droits
et libertés220.
D’autres éléments à connotation
confessionnelle existent dans les quatre projets
de Constitution ainsi que dans la version finale,
notamment la condition pour les candidats à la
présidence de la République d’être musulmans
ou les formules de prestation de serment des
mandataires publics, qui sont de nature
religieuse (voir la section ci-après sur les droits
électoraux).
3 février 2014: http://www.hrw.org/news/2014/02/03/problem-
tunisia-s-new-constitution
218 Comité des droits de l’homme des Nations Unies,
A/HRC/RES/16 /18, « Lutter contre l’intolérance, les stéréotypes
négatifs, la stigmatisation, la discrimination, l’incitation à la violence
et la violence visant certaines personnes en raison de leur religion ou
de leur conviction », adoptée par consensus le 24 mars 2011.
219 Article 18 du PIDCP et Article 18 de la Déclaration Universelle des
Droits de l’Homme, cf. également le Rapporteur spécial des Nations
Unies sur la liberté de religion ou de croyance, Rapporteur’s Digest on
Freedom of Religion or Belief, p.4:
http://www.ohchr.org/Documents/Issues/Religion/RapporteursDigest
FreedomReligionBelief.pdf
220 Voir la section suivante sur « Les droits et libertés » et la
« Restrictions des droits fondamentaux ».
Droits et libertés
La portée des droits et des libertés
fondamentaux et leur interaction ont suscité des
débats tout au long du processus. Le chapitre
relatif aux Droits et Libertés est l’un des
chapitres qui a le plus évolué, reflétant par là-
même l’intensité des discussions pendant
l’élaboration des différents projets de la
Constitution. Alors que plusieurs droits étaient
mentionnés dans le chapitre relatif aux
principes généraux dans les premiers projets,
tous les droits fondamentaux, à l’exception des
libertés de religion et de conscience, ont
finalement été rassemblés dans le chapitre
relatif aux droits et libertés dans le quatrième
projet.
Le texte final de la Constitution consacre
plusieurs droits civils et politiques clés tels que
la liberté de religion, la liberté de conscience, la
liberté d’expression, l’égalité entre les genres et
la protection des droits des femmes. Plusieurs
droits économiques, sociaux et culturels majeurs
sont également consacrés. De plus, le chapitre
relatif aux d Droits et Libertés s’achève avec la
disposition suivante : « Aucun amendement ne
peut porter atteinte aux droits humains et aux
libertés garantis par la présente
Constitution».221.
Restrictions des droits fondamentaux
La consécration des droits et des libertés
fondamentaux est cruciale dans une
Constitution. Il est toutefois aussi important
d’en organiser les restrictions éventuelles,
délimitant quand et comment elles peuvent être
appliquées afin que ces restrictions restent
limitées, nécessaires et appropriées222.
Du premier au dernier projet de
Constitution, les constituants ont conféré à la
loi une large latitude pour déterminer les
limitations auxquelles plusieurs droits et libertés
pourraient être susceptibles d’être assujettis. Les
formulations choisies limitaient les droits à
plusieurs égards et il n’était pas toujours évident
de déterminer la manière ni le fondement de
ces limitations. Par exemple, le quatrième projet
221 Article 49.
222 « Les restrictions légales aux droits civils et politiques », DRI, Note
d’information, 31 octobre 2012.
garantissait le droit d’accès à l’information
« sous réserve de ne pas compromettre la
sécurité nationale et les libertés énoncées dans
la présente Constitution ». Les libertés
d'expression, d’information et de publication,
elles, pouvaient être limitées par une loi qui
protège « les droits des tiers, leur réputation,
leur sécurité et leur santé ». Les libertés
académiques et la liberté de la recherche
scientifique, quant à elles, ne faisaient pas
l’objet de limitations et demeuraient garanties.
Le droit de réunion et de manifestation
pacifique était garanti, mais ne pouvait être
exercé que selon les exigences et procédures
fixées par la loi « sans que celle-ci ne portent
atteinte à la substance de ce droit ». Le droit à la
vie privée et la liberté de mouvement étaient par
contre susceptibles de limitations seulement sur
la base d’une décision de justice. Ces
distinctions entre un droit et un autre
risquaient de prêter à confusion et de conduire
à une érosion de ces droits.
Le fait que la version finale de la
Constitution ne comporte pas de restrictions
spécifiques aux droits et libertés dans la plupart
de ses dispositions est dès lors une évolution
très positive. Ainsi, la liberté de mouvement, la
liberté d’expression, d’information et de
publication, la liberté de constituer des partis
politiques et le droit de réunion et de
manifestation pacifique ne comportent pas de
restrictions. Cependant, les articles relatifs au
droit à la vie (Article 22), à la détention
provisoire (Article 29), aux droits électoraux
(Article 34), au droit à une couverture sociale
(Article 38) et au droit de propriété (Article 41)
se référent encore à la loi et risquent de ne pas
bénéficier en totalité des garanties conférées par
la clause générale de limitation (Article 49).
Suite aux recommandations de plusieurs
parties prenantes au processus, telles que le
Centre Carter et de la société civile, une telle
clause générale de limitation a été introduite
dans le quatrième projet déterminant ainsi les
conditions de restriction de ces droits. Tout en
saluant l’insertion de cette clause, la société
civile et autres parties prenantes ont demandé à
ce que sa formulation soit revue afin de garantir
une protection intégrale des droits
fondamentaux sans restriction aucune, de
91
manière à respecter les engagements souscrits
par la Tunisie en matière de droit
international223 .
Dès le début de ses travaux, la Commission
des consensus a convenu de reformuler la clause
générale de limitation (Article 48 du projet
final, désormais Article 49 de la Constitution)
afin de préciser que toute restriction aux droits
et libertés « ne peut être décidée qu’en cas de
nécessité exigée par un Etat civil et
démocratique ». Le même article invoque le
principe de proportionnalité, obligeant l’Etat à
respecter « la proportionnalité des restrictions à
l’objectif recherché ». Ces amendements ont été
acceptés par l’ANC lors du vote en plénière.
Le texte final de la Constitution consacre
plusieurs droits civils et politiques clés tels que la
liberté de religion, la liberté de conscience, la
liberté d’expression, l’égalité entre les genres et la
protection des droits des femmes. Plusieurs droits
économiques, sociaux et culturels majeurs sont
également consacrés. De plus, le chapitre relatif
aux d Droits et Libertés s’achève avec la
disposition suivante : « Aucun amendement ne
peut porter atteinte aux droits humains et aux
libertés garantis par la présente Constitution».
L’invocation des principes de
proportionnalité et de nécessité pour
restreindre des droits constitue un gain
important pour les droits humains dans la
Constitution tunisienne224.Dans le passé, les
libertés consacrées dans la Constitution étaient
en réalité limitées par la législation, érodant
ainsi leur substance. La nouvelle Constitution
investit par ailleurs les instances
juridictionnelles du pouvoir d’interpréter les
223 Voir les déclarations conjointes de Al Bawsala, Amnesty
International, Human Rights Watch et du Centre Carter, du 24 juillet
2103 et du 3 janvier 2014 sur :
http://www.cartercenter.org/news/publications/peace/democracy_p
ublications/tunisia-peace-reports.html
224 Zaid El Ali et Donia Ben Romdhane (International IDEA), « Tunisia’s
new constitution: progress and challenges to come »,
opendemocracy.net, 16 février 2014:
http://www.opendemocracy.net/arab-awakening/zaid-al-ali-donia-
ben-romdhane/tunisia%E2%80%99s-new-constitution-progress-and-
challenges-to-
92
dispositions constitutionnelles relatives aux
droits et libertés afin d’en garantir « la
protection (…) contre toute violation ».
Malgré ces évolutions importantes, le
Centre Carter exprime son inquiétude quant à
une possible restriction des droits garantis par la
nouvelle Constitution. En effet, bien que la
Tunisie ait observé un moratoire sur la peine de
mort depuis 1991, la Constitution n’a pas
banni la peine capitale de manière claire même
si le droit à la vie est qualifié de « sacré » par la
Constitution (Article 22), et ne peut être limité
que dans des situations extrêmes déterminées
par la loi. Il y a lieu de relever par ailleurs,
qu’outre les conditions de restriction énumérées
à l’Article 49, la Constitution permet au
Président de la République de prendre des
mesures exceptionnelles en cas d’état d’urgence
ou plus généralement, de circonstances
exceptionnelles – qui résultent souvent en
l’érosion des libertés individuelles225. La
Constitution demeure par ailleurs silencieuse
sur le statut des droits et libertés en cas de
proclamation de l’état d’urgence. Le Centre
Carter recommande ainsi que les réformes
légales à venir limitent la restriction de ces
droits à ce qui est nécessaire pour une période
bien déterminée, afin de répondre aux besoins
de l’état d’urgence. En outre, les droits
considérés par le droit international comme
étant intangibles ne devraient pas être
susceptibles de restriction même en cas de
situation d’urgence226.
Principe de non-discrimination
Tout au long du processus d’élaboration de la
Constitution, les débats autour du principe de
non-discrimination se sont surtout articulés
autour de la question du genre et ont eu pour
225 L’Article 80 de la Constitution autorise le Président de la
République à prendre des mesures requises par les circonstances
exceptionnelles en cas de péril imminent menaçant la Nation ou la
sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement
régulier des pouvoirs publics après consultation du Chef du
gouvernement, du Président de l’Assemblée des Représentants du
Peuple et information du Président de la Cour Constitutionnelle. La
Cour Constitutionnelle peut – après 30 jours – vérifier si les
circonstances exceptionnelles perdurent, et ce, à la demande du
Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple ou 30 de ses
membres.
226 Article 4 du PIDCP et Observation Générale n° 29 du Comité des
droits de l’homme.
résultat une amélioration de la formulation
relative à l’égalité entre les sexes au fil des
différents projets. Si la Constitution interdit
explicitement les discriminations envers les
personnes handicapées dans l’Article 48, en
revanche, les discriminations basées sur la race,
la couleur, la langue, la religion, l’appartenance
politique ou d’opinion et sur l’origine nationale
ou sociale n’ont reçu que peu d’attention. Seul
le projet non officiel 2bis mentionnait
l’interdiction de « toutes les formes de
discrimination », mais cette spécification n’a pas
été reprise dans les troisième et quatrième
projets. Il en résulte que la nouvelle
Constitution n’interdit pas de manière expresse
toutes les formes de discrimination tel que
garanti en droit international227.
L’Article 21 énonce que « tous les citoyens et
les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs.
Ils sont égaux devant la loi sans
discrimination », mentionnant seulement la
discrimination fondée sur le genre de façon
explicite et demeurant silencieux quant aux
autres types de discrimination. En outre, la
disposition n’est guère conforme aux
obligations souscrites par la Tunisie dans le
PIDCP, qui précise que l’égalité devant la loi
constitue un droit pour tout individu et n’est
pas limitée aux seuls citoyens228.
Le Centre Carter recommande que le
législateur revoie les lois qui touchent au
domaine des discriminations en prenant en
considération les engagements internationaux
de la Tunisie et qu’il prohibe clairement toute
discrimination basée sur la race, la couleur, la
langue, la religion, l’opinion politique ou tout
autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la
propriété, la naissance ou tout autre statut, et
ce, en faveur de tous et non pas des seuls
citoyens.
227 L’Article 2 (1) du PIDCP dispose que « Les Etats parties au présent
Pacte s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se
trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits
reconnus dans le présent Pacte, sans distinction aucune, notamment
de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion
politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de
fortune, de naissance ou de toute autre situation. »
228 L’Article 2 du PIDCP fait expressément référence à « tous les
individus se trouvant sur (le) territoire » des Etats parties au Pacte.
L’Article 26 du PIDCP quant à lui dispose que « Toutes les personnes
sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale
protection de la loi. »
Il est toutefois important de relever que, même
si l’Article 21 ne se réfère pas aux autres formes
de discrimination, sa contribution demeure
cruciale pour la protection de l’égalité et des
droits des femmes et a constitué une question
centrale tout au long du processus constituant.
Protection des droits des femmes et
de l’égalité
La parution du premier projet de la
Constitution en août 2012 a suscité un débat
houleux en Tunisie, dans la mesure où le texte
faisait référence aux « rôles complémentaires de
l’homme et de la femme au sein de la famille »
sans mentionner l’égalité entre eux. De façon
générale, les droits des femmes dans la première
version étaient largement envisagés dans le
contexte de la famille.229 Amplement critiquée,
cette notion de « complémentarité » a été par la
suite abandonnée. A partir du second projet, les
femmes ont été prises en compte
indépendamment de la famille. Le concept de
l’Etat garant de l’égalité des chances entre
hommes et femmes pour « assumer les
différentes responsabilités » au lieu que cela ne
soit « dans tous les domaines », a néanmoins
perduré dans les quatre projets.
En outre, en ce qui concerne la violence
contre les femmes, le premier ainsi que le
second projet indiquaient que «l'état garantit
l’élimination de toutes les formes de violence à
l’encontre des femmes. » Cette disposition a
ensuite été modifiée et le projet non officiel 2bis
précisait que « l’Etatprend les mesures appropriées
afin d’éliminer la violence à l’encontre des
femmes. » La référence aux «mesures
appropriées» a disparu dans le troisième projet,
mais a refait surface dans le quatrième projet.
Aucun des projets n’a évoqué la question de la
parité entre les sexes.
Alors que la question de la parité n’avait pas
été souvent discutée dans les mois précédant le
vote article par article, elle a soulevé de vifs
débats lors du vote. Un groupe de députés de
différentes affiliations politiques, composé
principalement de femmes, s’est créé, pour
229 Dans le premier projet de Constitution, l’Etat était tenu de
« protéger les droits des femmes, préserver l’unité de la famille et
maintenir sa cohésion ».
93
revendiquer l’inclusion d’une terminologie plus
ferme en matière de droits des femmes dans la
Constitution. En réponse à cette demande, la
Commission des consensus a proposé un
amendement à l’Article 45 (Article 46 dans la
Constitution adoptée) en ces termes : « L’Etat
s’engage à protéger les droits acquis de la femme
et œuvre à les renforcer et à les développer.
L’Etat garantit l’égalité des chances entre la
femme et l’homme quant à l’accès à toutes les
responsabilités et dans tous les domaines. L’Etat
œuvre à réaliser la parité entre la femme et
l’homme dans les assemblées élues. L’Etat prend
les mesures nécessaires en vue d’éliminer la
violence contre la femme ».
La parution du premier projet de la Constitution
en août 2012 a suscité un débat houleux en
Tunisie, dans la mesure où le texte faisait
référence aux « rôles complémentaires de l’homme
et de la femme au sein de la famille » sans
mentionner l’égalité entre eux. De façon générale,
les droits des femmes dans la première version
étaient largement envisagés dans le contexte de la
famille
Mais cette terminologie était loin d’être
acceptable par tous au sein de l’ANC et a suscité
de vives réactions de certains députés islamistes
et indépendants, y compris de femmes. Pendant
plusieurs jours durant le vote en plénière, les
débats étaient si houleux qu’il n’était pas certain
que cet amendement recueille les 109 voix
nécessaires à son adoption. Après de longues
négociations entre partis politiques et
l’implication d’éminentes personnalités de
toutes obédiences ainsi que d’un intense
lobbying par certaines organisations de la
société civile, l’Article 46 a finalement été
adopté par 116 voix pour, 32 abstentions et 40
voix contre.
Les organisations de défense des droits
humains et les militants en matière de droits des
femmes ont salué l’adoption de cet article
conjointement avec l’interdiction de la
discrimination sur la base du genre et
l’affirmation de l’égalité de droits et de devoirs
94
entre les citoyens et les citoyennes consacrées
par l’Article 21. Cette terminologie est
progressiste en ce qu’elle préserve non
seulement les droits acquis des femmes en
Tunisie, mais demande également à l’Etat de les
soutenir et de les étendre. Elle consacre
également le principe de parité dans les
instances élues par l’introduction d’une
obligation à la charge de l’Etat d’œuvrer à la
réalisation de ladite parité au sein de ces
instances. Même si elle n’est pas contraignante
au point de rendre obligatoire le principe de
parité, la formulation choisie œuvre néanmoins
à sa consécration.
La Constitution a également introduit des
formulations sensibles au genre en ce qui
concerne des questions clés, telles que le droit
au travail et à des conditions de travail décentes
(Article 40) et le droit d’être éligible (Articles 34
et 46). Alors que la Constitution tunisienne de
1959 précisait que le Président de la République
devait être un homme, l’Article 74230 de la
nouvelle Constitution mentionne
explicitement que « toute électrice et tout
électeur » a le droit de se présenter aux élections
pour la Présidence de la République. La
nouvelle Constitution s’inscrit ainsi dans la
continuité des efforts menés par la Tunisie pour
promouvoir et protéger les droits des femmes, et
confirme le rôle précurseur de la Tunisie dans
ce domaine par rapport aux autres pays de la
région.
Le Centre Carter félicite l’ANC pour le
renforcement des droits des femmes et la lutte
contre la discrimination à leur égard dans la
Constitution et salue fortement les progrès
accomplis au fil des différents projets.
Néanmoins, en ce qui concerne la parité dans
les instances élues, il est à noter que la
terminologie utilisée dans l’Article 34 («l’État
veille à garantir la représentativité des femmes
dans les assemblées élues») reste plus faible que
celle utilisée dans l’Article 46 (« L’Etat œuvre à
réaliser la parité entre la femme et l’homme
dans les assemblées élues). Le Centre encourage
les autorités tunisiennes et les partis politiques à
déployer tous les efforts possibles pour parvenir
à la parité dans les assemblées élues, telle que
230 Article 73 du quatrième projet.
prévue par la Constitution. Le Centre invite
également l’état tunisien à adopter des mesures
de discrimination positive afin de parvenir à
une égalité effective et une responsabilisation
des femmes ainsi qu’à lutter pour éliminer non
seulement la violence, mais plus largement
toutes les formes de discrimination, à l’égard
des femmes231.
Avec l’élaboration de la loi électorale, l’ANC
s’est vue confrontée à la première mise en
œuvre du principe de parité consacré dans la
Constitution. Le Centre salue les dispositions
de la loi électorale, qui mettent en place des
mesures visant à atteindre cette parité dans les
listes de candidats, et invite l’Etat tunisien à
éliminer tous les obstacles qui entravent la
participation des femmes dans la mise en œuvre
de la loi.
Droits économiques, sociaux et
culturels
La Constitution garantit de nombreux droits
économiques, sociaux et culturels, notamment
le droit à la santé (Article 38), à l’éducation
(Article 39), à la culture (Article 42), à l’eau
(Article 44) et plus largement à un
environnement sain (Article 45). Toujours est-il
que le domaine des droits économiques, sociaux
et culturels est l’un des rares à ne pas avoir
systématiquement évolué vers un renforcement
de leur protection au fil des versions successives
du texte. Dans certains cas, la terminologie
adoptée dans la Constitution est en delà de la
vision de la commission constituante des droits
et des libertés qui a travaillé sur ces questions.
De plus, beaucoup de ces droits ne sont ni
définis de manière suffisante quant à la façon
dont ils doivent être exercés et atteints, ni
soumis à un mécanisme judiciaire qui veille à
leur exécution au cas où l’Etat ne respecterait
pas ses obligations. En outre, la Constitution
n’oblige pas l’état à déployer le maximum de ses
ressources disponibles et ce, de manière
progressive, pour la réalisation de ces droits tel
que prévu par le Pacte International relatif aux
231 Comité des droits de l’homme, Observation Générale n° 28, para.
3.
Droits Economiques, Sociaux et Culturels,
auquel la Tunisie est partie 232.
L’obligation de l’Etat de faire respecter ou
de protéger un droit a, dans certains cas, été
diluée d’un projet à l’autre. Cette tendance est
illustrée, par exemple, par les évolutions de la
formulation concernant le droit à l’eau (Article
44).
Ainsi, dans le projet non officiel 2 bis, le
droit à l’eau potable était garanti. L’Etat était
tenu d’en protéger les ressources, de les utiliser
efficacement, et d’œuvrer pour leur répartition
équitable. Par contre, le troisième projet
indiquait simplement que « le droit à l’eau est
garanti». Le quatrième projet a réintroduit
l’obligation de protéger les ressources et de les
utiliser efficacement mais, dans cette version,
l’obligation incombe à la fois à l’Etat et à la
société. En revanche, l’obligation d’œuvrer pour
une répartition équitable des ressources en eau a
été éliminée. La plénière a finalement retenu la
formulation suivante: « Le droit à l’eau est
garanti. La préservation de l’eau et son
utilisation rationnelle sont un devoir pour l’Etat
et la société ».
Il est regrettable que ce droit, et d’autres, ne
bénéficient pas d’une formulation plus
contraignante dans la version finale de la
Constitution. Le Centre Carter, qui avait appelé
au renforcement des droits économiques,
sociaux et culturels, accueille toutefois avec
satisfaction l’ajout d’un nouvel article, lors des
derniers jours du vote, disposant désormais que
«les ressources naturelles appartiennent au
peuple tunisien. L’Etat exerce sa souveraineté
sur ces ressources au nom du peuple. Les
contrats d’investissement qui y sont relatifs sont
soumis à une commission spécialisée de
l’Assemblée des Représentants du Peuple. Les
conventions conclues, portant sur ces
ressources, sont soumises à l’Assemblée pour
approbation » (Article 13).
La réalisation des droits économiques,
sociaux et culturels a souvent des implications
232 L’article 2 du PIDESC dispose : « Chacun des Etats parties au
présent Pacte s’engage à agir, tant par son effort propre que par
l’assistance et la coopération internationales, notamment sur les
plans économique et technique, au maximum de ses ressources
disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice des
droits reconnus dans le présent Pacte par tous les moyens appropriés,
y compris en particulier l’adoption de mesures législatives. ».
95
financières et leur mise en œuvre nécessite la
mise en place de mécanismes concrets. Le
Centre encourage dès lors les autorités
tunisiennes à consacrer les ressources
nécessaires à la mise en œuvre de ces droits, afin
de respecter les engagements de la nouvelle
Constitution en matière de droits humains.
Droits électoraux
Les garanties relatives aux droits électoraux ont
évolué de manière significative du premier
projet de Constitution à l’adoption de la
version finale. Alors que le droit de vote
n’apparaissait pas dans le premier projet – une
omission regrettable qui fut corrigée dans le
second projet – les caractéristiques désignant les
élections dans la nouvelle Constitution sont
conformes aux standards développés en droit
international233.
Le Centre Carter salue les efforts déployés
par l’ANC pour créer un processus électoral fort
et garantir le droit de vote, éléments qui
constituent les piliers d’un Etat démocratique
moderne. La Constitution prévoit que les
scrutins présidentiels, législatifs et locaux sont
universels, libres, directs et secrets234. L’ajout
des qualificatifs « honnêtes et transparents »
dans la quatrième version constitue une avancée
positive pour le renforcement de la nature
démocratique des élections. Il est à noter
toutefois que la Constitution n’a pas mentionné
le principe « d’égalité du vote » dans les articles
relatifs aux droits électoraux. L’égalité constitue
un élément fondamental du droit de vote et est
explicitement mentionnée dans la Déclaration
universelle des droits de l’homme ainsi que
dans le PIDCP. L’égalité du vote se réfère au
principe « une personne, une voix » et assure
que le droit de vote d’un citoyen ne peut être
plus ou moins grand que celui d’un autre
citoyen. Il constitue également une mesure de
base visant à contrer la fraude électorale, dans la
233 L’article 25 du PIDCP dispose que « Tout citoyen a le droit et la
possibilité, sans aucune des discriminations visées à l'Article 2 et sans
restrictions déraisonnables :
a) De prendre part à la direction des affaires publiques, soit
directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement
choisis; b) De voter et d'être élu, au cours d'élections périodiques,
honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant
l'expression libre de la volonté des électeurs… »
234 Articles 55 (élections législatives), 75 (élections présidentielles), et
133 (élections locales).
96
mesure où celle-ci constitue une rupture de
l’égalité. L’égalité du vote signifie aussi que le
vote de chaque citoyen doit avoir la même
valeur. Ainsi, le nombre de citoyens ou
d’électeurs par représentant élu devrait
généralement être équivalent lorsque ces
représentants sont élus dans des
circonscriptions différentes.
En outre, certaines inquiétudes subsistent
quant aux restrictions possibles du droit de
vote. En effet, l’Article 34 relatif aux droits
électoraux énonce que « les droits d’élection, de
vote et de se porter candidat sont garantis,
« conformément aux dispositions de la loi ». En
renvoyant à la loi, cet article est l’un des rares
qui fasse l’objet d’une restriction spécifique,
permettant ainsi de le soustraire aux conditions
rigoureuses établies par la clause générale de
limitation (Article 49, voir la section sur la
restriction des droits fondamentaux). Si la
formulation de l’Article 34 permet d’assurer
une certaine flexibilité dans la mise en œuvre
du droit électoral, L le Centre Carter
recommande toutefois qu’en cas de limitations
du droit de vote, celles-ci se doivent d’être
proportionnelles et nécessaires dans une société
démocratique, conformément aux conditions
déterminées par la clause générale de limitation.
Les critères d’éligibilité pour les élections du
Président de la République ont par ailleurs fait
l’objet de vifs débats tout au long du processus
constituant. Les discussions se sont focalisées
sur la question de savoir s’il fallait prévoir un
âge limite pour les candidats et quelles devaient
être les restrictions concernant les binationaux.
Ces deux questions ont été d’autant plus
sensibles, qu’elles affectent directement
plusieurs candidats potentiels aux élections.
Jusqu’au quatrième projet, les candidats à la
Présidence de la République devaient avoir au
minimum 40 ans et au maximum 75 ans.
Conditions non acceptables pour certains, cette
question à fait l’objet de vifs débats durant le
vote article par article. L’Assemblée a d’ailleurs
dû voter à deux reprises l’Article 74235 relatif
aux critères d’éligibilité. Les partis politiques et
les membres de la Commission des consensus
sont finalement parvenus à un accord pour
235 Article 73 du quatrième projet.
supprimer les restrictions portant sur l’âge
maximum des candidats à la présidentielle.
La décision de l’ANC de supprimer cette
limitation d’âge est louable, dans la mesure où il
rend ce critère d’éligibilité plus conforme aux
standards internationaux. L’abaissement de
l’âge minimal à 35 ans au lieu de 40 ans dans
les projets précédents, constitue une autre
évolution positive à même d’encourager une
participation plus large des jeunes dans les
affaires politiques de leur pays236 .
La nationalité du Président de la République
a également fait l’objet de débats passionnés.
Jusqu’au quatrième projet, seules les personnes
jouissant uniquement de la nationalité
tunisienne pouvaient se porter candidates aux
élections présidentielles. Cette condition a été
affinée dans le quatrième projet, qui a spécifié
qu’à la date du dépôt de sa candidature, le ou la
candidat(e) devait jouir exclusivement de la
nationalité tunisienne, obligeant ainsi les
binationaux à révoquer leur seconde nationalité
avant de présenter leur candidature aux
élections présidentielles. Suite aux intenses
efforts déployés par certains députés, en
particulier par ceux titulaires d’une deuxième
nationalité, l’ANC a accepté d’alléger les
conditions de candidature. Le candidat est
désormais tenu d’abandonner toute autre
nationalité uniquement s’il ou elle est élu(e)
(Article 74).
Les quatre projets de Constitution
imposaient que le candidat soit musulman237 .Il
n’est pas étonnant que cette condition ait été
conservée dans la version adoptée du texte,
d’autant que cette question n’a presque pas été
236 L’Observation Générale n°25 des Nations Unies, qui est le
document interprétatif de l’Article 25 du PIDCP, souligne que toute
restriction au droit d’être élu et au droit pour le peuple de choisir
librement ses représentants doit « reposer sur des critères objectifs et
raisonnables »236. L’Observation Générale n°25 identifie, comme
exemple de restriction raisonnable, un âge minimum ou la santé
mentale. Les dispositions fixant une limite d’âge maximum peuvent
être entendues comme garantissant des conditions de santé physique
ou mentale suffisantes pour l’exercice de la fonction. L’âge n’étant
pas nécessairement une condition garantissant ces aptitudes, s’il est
érigé en critère, celui-ci pourrait être discriminatoire à l’égard de
candidats aptes.
237 A la soumission de ces chapitres lors du premier projet de
Constitution en août 2012, plusieurs commissions ont proposé de
multiples versions d’articles. S’agissant des conditions de candidature
à la Présidence de la République, cinq différentes options ont été
présentées dont deux ne comportaient pas la condition pour les
candidats d’être de confession musulmane.
débattue. L’exigence pour un candidat de
souscrire à une croyance religieuse spécifique
constitue pourtant une violation manifeste des
articles 25 et 26 du PIDCP qui exigent, en la
matière, le respect des principes de participation
aux affaires publiques, de non-discrimination et
d’égalité devant la loi.
La structure du régime politique
Le droit international ne recommande pas de
régime politique en particulier, en ce que « tout
Etat a le droit de choisir et de mettre en œuvre
son propre régime politique, économique et
social ».238
Les constitutions devraient néanmoins
prévoir que tous les éléments requis d’un
système démocratique garantissant la mise en
œuvre de ces droits soient respectés,
notamment l’équilibre des pouvoirs, ce qui
implique une collaboration entre les différents
pouvoirs de l’é Etat, et la création de
mécanismes de contrôle réciproque et de
contre-pouvoirs.
Le choix du régime politique a lui aussi, fait
l’objet d’intenses débats. Bien que le principe
de séparation des pouvoirs ait été établi dès le
premier projet, le débat s’est articulé autour de
l’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif et le
législatif, et entre les pouvoirs du Président de la
République et ceux du Chef de gouvernement
(Premier ministre) dans un régime mixte avec
un exécutif bicéphale.
Certains aspects du régime politique n’ont
en outre pas été définis ni dans le premier
projet, ni dans le second. En l’absence d’un
consensus au sein de la commission des
pouvoirs exécutif et législatif (également appelée
la commission des pouvoirs), ses membres ont
décidé de présenter deux voire trois options
possibles pour certains articles. Dans le
troisième projet, le Comité de rédaction a
238 Cour Internationale de Justice (CIJ), Activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua, (Nicaragua v. Etats-Unis d’Amérique), 27
juin 1986, p. 131: « La politique intérieure d’un Etat relève de sa
juridiction exclusive, pourvu qu’elle ne porte atteinte à aucune
obligation de droit international. Chaque Etat est libre de choisir et
mettre en œuvre son propre régime politique, économique et
social. » Et CIJ, Avis consultatif, Sahara Occidental, 16 octobre 1975,
pp. 43-44: “Selon la Cour, « Aucune règle de droit international
n'exige que l'État ait une structure déterminée, comme le prouve la
diversité des structures étatiques qui existent actuellement dans le
monde ».
97
effectué un choix parmi ces propositions. Le
régime politique retenu accordait des pouvoirs
étendus au parlement et au gouvernement tout
en attribuant au Président de la République,
directement élu, des prérogatives plus limitées.
Le quatrième projet n’a pas modifié de
manière significative les prérogatives des
détenteurs du pouvoir exécutif mais a introduit
certaines précisions visant à clarifier leurs rôles
respectifs dans le but d’assurer un meilleur
équilibre entre les deux. Une nouvelle
disposition dans le quatrième projet (Article 70
devenu 71 dans la Constitution adoptée)
établissait clairement que le Président de la
République et le gouvernement, présidé par un
Chef du gouvernement « détiennent le pouvoir
exécutif ». Ces changements, résultant dans une
certaine mesure des accords conclus dans le
cadre des dialogues nationaux, n’ont toutefois
pas été considérés comme suffisants par de
nombreux membres de l’opposition et d’autres
acteurs politiques.
L’assemblée plénière a finalement adopté
une formulation clarifiant les compétences du
Chef de gouvernement et du Président de la
République. Quelques zones grises subsistent
toutefois. La Constitution dispose ainsi à
plusieurs reprises que le Président de la
République doit prendre les décisions après
avoir consulté le Chef de gouvernement239. La
mise en œuvre de ces dispositions peut se
révéler complexe si un accord n’est pas trouvé
au sein du pouvoir exécutif. L’Article 101
prévoit que les conflits de compétence entre le
Président de la République et le Chef du
gouvernement sont soumis à la Cour
Constitutionnelle à la demande de la partie « la
plus diligente », cette Cour devant trancher le
différend dans un délai d’une semaine. Certes,
la Cour agit en principe en tant qu’arbitre, mais
cela implique aussi un risque de politisation de
cette juridiction si elle est fréquemment
sollicitée, sachant que la Constitution n’offre
pas de directives spécifiques pour guider ses
décisions. En outre, il y a lieu de relever que la
Cour Constitutionnelle risque de n’être mise en
place qu’un an après la tenue des élections
239 Articles 77, 78, 80, 106.
98
législatives créant ainsi un vide si un conflit
survient entre-temps240.
Une autre question susceptible de soulever
des difficultés à l’avenir a trait à la ratification
des conventions internationales. Selon l’Article
77 il incombe au Président de la République de
ratifier les traités et d’ordonner leur
publication, alors qu’il revient exclusivement au
Chef du gouvernement de présenter les projets
de lois de ratification des traités (Article 62). La
Constitution demeure silencieuse dans le cas où
le Chef de gouvernement s’abstient de présenter
un projet de loi ou ne le fait pas dans les temps
impartis, bloquant ainsi le processus de
ratification. Une telle situation pourrait ainsi
causer une crise politique affectant l’équilibre
des pouvoirs.
Certaines dispositions relatives au régime
politique sont finalement très complexes et
pourraient se révéler difficiles à mettre en
œuvre. Le Président de la République peut, par
exemple, demander à l’Assemblée des
Représentants du Peuple de renouveler sa
confiance au gouvernement à deux reprises au
maximum durant le mandat présidentiel
(Article 99). En cas de non renouvellement de
la confiance au gouvernement, le Président de la
République charge la personne la plus qualifiée
de former un nouveau gouvernement dans un
délai ne dépassant pas les trente jours. Si cette
personne ne parvient pas à former un nouveau
gouvernement ou si l’Assemblée lui refuse la
confiance, le Président de la République peut
dissoudre l’Assemblée des Représentants du
Peuple et convoquer des élections législatives
anticipées. En cas de renouvellement de la
confiance au gouvernement à deux reprises, le
Président de la République est considéré
démissionnaire. Cette procédure n’incite
aucune des parties à recourir au système des
contre-pouvoirs, car si elle échoue son coût est
élevé tant pour le Président de la République
que pour l’Assemblée.
240 La Constitution prévoit la création d’une Instance Provisoire de
Contrôle de la Constitutionnalité des projets de loi. Son mandat ne
s’étend pas à l’arbitrage des litiges entre les pouvoirs politiques.