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AUX SOURCES DU DROIT
MODERNE TUNISIEN
S a n a BEN ACHOUR
Sana BEN ACHOUR a soutenu le 24 janvier 1996 à
Tunis, sous la direction du doyen Sadok BELAID, une
thèse d ’Etat en Droit : «Aux sources du droit moderne
T u n isie n : la lé g is la tio n tu n is ie n n e en p é r io d e
coloniale» (1 vol., 401p., index).
Sana BEN ACHOUR est maître de conférence en
droit p u b lic à la F aculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
It in é r a ir e d u ne r e c h e r c h e
L’idée de ce travail sur la législation tunisienne en
période coloniale a pris corps lorsque, par un heureux
détour professionnel, je fus amenée à travailler sur le
m ilieu urbain et à constater q u ’entre l ’architecture
a r a b o -is la m iq u e d es m é d in a s et l ’a rc h ite c tu re
occidentale des quartiers neufs européens, il existe une
architecture intermédiaire, qualifiée de coloniale, qui,
tout en p u isan t son p rin cipe d ’ordre dans la villa
individuelle européenne, trouve racine, au niveau de
son expression esthétique, dans le fonds artistique et
culturel local. M on étonnem ent fut grand devant la
beauté du résultat et l ’harmonie du produit.
Juriste de formation, j ’ai eu la curiosité d ’observer
le champ juridique en période coloniale pour y tester la
pertinence des constatations faites dans le dom aine
arch itectu ra l. L’o ccasio n m ’en fut o fferte, p ar le
département de droit public de la Faculté de droit de
Tunis et par l ’A ssociation Tunisienne des Sciences
Administratives qui, presque simultanément, lancèrent,
en y associant les jeunes assistants, des travaux de
recherche sur l’oeuvre jurisprudentielle du Tribunal
A d m in istra tif et sur le c o n ten tieu x a d m in is tra tif
tunisien dont on fêtait, en 1988, le centenaire. A cette
occasion, remonte mon prem ier contact scientifique
avec la séquence coloniale de l’histoire juridique de la
Tunisie.
Je découvrais alors dans les archives, un fonds
mystérieux, à la fois captivant, par ce qu’il livre et par
ce q u ’il fa it re v iv re , et re p o u s sa n t p a r ce q u ’il
accum ule sans distinction. Juriste, j ’entrais dans le
monde des historiens par intrusion et quittais le giron
fa m ilier par effractio n . J ’y gagnais le sens de la
relativité mais y perdais le sens de l ’abstraction. Le
législateur cessa d ’être pour moi cet être souverain et
abstrait pour prendre la figure de ces administrateurs
fra n ç a is, sp é c ia liste s des a ffaire s arab es, de ces
traducteurs, fonctionnaires de l’ombre et vecteurs de
communication entre une société arabe dominée et une
fra n ç a is e d o m in a n te , de ces
a d m in is tra tio n
jurisconsultes musulmans, complices et encombrants^,
de ces orientalistes, savants et politiques. La fixité
n orm ativ e de la lég islatio n s ’estom pa d errière la
mobilité processuelle de sa production, de sa création,
fr u it d ’un e n tre c ro is e m e n t e n tre l ’e n d o g è n e et
l ’e x o g è n e , le laïc et le s a c ra l, le s p é c ifiq u e et
l ’u n iv erse l. C ar, se v o u lan t d ro it de syn thèse, la
législation tunisienne est le produit d’une codification
du droit musulman, d ’une réappropriation du passé
réformiste précolonial et d ’un investissement du droit
local dans les catégories du droit français. Les opinions
émises sur la législation en formation cessèrent d ’être
pour moi celles de la seule «doctrine» du droit pour
englober celles du public tunisien qui s’exprima, dans
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D heses
sa diversité sociale et ses tensions culturelles, par voie
de presse (politique) et d ’information. Cette doctrine,
habituellement considérée par le juriste comme source
compacte et supplétive du droit, retrouva, à mes yeux,
sa tran sp aren ce so ciale et sa force politiq ue. Ses
locuteurs occupent, en effet, différentes places sociales
et symboliques : les praticiens et magistrats coloniaux
des tribunaux français, les avocats tunisiens juifs et
m u su lm a n s, les
h u ka m et o u ka la des trib u n a u x
s é c u lie rs , les
m u ftis et les q a d is des trib u n a u x
c h a ra ïq u e s . V é rita b le a u to rité d is c u rs iv e , c e tte
doctrine joue un rôle primordial dans !’inculcation, la
reproduction et la diffusion des valeurs inhérentes au
nouvel ordre positif en formation.
En réalité, mon projet de départ était plus ajusté à
m a form ation d ’origine en droit public interne. En
cette qualité, je me proposais d ’observer le champ du
droit public pour étudier, à travers l ’évolution de
l ’é d ific e p o litic o - a d m in is tr a tif , les te n ta tiv e s
d ’édification étatique en Tunisie. Ainsi conçu, mon
projet ne résistera pas à la découverte de la charge
culturelle du droit. Plus j ’avançais dans l’exploration
de certaines pistes (notam m ent l ’organisation de la
ju stice), plus je m esurais la force du droit dans la
construction, la conservation ou la transformation des
schèmes culturels et du code religieux. Je réalisais du
m êm e coup la sim ilitude des situations passées et
présentes. L’édification de l’Etat moderne en Tunisie
e st p a ssé e d an s ses tro is p h a se s (p ré c o lo n ia le ,
coloniale et post-coloniale) par les tentatives de l’Etat
de s’arroger le pouvoir de dire le droit. En effet, au
c e n tre de to u t p ro je t d ’é ta tis a tio n , se tro u v e
l ’im p é ra tif, p o u r la s u rv ie m êm e de l ’E tat, de
s’annexer la totalité du champ juridique. En Tunisie,
comme partout en pays d ’islam, l’édification de l ’Etat
moderne ou l’émergence de la raison moderne a pris
l’allure d ’une confrontation entre le divin et l ’humain,
le ré v é lé et le p o sé, le sacré et le laïc. D ans un
contexte de domination coloniale, cette confrontation
s ’est d o u b lée d ’une o p p o sitio n en tre co n q u is et
conquérants.
Compte tenu de ces éléments, je fus amenée non
pas à renoncer en totalité à mon projet initial, mais à le
redimensionner, pour en élargir le champ et tenter de
comprendre les mécanismes qui, en Tunisie, pays de
culture arabo-islamique, ont favorisé «l’autonomisation»
du droit. Fixée sur la nature de mes interrogations, je
n ’ai plus hésité à sortir des limites de ma discipline
scientifique. Je devais aller, à partir de ce moment, de
surprise en étonnement.
C o n tre
to u te a tte n te , je re m a rq u a is , à
la
consultation des recueils anciens, que la législation
posée en période coloniale se dénomme législation ou
droit tunisien. Périodiques et répertoires en portent le
titre. Ce qualificatif ne m anqua pas de susciter ma
cu rio sité . C om m ent, alors m êm e que le pays se
trouvait placé sous le protectorat de la France, la
lég islatio n posée par le co lo n isateu r po u v ait-elle
afficher une identité p roprem en t nationale ? Que
renferm e la notion ? Je découvrais alors, non sans
surprise du reste, que sous ce vocable étaient réunis
les actes édictés ou prom ulgués par le S ouverain
tunisien sous forme de décrets beylicaux et visés par le
représentant du gouvernement français en Tunisie, le
résident général. Je réalisais alors, le triple paradoxe
de la situation tunisienne.
Tout en d ép o u illan t le Bey des attrib u ts de sa
souveraineté, le protectorat français en affermit, ne
fût-ce qu’au plan formel, le statut de législateur. Les
accords de protectorat, m algré leur caractère fictif,
finirent par imposer leur logique formelle et par faire
écran à la substitution pure et simple du législateur
colonial au législateur tunisien. Toute norme passait
p ar la m éd iatio n b e y lic a le . P ar aille u rs, to u t en
m oulant le droit applicable aux Tunisiens dans les
c a té g o rie s du d ro it fra n ç a is , le c o lo n is a te u r en
re n fo rça l ’id e n tité tu n isie n n e, en re n v o y an t aux
« in d ig è n e s » l ’im ag e de le u r d iffé re n c e . C ’est,
p a ra d o x a le m e n t,
s itu a tio n
d an s
d ’assujettissement colonial que la législation beylicale
se pensa et se conçut ouvertement comme tunisienne
c’est-à-dire comme spécifique à une entité tunisienne
distincte de la communauté des musulmans. Enfin, et
ce n ’est pas là le moindre des paradoxes, c ’est cette
lé g is la tio n à la tu n is ia n ité « a m b ig u ë » q u i, à
l’indépendance, sera endossée par le législateur post­
c o lo n ia l et m ise au s e rv ic e de son p ro je t de
construction nationale.
c e tte
Parallèlement à ces constats, je décelais, non sans
e m b arras, d e rriè re l ’a p p a re n te u n ifo rm ité de la
législation tunisienne, son pluralisme et sa complexité,
tant au niveau de ses lieux de production et de ses
interprètes que de ses destinataires. Comment parler
d ’une hom ogénéité à l ’intérieur de cet ensemble de
décrets beylicaux dont l ’origine est, selon le cas,
locale ou parisienne ? Com ment restituer une unité
dans un corpus de lois dont l ’application relève, dans
une distribution arbitraire, des juges français ou des
juges tunisiens ? Comment enfin saisir l’identité de ce
d ro it dont les ré cep teu rs sont, selon la p o litiq u e
coloniale du moment (politique de différenciation ou
d ’assimilation), tous les habitants de la Régence ou les
seuls «indigènes» du pays ?
Devant l’ampleur de la question, je prenais le parti
de procéder par sondage en m ’attachant à l ’étude des
«grands» textes fondateurs d ’une nouvelle raison
juridique en Tunisie. Je commençais, suivant l ’ordre
c h ro n o lo g iq u e de le u r p ro m u lg a tio n , du re s te
révélateur du sens des priorités et de l’opportunisme
des autorités, par les textes relatifs au nouveau statut
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THESEH
de la terre (c’est-à-dire les textes sur l ’immatriculation
fo n c iè re et ce u x su r la d o m a n ia lité p u b liq u e ),
^’examinais par la suite les textes ^ur l’organisation et
le fonctionnement de Injustice séculière, ceux relatifs
au tribunal de
VO uzara, la création des tribunaux
régionaux, la délégation de la justice.
€ ’e s t à ce s ta d e de la re c h e rc h e q u e je p ris
conscience de la globalité et de la cohérence générale
de la réform e du droit en Tunisie. Les archives, en
commençant à me livrer quelques uns de leurs secrets,
me permettaient de découvrir que la réforme du droit
avait pris, dans un vaste dessein modernisateur, une
trip le d im en sio n : n o rm ativ e, in stitu tio n n e lle et
pédagogique. Au niveau normatif, la codification du
droit m usulm an devait réaliser sa transm utation en
législation tunisienne. Au niveau institutionnel, les
tribunaux séculiers, désormais enfermés dans le cadre
rigide des codes, devaient s’a^ranchir des tribunaux
re lig ie u x . A u n iv e a u p é d a g o g iq u e , la n o u v e lle
form ation donnée au^ juges, devait, en rem odelant
leur univers référentiel, assurer l’efflcacité du nouveau
système et par suite, s^ pérennité.
D ès lors, il s ’ag issait p our m oi d ’en v isag er la
question de l’autonomisation du droit tunisien dans 1^
diversité de ses dim ensions et la com plexité de ses
im p lic a tio n s . L a is s a n t de cô té les in fo rm a tio n s
recueillies sur le nouveau systèm e de la ju stice et
celles collectées sur le nouveau régime de la propriété
foncière, je me lançais sur la piste de la codiflcation du
droit. Et, me trouvant de nouveau dans cette situation
où «une q u estio n en cache une autre», j ’opérais,
encore une fois, un élargissement de mon angle de vue
pour tenter de saisir, derrière les structures et les
rouages adm inistratifs, le profil des hom m es, leur
discours, leurs méthodes et leurs stratégies, et derrière
l’apparente technicité de la question de la codihcation,
ses enjeux culturels et ses retombées sociales. l ’étais
d o n c a m e n é e , à c o n s u lte r d ’a u tre s so u rc e s
documentaires, en l’occurrence, la presse politique et
d ’information pour mesurer, à travers les réactions de
l’opinion publique, l’impact du changement juridique.
Le retour aux sources journalistiques ne fut pas aisé,
tant elles sont massives et diverses. Contrainte de faire
un tri, je prenais le pa^i d ’arrêter me^ recherches aux
années marquant un tournant dans la vie juridique et
institutionnelle du pays, et à limiter la consultation à
certains journaux représentatifs du débat pubhc sur le
droit, débat qui ^vait lieu, alors, entre m odernistes
la ie s , ré fo rm is te s m u su lm a n s et c o n s e rv a te u rs
religieux.
?lus que le changement dans l ’ordre des faits, c ’est
le changement dans l ’ordre des idées, des mentalités
qui pose problèm e L’interrogation est lancinante :
c o m m e n t a ffirm e r et fa ire a d m e ttre l ’id ée de
l ’autonom ie du juridique par rapport au religieux ?
L’im portance de cette question m ’^pparut dans sa
vigueur, au hasard de ia découverte d ’un docum ent
d ’arch iv e p o rtan t sur les cours de d ro it tu n isien
organisés dès 1906, p^r les services ju d iciaires à
l ’in ten tio n des ju g es et au x iliaires des trihun^ux
séculiers. !1 m ’apparaissait intéressant de lier mes
interrogations sur la ré a rm e du système juridique à
des q u estio n s p lu s g é n é ra le s sur l ’é v o lu tio n du
système d’enseignement en Tunisie et de mesurer, par
comparaison, le rôle des institutions d ’enseignement
du droit dans l ’ém ergence de nouveaux acteurs, la
transmission d ’un nouveau savoir et la d ifusión d ’une
nouvelle représentation de la norm e juridique. Mes
re ch erch es é taie n t ^ c i l i t é e s p ar l ’im p o rtan ce et
l’ahondance de travaux anciens et récents consacrés à
ce tte q u estio n g én érale ou aux d iffé re n ts foyers
culturels et d ’enseignement en Tunisie. Mais plus je
travaillais sur les institutions de savoir, plus s’imposait
le heroin d ’évaluer le résultat du travail pédagogique,
et ce, à travers l ’examen de la production savante de
l ’époque. Sans être vraim ent fixée sur la nouvelle
orientation à suivre, je fréquentais la B ibliothèque
Nationale et son hchier
Tunisiana pour m ’imprégner
de l ’immense littérature juridique de l’époque. € ela
m e s u ffis a it
ف- Plus de références et documents sur Legaly Docs fo rm u le r l ’h y p o th è s e q u e, dans
l’ensem ble des publications savantes, les revues et
périodiques spécialisés en législation et droit tunisiens,
p^r leur genre même, la spécialisation de leur objet, la
d iv ersité de leurs lo cu teu rs, le d u alism e de leu r
support linguistique, sont à la fois le reflet et le vecteur
de l ’^ u to n o m isa tio n du d ro it tu n is ie n et q u ’ils
c o n stitu en t, par cela m êm e, un terrain p riv ilég ié
d ’observation du changement juridique et culturel en
Tunisie. A l’étude, cette hypothèse se vérifla féconde
et me permit d ’entrevoir les ruptures et les continuités
dans le discours des juristes locaux : continuité, parce
que, en constituant 1^ nouveau droit positif en objet
autonom e de savoir, la doctrine a co ntribu é à lui
imprimer une cohérence propre et à véhiculer l’idée de
son existence intrinsèque ; ruptures parce que, dan^
leurs divergences idéologiques, les juristes se sont
opposés sur le sens de la «tunisianité» et le degré de
modernité de ce nouveau droit en formation.
Simple travail de terrain, ce retour aux sources du
droit m oderne tunisien n ’épuise ni la question de
l’origine de la modernité juridique en Tunisie, ni celle
de la concurrence entre deux philosophies de droit,
deux tabler de valeurs non concordantes. Tout au plu^,
a m b itio n n e -t-il de c o m p re n d re le fil qu i lie
l ’e x p re s s io n de la ju r id ic ité au ré e l so c ia l et à
l ’imaginaire culturel.
T r a je c to ir e de l a lé g is la tio n
TUNISIENNE
M atière vivante, la législatio n tunisienne est à
appréhender comme produit inscrit dans des temps et
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des lieux déterm inés. Elle naît, m ûrit et déploie ses
potentialités dans un contexte colonial dans lequel le
protectorat a fini par imposer sa logique formelle et par
im p rim e r à l ’a d m in istra tio n son ca ra c tè re b in aire
franco-tunisien. Reflet des circonstances qui l’ont vu
naître et se développer, elle est un produit dont les
com plexités et les sinuosités ne peuvent être saisies
qu’à travers plusieurs détours. Car, dans le pluralisme
inhérent à la situation coloniale, seule une fraction - le
droit à destination des indigènes réglem entant leurs
rapports privés- est dénommée «législation tunisienne».
S euls les cod es, tex tes fo n d ateu rs d ’une nouvelle
rationalité juridique, se disent tunisiens, ?etite part,
mais non des moindres, elle offre un terrain privilégié
d ’observation du changem ent juridique en Tunisie et
in te rp e lle le c h e rc h e u r su r les fo n d e m e n ts de sa
singularité, ? a r quelles opérations cette part du droit
tunisien s’est-elle détachée de l’ensemble du système
juridique auquel elle appartient ? Comment s’est-elle
c o n s titu é e ? D ans q u el face à fa ce? A vec q u elles
justifications ? Qui en sont les producteurs et quels en
? A u ta n t
so n t
d ’interrogations qui situent le projet aux confins du
droit pour le mettre en perpective et le placent d ’emblée
sur le terrain de la recherche socio-historique.
les v e c te u rs de c irc u la tio n
? o u r appréhender dans sa génétique, son devenir
historique et sa réalité interactive le droit nouvellement
produit, il y lieu d ’en identifier le mouvement. Dans la
logique de son déploiem ent, la législation tunisienne
dessine une évolution en deux temps, de production et
de re p ro d u c tio n . T ra ité e s sé p a ré m e n t, ces d eu x
séquences ne sont pas moins inscrites dans un même
processus dialectique, provoquant en même temps que
supportant et, par la suite enracinant le changem ent
juridique et culturel en Tunisie.
La production du nouveau droit
Le traitement de cette première séquence s’appuie sur
une interrogation doublée d ’un constat. Quelles sont les
op ératio n s p ratiq ues et sym boliques qui ont rendu
possible l’éclosion d ’un droit séculier «spécifiquement»
tunisien dans une société de culture arabo-islam ique
ayant traversé sans succès -mais non sans implications-
l ’expérience réformiste de l’Etat précolonial husseinite ?
Tracer dans ses linéaments la genèse de cette législation
impose d ’en décrire les opérations d ’établissement et de
fondation.
É d ic té e s so u s fo rm e de d é c re ts b e y lic a u x , la
lé g is la tio n
tu n is ie n n e s ’é la b o re au sein des
adm inistrations locales et se fabrique en deux temps
que départagent les réformes administratives de l’entre-
deux-guerres. Durant la première période (1881-1922),
l ’essentiel du pouvoir législatif se concentre entre les
mains des spécialistes des affaires tunisiennes, au sein
du S ecrétariat G énéral du G ouvernem ent Tunisien.
L ongue p ério d e de m ise en p lace des ro u ag es du
protectorat et de consolidation de la présence ^an^aise
en Tunisie, elle se caractérise au plan normatif par une
im pression nante p rodu ctio n lég islativ e, engageant
l ’avenir juridique de la Tunisie moderne et imprimant
au système global sa nouvelle configuration. Le droit
posé par les gouvernants affirme, dès cette époque, sa
prétention à l ’exclusivité, la totalité, la com plétude.
Repoussant le droit musulman dans ses confins (statut
personnel et successoral), la législation tunisienne
envafiit de nouveaux cfiamps, s’annexe de nouveaux
territoires gagnés sur le droit musulman : la terre (loi
foncière de 1885), les obligations contractuelles et les
échanges commerciaux (code des obligations et contrats
de 1906), l’ordre public et les sanctions pénales (code
pénal de 1913 et le code de procédure pénale de 1921).
De même au plan judiciaire, l ’effort se concentre sur la
réform e des tribunaux séculiers tunisiens, accentuant
leur caractère laie, renforçant leur statut de juridiction
de droit commun (code de procédure civile de 1910,
délégation de la justice retenue par le Bey en 19^^).
F ace aux trib u n a u x sé c u lie rs a in si ré fo rm é s, les
trib u n au x re lig ieu x m usulm ans, confin és dans les
affaires successorales et de statut personnel et dans les
actions pétitoires sur les immeubles non immatriculés,
font figure de juridictions d ’exception.
?osée d ’en haut, dans l’ombre du législateur colonial
la législation tunisienne se présente en cette période de
fondation, marquée par la personnalité des «pionniers»
(S. Berge, M. Bompart, Ducos de la Haille), comme
u n e o e u v re p ra g m a tiq u e . F ile fin it p a r p re n d re
«spontaném ent» une forme duale à l ’im age du droit
français, divisé en droit public et d ro it privé. Son
versant public, étroitement lié à l’exercice du pouvoir
politique, est très tôt érigé en domaine réservé aux seuls
a d m in is tra te u rs et c h e fs de s e rv ic e s fra n ç a is de
l’administration du protectorat. Son versant privé, plus
directem ent lié aux questions sociales et culturelles,
engage d ’autres acteurs au profil politique et savant : les
spécialistes des araires indigènes, les orientalistes (tel
David Santillana auteur du Code des Obligations et des
C o ^rats), les jurisconsultes musulmans (les
muftis et
qadis des deux rites hané^tes et m aléktes) et impose
une négociation franco-tunisienne. Quoique lim ité à
q u e lq u e s in c o n to u rn a b le s p riv ilé g ié s de l ’é lite
tunisienne traditionnelle et à quelques islam ologues
européens, le débat témoigne, à sa manière, de la prise
en co m p te de la c u ltu re ju rid iq u e de la so c ié té
tunisienne, culture sans laquelle le droit nouvellement
produit n ’a aucune chance de prise sur le réel.
Au sortir de la Crande Guerre suite aux réformes de
1922, s ’o père une n ouvelle d iv isio n du trav ail de
production des normes juridiques. Des structures inédites
sont créées provoquant l’entrée en scène de nouveaux
acteurs : les comités et services juridiques et de législafion
composés de professionnels du droit, le Grand C oneil de
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la Tunisie avec sa section tunisienne qui, quoique illusoire,
aménage la participation des Tunisiens à la vie publique, le
ministère de Injustice tunisienne au sein duquel le délégué
fr^nç^s hnit par se poser comme le véritable héritier des
a ttrib u tio n s lé g isla tiv e s du sec rétaire général du
gouvernement tunisien
^ o in s féconde au niveau de la production juridique -
le protectorat rentrant dès l’entre-deux-guerres dans une
phase de turbulence politique et d ’enlisement dan^ ses
propres co ntradictions-, cette deuxièm e période est
marquée par un paradoxe : les avancées de la rationalité
juridique moderne, d ’une part, ses limites attestées par
l ’échec même du projet de laïcisation et d ’unification
du système juridique tunisien, d ’autre part (projet du
code ch ^ ratq u e de 1949). L a ra tio n a lité ju rid iq u e
française, certes lim itée à son aspect form aliste et
techniciste, est p articu lièrem ent observable dans le
domaine administratif. Le modèle a gagné l’ensemble
des asp ects de la vie p u b lique. L’ad m in istratio n a
discipliné ses m éthodes de production de la norm e
(services et comités de législation), amorcé son ancrage
territorial et étendu ses antennes régionales et locales
(municipalités, conseils de caïdats, conseils de région).
Reproduisant le modèle métropolitain, l’administration
s’est déhnitivement fonctionnarisée (statut général de la
fo n c tio n p u b liq u e de 1926) et s ’est re la tiv e m e n t
soumise au droit (admission du recours pour excès de
p o u v o ir). M u ltip lia n t les s ig n e s de ré fo rm e s et
d’ouverture au^ Tunisiens (Crand conseil de la Tunisie)
l’administration coloniale n ’en resta pas moins sourde
aux reven dication s dém ocratiques d ’une société en
mutation dont elle est, paradoxalement, un des facteurs
de blocage et d ’accélération. D ans le dom aine des
relations privées, la modernité juridique occidentale ne
réussira pas à percer les relations familiales, régies par
les règles du droit musulman. Les savants musulmans,
san s le c o n c o u rs d e sq u e ls la ré fo rm e n ’e st pas
en v isag eab le, dem eu rent, m algré leur adhésion au
projet d ’une remise en forme des règles islamiques du
statu t p erso n n el, ré frac taires à l ’innovation. C ette
tentative avortée de codification des règles islamiques
témoigne finalement des difficultés de l’administration à
imposer par le haut le changement juridique mais aussi
du besoin ressenti jusque dans les rangs zeitouniens
d’une réforme du droit et des institutions islamiques.
La diffusion culturelle du nouveau droit
D ans la c o n stru c tio n -co n so lid a tio n de l ’idée de
l’autonomie du droit tunisien un autre phénomène est à
l ’oeuvre, à savoir la constitution d ’un discours savant
sur un objet posé ou supposé identifiable : le droit
tunisien. Le protectorat français, en même temps qu’il a
engendré « le nouveau droit positif tunisien» a produit
un n o u v e a u s a v o ir ju rid iq u e , d o n t il im p o rte de
connaître les lieux de production et les vecteurs de
circulation. Les changem ents opérés dans le champ
m êm e de la ré g u la tio n ju rid iq u e o n t in d u it la
constitution d ’un nouveau savoir juridique porté par de
nouvelles hgures, issues d^s nouveaux lieux de savoir.
A ux an c ie n s
m u d a rre s, fu q a h a , q a d is et a u tre s
jurisconsultes musulmans,
ulama, «hommes de la loi et
de la fo i» , se sont p ro g re ssiv e m e n t su b stitu é s de
nouve^u^ acteurs : les juristes positivistes, légalistes,
interprètes de la loi posée par l’Etat.
La transm ission d ’un nouveau savoir sera assurée
dans un premier temps, par les «cours de législation et
de droit privé tunisiens» (1907). Destinés aux nouveaux
p ro fe ssio n n e ls de la ju s tic e sé c u liè re
{hukam s et
oukalas), ils représentent la dernière touche d^ns la
transformation du s)^stème juridique. Tout en façonnant
les esprits dans 1^ nouvelle rationalité juridique, ils
canalisent, et par là-m êm e verrouillent, l ’accès à la
m ag istratu re tu n isien n e. R éduits in itiale m e n t à la
connaissance des code^, les cours finissent, dans leur
d^^namique, par englober toute la législation positive
nouvellem ent produite et par discipliner l ’objet en le
scindant en deux branches : d ’un côté la législation
tunisienne (le versant public du droit tunisien), de
l ’a u tre ,
le d ro it p riv é tu n is ie n . O rg a n isé s en
e n s e ig n e m e n t au to n o m e , sé p a ré s à la fo is de
l ’e n s e ig n e m e n t z e ito u n ie n et ؛le l ’e n se ig n e m e n t
universitaire français (Centre d ’étu d es Juridiques et
In s titu t des H a u te s E tu d e s de T u n is c ré é e s
respectivement en 1922 et 1945), les cours ont constitué
le lieu de fix ation et d ’expansion du nationalism e
juridique tunisien.
Dans ce processus de diffusion culturelle, un autre
support est à considérer : les périodiques de législation
et de jurisprudence (codes annotés, annuaires de droit,
recueils de législation, répertoires de jurisprudence,
journaux, gazettes, revues juridiques). Elisant écho à la
nouvelle législation produite, ils en reproduisent ^t en
diffusent l’idéologie. Cette forme de production savante
n ’est pas le produit exclusif de la doctrine coloniale du
droit tunisien. Une «doctrine indigène» se constitue,
dispute à l ’autre son hégémonie et sa vision. Dans sa
diversité cette production atteste, par son genre et par
les d is c o u rs qui y so n t te n u s, de la n o u v e lle
représentation de la norme juridique. En ne s’attachant
qu’à la législation positive, en n ’accordant que peu ou
pas du tout de place aux autres régularités observables,
n o tam m en t, au d ro it m u su lm an ou aux co u tu m es
locales, ces périodiques véhiculent l ’idée que le seul
vrai droit est le nouvel ordre légal et fondent l’idée de
l’autonomie du droit tunisien. C ’est sur le sens de cette
autonomie du juridique que la doctrine tunisienne se
sépare et apparaît dans ses divergences idéologiques
(entre laïcs, réformistes et conservateurs) et ses clivages
socioculturels (avocats auprès des tribunaux français,
hukams et oukalas des tribunaux séculiers tunisiens,
qadis et muftis de la judicature religieuse).
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P e r m a n e n c e dun d ébat
M atière riche, féco n de en débats, la législation
tunisienne tém oigne, dans ses deux séquences, d ’un
combat dont on ne perçoit pas encore l’issue entre droit
divin et droit humain, droit positif et
chariâ islamique ;
débat qui renvoie aux questions toujours actuelles :
quel droit...pour servir quel hom m e...quelle société ?
Ce d éb at aux m u ltip les en jeu x se noue au to u r du
problèm e de !’énonciation de la norm e juridique et
porte sur la langue, la forme et les valeurs du droit.
Le débat linguistique
D ans le dom aine jurid ique, la form e prise par le
protectorat français im pose sa règle du «double» et
instaure le bilinguism e juridique. Dans le contexte
colonial, les traducteurs et interprètes, agents de liaison
e n tre u n e a d m in is tra tio n ex o g è n e et une so ciété
«indigène», occupent une place importante. C ’est par
leur m éd iatio n que s ’é ta b lit le co n tact entre deux
mondes étrangers l ’un à l’autre et que se transmettent le
message et le langage de l’un et de l’autre, de l’un vers
l ’autre. Vecteurs de communication entre l’arabe et le
français, l ’administration et l ’administré, les magistrats
et les justiciables, ils se rencontrent à différents niveau
de l’administration active et judiciaire. Interprètes de la
p a ro le et tra d u c te u rs de l ’éc rit, leu rs tâch es sont
multiples allant de la traduction et de l’interprétation du
langage courant, jusqu’à celles du langage «technique»,
en l ’occurrence le langage juridique. Com m e toute
traduction, la traduction juridique a ses limites propres,
ses contraintes spécifiques. Car, le droit n ’est pas qu’un
en sem ble de tech n iq u es et m écanism es neutres et
objectifs. Le droit est aussi une manière de parler du
réel. Il est porteur d ’une vision du monde. Passer d ’une
langue du droit à une autre, c ’est transposer un contenu
et des valeurs d ’un ordre ju rid iq u e à l ’autre^. Les
difficultés culturelles posées par le passage de l ’énoncé
juridique d ’une langue à une autre sont attestées en
même temps qu’aplanies par la technique des emprunts.
Introduits par effraction au code linguistique, les mots
dont le concept n ’existe pas dans la langue de l ’autre,
se retrouvent dans la langue d ’accueil avec les marques
de leur étrangeté culturelle. Juges et légistes font usage
de ces emprunts. Colorant de leur exotisme la langue
française, ces références au vocabulaire indigène se
c o m p te n t p a r c e n ta in e s . D ans l ’a u tre sen s, des
institutions modernes occidentales, n ’ayant pas encore
d ’équivalent, sont introduites dans la langue arabe par
e m p ru n t au fra n ç a is . C o m m e to u te tra d u c tio n
technique, la traduction des termes juridiques posera le
p ro b lè m e de la fix a tio n et de l ’u n ific a tio n du
vocabulaire technique. Concernant le vocabulaire arabe
moderne, le thème est récurrent. Celui-ci s’est constitué
au fil du tem ps en puisant son
stock dans plusieurs
sources : la lég islatio n réform iste précoloniale, la
lé g is la tio n o tto m a n e a ra b is é e , les lé g is la tio n s
ég y p tien n e et lib an aise. M ettre fin à la d iv e rsité
terminologique est un projet qui, aujourd’hui encore,
fa it sens. En ré a lité , les en jeu x de la tra d u c tio n
juridique sont autres. Acte d ’appropriation, celle-ci
p e rm e t le tra n s f e rt des c o n c e p ts, c a té g o rie s et
raisonnements juridiques français vers la langue et la
culture juridique arabes ; elle déterm ine, en mêm e
temps, le redim ensionnement du droit musulman par
son investissement dans les catégories du droit français.
Le débat formel
L’émergence d ’une législation moderne tunisienne
s’est accompagnée de fortes justifications. Comme tout
discours idéologique, elles ont pour but de minimiser
l’innovation en faisant admettre l’idée que les emprunts
au droit occidental ont été redimensionnés à l ’échelle
des valeurs de la société tunisienne. Aussi, le nouveau
droit est-il posé com m e un droit de synthèse entre
l ’ancien et le nouveau, l ’interne et l ’externe. Cette
synthèse est donnée com m e le fruit d ’une m éthode
indéfectible dans l ’art moderne de poser les lois : la
codification.
Portée par le besoin de maîtriser, en la dominant, la
société tunisienne, l’administration française s’attachera
à en maîtriser le droit en le moulant dans les formes du
d ro it fran ça is. «La co d ific a tio n g én é rale des lois
musulmanes» est, dès 1896, à l’ordre du jour. Plus que
p ar sim ple réflex e m im étique, les ad m in istrateu rs
coloniaux sont conscien ts de la p ortée p ratique et
sym bolique de la codification com m e opération de
n o rm a lisa tio n de l ’o rd re c o lo n ia l p ro fita n t à la
bureaucratie du protectorat, et, par suite, à la bureaucratie
de l ’E tat tunisien. C om m e le rappelle P. B ourdieu,
codifier c ’est à la fo is mettre en form e et mettre des
fo rm es. Il y a une vertu propre de la fo rm e. E t la
m a îtrise cu ltu re lle est to u jo u rs une m a îtrise des
form es^. Aussi, le projet tient-il, tout entier dans ces
quelques principes directeurs : «ramener aux formules
ordinaires de nos codes le droit musulman», «résumer
par règles claires et précises les principes essentiels du
droit appUcable aux indigènes». Mais la codification en
tant qu’opération de m ise en forme, obéit com m e le
rappelle encore P. Bourdieu à des règles du jeu qui sont
autant de jeux avec la règle du jeu : (...) savoir jouer
avec la règle du jeu ju sq u ’aux limites, voire ju sq u ’à la
transgression, tout en restant en règle^. Aussi, la tâche
est-elle confiée à ceux qui, connaissant la langue, la
civilisation et le droit de l ’autre, sont les plus à même
d ’o p é re r, san s
l ’a p p a re n c e d ’une
transgression , le changem ent ontologique du droit
m usulman. Un form idable travail de fouille dans le
d ro it des p eu p les m u su lm an s est alo rs e n tre p ris,
soutenu par les savants orientalistes qui, en Algérie, en
Tunisie, en Egypte, trav aillent dans les instituts et
so c ié té s sav a n te s d ’étu d es o rie n ta le s. R e v isité e ,
l ’histoire politique et juridique des pays musulmans, de
lu i d o n n e r
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la Turquie, de l’Inde, de l’Egypte et de 1^ Tunisie, offre
des précédents sur lesquels s’appuyer.
Au sein de l’opinion publique, le débat se fixe sur la
latitude du législateur à donner le changem ent et à
ap p o rter l ’in novatio n . L iée à ce qui deviendra «la
question tun isienne», la réform e institutionnelle et
ju d ic ia ir e a p p a ra ît trè s tô t, au p re m ie r p la n des
revendications nationalistes. Voyant dans la codification
des règles juridiques une garantie contre l ’arbitraire
administratif, l ’opinion tunisienne réclame des codes et
accueille favorablement cet effort de formalisation. En
réalité, derrière son apparente technicité, la codification
du droit pose et tranche le débat sur l ’origine et le
fondement de la juridicité.
débat sur les valeurs du droit
Le débat porte sur le sens de la «tunisianité». Dans la
construction de cette identité plusieurs voix se font écho
ou s’opposent ; d ’abord, celle des rédacteurs, émetteurs
du nouveau droit et véritables fa iseu rs de systèmes ;
ensuite celle de ses usagers s’exprimant par le biais de
l ’o p in io n p u b liq u e tu n isie n n e , en fin c e lle de ses
in te rp rè te s et c o m m e n ta te u rs sav a n ts, fo rm a n t la
doctrine juridique. Pour la fondation de ce droit porteur
d ’une ra iso n ju rid iq u e m o d erne dans une h isto ire
endogène, les rédacteurs développent une stratégie
construite et finalisée de recours à plusieurs registres :
l ’appropriation du legs législatif réformiste précolonial ;
la rationalisation du fonds juridique islam ique local.
Cette démarche devait permettre le surgissement d ’un
droit national, lieu de l ’altérité juridique tunisienne. Et
en effet, par sa forme spécifique et son contenu local
« a d a p té aux n é c e s s ité s d ’u n e fo rm a tio n so c ia le
m o d e rn e » , il c o n trib u a , d ’u n e c e rta in e fa ç o n , à
renforcer l ’attachem ent de la population tunisienne à
une culture et à un sol.
Dans le con texte co lonial et en cette période de
transformations accélérée, des schèmes culturels et des
représentations sociales, le débat public sur le droit est
révélateur du fossé qui s’est creusé entre tenants de la
laicité et tenants de la spécificité culturelle. Investi dans
une in te rro g a tio n id e n tita ire , le d é b a t ex h ib e les
potentialités du droit à fixer les images de soi. Reflet et
moteur d ’une société en transition, le droit tunisien est
re^u tout à la fois comme le conservatoire d ’une culture
et le v ec te u r d ’une n ou v elle perso n n alité. D ans le
champ du savoir, la doctrine «indigène» pas moins que
la d octrine coloniale ne se présente com m e une et
indivisible. Les déterm inations socioculturelles étant
exacerbées par le rapport colonial, elle apparaît dès
l ’abord, dans ses div erg en ces ré fé re n tie lle s et ses
tensions culturelles.
Ce d é b a t su r le d ro it re n v o ie à la q u e stio n de
l ’acculturation juridique. La notion est réservée aux
THESE
phénom ènes de transform ation globale d ’un système
juridique. Elle suggère que les contacts entre différents
ordres normatifs sont porteurs d ’un conflit de normes
m ais aussi et plus re d o u tab lem en t d ’un co n flit de
culture, particulièrem ent entre le droit local, conquis,
re fo u lé et le d ro it étran g er, co n q u é ran t. Q uoique
largement admise, la notion demeure équivoque et se
ré v è le ré d u c tric e à b ie n des é g a rd s. E lle re ste
prisonnière d ’une vision dichotomique et manichéenne
du monde en enfermant le droit reçu dans une extranéité
conflictuelle. Ce dernier n ’aurait donc aucune aptitude à
l ’e ffe t de c e rta in e s
d e v e n ir p eu à p eu , sous
circonstances et par l ’usage qui en est fait, un droit
«autochtone» ? L’intérêt de considérer la question à
partir des usages et de la pratique des acteurs permet de
voir le champ juridique dans sa réalité «interactive» et
in te r-re la tio n n e lle . Il e st d ém o n tré que
l ’in té r ê t
personnel pousse souvent les intéressés à utiliser, les
unes contre les autres et sans souci de leur origine, les
possibilités (pertes par les divers ordres juridiques en
présence^. Etre attentif à cette variance^ perm et de
prendre la m esure du changem ent juridique. Or, si,
appliquée au présent, la notion de variance est féconde,
elle est, appliquée à une situation coloniale, où par
définition il y a exercice de la violence, déformante. Car
l’utilisation différentielle des systèmes juridiques est
souvent le résultat d ’un aménagement forcé et imposé
p a r la p u is s a n c e c o lo n ia le . D e p lu s e lle ris q u e
d ’o cc u lte r les en jeu x c u ltu re ls posés p ar le droit,
particulièrement exacerbés en situation de domination
coloniale. En effet l’usage d ’un droit, pose, au-delà de
l ’a s p e c t s tric te m e n t p ro c é d u ra l, une q u e s tio n
fondam entale de choix entre deux tables de valeurs
souvent non concordantes.
S a n a BEN ACHOUR
NOTES
(Hichem), «La ^ésid^n^e face à la
question de la réforme ^aytounien», pp. 799-816,
in Les
mouvements politiques ءء sociaux ، ء؛ la Tunisie dans les
années trente, Acte^ du 3ème séminaire sur l’histoire du
Mouvement National, Tunis, MEERS-CNUDST, 1987.
^ BABAJDI (Ramdane), «
٥ ésar هل٢ bilingue : note sur le
Société, n°15,
bilinguisme juridique en Algérie»,
in
ءء )■؛
٠٢٠
ق BOURDIEU (?؛erre), «^abitus, code et codification», in
Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°64, septembre
1986, p.^l.
^ Idem, p.42.
د CHARNAY (Jean-Paul), «Droit, langage et comportement
dans l ’Algérie coloniale», pp. 180-191,
in BERQUE
(jacques), CHARNAY (Jean-Paul),
Normes ءء valeurs dans
l ’islam contemporain, Paris, Payot, 1978, 442p.
٠ HENRY (Jean-Robert), «Le changement juridique dans le
monde arabe ou le droit comme enjeu culturel», in Droit ءء
Société,n°l5,1990, p.l44.
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