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McGill Law Journal
Revue de droit de McGill
L’abus de droit : l’anténorme — Partie 1
Pierre-Emmanuel Moyse
Volume 57, numéro 4, june 2012
Résumé de l'article
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1013033ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1013033ar
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Éditeur(s)
McGill Law Journal / Revue de droit de McGill
ISSN
0024-9041 (imprimé)
1920-6356 (numérique)
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Citer cet article
Moyse, P.-E. (2012). L’abus de droit : l’anténorme — Partie 1. McGill Law
Journal / Revue de droit de McGill
, 57(4), 859–920.
https://doi.org/10.7202/1013033ar
La théorie de l’abus de droit est une théorie de la législation. Elle a pour
objectif d’encadrer l’application des droits prescrits par les lois. Le titulaire
d’un droit engage sa responsabilité lorsque l’acte qu’il autorise ordinairement
est animé par l’intention de nuire. C’est là la formule du
Code civil du Québec
qui, en 1994, en a consacré le principe. Le principe de responsabilité que pose
l’abus demeure toutefois problématique en ce sens qu’il vise des activités que
la loi permet
a priori. La théorie de l’abus donne en effet aux tribunaux le
moyen de lever cette immunité de sorte que l’acte pourtant conforme à la lettre
de la loi devient contraire à son esprit, c’est-à-dire au
droit. C’est en ce sens que
l’on peut dire que l’abus est l’anténorme. Ce principe de superlégalité donne
une place de premier plan au pouvoir judiciaire : « par la jurisprudence, mais
au-delà de la jurisprudence », écrivait Josserand. Il ne s’agit pas de donner aux
tribunaux le droit de légiférer, mais plutôt d’éviter, dans des cas exceptionnels,
la tyrannie des droits. L’étude de la théorie de l’abus de droit nous invite à
redécouvrir les premiers mouvements de la pensée socialisante du début du
vingtième siècle. Est abusif l’usage asocial d’un droit individuel. L’abus doit
être ainsi replacé dans le contexte d’une doctrine civiliste fleurissante qui
s’inscrit contre la méthode de l’exégèse et le subjectivisme juridique. Mais
l’intérêt de son étude n’est pas simplement historique. Elle offre l’hypothèse
particulièrement attrayante d’une nouvelle application. Né à une époque où le
juriste s’interroge sur les imperfections d’une législation qui se complexifie,
l’abus semble tout particulièrement adapté pour s’appliquer dans des
disciplines fortement réglementées et sujettes au changement, telle la propriété
intellectuelle ; une matière dont on déplore régulièrement les dérives et les
abus. Ce texte est la première partie d’un article publié en deux numéros.
Copyright © Pierre-Emmanuel Moyse, 2012
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McGill Law Journal ~ Revue de droit de McGill
L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1
Pierre-Emmanuel Moyse*
La théorie de l’abus de droit est une théorie de
la
législation. Elle a pour objectif d’encadrer
l’application des droits prescrits par les lois. Le titu-
laire d’un droit engage sa responsabilité lorsque l’acte
qu’il autorise ordinairement est animé par l’intention
de nuire. C’est là la formule du
Code civil du Québec
qui, en 1994, en a consacré le principe. Le principe de
responsabilité que pose l’abus demeure toutefois pro-
blématique en ce sens qu’il vise des activités que la loi
permet
a priori. La théorie de l’abus donne en effet aux
tribunaux le moyen de lever cette immunité de sorte
que l’acte pourtant conforme à la lettre de la loi de-
vient contraire à son esprit, c’est-à-dire au
droit. C’est
en ce sens que l’on peut dire que l’abus est
l’anténorme. Ce principe de superlégalité donne une
place de premier plan au pouvoir judiciaire : « par la
jurisprudence, mais au-delà de la jurisprudence »,
écrivait Josserand. Il ne s’agit pas de donner aux tri-
bunaux le droit de légiférer, mais plutôt d’éviter, dans
des cas exceptionnels, la tyrannie des droits. L’étude
de la théorie de l’abus de droit nous invite à redécou-
vrir les premiers mouvements de la pensée sociali-
sante du début du vingtième siècle. Est abusif l’usage
asocial d’un droit individuel. L’abus doit être ainsi re-
placé dans le contexte d’une doctrine civiliste fleuris-
sante qui s’inscrit contre la méthode de l’exégèse et le
subjectivisme juridique. Mais l’intérêt de son étude
n’est pas simplement historique. Elle offre l’hypothèse
particulièrement attrayante d’une nouvelle applica-
tion. Né à une époque où le juriste s’interroge sur les
imperfections d’une législation qui se complexifie,
l’abus semble tout particulièrement adapté pour
s’appliquer dans des disciplines fortement réglemen-
tées et sujettes au changement, telle la propriété intel-
lectuelle ; une matière dont on déplore régulièrement
les dérives et les abus. Ce texte est la première partie
d’un article publié en deux numéros.
The theory of the abuse of right is a legislation
theory aimed at framing the application of rights pre-
scribed by statute. The holder of a right is liable when
a normally authorized act is animated by an intention
to harm. This is the formula articulated in the
Civil
Code of Quebec
which, in 1994, consecrated the princi-
ple of the abuse of right. The principle of responsibility
underlying the abuse theory remains, however, prob-
lematic since the abuse theory targets activities which
are
a priori permitted by law. Indeed, the abuse theory
allows courts to lift the immunity of the right-holder so
that an act that conforms to the letter of the law be-
comes contrary to the spirit of the law — i.e., contrary
to
law. In this sense, abuse can be described as the
“antenorm.” This principle of superlegality gives judi-
cial power a prominent role: “
par la jurisprudence,
mais au-delà de la jurisprudence
,” wrote Josserand. It
is not a question of giving courts the power to make
law but rather of avoiding the tyranny of rights, in ex-
ceptional circumstances. A study of the abuse of right
must uncover the first movements of socializing
thought at the beginning of the twentieth century. The
asocial use of an individual right is abusive. The abuse
theory must be placed in the context of a flourishing
civilian doctrine that opposes the exegetic method and
juridical subjectivism. The study of this doctrine is not
of purely historical interest, as the doctrine may also
offer a new application that is particularly attractive.
Born at a time when jurists reflected on the imperfec-
tions of increasingly complex statutory law, the theory
of the abuse of rights appears particularly suited to ar-
eas of law that are heavily regulated and subject to
changes. One such example is intellectual property,
whose excesses and abuses are often deplored. This
text is the first part of an article published in two dif-
ferent issues.
* Professeur adjoint à la Faculté de droit de l’Université McGill et directeur du Centre
des politiques en propriété intellectuelle (CIPP). Ce projet a pu être mené à terme grâce
au soutien du Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FQRSC). Je tiens à
remercier Nikita Stepin pour son travail de recherche et sa collaboration sans faille. Ce
texte a bénéficié des commentaires de nombreux collègues et a été l’occasion de mul-
tiples échanges. J’aimerais à cet égard remercier tout particulièrement les professeurs
Jean-Guy Belley, Robert Leckey, Giorgio Resta, Vincent Forray, Kirsten Anker, David
Lametti, Hoi Kong, Helge Dedek et Frédéric Audren.
Citation: (2012) 57:4 McGill LJ 859 ~ Référence : (2012) 57 : 4 RD McGill 859
© Pierre-Emmanuel Moyse 2012









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Introduction générale
Introduction de la première partie — La critique du droit
dans la théorie de l’abus
I. De la notion de droit dans la théorie de l’abus
A. L’abus du mot droit et les discours dont il fait l’objet
B. À la recherche des droits perdus du côté de la common
law
1. De la notion de droit en général et des discours auxquels
elle donne lieu
2. La dimension politique des droits en common law et les
travaux de la doctrine américaine
C. Un droit sans obligation, un pouvoir sans devoir ?  
II. Le subjectivisme et l’abus
A. La notion de droit subjectif
1. Le subjectivisme dans la théorie générale du droit
2. L’abus et la fonction sociale des droits
B. L’acte abusif et la faute
1. Légalité ou licéité dans les travaux de Josserand
2. La faute et le motif illégitime
Conclusion de la première partie
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Introduction générale
L’abus a donné son nom à l’une des théories les plus controversées du
droit. Que l’on ait voulu la parfaire ou la défaire, les discussions à son en-
droit continuent à faire respirer notre matière en agitant les esprits qui
s’emploient à l’expliquer. Dans une sortie célèbre, commentant les déve-
loppements du droit civil à ce sujet, l’éminent Gutteridge a écrit que l’abus
était une drogue aux effets secondaires parfois désagréables, «
a drug
which at first appears to be innocuous, but may be followed by very di-
sagreeable after effects
»1. L’abus attise encore aujourd’hui les débats sur
le contour à donner aux prérogatives individuelles. Il est l’agent qui invite
le juriste à une inconduite toute particulière : celle de refuser à une règle
prescrite son pouvoir de contrainte ou d’immunité. La théorie de l’abus
c’est l’anténorme, un principe de « superlégalité »
2. Elle est plus qu’une ex-
ception ou un tempérament ; elle s’oppose à la reconnaissance du statut
juridique d’une règle. Son effet est radical, puisqu’elle neutralise
l’application d’un droit ou mène à engager les principes de responsabilité
contre l’auteur d’un acte qui semble
a priori agir dans la légalité, c’est-à-
dire sous la licence expresse d’une règle de droit. Porcherot écrira : « On
abuse de son droit quand, restant dans ses limites, on vise un but diffé-
rent de celui qu’a eu en vue le législateur »
3. La théorie s’emploie donc à
expliquer pourquoi et à quel moment cette règle cesse d’être droit et d’être
contraignante ou justificatrice des actes posés.
Comme on l’aura pressenti, c’est à partir d’une notion qui relève a
priori
moins du droit que de l’expérience que cette opération de destitu-
tion s’opère : celle d’abus. On se retrouve une nouvelle fois entre langage
et droit. L’abus n’est pas un
critérium, ni tout à fait un concept. Il est la
pièce essentielle de l’appareil normatif auquel il prête son nom. Il est le
fait qui subvertit le droit ; l’acte anormal qui contredit l’exercice habituel
d’un droit. L’usage abusif, une fois reconnu, paralyse l’action du droit. Il
n’appartient pas à la logique déductive. Le droit privé présuppose une cer-
taine normalité dans l’exercice des droits de chacun. Les actes anormaux
ne sont donc pas définis par lui de sorte que l’abus appartient bien au
prononcé judiciaire, mais ne relève pas de la logique de la qualification. Il
1 HC Gutteridge, « Abuse of Rights » (1935) 5 Cambridge LJ 22 à la p 44.
2 Voir généralement Louis Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativité : Théorie
dite de l’abus des droits
, 2e éd, Paris, Dalloz, 2006 [Josserand, De l’esprit des droits].
3 Ernest Porcherot, De l’abus de droit, Dijon, L Venot, 1901 à la p 215. On ne compte plus
les études sur l’abus et ses déclinaisons, tant en droit privé que dans diverses disci-
plines. Voir notamment Albert Mayrand, « L’abus des droits en France et au Québec »
(1974) 9 : 3 RJT 321 ; Marc Desserteaux, « Abus de droit ou conflit de droits » (1906)
RTD civ 119 ; R Saleilles, « De l’abus de droit : Rapport présenté à la première sous-
commission » (1905) 4 Bulletin de la société d’études législatives 325.




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ne s’agit pas de considérer si les présuppositions formelles d’une règle
sont rencontrées ; elles le sont généralement. Il n’est pas question
d’interprétation au sens strict non plus. L’exercice est d’un autre ordre.
L’abus informe le juriste sur la conformité de l’usage d’un droit — un droit
revendiqué et donc opposé à d’autres, au
droit. Il fait le lien entre l’ordre
formel dont découlent les droits individuels réalisables, c’est-à-dire le droit
étatique ou statique, et l’ordre moral ou philosophique, c’est-à-dire le droit
dans sa projection idéale et sa complexité ontologique. L’abus fait présu-
mer l’interdépendance et l’interpénétration des deux ordres de réflexion
de sorte que le droit dans sa réalité positive ne peut être totalement déso-
lidarisé d’un ensemble de principes supérieurs de justice. Voilà ce qui ex-
plique que Josserand puisse écrire qu’
[o]n peut parfaitement avoir pour soi tel droit déterminé et cepen-
dant avoir contre soi
le droit tout entier ; et c’est cette situation, non
point contradictoire mais parfaitement logique, que traduit l’adage
fameux :
summum jus summa injuria4.
Puisqu’il procède parfois d’un examen de l’intention qui sous-tend la
commission d’un acte — la raison de l’usage en cause —, l’abus est sou-
vent perçu comme un valet de la morale. En effet, le caractère nocif de
l’acte se dégage nécessairement d’un jugement de valeur, c’est-à-dire
d’une détermination de la légalité d’un acte à partir de ce qui est considé-
ré juste ou injuste, à partir d’un questionnement. Puisqu’il procède tantôt
d’un examen des mobiles de l’acte, tantôt de l’adéquation de l’acte à la fi-
nalité du droit invoqué, l’abus ramène l’analyse juridique vers les considé-
rations de la morale sociale. En effet, le caractère nocif de l’acte se dégage
nécessairement d’un jugement de valeur, c’est-à-dire d’une recherche au
sujet de la légalité d’un acte en dehors des paramètres du droit formel lui-
même, c’est-à-dire à partir de ce qui est juste ou injuste. L’abus mène à
s’interroger sur la justice dans le droit, et plus précisément dans l’exercice
des droits, puisqu’il s’agit d’apprécier l’application correcte d’une règle à
une situation qui semble vouloir s’y déloger. Autre remarque importante :
si l’abus demeure d’application exceptionnelle et vise donc un nombre li-
mité de cas d’espèce, son domaine d’application est quant à lui particuliè-
rement vaste, ceci en raison de la généralité de son principe. On connais-
sait déjà son ubiquité dans les systèmes qui l’ont accueilli. En France, on
la considère universelle et de fait, elle saisit quasiment tout le droit fran-
çais
5. Mais, plus étonnant, elle semble avoir fait son chemin jusqu’à la
4 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 333.
5 Pour une discussion récente au sujet de son application en droit du travail et visant
plus particulièrement l’abus du droit de grève, voir par ex Cass Ass plén, 23 juin 2006,
(2006) Bull civ 15, n
o 04-40.289. Des travaux récents démontrent encore sa modernité :
Anne-Laure Mosbrucker, « Droit à déduction de TVA et abus de droit : Les divergences
de transposition en droit national de la sixième directive TVA bénéficient au contri-






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propriété intellectuelle6. Là, on l’aperçoit tantôt dans les formes vague-
ment descriptives de son langage pour évoquer les risques d’excès, tantôt
sous les traits d’un principe actif, généralement comme moyen de défense.
Cette présence diffuse et presque anachronique, puisque référant à un
principe ancien, a fini par nous interpeller. Nous avons voulu enquêter
davantage. L’objet de nos investigations ne porte pas seulement sur les le-
çons de son développement historique, sur les cycles de son évolution. Il
s’agit de vérifier sa modernité et son utilité dans un domaine qui semble
souffrir d’excès pathologiques : la propriété intellectuelle. À en croire la
presse qu’elle s’attire — plus souvent mauvaise qu’élogieuse —, cette ma-
tière semble porter en elle les germes d’un abus chronique7. D’ailleurs,
l’abus y a déjà fait son entrée. Il est signalé dans les accords internatio-
naux les plus récents en propriété intellectuelle
8 et a également marqué la
jurisprudence dans des décisions importantes
9. Il n’a pourtant pas fait
l’objet d’étude approfondie. La question devient ainsi tout aussi pertinente
que pressante : en quoi donc l’étude de l’abus peut-elle intéresser la pro-
buable » (2011) 21 : 2 Europe 41 ; Antoine Colonna d’Istria, « Abus de droit et opérations
d'achat revente de titres autour du coupon » (2011) 1109 Option finance 35 ; Vincent
Daumas, « Abus de droit : derniers développements jurisprudentiels » (2011) 11 : 1 Re-
vue de jurisprudence fiscale 5 ; « Abus de droit et acte anormal de gestion » (2011) 11 : 1
Revue de jurisprudence fiscale 77 ; Laurent Eck,
L’abus de droit en droit constitution-
nel
, Paris, Harmattan, 2010.
6 On signalera d’ores et déjà la thèse de Christophe Caron, Abus de droit et droit d’auteur,
Paris, Litec, 1998, et la littérature américaine récente sur la notion voisine de
misuse,
par exemple Kathryn Judge, « Rethinking Copyright Misuse » (2004) 57 Stan L Rev
901.
7 Le célèbre essai de Barlow illustre bien le genre de critiques dont la propriété intellec-
tuelle fait actuellement l’objet : John Perry Barlow, « The Economy of Ideas : A Frame-
work for Patents and Copyrights in the Digital Age » (mars 1994), en ligne : Wired
<http://www.wired.com/wired/archive/2.03/economy.ideas.html>.
8 Le texte des ADPIC contient par exemple une référence à « l'usage abusif des droits de
propriété intellectuelle » [nos italiques] au paragraphe deuxième de son article 8 :
Ac-
cord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, An-
nexe 1C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce
, 15
avril 1994, 1869 RTNU 332, art 8(2) (entrée en vigueur : 1er janvier 1995) [
ADPIC].
L’article 6 du récent accord
ACAC reprend la même expression : Conseil de l’Europe,
Accord commercial anti contrefaçon entre l'Union européenne et ses États membres,
l'Australie, le Canada, la République de Corée, les États Unis d'Amérique, le Japon, le
Royaume du Maroc, les États-Unis mexicains, la Nouvelle Zélande, la République de
Singapour et la Confédération suisse
, Proposition de décision du Conseil, 2011/0166
(NLE) [
ACAC].
9 Sur l’exercice abusif du droit moral en droit d’auteur, dans la contestation des rede-
vances dues à l’auteur en vertu d’un contrat de cession dûment signé, voir Cass civ 1re,
14 mai 1991, (1991) Bull civ 103, no 89-21.701. Nous discuterons dans la seconde partie
de ces manifestations particulières de l’abus. Nous noterons ici simplement la référence
à l’abus dans la décision canadienne
Euro-Excellence Inc c Kraft Canada Inc, 2007 CSC
37, [2007] 3 RCS 21.








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priété intellectuelle ? Une partie de la réponse relève de l’évidence : voici
un remède commode aux distorsions de cette propriété nouvelle qui
semble si indisciplinée. La réponse n’a que l’apparence de la simplicité.
Pour pouvoir dégager une quelconque hypothèse quant à l’applicabilité de
l’abus en propriété intellectuelle, en droit canadien qui plus est, il nous
faut emprunter les
via ferrata du droit et traverser de nombreuses diffi-
cultés et systèmes. L’étude entreprise suit différentes écoles de pensée
ainsi que divers ordres et cultures juridiques. La longueur de ce texte en
deux parties témoigne de cette complexité.
Première difficulté, la théorie de l’abus est une théorie civiliste — et,
peut-on ajouter, française — de la législation, même si le droit français n’a
pas, bien entendu, le monopole de ses développements. Elle est une doc-
trine politique dégagée d’une certaine compréhension de la séparation des
pouvoirs, bien qu’elle n’ait jamais été franchement présentée de la sorte.
Ici, la difficulté se dédouble. D’un côté, l’abus de droit invite à l’examen
fondamental de ce qui fait l’essence d’un droit. Quel est ce droit dont on
veut réprimer l’abus ? Doit-on lui reconnaître des propriétés spécifiques ?
Tous les droits sont-ils susceptibles d’abus ? La difficulté ici en est une de
définition et de nomenclature. De l’autre, elle s’interroge sur le rôle et la
discrétion de l’acteur principal de la théorie : le juge. Elle fait en effet va-
loir la primauté de la jurisprudence dans les cas de dysfonctionnement du
droit formel ; elle plébiscite l’intervention des tribunaux. « [P]ar la juris-
prudence, mais au-delà de la jurisprudence », écrira Josserand
10. Chaque
système politique ayant sa propre constitution, son propre système
d’administration de la justice, il est souvent délicat de transposer d’une
juridiction à l’autre les raisonnements natifs. Mieux, la théorie de l’abus
est une critique du formalisme ou, si l’on veut, de la codification. Extraire
l’utilité du mécanisme redresseur nécessite en premier lieu que l’on com-
prenne les raisons de son émergence, raisons qui sont contingentes à un
ensemble de développements historiques, politiques et économiques qu’il
n’est pas aisé de retracer.
10 Louis Josserand, Cours de droit civil positif français, vol 1, 3e éd, Paris, Sirey, 1938 à la
p 74. Approuvant Esmein et citant Gény et son programme de libre recherche scienti-
fique, Josserand écrit :
On ne saurait mieux dire : la jurisprudence est la matière première sur la-
quelle doivent travailler les écrivains et le professeur ; il leur appartient de
l’étudier, de la systématiser et aussi de la guider : par la jurisprudence, mais
au-delà de la jurisprudence, telle doit être leur devise ; il y a place à la fois
pour une sorte de clinique juridique et pour ce que M. Gény a appelé très
heureusement «
La libre recherche scientifique » ; l’essentiel est de ne pas tra-
vailler dans le vide et pour le seul plaisir d’aligner des axiomes et des théo-
rèmes juridiques [italiques dans l’original] (
ibid aux pp 74-75).





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La seconde difficulté est ainsi celle de toute étude historique. Puisque
l’on a pour seules informations les discours sur l’abus, à charge ou à dé-
charge, on se perd en conjectures pour tenter de comprendre les motiva-
tions et surtout les enjeux réels du débat. La théorie de l’abus, comme
toute autre théorie, n’est-elle que le signe d’une pensée juridique qui se ré-
forme, une manifestation idéologique qui n’a d’autre utilité que de mar-
quer le passage des générations de juristes ?
Troisième difficulté, la théorie de l’abus contient ses propres para-
doxes, paradoxes que ses détracteurs ont naturellement su exploiter
11 : on
distingue difficilement le plan de la réflexion purement juridique du plan
de la morale ou de la sociologie. Souvenons-en nous bien, le siècle de
l’abus est le siècle de la sociologie et des idées socialisantes. Il est présenté
comme un principe de solidarité
12. Les théoriciens de l’abus ajoutent une
dimension sociale au construit juridique et « juridicise » ainsi l’abus :
comme nous le verrons, la légalité est distinguée de la licéité.
Enfin, dernière difficulté, et non la moindre, en admettant que le prin-
cipe de l’abus ne connaisse pas de nationalité et puisse être universel dans
son principe, il faut expliquer comment il peut interagir avec un droit spé-
cial qui, au surplus, peut être d’héritage de common law, comme c’est le
cas au Canada. En d’autres termes, quelle est ou devrait être sa réception
par les tribunaux canadiens ? À ce stade, c’est principalement à partir de
l’hybridation du droit québécois, et donc du bijuridisme, que l’on devrait
juger de la pénétrabilité de la théorie de l’abus en droit canadien. Le droit
québécois nous donne en effet un lieu de culture sans précédent pour ob-
server le développement de l’abus hors de son cadre originel, puisque civil
11 L’arrêt Houle c Banque canadienne nationale, [1990] 3 RCS 122, 74 DLR (4e) 577, de la
Cour suprême du Canada fait état des débats et des critiques à l’endroit de la théorie de
l’abus de droit. Pour Ripert, c’est le « poison de l’Orient » qui ouvre à l’arbitraire. Ripert
emprunte cette expression de Massis dans son attaque contre Josserand : Georges Ri-
pert, « Abus ou relativité des droits : À propos de l’ouvrage de M. Josserand :
De l’esprit
des droits et de leur relativité
, 1927 » (1929) 49 Revue critique de législation et de juris-
prudence 33 à la p 60 [Ripert, « Abus »]. Certaines réparties de Ripert sont particuliè-
rement acerbes à l’endroit de Josserand et de ses partisans : « C’est un des signes du
désarroi moral de l’époque contemporaine que cette faiblesse de certains esprits émi-
nents pour les fantaisies que les plus hardis proposent comme imposées par l’évolution
des mœurs » (
ibid à la p 37). Voir aussi, Georges Ripert et Jean Boulanger, Traité de
droit civil d’après le traité de Planiol
, t 1, Paris, Librairie générale de droit et de juris-
prudence, 1956 aux pp 295-96.
12 Alain Supiot, « Sur le principe de solidarité » (2005) 6 Rechts geschichte 67. Pour une
excellente vue d’ensemble du phénomène d’attraction des sciences juridiques par les
sciences sociales au début du vingtième siècle et sur les travaux menés à cette époque à
l’Université de Lyon notamment, voir David Deroussin, dir, Le renouvellement des
sciences sociales et juridiques sous la III
e République, Paris, Mémoire du droit, 2007, et
plus précisément au sujet de la contribution de Josserand, David Deroussin, « L Josse-
rand : le droit comme science sociale ? » dans
ibid, 63.





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par son droit privé et ses codes, alors que l’administration de sa justice est
fortement inspirée de la common law. La propriété intellectuelle étant
partagée à la fois par les juristes des deux traditions, ainsi que par les
cours fédérales et provinciales, nous pourrons évaluer à la fois l’état et le
devenir de l’abus dans ce domaine spécifique du droit privé.
La présente étude, bien que procédant de la réflexion d’ensemble qui
vient d’être exposée, sera divisée en deux parties pour en faciliter la lec-
ture. La première partie traite essentiellement des considérations fonda-
mentales sur lesquelles repose le discours de l’abus. Il s’agit essentielle-
ment de rapporter les conceptions du droit qui ont conditionné la réflexion
sur l’abus à l’époque de son développement. La méthode est ici essentiel-
lement discursive. Pour traiter de l’abus, il faut examiner son
situs : la no-
tion de droit. C’est par le difficile sujet de la définition d’un droit qu’il faut
donc commencer, ce qui nous conduira nécessairement à aborder les théo-
ries du subjectivisme juridique. Ce sont contre leurs méthodes et cer-
taines de leurs propositions que s’inscrivent celles de l’abus. La seconde
partie examine les conditions et l’état de la réception de la théorie de
l’abus dans le contexte du droit québécois et de la
common law cana-
dienne. C’est dans la continuation de cette analyse de droit positif, mais
aussi pour la conclure, que nous nous proposons d’aborder l’abus des
droits intellectuels.
Introduction de la première partie — La critique du droit dans la théorie de
l’abus
La première partie de notre étude vise l’examen général de la théorie
de l’abus à travers l’histoire des pensées qui l’ont animée, et ce, afin
d’offrir une vision institutionnelle du droit. Institutionnelle, car la théorie
de l’abus de droit s’inscrit dans une conception téléologique et fonction-
nelle du droit : le droit est un moyen de coordonner des intérêts particu-
liers en vue d’une meilleure coexistence. L’abus sert donc à identifier les
mésusages de droits individuels, autrement dit l’exercice asocial d’un
droit, et donc d’en retracer la fonction véritable. C’est très souvent le droit
de propriété et son régime qui vont servir de laboratoire aux idées des
théoriciens de l’abus, bien que l’abus ne s’y soit pas limité. Ce sont
d’ailleurs les mécanismes de privatisation ou d’appropriation qui permet-
tent de faire le lien direct entre les applications traditionnelles de l’abus et
celles moins traditionnelles visant la propriété intellectuelle, sujet qui
nous occupera plus loin. L’abus apparaît chaque fois que le discours pro-
priétaire sert de justification à des revendications excessives
13.
13 Les témoignages en ce sens sont abondants en propriété intellectuelle. Nombreux sont
les auteurs qui observent le retour à ce langage d’exclusion : «
[T]he rise of the “property








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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 867
De manière générale, les phénomènes d’appropriation et de revendica-
tion excessives ont été largement soutenus par les théories subjectivistes,
théories auxquelles on attribue le fétichisme dont les droits semblent dé-
sormais faire l’objet. C’est ici que commence réellement notre investiga-
tion, car c’est précisément contre elles que l’abus s’est développé. Ces
théories assises sur le volontarisme avaient eu en effet pour vocation de
faire naître une notion particulièrement forte de droit
14. La théorie de
l’abus est ainsi rapidement devenue tout à la fois une théorie critique des
rights” view of intellectual property seems to coincide with the widespread use of the new
phrase [intellectual property]
» (Mark A Lemley, « Property, Intellectual Property, and
Free Riding » (2005) 83 : 4 Tex L Rev 1031 à la p 1034). En 1950, les économistes améri-
cains Machlup et Penrose avaient déjà relevé la force attractive de l’idée de la propriété
dans la formation du droit moderne des brevets :
There are many writers who habitually call all sorts of rights by the name of
property. This may be a harmless waste of words, or it may have a purpose. It
happens that those who started using the word property in connection with
inventions had a very definite purpose in mind: they wanted to substitute a
word with a respectable connotation, “property”, for a word that had an un-
pleasant ring, “privilege”
(Fritz Machlup et Edith Penrose, « The Patent Con-
troversy in the Nineteenth Century » (1950) 10 : 1 Journal of Economic His-
tory 1 à la p 16).
Lionel Bently affirme pour sa part :
Trade marks law, originally conceived as a legal mechanism for preventing
fraud or protecting consumers, has been reconceptualised as « property » […].
The power of the proprietary model of trade marks is to cause its metamor-
phosis into « strong, unfettered property rights »
[notes omises] (Lionel Bently,
« From Communication to Thing: Historical Aspects of the Conceptualisation
of Trade Marks as Property » dans Graeme B Dinwoodie et Mark D Janis,
dir,
Trademark Law and Theory, Cheltenham (R-U), Edward Elgar, 2008, 3
à la p 4).
14 « La prérogative qui est enclose dans certaines conditions auxquelles la loi a subordon-
né l’existence du droit subjectif, constitue un véritable bien qui est à la disposition de
son titulaire » (Paul Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques, Paris, Dalloz,
1963 à la p 129). « Les biens sont les droits » écriront Christophe Caron et Hervé Lé-
cuyer,
Le droit des biens, Paris, Dalloz, 2002 à la p 12. On se rappellera de la fameuse
description de Wolff, qui compare les droits individuels à des ballons :
As I formulate my desires and weigh the most prudent means for satisfying
them, I discover that the actions of other persons, bent upon similar lonely
quests, may affect the outcome of my enterprise. […] For me, other persons are
obstacles to be overcome or resources to be exploited — always means, that is
to say, and never ends in themselves. To speak fancifully, it is as though socie-
ty were an enclosed space in which float a number of spherical balloons filled
with an expanding gas. Each balloon increases in size until its surface meets
the surface of the other balloons; then it stops growing and adjusts to its sur-
roundings. Justice in such a society could only mean the protection of each
balloon’s interior […] and the equal apportionment of space to all (Robert
Paul Wolff, « Beyond Tolerance » dans Robert Paul Wolff, Barrington Moore
Jr et Herbert Marcuse, dir,
A Critique of Pure Tolerance, Boston, Beacon
Press, 1969, 3 à la p 28).








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droits subjectifs et de la législation ordinaire. Elle introduit un mécanisme
de contrôle judiciaire de l’exercice d’un droit créé par la législation. Cette
théorie procède donc à la fois de préoccupations d’ordre normatif et poli-
tique. Il faut accepter qu’un acte puisse être tout à la fois conforme au
droit, mais jugé contraire au
droit15. Les théoriciens de l’abus seront natu-
rellement appelés à s’expliquer sur cette formule alambiquée. Saisissant
un thème populaire de l’époque, ils emploieront l’idée de la relativité pour
se faire comprendre. Dans les mots de Josserand,
si un droit est susceptible d’abus, c’est qu’il n’est pas absolu, et s’il
n’est pas absolu, c’est évidemment qu’il est relatif ; la relativité des
droits se trouve ainsi postulée nécessairement par la notion de
l’abus ; aucune argumentation, aucune dialectique ne sauraient pré-
valoir contre cette simple constatation
16.
L’abus s’invite ainsi dans le domaine de la morale pratique, puisqu’il vise
à inscrire dans la charte de nos comportements « certaines exigences de la
morale sociale »
17. Il tente d’apporter un éclairage social sur les ratés d’un
ordre formaliste devenu dissonant
18.
Malgré les réactions souvent hostiles qu’elle provoque, la théorie de
l’abus de droit a traversé les cycles de pensées et continue aujourd’hui à
être discutée tant par la doctrine
19 que par les tribunaux20. Son mérite
15 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 333.
16 Louis Josserand, « À propos de la relativité des droits : Réponse à l’article de M. Ripert »
(1929) 49 Revue critique de législation et de jurisprudence 277 à la p 278.
17 Marcel Rey, discours prononcé à l’occasion des audiences solennelles de début d’année
judiciaire, présenté à la Cour de cassation, 16 octobre 1942, en ligne : Cour de cassation
<http://www.courdecassation.fr>. Voir aussi Georges Ripert,
La règle morale dans les
obligations civiles
, 4e éd, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1949.
18 À l’époque des premières codifications, le fait collectif avait été refoulé. L’abus, tout
comme d’autres constructions juridiques — on songera au droit syndical naissant —,
veut le réhabiliter. Supiot le décrit très justement ainsi :
À lire le Code civil en effet, entre l’État et l’individu il n’y a rien, et la société
civile est un ensemble homogène de particules contractantes, identiques et
indépendantes les unes des autres, un univers d’atomes sans aucune molé-
cule. Cet individualisme ne peut surprendre puisque le Code civil est sur ce
point fidèle à l’inspiration révolutionnaire qui avait conduit dès 1791 à
l’anéantissement des corporations et des corps intermédiaires par la loi Le
Chapelier (Supiot,
supra note 12 aux pp 69-70).
Voir aussi Georges Gurvitch, L’idée du droit social : Notion et système du droit social.
Histoire doctrinale depuis le 17
e siècle jusqu'à la fin du 19e siècle, Paris, Sirey, 1932.
Plus récemment, pour une réactualisation de l’idée de justice sociale en droit privé, voir
Ugo Mattei et Fernanda Nicola, « A “Social Dimension” in European Private Law? The
Call for Setting a Progressive Agenda » (2006) 41 : 1 New Eng L Rev 1.
19 Voir notamment Larissa Katz, « A Jurisdictional Principle of Abuse of Right » (février
2010), en ligne : SelectedWorks <http://works.bepress.com/larissa_katz/5> ; Anna di Ro-





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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 869
tient peut-être à ce qu’elle cherche à concéder un rôle plus ambitieux au
droit privé : ce dernier ne peut se borner à la coordination d’intérêts pri-
vés. Son étude oblige aussi à lever les vannes séparant les deux champs
d’études, privé et public. Il ravive la question de la source des droits et de
la séparation des pouvoirs, c’est-à-dire, résumera Roussel non sans ironie,
au problème « émouvant de la suppression du mal »
21. L’abus révèle effec-
tivement une conception particulière de la loi et des droits qu’elle pres-
crit
22, ces prérogatives souveraines, titres négociables, que Jhering définit
comme des intérêts juridiquement protégés pour faire valoir leur écono-
mie et l’avantage qu’ils procurent par rapport à d’autres situations juri-
diques23.
Nos propos puisent bien évidemment d’abord dans le droit français et
les systèmes affiliés, mais il ne faudrait pas voir là une limite géogra-
phique à la transposition de l’abus. Et, on l’aura compris, il nous faudra
examiner sa portée en common law. Nous croyons que la généralité et
l’humanité de ses principes lui donnent la clef de tous les systèmes. Wal-
ton, professeur à l’Université McGill, avait d’ailleurs saisi l’invitation de
discuter de l’abus dans son article sur la notion de «
malice » en common
law
24. D’autres éléments que son pouvoir d’attraction militent pour son re-
tour : la spécialisation du droit et la densité de la réglementation rendent
de plus en plus nécessaire le retour aux théories générales. Car l’abus
traduisait déjà, depuis son origine, les craintes des juristes devant le sta-
bilant, « Abuse of Rights: The Continental Drug and the Common Law » (2009-10) 61 : 3
Hastings LJ 687.
20 Voir notamment Ciment du Saint-Laurent inc c Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 RCS
392 [Ciment Saint-Laurent].
21 Pierre Roussel, L’abus du droit : Étude critique, Paris, Dalloz, 1913 à la p 173. Tout en
saluant l’objectif de théoriciens de l’abus, il en condamne les termes :
Comme l’idéal ira toujours plus loin que la vie, comme le dévouement excéde-
ra toujours les sacrifices imposés, admettre la théorie de l’abus serait con-
damner le Droit à la confusion éternelle. Dans l’équivoque, chacun, de bonne
ou de mauvaise foi, prendra les éléments favorables à sa faiblesse, et de trop
bons juges achèveront la ruine de la société en interprétant le doute au profit
d’une indulgence obstinée (
ibid à la p 176).
22 Le plan du Code civil napoléonien est ainsi « bâti autour de l’idée de droit subjectif », tel
que mentionné dans Jean-Louis Halpérin,
Histoire du droit privé français depuis 1804,
Paris, Presses Universitaires de France, 1996 à la p 20. Voir Jean Dabin,
Le droit sub-
jectif
, Paris, Dalloz, 1952 à la p 272 : « [L]a théorie de l’abus de droit concerne non pas le
législateur, mais le titulaire du droit et le juge » [italiques dans l’original].
23 Rudolph von Jhering, L’esprit du droit romain, Paris, A Marescq, 1891.
24 FP Walton, « Motive as an Element in Torts in the Common and in the Civil Law »
(1909) 22 Harv L Rev 501 à la p 502.








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tisme des lois, l’insuffisance des méthodes de codification25, la délocalisa-
tion du droit vers des champs de compétence plus techniques. Les condi-
tions de sa renaissance sont donc peut-être là : l’évolution législative en
matière de propriété intellectuelle, comme ailleurs, est également mar-
quée par une hypertrophie des normes en genre et en nombre, laquelle
constitue un facteur de division menant à une ossification du droit. L’abus
est né dans un contexte de crise similaire ; voilà peut-être qui annonce son
retour
26.
Les développements qui suivent sont finalement les graphes croisés de
deux discussions sur des thèmes consubstantiels, sur le subjectivisme, cet
individualisme libéral qui s’est invité dans la construction de l’ordre juri-
dique moderne, et le progrès. Il s’agit essentiellement de déterminer dans
quelle mesure une démarche intellectuelle socialisante peut encore trou-
ver application pour appréhender les excès observés dans l’exercice des
25 Ironiquement, c’est ce même constat de confusion qui a mené aux grands ouvrages de
codification. Mais la matière du droit semble irrésolument indisciplinée. Voir les pré-
faces du
Digeste de Justinien :
Ayant observé que rien n'est plus digne de l'attention et de l'étude des
hommes, que la disposition des lois qui règlent tout ce qui concerne les choses
divines et humaines, et ne peuvent souffrir aucune injustice, nous avons re-
marqué que la suite des lois, depuis la fondation de Rome et les temps de
Romulus, étoit dans une si grande confusion, que l'étude en étoit devenue in-
finie et au-dessus de la portée de l'intelligence humaine : c'est ce qui nous a
engagés à commencer par examiner les ordonnances des princes nos prédé-
cesseurs, à y faire les corrections nécessaires, et à en rendre l'intelligence fa-
cile. Nous les avons en conséquence renfermées
dans un seul code, après les
avoir débarrassées de toutes les ressemblances et de toutes les contradictions
qu'elles avoient les unes avec les autres ; en sorte que leur pureté présente
aujourd'hui à tous nos sujets un secours assuré dans leurs contestations [nos
italiques] (Dig Première préface, traduit par Henri Hulot).
26 Sur l’abus en droit d’auteur, voir Caron, supra note 6. La théorie de l’abus a même été
présentée comme un agent de progrès social, sinon comme une innovation. Elle fait cé-
der les spéculateurs, tel le célèbre Coquerel, personnage mythique d’une des causes
françaises les plus célèbres en matière d’abus, l’affaire
Clément-Bayard décidée en 1915
par la Chambre des requêtes de la Cour de cassation. La cause permet d’évoquer le gé-
nie juridique de la doctrine qui l’avait identifié avant la jurisprudence et qui s’en trouve
ainsi confirmée : la Cour va accueillir les prétentions d’Adolphe Clément-Bayard
, l’un
des industriels français les plus célèbres du dix-neuvième siècle. Coquerel, le vilain,
fauteur de troubles, spéculateur amoral qui avait érigé une structure faite de bois et de
poutres métalliques sur son terrain afin de gêner l’approche de dirigeables, va être fus-
tigé. La doctrine de l’abus y apparaît triomphante même si elle ne dit pas son nom :
« [C]ommet un abus celui qui exerce un droit en vue d’un but autre que celui pour lequel
ce droit a été institué par le législateur » (Trib civ Compiègne, 19 février 1913,
Clément-
Bayard, (1913) D Jur 177). Le droit allait effacer l’obstacle et mettre un terme aux
« abus » du défendeur, forcé d’enlever les constructions litigieuses. Le progrès technique
rencontre ici l’abus de droit. Voir aussi Stéphanie Moracchini-Zeidenberg,
L’abus dans
les relations de droit privé
, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille,
2004 aux pp 159 et s.





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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 871
droits nouveaux, afin que ces derniers cessent de faire office, comme
l’aurait dit Josserand lui-même, « de machines de guerre contre la société
ou contre les individus »
27.
Nous nous proposons d’étudier les travaux portant sur l’abus et le sub-
jectivisme juridique et de procéder, à partir d’eux, à un examen de
l’évolution de la notion de « droit », tant en droit civil qu’en common law.
Mais c’est par la référence à un autre abus que celui du droit que nous
voulons commencer : l’abus du mot droit. Cette étape est nécessaire, car à
strictement parler, il ne saurait y avoir d’abus sans droit. Voilà qui dé-
place notre attention sur l’objet de l’abus : le droit. C’est avec lui que la
conversation commence (I). Elle se poursuit naturellement dans les dis-
cussions sur la nature et la régulation des pouvoirs accordés aux titulaires
des droits dans un contexte d’intersubjectivité. Il faut se transporter ici
sur les lieux du subjectivisme juridique. Comme le rappellera très juste-
ment Ripert, l’« [a]bus […] n’est pas un problème de technique juridique,
c’est la notion même de droit subjectif qui est en jeu »
28 (II).
I. De la notion de droit dans la théorie de l’abus
Pour les théories finalistes dont Josserand se fera le représentant, il
faut distinguer les droits à esprit égoïste de ceux à esprit altruiste
29. Car à
la réflexion, tous les droits ne se laissent pas abuser de la même façon.
Certains sont discrétionnaires, d’autres se présentent comme de simples
facultés. Les droits à esprit altruiste sont orientés vers des intérêts exté-
rieurs à ceux du titulaire : les utiliser contrairement à leur finalité suffit à
constituer l’abus. Josserand citera à ce titre les droits de tutelle et les
puissances familiales
30. Pour les droits égoïstes, l’égoïsme est de la nature
même de l’institution dont il procède. La propriété est le premier de ceux-
là. Sa limite apparaît alors dans le caractère antisocial de son emploi
31.
L’enjeu est ici de déterminer la charge sociale incombant au titulaire d’un
droit.
L’exercice consiste donc dans un premier temps à brosser un état de ce
discours sur la notion de droit et d’établir la nomenclature qui a mené à la
théorie de l’abus (A). Notre propos ne sera pas linéaire, mais empruntera
aussi les voies d’autres systèmes, notamment celui des États-Unis, où l’on
27 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 7.
28 Ripert, « Abus », supra note 11 à la p 61.
29 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 415.
30 Des droits pour lesquels, notera Josserand, « l’égoïsme du titulaire n’est plus sauveur,
mais dirimant » (ibid à la p 392).
31 Ibid aux pp 418-19.





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voit poindre, dès le début du vingt-et-unième siècle, un courant doctrinal
important s’attachant à l’examen de la structure interne des droits (B).
Nous conclurons cette sous-section en faisant état des enjeux conceptuels
que ces discussions préliminaires font apparaître (C).
A. L’abus du mot droit et les discours dont il fait l’objet
Tous ces intérêts individuels ou collectifs que l’on voudrait voir appa-
raître ça et là à la surface des discussions juridiques ne semblent pas tous
mériter l’appellation
droit. François Ost avait exprimé cette idée à partir
des déclinaisons de la notion d’intérêt, certains étant illégitimes, d’autres
simples ou légitimes, certains protégés et enfin, dans un mouvement as-
cendant et à son sommet, les droits-intérêt qui sont des intérêts consa-
crés
32 . Ost écrira que « [t]out se passe comme si, au sein de l’immense
domaine des intérêts, se dessinait un ensemble plus restreint d’intérêts
“consacrés”, élevés à la “dignité”, comme disent les juristes, de droits sub-
jectifs »
33. Il existe donc différentes classes d’intérêts, dont certains seule-
ment méritent le qualificatif de droits. Et la gradation de ces intérêts se-
lon leur force semble directement proportionnelle à leur rapport avec la
puissance étatique. Lorsqu’une volonté s’applique à en faire plier une
autre, l’obligation qui la soumet ne prend pas les mêmes traits selon que
l’État y porte
main forte ou non. « L’État est l’unique source du droit »
avait encore écrit Jhering
34. C’est cette irradiation du droit individuel par
la légitimité de la loi qui a mené à l’impérialisme du droit subjectif, notion
que nous rencontrerons plus tard. Notons pour l’instant que le mot
droit
est le singulier d’une réalité plurielle à partir de laquelle les rapports poli-
tiques peuvent être organisés et la place de l’individu en société précisée.
C’est ainsi de son niveau de protection accordé par l’État que l’on peut re-
32 François Ost, Droit et intérêt. Entre droit et non-droit : l’intérêt, vol 2, Bruxelles, Facul-
tés universitaires Saint-Louis, 1990 à la p 36.
33 Ibid. Et l’auteur conclut son développement sur la gradation des intérêts :
Voilà donc le continuum : à une extrémité, les intérêts illicites frappés d’un
jugement de condamnation ; à l’autre extrémité,
les droits subjectifs, intérêts
bénéficiant d’un jugement de consécration juridique. Entre ces deux pôles :
les intérêts purs et simples, jugés indifférents à l’ordre juridique et les intérêts
légitimes, fruits d’un jugement de reconnaissance juridique positive sans
pour autant s’élever au rang des droits [italiques dans l’original] (ibid aux pp
36-37).
34 Rudolph von Jhering, L’évolution du droit, 3e éd, traduit par Octave de Meulenaere,
Paris, Chevalier-Marescq, 1901 à la p 215 [Jhering, L’évolution].





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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 873
connaître la physionomie particulière d’un droit, son relief. Dans certains
cas, le droit apparaît comme un pouvoir, un pouvoir autorisé
35.
Il y a déjà dans ces remarques préliminaires un souffle de légalisme,
d’aucuns pourraient même parler d’objectivisme. Dans l’architectonique
continentale des droits, l’idée de délégation ou de hiérarchie est omnipré-
sente. Elle réfère à la figure de la loi, de l’État — ce Grand individu — et à
d’autres symboles le personnifiant : c’est le visage sévère mais protecteur
du bon père de famille de l’ancien
Code36. C’est de cette société structurée
autour d’institutions, celle des codifications et de la primauté de la loi,
dont sont issues les théories de l’abus.
En réalité, on s’entend dès le dix-neuvième siècle pour dire que tous
les droits n’ont pas les mêmes fonctions et ne nécessitent donc pas, ni ne
confèrent sur les autres et par rapport à l’État, la même autorité. Encore
aujourd’hui, le mot droit offre une palette de sens et d’emplois dont il est
bien difficile de dégager une unité. Comme ces vieilles pièces qui ne disent
plus leur âge à force d’avoir changé de mains, le mot
droit échappe à la dé-
finition. En cela, les travaux sur le droit subjectif que nous présenterons
sont les dernières grandes entreprises d’unification. Est apparue, depuis
des notions concurrentes qui rendent compte d’une réalité sociale plus di-
verse, une réalité également pluraliste, dans laquelle la loi ou les tribu-
naux ne sont plus les seules sources de normes. Les travaux de Ost sur la
notion d’intérêt
37, ceux sur les concepts mous38 ou sur les droits assourdis,
de nos jours appelés le
soft law dont on se demande quels genres de rights
on peut bien tirer, interdisent dorénavant la pensée unitaire. Et que dire
des contraintes techniques et technologiques ? Ne commandent-elles pas,
et parfois de manière plus efficace que la loi elle-même, nos actions ? En
raison de la diversité des situations juridiques et de la variété des ré-
ponses étatiques, les contours de la notion de droit se relâchent. La notion
35 On notera d’ores et déjà à ce titre que l’expression « abus de pouvoir » est souvent acco-
lée à celle d’abus de droit. Droit et pouvoir se côtoient à des niveaux différents de signi-
fication. L’un est constatif : le droit subjectif est pouvoir, pouvoir de la volonté écriront
certains. L’autre est qualificatif : certains droits sont exercés au bénéfice d’autrui. Voir
Madeleine Cantin-Cumyn, « Le pouvoir juridique » (2007) 52 : 2 RD McGill 209 à la
p 219. Josserand utilise d’ailleurs le terme pouvoir ou droits-fonction : Josserand,
De
l’esprit des droits
, supra note 2 à la p 421.
36 Jean-Étienne-Marie Portalis, Discours préliminaire du premier projet de Code civil,
Bordeaux, Confluences, 2004 à la p 47.
37 Ost place par exemple certains intérêts, les intérêts légitimes, dans une classe infé-
rieure aux droits subjectifs, en cela qu’ils bénéficient d’une reconnaissance juridique po-
sitive, mais non élevée au rang de droit. La distinction nous paraît très obscure et les
exemples sont peu parlants. Voir Ost,
supra note 32 à la p 36.
38 Marie-Angèle Hermitte, « Le rôle des concepts mous dans les techniques de déjuridisa-
tion : L’exemple des droits intellectuels » (1985) 30 Archives de philosophie du droit 331.




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s’épanche tellement dans une juridicité parfois située hors de l’État et de
ses institutions traditionnelles que l’on saisit d’ores et déjà les limites de
l’abus : sa forme est si fuyante qu’elle semble incapable de traitement.
Toute étude au sujet de la notion d’abus commence donc par une analyse
typologique des droits.
Josserand l’avait dit en son temps, tous les droits ne sont pas suscep-
tibles d’abus ; mais aujourd’hui, il semble que la dilution même du mot
droit donne à cet avertissement une tout autre mesure. Il est fort peu pro-
bable qu’un
droit, qui n’offre que le réconfort temporaire d’un bénéfice
vague, puisse fournir une quelconque immunité à celui commettant sous
son chef une activité répréhensible. Les exemples sont ici légion. On cite
souvent les droits sociaux ou au développement
39. La propriété intellec-
tuelle connait bien la difficulté. S’agissant d’intangibles, de quels droits
veut-on bien parler
40 ? Récemment, la Cour suprême du Canada a fait ré-
férence à un « droit d’utilisateur »
41. Voilà un droit dont on a bien du mal à
imaginer la nature et, pour ainsi dire, les termes de son détournement.
Ainsi, le mot droit devient-il la procuration de toutes les revendications ?
« Existe-t-il un droit à la paresse ? » avait lancé le provocateur Lafargue
42.
La versatilité de son emploi irrite le juriste consciencieux, si désireux de
travailler avec des outils bien effilés, si soucieux de rester dans le domaine
d’un droit bien balisé. Roubier en fera la remarque :
39 Benoît Frydman et Guy Haarsher, Philosophie du droit, 2e éd, Paris, Dalloz, 2002 aux
pp 116 et s.
40 Edmond Picard, Le droit pur, Paris, Flammarion, 1910 à la p 92.
41 CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13 au para 13, [2004] 1
RCS 339 : « Notre Cour est appelée dans la présente affaire à déterminer l’étendue des
droits que la
Loi sur le droit d’auteur reconnaît aux titulaires du droit d’auteur et aux
utilisateurs ». Voir également Abraham Drassinower, « Taking User Rights Seriously »
dans Michael Geist, dir, In the Public Interest: The Future of Canadian Copyright Law,
Toronto, Irwin Law, 2005, 462.
42 Paul Lafargue, Le droit à la paresse, Paris, Henry Oriol, 1883 à la p 25 :
Mais pour qu’il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le Prolétariat
foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre-
penseuse ; il faut qu’il retourne à ses instincts naturels, qu’il proclame les
Droits de la paresse, mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phti-
siques
Droits de l’homme concoctés par les avocats métaphysiciens de la révo-
lution bourgeoise ; qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par
jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit.
Voir aussi K Stoyanovitch, Le domaine du droit, Paris, Librairie générale de droit et de
jurisprudence, 1967 à la p 25 : « Mais il est des domaines ou sphères qui ne sont que des
champs de non-droit ou d'anti-droit pour toute espèce d'action, sauf celle qui vise au re-
tour du
statu quo de ce champ au cas de sa violation ». En cela il critique la vision de
Roubier pour qui les droits qui décrivent un domaine de passivité ou d'inaction seraient
des « faux droits » (
ibid à la p 26).





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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 875
S’il est un fait évident pour le juriste contemporain, c’est l’abus qui a
été fait du mot : droit. Il semble qu’on ne se rende plus compte exac-
tement de ce qu’il faut entendre sous ce terme ; on confond cons-
tamment les droits proprement dits qui sont acceptés par l’ordre ju-
ridique, avec de multiples prétentions qu’on désirerait élever au
rang de droits
43.
Et c’est véritablement dans une quête éperdue d’unité, pour éviter
l’égarement d’un concept clef, celui de
droit, que la pensée juridique s’est
naturellement organisée autour de la distinction première entre
droit sub-
jectif
et droit objectif. Celle-ci pouvait, sous un langage commode, organi-
ser l’ensemble des réflexions sur le domaine du droit privé et sur ses rap-
ports avec l’autorité publique. Il s’agissait en réalité autant d’éviter que
d’exploiter l’amphibologie. D’une part, l’emploi d’un vocabulaire plus
technique constituait un progrès par rapport aux inconstances dans
l’emploi des paires
droits et loi ou simplement droits et droit, les singu-
liers souvent marqués de la majuscule. D’autre part, le maintien d’une
distinction présentée comme fondamentale permettait de conserver le jeu
conceptuel en maintenant la division de l’univers du discours sur le droit.
Ainsi, selon l’acception la plus suivie, le droit correspond à l’ordre juri-
dique, c’est-à-dire à l’ensemble des règles positives, et les droits aux pré-
rogatives individuelles qu’elles assurent. La marque du nombre devant le
substantif — le droit, les droits — crée une ouverture de sens fondamen-
tale démontrant le rôle premier des théories politiques des dix-septième et
dix-huitième siècles sur la pensée juridique continentale moderne. Ce sont
elles qui ont donné la perspective, ce sont elles encore qui l’ont expliquée.
L’objet de leur préoccupation état de savoir si, dans quel ordre et dans
quelle mesure, les droits découlent de l’état politique ou de l’état de na-
ture. Cette polarisation permettait alors d’exposer les différents plans
d’analyse à partir desquels la complexité du droit pouvait être exposée
44.
Ces théories, fermement logées dans l’angle formé par ces axes discur-
sifs de droit et droits, sont essentiellement celles du contrat social45.
43 Roubier, supra note 14 à la p 47.
44 Léo Strauss, Droit naturel et histoire, traduit par Monique Nathan et Éric de Dam-
pierre, Paris, Plon, 1954.
45 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, Paris, Librai-
rie des bibliophiles, 1889. Voir également CE Vaughan,
Studies in the History of Politi-
cal Philosophy Before and After Rousseau: From Burke to Mazzini,
vol 2, AG Little, dir,
New York, Russel & Russel, 1960 à la p 76. On se rappellera du contrat social dans sa
plus simple formulation, tel qu’explicité par Rousseau :
« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la
suprême direction de la volonté générale, et nous recevons encore chaque
membre comme partie indivisible du tout ». À l’instant, au lieu de la per-
sonne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un




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L’œuvre de Rousseau, on le sait, y tient une place de premier ordre. Selon
Rousseau, la
loi catalyse la volonté générale, elle en est le produit. Elle
part de tous et s’applique à tous dans une généralité qui absorbe les parti-
cularismes. On reconnaît déjà dans ce postulat général la méthode des co-
dificateurs pour qui la loi est première et fondatrice du système poli-
tique
46. L’aliénation complète que chacun a faite de soi au profit du corps
social devient donc la source de tous les droits et de tous les devoirs
47.
Pour Rousseau donc, une fois le pacte conclu, l’ordre de fait devient l’ordre
de droit
48. Il relègue la liberté naturelle, dont l’expression est la force, pour
y substituer celle du plus grand nombre, garantie par la loi cette fois, une
liberté civilisée, « juridicisée » en quelque sorte. L’arrangement fait donc
apparaître deux abstractions distinctes et complémentaires, le droit, re-
corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de
voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi
commun, sa vie et sa
volonté (Rousseau,
supra note 45 aux pp 16-17).
46 Jean-Étienne-Marie Portalis, « Exposé de motifs » dans Jean Guillaume de Locré, dir,
La législation civile, commerciale et criminelle de la France, t 8, Paris, Treuttel et
Würtz, 1827, 142 à la p 151. Dans son célèbre discours, Portalis fait plusieurs réfé-
rences expresses ou implicites aux idées réformatrices, dont la source se trouve en par-
tie dans les écrits de Rousseau. Semblant vouloir répondre à Rousseau, il écrit : « Ce
n’est pas non plus au droit de propriété qu’il faut attribuer l’origine de l’inégalité parmi
les hommes » (
ibid à la p 150). Plus loin, il embrasse cette association chère au philo-
sophe entre propriété et liberté, mais la replace dans un contexte plus réaliste où le
peuple est nécessairement soumis à un souverain qui est là pour assurer la jouissance
paisible de ses droits :
La vraie liberté consiste dans une sage composition des droits et des pouvoirs
individuels avec le bien commun. […] Il faut donc des lois pour diriger les ac-
tions relatives à l’usage des biens, comme il en est pour diriger celles qui sont
relatives à l’usage des facultés personnelles. On doit être libre avec les lois, et
jamais contre elles
(ibid à la p 152).
Portalis ne manquera pas ainsi de critiquer ouvertement le républicanisme excessif de
Rousseau :
C’est donc une grande erreur de prétendre que le gouvernement n’est qu’un
corps intermédiaire entre le peuple pris collectivement, en qui seul la souve-
raineté réside, et les sujets qui sont les individus dont un peuple se compose
;
qu’en conséquence, le peuple doit toujours conserver le pouvoir législatif et
dicter les volontés dont le gouvernement ne doit être que le simple exécu-
teur [italiques dans l’original] (Jean-Marie-Étienne Portalis,
De l’esprit philo-
sophique : De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le dix-
huitième siècle
, t 2, 2e éd, Paris, Moutardier et Balland, 1827 à la p 317).
47 Émile Durkheim, « “Le contrat social de Rousseau” : Histoire du livre » (1918) 25 : 1 Re-
vue de métaphysique et de morale
1 aux pp 1-23. L’exultation révolutionnaire et
l’exaltation pré et post-industrielle, tous deux moyens d’affranchissement de l’Homme,
auront tôt fait de faire oublier les « devoirs », nous le verrons ; un autre élément qui ex-
plique l’avènement des théories de l’abus.
48 Émile Durkheim, « Le “contrat social” de Rousseau » (1918) 25 : 2 Revue de métaphy-
sique et de morale 129 à la p 136 [Durkheim, « Rousseau »].









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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 877
présenté par la figure symbolique de la loi, produit et élément de l’ordre
politique, et les droits qui forment la base du compromis politique et qui
préexistent au pacte social. La polysémie du mot droit renvoie ainsi, chez
Rousseau, à l’insoluble conflit entre individu et société.
L’ouverture fait naturellement référence à la question de la source des
droits. Le droit pluriel identifie la situation juridique singulière profitant
à son titulaire (d’où l’idée qui apparaîtra plus tard de « prérogative »),
alors que le droit indique son origine institutionnelle et politique. Il fut
ainsi tentant d’identifier le droit à la loi. Dans cette conception réductrice,
c’est par la loi seulement, en raison des garanties qu’elle offre, que
l’individu en société peut se dire libre. En particulier, la propriété indivi-
duelle, issue du pacte initial, apparaît ainsi dans le contrat social comme
une garantie d’autonomie :
Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que, loin qu’en
acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille,
elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer
l’usurpation en un véritable droit et la jouissance en propriété
49.
On retrouve bien entendu dans les propos de Rousseau des thèmes chers
aux intellectuels de l’époque, mais en France, la pensée rousseauiste n’ira
pas seulement envahir les lieux de la pensée politique ou philosophique,
elle marquera également profondément la science juridique. On comprend
mieux alors la structure de la pensée civiliste, son respect pour la loi ordi-
naire, figure iconographique du droit, fontaine des droits. Elle est la
trame, l’axe à partir duquel les différentes catégories de normes vont être
produites et agencées, annonçant ainsi l’œuvre du positivisme formaliste
50
du dix-neuvième siècle, dont on condamnera bientôt les dérives. La loi va
aussi permettre d’affirmer, dans le puissant souffle de sa légitimité démo-
cratique, les droits individuels et, parmi ceux-ci, celui de la propriété.
Répétons-le, c’est de la distinction entre droit et droits que naît la
théorie civiliste de l’abus. L’hypothèse est ici que la
loi ne contient pas
tout le droit ou, autrement dit, que l’expression législative particulière des
droits ne saurait être complète. C’est en jouant sur la distinction que Jos-
serand arrivera à l’idée de l’Esprit des droits, le critère ultime de l’abus :
Chacune de nos facultés tend à un but qui est déterminé par l’esprit
de l’institution : c’est la théorie de l’abus qui les maintient dans le
49 Rousseau, supra note 45 à la p 25. Voir également Mikhaïl Xifaras, « La destination po-
litique de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau » (2003) 3 Études philosophiques
331.
50 Sur l’influence de l’école de Vienne à cet égard, voir Richard von Mises, Positivism: A
Study in Human Understanding
, Cambridge (Mass), Harvard University Press, 1951.




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droit chemin, qui les empêche de s’en écarter et qui les conduit ainsi,
d’une impulsion sûre, jusqu’au but à atteindre
51.
Autrement dit, un droit doit être conforme au droit.
Les travaux de Rousseau, si influents dans la construction du droit
français, contiennent déjà les éléments de la discussion sur l’abus. Rous-
seau reconnaît la complétude de la propriété privée, un droit-puissance
gorgé de liberté et distrait des devoirs et autres faveurs que demandaient
les privilèges. Il existe selon lui un droit naturel d’appropriation. Repre-
nant pour l’essentiel les axiomes de Locke, il pose à son tour que chacun a,
dans l’état de nature, un droit illimité à ce qu’il peut atteindre. Le pacte
social a transformé cette propriété naturelle, possession de fait, en pro-
priété légitime avec les inégalités inévitables que l’on observe entre
pauvres et riches. Dans la société civile les libertés ou droits naturels lais-
sent leur place à des droits sociaux
52. La loi, expression de la volonté géné-
rale déifiée, intègre alors tout le droit naturel. Le droit de propriété est
donc un droit en extension, délié de toute obligation, un droit créé et ani-
mé par la seule volonté générale. Dans l’analyse de Rousseau, l’obligation
légale, soit la notion de devoir imposer à l’individu par le groupe, est déta-
chée en théorie de l’idée d’appartenance sociale. L’individu délaisse donc
son statut de sujet pour prendre celui de citoyen. L’obligation dans le droit
est créée en amont, elle est d’abord et avant tout le don, par tous, de cha-
cun des droits individuels indisciplinés au profit du tout social. L’État les
lui retourne « socialisé[s] » dans des prescriptions impersonnelles ; au-delà
de la loi, point d’obligation
53. Pour Rousseau, commentera Durkheim,
« [l]e général est le critère du juste ; or la volonté générale va au général
par nature »
54.
Mais l’analyse ne s’arrête pas là. On décèle encore chez Rousseau une
profonde méfiance à l’égard des
magistrats, c’est-à-dire de toute personne
investie du pouvoir de prendre une décision exécutoire particulière. Pour
Rousseau, expliquera encore Durkheim, « [c]e sont les magistrats qui
faussent la loi, parce qu’ils sont pour elle des intermédiaires indivi-
duels »
55. Et naturellement, tout le débat sur l’abus est là. Il s’agit de sa-
51 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 415.
52 Strauss, supra note 44 à la p 247.
53 Réminiscences de ces idées, la disposition de l’article 5 de la Déclaration des droits de
1789 est instructive : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la So-
ciété. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être
contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » (
Déclaration des droits de l’Homme et du Ci-
toyen, 26 août 1789, art 5, en ligne : Légifrance <http://www.legifrance.gouv.fr/Droit-
francais> [
Déclaration des droits]).
54 Durkheim, « Rousseau », supra note 48 à la p 147.
55 Ibid.





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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 879
voir si la généralité de la loi, si l’immunité qu’elle confère, peut être tenue
en respect par l’ordonnance des tribunaux. Cette perspective est nouvelle
et inconcevable avant la fin du dix-neuvième siècle. La Révolution fran-
çaise avait voulu supprimer des mémoires les parlements de l’Ancien Ré-
gime ; elle a imprimé l’idée que les décisions judiciaires s’appuient uni-
quement sur la source.

B. À la recherche des droits perdus du côté de la common law
On ne peut s’empêcher de relever la disproportion dans l’intérêt porté
aux études fondamentales sur la notion de droit en common law et en
droit civil. Alors qu’elle constitue une source d’inspiration intarissable
pour l’un, elle ne représente qu’un sujet d’irritation pour l’autre. C’est en
réalité le détachement presque total de la common law face à cette notion
jugée si fondamentale par d’autres, sorte de désensibilisation concep-
tuelle, qui intrigue et pousse à l’analyse. En effet, la loi n’est pas, en com-
mon law, cet accélérateur de sens, elle n’est pas le lieu de l’enrichissement
politique des droits. C’est la présentation de ces attitudes contrastées qui
nous occupera dans un premier temps (1). Nous poursuivrons ensuite
notre étude en soulignant la place particulière du droit américain. Sans
rejoindre complètement l’orthodoxie civiliste, le droit américain présente
certains liens de consanguinité avec le droit français du fait qu’il ait choisi
de faire de la notion de
droit l’unité conceptuelle de sa Constitution. Là, le
discours sur le droit, dans le sens de
right, est bel et bien présent. Nous
introduirons en particulier les travaux d’Hohfeld sur le sujet (2).
1. De la notion de droit en général et des discours auxquels elle donne lieu
Il nous faut changer de lieu de prospection et sortir un moment du
droit civil. En terre de common law, nous répète-t-on, point d’abus de
droit. C’est en tout cas le sentiment qui semble se dégager de la littéra-
ture savante du vingtième siècle :
English Law has, in a series of cases consistently rejected a general
doctrine of abuse of right such as exists in French Law. The need for
such doctrine was obviated by existing rules of Common law, e.g. the
law of nuisance, abuse of process, the tort of conspiracy, the rules
concerning abuse of qualified privilege in defamation and the rules
concerning fair comment as a defence in defamation
56.
56 DJ Devine, « Some Comparative Aspects of the Doctrine of Abuse of Rights » dans B
Beinart, dir,
Acta Juridica: 1964, Le Cap, AA Balkema, 1965, 148 à la p 164. Certains
auteurs contemporains, comme nous y reviendrons, s’inscrivent contre cette affirma-
tion : voir Katz,
supra note 19.




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Et à prendre la chose au premier degré, au mot si l’on peut dire, c’est
peut-être moins en raison des mécanismes équivalents à l’abus, que parce
qu’il n’y a rien à abuser. Proposition troublante s’il en est, qui résiste à
une première analyse.
La notion de droit en common law n’a pas la dimension qu’on lui
trouve en droit civil
57. Le mot est en quelque sorte délesté des arcades
conceptuelles que les juristes civilistes se sont employés à édifier à partir
de lui. Léger, accommodant les formes et les tournures les plus diverses, il
s’emploie en common law sans encombrement de sens. Le mot
right ha-
bite tous les quartiers du droit sans qu’il en constitue le matériel premier
de sa structure. Celui-là, on le sait, est formé des remedies. Bref, la notion
de droit ne semble pas avoir le relief juridique qu’on lui accorde en droit
civil, une observation sur laquelle il nous faudra revenir. Ost fournit
l’explication suivante de ce trait particulier de la common law :
[F]ait défaut en effet au système de common law une structure for-
melle et rationnelle d’institutions, un système
a priori de concepts,
tel que celui du
Corpus iuris civilis hérité du droit romain impérial
et rationalisé par la tradition savante de l’Ancien régime, qui per-
mettrait de dégager des droits subjectifs
a priori58.
Il ajoute que « [c]et ordre juridique est à comprendre comme un tissu
d’intérêts plutôt que comme un système de droits »
59. Selon nous, la diffé-
rence entre droit et intérêt en est une de profondeur : la notion de droit
implique une compréhension particulière de la notion d’État dans le droit,
alors que celle d’intérêt fait valoir la relation de droit comme simple pos-
sibilité, un titre au porteur, un bien. Ces divergences suffisent déjà à
57 FH Lawson, « “Das subjektive Recht” in the English Law of Torts » dans FH Lawson,
dir,
Many Laws: Selected Essays, vol 1, Amsterdam, North Holland, 1977, 176 à la p
176. Il n’y aurait donc pas d’abus en droit privé anglais, parce que le droit n’a pas
d’autres dimensions conceptuelles que celle d’être justement né d’un conflit entre droits.
Les précisions linguistiques demeurent elles aussi au niveau de l’observation et
n’expliquent rien. Les réflexions de ce genre demeurent somme toute assez banales :
In the English language there can be no confusion between the two legal sens-
es attaching to the German word « Recht » which has made it necessary to
coin the two technical terms « objektives » and « subjektives Recht ». In Eng-
lish the former is « law », the latter « a right »
(ibid).
Le même auteur notera cependant que « to English lawyers the term “right” has no met-
aphysical significance
» (ibid à la p 177). Cette remarque, à notre avis, rend simplement
compte du fait que les lieux de la réflexion métaphysique se situent hors du droit, ni le
juge ni l’avocat n’ayant la fonction de systématiser la pensée juridique.
58 Ost, supra note 32 à la p 41.
59 Ibid à la p 42. Ost réplique ici à Ionescu qui avait, de manière péremptoire, assuré que
« [l]’étude théorique du droit subjectif se présente presque sous le même aspect dans la
conception juridique de tous les peuples civilisés » : Octavian Ionescu,
La notion de droit
subjectif dans le droit privé
, Paris, Sirey, 1931 à la p 109.






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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 881
rendre compte des difficultés de transposition du mécanisme de l’abus
dans un système qui ne semble guère vouloir donner à la notion de droit
la forme d’une situation juridique prédéterminée, et donc causée
60.
Il faut noter que certains théoriciens du droit, Josserand y compris,
ont vu dans cette asymétrie le signe de la supériorité de la méthode civi-
liste
61. Selon Josserand, l’absence d’une théorie des droits subjectifs, tout
comme l’absence d’une théorie de l’abus, déclassent les systèmes qui en
ignorent l’existence. Selon lui, le droit anglais se « rehaussera »,
s’émancipera en quelque sorte, lorsqu’il s’ouvrira aux travaux des civi-
listes et accueillera lesdites théories. Mais pour ce faire, il faudra, pour-
suit-il, changer ce « caractère particulariste et presque hermétique de la
mentalité anglo-saxonne »
62. La théorie de l’abus finira bien par éclairer
ceux qui sont dans l’obscurité. Le dogme de l’absolutisme, que Josserand
condamne et attribue aux « Anglo-Saxons », ne « correspond plus au stade
60 Ost, supra note 32 à la p 41.
61 Ost cite notamment l’auteur JH Nieuwenhuis, pour qui
le droit subjectif, outre qu’il satisfait à ces principes de justice, conforte
l’autonomie du sujet et garantit la sécurité des investissements dès lors que
le créancier est assuré de l’exécution de sa créance, celle-ci s’avérerait-elle ex-
cessivement désavantageuse pour le débiteur (
ibid à la p 43).
Hayek répliquera plus tard à sa manière, en faisait valoir la supériorité des systèmes
spontanés auxquels la common law appartient selon lui. Voir FA Hayek,
Law, Legisla-
tion and Liberty: A New Statement of the Liberal Principles of Justice and Political
Economy. Rules and Order
, vol 1, Chicago, University of Chicago Press, 1973. Pour un
autre exposé sur la différence entre le droit et la législation selon la perspective de
Hayek, voir Bruno Leoni,
Freedom and the Law, Princeton, Van Nostrand, 1961.
62 Josserand, De l’esprit des lois, supra note 3 à la p 308. Hayek, de l’école autrichienne de
philosophie du droit, sera son répondant. Ce dernier avait en effet fait de la common
law son champion. Il y reconnaissait les caractéristiques d’un système spontané capable
d’une adaptation rapide aux mouvements sociaux. Il existe, en quelque sorte, une loi du
marché pour les normes, où la casuistique de la common law est perçue comme supé-
rieure au modèle civiliste. De nombreux auteurs ont dénoncé cette conception édulcorée,
voire idéalisée de la common law. En réalité, et les historiens du droit ne manqueront
pas de le rappeler, le système des
writs s’est rapidement avéré obsolète. Voir Ronald
Hamowy,
The Political Sociology of Freedom: Adam Ferguson and F.A. Hayek, Londres
(R-U), Edward Elgar, 2005 à la p 254-55 :
Not only is Hayek’s account defective in that it does not reflect the severe limi-
tations of the early common law, but his conclusions regarding the origin of its
rules are questionable. Hayek’s claim that the common law, because it reflect-
ed customary rules, was superior to the statutes and ordinances that issued
from the king and his council, cannot stand up to historical scrutiny. The
common law as it developed over time comprised not only a body of principles
derived from precedent but also the ordinances and royal regulations that is-
sued from the king and the curia reges. Even by the middle of the 13th century
no clear distinction between legislation and judicial actions was possible and
every rule, no matter its origin, was regarded as binding only by virtue of “the
consent of the barons and the king in his feudal capacity”
[notes omises].





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de civilisation auquel les peuples cultivés sont d’ores et déjà parvenus, et
[…] il est condamné à céder le pas, en tout lieu, aux concepts triomphants
de la relativité et de l’abus »
63. Sans y faire directement référence,
l’absolutisme décrié est plus précisément celui illustré par les célèbres
causes anglaises
Bradford (Borough) v. Pickles64 et Allen v. Flood65, deux
63 Josserand, De l’esprit des lois, supra note 3 à la p 309. Ibid à la p 315 :
C’est un enseignement et c’est une conclusion identique qui se dégagent de la
consultation du
droit comparé : cette science, qui présente avec l’histoire du
droit tant d’affinités électives, qui nous permet de connaître les institutions,
non plus dans leur développement et avec le recul des âges, mais dans le syn-
chronisme puissant des législations d’une même époque, cette science fé-
conde nous apprend que la doctrine de l’abus est en faveur plus ou moins
marquée dans presque tous les pays, qu’elle a réalisé des gains partout,
qu’elle ne recule nulle part et que les peuples anglo-saxons eux-mêmes, si in-
tégralement, si instinctivement individualistes, ont dû compter avec elle : le
dogme de l’absolutisme des droits, dogme primaire, dogme chimérique, est
battu en brèche même en Angleterre, même aux États-Unis ; partout, on
aperçoit que l’absolutisme des droits serait fatalement la
guerre des droits et
que l’égoïsme, sous la forme juridique, n’est ni moins dangereux ni moins sté-
rile que sous toute autre forme [italiques dans l’original ; notes omises].
64 [1895] AC 587, 11 TLR 555 (HL Eng) [Bradford]. Dans cette affaire, les demandeurs
possédaient des terres sous lesquelles il y avait des sources souterraines utilisées afin
d’alimenter la ville de Bradford en eau potable. Les terres des demandeurs étaient si-
tuées sur la partie inférieure d'un flanc de colline, tandis que la partie supérieure ap-
partenait à la défenderesse. Sous les terres de la défenderesse, il y avait un réservoir
naturel pour les eaux souterraines et, normalement, cette eau coulait sous terre vers le
terrain des demandeurs. La défenderesse a décidé de creuser un puit sur son propre
terrain pour modifier le flux de l'eau souterraine. Cela a réduit la quantité d'eau qui
passait dans les réservoirs des demandeurs. Les demandeurs allèguent que le seul mo-
tif du défendeur était de nuire aux demandeurs et de les forcer à acheter des terres de
l'accusé ou à lui payer l'eau dont ils avaient besoin. Les demandeurs ont demandé une
injonction afin d'empêcher le défendeur de poursuivre son travail. La Chambre des
Lords a refusé d’accorder l’injonction.
65 [1898] AC 1, All ER 52 (HL Eng). Dans cet arrêt portant sur des allégations de congé-
diement injustifié, la Chambre des Lords a statué que même s'il y avait un motif mal-
veillant, cela ne pouvait pas rendre la conduite illégale, parce que l'action à la base de la
plainte (non-réengagement) était en soi tout à fait licite. Le juge Cave affirme ainsi :
The personal rights with which we are most familiar are: 1. Rights of reputa-
tion; 2. Rights of bodily safety and freedom; 3. Rights of property; or, in other
words, rights relative to the mind, body, and estate; […] In my subsequent re-
marks the word “right” will, as far as possible, always be used in the above
sense; and it is the more necessary to insist on this as during the argument at
your Lordships’ bar it was frequently used in a much wider and more indefi-
nite sense. Thus, it was said that a man has a perfect right to fire off a gun,
when all that was meant, apparently, was that a man has a freedom or liberty
to fire off a gun so long as he does not violate or infringe any one's rights in
doing so, which is a very different thing from a right the violation or disturb-
ance of which can be remedied or prevented by legal process
(ibid à la p 29).
Voir aussi Donoghue v Stevenson, [1932] UKHL 100, AC 562 (HL Eng).




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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 883
causes qui sont généralement présentées en droit anglais comme les
digues à l’abus. Le passage qui suit suffit afin de comprendre les termes
de cette fin de non-recevoir :
If it was a lawful act, however ill the motive might be, he had a right
to do it. If it was an unlawful act, however good his motive might be,
he would have no right to do it. […] But I am not prepared to accept
Lindley L.J.’s view of the moral obliquity of the person insisting on
his right when that right is challenged. […] I see no reason why he
should not insist on their purchasing his interest
66.
La doctrine française semble avoir eu connaissance de ces causes par les
écrits de Pollock, notamment son traité
The Law of Torts où elles sont
commentées
67. Josserand cite expressément l’ouvrage et prend pour avé-
rées les conclusions du juriste anglais selon lesquelles un propriétaire
peut faire usage de son bien en toute impunité, quelle que soit l’intention
qui l’anime. Il s’en servira pour dénoncer les excès de l’individualisme
« anglo-saxon » et la logique froide avec laquelle les tribunaux semblent
accepter les conduites moralement répréhensibles des titulaires de droit :
« [J]amais un usage de la propriété qui serait légitime s’il était inspiré par
un motif correct ne saurait devenir illégitime parce qu’il est déterminé par
un mobile incorrect ou même malicieux »
68. Et voici comment Josserand
conclut son bref survol des législations qu’il qualifie d’absolutistes :
C’est donc en Amérique comme en Angleterre, avec la glorification
de l’action et de l’initiative, le triomphe sans restriction du
summum
jus
; les droits se réalisent abstraitement, dans tous les sens ; ce sont
des puissants instruments susceptibles d’être mis au service de tous
les désirs, de toutes les passions. C’est la loi de Darwin se réalisant
dans le domaine juridique ; les droits assurent le jeu de la concur-
rence vitale, ils réalisent la sélection de l’espèce par l’élimination des
faibles, par le triomphe des plus forts et des plus avisés
69.
En réalité, il faut bien l’avouer, cette bravade donnera l’occasion à ses
détracteurs de lui donner la réplique, en prenant la défense du modèle
anglais. Les critiques de Ripert à l’endroit de Josserand resteront cé-
lèbres. Ripert défend avec véhémence « l’absolutisme du droit individuel »
qui, écrit-il, « ne peut être condamné en soi car il n’est que la traduction
66 Bradford, supra note 64 aux pp 594-95.
67 On retrouve ainsi Pollock aux côtés de Pothier et d’Accarias dans les notes et les plans
de cours d’Appleton, professeur à la Faculté de Lyon : C Appelton, « Les exercices pra-
tiques dans l’enseignement du droit romain et plan d’un cours sur l’abus des droits »
(1924) 44 : 1-2 Revue internationale de l’enseignement 142 à la p 156.
68 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 303, citant Frederick Pollock, The
Law of Torts, 5e éd, Londres (R-U), Stevens, 1897 à la p 150.
69 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 303.



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juridique du désir de l’âme de conquérir la puissance et la liberté, et ce
désir est légitime »
70.
Pourtant, au-delà de ces positions, qu’elles s’unissent ou s’opposent, il
semble que l’emprunt que Josserand fait au traité de Pollock aurait dû
mettre en garde le civiliste sur les dangers de l’analyse de droit comparé.
Pollock, dans l’ouvrage auquel Josserand fait référence, traite des diffé-
rents
torts de common law en matière de propriété. La notion de tort, in-
traduisible du droit, se compare évidemment mieux à la responsabilité dé-
lictuelle en droit civil
71. De plus, le droit des torts et le droit individuel ou
subjectif du droit civil ne présentent pas la même physionomie. Chacune
de ces notions renvoie, dans son système, à sa propre épistémologie.
L’ignorer mène à de sérieux contresens. Les faits donnant lieu à des situa-
tions litigieuses peuvent certes se comparer, mais il faut se garder d’en
déduire trop rapidement le rapprochement des solutions. En effet, dans la
doctrine civiliste la plus avancée, le droit des obligations extracontrac-
tuelles sert de contre-exemple à la présentation des droits subjectifs. En
ce sens, le recours en réparation, âme du droit délictuel, n’est pas automa-
tiquement associé à la notion de droit. Ce sont plutôt les droits en latence,
les droits substantifs qui attendent d’être mis en action, qui sont les véri-
tables droits
72. De ceux-là, la common law semble a priori être dépourvue,
ou au moins, n’y voit pas autre chose qu’une règle de droit. Le qualificatif
serait superflu
73.
70 Ripert, « Abus », supra note 11 à la p 62.
71 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 302. Voir également les travaux de
Lawson,
supra note 57, sur le rapprochement entre la notion de tort et de droit subjectif.
72 L’auteur ne manque pas ensuite de contester ce traitement réducteur du recours par
rapport au droit substantiel :
Pendant longtemps, les processualistes et même les civilistes français ont sa-
crifié à cette idée — déjà formulée par Savigny, qui voyait dans l’action en
justice une métamorphose du droit subjectif — que l’action en justice n’est
rien d’autre que le droit subjectif substantiel lui-même, mis en mouvement.
Le fameux mot de Demolombe : « l’action, c’est le droit à l’état de guerre » a,
par sa frappe imagée, séduit bien des esprits : Vivioz devait l’appeler
l’une
des plus belles trouvailles de la phraséologie juridique
[italiques dans
l’original ; notes omises] (Henri Motulsky, « Le droit subjectif et l’action en
justice » dans
Écrits : Études et notes de procédure civile, Paris, Dalloz, 1973,
85 à la p 87).
73 La distinction entre droit et recours est d’une grande utilité pour comprendre la portée
des discours de l’abus en common law. Ainsi que nous venons de le rappeler, dans le
système de common law — et dans une certaine mesure, dans son imaginaire —, c’est le
recours qui est l’objet de toutes les attentions. La différence entre droit et recours à par-
tir de laquelle s’effectue l’exercice de droit comparé en est une de temps et de degré. De
temps, car dans la perception générale que l’on en a — et ce point a été sujet à critique
—, le droit est antérieur à l’action. Il lui préexiste. De degré, également, en ce sens que
l’idée de droit renvoie à celle d’une solution normative préétablie, alors que celle de re-






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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 885
On rapprochera ces observations des travaux de Roubier. Ce dernier
place les délits et quasi-délits parmi les « situations juridiques objectives »
qu’il oppose aux « situations juridiques subjectives », une expression qu’il
préfère à la terminologie trop étroite de droit subjectif
74. Tout comme les
actions en justice auxquelles elles sont intimement liées, les situations ob-
jectives ne constituent pas le domaine du droit subjectif. Voici son explica-
tion :
Le délit ou quasi-délit, en vertu de lois impératives qui ne compor-
tent à l’avance aucune dérogation conventionnelle, va déclencher sur
le terrain civil une action en responsabilité, qui aboutira à la répara-
tion du dommage causé. Cette action en responsabilité est une situa-
tion juridique objective : l’action n’est pas fondée sur un droit anté-
rieur, elle résulte tout simplement d’une atteinte injuste à la per-
sonne ou aux biens d’autrui ; en d’autres termes elle repose sur une
infraction à un devoir (
nemimen laedere)75.
Le lien avec notre sujet d’étude est évident. Sauf à les considérer dans
leur aspect processuel proprement dit, et donc à parler d’abus de procé-
dure, on doit en effet conclure que les recours délictuels ne sont pas sus-
ceptibles d’abus. Les droits dont on peut mésuser sont d’un autre ordre,
d’une autre essence. L’idée de l’abus est indissociable d’une certaine idée
du droit, elle s’évapore lorsqu’on s’en éloigne. Ces développements sont
riches d’enseignements. Alors que l’origine des droits intellectuels se
trouve dans le droit des
torts en common law, la doctrine civiliste s’est
employée à les distinguer soigneusement des recours en concurrence dé-
loyale
76. Ce faisant, elle distingue clairement les droits dont la sanction re-
cours indique le moyen et le lieu de sa création. Voilà pourquoi la valeur normative du
concept de droit a semblé dépasser celle du recours, ne serait-ce que dans sa fonction
prudentielle. Le droit, règle prédéterminée, semble plus stable. Il faut aussi naturelle-
ment se méfier des constructions simplistes qui feraient des notions de droit et de re-
cours les étiquettes des principaux systèmes. Il existe désormais une littérature impor-
tante en common law qui cherche à promouvoir l’examen des actions et des recours à
partir d’une théorie générale du droit. La notion de droit est donc connue, même si elle
demeure à l’ombre de celle de
remedies :
Even if we concede that the common law had historically had more difficulties
than the civilian tradition in embracing the “subjective right”, it was still ra-
ther comfortable with “duties” and therefore is not at all completely agnostic
regarding norms as pre-existing deontic entities
(Helge Dedek, « From Norms
to Facts: The Realization of Rights in Common and Civil Private Law »
(2010) 56 : 1 RD McGill 77 à la p 88).
74 Roubier, supra note 14 à la p 73.
75 Ibid à la p 74.
76 Effectivement, jusqu’au début du vingtième siècle, le droit d’auteur et des brevets, les
deux matières reines de la propriété intellectuelle, étaient fréquemment identifiées
comme espèces particulières de
torts. Le savant Wigmore les intègre d’ailleurs dans son
Select Cases on the Law of Torts publié en 1912, qui regroupe le matériel utilisé pour










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lève essentiellement du recours en violation (la contrefaçon), et les recours
en responsabilité délictuelle ouvrant à réparation. Les premiers sont sus-
ceptibles d’abus, non les seconds, bien que Josserand y ait vu, erronément
nous semble-t-il, une manifestation particulière du droit de libre com-
merce
77. Il faudra donc de la même manière prendre acte de la transfor-
mation, en common law, des droits intellectuels en droit statutaire.
2. La dimension politique des droits en common law et les travaux de la
doctrine américaine
En droit civil, le mot droit est un marqueur conceptuel de premier
ordre. Alors que dans les systèmes civilistes, les distinctions entre
droit et
droits arriment le droit privé au droit public en même temps qu’elles con-
sacrent la distinction entre
État et individus, et posent donc les bases du
système politique, la distinction entre
right et rights semble rester atone
en common law. On voudrait bien voir une synonymie, même approxima-
tive, dans la distinction posée par Hart entre règles primaires et règles
secondaires. Celle-ci malheureusement, dans l’articulation de ses termes,
ne met pas en mouvement les mêmes idées. Le constructivisme de Hart
semble se dégager des rigueurs de l’architecture normative proposée par
Kelsen pour éviter la référence à la notion abstraite d’État. Il n’aborde
d’ailleurs pas la question de l’autorité, ne serait-ce qu’en relation aux pré-
cédents. Mais comme lui il pense le droit en termes de règles et non de
droits
78. Il en cherche les mécanismes au-delà de leurs fonctions spéci-
fiques et donc ne cherche pas à expliquer le particularisme des droits con-
ses cours. Cette perception du droit d’auteur et du brevet, naturellement imprégnée de
la dimension délictuelle — des droits qui s’objectivent à l’occasion d’un préjudice parti-
culier —, sied mal à l’abus. Par contre, sa lente évolution vers une reconnaissance
d’abord « statutaire » de la matière, puis « propriétaire » des droits intellectuels rend la
discussion sur l’abus plus que jamais pertinente. John Henry Wigmore, Select Cases on
the Law of Torts with Notes, and a Summary of Principles
, vol 1, Boston, Little, Brown
and Company, 1912 à la p 835. Roubier distinguait ainsi clairement les recours en con-
trefaçon et les actions en concurrence déloyale. Pour ces dernières, la théorie de l’abus
lui semblait inapplicable : « [L]a conception finaliste de Josserand est inapplicable,
parce qu’il s’agit, ici encore, d’une liberté et non pas d’un droit défini, et qu’il est difficile
de dire avec précision quel en est le but, et dans quel cas il y a déviation par rapport à
ce but » (Roubier,
supra note 14 à la p 155).
77 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 231.
78 HLA Hart, The Concept of Law, 2e éd, Oxford, Oxford University Press, 1994, ch 5 aux
pp 79-99 (chapitre intitulé «
Law as the Union of Primary and Secondary Rules »). Hart,
comme Kelsen, accepte le dualisme droit et morale. Les commentaires de Roubier à
l’égard de Kelsen au sujet de la réduction des droits en règles sont très pertinents. En
réduisant les droits en règles, Kelsen contourne le pouvoir créateur de la volonté privée
en lui donnant l’effet d’une délégation de la loi générale à la loi particulière des parties.
Par cet artifice, conclut-il, « la situation juridique subjective se trouve transformée en
une véritable règle juridique » (Roubier,
supra note 14 à la p 82).









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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 887
férés aux particuliers. Son positivisme tend à expliquer la généalogie so-
ciale des obligations, quelles qu’elles soient. Les règles primaires
s’entendent donc des prescriptions et proscriptions (les termes d’une obli-
gation légale ou contractuelle, par exemple) et les règles secondaires cor-
respondent aux mécanismes de reconnaissance de validité ou de modifica-
tion des règles primaires (les règles de formation des contrats ou de révi-
sion judiciaire, par exemple). Si les secondes confèrent des pouvoirs plutôt
que ne créent des obligations, on est loin de l’idée de prérogative véhiculée
par la notion de droit subjectif. Il ne faudrait pas croire pour autant que
l’intérêt pour la linguistique juridique ait été abandonné par la common
law. Là comme ailleurs on craint que le mot droit soit galvaudé. Là aussi
son usage libéré en diffuse le sens et cause l’insatisfaction79.
Ainsi que nous l’avons dit, la divergence réside plutôt dans le rôle
structurel de la notion de droit. En common law, la notion de droit
n’apparaît pas comme indicatrice d’une source d’autorité légale en soi
80.
De son côté, le civiliste en a tiré une matière particulièrement riche et en
a exploré toutes les variations de sens qu’elle pouvait produire, de telle
sorte que le mot
droit est devenu une cellule souche du construit constitu-
tionnel, tant dans la compréhension que le droit public en a que dans son
rôle structurel dans l’organisation du droit privé. Le droit est devenu le
champ d’observation privilégié de la doctrine qui s’est employée à en éta-
blir les variations de sens et, à partir d’elles, un catalogue de situations
juridiques auxquelles il renvoie. À l’aide du mot, et parce qu’il est un droit
écrit et donc planifié, il a dessiné l’individu dans son système politique. La
notion de droit devient l’instrument de l’ingénierie sociale.
Voilà le sens de la rhétorique selon laquelle l’État garantit les droits :
la société qu’il représente est à la fois bénéficiaire et garante des droits
individuels. Le droit se déploie de la constitution jusqu’au
Code, par un
système d’artères et de veines qui irriguent tout le droit et qui fait voir le
grand corps de l’État et ses constituants, les individus. Bref, à partir de
l’épistémè du mot droit, s’est développée une véritable ontologie des
droits. Or, ainsi que le notait fort justement Dicey, discutant de
l’échafaudage constitutionnel des droits dans les pays de constitution
79 Aussi la doctrine anglaise se plaint-elle des mêmes maux : « The word which occurs
most frequently in legal speech is
right, and yet it proves on investigation to be elusive
in its meaning » [italiques dans l’original] (Paul Vinogradoff, « The Foundations of a
Theory of Rights » (1924) 34 Yale LJ 60 à la p 60). La jurisprudence, tant américaine
qu’anglaise, ne manque pas non plus de relever la chose :
« It is said that “the words
rights, privileges and immunities”, are abusively used, as if they were synonymous »
(Lonas v Tennessee, 50 Tenn 287 à la p 306 [Tenn Sup Ct 1871]). On condamne, là aus-
si, la paresse du langage.
80 Geoffrey Samuel, « “Le Droit Subjectif” and English Law » (1987) 46 : 2 Cambridge LJ
264 à la p 269.



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écrite, il semble que l’idée même que certains droits soient « garantis » in-
terpelle le juriste anglais :
We can hardly say that one right is more guaranteed than another.
Freedom from arbitrary arrest, the right to express one’s opinion […],
and the right to enjoy one’s own property, seem to Englishmen all to
rest upon the same basis, namely, on the law of the land
81.
Ne voyant rien dans la notion de droit qui puisse demeurer suffisam-
ment stable pour qu’il puisse y voir une quelconque mesure d’autorité,
l’expression « abus de droit » est longtemps demeurée obscure pour le ju-
riste de common law. En réalité, ce dernier se contente généralement de
faire rapport sur les dernières parutions scientifiques — généralement
françaises — sur le sujet. L’abus est donc étudié presque exclusivement à
partir de sa formulation française. Et lorsqu’il décide de rechercher les
équivalences, il retient surtout l’idée générale de justice qui anime l’abus.
Le juriste de common law risque ensuite la comparaison avec des mé-
canismes juridiques mus par la même aspiration. Perillo, par exemple,
s’emploiera à démontrer l’existence en droit américain d’une doctrine de
l’abus des droits sous le couvert de l’équité
82. Et il est vrai que la notion
d’équité telle que développée plus généralement en droit et en philosophie
a pu inspirer les théoriciens de l’abus. D’ailleurs, la doctrine américaine
de
misuse en propriété intellectuelle, que nous verrons plus loin, est une
doctrine de l’
equity. Le droit romain, en accord avec les socratiques, asso-
ciait le droit à l’équité. Selon Aristote, l’équité est une forme complémen-
taire de justice
83. La notion a ensuite pénétré le droit moderne jusqu’à y
81 AV Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 8e éd, Indianapolis,
Liberty Fund, 1982 à la p 119. Voir notamment la deuxième partie de cet ouvrage inti-
tulée «
The Rule of Law ». Sur ce point, Samuel notera que « the English judge has never
really appreciated the teleological importance of classification, not just as a starting
point for a general theory of rights, but as a means of legal development in itself » (Sam-
uel,
supra note 80 à la p 274).
82 Joseph M Perillo, « Abuse of Rights: A Pervasive Legal Concept » (1995) 27 : 1 Pac LJ 37
à la p 38. Cette opinion est répandue. Il faut, à défaut d’abstention, s’en tenir à
l’hypothèse, comme le fait cet auteur : «
A number of the maxims of equity suggest some
similarity between the concept of abuse of right and equity
» [notes omises] (BO Illuy-
omade, « The Scope and Content of a Complaint of Abuse of Right in International
Law » (1975) 16 Harv Int’l LJ 47 à la p 78). Pour les raisons qui sont exposées, seule
l’idée supérieure de justice et de redressement peut amener au rapprochement. L’équité
a une application fort limitée dans le cas d’un droit fortement réglementé.
83 Voir Chaïm Perelman, Éthique et droit, Bruxelles, Université de Bruxelles, 1990 aux pp
198-99. La notion d’équité est importante dans l’œuvre de Josserand. Il lui consacre la
dernière phrase de son ouvrage sur la relativité des droits. Parlant de la « vaste cons-
truction de l’abus des droits », il écrit :
[C]’est elle qui moralisera, qui harmonisera le droit, qui lui donnera son véri-
table sens en assurant son « individualisation judiciaire », en faisant passer
jusque dans ses moindres réalisations le grand souffle d’équité qui doit






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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 889
inscrire une conception élargie du rôle du juge. Les travaux récents de
Katz en droit canadien auront les mêmes objectifs de rapprochement en
décrivant l’abus comme un excès de juridiction
84.
Mais dans les deux cas, le rapprochement est approximatif et surtout,
il ignore le modèle particulier de législation nécessaire à l’abus. De sorte
que la recherche des équivalences fonctionnelles ne permet pas de faire
apparaître la véritable raison de son absence en common law. En réalité,
et ce point nous semble capital, la common law ne procède pas d’un exa-
men de l’origine ou de la nature des forces politiques nécessaires à la dé-
termination des contours d’un droit. Il n’y a pas d’abus en droit privé an-
glais parce que le droit n’a pas d’autres dimensions conceptuelles que celle
d’être justement né d’un conflit entre prétentions : «
a demand for a right
and the complaint for a wrong
»85. Il n’est pas une proposition législative,
ni un exposé institutionnel.
En réalité, ce sont les nuances du droit américain qui nous permettent
de soutenir cette hypothèse. Contrairement au droit anglais, on voit appa-
raître au tournant du siècle une prise de conscience accrue du rôle des tri-
bunaux, de leur rôle et place dans l’ordonnancement politique, mouve-
ment parallèle aux développements continentaux de l’abus. La conception
américaine des droits à la fin du dix-neuvième siècle véhicule l’idée répu-
blicaine d’une règle de droit préexistante dont seraient déduites les solu-
tions particulières. Là est le dénominateur commun avec le droit conti-
nental. Ici comme là d’ailleurs, on note une certaine désillusion quant à la
capacité du législateur de produire une règle d’or, d’où une plus grande
confiance dans le pouvoir judiciaire :
The question of legal regulation of conflicting rights is not confined to
rights in regard to the use of land, but extends to all cases of conflict-
ing right as to other matters or subjects […]. It is generally admitted
l’animer et sans lequel il ne serait qu’une froide abstraction, sans réalité,
sans moralité et sans vie (Josserand,
De l’esprit des droits, supra note 2 à la p
442).
84 Katz, supra note 19 à la p 79 :
A doctrine of abuse of right evolved in French law in service of communitarian
and perfectionist goals. I have made the case for a common law principle of
abuse of right that is similarly concerned with an owner’s reasons but that
can be explained on grounds that are consistent with an idea of ownership as
a sphere of self-seeking agenda-setting authority.
Il faut noter, là encore, que son étude repose presque exclusivement sur les développe-
ments du droit français. Katz, par exemple, ne mentionne aucune cause de droit québé-
cois. Son étude repose parfois sur une comparaison approximative des causes, mais sur-
tout omet de présenter l’abus dans sa dimension institutionnelle et politique.
85 SFC Milsom, Historical Foundations of the Common Law, 2e éd, Londres (R-U), But-
terworths, 1981 à la p 246.








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890 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
that it is impossible to frame a rule so definite that its application
will instantly solve all cases of conflicting rights […]
86.
Le langage du droit est ici plus familier. On semble même atteindre une
certaine parité avec son emploi civiliste.
En réalité, même si la notion de droit s’en trouve plus affirmée, elle n’a
pas échappé complètement à la méthode prétorienne qui a fini par absor-
ber le droit privé. De sorte que les études fondamentales sur la notion de
droit concernent d’abord et avant tout les droits fondamentaux des indivi-
dus. D’autre part, ces études proposent rarement des projections abs-
traites du système de droit privé hors de leur réalité judiciaire. Ainsi, les
réflexions de Dworkin sur les droits, dans son ouvrage Taking Rights Se-
riously
87, portent bien plus sur une méthode de résolution des cas judi-
ciaires complexes mettant en jeu les droits fondamentaux que sur la coor-
dination des intérêts privés d’ordre économique
88.
Les travaux de l’américain Hohfeld et sa grille analytique des rapports
induits dans le droit sont peut-être les seuls à s’être singularisés par une
généralisation et par une méthode plus familière à la doctrine civiliste.
Tous les travaux modernes sur l’analyse des
droits pointent vers lui89.
Hohfeld, professeur à l’Université de Stanford puis à Yale, va, dans
quelques articles canoniques, jeter les idées de base d’une théorie dont
l’objectif est d’établir une typologie des intérêts juridiques en précisant la
notion de droit
90. Ce qui surprend le juriste civiliste, c’est la méthode
86 Jeremiah Smith, « Reasonable Use of One’s Own Property as a Justification for Damage
To a Neighbor » (1917) 17 Colum L Rev 383 à la p 384-85.
87 Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Mass), Harvard University
Press, 1977.
88 Christian Atias, Philosophie du droit, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.
89 Au sujet des critiques d’axiomes théoriques tels qu’exposés par Hohfeld, voir AM
Honoré, « Rights of Exclusion and Immunities Against Divesting » (1960) 34 Tul L Rev
453 ; DN MacCormick, « Rights in Legislation » dans PMS Hacker et J Raz, dir,
Law,
Morality, and Society: Essays in Honour of H.L.A. Hart
, Oxford, Clarendon Press, 1977,
189 à la p 199 ; W Kamba, « Legal Theory and Hohfeld’s Analysis of a Legal Right »
(1974) 19 : 3 Jurid Rev 249. Et plus récemment, au Canada, voir Sean Coyle, « Are
There Necessary Truths About Rights? » (2002) 15 : 1 Can JL & Jur 21. Voir aussi FM
Kamm, « Rights » dans
Jules Coleman et Scott Shapiro, dir, The Oxford Handbook of
Jurisprudence and Philosophy of Law
, Oxford, Oxford University Press, 2002, 476.
90 Dans un premier article publié en 1913, Hohfeld annonce l’objectif qui l’occupera
jusqu’à sa mort en 1918 :
[T]he main purpose of the writer is to emphasize certain oft-neglected matters
that may aid in the understanding and in the solution of practical, every-day
problems of the law. With this end in view, the present article and another
soon to follow will discuss, as of chief concern, the basic conceptions of the law,
— the legal elements that enter into all types of jural interests
(WN Hohfeld,






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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 891
d’Hohfeld. De manière très clinique, il établit une classification élémen-
taire des éléments que l’on regroupe sous le vocable générique de
droit,
c’est-à-dire différentes relations juridiques — en réalité principalement
contractuelles — en vue d’en exposer les mécanismes par l’emploi d’une
terminologie précise. Il suggère d’abord de réduire la totalité des relations
juridiques à quatre catégories principales : «
right », « privilege », « po-
wer
», et « immunity ». Il en dégage ensuite leurs contraires : « no-right »,
«
duty », « disability » et « liability ». Il complète son tableau en affectant à
chacune des quatre premières catégories sa réciproque, respectivement :
«
duty », « no-right », « liability » et « disability »91. Sans aller plus loin
dans l’analyse, les travaux méticuleux d’Hohfeld sont révélateurs, à notre
sens, des différences fondamentales qui séparent la compréhension de
common law de la notion de droit de sa compréhension civiliste, et qui
tiennent au rôle de la loi dans le processus normatif
92.
« Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning »
(1913) 23 : 1 Yale LJ 16 à la p 20 [Hohfeld, « 1913 »]).
Sa réflexion se poursuit ensuite dans un article publié en 1917 dans la même revue :
WN Hohfeld, « Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning »
(1917) 26 : 8 Yale LJ 710 [Hohfeld, « 1917 »].
91 Hohfeld, « 1913 », supra note 90 à la p 58 ; Hohfeld, « 1917 », supra note 90 à la p 710.
92 Certes, on aura matière à établir d’intéressantes analogies. Par exemple, le travail de
théorisation auquel il se livre emmène curieusement le civiliste sur des terrains qui lui
sont familiers. Les solitudes se rejoignent plus souvent qu’on ne le pense. Hohfeld ques-
tionne notamment la distinction
jus personam et jus in rem, réduisant la seconde à une
obligation personnelle ayant pour sujet une classe indéfinie d’individus — ce que
Hohfeld appelle «
multital rights », en opposition aux « paucital rights » : Hohfeld,
« 1917 »,
supra note 90 à la p 718. Vient immédiatement à l’esprit la proposition de Pla-
niol, qui était de dépasser la relation directe avec la chose pour faire ressortir la réalité
de l’opposition du droit aux tiers et de transformer ainsi le droit réel en une obligation
passivement universelle : Marcel Planiol,
Traité élémentaire de droit civil conforme au
programme officiel des facultés de droit
, t 1, 11e éd, Paris, Librairie générale de droit et
de jurisprudence, 1928.
Voir à ce sujet les commentaires éclairants de Carbonnier, qui
voit dans cette théorie
une exaspération de l’idéologie volontariste et individualiste [du Code ci-
vil
] en ce qu’elle nie les choses et la matière, alors que celles-ci font partie de
l’univers juridique. Elle est individualiste, parce qu’elle réduit le droit réel à
un dialogue entre deux individus, le titulaire et le violateur du droit, et ne se
préoccupe nullement d’y appeler l’État en tiers (Jean Carbonnier,
Droit civil :
Les biens
, t 3, 19e éd, Paris, Presses Universitaires de France, 2000 à la p
75).
On retrouve également dans la nomenclature hohfeldienne des droits les éléments de
discussion sur la portée générale de la théorie de l’abus de droit. La doctrine française
cherchera à savoir si on peut abuser d’une liberté, voire d’un privilège — forçant ainsi
les recherches sur les distinctions, ou sur la question de savoir si la théorie s’applique à
une classe particulière de droits.








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Certes, les discussions sur les droits, libertés, facultés et pouvoirs se
retrouvent en droit civil, mais elles sont au service d’une quête sur la
source des droits et de leurs finalités, alors que les travaux d’Hohfeld ten-
dent à un résultat, celui de faciliter la résolution des conflits judiciaires en
précisant le vocabulaire du droit. En réalité, l’analyse des droits en com-
mon law est faite dans un langage et une méthode technicienne et pra-
tique qui élude ou atténue considérablement la portée politique de ses
énoncés
93. Elle ne traite pas, dans le cadre du droit privé, de ce que le
droit devrait être, mais tente de décrire ce qu’il est. Cela tient fort proba-
blement à ce que la jurisprudence, matière première de la common law et
par conséquent des travaux de Hohfeld, est un lieu d’expression plus limi-
té de la volonté politique. Pour cette raison, qui tient finalement de la
théorie des sources des normes, la discussion sur les
droits en common
law ne se fait pas dans les mêmes termes qu’en droit civil et les
nom-
breuses décisions que cite Hohfeld pour construire son analyse sont citées
moins pour leur valeur principielle ou politique que pour leur intérêt ins-
trumental ou technique. Ainsi, les écrits hohfeldiens dissèquent les droits
devant nous, méthodiquement, sans que l’on sache véritablement d’où ou
de qui ils tiennent leur force politique. Ils ne feront pas même référence
aux théories de la volonté, un incontournable des théories civilistes. Rien
n’est dit, donc, sur l’état de ces droits qui semblent être désarticulés — et
non causés ou finalisés, comme dans la pensée privatiste — des droits
libres de toute attache à ce que nous appellerons, très largement et avec
une imprécision volontaire, le droit public.
C’est aussi pour cela que la notion d’intérêt (interest) est plus familière
dans ce langage juridique
de common law : soit elle préfigure la pesée des
intérêts, propre à la méthode prétorienne, soit elle détermine l’intérêt
pour agir, une prérogative à faire valoir, à un titre ou à une action. Cette
précision est importante, car l’idée du droit subjectif vient avec la certi-
tude que l’action qui le sert sera accordée au titulaire de ce droit, et que la
preuve de la violation de ce droit suffira à son succès. Inversement, lors-
93 Une certaine doctrine a d’ailleurs tenté de replacer la discussion au sujet des droits sur
le terrain des sciences politiques et de la lier avec les écrits européens de l’époque sur le
droit subjectif. Un auteur, Paul Vinogradoff, ira d’ailleurs jusqu’à s’expliquer dans une
première note au sujet de ses vues non-orthodoxes :
The present article approaches the subject from a point of view which differs
from that taken up by the late Prof. Hohfeld in his well-known essay on the
classification of Rights and Duties. My aim is to examine the connection be-
tween the juridical concept of right and the background of individual claims
and social interests (Vinogradoff, supra note 79 à la p 60).
Il faudra attendre Raz qui, à partir des travaux d’Hohfeld, abordera la fonction des
droits dans l’ordre social. Voir Joseph Raz, « Promises and Obligations » dans Hacker et
Raz,
supra note 89, 210.





Page 36
L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 893
que le droit se confond avec l’action, se pose immédiatement la question
de l’intérêt pour agir et des critères d’ouverture de l’action ou de la répa-
ration
94. De plus, dans la tradition civiliste, l’intérêt est parfois distingué
du droit, en ce que ce dernier emporte la garantie du pouvoir public
95 et,
lorsqu’il porte le sceau de la loi, ne supporte que difficilement la pondéra-
tion, à moins que la loi elle-même la prévoie. Il est prérogative, non pas
conciliation. Il est droit et non obligation.
C. Un droit sans obligation, un pouvoir sans devoir ?
Y a-t-il dans l’idée de droit en droit privé un effacement de la notion de
devoir ? Car en définitive, l’existence même de la théorie de l’abus suggère
sa déliquescence, voire une défaillance dans les mécanismes de régulation
des actions individuelles. Ost distingue la notion de droit — et plus préci-
sément celle de droit subjectif, que nous verrons plus loin — et celle
d’intérêt de la façon suivante :
Dans le cas du droit subjectif, il y a priorité du droit sur l’obligation,
tandis que dans le cas de l’intérêt légitime, le rapport s’inverse, le
devoir bénéficiant de la prévalence, dont l’intérêt apparaît le reflet.
Dans l’un et l’autre cas, il y a bien un complexe de prérogatives et de
charges, mais de l’un à l’autre se modifie le poids respectif et la prio-
rité de ces éléments
96.
Dans l’idée que le civiliste se fait de la notion de droit, l’obligation
semble dormante. La théorie de l’abus réagit à cette inflexibilité appa-
rente du droit : par son ouvrage, elle veut redonner une mesure sociale au
droit, le rendre moins défini et plus relatif. Il s’agit dès lors de déterminer
si, en dehors des devoirs intrinsèques posés expressément par la loi ou
qui, comme dans les tablatures hohfeldiennes, s’expriment par un savant
système d’obligations réciproques ou corrélatives dans les rapports con-
tractuels, il en existerait d’autres, extrinsèques ceux-là, qui se tapisse-
raient au fond des consciences morales ou sociales du droit et qui
n’attendraient que le jour de leur révélation. Ce faisant, l’abus de droit ne
se réapproprie-t-il pas les mécanismes de l’obligation naturelle, antédilu-
vienne notion de droit civil, laissée plus ou moins à son dépérissement
94 Roubier, supra note 14 à la p 131.
95 Ost, supra note 32 aux pp 36-37. Le contraste entre ces deux perceptions du droit est
particulièrement marquant en droit d’auteur. Dans les législations de common law, tel
le Canada, le droit d’auteur y est présenté généralement comme un système de concilia-
tion ou d’équilibre des intérêts de différents acteurs. En droit civil, il est une prérogative
garantie à l’auteur par l’État contre les autres. Sous cette description, le droit d’auteur
apparaît clairement comme un droit subjectif, un droit qui ne reconnaît
a priori aucun
autre intérêt que celui de son détenteur.
96 Ibid à la p 38.



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894 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
tout aussi naturel97 ? Cette fois-ci, cependant, l’obligation apparaît dans
un contexte où le législateur est intervenu sans la transporter avec lui :
elle est découverte par les tribunaux. Les discours sur la morale et le droit
font certes le lit de nos développements, en ce que cette obligation consti-
tue ultimement un jugement de valeur sur un acte pourtant légal
98, mais
il s’agit tout autant d’expliquer la force de cette obligation, c’est-à-dire sa
source et sa place dans l’échelle normative. Le théoricien de l’abus regarde
ainsi avec envie les développements du droit constitutionnel, qui coordon-
nent les actions de l’État avec les droits fondamentaux des individus en
prémunissant ces derniers contre des intrusions excessives. Bien que le
droit civil s’associe volontiers avec le corps constitutionnel de nos lois,
comme le fait le Code civil du Québec au nom d’une harmonie prosaïque, il
demeure encore réfractaire à une certaine publicisation
99. Le droit privé,
renfermé sur son élégant complexe, est un droit de coordination et de-
meure
a priori inhospitalier aux mécanismes correctifs du droit public. Le
ressac est toutefois inévitable. C’était déjà la fonction ultime de l’abus :
mettre en sourdine les manifestations trop bruyantes des pouvoirs délé-
gués par la loi aux individus. L’abus réinstaure un dirigisme quant aux
97 Voir, pour une des rares illustrations dans la jurisprudence québécoise, Morin c Gré-
goire
(4 janvier 1967), Joliette 19.539 (Qc CS) (rapporté dans (1969) 15 RD McGill 103).
98 C’est d’ailleurs l’épilogue pressenti de nos travaux et, sans surprise, le thème qui clôt
l’ouvrage de Dabin sur le droit subjectif, dont le titre est annonciateur : « Le critère véri-
table de l’abus : l’usage immoral du droit » (Dabin,
supra note 22 à la p 293). On ne
manquera pas de noter les fameux commentaires de Gutteridge sur la théorie de
l’abus :
Like all indefinite expressions of an ethical principle it is capable of being put
to an infinite variety of uses, and it may be employed to invade almost any
sphere of human activity for the purpose of subordinating the individual to
the demands of the State
(Gutteridge, supra note 1 à la p 44).
Aussi l’auteur affirme-t-il ceci : « But it is clear that the theories of abuse and of relativity
of rights, in general, have no place in our law as it now stands » [notes omises] (ibid à la
p 30).
99 Voir Disposition préliminaire CcQ :
Le Code civil du Québec régit, en harmonie avec la Charte des droits et liber-
tés de la personne (chapitre C-12) et les principes généraux du droit, les per-
sonnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens.
Le code est constitué d'un ensemble de règles qui, en toutes matières aux-
quelles se rapportent la lettre, l'esprit ou l'objet de ses dispositions, établit, en
termes exprès ou de façon implicite, le droit commun. En ces matières, il
constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au
code ou y déroger.
D’où également les difficultés de résoudre les conflits entre les droits fondamentaux et
les droits subjectifs, comme l’illustre la récente affaire Syndicat Northcrest c Amselem,
2004 CSC 47, [2004] 2 RCS 551 [
Amselem]. Voir Jean-Guy Belley, « L’État et la régula-
tion juridique des sociétés globales : Pour une problématique du pluralisme juridique »
(1986) 18 : 1 Sociologie et sociétés 11.






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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 895
droits en droit privé, par l’intervention du pouvoir judiciaire. Il réintègre
le devoir social dans le droit. C’est donc bien dans le
nexus des relations
entre individus et État, de l’impossible distinction entre droit privé et
droit public que l’on doit trouver les fondements de la théorie de l’abus.
Rappelons que la notion de droit en common law
qui ne connaît guère
la distinction entre droit public et droit privé — ne réalise pas cette dé-
composition des autorités, l’individu d’une part, la société de l’autre, dans
la création des obligations. Au contraire, le droit est traditionnellement
perçu comme moyen de pondération, puisqu’il résulte de la confrontation
des intérêts que la procédure expose en vue de l’adjudication selon la ba-
lance des probabilités. L’intérêt n’a pas la gravité et le sens étatique du
droit. Pourtant, même dans ce contexte hermétique à la dimension consti-
tutionnelle du droit privé, il semble que le droit prétorien ait adopté une
nouvelle conscience. C’est ce que note encore Samuel : «
Not only have the
English courts moved increasingly towards a more formalised public law,
but there has been a significant shift from the political consensus which, in
turn, is forcing judges
[…] into the political arena » [notes omises]100.
La dissolution des obligations dans le droit, menée par le libéralisme
juridique et bientôt accélérée par la puissante prose de l’analyse écono-
mique du droit, n’était pas pour satisfaire les tenants du mouvement so-
cialiste naissant. Emmanuel Lévy, dans son opuscule de 1926 intitulé
La
vision socialiste du droit
, rend compte des déviances de cette philosophie
des droits sans devoirs, dans laquelle « il ne pouvait jamais y avoir res-
ponsabilité : et ainsi, plus nous aurions de droits, et moins nous serions
responsables, et moins donc nous aurions de devoirs »
101. Critiquant dans
sa méthode, mais non dans son objectif, la théorie de l’abus, il poursuit :
Pour échapper à cette contradiction pratique, on a construit la théo-
rie artificielle et théoriquement contradictoire de l’abus du droit ;
100 Samuel, supra note 80 à la p 265. La littérature de common law ne se lasse pas de se li-
vrer à l’autocritique : «
A standard academic objection to private law in the English-
speaking world, especially private common law, is that it fails to give enough place to
public policy
» (Maimon Schwarzschild, « Keeping It Private » (2007) 44 : 3 San Diego L
Rev 677 à la p 682). L’auteur entrevoit l’implication réelle de cette question qui est au
cœur des discussions sur l’abus, dans
ibid à la p 685 :
What is more controversial, and implicitly raised by the question of public pol-
icy in private law is whether judge-made common law should be more self-
consciously guided by ideas about public policy. […] Since common law has
always had a policy tilt — mostly, and still, a modified liberal tilt — the ques-
tion is really whether common law judges should shake off their common law
policies […], perhaps more in the way they might decide constitutional or oth-
er public law cases. In short, should private law, especially common law, be
more public?
101 Emmanuel Lévy, La vision socialiste du droit, Paris, Marcel Giard, 1926 à la p 47 [Lévy,
Vision socialiste].




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896 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
nous serions responsables, en principe, quand nous agissons sans
droit, et, par exception, quand nous exerçons abusivement notre
droit. Or cette exception, c’est la règle même : nous sommes obligés
parce que nous exerçons notre droit contre le droit d’autrui [notes
omises]
102.
Naturellement, une des grandes difficultés de l’abus est d’arriver à iso-
ler l’acte qui, réalisé dans l’intérêt de son auteur, est suffisamment nocif
pour justifier son interruption et créer ainsi l’obligation. La faute, définie
alors comme le manquement à une obligation, semble être ici voilée par
l’énoncé même du droit en question, énoncé qui justement n’en prévoit ex-
pressément aucune. Dans cette projection cartésienne, le droit que l’abus
refrène empêche la constitution d’une faute, à moins de convenir que la
faute ne réside pas dans l’illégalité de l’acte reproché — un acte accompli
sans droit — ce qui oblige à une redéfinition de la faute en soi. L’autre dif-
ficulté, évidemment, est celle de la prévisibilité de telles obligations issues
d’une faute
sui generis. De plus, dès lors que l’on pose la question de
l’obligation en termes de causalité, le processus générateur de l’obligation
devient solidaire de l’action qui cherche à la révéler, de sorte que
l’obligation ne s’objective qu’au moment de l’adjudication. Elle n’est ja-
mais
réellement préconstituée, ni précisément prédéterminée.
L’obligation, et donc la limite des droits, est alors entièrement privatisée,
au moins jusqu’à ce qu’elle soit l’objet d’une décision judiciaire ; à ce mo-
ment seulement, elle prend une signification juridique positive
103. Autre-
ment dit, l’abus ne trouve place que dans le particularisme des espèces
soumises aux tribunaux. L’obligation qui arrête le droit dans sa course est
ainsi difficilement prévisible : c’est la raison pour laquelle les théories li-
bérales tentent de limiter objectivement les conditions et critères de la
faute. À défaut de prescription législative, le droit ne rencontre
l’obligation que lorsque le droit est mis en action.
Bien entendu, plus la loi précise les prérogatives assorties à un droit,
plus l’injustice commise dans l’exercice de celui-ci semble légalisée, la
faute immunisée ; c’est la difficulté. La théorie de l’abus fait ressortir
l’idée que le droit est une habilitation. Irradié par le pouvoir législatif qui
le garantit, il est nécessairement un droit causé. Le droit, ainsi perçu à
travers sa source, est institutionnalisé et donc politisé. La liberté du titu-
laire dans son droit est une liberté conditionnée et autorisée. De là dé-
coule une certaine idée du gouvernement des actions privées, que les tra-
vaux sur la propriété et le voisinage ont généralement bien su capturer.
Mais ces idées se conjuguent et évoluent différemment dépendamment du
système envisagé. Nous l’avons dit, le droit américain offre à cet égard
102 Ibid aux pp 47-48.
103 Roubier, supra note 14 à la p 300.




- Plus de références et documents sur Legaly DocsPage 40
L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 897
une perspective intéressante. Là, la pensée benthamienne — sympa-
thique d’ailleurs aux idées de codification — semble avoir eu une influence
majeure. Le droit dans cette tradition, et le droit de propriété notamment,
repose également sur un mécanisme de confirmation, d’homologation.
C’est bien du pouvoir de l’État que le propriétaire est investi
104. Le droit
privé résulte d’une reconnaissance étatique et ne s’oppose pas dans son
principe génétique à l’État. On sait également que la reconnaissance de
cette origine en droit américain n’a pas mené à la création d’un lien intel-
lectuel d’interdépendance marquée entre l’État et l’individu. De l’État, on
s’est méfié. L’État est demeuré idéalisé, voire dilué, dans l’esprit du fédé-
ralisme105. L’individu, une fois investi des droits, s’affranchit de l’État, au
moins dans la gestion des affaires civiles. Charles Reich précisait encore
cette idée d’investiture, présentée métaphoriquement et dans des termes
presque civilistes, mais sans même citer la loi comme origine. De ces
sphères, l’État semble même être désormais chassé :
One of these functions is to draw a boundary between public and pri-
vate power. Property draws a circle around the activities of each pri-
vate individual or organization. Within that circle, the owner has a
greater degree of freedom than without. Outside, he must justify or
explain his actions, and show his authority. Within, he is master,
and the state must explain and justify any interference. It is as if
property shifted the burden of proof; outside, the individual has the
burden; inside, the burden is on government to demonstrate that
something the owner wishes to do should not be done
106.
104 Jeremy Bentham, Of Laws in General, par HLA Hart, Londres (R-U), Athlone Press,
1970 à la p 1 :
A law may be defined as an assemblage of signs declarative of a volition con-
ceived or adopted by the sovereign in a state, concerning the conduct to be ob-
served in a certain case by a certain person or class of persons, who in the case
in question are or are supposed to be subject to his power: such volition trust-
ing for its accomplishment to the expectation of certain events which it is in-
tended such declaration should upon occasion be a means of bringing to pass,
and the prospect of which it is intended should act as a motive upon those
whose conduct is in question
[italiques dans l’original].
105 Ceci avait été parfaitement saisi par Tocqueville :
Le gouvernement de l’Union repose presque tout entier sur des fictions lé-
gales. L’Union est une nation idéale qui n’existe, pour ainsi dire, que dans les
esprits, et dont l’intelligence seule découvre l’étendue et les bornes. […] Tout
est conventionnel et artificiel dans un pareil gouvernement ; et il ne saurait
convenir qu’à un peuple habitué depuis longtemps à diriger lui-même ses af-
faires, et chez lequel la science politique est descendue jusque dans les der-
niers rangs de la société (Alexis de Tocqueville,
De la démocratie en Amé-
rique
, t 1, 5e éd, Paris, Charles Gosselin, 1836 à la p 271).
106 Charles A Reich, « The New Property » (1964) 73 : 5 Yale LJ 733 à la p 771.



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898 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
II. Le subjectivisme et l’abus
On l’aura compris, l’abus est le compagnon de l’absolu, ou plutôt son
antithèse. Les deux termes sont consonants, mais antinomiques. Pour-
tant, le premier est contenu dans le second, comme si l’idée d’absolu com-
prenait déjà l’origine de sa répudiation. L’idée de l’abus de droit renvoie à
celle de finalité du droit. Elle se déploie contre un certain positivisme for-
maliste trop étroit et un principe de déduction trop inconséquent, cela
dans l’objectif de maintenir la science juridique en phase avec les phéno-
mènes sociaux
107. Les agissements antisociaux s’inscrivent contre
l’essence même du droit, parce que la volonté individuelle cesse d’être une
fin en soi. D’un point de vue juridique, le droit est un avoir autant qu’un
être et symbolise le fait que
l’homo normativus ne peut se concevoir hors
de la société. L’abus repose ainsi sur une certaine préconception du droit
et de ses sources, ce qui explique que, dans son langage comme dans son
principe, il se situe dans les pays de droit écrit.
Il faut maintenant préciser nos remarques précédentes qui, dans la
méthode, s’employaient à exposer les théories sur la notion de droit.
L’abus, avons-nous dit, polarise son effet sur cet objet. Il faut encore préci-
ser la proposition. La question dans la théorie de l’abus appartient à une
espèce toute particulière de droit, une race que l’on a voulue noble sans
jamais véritablement savoir la définir : le droit subjectif. Une première
sous-partie présentera la symbolique du droit subjectif (A). Nous traite-
rons ensuite de la place de l’abus de droit au sein du système de la res-
ponsabilité civile et notamment eu égard à la notion de faute, qui elle aus-
si se rattache au subjectivisme (B).
A. La notion de droit subjectif
Il faut voir dans l’abus une régression de la notion de droit subjectif,
comme nous l’enseigne la théorie générale du droit (1). Mais plutôt que d’y
voir sa ruine, il faut plutôt y voir une complémentarité — particulière au
droit civil continental — émanant de l’idée de contre-pouvoir. Ce contre-
pouvoir est associé dans la doctrine à la notion de droit-fonction (2).
107 Voir notamment les commentaires de Kennedy et de Belleau sur l’émergence de nou-
velles méthodes au début du vingtième siècle, prenant appui sur l’analyse de l’œuvre de
Demogue. Duncan Kennedy et Marie-Claire Belleau, « La place de René Demogue dans
la généalogie de la pensée juridique contemporaine » (2006) 56 Rev interdiscipl ét jur
163 aux pp 174 et s. Voir également
ibid à la p 178, où la proposition de Josserand est
citée.






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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 899
1. Le subjectivisme dans la théorie générale du droit
Voici un autre sanctuaire des grandes idées politiques, une notion qui
brille encore du lustre que les grands esprits lui ont laissé ! Si l’on se fie à
nos lectures, il n’y a guère de philosophe ou de juriste qui ne puisse être
crédité de quelque apport à la théorie subjectiviste, qu’il la rejette ou
l’approuve. La doctrine s’est éprise du sujet avec une ferveur inégalée
108.
La discussion prend d’abord racine chez les stoïciens, lit-on chez cer-
tains
109 ; se renforce au contact de la philosophie occamiste, puis volonta-
riste
110, rebondit dans les exposés kantiens pour finalement aboutir à un
individualisme libéral ou un atomisme triomphant, selon lequel le collectif
est un arrangement des intérêts particuliers. L’expression « droit subjec-
tif » témoigne de cet individualisme : elle désigne des droits garantis dont
la réalisation est laissée à la volonté de leur titulaire. Les droits subjectifs,
dira-t-on, sont des prérogatives. Ils sont, dans une compréhension plus
moderne, les biens (droits réels, droits intellectuels, droits personnels,
etc.) : des droits garantis par la loi, créés par elle ou par contrat, dont
l’opposabilité offre un certain choix d’action à leur titulaire — d’où le rap-
prochement avec l’idée de liberté — et surtout, des droits qui sont écono-
miquement disponibles, c’est-à-dire aliénables
111. La valeur de ces droits
procède essentiellement du fait que leur régime repose sur l’idée de viola-
tion d’un droit (la contrefaçon est un bel exemple), plutôt que sur la re-
cherche d’une responsabilité découlant d’une faute ou d’un manquement à
108 François Longchamps, « Quelques observations sur la notion de droit subjectif dans la
doctrine » (1964) 9 Archives de philosophie du droit 45 aux pp 56 et s. Dans ses déve-
loppements les plus avancés, il a été question du droit subjectif public. Puisque le droit
public est affaire de pouvoir, la puissance étatique étreindra son sujet jusqu’à la partie
incompressible des droits fondamentaux, mais ne rencontrera pas à proprement parler
de droits subjectifs — des droits créés par l’État, contre l’État. L’attention est alors
transférée sur l’action. Le droit subjectif, si l’on veut maintenir à tout prix cette qualifi-
cation, équivaudrait alors au droit d’action du justiciable contre l’administration. Le re-
cours
juridictionnel de l’administré contre l’administration suppose donc que
l’administré soit titulaire de ce que l’on appelle un droit subjectif public (
ibid à la p 50).
109 Léon Duguit, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, 2e
éd, Paris, Mémoire du Droit, 1999 aux pp 15-16 [Duguit, Transformations].
110 Pour Occam, qui rejette les abstractions inutiles, il n’y a que des individus, que des sin-
guliers. Le corps social n’est qu’une invention de l’esprit, il faut plutôt parler de congré-
gations d’unités distinctes. L’autorité politique émane donc du consentement des
hommes. Une telle conception individualiste de la société civile laisse en effet à ses
membres une certaine latitude de se lier par des « pactes », pourvu que le détenteur du
pouvoir coercitif assure la défense des droits et libertés de chacun. Voir Michel Villey,
« La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’OCCAM » (1964) 9 Archives de philoso-
phie du droit
97 aux pp 97 et s.
111 Roubier, supra note 14 à la p 22.



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900 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
un devoir général (le cas de la concurrence déloyale pourrait ici servir de
contre-exemple)
112.
Sur le parcours hautement théorique du subjectivisme, les variations
ne se comptent plus. Mené par un chapelet d’auteurs germaniques qui au-
ront marqué la pensée juridique des dix-neuvième et début du vingtième
siècles — Windscheid, Jhering, Thon, Jellinek, Savigny, etc. —, propagé
par des germanophiles en France — en particulier Saleilles et Michoud — ,
c’est bientôt la doctrine européenne continentale tout entière qui
s’enflamme pour le sujet du droit subjectif
113. Jhering, en particulier, dé-
ploiera avec brio les éléments des théories de la Willenshaft pour ramener
le droit-volonté dans la réalité politique et juridique : le droit ne consiste
pas tant en la liberté de vouloir qu’en des intérêts protégés
114. Les droits
idéalisés des tenants de la théorie de la volonté deviennent, sous
l’influence des pensées positivistes, des droits subordonnés, au moins en
partie, à la puissance de l’État qui les crée.
L’évolution des idées sur le droit naturel n’est évidemment pas étran-
gère à la formation et au développement du subjectivisme. Omniprésent,
on le trouve au détour de tout questionnement sur la place de l’individu
au sein de la société civile. La polarisation des idées entre droit naturel et
droit positif — ou encore entre droits naturels et droit naturel, comme le
précisait Atias
115 — se prolonge donc naturellement, avec des variations, le
112 Ce sont d’ailleurs les exemples pris par Roubier pour expliquer la distinction entre droit
subjectif et droit objectif. Voir ibid à la p 24.
113 Voir Bernhard Windscheid, Lehrbuch des Pandektenrechts, Francfort, Literarische
Anstalt, 1891 ; Jhering,
L’évolution, supra note 34 ; Georg Jellinek, System der Subjek-
tiven Öffentlichen Rechte
, 2e éd, Tubingue, JCB Mohr (Paul Siebeck), 1919 ; MFC de
Savigny,
Traité de droit romain, t 1, traduit par MC Guenoux, Paris, Firmin Didot
Frères, 1840 ; Raymond Saleilles, De la personnalité juridique : Histoire et théories, 2e
éd, Paris, Arthur Rousseau, 1922 [Saleilles,
Histoire] ; Léon Michoud, La théorie de la
personnalité morale et son application au droit français
, 2e éd, Paris, Librairie générale
de droit et de jurisprudence, 1924 ; Alessandro Ferrara,
The Force of the Example: Ex-
plorations in the Paradigm of Judgment
, New York, Columbia University Press, 2008 ;
Mara Messina,
L’abuso del diritto, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 2003.
114 Plusieurs sont ceux qui auront noté le paradoxe : le droit dans la pensée de Jhering est
tantôt le sujet de la garantie, tantôt la garantie elle-même. Voir Giorgio Del Vecchio,
The Formal Bases of Law, Boston, Boston Book Company, 1914 à la p 209. Josserand
contourne la difficulté en faisant la distinction entre les droits et le droit. La notion de
droit se précise encore dans l’idée de norme (droit positif) et celle, plus englobante et
idéale sans doute, de
droit. Voir Louis Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 aux
pp 10-11.
115 Atias, supra note 88 à la p 155 :
Parce que le droit naturel est du droit, parce que son contenu est à détermi-
ner, faute d’être posé sous forme explicite, il suscite plus crûment que le droit
positif la question de son objet. Droit ou droits ? Droit objectif ou droits sub-







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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 901
long d’autres antagonismes classiques, tels droit et loi, droit et pouvoir,
droits et intérêts et, bien entendu et absorbant la plus grande part de ces
considérations, droit subjectif et droit objectif. Ce dernier couple semble
avoir occupé tout l’espace doctrinal du vingtième siècle
116. Cette présenta-
tion binaire du droit n’est pas aisée à comprendre, en ce qu’elle implique
une réflexion sur différents plans. Comme nous le verrons, le rapport
entre le droit objectif et le droit subjectif est tantôt un rapport
d’opposition, de synchronisme, de complémentarité et, pour certains, de
synonymie. Les thèses sur le droit subjectif prolifèrent dès la fin du dix-
neuvième siècle, même si l’on note un certain essoufflement après la se-
conde moitié du siècle d’après. La notion demeure toutefois « non seule-
ment défendable, mais indispensable », écrira Dabin, à qui l’on doit l’un
des ouvrages les plus achevés sur la question : elle fait partie de l’histoire
des idées juridiques
117.
La notion de droit subjectif est une notion ambidextre. Elle appartient
au domaine politique autant qu’au domaine juridique. Cela explique
d’ailleurs qu’elle ait intéressé tant le publiciste que le privatiste. Les pu-
blicistes s’en serviront pour faire ressortir l’origine « positive » des droits
et pour traiter des protections constitutionnelles des droits fondamentaux,
des droits dits individuels. De ce point de vue, le rapport entre droit sub-
jectif et droit positif en est un de complémentarité, voire de subordination.
Le premier découle du second, et ensemble forment une vision panora-
mique de la juridicité. Certains pousseront l’analyse et réduiront le droit
subjectif au droit positif. Duguit, nom à l’enseigne duquel cette école doit
être placée, réfutera ainsi l’idée même de droit subjectif : il n’y a pour lui
que l’État ; Kelsen lui aura certes fourni les arguments de sa thèse. Niant
jusqu’à sa réalité, il redéfinira le plus subjectif de tous les droits, le droit
jectifs ? L’alternative est de contenu ; elle est aussi de structure et porte sur
les termes mêmes du raisonnement juridique.
116 On se souviendra de la célèbre formule tirée de Thomas Hobbes, Léviathan : Traité de
la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile
, traduit par
François Tricaud, Paris, Dalloz, 1999 à la p 128 :
En effet, encore que ceux qui parlent de ce sujet aient coutume de confondre
jus et lex, droit et loi, on doit néanmoins les distinguer, car le DROIT consiste
dans la liberté de faire une chose ou de s’en abstenir, alors que la LOI vous
détermine, et vous lie à l’un ou à l’autre ; de sorte que la loi et le droit diffè-
rent exactement comme l’obligation et la liberté, qui ne sauraient coexister
sur un seul et même point.
On se rapportera également aux explications savantes d’Otto von Gierke, Les théories
politiques du Moyen Âge, traduit par Jean de Pange, Paris, Dalloz, 2008 aux pp 227 et s.
117 Dabin, supra note 22 à la p 50. Il serait d’ailleurs malaisé de substituer la notion
d’intérêt (
interest) à celle de droit subjectif. Il est vrai que la définition de Jhering du
droit subjectif — un intérêt juridiquement protégé —, dans son langage même, invite-
rait au rapprochement.









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de propriété. La propriété est, selon Duguit, « pour tout détenteur d’une
richesse le devoir, l’obligation d’ordre objectif, d’employer la richesse qu’il
détient à maintenir et à accroître l’interdépendance sociale »
118. Dans cette
conception, le privatiste semble dès lors travailler à partir de la matière
première fournie par le droit public. Répétons-le, la réflexion sur le droit
subjectif est une réflexion sur l’État
119.
C’est à l’époque des discussions sur les droits subjectifs et suite aux
provocations des publicistes que les privatistes ont exploré les sciences so-
ciales et politiques pour expliquer que si la norme, la loi, était essentielle
au droit subjectif, elle n’en était qu’un catalyseur. Les travaux de Gény et
des tenants du droit naturel « à contenu variable » ont bien entendu ou-
vert la voie
120. Partant de l’autorité de l’individu sur sa propre personne —
en droit des biens, on parlera des droits « innés »
121 — puis allant, par
cercles concentriques croissants, jusqu’à agencer son rapport avec les
choses, les autres, puis la société civile, le droit privé moderne est une ex-
trapolation de l’individu. Ce dernier en est l’épicentre. La célèbre défini-
tion du patrimoine donnée par Aubry et Rau suffit à rendre compte de la
puissance structurante des théories subjectivistes : le patrimoine est « une
émanation de la personnalité, et l’expression de la puissance juridique
dont une personne se trouve investie comme telle »
122. La création de la
118 Duguit, Transformations, supra note 109 à la p 158. Voir également Léon Duguit, Les
doctrines juridiques objectivistes, Paris, Giard, 1927.
119 Car, dans les systèmes pour lesquels la distinction droit subjectif et droit objectif a un
sens,
l’État représente d’une certaine manière, bien qu’il ne s’identifie pas totale-
ment tout à fait à lui, le corps social dans son ensemble, qui est la totalité des
individus et des groupes d’individus qui en font partie. C’est en cette qualité
qu’il intervient, en prenant sur lui le rôle de gérant de la socié-
té (Stoyanovitch,
supra note 42 à la p 32).
Nous saisissons l’occasion pour préciser que la notion d’État, tout comme logiquement
celle de droit, n’a pas le même sens en Angleterre, pour des raisons historiques évi-
dentes. Elle se retrouve, en revanche, pour des raisons de même nature, aux États-
Unis.
120 Voir François Gény, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif : Essai cri-
tique
, vol 1, 2e éd, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1919 ; François
Gény,
Science et technique en droit privé positif : Nouvelle contribution à la critique de la
méthode juridique
, Paris, Sirey, 1921. Voir aussi René Demogue, Traité des obligations
en général
, t 1, Paris, Rousseau, 1923 à la p 202.
121 Charles Aubry et Charles-Frédéric Rau, Cours de droit civil français d’après la méthode
de Zachariae, t 2, 6e éd, Paris, Marchal et Billard, 1935 à la p 8.
122 Charles Aubry et Charles-Frédéric Rau, Cours de droit civil français d’après la méthode
de Zachariae, t 6, 4e éd, Paris, Marchal et Billard, 1873 à la p 231.





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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 903
personne morale découle de la même pensée123. Au commencement du
droit privé donc, la personne, et non l’État, est le
sujet de droit. Les droits
subjectifs ne sont que les traits successifs et variés dessinés par l’État au-
tour et à partir de la personne. Le droit subjectif est une « faculté légale
de vouloir » reprendra Saleilles, signifiant ainsi que la volonté de
l’individu est vecteur de choix et de mouvement dans les limites objectives
du droit. Il ne faut pas être grand observateur pour s’apercevoir que les
exercices de codification ont été fortement mus par cette conception aussi
anthropomorphique que positiviste. C’est à partir d’elle, ou plutôt contre
elle que l’on a voulu déterminer le rôle de la collectivité. Selon la formule
de Carbonnier, « [l]e droit objectif reconnaît aux individus des préroga-
tives, des aires d’action, des sphères d’activité, dont ils vont jouir sous la
protection de l’État »
124.
Il reste, naturellement, à établir la mesure du collectif dans le main-
tien des prérogatives individuelles. Si l’on reprend les termes de la
Décla-
ration des droits de l’Homme et du Citoyen
de 1789, l’intervention de
l’État doit être minimale, ponctuelle, devant simplement assurer « la con-
servation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme »
125.
L’épanouissement de chacun suffit à garantir le bon fonctionnement de la
société. Selon cette conception ainsi résumée par Duguit,
[l]a collectivité organisée, l’État, n’a d’autre but que de protéger et de
sanctionner les droits individuels de chacun. La règle de droit, ou le
droit objectif, a pour fondement le droit subjectif de l’individu. Elle
impose à l’État l’obligation de protéger et de garantir les droits de
l’individu ; elle lui interdit de faire aucunes lois, aucuns actes qui y
portent atteinte
126.
Ainsi, pour beaucoup de théoriciens du droit de l’époque des encyclo-
pédistes, le droit subjectif — et ici le lien avec les théories du droit naturel
est évident
127 — fonde le droit objectif128. Il lui préexiste et le sert. Pour
123 Jean-Guy Belley et François Dupuis, « La juge et la société par actions » dans Marie-
Claire Belleau et François Lacasse, dir,
Claire L’Heureux-Dubé à la Cour suprême du
Canada : 1987-2002
, Montréal, Wilson & Lafleur, 2004, 457. Voir notamment aux pp
464 et s, les auteurs discutant du traitement juridique de la société par actions, consi-
dérée comme sujet de droit individualisé.
124 Jean Carbonnier, Droit civil : Institutions judiciaires et droit civil, t 1, Paris, Presses
Universitaires de France, 1955 à la p 129.
125 Déclaration des droits, supra note 53, art 2.
126 Duguit, Transformations, supra note 109 à la p 16. Cette proposition ne fait pas
l’unanimité.
127 Voir Dabin, supra note 22 aux pp 34-35, reprenant la pensée de Duguit :
Or jamais des hommes, si nombreux fussent-ils et si puissants, ne sauraient
se prévaloir d’une supériorité de volonté à l’encontre d’autres hommes.
L’impératif légal est donc simplement hypothétique : la loi ne commande





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revenir à elle, la Déclaration des droits diffuse largement cette concep-
tion : l’article 2 stipule par exemple que « [l]e but de toute association poli-
tique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de
l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance
à l’oppression » ; l’article 4 précise que
[l]a liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui :
ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes
que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouis-
sance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées
que par la Loi
129.
La marque du libéralisme bourgeois est évidente. Les critiques fusent.
Pour certains, ces déclarations sont utopiques et se noient dans une réali-
té plus sombre où elles n’ont qu’un écho limité. Elles se perdent dans les
conjectures les plus fantasques, existent dans les savantes extrapolations
des littérateurs bien pensants. Car seul est libre celui qui en a les moyens.
Ainsi, les dangers d’une telle construction sont apparus très rapidement
et ont annoncé la théorie de l’abus car, poussé à l’extrême, le droit ainsi
idéalisé peut mener à la négation de la collectivité :
L’ambivalence du droit ne peut plus être fixée en partant de
l’homme, elle est redevenue, comme jadis, l’affaire du droit lui-
même, cela non plus désormais avec un arrière-plan théologique,
mais sociologique : en tant qu’expression ambivalente d’une société
pas ; elle se borne à poser que, si le contenu de ce qu’on nomme son précepte
n’est pas observé, un désordre social se produira qui donnera lieu à une réac-
tion sous la forme d’une voie de droit. Le sujet n’est donc pas vraiment obligé
— au sens absolu, métaphysique, — puisqu’il lui est loisible de se soustraire
au précepte en acceptant le risque de la réaction — voie de droit [notes
omises].
128 Saleilles, Histoire, supra note 113 à la p 10. Otto von Gierke écrit ceci à propos des li-
mites du droit naturel :
Plus cette idée de supériorité du Droit Naturel sur les législateurs faisait de
progrès dans le domaine de la législation spirituelle et temporelle, plus il
était nécessaire de définir le principe qui fixait la limite du pouvoir législatif.
[…] Mais l’idée de la limite était si élastique qu’en tout état de cause le prin-
cipe pouvait être maintenu. Tout le monde admettait que les règles du Droit
Naturel n’étaient pas abrogées par le Droit Positif, mais qu’elles pouvaient et
devaient être modifiées dans un sens amplificatif ou dans un sens restrictif,
suivant les cas où s’imposait leur application (von Gierke,
supra note 116 à la
p 233).
À propos de la distinction faite entre droits naturels et droits positifs, voir aussi ibid
aux pp 238 et s.
129 Déclaration des droits, supra note 53 aux art 2, 4.










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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 905
qui ne semble justement pas faite pour rendre l’homme parfait ni
même seulement heureux
130.
L’étude du droit subjectif aura donné lieu à une somme colossale de tra-
vaux dont les nuances rendent vaine la tentative de synthèse. Plus proche
de nous, Carbonnier lui accorde le statut de notion élémentaire du droit
civil :
Il est difficile de faire apparaître l’essence du droit subjectif. Les uns
ont dit : c’est un pouvoir de vouloir ; les autres : un intérêt pris en
considération par le droit, un intérêt juridiquement protégé. Le vrai
est que le droit subjectif est une des notions premières du droit et dé-
fie quelque peu l’analyse
131.
S’il est le point focal d’une importante doctrine, c’est qu’il établit, pour
reprendre une ancienne terminologie, la dimension temporelle du droit.
De plus, les discussions sur le droit subjectif mènent directement à une
réflexion générale sur la notion de pouvoir en droit — notion qui devien-
dra progressivement exclusive au droit administratif, mais que l’on vou-
drait bien étendre à la compréhension des droits privés
132. L’abus catalyse
ce pouvoir. Dabin s’interroge sur ce droit-pouvoir consacré par la loi :
[S]era-t-il permis de revenir pour en contrôler l’usage, bon ou mau-
vais, qui aurait pu en être fait ? N’y aurait-il pas une sorte de con-
tradiction
in terminis dans l’idée d’un droit subjectif contrôlé, en tout
cas une altération profonde du concept ? [italiques dans l’original]
133.
C’est non loin du spectre de l’individualisme outrancier et des affres d’une
société dont l’organisation du travail allait connaître une véritable révolu-
130 Niklas Luhmann, « La théorie de l’ordre et les droits naturels », en ligne : (2009) 3 Tri-
vium au para 23 <http://trivium.revues.org/index3277.html>.
131 Jean Carbonnier, Droit civil : Introduction, 27e éd, Paris, Presses Universitaires de
France, 2002 à la p 323 [Carbonnier, Introduction].
132 Voir Dabin, supra note 22 à la p 248. Il élabore d’ailleurs davantage sur une autre par-
ticularité des droits-fonction :
Mais, dans l’utilisation des droits-fonction, il est, avons-nous dit, une autre
sorte d’illégalité, moins voyante et plus subtile, correspondant à plein, sous
sa forme spécifique, au concept de mauvais usage du droit : l’hypothèse dite
du
détournement de pouvoir. Bien que l’expression tire son origine du droit
administratif, où elle demeure jusqu’à présent confinée, la notion qu’elle tra-
duit a une portée absolument
générale, qui déborde le cadre du droit admi-
nistratif pour s’étendre à toutes les branches du droit, et qui englobe non seu-
lement les actes
juridiques, d’autorité ou de gestion, mais tous actes quel-
conques, y compris les actes matériels. Il y a détournement de pouvoir chaque
fois que le titulaire d’un droit-fonction met au service d’une fin autre que celle
de sa fonction, la marge de liberté d’action ou de pouvoir discrétionnaire qui
lui est laissée [italiques dans l’original].
133 Ibid à la p 240.




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tion que la théorie de l’abus de droit est apparue134. Celle-ci tente, en
quelque sorte, de ramener l’individu dans la collectivité ou la collectivité
dans le droit, à le responsabiliser de nouveau. D’un tel point de vue,
l’arme du droit subjectif se retourne contre ses propres disciples : en vou-
lant placer l’individu au premier plan, ils l’ont en quelque sorte placé hors
de la collectivité. Une nouvelle conception apparaît alors pour ramener
l’individu dans la collectivité : le droit-fonction
135.
2. L’abus et la fonction sociale des droits
Pour Duguit, le social est dans l’État et ne vient pas de l’individu — il
émane de la « grande masse des esprits »
136, écrira-t-il. Pour lui, l’individu
a dans la société une certaine fonction à remplir, une fonction que lui in-
dique la règle de droit
137. Dans ce système, la notion de droit subjectif est
superfétatoire. Il n’y a que l’État — et donc la soumission au droit et aux
pouvoirs publics. Devant une telle proposition, les privatistes se doivent
de répondre — il en va de leur sacerdoce. Car on les interroge sur leurs vi-
sions politiques et sociales. Il ne suffit plus de faire valoir la maîtrise de
l’appareillage juridique dont ils ont la charge. Il faut encore l’expliquer. Le
droit privé n’est certes pas dépourvu de dimension sociale ; c’est par lui,
rappelons-le, que les institutions essentielles de la société sont préser-
vées : la propriété, la filiation, le mariage, etc. Mais le juriste de ce début
de vingtième siècle est appelé à faire le point sur sa participation à la
construction sociale. Les tenants du droit subjectif doivent rendre compte
de la contribution du droit privé à l’évolution des rapports sociaux dans
une société qui s’urbanise et s’industrialise. Ces droits, dont ils n’ont cessé
de raffiner l’expression, paraffinés de maximes latines, ne peuvent plus
être exposés par la doctrine savante comme on aligne les grands portraits
dans une galerie sans ordre ni thème. Il faut réaligner les prérogatives
134 Halpérin, supra note 22 à la p 195, notera :
En réalité, les magistrats se sont surtout référés à l’abus de droit, à partir de
1890, sur le terrain des relations entre ouvriers et employeurs. Ils ont parlé
de l’abus de droit pour interpréter la loi du 27 décembre 1890 sur la rupture
unilatérale du contrat de travail à durée indéterminée et, plus encore, pour
limiter la mise à l’index d’un ouvrier par un syndicat et le recours à la grève
[notes omises].
Voir aussi di Robilant, supra note 19 ; Alexandre Lunel, « L'abus de droit et la redéfini-
tion des rapports juridiques entre patrons et ouvriers en droit français (seconde moitié
XIXe – premier quart XXe siècle) » (2009) 87 : 4 Rev hist dr fr & étran 515.
135 Dabin, supra note 22 à la p 19.
136 Tel que cité dans ibid à la p 34.
137 Ibid aux pp 28-29.






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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 907
individuelles sur les intérêts collectifs138. C’est la critique sociale française
et, au nom de Josserand, on doit ajouter ceux de Gény, Saleilles et Lam-
bert. Pour cette partie de la doctrine, l’État prend part entière, au nom de
la collectivité, à la coordination des intérêts.
En raison de l’intervention accrue des tribunaux qu’il implique, l’abus
de droit fait partie de ces nombreux projets socialisants du début du ving-
tième siècle. L’individu demeure certes le point de départ et le pôle essen-
tiel de sa rhétorique normative mais, sous la thématique générale des
droits-fonction, apparaît un mouvement tectonique vers la planification et
reconstruction sociale par et à travers le droit139. On veut croire à la desti-
nation140, à la finalité sociale ou économique des droits selon un prédicat
unique, comme si chacun des droits individuels avait une qualité sociale
stable et connue, que les tribunaux se chargeraient de rappeler. Dans
cette conception, le droit subjectif est nécessairement conditionnel, dans
sa réalisation, à son but, ce qui explique la proximité conceptuelle entre
l’idée de droit-fonction et celle de « relativité des droits », développée par
Josserand pour justifier la théorie de l’abus de droit
141.
L’idée de droit-fonction s’est heurtée à de nombreuses objections142.
Certaines s’en prennent à son arrimage politique aux idées socialistes. On
dénonce alors un dirigisme dangereux : les droits seraient sans cesse
138 Voir François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986.
139 Le contrôle des droits-fonction repose essentiellement sur la finalité assignée au droit
par le législateur. Le critère pour le contrôle des droits égoïstes devient le caractère
immoral de l’acte : le titulaire use librement de son droit, « sous la seule réserve de n’en
pas faire un usage
immoral, par méconnaissance de ses devoirs envers Dieu, envers le
prochain, envers soi-même » [italiques dans l’original] (Dabin,
supra note 22 à la p 293).
140 Sur le concept de droit de destination en droit d’auteur, voir Frédéric Pollaud-Dulian,
Le droit de destination : Le sort des exemplaires en droit d’auteur, Paris, Librairie géné-
rale de droit et de jurisprudence, 1989.
141 Il est à noter que ce langage n’a pas perdu de son actualité, il a plutôt créé d’autres mots
pour imprimer à nos actes et nos droits des limites souples. Le droit civil moderne fait
une place importante à la notion de destination, par exemple. On la retrouve en droit
des biens, mais aussi en droit d’auteur en tant que doctrine autonome. Voir les articles
traitant de la « copropriété » dans le
Code civil du Québec : art 1016, 1026, 1041, 1053,
1056, 1063, 1098, 1102 CcQ. Voir aussi Pollaud-Dulian,
supra note 140. Pour une dis-
cussion sur la transposition de la doctrine française en droit d’auteur canadien, voir
Théberge c Galerie d’Art du Petit Champlain inc, 2002 CSC 34 au para 63, [2002] 2 RCS
336 :
Dans la tradition civiliste, et particulièrement en France, le droit de repro-
duction a été interprété comme englobant non seulement le droit de faire de
nouveaux exemplaires de l’œuvre (la reproduction au sens strict), mais aussi
ce que les juristes français appellent le « droit de destination ». Ce droit con-
fère à l’auteur ou à l’artiste le droit de contrôler dans une large mesure
l’utilisation des copies autorisées de son œuvre […].
142 Roubier, supra note 14 à la p 334.




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soumis à un examen a posteriori de validité ou de conformité à un idéal
collectif. D’autres font valoir que la théorie des droits-fonction oblige à de
trop nombreuses distinctions et fait appel à des critères trop imprécis,
comme celui du motif légitime. Cela fera dire à Roubier que « cette théorie
reste affectée d’un fâcheux coefficient d’insécurité »
143. Tous les droits-
prérogative, en effet, ne se prêtent pas à une lecture finaliste, soit que le
législateur lui-même ne se soit pas exprimé clairement, soit qu’ils soient
discrétionnaires ou inconditionnés. Le débat sur l’abus des libertés est
ainsi particulièrement révélateur. La doctrine voit certes dans les deux
notions une possibilité d’action garantie par le droit objectif, mais certains
disqualifient la notion de liberté au motif qu’elle n’a pas la consistance
technique du droit subjectif144. La liberté n’a pas d’autre fonction que
d’être liberté. Roubier, en particulier, refusera de les associer, même s’il
affirme avec Josserand que la liberté est la souche commune de tous les
droits
145. D’autres commentateurs ont noté que le droit subjectif mettait
plutôt en évidence une relation interindividuelle, alors que la liberté sem-
blait tourner vers ou contre la société ; l’un est constitué, l’autre indéter-
minée. La discussion n’a évidemment d’intérêt que si l’on veut refuser aux
libertés l’application de l’abus. Pour Josserand et sa suite, les libertés sont
sujettes tout autant que les autres droits subjectifs à l’abus. Il n’y a pas
lieu de les distinguer
146. Là aussi, l’abus fait son ouvrage :
Les libertés que nous nous proposons de soumettre à l’épreuve de
cette pierre de touche sociale que constitue le concept de l’abus, sont
parmi les plus nécessaires qui florissent dans notre société moderne,
les unes individuelles, comme la liberté de la pensée et la liberté du
commerce, les autres corporatives, comme le droit de coalition, ou-
vrière ou patronale, et le droit d’association ; nous allons constater
qu’elles ne sont point absolues et que les limites objectives qui leur
143 Ibid.
144 Carbonnier, Introduction, supra note 131 au no 162.
145 Roubier, supra note 14. Roubier indique encore que « lorsqu’on oppose la liberté aux
droits au sens propre du mot, il s’agit d’une
prérogative qui ouvre à son bénéficiaire, s’il
le désire, un accès inconditionné aux situations juridiques, qui se placent dans le cadre
de cette liberté
» [italiques dans l’original] (ibid à la p 147). Pour les théoriciens des
droits subjectifs, au moins pour ceux qui se réclament privatistes, ces droits individuels
ne sont pas des droits subjectifs. Voir Georges Ripert et Jean Boulanger,
Traité élémen-
taire de droit civil de Planiol
, t 2, 4e éd, Paris, Librairie générale de droit et de jurispru-
dence, 1952 à la p 347 [Ripert et Boulanger,
Traité élémentaire], les auteurs précisant
que l’on ne peut abuser que d’un droit défini et délimité et non d’une liberté d’action.
Les droits du particulier, dans une perspective étatiste, appartiennent au fond au droit
public. Cela ne veut pas dire que le titulaire soit sans recours contre l’excès de pouvoir
— on appréciera encore une fois la nuance dans le langage —, mais seulement que
l’individu ne dispose pas de droit pleinement défini contre l’État dans les domaines
d’intérêt public.
146 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 aux pp 214 et s.




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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 909
ont été tracées par le législateur se doublent d’une compression
d’ordre fonctionnel et finaliste qui s’oppose à ce qu’elles dégénèrent
en licences
147.
Le style n’éclipse pas à notre avis la faiblesse de l’argument. La liberté
est moins une prérogative déterminée qu’un principe d’action général. On
peut se demander alors si l’abus est ici bien taillé pour la contenir
148.
L’abus se conçoit mieux en présence d’un droit défini. Or, la liberté, si
chère et si diverse soit-elle dans ses manifestations, n’écarte jamais tota-
lement l’examen d’un acte répréhensible exécuté sous sa prétendue li-
cence. La faute dans un acte placé
a priori sous l’autorité d’une liberté suf-
firait à engager le régime de responsabilité civile. La liberté d’expression
n’excuse pas, par exemple, la diffamation, qui s’apprécie selon les règles
traditionnelles de la responsabilité civile. En réalité, la reconnaissance de
la relativité intrinsèque des libertés et donc l’existence d’un principe in-
terprétatif de proportionnalité suffit à leur aménagement en cas de con-
flit. De la même manière, l’agencement des libertés individuelles — ici
non plus dans un rapport purement de droit privé, mais dans une pers-
pective opposant l’individu à l’État — s’effectue désormais directement
dans le cadre du droit constitutionnel, qui contient ses propres méca-
nismes de régulation. Il y a donc, répétons-le, pour l’essentiel de ces liber-
tés, des principes de proportionnalité qui établissent directement la me-
sure du contrôle judiciaire de leur réalisation. D’une certaine façon, le
droit constitutionnel donne aux tribunaux ce que Josserand avait voulu
accorder au droit privé à partir de sa théorie de l’abus de droit
149. C’est en
cela que ce dernier constitue pour lui un principe de superlégalité
150.
Certains droits subjectifs, cette fois-ci conçus comme des prérogatives
particulières — en common law, la proposition doit être inversée : il n’y a
que des libertés jusqu’à la création d’un
tort, ici point de prérogative —
confèrent à leur titulaire un pouvoir qui semble inflexible, exempt des
contraintes sociales. Il s’agit de ce que Josserand appellera « [l]es droits à
esprit égoïste »151. Les droits subjectifs altruistes, ou droits causés, ont
quant à eux une désignation sociale claire, généralement formulée dans la
loi, et suivent un déterminisme formel. Ce qui importe, aux fins de notre
étude, est de faire apparaître, en réduction des controverses sur ce point,
la réalité du droit subjectif, car c’est lui et lui seul, selon Josserand et son
école, qui est susceptible de mésusage. La doctrine française du vingtième
147 Ibid à la p 214.
148 Henri Capitant, « Sur l’abus des droits » (1928) 27 RTD civ 365 aux pp 371-72. Voir aus-
si Dabin, supra note 22 à la p 276.
149 Voir Amselem, supra note 99.
150 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 2.
151 Ibid à la p 418.




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siècle s’est généralement entendue pour dire que certains droits sont por-
tés vers un objectif spécifique matérialisant ainsi ses limites. La finalité
particulière du droit apparaît ici simplement comme une condition posée
par le législateur. C’est par exemple l’intérêt particulier du mineur dans
le régime de tutelle du
Code civil du Québec152. C’est à propos de ces droits
que Dabin parlera de droits-fonction
153. Josserand avait été plus loin : se-
lon lui, l’idée de droit-fonction valait pour tous les droits. Les deux thèses
se suivent donc pour un temps, pour ensuite bifurquer. Pour Dabin, on ne
peut pas concevoir d’abus pour les droits-fonction, puisque cette fonction
est une condition matérielle de leur réalisation :
C’est dire que le droit-fonction est essentiellement relatif — relatif à
la fonction, et que le droit s’effondre (sinon nécessairement la compé-
tence du titulaire), chaque fois que le lien avec la fonction est en fait
rompu. En l’hypothèse du droit-fonction, la notion de « relativité des
droits » est entièrement à sa place
154.
Dabin reconnaît donc l’utilité de la théorie de l’abus, mais en limite
l’application. Pour lui, les droits-fonction ne peuvent être constitutifs
d’abus : « Tout mauvais usage met le titulaire de fonction
en marge de son
droit, exactement comme s’il avait transgressé une disposition formelle de
la loi »
155. On ne parlera alors plus simplement ici que d’illégalité. Repre-
nant la terminologie de Josserand, il en déduit que seuls les droits
égoïstes — par opposition aux droits altruistes — accordés dans l’intérêt
propre de leur titulaire, sans référence directe à un quelconque comman-
dement extérieur, sont susceptibles d’abus.
Pour Josserand, et cela lui vaudra bien des critiques, le principe de
l’abus est un principe transcendantal et premier, applicable à toutes les
disciplines. Il n’y a pas lieu de distinguer selon les disciplines ou les ma-
tières. Tous les droits subjectifs, le droit de propriété le premier, sont
droits-fonction. La finalité sociale codifie donc tous les droits, elle en est le
vecteur. Il en est ainsi, écrira Josserand,
non seulement pour les prérogatives à caractère altruiste, [...] mais
aussi, et en dépit des apparences, pour les facultés les plus égoïstes
[…] ; elle met les égoïsmes individuels au service de la communauté
[…] ; et puisque chaque égoïsme concourt au but final, il est de toute
évidence que chacun de nos droits subjectifs doit être orienté et
tendre vers ce but ; chacun d’eux a sa mission propre à remplir, ce
qui revient à dire que chacun d’eux doit se réaliser conformément à
l’esprit de l’institution ; en réalité, et dans une société organisée, les
152 Art 177 et s CcQ.
153 Dabin, supra note 22 à la p 241.
154 Ibid.
155 Ibid à la p 269.





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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 911
prétendus droits subjectifs sont des droits-fonction ; ils doivent de-
meurer dans le plan de la fonction à laquelle ils correspondent, sinon
leur titulaire commet un détournement, un abus de droit ; l’acte
abusif est l’acte contraire au but de l’institution, à son esprit et à sa
finalité [notes omises]
156.
Des voix s’élevèrent contre cette conception. Car si l’on peut se laisser
séduire par la noble idée d’un principe directeur, il peut s’avérer difficile
d’en préciser la portée. Le principe prudentiel de la norme semble ici di-
rectement affecté et avec lui vacille la croyance dans les formes pérennes
de la règle de droit. Comment, en effet, rendre compte de l’évolution dans
le temps de la norme, en déterminer l’objet véritable ou dégager le critère
permettant de relever son détournement ? Josserand avait proposé des
guides : l’acte sera normal ou abusif selon que son titulaire est animé par
un motif légitime ou non
157. On est ici quelque part à la périphérie de la
faute, dans ses faubourgs mal éclairés. Si parfois l’acte matériel suffit en
lui-même à révéler l’abus, il faut dans d’autres cas examiner la conscience
du titulaire du droit et rechercher le mobile de l’acte, ce à quoi l’ensemble
de la doctrine de l’époque répugne. C’est ainsi que les discussions se sont
concentrées sur la place de l’abus dans la théorie classique de la faute, qui
est, à défaut d’un critère stable, un critère connu.
B. L’acte abusif et la faute
Toutes les théories de l’abus ont tenté de situer l’abus par rapport à la
faute. Les théoriciens de la responsabilité civile, souvent réfractaires à la
théorie de l’abus
158, ont tenté de l’y assimiler. Il reste que le traitement de
la faute dans l’exercice d’un droit oblige à de nombreuses contorsions. Jos-
serand distingue les actes illégaux des actes illicites et les actes excessifs
des actes abusifs (1) et tentera en vain de remplacer la faute par la notion
de motif illégitime (2).
156 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 aux pp 394-95.
157 Le thème du motif légitime est récurrent dans l’œuvre de Josserand. Voir Louis Josse-
rand,
Les mobiles dans les actes juridiques de droit privé : Essais de téléologie juridique,
vol 2, Dalloz, Paris, 1928.
158 Antoine Pirovano, « La fonction sociale des droits : Réflexions sur le destin des théories
de Josserand » (1972) 12 D Chron 17 à la p 17 :
C’est ainsi que les auteurs, dans leur grande majorité, voient dans l’abus de
droit une pure application des principes généraux de la responsabilité civile.
L’abus serait simplement la faute commise dans l’usage des droits. Ainsi re-
placé « dans le cadre traditionnel de la faute », le problème ne doit « plus in-
quiéter personne » (citant Henri Mazeaud, Léon Mazeaud et André Tunc,
Traité théorique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, t 2, 6e
éd, Paris, Montchrestien, 1965 au no 580).




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1. Légalité ou licéité dans les travaux de Josserand
Josserand joue sur « les deux acceptions bien connues du mot droit, le-
quel se réfère tantôt à l’ensemble des règles sociales, à la
juricité [...], et
tantôt à une prérogative déterminée »
159. Selon lui, on peut ainsi être tout
à la fois dans les limites matérielles de la loi et contrevenir au droit. Pour
rendre compte de la nature particulière de la faute commise dans
l’exercice d’un droit, il distingue légalité et licéité.
Il faut déjà dire qu’en matière civile, l’idée de légalité est particulière-
ment trouble. Elle renvoie aux normes comportementales dont le non-
respect est sanctionné. Plus souvent, cette légalité apparaît en creux, pour
ainsi dire, dans l’attente qu’une faute se révèle. C’est le régime des obliga-
tions qui en fixe les contours, en érigeant des impératifs que la loi orga-
nise dans l’élégante mais complexe arborescence de principes et de ré-
gimes. Le droit de la responsabilité civile impose rarement des peines, on
le sait — ou alors des peines que l’on doit qualifier de « privées »
160 —, il ne
cherche pas de coupable : il indemnise plutôt la victime de dommages
161.
Mais, plus que le dommage, la raison de cette indemnisation est la faute
— faute que Planiol et d’autres s’accordent à définir comme un manque-
ment à une obligation préexistante, c’est-à-dire, dans leur esprit, un acte
contraire à la loi
162. La notion de faute est le marqueur de l’illégalité.
Nombreux sont ceux qui ont dénoncé la centralité de la notion en faisant
remarquer que, très souvent, l’obligation de réparer n’est pas ou ne de-
vrait pas être subordonnée à l’existence d’une faute. Le dommage, écrira
Starck, « se laissa entraîner dans le tourbillon de notre vie matérielle et
mécanique, la
faute ne l’y suivit pas toujours. De plus en plus nombreux
159 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 333. Josserand attribue ainsi les
critiques à la « pauvreté de notre terminologie » (
ibid). Dans un langage plus fleuri, Jos-
serand écrira encore que « [l]es droits ne sont pas au-dessus du Droit ; ils doivent
s’insérer dans son cadre, se réaliser sous son “climat” » (
ibid à la p 327).
160 Boris Starck, Essai d’une théorie générale de la responsabilité civile considérée en sa
double fonction de garantie et de peine privée
, Paris, Rodstein, 1947. Une nuance se doit
d’être apportée ici, puisque les dommages punitifs sont désormais acceptés en droit ci-
vil.
161 Le droit anglais verra ici un rapport non d’obligation, mais de devoir — duty, ce qui, au
fond, revient généralement au même. Le terme « obligation » en droit civil doit être pris
au sens de devoir juridique imposé par la loi générale.
162 Ripert et Boulanger, Traité élémentaire, supra note 145 à la p 347. Voir aussi Roubier,
supra note 14 aux pp 97-98 : « [N]ous n’éprouverons en effet aucun embarras à dire qu’il
y a évidemment dans toute faute, l’idée d’un manquement à un devoir. Pour qu’on
puisse reprocher à quelqu’un une faute, il est nécessaire qu’il se soit conduit autrement
qu’il l’aurait dû faire » [notes omises].






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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 913
devinrent les accidents qui ne permirent pas de découvrir la faute de
l’homme
» [italiques dans l’original]163.
Critiquée dans son propre milieu, la théorie unitaire de la responsabi-
lité civile fondée sur la faute a dû également esquiver les coups des au-
teurs sur l’abus. L’abus se fait alors compagnon de la théorie des
risques
164. Tout comme il peut être socialement acceptable de réparer un
dommage en raison du risque qu’une activité présente, indépendamment
de toute faute, il peut s’avérer nécessaire de restreindre l’autorité qui est
accordée par la loi à un individu par le biais d’un droit défini. C’est donc,
en dernier ressort, la portée des droits positivement définis par la loi,
comme ceux de propriété ordinaire ou intellectuelle, qui est en cause. Or,
une partie de la doctrine avait refusé d’appliquer le régime de la faute
dans ces situations expressément traitées par le législateur. La théorie de
l’abus ramène vers elle toutes les discussions sur ce sujet. Porcherot écrira
d’ailleurs que l’article 1382 du
Code civil français, fondement de la res-
ponsabilité civile délictuelle, « ne vise que l’exercice de l’activité humaine,
il est étranger à l’exercice des droits positifs »
165. Dans cette vision forma-
liste, l’article 1382 suppose qu’un acte illégal soit toujours un acte accom-
pli sans droit. Il ne couvrirait donc pas tout le domaine de la responsabili-
té civile, l’abus tentant de pallier cette lacune. Le débat est encore
d’actualité. En droit québécois, la question a récemment été posée par la
Cour suprême : « [L]a notion d’abus de droit prévue à l’art. 7
C.c.Q. cor-
respond-elle à un régime de responsabilité civile indépendant des art.
1457 et 1458
C.c.Q. ? »166. La théorie de l’abus de droit se nourrit donc des
incertitudes de l’application du cadre général de la responsabilité civile à
un acte accompli avec une apparente légitimité. En d’autres mots, l’abus
résulte d’une réflexion particulière sur la nature de la faute civile.
Une telle réflexion forme le terreau d’une riche production doctrinale,
soit pour démontrer les limites ou l’inutilité de la théorie de l’abus, soit
163 Starck, supra note 160 à la p 7.
164 Josserand d’ailleurs sera l’un des artisans de la modernisation du régime de la respon-
sabilité civile pour inclure celle du fait des choses inanimées, une responsabilité décalée
de celle fondée sur la faute. Voir Daniel Jutras, « Louis and the Mechanical Beast or
Josserand’s Contribution to Objective Liability in France » dans Ken Cooper-
Stephenson et Elaine Gibson, dir,
Tort Theory, North York (Ont), Captus, 1993, 317.
165 Porcherot, supra note 3 à la p 138. Dabin est également de cet avis :
L’usage d’un droit en conformité avec la loi échappe d’emblée à toute qualifi-
cation d’illégalité, y compris la qualification de faute, qui n’est qu’une forme
d’illégalité. Ceci toutefois ne résout pas le problème de l’abus. Nécessaire-
ment exempt de
faute, l’acte constitutif de l’usage d’un droit est néanmoins
susceptible d’
abus [italiques dans l’original] (Dabin, supra note 22 à la p 285).
166 Ciment Saint-Laurent, supra note 20 au para 26.



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pour préciser sa place dans le système général de la responsabilité167. On
notera simplement ici les accusations de Lévy qui, bien que rejetant parce
que selon lui artificielle la théorie de l’abus, accepte ses prémisses et tient
la définition classique de la faute pour « inutile et dangereuse »
168. Inutile,
écrira-t-il, « car ce qui fait d’un acte qu’il est accompli, comme l’on dit,
sans droit, c’est qu’il porte injustement atteinte au droit d’autrui »
169.
Dangereuse, car « elle a contribué à rendre inexplicable et inapplicable
cette théorie de la responsabilité, à obliger la jurisprudence à la délibéré-
ment violer »
170. Pour Lévy, en effet, que l’on agisse sans droit (dans
l’illégalité) ou dans son droit (dans l’illicéité), nous sommes tout autant
obligés envers autrui171.
Pour Josserand, le régime de la responsabilité délictuelle assoit la
théorie de l’abus. La faute dans l’exercice d’un droit, écrira-t-il encore, est
une faute
sui generis172. C’est ici que ses détracteurs l’attendent. Pour
Planiol, l’acte abusif n’est autre qu’un acte commis
sans droit173. La posi-
tion de Planiol est parfaitement cohérente avec sa compréhension particu-
lièrement statique du champ de la responsabilité extra-contractuelle.
L’obligation que la faute fait apparaître est construite à partir des com-
mandements de la loi : elle est toujours un manquement à une obligation
légale de prudence ou de diligence. Josserand ne l’entend pas ainsi.
L’obligation n’a pas à être inscrite expressément dans la loi, elle peut être
une commande de l’esprit des droits. Il entend libérer la pensée juridique
du carcan du formalisme, de l’abus de déduction et créer ainsi une nou-
velle génération d’obligations.
Josserand distingue trois types d’actes engageant la responsabilité de
leur auteur : les actes illégaux, les actes excessifs et les actes illicites ou
abusifs. Les actes illégaux engagent la responsabilité de celui qui les
commet pour la raison évidente qu’ils sont intrinsèquement incorrects.
C’est par exemple un plaideur « qui fait appel d’une décision rendue en
dernier ressort »174, écrit Josserand. Les dommages qui en résultent doi-
vent être réparés sans même que la victime ait à démontrer la faute : la
responsabilité est appréciée objectivement à partir du seul constat de
l’infraction. Une contravention à la loi constitue une faute civile. Ici, déjà,
167 Halpérin, supra note 22 aux pp 191 et s.
168 Lévy, Vision socialiste, supra note 101 à la p 45.
169 Ibid.
170 Ibid.
171 Ibid à la p 48.
172 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 aux pp 364 et s.
173 Ripert et Boulanger, Traité élémentaire, supra note 145 à la p 347.
174 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 358.






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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 915
certains obstacles apparaissent. L’énoncé est vrai en droit français, mais
non forcément dans les autres juridictions civilistes. Il ne vaut pas en
droit québécois, où la preuve de la contravention n’exonère pas la victime
de démontrer les éléments engageant la responsabilité du contrevenant
au titre du régime général
175. Les actes excessifs, quant à eux, correspon-
dent dans leur espèce aux troubles de voisinage. L’attention du théoricien
se tourne vers le dommage causé : « [C]elui qui a créé de tels risques doit
en supporter l’incidence : responsabilité sans faute et responsabilité pu-
rement objective »
176. C’est par exemple la solution désormais consacrée
par l’article 976 du
Code civil du Québec177. Comme nous le verrons plus
loin, l’action à laquelle ouvre droit le régime des troubles de voisinage est
à notre avis hors du système des droits subjectifs — et donc de l’abus — et
repose plutôt sur un mécanisme de résolution
in concreto des conflits. En-
fin, l’acte illicite, que l’on doit différencier de l’acte illégal, est l’acte ac-
compli contrairement à l’esprit de l’institution, à la destination de ce droit.
175 Dans Ciment Saint-Laurent, supra note 20 au para 34, la Cour suprême écrit :
Il faut encore qu’une infraction prévue pour un texte de loi constitue aussi
une violation de la norme de comportement de la personne raisonnable au
sens du régime général de responsabilité civile de l’art. 1457
C.c.Q. (Union
commerciale Compagnie d’assurance c. Giguère
, [1996] R.R.A. 286 (C.A.), p.
293). La norme de la faute civile correspond à une obligation de moyens. Par
conséquent, il s’agira de déterminer si une négligence ou imprudence est sur-
venue, eu égard aux circonstances particulières de chaque geste ou conduite
faisant l’objet d’un litige. Cette règle s’applique à l’évaluation de la nature et
des conséquences d’une violation d’une norme législative.
De plus, il peut paraître difficile de classer les recours civils prévus par les lois spéciales
au sein de cette catégorie, ceux prévus pour contrefaçon par exemple. Ces recours sont-
ils des actes illégaux au sens où l’entend Josserand ? Éclipsent-ils partiellement ou tota-
lement la responsabilité de droit commun ? Le problème auquel il est fait allusion ici est
celui de l’application résiduelle des règles générales de responsabilité civile pour des si-
tuations déjà couvertes par une responsabilité spéciale — ce qu’en droit civil belge, no-
tamment, on identifie comme « l’effet réflexe ». Voir Pierre-Emmanuel Moyse, « Le Club
des cinq et les mystères du droit de la concurrence » (2009) 21 : 2 CPI 487.
176 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 361. Josserand traite d’ailleurs de la
chose, non sans équivoque, puisqu’il distinguera l’acte abusif de l’acte excessif, auquel
appartient le trouble de voisinage. Selon lui, la responsabilité du propriétaire en sa qua-
lité de voisin « s’explique, non par une fausse direction imprimée au droit », ce qui est le
propre de l’abus, « mais par l’intensité même du dommage causé » (
ibid à la p 21).
177 Art 976 CcQ. Ciment Saint-Laurent, supra note 20 au para 86 :
Malgré son caractère apparemment absolu, le droit de propriété comporte
néanmoins des limites. Par exemple, l’art 976
C.c.Q. établit une autre limite
au droit de propriété lorsqu’il dispose que le propriétaire d’un fonds ne peut
imposer à ses voisins de supporter des inconvénients anormaux ou excessifs.
Cette limite encadre le résultat de l’acte accompli par le propriétaire plutôt
que son
comportement. Le droit civil québécois permet donc de reconnaître,
en matière de troubles de voisinage, un régime de responsabilité sans faute
fondé sur l’art. 976
C.c.Q. […].



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C’est ici que se range selon Josserand l’abus de droit. L’acte abusif, c’est
l’acte abusif né d’une « mauvaise impulsion »
178, celui qui froisse « l’esprit »
des droits. Pour ces actes, le critère de la faute doit être aménagé : il de-
vient alors celui du « motif illégitime »
179.
2. La faute et le motif illégitime
Pour les civilistes, la faute est le lien naturel à partir duquel l’abus
doit être ramené dans l’orthodoxie civiliste. Or, le caractère unitaire du
régime de la responsabilité fondée sur la faute s’estompe : la faute ne peut
plus contenir tous les actes que la société réprouve. Alors qu’une partie de
la doctrine rejette simplement l’existence de l’abus pour maintenir le
cadre général de la responsabilité
180, d’autres auteurs recommandent un
régime alternatif à celle-ci, situé quelque part à la suite du droit délictuel.
À ce sujet, Josserand semble hésiter : il évite la référence à l’article 1382
du
Code civil français et proclame simplement l’annexion de l’abus au ré-
gime général de la responsabilité, tout en précisant que l’appréciation de
la faute requiert une analyse particulière, puisque le droit lui-même lui
fait écran. C’est au stade de la réalisation du droit que la faute doit être
recherchée : la faute, ni totalement objective, ni complètement subjective,
sera constituée selon Josserand dès lors que le motif de la conduite est il-
légitime. La notion de motif illégitime est nécessairement équivoque —
comme celle, moyenâgeuse, de mauvaise foi. Ainsi, l’acte abusif serait fau-
tif sans qu’il soit nécessaire de constater l’illégalité, ou même le préjudice.
Il existerait une faute d’un type nouveau : l’acte fautif car socialement non
acceptable. Tentant d’esquiver les critiques, Josserand explique que
[l]e critère finaliste tiré du but, de l’esprit des droits, présente,
comme on le lui a reproché mais dans une moindre mesure, un ca-
ractère abstrait et fugitif qui pourrait soulever de sérieuses difficul-
tés d’application s’il n’était heureusement concrétisé grâce à
l’utilisation du motif légitime qui en constitue l’expression sensible et
comme la figuration ; ainsi qu’on l’a noté, il faut voir dans ce concept
le critère personnel et spécialisé de ce critère universel et encore abs-
trait qui est donné par la destination sociale des différents droits ;
le considérer comme
ou, plus exactement encore, on doit
l’extériorisation de ce critère abstrait, comme sa représentation né-
cessaire et infaillible, son mode de révélation pour chaque préroga-
tive et à l’occasion de chaque acte accompli par le titulaire : l’acte se-
ra normal ou abusif selon qu’il s’expliquera ou non par un motif légi-
time qui constitue ainsi la véritable pierre angulaire de toute la
178 Josserand, L’esprit des droits, supra note 2 à la p 359.
179 Ibid.
180 Selon un raisonnement différent, voir Emmanuel Lévy, « Responsabilité et contrat »
(1899) 48 Revue critique de législation et de jurisprudence 361.





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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 917
théorie de l’abus des droits et comme son précipité invisible [notes
omises]
181.
Tous ne s’entendent pas sur la proposition de Josserand. Capitant
admet par exemple que le droit de propriété peut engendrer la responsabi-
lité de son titulaire au sens de l’article 1382 du
Code civil français s’il y a
faute par intention — intention de nuire — ou négligence, sans être plus
explicite sur la qualification de la faute. La définition de l’abus privilégiée
par Roubier est plus limitée également et s’entend plus traditionnelle-
ment d’un acte nuisible, c’est-à-dire de l’exercice malicieux d’un droit pour
lequel le titulaire ne retire aucun « avantage personnel sérieux »182. La dif-
ficulté est bien connue et se conjugue différemment selon que l’on privilé-
gie une approche objective ou subjective de la faute. De manière générale,
cependant, le droit privé refuse d’examiner de trop près les intentions et
laisse au droit pénal le soin de gendarmer les esprits. Ce refus se traduit
concrètement soit par l’établissement d’un standard de responsabilité
stricte, soit par une attention accrue au préjudice causé. Nombreux
d’ailleurs sont les régimes de responsabilité qui évacuent l’élément inten-
tionnel
183. Embarrassés par cette question du mobile dans le droit, cer-
tains civilistes ont préféré se référer au défaut d’intérêt dans l’exercice
préjudiciable d’un droit. La notion est tout aussi vague et ne constitue
guère plus qu’une caractérisation du motif illégitime
184.
L’enjeu de ce débat sur la faute constitutive de l’abus est considérable
et prend à partie les principes mêmes de rationalité et de sécurité juri-
dique. Les efforts de Josserand visent ainsi à objectiviser autant que pos-
sible les mécanismes de son application
185. L’effet de l’acte donnera le plus
souvent la preuve de l’abus et révèlera le dépassement, le détournement
de la règle. Dans la célèbre affaire
Clément-Bayard, les actes dispropor-
181 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 aux pp 400-01.
182 Roubier, supra note 14 à la p 332.
183 Il en est ainsi en matière de contrefaçon des droits de propriété intellectuelle :
l’intention de nuire du contrefacteur n’a pas à être recherchée. L’article 27(3) de la
Loi
sur le droit d’auteur
prévoit par exemple qu’eu égard au recours en importation, « le fait
que l’importateur savait ou aurait dû savoir que l’importation de l’exemplaire consti-
tuait une violation n’est pas pertinent » :
Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, art
27(3).
184 À côté de trois autres critères : l’intention de nuire ou le critère intentionnel, la faute
dans l’exécution ou le critère technique et le détournement du droit de sa fonction so-
ciale ou le critère social ou finaliste. Voir Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à
la p 366.
185 « [J]e suis encore libre d’user de mon droit dans toute son étendue, mais je ne peux le
faire qu’à la condition de poursuivre un but conforme à la destination sociale et écono-
mique de ce droit » (Porcherot,
supra note 3 à la p 157).





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tionnés de Coquerel ont témoigné de sa réelle intention, de son « lucre »186.
Voilà le premier mobile illégitime. Cette faute dans l’exécution du droit
n’est pas seulement la gardienne de la conscience sociale, elle est aussi
garante de sa compatibilité avec la fonction économique du droit. L’acte
non intentionnel mais nuisible peut ainsi devenir abusif lorsqu’il est éco-
nomiquement mauvais et répréhensible. On sera surpris de cet élan de la
raison avant-gardiste de la pensée juridique, qui se déploiera plus complè-
tement dans le droit de la concurrence. Josserand lui-même la tiendra en
bride. En résumé, il conclut que
la faute non-intentionnelle est prise en considération dans la mesure
où elle dénonce la déviation d’un droit par rapport à sa finalité, où
elle se confond avec le motif illégitime et sans distinguer d’après sa
gravité intrinsèque : il ne suffit pas d’exercer nos droits conformé-
ment à la bonne foi, il faut encore les réaliser correctement, pru-
demment, dans le plan de l’institution : il n’y a pas seulement la
bonne volonté, il y a aussi la manière ; il n’y a pas seulement
l’intention, mais il y a en outre la technique qui est susceptible
d’exercer son influence et de déterminer cette réaction juridique qui
a nom : l’abus du droit
187.
Mais il y a plus, la notion de motif légitime est garante de l’évolution du
droit ; elle est l’élixir contre l’implacable fixité des lois. L’esprit des droits,
écrit Josserand, est sujet
à transformation au cours des âges, et indépendamment de toute in-
tervention du législateur ; comme nous l’avons déjà observé et
comme nous y insisterons à nouveau, le même droit peut changer de
cause et d’esprit tandis qu’évoluent les idées et les mœurs, et tel mo-
tif, jadis justificatif, peut devenir par la suite constitutif, révélateur
d’un abus. Grâce à cette flexibilité, la notion du motif légitime et
avec elle, celle de l’abus constituent des instruments précieux et
puissants d’adaptation du droit au milieu dans lequel et pour lequel
il se réalise, instruments permettant le maintien d’institutions vieil-
lies qui, sans eux, seraient vouées à la caducité et à la disparition,
comme se trouve conjurée, grâce à eux, toute scission entre le droit
et la morale, entre le précepte et les nécessités du commerce juri-
dique
188.
186 Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 376.
187 Ibid à la p 387.
188 Ibid à la p 407. Ce thème de l’évolution du droit est un thème de prédilection pour les
tenants de la méthode scientifique. Les auteurs Duncan Kennedy et Marie-France Bel-
leau ont très bien su décrire le projet de Gény et de certains de ses contemporains. Voir
Duncan Kennedy et Marie-Claire Belleau, « François Gény aux États-Unis » dans
Claude Thomasset, Jacques Vanderlinden et Philippe Jestaz, dir,
François Gény :
mythe et réalités : 1899-1999, centenaire de méthode d’interprétation et sources en droit
privé positif, essai critique
, Montréal, Yvon Blais, 2000, 295 aux pp 297-98 [Kennedy et





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L’ABUS DE DROIT : LANTÉNORME PARTIE 1 919
Malgré les tournures invitantes de ces formules, Josserand peine à
convaincre, car il s’agit en fin d’analyse d’apprécier la conduite du sujet,
c’est-à-dire les motifs de l’agent, eu égard au but du droit en cause. Dabin
lui adresse une critique virulente, en affirmant refuser de subordonner
l’exercice des droits à l’« idéal collectif du moment »
189. Rejoignant ici ses
condisciples d’outre-Manche, Dabin rejette pour inacceptable l’idée que
l’acte d’usage puisse « être critiqué soit comme procédant d’une intention
méchante, soit comme défectueux dans l’exécution, soit comme inutile,
improductif ou “anti-économique” »
190. C’est aller trop loin.
Conclusion de la première partie
phénomènes
des nouveaux
La théorie de l’abus s’intègre dans un ample mouvement de réforme
de la pensée juridique. Les réflexions qui s’y logent visent à dégager le
droit d’un cadre structurel pressenti comme trop formaliste, afin d’y subs-
tituer un système plus ouvert aux connaissances nouvellement acquises
d’autres sciences. La force synthétique du droit, conçu essentiellement
comme un produit de la législation, fléchit également de plus en plus sous
par
l’impulsion
l’industrialisation. Le droit ne peut plus être entièrement contenu dans la
loi, une leçon qui pave déjà le chemin aux mouvements pluralistes. Pour
les théoriciens de l’abus, comme pour les autres réformateurs, ce sont les
tribunaux qui doivent prendre le relais
191. Puisque la règle prétorienne ne
saurait présenter le même caractère de prévisibilité que la règle écrite,
l’effort de ces derniers fut essentiellement de discourir sur les méthodes
du droit. C’est à partir et par la méthode que le principe supérieur de sé-
curité juridique
192, un principe de justice élémentaire, semble pouvoir être
préservé. Il ne faut voir dans les développements de cette pensée juridique
aucune réelle nouveauté, aucun changement de paradigme, mais un éveil
progressif aux multiples dimensions et sources du droit. Elle procède fina-
lement d’une description naturelle du phénomène normatif le plus élé-
amenés
sociaux
Belleau, Mythe]. Encore une fois, c’est le rôle du juge, à côté de la doctrine, qui est mis
de l’avant.
189 Dabin, supra note 22 à la p 291.
190 Ibid à la p 292.
191 Voir Kennedy et Belleau, Mythe, supra note 188. Outre les travaux de Gény, on peut
encore citer Heck, Holmes et al : Philipp Von Heck,
Die Entstehung der Lex Frisionum,
Stuttgart, Verlag von W Kohlhammer, 1927 ; Oliver Wendell Holmes,
The Common
Law, Boston, American Bar Association, 2010 ; Oliver Wendell Holmes, « Law in Sci-
ence, and Science in Law » (1899) 12 Harv L Rev 7 ; Benjamin N Cardozo, The Paradox-
es of Legal Science
, New York, Columbia University Press, 1928.
192 Il s’agit d’un thème particulièrement développé dans René Demogue, Notions fonda-
mentales de droit privé : un essai critique, Paris, Rousseau, 1911.









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920 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
mentaire : la synchronisation du droit écrit au droit prétorien. C’est pour
cela que la théorie de l’abus demeure encore si pertinente aujourd’hui :
elle s’interroge sur le rôle à donner aux tribunaux dans la création et
l’application des droits. L’abus est, dans ce cas, une extension particulière
de la législation par le prononcé judiciaire. Il complète ainsi les modes de
qualification et d’interprétation de l’analyse juridique civiliste. La théorie
de l’abus est, en d’autres termes, une externalité systématique, un com-
plément au raisonnement déductif. Puisque l’abus opère à partir d’un
droit écrit, prédéfini, il faut examiner comment il agit dans un système
qui porte une attention plus prononcée aux actions et confère ainsi un rôle
prépondérant aux tribunaux. Dans la seconde partie de cet article193, nous
nous pencherons non seulement sur la réception de l’abus en droit québé-
cois, mais également sur l’hypertrophie du droit
statutaire dans les do-
maines de common law. Puisque l’abus apparaît comme un appendice à la
législation, il faut croire qu’il peut y trouver, comme en droit civil, un ter-
rain conceptuel favorable à son développement.
193 Cette seconde partie paraitra dans le prochain numéro de la Revue : (2012) 58 : 1 RD
McGill.








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