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Haut Commissariat des Nations Unies
aux droits de l’homme (HCDH)
Rapport de la Mission d’évaluation
du HCDH en Tunisie
(26 janvier – 2 février 2011)
24 février 2011
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TABLE DES MATIÈRES
I.
INTRODUCTION
II.
COMPOSITION ET PROGRAMME DE LA MISSION
III. HISTORIQUE
IV. OBSERVATIONS ET CONSTATATIONS
a) La recherche de la dignité
b) Participation inclusive aux affaires publiques
c) Responsabilité et justice
d) Équité et justice sociale
e) Engagement dans le système international des droits de l’homme
V. CONCLUSIONS ET RECOMMANDATIONS
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I. INTRODUCTION
1. Le HCDH a suivi étroitement les évènements historiques suscités par le peuple
tunisien ces dernières semaines qui ont abouti au départ de l’ancien président Ben
Ali le 14 janvier 2011. Soucieux que les aspirations du peuple tunisien en matière de
droits de l’homme soient été satisfaites et que ses sacrifices ne soient pas vains, le
Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Navi Pillay, a annoncé
le 19 janvier qu’elle allait envoyer une équipe de hauts fonctionnaires expérimentés
dans le pays. Cette mission avait les buts suivants :



étudier les possibilités d’avancement des droits de l’homme en Tunisie à la
lumière des évènements extraordinaires qui y sont survenus;
acquérir une compréhension de première main des défis en matière de droits de
l’homme et discuter avec un
le
Gouvernement de transition, les associations de la société civile et l’équipe de
pays des Nations Unies de la manière dont le HCDH peut aider le peuple
tunisien à renforcer le respect de tous les droits de l’homme dans le pays ;
faire rapport au Haut Commissaire sur ses observations et recommandations.
large éventail d’acteurs, y compris
II. COMPOSITION ET PROGRAMME DE LA MISSION
2. La mission comprenait quatre fonctionnaires de rang élevé du HCDH :
M. Bacre Waly Ndiaye, Directeur de la Division du Conseil des droits de
l’homme et des procédures spéciales – Chef de mission;
Mme Mona Rishmawi, Cheffe de la Branche de l’état de droit, de l’égalité et
dela non discrimination;
Mme Francesca Marotta, Cheffe de la Section de la méthodologie, de
l’éducation et de la formation;
M. Frej Fenniche, Chef de la Section du Moyen Orient et de l’Afrique du nord.
Elle était accompagnée par Mme Khalwa Mattar, Directrice du Centre d’information
de l’ONU au Caire (Egypte) et Mme Sara Hamood, Spécialiste des droits de
l’homme de la Section du Moyen Orient et de l’Afrique du nord, et appuyée par des
agents de logistique et de sécurité.
3. La mission a été menée en collaboration étroite avec le Coordonnateur résident des
Nations Unies en Tunisie, dont l’assistance au cours de toute la mission a été
hautement appréciée. La délégation a séjourné en Tunisie du 26 janvier au 2 février
2011; le chef de la délégation, M. Ndiaye, est arrivé le 27 janvier. La délégation a
rencontré un large éventail d’acteurs et leur a demandé d’exprimer leur vision pour
l’avenir et leurs préoccupations quant au passé. Elle a bénéficié d’un accès sans
restriction à toutes les parties concernées ainsi que de la pleine coopération du
Gouvernement de transition. Elle a rencontré plusieurs ministres: ceux des Affaires
étrangères, de la Défense, de la Justice, du Développement régional et local et de
l’Education (qui est également porte-parole du Gouvernement), ainsi que le Secrétaire
d’Etat à la jeunesse et au sport et des représentants du Ministère de l’intérieur, des
membres du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(l’institution nationale des droits de l’homme) et les présidents des trois commissions
nouvellement créées pour la réforme politique, sur la corruption et sur les violations
récentes des droits de l’homme. Les discussions avec les officiels ont été fructueuses
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et ont reflété un nouvel intérêt pour les questions de droits de l’homme. La
délégation a apprécié la coopération dont elle a bénéficié au cours de sa visite.
4. La délégation a visité la prison de Bourj el Roumi et la prison centrale de Bizerte, au
nord de la Tunisie. C’était depuis de nombreuses années la première visite d’une
prison accordée à une organisation internationale, à l’exception du Comité
international de la Croix Rouge (CICR). À la prison de Bourj el Roumi elle a visité
diverses parties de son périmètre, y compris les secteurs incendiés au cours d’émeutes
survenues dans la prison. La délégation a pu s’entretenir collectivement avec certains
détenus dans leurs cellules et individuellement avec d’autres hors de la présence de
gardiens.
5. Outre des rencontres avec des officiels, la délégation a tenu des réunions informatives
et constructives avec de nombreux acteurs de la société civile – y compris des
associations des droits humains et des associations de femmes, des cyber-activistes,
des avocats et des syndicats de travailleurs et d’étudiants – ainsi qu’avec des partis
politiques. Elle exprime son appréciation profonde aux associations de la société
civile et aux activistes politiques qui ont souffert de mesures de harcèlement,
d’intimidation et de persécution pendant de nombreuses années.
6. La délégation a rencontré un certain nombre de victimes de violations commises sous
le régime de l’ancien président Ben Ali et au cours des évènements récents et elle a
pu entendre des récits de ces personnes ainsi que de membres de leurs familles. Elle
rend hommage aux victimes et aux membres de leurs familles et exprime sa
reconnaissance pour l’ouverture d’esprit avec laquelle ils l’ont accueillie.
7. La délégation a aussi rencontré des représentants du corps diplomatique et des
représentants d’associations internationales des droits de l’homme et du CICR. Elle a
commencé et achevé sa mission par des rencontres avec le Coordonnateur résident et
l’équipe de pays des Nations Unies. À la fin de sa mission la délégation a donné une
conférence de presse à Tunis.
III. HISTORIQUE
8. Aujourd’hui la Tunisie compte environ dix millions et demi d’habitants. Avant la
création de la République tunisienne en 1957 le pays a pris des dispositions pour créer
un système moderne de gouvernance. En 1857 a été adopté le Pacte fondamental, qui
était une charte des droits incorporant les principes de liberté et de tolérance. Cela a
été suivi, en 1861, par l’adoption d’une constitution, en dépit du fait que le pays
faisait toujours partie de l’Empire ottoman, et en 1881 la Tunisie est devenue un
protectorat français. Déjà au dix-neuvième siècle les femmes ont commencé à jouir
de libertés accrues et les bases d’un système moderne d’éducation ont été mises en
place. Le mouvement syndical en Tunisie a commencé à prendre forme en 1925 avec
la création de la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT). En 1946
l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) a été créée dans le but de
permettre aux travailleurs tunisiens de lutter pour la libération nationale et de
défendre les intérêts économiques et sociaux du pays.
9. En 1957 Habib Bourguiba est devenu le premier président de la Tunisie. En dépit de
sérieuses restrictions à la liberté au cours de sa présidence, la première organisation
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nationale des droits de l’homme dans le monde arabe, la Ligue tunisienne des droits
de l’homme, a été créée en 1976. Peu avant le renversement du président Bourguiba
plusieurs partis politiques indépendants ont été reconnus, des journaux indépendants
ont été autorisés et les activités de la plus ancienne organisation indépendante de
femmes, l’Association tunisienne des femmes démocrates, ont été tolérées. Sous le
gouvernement du président Bourguiba, de nombreuses réformes sociales ont été
introduites, y compris un enseignement public moderne et des systèmes de santé. Les
initiatives qu’il a prises pour améliorer la condition des femmes - comme
l’interdiction de la polygamie, l’élargissement de l’accès des femmes au divorce, et
l’élévation de l’âge minimum du mariage pour les filles à 17 ans - continuent à
donner l’image d’un état moderne à la Tunisie au plan intérieur comme au plan
mondial. Néanmoins des violations graves des droits de l’homme ont été commises
au cours de cette période, notamment des restrictions à la liberté d’association et
d’expression et à l’activité des partis politiques, ainsi que la détention arbitraire et la
torture.
la domination de son parti,
10. L’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali a gouverné la Tunisie depuis le 7
novembre 1986, date à laquelle il a chassé du pouvoir le président Bourguiba par un
coup d’état sans effusion de sang, après que ce dernier ait été déclaré médicalement
inapte à gouverner. Le président Ben Ali a suivi en général le même chemin que le
président Bourguiba, mais son pouvoir a été dégradé par des abus de pouvoir, de la
corruption et par le déni des libertés fondamentales. La vie politique a par ailleurs été
le Rassemblement constitutionnel
étouffée par
démocratique (RCD), sur tous les aspects de la vie publique. La Tunisie a tenu ses
premières élections législatives officiellement pluralistes en 1994. Les partis
politiques reconnus ont obtenu très peu de sièges au Parlement, tandis que la RCD a
reçu la part du lion dans les ressources de l’Etat, et plusieurs grands partis politiques
ont été interdits. En 2002 près de la moitié de la constitution a été amendée et de
nouvelles dispositions ont été introduites, visant à abolir la limite du nombre de
mandats présidentiels cumulables, et à porter la limite d’âge pour la présidence à 75
ans au lieu de 70. M. Ben Ali a été réélu en 2004 alors qu’il était le seul candidat à la
présidence, et à nouveau en 2009 dans un contexte de préoccupations quant à des
restrictions et des contrôles stricts du processus électoral.
11. Au cours de la présidence du président Ben Ali, la liberté d’expression et de réunion
ont été sévèrement limitées. Les organisations syndicales et étudiantes, les défenseurs
des droits de l’homme, les acteurs de la société civile, les journalistes et les militants
politiques ont été harcelés, intimidés, détenus et soumis à la torture et à des
traitements cruels, inhumains et dégradants. En 1989 l’Association tunisienne des
femmes démocrates (ATFD) a été reconnue, mais les gains que les femmes
tunisiennes ont obtenus ont été instrumentalisés pour perpétuer l’image d’état
moderne de la Tunisie. Simultanément des groupes d’opposition politique crédibles
ont été écrasés. En dépit de la croissance économique, beaucoup de Tunisiens n’ont
pas bénéficié de la prospérité du pays et les disparités sociales et économiques se sont
accentuées. Des troubles sociaux et politiques sont survenus de temps à autre en
Tunisie, mais l’appareil sécuritaire fort mis en place par l’ancien président Ben Ali a
promptement étouffé toute recherche de changement. Un Etat policier appuyé sur un
vaste réseau de forces de sécurité a été renforcé après le 11 septembre 2001 et il s’est
établi alors comme un allié fort dans la “guerre contre le terrorisme”.
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IV. OBSERVATIONS ET CONSTATATIONS
12. Tout d’abord, la délégation rend hommage aux nombreux tunisiens qui ont fait perdu
la vie pour susciter les changements dramatiques que leurs concitoyens souhaitaient
ardemment. L’ampleur du changement pour les tunisiens ordinaires, ainsi que leur
désir de l’obtenir et leur détermination à y parvenir au prix de tous les sacrifices et de
toutes les souffrances que cela pourrait leur coûter, ont été bien reflétés par les
propos de victimes et de leurs familles. La souffrance digne avec laquelle un père a
raconté la perte de son fils unique a illustré d’une manière saisissante le prix
exorbitant que les tunisiens ont payé dans leur lutte pour la dignité, la liberté et la
justice. Ce fils de 28 ans avait été tué d’une balle à la poitrine alors qu’il avait rejoint
d’autres jeunes gens qui protégeaient leur quartier contre des milices armées.
13. L’expression qui a ponctué toute la visite pour exprimer la cause sous-jacente du
soulèvement a été “le déni de dignité”. Au cœur du rétablissement de cette dignité,
il faudra redéfinir la relation entre l’état et son peuple. Cette relation doit maintenant
être construite sur la primauté du droit et le respect des droits de l’homme, et mettre
l’état au service de l’ensemble de tout son peuple. Les structures et les pratiques de
la gouvernance doivent être rendues inclusives et consultatives, et il faut combler les
fossés entre les générations, les régions et les sexes.
a) Le combat pour la dignité
14. Il a été communément reconnu qu’en s’immolant le17 décembre 2010, M. Mohamed
Bouazizi a déclenché la vague des protestations spontanées. Les racines de ces
protestations, cependant, sont à chercher dans des décennies de répression, de
corruption, de déni de droits, et un sentiment profond d’injustice. Un grand nombre
de tunisiens et de tunisiennes de toutes classes sociales, de tous âges, de toutes
régions et de toutes convictions politiques confondus se sont identifiés au sentiment
d’humiliation et de manque de recours illustrés par l’acte tragique de M. Mohamed
Bouazizi. Ainsi qu’un interlocuteur l’a dit à la délégation, “M. Bouazizi ne s’est pas
immolé pour demander du pain, mais pour la dignité du travail, qui lui donnerait du
pain”.
15. Les protestations ont commencé dans les régions marginalisées de Sidi Bouzid et de
Kassrine, au centre et au centre-ouest de la Tunisie, lorsque des jeunes et des
hommes et des femmes au chômage sont descendus dans la rue en décembre 2010.
Depuis bien des années, les tunisiens demandaient que leurs droits soient respectés.
En 2008 des protestataires dans la région de Gafsa ont demandé de meilleures
conditions de vie, des possibilités d’emploi et la fin de la corruption. Leurs appels
au changement ont été ignorés et il y a été répondu par la répression, l’usage
excessif de la force, les arrestations arbitraires, la torture et l’emprisonnement. En
décembre 2010 les protestations de Sidi Bouzid et Kassrine ont pris de l’ampleur en
bonne partie à cause du rôle des cyberactivistes, qui se sont servis des réseaux de
médias sociaux pour diffuser des vidéos et des textes instantanés sur les
protestations. En l’absence d’une presse libre et en raison de restrictions et de la
surveillance de l’accès à Internet, cela a été déterminant pour mobiliser davantage la
population et favoriser un effet boule de neige des manifestations dans d’autres
parties du pays.
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16. La subjugation des droits humains par l’ancien président Ben Ali, sa famille et son
entourage ont été au cœur du soulèvement. Pour s’assurer le monopole de la vie
politique et économique les autorités ont systématiquement dénié aux Tunisiens
leurs droits économiques et sociaux ainsi que leurs droits civils et politiques.
L’indivisibilité de ces droits est devenue apparente dès les premières phases des
protestations. Aux demandes d’amélioration et d’équité des possibilités d’emploi,
de la sécurité sociale et des conditions de vie, ainsi que d’élimination de la
corruption, se sont ajoutées des demandes d’abolition des restrictions sévères aux
libertés. Peu après, les syndicats de travailleurs et d’étudiants, notamment l’Union
générale des travailleurs tunisiens ( UGTT) et l’Union générale des étudiants
tunisiens (UGET), des militants politiques, des avocats de l’association du barreau et
des militants des droits de l’homme ont apporté leur soutien et transformé le
caractère spontané des premières protestations en une action de masse organisée,
leur permettant ainsi de s’étendre à toutes les parties de la société et du territoire, et
de se maintenir.
17. Les manifestations ont été remarquablement pacifiques, la violence étant imputable à
la réaction brutale des forces de sécurité et aux actions de milices armées plutôt qu’à
l’attitude des protestataires. Cependant, la vie normale a été interrompue. Les
écoles ont été fermées et certaines endommagées, particulièrement dans la région de
Sidi Bouzid, interrompant les cours pour les enfants pendant plusieurs semaines.
Quelques infrastructures sociales ont été endommagées ou pillées, y compris des
centres médicaux et des services sociaux pour des jeunes et des adolescents
vulnérables. Des comités de quartiers ont été établis pour protéger localement les
biens et les personnes contre les milices armées.
18. Les protestations ont abouti au départ de l’ancien président Ben Ali le 14 janvier
2011, soit moins d’un mois après leur commencement. Au cours de ces
protestations l’armée à joué un rôle pivot en protégeant les manifestants et en
inspirant le départ du président d’alors. La délégation a entendu beaucoup de
respect s’exprimer pour l’armée, à la différence des forces de sécurité. Maintenir
son rôle de gardienne de la constitution, de la nation et de son peuple sera la clé du
succès de la période de transition et de la consolidation de la démocratie.
19. Le succès sans précédent des manifestations a suscité un élan parmi les Tunisiens
pour continuer à exprimer leurs points de vue et revendiquer leur droit d’influer sur
les affaires publiques en descendant dans la rue. Après la formation du premier
“gouvernement d’union nationale” le 17 janvier, les protestations ont continué pour
demander l’élimination des symboles de l’ancien gouvernement. Ces appels ont été
entendus, amenant le Premier ministre à annoncer un remaniement ministériel le 27
janvier. Les rencontres avec des officiels du gouvernement ont révélé leur
conscience nouvelle de la nécessité de répondre aux demandes du peuple.
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b) Participation inclusive aux affaires publiques
20. La transformation de la Tunisie peut déjà être ressentie aujourd’hui. Après des
années passées à être réduite au silence, ce qui a été appelé la “révolution de jasmin”
a déjà ouvert de nouvelles et soudaines perspectives à la liberté d’expression et
d’association. Les médias locaux rapportent ouvertement des évènements survenus
dans tout le pays. Des débats publics sont diffusés et un large éventail d’opinions
est reflété, en accordant à des voix politiques diverses suffisamment de temps
d’antenne. En février 2011 ont à nouveau eu lieu des manifestations d'envergure,
sans donner une impression d’essoufflement; ceci continue de refléter le vif désir de
personnes de tous les milieux et de toutes les régions du pays de se faire entendre sur
la manière de gouverner leur pays, après des années de silence imposé.
21. La délégation a constaté que les tunisiens s’accordent à penser que leurs institutions
d’état doivent continuer à fonctionner. Cependant, beaucoup est attendu d’une
transformation marquée de ces institutions et de leur fonctionnement dans le plein
respect des droits humains, sans aucune perpétuation des politiques et des tactiques
de l’ancienne administration. Plus que tout, les tunisiens comptent que leur
gouvernement, dès la période intérimaire, représentera bien la volonté du peuple.
22. Suite aux demandes du peuple, la Tunisie a vu la formation de deux gouvernements
de transition depuis le départ de l’ancien président Ben Ali. Le premier
gouvernement de transition a été fortement rejeté par de nombreux tunisiens qui ont
repris leurs protestations pour s’opposer à la présence importante du Rassemblement
constitutionnel démocratique (RCD), qui continuait à occuper tous les ministères
clés. Le deuxième gouvernement de transition, formé le 27 janvier, alors que la
mission était sur place, semble être mieux accepté par de nombreux secteurs de la
société, parce qu’il comporte davantage de technocrates et moins de membres du
RCD. Cependant, des sentiments partagés, sinon de la méfiance persistent, puisque
certaines voix demandent qu’une assemblée constituante remplace le gouvernement
pendant la période intérimaire. Le désir d’une rupture véritable avec le passé est
immense et les gens sont impatients de voir rapidement des résultats. Selon des
préoccupations exprimées, une rupture avec les politiques du passé pourrait être
compromise si le Gouvernement de transition continue à être conseillé et soutenu
par des hauts fonctionnaires qui ont joué un rôle clé dans l’élaboration des politiques
sous l’ancien président Ben Ali.
23. En réponse à la demande populaire, le Gouvernement de transition a pris un certain
nombre de mesures positives ayant un impact sur la jouissance des droits humains,
notamment dans les domaines suivants:

liberté d’expression et d’association : reconnaissance de tous les partis
politiques; octroi de passeports aux tunisiens en exil et autorisation du retour des
figures de l’opposition tunisienne en exil; possibilité pour les médias de
rapporter librement des évènements actuels et passés;
responsabilité et réforme à long terme: création d’une commission pour la
réforme politique et de deux commissions d’établissement des faits, portant sur
les violations des droits de l’homme depuis le 17 décembre 2010 et sur la
corruption; remplacement des responsables principaux de la sécurité; paiement
d’une indemnité spéciale symbolique aux victimes des évènements récents et à
leurs familles, en tant que geste de bonne volonté;

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• droits des détenus : élaboration d’une loi générale d’amnistie et libération
conditionnelle de détenus;
• droits économiques et sociaux : annonce du versement d’une modeste indemnité
aux diplômés sans emploi contre du travail à temps partiel et une formation de
recyclage à temps partiel, et création d’emplois sur les chantiers du bâtiment et
dans d’autres secteurs;
ratification de plusieurs autres instruments internationaux sur les droits humains.

24. Le Gouvernement de transition demeure sous pression pour montrer sa volonté
d’apporter les changements nécessaires et de répondre à la méfiance persistante au
sujet du remplacement du système de dictature par une démocratie authentique. À
cet égard, et en réponse à la crainte que l’appareil général de ce système reste en
place, le 1er février le Ministère de l’intérieur a annoncé le remplacement d’un
nombre considérable de fonctionnaires de sécurité de haut rang et de gouverneurs.
Le 3 février, 24 nouveaux gouverneurs sont entrés en fonctions, bien que la
nomination de certains d’entre eux ait été contestée par des milliers de tunisiens, qui
ont tenu des sit-ins dans plusieurs régions pour protester contre leur relation étroite
avec le RCD.
25. Le Gouvernement de transition est également contesté au sujet de son ouverture à
l'intégralité de l’éventail politique et des secteurs de la société, notamment aux
jeunes, aux femmes et aux régions marginalisées. Les jeunes se sont déclarés fiers
du rôle qu’ils avaient joué pour faire tomber l’ancien président Ben Ali, tout en
redoutant d’être exclus des progrès à venir. Ils ont manifesté leurs aspirations à
jouer un rôle actif au cours de la période de transition, ainsi que leur vif désir de
participer à la préparation de l’avenir de leur pays, y compris par une utilisation
créative de nouveaux médias.
26. Toutes les circonscriptions aspirent à être représentées dans les structures de
l’administration transitoire, particulièrement à des postes décisionnels. Une des
premières tâches proclamées du Gouvernement de transition est de préparer une
élection présidentielle et des élections législatives. Ces élections n’auront pas lieu
avant plusieurs mois, et ce calendrier n’a été contesté par aucun parti politique, ni
par aucune organisation non gouvernementale. Il est plutôt jugé réaliste, étant donné
que les partis politiques ont besoin de temps pour s’organiser et élaborer leurs
programmes politiques. Préparer le terrain à des élections libres et équitables
exigera une réforme constitutionnelle, juridique et judiciaire, ainsi que des
consultations nationales inclusive et participatives.
27. Assurer une large participation à la formulation de politiques et de choix publics
sera également indispensable pour redresser les inégalités économiques et sociales
frappantes qui existent en Tunisie. Ceux qui ont subi les conséquences de
politiques injustes conçues pour favoriser une petite élite doivent avoir la possibilité
et les moyens de contribuer à des décisions qui influeront sur leurs vies dans tous les
domaines.
28. La société civile tunisienne, par sa force et ses capacités, aura un rôle
particulièrement important à jouer pendant la période de transition et au-delà. La
délégation loue les défenseurs des droits humains et des droits des femmes, les
avocats et les autres activistes de la société civile en Tunisie, dont les sacrifices et
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les années de lutte ont préparé le terrain pour les changements récents. Ainsi que
cela a déjà été noté, les formations syndicales et étudiantes, ainsi que les associations
professionnelles d’avocats, de journalistes, de juges et de médecins ont joué un rôle
moteur en encadrant et en soutenant les protestations récentes. À mesure que les
tunisiens iront de l’avant, les acteurs de la société civile tunisienne joueront un rôle
indispensable dans le processus qui conduira aux élections, et en apportant leurs
compétences au processus de réforme. Ce rôle sera également crucial pour soutenir
la capacité qu’auront les Tunisiens dans leur ensemble de revendiquer leurs droits à
plus long terme.
29. Les organisations de la société civile ont repris leurs activités d’une manière ouverte
et sans entrave, et sans que leurs membres et leurs familles soient harcelés ou
intimidés comme dans le passé. Pourtant, certains activistes continuent à redouter
que les vieilles pratiques n’aient pas complètement disparu. Plusieurs organisations
non gouvernementales interdites par le gouvernement de l’ancien président Ben Ali
étaient en cours d’enregistrement alors que la délégation était sur place.
30. Dans cet environnement plus ouvert, les activistes de la société civile se sont déclarés
déterminés à établir des liens significatifs avec tout un éventail de la société et à
atteindre l’ensemble du pays, particulièrement les zones marginalisées, alors qu’ils
avaient précédemment étés empêchés de le faire par les autorités. Il existe une base
solide pour construire l’avenir, car le syndicat le plus important est déjà présent dans
les régions et les structures de la plus ancienne organisation des droits de l’homme
de Tunisie sont déjà en place et prêtes à être revitalisées. Pour que les organisations
de la société civile fonctionnent avec tout leur potentiel, il leur faudra un soutien
conceptuel et matériel, y compris de la part d’acteurs internationaux.
31. Il est à noter que ces nouvelles libertés ne sont pas sans créer de défis. Le climat
actuel comporte le risque que les gens s’adressent à l’opinion publique au lieu des
procédures régulières pour le règlement de leurs différends. Certains journalistes
ont déclaré à la délégation qu’il fallait un nouveau code de déontologie pour assurer
que ceux qui exercent leur liberté d’expression ne portent pas atteinte aux droits et à
la réputation d’autrui. Gérer les attentes de la population est également important.
Les victimes de violations des droits de l’homme et leurs familles attendent des
réparations immédiates. Ceux qui souffrent d’exclusion sociale comptent sur une
inclusion immédiate. Les détenus comptent être libérés en vertu de la loi d’amnistie
envisagée. Tout cela montre que le Gouvernement de transition doit faire valoir des
processus transparents pour canaliser les préoccupations, et fixer des stratégies
réalistes pour traiter les questions.
c) Responsabilité et justice
32. Le plus grand défi auquel la Tunisie est confrontée aujourd’hui est la mise en place
d’une nouvelle conception de l’état, qui soit entièrement responsable envers son
peuple. Cette redéfinition exigera un nouveau cadre juridique assurant une
séparation claire des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, et la protection des
droits de tous les citoyens. Des consultations nationales inclusives sont nécessaires
pour énoncer cette nouvelle conception.
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33. La constitution, de même qu’un large éventail de lois devront donc être révisées pour
être alignées sur les normes internationales des droits de l’homme. La Commission
supérieure pour la réforme politique, récemment créée, sera un instrument de
progrès dans ces domaines. D’une manière générale, elle devra s’occuper en
premier lieu de conseiller les réformes juridiques et institutionnelles nécessaires à la
tenue d'élections libres et équitables, et de prévoir, au-delà des élections, le
changement à long terme. Il appartient à son président d’en définir précisément le
mandat, la composition, les ressources et les prérogatives.
34. Au cours de la période intérimaire, il s'agit de faire face au défi de savoir comment
traiter la constitution actuelle et le parlement, qui sont associés à l’ancienne
présidence. De plus, des mesures doivent être prises pour dissocier le parti RCD de
l’Etat, notamment en réaffectant le nombre considérable de fonctionnaires et le
budget substantiel de l’état qui étaient mis à la disposition du RCD. Séparer le RCD
de l’Etat ne sera pas facile, car ce parti est devenu inextricablement lié à l’Etat, et a
pénétré toutes les parties de la société.
35. On attend de l’Etat qu’il édifie des structures et mette en place des mécanismes qui
assurent que toute personne impliquée dans une quelconque violation répond de ses
actes. La responsabilité de l’Etat doit s’étendre à toutes les questions qui influent
sur la vie des citoyens, depuis l’utilisation des fonds publics jusqu’aux choix des
politiques de l’administration centrale et des administrations locales pour régir la
conduite des acteurs commerciaux, et au-delà. À l’avenir, ceux qui détiennent le
pouvoir en Tunisie - du Président de la République aux gouverneurs régionaux, aux
fonctionnaires et aux agents de police - devront rendre compte de leur action, sans
discrimination. Les aspects essentiels à prendre en compte pour renforcer la
responsabilité sont de trois ordres: un système de justice fort et équitable, y compris
un système pénitentiaire garantissant des conditions humaines, et un appareil de
sécurité qui protège et serve le peuple au lieu d’abuser de lui.
le gouvernement de
l’ancien président Ben Ali,
36. Le pouvoir judiciaire a un rôle critique à jouer pour garantir les droits des tunisiens.
Sous
l’indépendance et
l’impartialité de la justice étaient constamment compromises par le recours à des
prérogatives exécutives pour intimider des juges indépendants et faire pression sur
eux. Pour que les juges exercent leurs fonctions essentielles, à l’abri des ingérences
du passé, le système judiciaire a besoin d’une réforme complète et le rôle de
structures telles que le Conseil supérieur de la magistrature, doit être revu et
redéfini. Les lacunes qui permettaient au pouvoir exécutif d’influencer la justice,
notamment par le biais du Ministère de la justice, doivent être comblées. Des
réformes législatives et institutionnelles sont nécessaires pour garantir la régularité
des procédures. Il faut aussi restaurer la confiance en le système judiciaire, car aux
yeux de beaucoup, il n’est pas suffisamment indépendant et il est souvent associé à
la corruption.
37. Actuellement, les prisons tunisiennes sont surpeuplées à cause d’un système de
justice pénale dur et politisé. Le Ministère de la justice prend actuellement plusieurs
mesures pour réduire le nombre excessif de détenus, qui atteint environ 30 000. Ces
mesures comprennent l’élaboration d’une loi générale d’amnistie visant à libérer les
prisonniers politiques et de conscience; l’octroi de la libération conditionnelle au cas
par cas; et la mise en place d’un service communautaire pour les condamnations
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mineures et d’une formation professionnelle pour réduire la récidive. A la prison de
Bourj el Roumi et à la prison centrale de Bizerte, la délégation s’est entretenue avec
l'administration pénitentiaire et avec des détenus, et elle a jugé les conditions de
détention très préoccupantes. Elle espère que sa visite, la première d’une
organisation indépendante en dehors du CICR depuis de nombreuses années, ouvrira
la voie à des visites ultérieures, car le Ministre de la justice lui a déclaré que son
ministère autoriserait des visites d’organisations non gouvernementales. Dans les
jours qui ont suivi, une organisation internationale des droits de l’homme a été
autorisée à visiter deux prisons.
38. Les détenus représentaient un groupe particulièrement vulnérable lors du récent
soulèvement. Depuis le 17 décembre 2010, des incendies et d’autres incidents dans
plusieurs prisons ont causé la mort de 72 détenus selon le Ministère de la justice.
Quelque 11 000 détenus se seraient échappés au cours de cette période, mais on
pense qu’un nombre important seraient revenus volontairement afin de bénéficier de
la loi générale d’amnistie qui est prévue. Au moins quelques uns de ces détenus ont
été relâchés par l’administration pénitentiaire et/ou l’appareil de sécurité. Les
conditions dans les prisons se sont sensiblement dégradées au cours de la période de
troubles, car les détenus ont alors été négligés et ne recevaient pas de nourriture ou
n’étaient pas autorisés à sortir de leurs cellules pour de l’exercice pendant des laps
de temps prolongés. Des allégations de violations graves des droits de l’homme,
notamment de meurtres, de mauvais traitements et d’humiliations délibérées, ainsi
que des actes de violence sexuelle ont été signalés. Un compte rendu complet de ce
qui s’est passé dans les prisons reste à établir, et des données sur la détention restent
à fournir. Des allégations de torture et de mauvais traitements persistants, également
préoccupantes, continuent à être signalées, y compris dans des lieux de détention
non reconnus. On dispose de peu d’informations sur les mesures du gouvernement
pour empêcher la torture, mais le Ministère de la justice a déclaré à la délégation
qu’il établit une circulaire sur la prévention de la torture à l’intention de toutes les
directions de prisons.
39. Les évènements récents constituent un rappel lourd du rôle des forces de sécurité. La
délégation a pu obtenir des informations sur le nombre de personnes qui auraient été
tuées et blessées depuis le 17 décembre 2010 à cause de l'usage excessif de la force
par les services de sécurité. Selon des chiffres fournis par le Ministère de la justice,
147 personnes ont été tuées au cours des manifestations ou dans les circonstances
qui les ont entourées, et 510 autres ont été blessées. La délégation a entendu des
récits de première main de familles de personnes tuées et d’individus arrêtés au
cours de cette période, ainsi que d’individus qui ont participé aux manifestations à
Tunis et Kassrine et ont été témoins des violences des forces de sécurité.
40. On estime que plusieurs forces de sécurité attachées à la présidence et au Ministère
de l’intérieur ont été au cœur des violations graves des droits de l’homme qui se sont
produites au cours des trois derniers mois. Un sit-in devant le bureau du premier
ministre, qui a été dispersé par la force le 28 janvier, alors que la délégation était sur
place, a montré qu’il fallait d’urgence réformer les services de sécurité pour éviter
qu’ils retombent dans des pratiques du passé. Les mesures annoncées par l’actuel
Ministre de l’intérieur pour révoquer et remplacer un nombre important de
responsables de la sécurité, qui ont été déjà mentionnées, sont bienvenues et devront
être renforcées par des mesures complémentaires pour remédier au fait que dans le
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passé, ces forces n’ont pas servi la population, dont pourtant la protection aurait dû
être leur considération primordiale. Depuis le 14 janvier, certains éléments de la
société soupçonnés d’être loyaux envers l’ancien président Ben Ali ont cherché à
déstabiliser la situation, à causer le chaos et à discréditer les manifestations
pacifiques et les demandes de réforme. Leurs agissements continuent de menacer
les gains obtenus ces dernières semaines.
41. Le nombre élevé de morts dus à l’action de ces forces de sécurité depuis le 17
décembre 2010 a inspiré de nombreux appels pour qu’elles rendent des comptes. La
décision prise par
le gouvernement de créer une Commission nationale
d’établissement des faits sur les abus commis lors des derniers évènements (depuis
le 17 décembre 2010) constitue une initiative positive dans cette direction. Il est
prévu que le mandat précis, la composition, les ressources et les prérogatives de
cette commission seront fixés par un décret présidentiel qui sera élaboré en
consultation étroite avec son président.
42. Par ailleurs, des enquêtes judiciaires sur toutes les allégations crédibles de violations
devront être ouvertes immédiatement, les responsables poursuivis et des réparations,
y compris des indemnisations, accordées aux victimes. Pour assurer l’efficacité des
enquêtes judiciaires, des preuves devront être recueillies et conservées. La
délégation a relevé, par exemple, qu’il n’avait pas été procédé systématiquement à
des examens de médecine légale sur les personnes tuées au cours des récents
évènements. Des examens de ce genre sont indispensables dans le processus de
détermination des responsabilités pénales, car ils permettent de préciser la portée des
tirs, le type de munitions utilisées et l’emplacement des blessures, entre autres
choses.
43. En plus des violations récentes, de nombreuses voix s’élèvent dans le pays pour que
soit considéré le bilan passé des violations des droits de l’homme commises sous
l’ancien président Ben Ali. Pour rendre cela possible, il faut que des mécanismes de
justice transitionnelle d’un caractère exhaustif soient étudiés, et que ceux qui
conviennent à la Tunisie soient mis en place. Toutes les options devraient être
étudiées, notamment des mécanismes d’établissement de la vérité, de justice et de
responsabilité, ainsi qu’un processus d’examen sélectif pour faire partie de la
fonction publique. Tandis que ces mécanismes sont discutés et décidés, des mesures
immédiates doivent être prises pour éviter que les preuves de violations des droits de
l’homme soient altérées ou détruites. Alors qu’elle était sur place, la délégation a eu
connaissance de rumeurs selon lesquelles certaines archives auraient déjà été brûlées
ou pillées.
d) Equité et justice sociale
44. Pendant des décennies, le pouvoir économique et le pouvoir politique a été concentré
dans les mains de quelques privilégiés par abus du pouvoir de l’Etat. Une
combinaison de facteurs a causé des disparités économiques et sociales frappantes,
et le déni des droits économiques et sociaux fondamentaux de secteurs très étendus
de la population. Dans le passé, des choix de politiques ont exclu beaucoup de
l’agriculture, des possibilités
régions et de secteurs économiques, comme
d’investissement et de développement. Simultanément il y a eu une répartition
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inéquitable des ressources, une corruption et un népotisme répandus et l’exclusion
de plusieurs groupes sociaux du processus décisionnel.
45. Les disparités entre niveaux de vie et dans l’accès et la qualité de la santé, de
l’éducation, de l’alimentation, de l’emploi et des structures d’aide sociale entre
Tunis, certaines villes et zones côtières du nord et le sud et les zones rurales sont
incontestées, et elles ont été au cœur des demandes des protestataires, bien qu’on ne
dispose pas de statistiques précises et fiables. En dépit d’une image de stabilité et de
prospérité, beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants de Tunisie ont été privés de
leurs droits en matière d’accès équitable à l’éducation, à la santé, aux services de
l’eau et de l’assainissement, et au travail. Déjà en 2008, des tunisiens de la région
de Gafsa, juste au sud de Sidi Bouzid et de Kassrine, avaient protesté contre le
chômage élevé, des pratiques de recrutement discriminatoires, des conditions de vie
médiocres, la corruption et le manque de moyens pour faire connaître leurs griefs.
Les zones de l’intérieur sont parmi les plus défavorisées, y compris les régions de
Sidi Bouzid et Kassrine où ont débuté les protestations récentes, mais il existe aussi
des zones défavorisées, pauvres et marginalisées à l’intérieur même de la ville de
Tunis.
l’économie et
46. Bien que la population tunisienne dans son ensemble bénéficie d’un niveau
d’éducation élevé, le manque d’accès équitable à l’éducation et le grand fossé entre
le nombre de diplômés et les possibilités d’emploi restent préoccupants. Le
Gouvernement de transition a pris certaines mesures pour commencer à assurer
mieux les droits économiques et sociaux. Ainsi que cela a déjà été noté, ces mesures
comprennent une indemnité aux diplômés sans emploi pour soutenir la formation au
recyclage, et l’établissement de programmes de création d’emplois. Il a en outre
établi un nouveau Ministère du développement régional et local. Une large réforme
de
les obligations
internationales en matière de droits de l’homme seront nécessaires pour apporter les
changements profonds requis si l’on veut que toutes les parties du pays et de sa
population bénéficient de la croissance économique, et que les ressources limitées
soient partagées avec les communautés les plus pauvres et les plus vulnérables. La
Commission nationale d’établissement des faits sur les affaires de malversations et
de corruption aura pour fonction d’enquêter sur des allégations de corruption
étendue, et de conseiller sur les mesures concrètes à prendre pour prévenir les
pratiques corrompues, qui ont gravement exacerbé les inégalités économiques et
sociales. Il importerait que le mandat, la composition, les ressources et les
prérogatives de cette commission soient clairement définis.
l’application de politiques guidées par
47. Les femmes ont joué un rôle important lors des manifestations récentes; elles y ont
participé en grand nombre et elles ont aidé à maintenir des protestations pacifiques.
Elles ont été à l’avant-garde de la résistance à l’oppression au cours de la période
Ben Ali, et de l’éducation de la jeunesse qui est descendue dans la rue en quête de
liberté et de justice. En dépit de gains les années passées dans le domaine des droits
des femmes, l’inégalité et la discrimination persistent dans de nombreux secteurs de
la vie des femmes, dans la pratique et dans une moindre mesure dans la loi. Les
femmes étaient les premières à souffrir des réductions de postes et elles constituent
la plus forte proportion des sans emplois, notamment dans les zones marginalisées et
rurales de Tunisie, où l’analphabétisme est particulièrement élevé parmi elles. La
pauvreté a imposé des contraintes et des pressions lourdes sur les femmes pour
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trouver des moyens de répondre aux besoins de leurs familles. L’inégalité salariale
persiste dans le secteur privé. Les femmes sont peu nombreuses dans la vie
publique. Il y a eu un consensus parmi tous les acteurs pour estimer que la
rhétorique du passé sur les droits des femmes doit se traduire par des réalisations
significatives en leur faveur dans tout le pays.
48. La jeunesse tunisienne est depuis longtemps exclue et elle manque de moyens de
faire entendre sa voix. Cependant, c’est la courage et la détermination de la jeune
génération qui a permis le changement dramatique survenu dans son pays. Cela a
été unanimement reconnu par tous les interlocuteurs de la délégation. Bien que
beaucoup de jeunes aient une bonne éducation et des qualifications élevées, leur
génération a eu des perspectives d’emploi médiocres, particulièrement lorsqu’elle
n’avait pas de liens avec la famille au pouvoir ou le RCD. De plus, les approbations
exigées de l’appareil politique et de sécurité ont empêché beaucoup d’individus
d’obtenir des emplois. Cela en a amené beaucoup à rechercher des possibilités à
l’étranger, même par le biais de l’immigration irrégulière.
49. La poursuite du dialogue avec les syndicats, les associations professionnelles, les
organisations des droits humains et des droits des femmes et la jeunesse sera
essentielle pour que l’action du Gouvernement de transition progresse vers la
réalisation des droits économiques, sociaux et culturels pour tous.
e) Engagement dans le système international des droits de l’homme
Le 4 février, le Haut Commissaire aux droits de l’homme a réitéré publiquement son
engagement d’accompagner le peuple tunisien dans cette période décisive en lui
apportant un appui immédiat et à plus long terme sur un éventail de questions de
droits de l’homme. Au cours de la mission, un grand intérêt à été porté à un
engagement accru dans le système des droits de l’homme des Nations Unies.
Diverses voix ont demandé au HCDH de mettre en place une présence permanente,
et lors d’une réunion tenue le 31 janvier, le Ministre des affaires étrangères a déclaré
à la délégation que le gouvernement inviterait le HCDH à ouvrir un bureau de pays
en Tunisie. Le 10 février, le Ministre des affaires étrangères a écrit au Haut
Commissaire pour demander l’ouverture de ce bureau. Dans cette lettre il a exprimé
“la détermination du Gouvernement provisoire, qui a pour tâche essentielle
l’organisation d’élections libres, démocratiques et transparentes, à placer les droits
de l’homme au centre de son action au quotidien et de ses programmes pour
l’avenir”.
50. Des appels ont aussi été lancés pour rendre plus visibles les mécanismes
internationaux des droits de l’homme, notamment grâce à des visites de rapporteurs
spéciaux, et à une invitation permanente adressée par le gouvernement aux
rapporteurs spéciaux.
51. Le 2 février, le Gouvernement de transition a annoncé qu’il ratifierait un certain
nombre d’instruments internationaux sur les droits de l’homme. Il s’agissait
notamment du Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture (qui
autorise le Sous-Comité de la prévention de la torture de l’ONU à visiter les lieux de
détention et à examiner le traitement des personnes qui y sont détenues) et des
premier et deuxième protocoles facultatifs se rapportant au Pacte international relatif
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aux droits civils et politiques (qui prévoient l’examen de plaintes individuelles et
l’abolition de la peine de mort, respectivement), de la Convention sur les disparitions
forcées et du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.
V. CONCLUSIONS ET RECOMMANDATIONS
52. Les droits de l’homme étaient à la source des appels du peuple tunisien à la liberté, à
la dignité et à la justice sociale et pour une époque nouvelle de respect des droits de
l’homme et de protection contre la peur et le besoin. La mission du HCDH a
confirmé toute la place qu’auront les droits de l’homme dans la construction de
l’avenir de la Tunisie. Il ne faut pas laisser les forces de déstabilisation renverser la
situation. La majorité des Tunisiens souhaitent vivement que le calme soit rétabli
pour que leur pays et son économie retrouvent un fonctionnement normal, et
notamment que le tourisme, les entreprises et les investisseurs étrangers reprennent
leurs activités.
53. Si la situation demeure précaire, la délégation a été témoin du début d’une ère
nouvelle remarquable en Tunisie. Il y a des indications claires d’une volonté de
mettre en place les mécanismes nécessaires pour assurer une rupture nette avec les
injustices du passé et dégager une vision pour la nouvelle Tunisie. Les mouvements
dans cette direction doivent être renforcés et consignés dans la loi, afin qu’ils
deviennent une caractéristique permanente de la société tunisienne.
54. La recherche de la dignité, la réalisation des droits de l’homme et la poursuite de la
justice sont toutes interdépendantes. L’expérience tunisienne montre clairement que
les citoyens attendent de leur Etat qu’il œuvre dans l’intérêt de tous - et pas
seulement de quelques uns. Ils souhaitent que leur Etat soutienne leur dignité et leur
valeur, et qu’il adopte des lois, des politiques et des stratégies qui traduisent ces mots
en des résultats tangibles. Ils attendent des processus transparents et inclusifs qui
leur permettent de faire entendre leurs voix et de faire en sorte que leurs vues soient
prises au sérieux. Ils attendent des débats publics et inclusifs et un gouvernement
responsable et qui rende compte, et fasse avancer les droits de l’homme et la justice
sociale. En d’autres termes, les Tunisiens demandent aujourd’hui la participation, la
responsabilité, la justice et l’équité.
55. En regardant en avant, et après s’être entretenue avec un large éventail
d’interlocuteurs en Tunisie, y compris le Gouvernement de transition et la société
civile, la délégation conclut que les dix domaines qui suivent appellent l’attention des
acteurs nationaux et internationaux, en particulier des autorités tunisiennes, dans le
processus de la transition démocratique et du rétablissement de la confiance en l’Etat
et son appareil. Un soutien technique, politique et financier de la communauté
internationale est nécessaire. Ce soutien devrait être en harmonie avec les aspirations
du peuple tunisien en matière de droits de l’homme, favoriser ces aspirations et être
aligné sur les efforts qu’il déploie pour édifier un état à la fois inclusif, responsable et
équitable.
I. Assurer que les structures de gouvernement et les processus décisionnels soient
participatifs, pleinement inclusifs et représentatifs de l’ensemble de l’éventail
politique et de tous les segments de la société, y compris les jeunes et les
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femmes; et que les groupes marginalisés puissent s’exprimer sur l’élaboration
des lois et des politiques dans tous les domaines de la vie;
II. Aligner la constitution, les lois et les institutions, y compris le système
judiciaire, l’Institution nationale des droits de l’homme, l’administration
publique et l’appareil de sécurité, sur les normes internationales des droits de
l’homme; établir une séparation claire des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif
et le judiciaire; et assurer des réparations effectives pour toutes les violations
des droits de l’homme;
III. Soutenir le progrès dans l’exercice de la liberté d’expression et d’association et
élargir le domaine d’action de la société civile, afin que les organisations de la
société civile puissent jouer pleinement leur rôle dans la préparation des
élections, dans la conception de l’avenir de leur pays et dans un équilibrage
efficace avec le gouvernement;
IV. Assurer qu’il soit rendu compte de toutes les violations des droits de l’homme en
ouvrant immédiatement des enquêtes judiciaires sur toutes les allégations
crédibles de violations, en poursuivant les responsables, en accordant aux
victimes des réparations, y compris des indemnisations, et en prenant des
mesures pour obtenir et préserver les preuves;
V. Renforcer les garanties d’indépendance des trois commissions pour la réforme
politique, sur les violations des droits de l’homme commises depuis le 17
décembre 2010 et sur la corruption, en leur attribuant une base juridique
appropriée, un mandat clair, des prérogatives adéquates, un budget indépendant
et suffisant, une immunité pour leurs membres et des garanties de protection
pour les personnes qui collaborent; et appuyer leurs approches et leurs
recommandations sur des processus pleinement inclusifs et participatifs;
VI. Rendre compte pleinement et d’une manière indépendante des évènements
survenus dans les prisons au cours de la période de troubles, et prendre des
mesures correctrices immédiates; améliorer la situation déplorable des prisons
en adoptant une nouvelle politique pénitentiaire qui assure des conditions
humaines aux détenus; et accorder une attention particulière à la réadaptation et
à la réinsertion sociale des détenus et des anciens détenus;
VII. Adopter une approche globale et inclusive de la justice transitionnelle en tenant
des consultations nationales pour étudier les options convenant le mieux à la
Tunisie, y compris des mécanismes d’établissement de
la vérité, de
réconciliation et de responsabilité;
VIII. Prendre des mesures immédiates et concrètes pour remédier aux disparités de
niveaux de vie et d’accès et de qualité de la santé, de l’éducation, de l’emploi et
des structures d’aide sociale pour les femmes, les enfants, les jeunes et les
communautés marginalisées dans tout le pays ;
IX. Assurer que les politiques de développement découlent de processus consultatifs
et participatifs et soient centrées sur les intérêts et les droits de tous les
tunisiens ;
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X. Accroitre la coopération de la Tunisie avec le système des droits de l’homme des
Nations Unies, y compris la collaboration avec le HCDH; adresser une
invitation ouverte aux rapporteurs spéciaux; et ratifier les instruments des droits
de l’homme et réexaminer les réserves à ces instruments.
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