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BRIEFS — 02
DROIT
MUSULMAN
DE LA
FAMILLE :
Pourquoi la réforme
est-elle possible ?
À mesure que les affaires humaines
changent et évoluent, les lois et
les normes sociales qui façonnent
les relations familiales doivent
elles aussi être ajustées et affinées
pour refléter ces changements. La
plupart des lois contemporaines
de la famille musulmane sont
basées sur un cadre juridique
vieux de plusieurs siècles (fiqh) qui
ne correspond plus aux réalités
musulmanes de notre époque. La
réforme de la législation est une
façon d’aborder les changements
sociaux et économiques, et
d’assurer la compatibilité de nos
systèmes juridiques avec les besoins
réels des individus et des familles
aujourd’hui.
La réforme se heurte souvent à la résistance au prétexte que les lois
de la famille musulmane sont divines et ne sont donc pas ouvertes au
changement. Mais en réalité, le changement et la réforme sont inhérents
à la tradition juridique musulmane. La théorie juridique islamique
regorge de concepts et outils continuellement utilisés dans le passé et qui
peuvent ouvrir la voie à un droit de la famille correspondant davantage
aux réalités musulmanes contemporaines, ainsi qu’aux notions modernes
de justice qui, dans le courant du XXe siècle, en sont venues à inclure
l’égalité entre les sexes.
RÉFORME DU DROIT
Usul al-fiqh (principes de
jurisprudence) est la méthodologie
éthico-légale développée pendant
la période formative de la pensée
islamique (de la mort du Prophète en
632 à 950 de l’ère chrétienne), pour
extraire des lois des sources sacrées
de l’islam.
Voici de brèves explications de quelques concepts clés de cette
méthodologie et de leurs utilisations en guise d’outils de réforme.
Charî‘a
versus Fiqh
Humain
Contingent
Fiqh
Temporel
Sujet au
changement
La charî‘a est la totalité des valeurs religieuses que Dieu a révélées
au Prophète Mohammed (pbsl) pour guider les êtres humains vers la
vérité et la justice. Le fiqh est le processus par lequel les êtres humains
s’efforcent de déceler les termes de la charî‘a des sources sacrées de
l’islam – le Coran et les sunnas (les paroles et les actes du Prophète) – et
d’extraire des règles juridiques (ahkam) de ces sources.
La charî‘a est la totalité des valeurs et principes religieux
pouvant guider la vie des musulmans. Elle est divine
et éternelle. Par opposition, le fiqh est le processus par
lequel les êtres humains s’efforcent de dériver des règles
juridiques concrètes de la charî‘a. Comme tout autre
système de jurisprudence, le fiqh est humain, contingent,
temporel et donc sujet au changement.
‘Ibadat versus
Mu‘amalat
Les savants musulmans ont divisé les
règles juridiques (ahkam) du fiqh en deux
grandes catégories : ‘ibadat (actes de
dévotion et spirituels) et mu‘amalat (actes
sociaux et contractuels). Les règles de
la première catégorie (‘ibadat) régissent
les relations entre Dieu et le croyant,
et laissent donc peu de marge pour le
changement. Les règles de la deuxième
catégorie (mu‘amalat) régissent les rela-
tions entre les êtres humains et sont donc
ouvertes à la réforme depuis toujours, en
fonction des changements d’époque, de
contextes et de circonstances.
Ijtihad
Règles juridiques du fiqh
‘ibadat
mu‘amalat
actes de
dévotion et
spirituels
changement
limité
actes
sociaux et
contractuels
liés à
l’époque et
au contexte
ouverts à
la réforme
DIEU
Dieu et le croyant
relations entre les êtres humains
Droit
musulman
de la
famille
Le droit musulman de la famille relève de la catégorie des
mu‘amalat. Ces règles sociales et contractuelles sont liées
à l’époque et au contexte ; elles peuvent et doivent donc
changer en fonction des réalités changeantes de temps et de
lieu, ainsi que des exigences de justice.
Ikhtilaf
L’ijtihad (littéralement effort) est le processus qui consiste à s’efforcer au
L’ikhtilaf désigne le désaccord juridique
mieux de déduire de nouvelles lois ou des solutions juridiques inédites pour
et la divergence d’opinions ou de
des cas sans précédent. Traditionnellement, le droit d’ijtihad était réservé
vues. D’après une parole du Prophète
aux savants religieux et considéré comme un art qui nécessitait seulement
Mohammed (pbsl), la divergence
de solides connaissances du Coran et des sunnas ainsi que des compétences
d’opinion dans la communauté
pour appliquer les critères en vue de déduire les règles des textes. Plus tard
(musulmane) est une bénédiction pour
cependant, des savants comme Shatibi ont estimé qu’une connaissance
les gens (‘ikhtilaf uummati rahmatun li
approfondie des réalités vécues – que les savants religieux ne possèdent gé-
al-nas’). Dans la jurisprudence islamique
néralement pas – était nécessaire pour l’ijtihad. Dans ce sens, l’ijtihad requiert
(fiqh), l’ikhtilaf al-fuqaha (désaccord entre
l’implication de toute une série de personnes qui possèdent des connais-
les juristes) est une source opulente pour
sances au sujet des règles juridiques que les savants musulmans tentent de
comprendre l’évolution de la tradition
juridique musulmane ; il a toujours été
valorisé et respecté.
L’ikhtilaf, désaccord ou
divergence d’opinions, est un
concept fondamental de la
tradition juridique musulmane,
qui atteste que, comme
dans tout autre système
de jurisprudence, le fiqh est
humain, riche, flexible et permet
l’évolution et la divergence
d’interprétations.
déduire des textes sacrés de l’islam.
L’ijtihad désigne les efforts humains pour comprendre
et interpréter la charî‘a et déduire les règles qui offrent des
solutions à des problèmes existants et émergents.
Darurah
Dans la jurisprudence islamique, le darurah (littéralement nécessité impérative)
est une situation où quelqu’un est forcé de faire quelque chose ou est en état
de besoin vital, ce qui permet à cette personne de déroger à ou de s’écarter de
la règle d’origine. Ce principe est régi par deux grandes maximes juridiques : ‘la
nécessité rend l’illégalité légale’ (‘Ad-daruratu tubihu al-mahzurat’) et ‘la nécessité
se mesure à l’aune de ses vraies proportions’ (‘Ad-daruratu tuqdaru bi qadriha’).
Ce principe est dérivé du verset 173 de la sourate 2 al-Baqarah : ‘Certes, il vous
interdit la chair d’une bête morte (sans égorgement), le sang, la viande de porc
et ce sur quoi on a invoqué un autre qu’Allah. Il n’y a pas de péché sur celui qui
est contraint sans toutefois abuser ni transgresser, car Allah est pardonneur et
miséricordieux.’
Le darurah est un principe important qui reconnaît les
situations nouvelles et urgentes et autorise une flexibilité
juridique en vue d’éviter un préjudice grave.
Maslahah
Istihsan et Istislah
Le maslahah (littéralement avantage ou intérêt) est un
L’istihsan et l’istislah, deux principes juridiques de
concept juridique utilisé pour déduire par induction une
raisonnement attribués respectivement aux écoles de
règle basée sur l’intérêt de l’individu ou de la communauté.
fiqh Hanafi et Maliki, sont souvent utilisés comme des
Dans la théorie juridique islamique, le maslahah s’entend
termes interchangeables. L’istihsan désigne la préférence
comme principe fondamental et nécessaire (daruri) de la
d’une solution parmi plusieurs, déduite d’un texte, en
charî‘a.
Le concept de maslahah peut être utilisé pour
réformer les règles et lois existantes et en
formuler de nouvelles, qui profitent aux
personnes et aux communautés, et assurent
leur prospérité en promouvant leurs intérêts et
en les protégeant du préjudice.
fonction de ce qui est une meilleure (hasan) solution aux
yeux d’un juriste. L’istislah désigne une solution dérivée
d’une optique de maslahah (bien commun), plus adaptée
(munasib) à la charî‘a en l’absence de preuves textuelles.
L’istihsan et l’istislah sont des outils
juridiques pouvant être utilisés pour élargir
la formulation de règles et de lois sur la
base de ce qui est considéré comme de
meilleures solutions pour les individus et les
communautés.
Un exemple :
Comment ces concepts peuvent-ils aider
à plaider pour la réforme ?
Les distinctions entre la charî‘a et le fiqh, et entre les
elles ont trait aux affaires sociales et contractuelles et
‘ibadat et les mu‘amalat donnent de solides bases pour
sont donc ouvertes au changement. Les lois inégales et
réformer les droits conjugaux et parentaux inégaux et
discriminatoires contreviennent aussi à l’esprit de justice
discriminatoires dans les lois contemporaines de la famille
de la charî‘a, étant donné que les femmes, les hommes et
musulmane. Les lois de la famille sont d’origine humaine,
les enfants souffrent de ces inégalités.
Voici quelques exemples de la façon dont ces concepts de la théorie juridique
islamique (usul al-fiqh) peuvent contribuer à réformer des aspects des lois de la
famille musulmane :
Divorce unilatéral (talaq)
Tutelle masculine dans le mariage (wilayah)
L’ijtihad peut être utilisé pour
Les écoles de jurisprudence adoptent des positions
revisiter les lois de la famille qui
divergentes sur la tutelle masculine dans le mariage.
sanctionnent le droit des hommes
Ainsi, à la différence d’autres écoles, l’école Hanafi
à la répudiation unilatérale et
accorde aux femmes majeures le droit de conclure
l’accès restreint des femmes au
leur propre mariage, sans nécessité d’un tuteur ou
divorce, dans la mesure où elles
protecteur (masculin). Cet ikhtilaf juridique affirme que
sont contraires à la logique du mariage islamique en
la tutelle masculine dans le mariage n’est pas un don de
tant que contrat basé sur l’accord mutuel des deux
parties.
Dieu et est donc susceptible de réforme dans le cadre de
réalités changeantes.
Mariage d’enfants
Tutelle parentale (wilayah)
L’application du principe de
Les lois de la famille, qui accordent la tutelle par priorité
maslahah donne un solide
aux membres masculins de la famille sans prendre en
argument pour réformer les lois
considération les intérêts de l’enfant, peuvent être
qui sanctionnent le mariage
réformées en appliquant les principes de maslahah. La
d’enfants. Quantité de recherche
recherche montre que la demande des pères qui reven-
empirique montre que le
diquent la tutelle des enfants va souvent à l’encontre
mariage en bas âge nuit à la
des intérêts des enfants, en particulier en cas de divorce.
santé des jeunes mères et de leur
Les mères qui ont la garde, mais pas l’autorité légale de
progéniture. Le mariage des enfants prive aussi les filles
gérer les affaires de leurs enfants ne sont pas en mesure
d’éducation, ce qui a un impact négatif sur les ressources
de prodiguer les soins dont leurs enfants peuvent avoir
et le bien-être des familles, ainsi que sur la prospérité
besoin dans différentes situations (ex. ouvrir un compte
économique des pays.
en banque pour eux, faire face aux problèmes médicaux,
s’occuper de leurs besoins en matière d’éducation, etc.).
La voie à suivre
Pour repenser et réformer les lois musulmanes de la famille, il faut comprendre et appliquer les
principes et méthodologies islamiques à la lumière des réalités d’aujourd’hui et des conceptions
actuelles de la justice. Ce processus peut être guidé par plusieurs valeurs coraniques fondamentales
comme la justice, l’équité et l’intégrité (‘adl, qist, insaf), la bonté (ihsan) et ce qui est généralement
considéré comme bien (ma‘ruf). De même que le Coran regorge de valeurs et de principes qui
préconisent une vision plus égalitaire des relations familiales, la théorie éthico-légale islamique
(usul al-fiqh) aussi, comme le montrent les concepts et principes ci-dessus.
Justice
Équité
Musawah
Intégrité
Bonté
La tradition juridique musulmane
est riche, flexible et dynamique ; elle
donne des outils pour la réforme et
les méthodes juridiques pour évoluer
vers des relations égalitaires entre
les hommes et les femmes, dans la
famille et la société.
Comment pouvons-nous travailler
ensemble pour construire des
sociétés musulmanes égalitaires ?
PUBLIÉ EN 2016 PAR
La production de ce document a été rendue possible en partie grâce à l’appui financier
du bureau ONU Femmes dans la région des États arabes dans le cadre du programme
« Hommes et Femmes pour l’Egalité des Sexes », (Men and Women for Gender Equality) financé
par l’Agence suédoise de coopération internationale au développement (ASDI).
Toute partie de cette publication peut être copiée, reproduite, adaptée, sauvegardée
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