Page 1
Anis Ladhar
«Liberté d’expression et internet »
Rapport de recherche, Faculté de Droit de Sfax,
2013

1
















Page 2
« Liberté d’expression et internet »
Anis Ladhar
Docteur en Droit et maître-assistant à
l’Ecole Nationale des Ingénieurs de Sfax
INTRODUCTION
En 2010, dans son rapport annuel sur la cyber-censure 1 , l’organisation
internationale non gouvernementale
Reporters sans frontières, a répertorié douze
pays qu’elle a considérés comme des ennemis de l’internet2. Dans cette liste noire,
peu glorieuse, figurent quatre pays arabes (la Tunisie, l’Egypte, la Syrie et l’Arabie
Saoudite). Curieusement, sur ces quatre pays ennemis d’internet, trois ont connu
une révolution. Paradoxalement, il s’avère que la censure sur internent est non
seulement inefficace, mais plus encore, elle conduit à l’opposé du but escompté.
Ainsi, plus on limite la liberté d’expression sur internet, plus la riposte des
personnes assujetties à la censure devient violente.
En droit tunisien, bien qu’on ait ratifié des conventions internationales
prônant la liberté d’expression, tels que le pacte international relatif aux droits
civils et politiques
3 et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux
et culturels, établis par l’ONU en 1966
4, la liberté d'expression est restée pendant
longtemps, lettre morte. À travers un contrôle rigoureux et pernicieux des médias,
1
2
3
4
Rapport téléchargeable sur le site fr.rsf.org/IMG/pdf/rapport-france.pdf.
L’internet est un réseau télématique international créé en 1969, qui résulte de l'interconnexion des
ordinateurs du monde entier utilisant un protocole commun d'échanges de données (baptisé
TCP/IP ou Transport Control Protocol/Internet Protocol et spécifié par l'Internet Society, ou ISOC)
afin de dialoguer entre eux via les lignes de télécommunication (lignes téléphoniques, liaisons
numériques, câble). (Pour plus de développement, v. la thèse de Chemseddine Ethani BARNAT,
«
Internet et le droit, contribution à la recherche d’un cadre juridique adéquat du cyberespace »,
Thèse de droit, Faculté de Droit et de Sciences Politiques de Tunis, 2010, p. 5).
Selon l’art. 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, «
la liberté d’expression
comprendra liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de
toute espèce, sans considération de frontière, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique
et par tout autre moyen de son choix
».
Ratifiés par la loi n° 30-68 du 29 décembre 1968 ; le Pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels fut publié au Journal Officiel de la République Tunisienne le 29
novembre 1991 ( JORT n° 81 du 29 novembre 1991, p. 1605).
2












Page 3
le régime politique déchu, qualifié d’ailleurs par un auteur comme un
«
gouvernement pirate »5, a muselé cette liberté. L’internet n’a pas échappé à la
règle. Un système de filtrage, de surveillance et de censure, de l’internet a été mis
en place. À titre d’exemple, une brigade spéciale, composée de plus de 600 cybers
policiers spécialisés en informatique, avait pour mission de surveiller la toile
6. Le
système de filtrage et de censure, était tellement perfectionné qu’il a fallu une
dizaine de jours de recherche à l’équipe de sécurité au sein de Facebook pour
comprendre le fonctionnement du système de contrôle tunisien
7. Le 3 janvier 2011,
le pouvoir politique en place n’a pas hésité à usurper les comptes mail personnels
de certains blogueurs en vue de prendre connaissance de leur contenu et de les
détruire ultérieurement
8.
Cependant, cet arsenal mis en place pour espionner et censurer les
internautes, s’est révélé inefficace. À travers des proxys
9, les cyberdissidents ont pu
déjouer les pièges du système, parfois même au prix d’une arrestation. Ceux qui
avaient le courage de critiquer ouvertement le régime politique sur internet,
payaient au prix fort cette audace
10. Toutefois, cette obstination cybernétique a fini
par payer. Internet, et notamment le réseau social Facebook, ont participé d’une
5
6
7
8
9
10
Voir l’article de Salma KHALED, « La cybercriminalité et la révolution tunisienne », p 4.
Communication présentée dans le cadre de la Journée d’étude sur «
Internet, révolution et
transition démocratique
», 13 avril 2012, consultable sur le site http://droitdu.net.
Voir «
Le Maghreb magazine », n° 6 du 29 février 2012, p. 63.
Ce système consiste dans l’infiltration sur la page Facebook d’un mouchard permettant
d’enregistrer l’adresse électronique et le mot de passe tapé par l’internaute pour accéder à sa
page Facebook.
Voir l’article de Salma KHALED, « La cybercriminalité et la révolution tunisienne », p 5. (Article
consultable sur le site www.droitdu.net).
Un serveur proxy (appelé aussi serveur mandataire) est un serveur intermédiaire faisant office de
passerelle entre le réseau d’un particulier ou d’une entreprise et internet. La fonction essentielle
d’un serveur proxy consiste à se placer entre le navigateur et le site visité, de telle sorte que c'est
l’adresse IP du proxy qui apparaît et non celle du navigateur (V. la thèse de Chemseddine Ethani
BARNAT, Internet et le droit, contribution à la recherche d’un cadre juridique adéquat du
cyberespace
, Thèse de droit, Faculté de Droit et de Sciences Politiques de Tunis, 2010, p. 128).
Tel est l’exemple de Mohamed Abbou, condamné à trois ans de prison suite à un article critique à
l’égard du pouvoir politique tunisien, publié sur internet ou du cyber dissident Zohaïr YAHIAOUI,
aujourd’hui décédé, et qui a été honoré en 2003 du premier prix cyber liberté.
3





Page 4
manière directe à la révolution tunisienne, en déjouant la censure, ce qui a permis
de relater les événements de la révolution
11.
L’internet, en tant que réseau permettant de mettre en communication des
millions d’utilisateurs dans le monde entier, est un espace privilégié de liberté
d’expression qui transcende les frontières. Son caractère transnational donne des
ailes à la liberté d’expression. Aucun opérateur ni Etat ne peuvent maîtriser
entièrement cet espace «
hétérogène et sans cloisonnement ou chacun peut agir
librement
» 12 . Il s’agit en fait d’un « réseau polycentrique (décentralisé) et
acentrique (global), une gigantesque toile d’araignée informatique qui empêche
toute possibilité de contrôle par une entité unique qui prétendrait en exercer la
maîtrise »13. De surcroit, La vitesse de transmission des données sur Internet fait
que ce dernier concurrence les moyens traditionnels de diffusion de l'information,
en premier lieu la presse écrite.
Récemment, le 5 juillet 2012, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a
reconnu, pour la première fois, la liberté d’expression sur internet
14. Cependant,
cette liberté ne doit pas être sans limite, puisque par définition la liberté est le droit
de faire tout ce qui n’est pas interdit par la loi. Or, en l’absence d’une
réglementation spécifique à internet et en raison de la facilité de l’exercice de la
liberté d’expression sur la toile, on assiste aujourd’hui à des dérives.
En Tunisie, avec un nombre d’utilisateurs dépassant les 4 millions15, on
assiste au déclin de la fracture numérique et à l’avènement d’une «
démocratie
directe
» 16 , concrétisée par la liberté d’expression sur internet. En plus, avec
11
12
13
14
15
16
Voir l’article publié au Figaro le 30 janvier 2011: Égypte et Tunisie : «Facebook ne crée pas la
flamme» (consultable sur le site www.lefigaro.fr; v.
aussi l’article : « Tunisie : Facebook, utile pour
la révolution, nuisible à la démocratie », publié au site www.rue89.com.
Voir le Rapport du Conseil d’Etat français, Internet et les réseaux numériques, 1998, p. 6.
Arnaud HAMON, « Une approche de la liberté d’expression sur internet », Diplôme d’études
approfondies en Droits de l’homme et libertés publiques, Université Paris X Nanterre, 2000, p. 6.
V. l’article intitulé « L'ONU reconnaît le droit à la liberté d'expression sur Internet », publié au
journal Le monde, du 6 juillet 2012, (consultable au site internet http://www.lemonde.fr).
Selon l’Agence Tunisienne d’Internet, le nombre des utilisateurs d’internet est estimé à 4,2
millions d’utilisateurs (V. le site de l‘Agence Tunisienne d’Internet www.ati.tn).
Lucien SFEZ, « Internet et les ambassadeurs de la communication », Le monde diplomatique,
mars 1999, p. 22-23.
4





Page 5
l’émergence du web 2.0 17 , l’internet a gagné en simplicité et en interactivité.
Désormais, l’internaute n’est plus un consommateur passif de l’information. Il
participe activement à sa création et à sa publication en toute liberté.
Par ailleurs, la liberté d’expression n’est plus l’apanage d’une élite,
puisqu’elle est devenue un luxe facilement accessible. De l’enfant mineur jusqu’à
l’adulte retraité, l’internet représente un espace de liberté facile d’accès. «
En
l’espace de cinq minutes, il est possible de créer son blog (de nombreuses plates-
formes existent et sont disponibles gratuitement sur le marché), alors qu’avant il
était nécessaire de maîtriser le langage HTML et un outil de création de sites
»18.
Ainsi, Il suffit de créer un blog, un forum ou une page Facebook pour pouvoir
s’exprimer librement avec un moindre risque de censure. L’internet s’avère ainsi
une véritable révolution en ce qui concerne la liberté d’expression. «
L’accès aux
médias traditionnels -presse écrite, radio, télévision- repose sur des filtres, en ce
que n’importe qui ne peut décider quand bon lui semble de s’y exprimer. Mais
n’importe quel internaute peut, dès lors qu’il dispose du matériel informatique
idoine, se projeter à la face du monde
»19. C'est « le sacre de l’amateur »20.
Après la révolution du 14 janvier 2011, internet est devenu un espace
privilégié de la liberté d’expression. Le système politique déchu, connu pour sa
censure pernicieuse, a laissé place à l’absence quasi-totale du contrôle de
l’internet
21. De la chape de plomb, on est passé à la transparence du verre. Or, le
revers de la médaille, c'est que l’internaute tunisien, qui n’avait pas auparavant
goûté à la liberté de la parole, a du mal à se servir de cette liberté fraichement
17
18
19
20
21
Le concept a été introduit par l’américain Tim O’REILLY lors d’une conférence en octobre 2004. Il
a avancé le terme sans toutefois donner une définition précise. Le web 2.0 est caractérisé par
l’interaction entre les internautes, facilitée par les nouveaux outils du web, qui sont les blogs, les
wikis et les réseaux sociaux. (V. David FAYON, Le web 2.0, l’internet participatif ?, Médialog, n°
68, Décembre 28, p. 42).
David FAYON, Le web 2.0, l’internet participatif ?, article précité p. 43.
Avant-propos d’Agathe LEPAGE
in Rapport annuel de la Cour de cassation française, « Le droit
de savoir
», p. 80.
P. FLICHY, «
Le sacre de l’amateur, sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique », éd.
Seuil, La République des idées, 2010.
Il faut toutefois préciser que la censure sur internet n’a pas totalement disparu en Tunisien. En
mai 2011, le tribunal militaire permanent de Tunis a exigé la fermeture de quatre pages Facebook
qui portent atteinte à la réputation de l'institution militaire et de ses dirigeants. Cependant, on doit
reconnaitre que contrairement à la censure qui se faisant avant la révolution par le pouvoir
exécutif en mépris du pouvoir judiciaire, la censure post révolution est ordonnée par les
magistrats.
5





Page 6
acquise. Dès lors, on assiste souvent sur le net, et notamment sur les réseaux
sociaux, à des dérapages inquiétants. La liberté d’expression, tourne parfois à la
dérision, à la diffamation ou à l’injure. Certaines personnes voient leur vie privée
étalée sur internet, parfois, avec des allégations inexactes. On a souvent du mal à
distinguer le vrai du faux. L’effet «
démultiplicateur » 22 de l’internet dans
l’intensité du dommage causé, n’arrange pas les choses. Un faux pas commis par
une figure publique peut facilement devenir un scandale planétaire. Car, avec
internet, «
ce qui est en jeu n’est plus la flèche de l’archer (ou l’injure) traversant
une frontière, ni la pollution à distance, ni le satellite arrosant d’un coup plusieurs
pays, c’est (…) une diffusion susceptible de causer un dommage dans chacun des
pays du monde
»23.
Malheureusement, plus l’information relatée ou l’image publiée sur internet
est choquante ou outrageante, plus elle crée le «
buzz »24. Tel est le cas des photos
publiées en mars 2013 sur Facebook, par une jeune tunisienne surnommée
Amina
TYLER
, dans lesquelles il est écrit sur sa poitrine dénudée : « Mon corps
m'appartient et n'est source d'honneur pour personne
» 25. Ces photos, pour le
moins choquantes dans la société tunisienne majoritairement conservatrice
26, a
conduit, semble-t-il, à des menaces de mort à l’encontre de la jeune fille. Le 19
mai 2013, Cette jeune fille a défrayé encore une fois la chronique, en taguant le
mot « Femen
27» sur le muret d’un cimetière à Kairouan, ville où devait se tenir le
congrès du groupe d’islamisme radical
Ansar al Chariaa, qui fut interdit par les
autorités. Elle fut arrêtée par la police. En guise de protestation contre son
22
23
24
25
26
27
C. CARON, obs. sous Tribunal de grande instance de Nanterre, 1er ch., 8 décembre 1999, Dalloz,
2000, somm., p. 274.
A. LUCAS, «
La responsabilité des différents intermédiaires de l’internet : L’internet et le droit »,
Victoire éditions 2001, p. 245. (cité par Agate LAPAGE,
Libertés et droits fondamentaux à
l’épreuve de l’internet, op. cit.,
n° 106).
Anglicisme de «
bourdonnement » d’insecte, qui est une technique marketing qui consiste à faire
du bruit au tour d’un événement. Cette technique est très répondue sur internet et notamment
dans les réseaux sociaux.
Voir l’article publié dans Jeune Afrique «
Tunisie : Amina, seins interdits », du 26 mars 2013,
consultable sur internet sur le site http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2724p015.xml0/.
Ce conservatisme se vérifie notamment à travers le score obtenu par le parti conservateur
« Ennahda » dans les élections de l’assemblée constituante du 23 octobre 2011. Sur les 217
sièges de l’Assemblée constituants, 89 sièges lui ont été destinés.
« Femen » est un groupe contestataire féministe d'origine ukrainienne, fondé à Kiev en 2008 par
Anna Hutsol, Oksana Chatchko et Alexandra Chevchtchenko. Le groupe est essentiellement
connu pour avoir organisé des actions, essentiellement seins nus, pour protester et défendre les
droits des femmes.
6





Page 7
arrestation, trois militantes européennes du mouvement « Femen », ont protesté,
seins nus, devant le Palais de justice de Tunis. Elles ont été condamnées, en
première instance, à une peine de quatre mois de prison et un jour ferme qui fut
ramenée en appel à quatre mois d’emprisonnement avec sursis. Suite à la
publication de la vidéo de leur arrestation sur le web, l’affaire a pris une tournure
mondiale
28.
Aujourd’hui, on assiste sur internet à une vraie guerre cybernétique entre des
ultralibéraux et des ultraconservateurs créant du coup, une hostilité irréversible
entre deux franges de la population.
Plus dangereux encore, l’internet est parfois devenu à travers le monde un
outil de propagande terroriste. Certains individus ou groupuscules éditent des
recettes d’explosifs à l’image du Manuel du terroriste en libre accès sur le web
29.
Dès lors, un problème se pose. D’une liberté menaçante (Première partie), la
liberté d’expression sur internet risque de se transformer en une liberté menacée
(Seconde partie).
28
29
V. l’article publié au « Figaro » intitulé : « Les Femen condamnées à quatre mois de prison ferme
en Tunisie
», article consultable au site : http://www.lefigaro.fr; v. aussi l’article publié au journal
« Le monde » intitulé : « Pour la libération des Femen en Tunisie », consultable sur le site
électronique du journal http://www.lemonde.fr.
Voir Christiane FERAL-SCHUHL, « Cyberdroit, Le droit à l’épreuve de l’internet » ,5ème éd.,
Dalloz, 2008, p. 872.
7













Page 8
Première partie : Une liberté d’expression menaçante
Dans le monde virtuel, l’internaute a souvent tendance aux excès. Derrière
son écran d’ordinateur, il se sent protégé. Ce sentiment d’invulnérabilité est
d’autant plus important, lorsqu’il s’exprime sous un pseudonyme. Or, la liberté
d’expression a des limites. La vie privée d’autrui en est une
30. Ce « droit à être
laissé tranquille
»31, selon les termes du Doyen Carbonnier, fait souvent l’objet
d’atteintes.
Considéré par certains comme une source de vacarme jamais connu dans le
monde32, « l’internet présente malgré ses avantages des inconvénients certains. La
divulgation à la fois facile et large de l’information a provoqué certains problèmes
juridiques relatifs à la protection des données à caractère personnels
» 33. Ainsi, le
caractère menaçant de l’internet se vérifie à travers la facilité de l’atteinte aux
droits de la personnalité (A) et l’écueil de la mise en œuvre de la responsabilité en
cas d’excès (B).
30
31
32
33
Le débat sur la protection de la vie privée est relativement récent. Il n’a commencé qu’à la fin du
19ème siècle aux Etats-Unis (V. Sonia ELEUCH MALLEK, « La protection du droit à l’image »,
Mélanges Dali Jézi, Centre de Publication Universitaire, 2010, p. 306).
Jean CARBONNIER, « Les personnes », n° 71.
Voir J. –L. SOULIER et S. SLEE, « La protection des données à caractère personnel et de la vie
privée dans le secteur des communications électroniques : Perspective française
», Revue
internationale de droit comparé, 2002, n° 2, p. 663.
Ibid.
8













Page 9
A. La facilité de l’atteinte aux droits de la personnalité
Les droits de la personnalité désignent « l’ensemble des droits reconnus par
la loi à toute personne, en ce qu’ils sont des attributs inséparables de sa
personnalité tels que le droit à la vie et à l’intégrité corporelle, le droit à l’honneur
et à l’image, le droit au respect de la présomption d’innocence. Ce sont des droits
extrapatrimoniaux, dotés d’une opposabilité absolue
»34.
Historiquement, la notion de droits de la personnalité est assez récente. Elle a
été découverte par les auteurs allemands avant de conquérir le droit français
35 par le
biais de la doctrine suisse36. Son apparition en droit français date du début du 20ème
siècle. En droit tunisien, le Code des obligations et des contrats, quoique datant
de 1906, fait allusion à cette notion dans certains articles
37. Cependant, il faut
reconnaître que la notion de droits de la personnalité a été pendant longtemps, une
notion mal connue
38, bien qu’elle soit liée à la protection de la vie privée. En effet,
«
jusqu’à une époque récente, aucun texte clair en droit tunisien ne s’est prononcé
sur la protection de la vie privée
»39. Certes, l’article 9 de la Constitution de 1959 a
toujours garanti «
l’inviolabilité du domicile, le secret de la correspondance sauf
dans les cas exceptionnels prévus par la loi
», ce qui représente une protection
sommaire de la vie privée, néanmoins, certains aspects de la vie privée n’étaient
pas protégés explicitement par la loi. Il s’agit notamment des données à caractère
personnel. Ce n’est qu’en 2002
40 que l’ancienne constitution a reconnu le droit à la
34
35
36
37
38
39
40
« Lexique des termes juridiques », 19ème éd., Dalloz, 2012, p. 305.
En droit français, SALEILLES est probablement le premier à introduire la formule « droit de la
personnalité
» dans son Essai d’une théorie de l’obligation d’après le projet de Code civil
allemand publié en 1890. (Voir Bernard BEIGNIER, «
L’honneur et le droit », LGDJ 1995, p. 45).
Voir Denis TALION, « Les droits de la personnalité », Responsabilité civile, n° 2, (cité par Bernard
BEIGNIER
in L’honneur et le droit, LGDJ 1995, p. 44).
Voir l’alinéa 2 de l’article 306 du Code des obligations et des contrats, qui parle des droits
« exclusivement personnels ». L’article 118 parle des « droits et facultés appartenant à toute
personne humaine telles que celles de se marier, d’exercer ses droits civils
».
Voir Sonia ELEUCH MALLEK, « La protection du droit à l’image », Mélanges Dali Jézi, Centre de
Publication Universitaire, 2010, p. 305.
Ibid. p. 308.
V. l’article 9 de la constitution de 1959 tel que modifié par la loi constitutionnelle n° 2002-51 du 1er
juin 2002 (JORT n° 45 du 3 juin 2002, p. 1442).
9






Page 10
protection des données à caractère personnels, qui sont liées à la vie privée41. Cette
protection n’est devenue effective que par la loi organique du 27 juillet 2004
relative à la protection des données à caractère personnel
42 qui « interdit d’utiliser
ces données pour porter atteinte aux personnes ou à leur réputation
»43.
Aux termes de l’article premier de cette loi organique : « Toute personne a le
droit à la protection des données à caractère personnel relatives à
sa vie privée
comme étant l’un des droits fondamentaux garantis par la constitution et ne
peuvent être traitées que dans le cadre de la transparence, la loyauté et le respect
de la dignité humaine et conformément aux dispositions de la présente loi
». Par
données à caractère personnel, l’article quatrième de la loi entend «
toutes les
informations quelle que soit leur origine ou leur forme et qui permettent
directement d’identifier une personne physique ou la rendre identifiable, à
l’exception des informations liées à la vie publique ou considérées comme telles
par la loi
».
Conformément à cet article, les données à caractère personnel peuvent
prendre la forme d’une image, d’une séquence vidéo, d’un enregistrement vocal,
d’un numéro de carte d’identité nationale. Bref, tout ce qui permet d’identifier
directement ou indirectement une personne physique, fait partie des données à
caractère personnel. Or, la divulgation des données à caractère personnel peut nuire
aux droits de la personnalité, et notamment au droit à l’image. Ce droit, considéré
par un auteur comme un «
territoire nouveau des droits de la personnalité »44, bien
qu’il soit protégé par la loi organique du 27 juillet 2004, est très fragilisé sur la
toile.
Aujourd’hui, l’internet représente une menace réelle pour le droit à l’image45,
d’autant plus qu’il «
n’est pas un média traditionnel, ce moyen permet à tout
41
42
43
44
45
L’article 23 du projet de la constitution énonce : « l’Etat protège la vie privée, l’inviolabilité du
domicile, le secret des correspondances, des télécommunications, et les
données à caractère
personnels
».
Loi organique n° 2004-63 du 27 juillet 2004, JORT, n° 61 du 30 juillet 2004, p. 2084.
Voir l’article 9, alinéa 2 de la loi.
Laure MAUDE, « Les nouveaux territoires des droits de la personnalité», Gaz. Pal., 18-19 mai
2007, p. 22.
Voir Salma KHALED SLAMA, « La protection de la vie privée entre la constitution et les nouvelles
technologies », Annales des sciences juridiques, Faculté de Sciences Juridiques économiques et
de Gestion de Jendouba, 2010, p. 189 et s.
10





Page 11
individu de diffuser à l’échelle internationale des informations, y compris celles
portant atteinte aux droits à l’image
» 46. Chaque jour, des millions de photos
personnelles et des séquences vidéo sont partagées sur la toile. Dans plusieurs cas,
ces données à caractère personnel ont été diffusées sans l’accord préalable de la
personne concernée, ou même à son insu. La prolifération des appareils photos
numériques, et notamment ceux qui sont intégrés dans les téléphones portables, a
facilité la prise d’images qui sont parfois outrageantes. Certaines images sont
même retouchées avec des logiciels facilement téléchargeables sur internet. Un
auteur considère même qu’on est aujourd’hui dans le champ d’une «
déontologie de
l’image
»47. L’expansion fulgurante du nombre des utilisateurs d’internet, et surtout
du réseau social « Facebook »
48, démontre l’acuité du problème des atteintes au
droit à la l’image.
Comme le souligne un auteur, « avec internet, les flux transfrontières de
données personnelles ont gagné en facilité, partant en ampleur : envoi des fichiers
contenant des données, circulation des informations fournies par l’internaute se
jouent des frontières et les occasions de flux de données sont nombreuses
»49. Cela
conduit à une facilité inquiétante dans la publication et la manipulation des
données à caractère personnel portant atteintes à la vie privée.
Le danger est réel, d’autant plus que la collecte de données à caractère
personnel, comme les adresses électroniques, est devenue une profession très
rentable
50. On assiste même à l’émergence d’une nouvelle activité économique, à
savoir : le commerce des données à caractère personnel
51.
46
47
48
49
50
51
Sonia ELEUCH MALLEK, « La protection du droit à l’image », Mélanges Dali JEZI, Centre de
Publication Universitaire, 2010, p. 329.
Christophe BIGOT, « Droits sur l’image des personnes : une matière réorganisée », Gaz. Pal.,
18/19 mai 2009, p. 17.
En octobre 2012, Mark ZUCKERBERG, fondateur du réseau social « Facebook », a annoncé que
le site regroupe plus d'un milliard de membres actifs (V. le journal Le monde du 4 octobre 2012,
« Facebook franchit la barre du milliard d’utilisateurs ». Concernant la Tunisie, selon les dernières
statistiques (première semaine de janvier 2012) du site Socialbakers.com, les Tunisiens arrivent en tête des
facebookers au Maghreb en termes de taux de pénétration (V. le site www.kapitalis.com).

Agathe Lepage, « Liberté et droits fondamentaux à l’épreuve de l’internet », Litec, Paris, 2002, n°
48.
V. Marc LAIME, « Allons-nous devoir vendre nos données personnelles », article consultable sur
le site http://www.uzine.net/article1198.html.
V. André. VITALIS, « La protection des renseignements personnels en France et en Europe :
approche éthique et juridique
, sous la direction de René COTE, Vie privée sous surveillance : la
11





Page 12
En Tunisie, la manipulation des données à caractère personnel sur internet
est devenue monnaie courante. Elle vise essentiellement des figures politiques, et il
semble même qu’elle fait partie d’une guerre cybernétique entre des rivaux
politiques. De tels agissements, peuvent être assimilés à un «
harcèlement
électronique
», notion apparue en droit américain et réprimée par une loi sur le
« cyber-stalking »
52.
En droit tunisien, La loi organique du 27 juillet 2004 relative à la protection
des données à caractère personnel
53 instaure un régime juridique rigoureux, visant à
protéger ces données. Cette loi, soumet toute opération de traitement des D.C.P. à
une déclaration préalable déposée au siège de l’instance nationale de protection des
D.C.P54. La non opposition de cette instance dans un délai d’un mois à compté de la
présentation de la déclaration, vaut acceptation
55. La loi exige entre autres, avant
tout traitement de données à caractère personnel, le
consentement préalable et écrit
de l’intéressé
56.
Dans une affaire en date du 29 novembre 200757, la Cour d’appel de Sfax, a
retenu la responsabilité civile d’un hôtel qui n’a pas respecté le formalisme exigé
par cette loi. En l’espèce, l’hôtel a fait appel à une de ses employés pour faire des
photos publicitaires afin d’être affichées près du service de massage de l’hôtel.
L’employée, qui a consenti à la prise de photos, a découvert par la suite que l’hôtel
ne s’est pas contenté d’afficher ses photos à moitié nue à l’endroit convenu, mais il
les a affichées à l’entrée de l’hôtel et les a publiées sur son site web. Selon la
demanderesse, cette publication sur internet lui a été gênante, puisqu’elle a été
reconnue par ses proches qui l’on vue sur le site internet de l’hôtel. Les juges du
protection des renseignements personnels en droit québécois et comparé, Québec-Canada, Les
éditions Yvon Blais Inc., 1994, p. 177. (Cité par Abderraouf ELLOUMI, « La protection des
données à caractère personnel »
, Revue de la jurisprudence et de la législation, Février 2010, p.
11).
Cette loi est entrée en vigueur le 1er janvier en Californie. D’autres Etats ont suivit (V. Laure
Marino, « Les nouveaux territoires des droits de la personnalité », Gaz. Pal., 18-19 mai 2007, p.
22).
Loi organique n° 2004-63 du 27 juillet 2004, relative à la protection des données à caractère
personnel, JORT n° 61 du 30 juillet 2004, p. 2084.
V. l’art. 7 de la loi organique relative à la protection des données à caractère personnel.
V. l’art. 7, alinéa 5 de la loi organique.
V. l’art. 27 de la loi organique.
Cour d’appel de Sfax, arrêt n° 21791-22374 du 29 novembre 2007, inédit.
52
53
54
55
56
57
12





Page 13
fond lui ont donné gain de cause, estimant que l’hôtel n’a pas respecté les
dispositions de l’article 27 de la loi organique du 27 juillet 2004 qui exige que le
consentement de l’intéressé soit fait par écrit.
Cependant, bien que permettant la protection des D.C. P., le formalisme
exigé par la loi organique du 27 juillet 2004, reste difficilement applicable sinon
hypothétique en matière d’internet. La rapidité par laquelle s’échangent les
données sur internet est telle, que le respect de ce formalisme s’avère en matière
d’internet disproportionné. D’ailleurs, cette loi permet de ne pas recueillir le
consentement de la personne concernée, lorsque «
l’obtention de son consentement
implique des efforts disproportionnés
»58. Cela risque de nous ramener à la case de
départ, dans la mesure où le responsable du traitement des D.C.P. peut se
décharger de la responsabilité en invoquant, en cas de litige, que l’obtention du
consentement de l’intéressé implique des efforts disproportionnés.
Au problème de la facilité d’atteinte aux droits de la personnalité, s’ajoute
celui de la difficulté de la mise en œuvre de la responsabilité en cas d’excès dans
l’exercice de la liberté d'expression.
B. Ecueil de la mise en œuvre de la responsabilité en cas d’excès dans
l’exercice de la liberté d'expression
Selon un auteur, « internet est réellement un Far West où tout est permis
dans la mesure où il est difficile dans la pratique de poursuivre les contrevenants,
même lorsque certaines lois existent
»59. Malheureusement, il y a dans ces propos
une part de vérité. Considéré initialement comme un vecteur de la transparence, à
travers l’exercice facilité de la liberté d'expression et la pluralité de l’information,
l’internet est devenu de plus en plus opaque
60. Un auteur considère que « dans une
vision pessimiste de la société de l’information, tout se passe comme si internet
58
59
60
V. l’article 29 de la loi organique.
Limore YAGIL, « Internet et les droits de la personne, nouveaux enjeux éthiques », CERF, Paris,
2006, p. 55.
Voir Aghate LEPAGE,
op. cit., n° 79.
13







Page 14
nous faisait perdre les avantages de la confidentialité sans nous offrir en échange
une réelle transparence
»61. Dès lors, on est passé de la transparence à l’opacité.
Cet effet pervers d’internet, se vérifie essentiellement à travers la prolifération de
l’anonymat et à travers le caractère transnational d’internet.
a. L’anonymat
L’anonymat62 permet à l’internaute plus de liberté en lui permettant de dire,
sous couvert d’anonymat, ce qu’il n’osera pas dire s’il était connu. Plusieurs
internautes, et notamment des cyberdissidents, s’expriment sur internet sous un
pseudonyme63. Et l’on remarque souvent dans leurs propos beaucoup d’audace,
dans la critique et la satire. Toutefois, le problème c'est que ce droit à la critique
dépasse souvent les bornes pour se muer en diffamation et injure.
la
Avant
révolution,
l’anonymat était une aubaine pour certains
cyberdissidents. Il leur permettait de minimiser le risque d’une détention en rendant
difficile leur localisation et leur identification. Cela explique d’ailleurs les mesures
draconiennes faites par le régime déchu pour couper court à l’anonymat
cybernétique
64.
- Plus de références et documents sur Legaly Docs
Aujourd’hui, la donne a changé, et l’on est passé d’un système de censure
excessive à un système de liberté quasi absolue. Ce choc thermique, auquel
l’internaute tunisien n’était pas préparé, a conduit à des dérives. L’anonymat est
aujourd’hui souvent utilisé afin de répandre des rumeurs ou des propos
diffamatoires ou injurieux. Or, il est parfois techniquement difficile, sinon
61
62
63
64
Lauren COHEN-TANUGI, « Le clair-obscur d’internet : transparence et secret », Pouvoir, n° 97,
2001, (cité par A. Lepage, n° 85).
Pour plus de développement su la question, voir Chemseddine Ethani BARNAT, « Internet et le
droit, contribution à la recherche d’un cadre juridique adéquat du cyberespace »
, Thèse de droit,
Faculté de Droit et de Sciences Politiques de Tunis, 2010, p. 133 et s.
Voir l’article de Salma KHALED, « Le pseudonyme », communication présentée dans le cadre de
la journée d’étude « L’identité numérique » le 14 avril 2009 (communication téléchargeable sur le
site www.urdri.fdspt.rnu.tn).
Parmi ces mesures
: l’exigence de la présentation d’une carte d’identité lors de l’utilisation
d’internet dans une publinet, l’obligation dès 2009 pour les gérants des Publinets d’installer un
logiciel nommé « publisoft », visant à tracer les sites visités par les internautes (Voir Béchi TORKI,
«
Ben ali le ripou », édition Berg, Tunis, 2011, en arabe).
14






Page 15
impossible, en cas d’anonymat, de déterminer l’auteur de l’acte illicite et de retenir
sa responsabilité. Il suffit d’utiliser un ordinateur portable connecté à une
connexion wifi de libre accès, avec un faux nom ou un pseudonyme, pour pouvoir
passer inaperçu sur internet. Certains internautes initiés utilisent un serveur proxy
de connexion. Ce procédé permet de dissimuler l’adresse IP de l’ordinateur derrière
l’adresse du serveur proxy.
Plus encore, certains internautes, peu scrupuleux, n’hésitent même pas à
usurper l’identité d’autrui afin de s’exprimer en leur nom et à leur insu. Cette
pratique, répandue sur Facebook
65, est généralement utilisée pour nuire à l’image
ou à l’honneur de certaines personnes connues. Toutefois, le problème c'est que le
droit tunisien n’incrimine pas explicitement l’usurpation d’identité. Contrairement
au droit français qui sanctionne, depuis le 14 mars 2011 dans l’article 226-4-1 du
code pénal
66, l’usurpation d’identité, le droit tunisien demeure lacunaire sur la
question. Certes, la loi du 27 juillet 2004 relative aux données à caractère personnel
permet d’incriminer l’usurpation d’identité sur internet, qui nécessite par la force
des choses l’usage des données personnelles de la victime (informations
personnelles, images, séquences vidéo). Cependant, une telle incrimination
s’applique à toute forme de traitement de données à caractère personnel et n’est pas
spécifique à l’usurpation d’identité. En plus du problème de l’anonymat, le
caractère transnational de l’internet rend difficile la mise en œuvre de la
responsabilité en cas d’excès dans l’exercice de la liberté d'expression.
65
66
Considéré comme le plus célèbre des réseaux sociaux, Facebook suscite la méfiance puisqu’il est
facile de porter atteinte à la vie privée d’autrui sans pour autant permettre facilement d’engager la
responsabilité de l’auteur de l’atteinte ni du réseau social (V. Arnaud DIEGLIO, « Facebook :
quelle responsabilité ?
», Infos juridiques, n° 94/95 de juillet/août 2010, p. 33).
L’article 226-4-1 du code pénal énonce : « Le fait d’usurper l’identité d’un tiers ou de faire usage
d’une ou plusieurs données de toute nature permettant de l’identifier en vue de troubler sa
tranquillité ou celle d’autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni
d’un an d’emprisonnement et de 1500 euros d’amende. Cette infraction est punie de la même
peine lorsqu’elle est commise sur le réseau de communication au public en ligne
».
15








Page 16
b. Le caractère transnational de l’internet
Dans une thèse remarquée, un auteur a mis l’accent sur l’inadaptabilité de
l’approche territoriale à l’espace virtuel
67. L’internet « est un espace qui échappe à
la souveraineté exclusive de l’Etat
»68, permettant à l’information de se diffuser en
temps réel sur l’ensemble de la planète
69. Il s’agit là d’ « un espace d’expression
absolument nouveau, espace virtuel qu’aucune frontière ne délimite, qu’aucun
fleuve ne borne, qu’aucun pouvoir central ne régente
»70. Toutefois, le revers de la
médaille, c'est que cette liberté d'expression n’est pas tolérée de la même manière à
travers le monde. «
Le contenu d’un message transporté sur internet peut être jugé
innocent ici, indécent là et criminel ailleurs
»71. La pornographie par exemple,
interdite en Tunisie, sanctionnée de coups de fouet an Arabie Saoudite, est
totalement libre en Suède. La liberté d’expression s’avère ainsi une notion variable
dans l’espace, et empêche l’élaboration de standards internationaux en matière de
moralité et d’éthique. Ce qui est considéré comme une liberté d'expression aux
Etats-Unis, peut être considéré comme une offense outrageante à une valeur dans
d’autre pays. Cela se vérifie notamment lorsque la liberté d’expression porte
atteinte au sacré. Le film américain «
L’innocence des musulmans », tristement
célèbre, puisqu’il a causé la mort de dizaines de personnes, en est l’exemple
72. Le
problème, c'est que si pour les pays musulmans le sacré est une notion intouchable,
même au titre de la liberté d'expression, pour les pays occidentaux, ce qui est
intouchable et sacré c'est la liberté d'expression
73. Cela se vérifie surtout au Etats-
Unis. La liberté d’expression est protégée par le Premier Amendement de la
constitution américaine, qui lui confère une portée maximale puisqu’il ne lui
67
68
69
70
71
72
73
Voir Chamseddine Ethani BARNAT, « Internet et le droit, contribution à la recherche d’un cadre
juridique adéquat du cyberespace »
, Thèse pour l’obtention du Doctorat en Sciences politiques,
Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis, 2010, p. 27 et s.
Ibid, p. 30.
Voir M. ABBOU, «
Les limites de la liberté d’expression », Thèse de droit, Faculté de Droit et de
sciences politiques de Tunis, 2012, p. 15 (en arabe).
Limore YAGIL, «
Internet et les droits de la personne, nouveaux enjeux éthiques à l’âge de la
mondialisation »
, Les éditions du CERF, Paris, 2006, p. 55.
S. MARCELLIN TAUPENAS, Lamy droit de l’informatique, supplément n° 74, octobre 1995.
Voir l’article d’Hélène SALLON "L'innocence des musulmans", le film qui a mis le feu aux
poudres »
, paru dans le journal Le monde du 19 décembre 2102.
Il faut toutefois préciser que « dans le droit des pays anglo-saxons, le blasphème est un délit.
Mais d’une part, il est strictement réservé au christianisme et, d’autre part, fait figure de ces
antiquités propres au droit anglais » (Voir B. BEIGNIER, « L’honneur et le droit », LGDJ, 1995, p.
337).
16





Page 17
reconnaît aucune limite 74 . D’ailleurs, la Cour suprême américaine veille
scrupuleusement au respect du Premier Amendement. Le 16 avril 2002
75, elle a
censuré une loi contre la pédophilie enfantine virtuelle
76 , considérant que le
caractère trop large de ses termes, portait atteinte au Premier Amendement de la
constitution.
La question est donc de savoir si l’on peut, en cas d’excès dans l’exercice de
la liberté d'expression, en dehors du territoire tunisien à l’encontre d’un tunisien ou
d’une valeur protégée par le droit tunisien, mettre en œuvre la responsabilité de
l’internaute qui a commis l’acte ?
Normalement, le caractère international du litige n’est pas un obstacle à la
mise en œuvre de la responsabilité, qu’elle soit civile ou pénale. En matière civile,
et conformément à l’article
5 du code du droit international privé, les juridictions
tunisiennes sont compétentes pour statuer sur l’action délictuelle
« si le fait
générateur de responsabilité ou le
préjudice est survenu sur le territoire tunisien ».
En matière pénale, la mise en œuvre de la responsabilité est plus délicate.
Aux termes de l’article
305 du Code de procédure pénale alinéa 1er, « tout citoyen
tunisien qui, hors du territoire de la République, s’est rendu coupable d’un crime
74
75
76
Dans l’arrêt « Globe Newspaper » en date de 1982, la Cour suprême américaine a considéré que
«
la restriction d’une des libertés visées par le premier amendement constitue indiscutablement un
préjudice irrémédiable
». Par ailleurs, aux Etats-Unis, la problématique de la liberté d’expression
sur internet s’est traduite essentiellement par le problème de l’accès des enfants aux services
pornographiques qui pullulent sur le net. Dans un souci de protéger les mineurs des sites
pornographiques, le Congrès américain a, à deux reprises, adopté des dispositions législatives.
La première fût en 1996 à l’occasion de la modification de «
l’American Télécommunications Act »
par l’introduction du titre intitulé «
Communication Decency Act ». La deuxième, en 1999, au
moment du vote de la loi de finances par l’adoption du «
Child Online Protection Act ». Or, dans
les deux cas, la Cour suprême a estimé que le texte violait le Premier Amendement de la
constitution et a décidé ainsi d’étendre la protection constitutionnelle du droit à la liberté
d’expression à internet (Voir A. HAMON, Une approche de la liberté d’expression sur internet,
Mémoire de DEA de Droit de l’homme et libertés publiques, Université pars X Nanterre, 2000, p.
51 ; v. aussi M. Abbou,
Les limites de la liberté d’expression, Thèse de droit, Faculté de Droit et
de sciences politiques de Tunis, 2012,p. 12 (en arabe).
Comm. com. électr. Juin 2002, act. p. 5, obs. P. Kamina.
On parle de pédophilie virtuelle, lorsque de scènes pornographiques représentent des adultes
qui ont l’apparence de mineurs, ou bien lorsque des images de synthèse, créées par ordinateur,
représentent des mineurs dans des scènes à caractère pédophile. La loi américaine prévoyait des
peines de 5 à15 ans de prison en cas de production, distribution ou possession de telles images.
(V. Agathe LEPAGE, « Liberté et droits fondamentaux à l’épreuve de l’internet », Litec, Paris,
2002, n° 221).
17





Page 18
ou d’un délit puni par la loi tunisienne, peut être poursuivi et jugé par les
juridictions tunisiennes, à moins qu’il ne soit reconnu que la loi étrangère ne
réprime pas ladite infraction ou que l’inculpé justifie qu’il a été jugé définitivement
à l’étranger et, en cas de condamnation, qu’il a subi ou prescrit sa peine ou obtenu
sa grâce…
». Ainsi, si un Tunisien résidant à l’étranger, s’exprime sur internet
d’une manière susceptible d’engager sa responsabilité pénale, l’article 305 du Code
de procédure pénale ne permet pas de réprimer son acte, tant que la loi étrangère
n’incrimine pas le dit comportement. Or, lorsque l’infraction liée à la liberté
d'expression est commise dans un pays occidental, il est difficile d’en poursuivre
l’auteur. Si l’on prend l’exemple de la France, la conception de la liberté
d'expression est généralement plus souple que celle adoptée en droit tunisien.
Néanmoins, la solution adoptée par l’article 305 du Code de procédure
pénale doit être tempérée. D’une part, le même article permet de passer outre cette
restriction lorsqu’il s’agit d’une infraction terroriste. D’autre part, l’article 307 bis
du Code de procédure pénale permet de réprimer l’infraction lorsque la victime est
de nationalité tunisienne, indépendamment de la nationalité de l’auteur de
l’infraction.
Malgré cela la mise en œuvre de la responsabilité pénale à l’échelle
internationale demeure difficile lorsque l’infraction est liée à l’exercice d’une
liberté d'expression, le politique se mêle souvent au juridique rendant difficile les
poursuites.
18











Page 19
Seconde partie : Une liberté d’expression menacée
« L’exercice de la liberté d’expression est la marque de la vitalité d’une
démocratie
»77. Toutefois, le principe de la liberté d’expression ne peut pas être
absolu et
« peut subir certaines restrictions considérées comme nécessaires dans
une société démocratique pour protéger d’autres valeurs jugées tout aussi
indispensables, telles la réputation d’autrui, la présomption d’innocence ou la vie
privée des personnes
»78. Or, le problème a été toujours de fixer les limites à ne pas
franchir dans l’exercice de cette liberté.
En droit tunisien, la liberté d’expression demeure fragile et doit être
protégée. Cela explique d’ailleurs la régression de la Tunisie dans le classement
mondial de la liberté de la presse de 2013, fait par Reporter sans frontière
79.
Certes, la Tunisie ne figure plus parmi les pays ennemis d’internet, mais elle fait
toujours partie des pays dans lesquels internet est sous surveillance
80. Or, l’excès
de certains internautes dans l’exercice de la liberté d'expression, et l’omniprésence
de certains textes répressifs datant de la période du régime politique déchu,
fragilisent cette liberté et la rendent précaire. Ce caractère fragile de la liberté
d'expression sur l’internet se vérifie d’ailleurs à travers l’ambigüité du régime
juridique applicable à l’internet (
A) et la flexibilité des textes relatifs à la liberté
d'expression (
B).
77
78
79
80
Henri OBERDORFF, « Droits de l’Homme et libertés fondamentales », 2ème éd., LGDJ, n° 395.
Alain LACABARATS, « Le traitement judiciaire des atteintes à la liberté d’expression », Propos
introductifs
, Gaz. Pal. 18/19 mai 2007, p. 29.
Selon Reporters sans frontières «La Tunisie (138ème, -4), et l’Égypte (158ème, +8), entre vide
juridique, nominations à la tête des médias publics, agressions physiques, procès à répétition et
absence de transparence, stagnent à des positions peu glorieuses, qui donnent à la Lybie (131
ème
, + 23), en progression cette année, une idée des écueils à éviter pour assurer et pérenniser sa
transition vers une presse libre
». (Rapport annuel 2013, p. 4, téléchargeable sur internet au site
http://fr.rsf.org/IMG/pdf/classement_2013_fr_bd.pdf.
Voir le rapport de Reporters sans frontière de 2011.
19









Page 20
A. L’ambigüité du régime juridique applicable à l’internet
Parmi les menaces qui pèsent sur la liberté d'expression sur internet, figure
l’absence d’un régime de responsabilité qui lui est spécifique. En effet, en Tunisie,
le droit applicable à internet est un patchwork. Certaines dispositions peuvent être
piochées dans le Code des obligations et des contrats, d’autres dans le Code de
télécommunication
81 , dans la loi organique du 27 juillet 2004 relative à la
protection des D.C.P, ou dans le décret-loi n° 115 du 2 novembre 2011 relatif à la
liberté de presse, de l’imprimerie et de l’édition. Ce décret-loi, est pour le moins
problématique.
D’abord, parce que jusqu’à l’annonce faite, le 17 octobre 2012, par le
gouvernement tunisien
82, d’appliquer ce décret-loi, il y avait des doutes sérieux sur
sa mise en œuvre effective. En effet, bien que le décret-loi ait été publié au journal
officiel de la République tunisienne
83, le ministère public n’y a pas fait usage, à
notre connaissance, dans les affaires relatives aux abus dans la liberté de presse
84.
Pourtant, l’article 81 dudit décret-loi énonce clairement : «
Le présent décret-loi est
publié au journal officiel de la République Tunisienne et
entre en vigueur à
compter de la date de sa publication
».
81
82
83
84
Dans la loi n° 2013-10 du 12 avril 2013 modifiant et complétant le code des télécommunications, il
y a allusion directe à internet à plusieurs reprises. Ce n’était pas le cas auparavant dans le code
des télécommunications. Ce dernier, ne faisait référence à internet que dans l’article 67. Par
ailleurs, la loi du 12 avril 2013 modifiant et complétant le code des télécommunications, soumet
l’activité du fournisseur des services internet à une autorisation préalable du ministre chargé des
télécommunications ( v. l’art. 31 alinéa 4 nouveau du code de télécommunication ».
Annonce consultable sur la page Facebook du gouvernement tunisien.
L’art. 2 de la loi n° 63-94 du 5 juillet 1993 relative à la publication des textes au Journal Officiel de
la République Tunisienne et à leur exécution : « Les textes législatifs et réglementaires sont
exécutoires cinq jour après le dépôt du journal officiel dans lequel ils sont insérés, au
siège du gouvernorat de Tunis
. Le jour du dépôt n’est pas pris en compte dans le décompte du
délai. Ces textes peuvent comporter une disposition expresse d’exécution immédiate ou dans un
délai dépassant celui indiqué au premier alinéa du présent article
».
Selon Reporters sans frontière, la régression en 2013 de la Tunisie dans le classement mondial
de la liberté de la presse, est en partie due au vide juridique entretenu par les autorités en
retardant la mise en œuvre des décrets -lois régissant les médias. (V. Rapport 2013 sur la liberté
de presse de «
Reporters sans frontière », p. 17).
20






Page 21
Ensuite, parce qu’il a abrogé dans son article 80 « tous les textes antérieurs
et
notamment le code de la presse ». Cependant, le mot « notamment » manque de
précision dans un domaine régi par le droit pénal.
En outre, un problème se pose à propos du décret n° 97-501 du 14 mars 1997
relatif aux services à valeur ajoutée de télécommunication, et de l’arrêté du ministre
des communications du 22 mars 1997 portant approbation des cahiers des charges.
Ces textes juridiques, qui réglementent la responsabilité des fournisseurs d’accès
sur internet, font allusion au code de la presse
85. Ils ne sont pas en contrariété
explicite avec le décret-loi n° 115 du 2 novembre 2011. On peut ainsi substituer le
renvoi qu’ils font au code de la presse par un renvoi au décret-loi n°115 du 2
novembre 2011, relatif à la liberté de la presse. Or, le décret du 14 mars 1997
oblige tous les fournisseurs de service à valeur ajoutée à désigner un directeur
responsable du contenu du service fourni aux utilisateurs. Quant à l’article 9 de
l’arrêté du ministre de Télécommunication, il oblige le directeur à «
assurer une
surveillance constante du contenu des serveurs exploités par le fournisseur de
service pour ne pas laisser perdurer des informations contraires à l’ordre public et
aux bonnes mœurs
». En outre, et conformément à l’alinéa 5 dudit article, le
directeur doit «
conserver, pendant une année à compter de la cessation du service,
sous sa responsabilité, sur des supports écrits et magnétiques, une copie du
contenu des pages et des serveurs hébergés
».
Ces textes sont critiquables, puisqu’ils obligent les fournisseurs d’accès86 et
les hébergeurs à contrôler et surveiller leurs clients
87, instaurant ainsi l’espionnage
et la censure comme une obligation légale. Ces textes, d’un autre temps, prennent
le contrepied des solutions adoptées dans les droits étrangers. En droit français par
exemple, l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 relative à la confiance dans
l’économie numérique88, décharge les fournisseurs d’accès et les hébergeurs de
l’obligation de surveillance des informations qu’ils transmettent ou stockent.
85
86
87
88
Voir l’article 14 du décret et l’article 9 de l’arrêté.
Sur la responsabilité des fournisseurs d’accès en droit tunisien, voir Abderraouf ELLOUMI, « La
responsabilité délictuelle sur internet »
, Etudes juridiques, n°14, année 2007, Faculté de droit de
Sfax, p. 58.
Voir Sonia ELEUCH MALLEK, « La protection du droit à l’image, » Mélanges Dali Jézi, Centre
de Publication Universitaire, 2010, p. 335.
Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, Journal Officiel de
la République française, du 22 juin 2004.
21





Page 22
L’article 6 alinéa 2 énonce : « les personnes physiques ou morales qui assurent,
même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de
communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits d’image, de
sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services
ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des
informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services
si elles
n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite
ou de faits et
circonstances faisant apparaître ce caractère
ou si, dès le moment où elles en ont
eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en
rendre l’accès impossible
».
leur
Ainsi, la loi française du 21 juin 2004 a opté pour un principe
d’irresponsabilité assorti d’exceptions 89 . Soucieux de ne pas ériger
les
intermédiaires en censeurs et de ne pas
imposer des contraintes
insurmontables, le législateur français a renoncé à les soumettre à une obligation de
surveillance des contenus, sauf pour certains contenus «
particulièrement
odieux
»90. Il s’agit des contenus à caractère raciste, négationniste91 ou pédophile.
Les fournisseurs d’accès ou d’hébergement sont tenus de mettre en place des
dispositifs d’alerte permettant à quiconque de les informer de l’existence d’un
contenu illicite
92. De même, la loi américaine du 28 octobre 1998, dénommée
«
Digital Millenium Copyright Act », exonère le fournisseur de la responsabilité s’il
s’avère que son rôle se limite à transmettre les données sans modification de son
contenu et sans choisir le destinataire de cette information
93.
Par ailleurs, le droit pénal tunisien ne protège pas l’internaute contre
l’article
85 du code des
l’espionnage ou même
télécommunications, applicable au domaine de l’internet, sanctionne pénalement
« la divulgation, l’incitation ou la participation à la divulgation du contenu des
la censure. En effet,
89
90
91
92
93
Voir Nathalie MALLET-POUJOL, « La liberté d’expression sur l’internet : aspects de droit
interne »
, Dalloz, 2007, p. 591. ; Cécile PETIT, « Google, une obligation de surveillance
proportionnée »
, Dalloz, 2012, p. 2071.
Ibid.
La loi française du 13 juillet 1990 dite « loi Gayssot » incrimine tout acte raciste, antisémite ou
xénophobe. Elle a créé le délit de négationnisme du génocide des juifs.
Voir l’article 6, I, 4° et 7° de la loi française sur la confiance dans l’économie numérique.
Voir Abderraouf ELLOUMI, « La responsabilité délictuelle sur internet », Etudes juridiques, n°14,
année 2007, Faculté de droit de Sfax, p. 60.
22





Page 23
les
travers
transmis à
communications et des échanges
réseaux de
télécommunication
». Il demeure lacunaire sur la sanction de la coupure d’internet
ou l’espionnage de l’internaute. Or, le principe de l’interprétation stricte de la loi
pénale, interdit l’élargissement du domaine de l’application de l’article 85 du code
de télécommunication. Ces textes, archaïques, représentent une menace sur la
liberté d'expression sur internet et doivent être modifiés. À cela s’ajoute le
problème de la flexibilité des textes d’incrimination susceptibles d’engager la
responsabilité pénale de l’internaute.
B. La flexibilité des textes d’incrimination
Parmi les artifices juridiques qui étaient utilisés en droit tunisien pour
bâillonner la liberté d'expression, le recours dans les textes d’incrimination à des
notions vagues, susceptibles d’une interprétation extensive. Tel est le cas de la
notion d’ordre public, de bonnes mœurs, ou de la sécurité de l’Etat. Ces notions
vagues et flexibles, sont encore présentes dans le décret-loi n° 2011-115 du 2
novembre 2011 relatif à la liberté de presse, de l’imprimerie et de l’édition
94 et dans
textes d’incrimination. La notion d’ordre public
95 par exemple,
d’autres
est «
probablement l’une des notions juridiques les plus difficiles à définir, et les
tentatives de la doctrine pour aboutir à une formule satisfaisante ont rarement été
94
95
L’article premier du décret-loi dispose : « Le droit à la liberté d’expression est garanti et s’exerce
conformément aux stipulations du pacte international sur les droits civils et politiques, des autres
traités y relatifs ratifiés par la République Tunisienne et aux dispositions du présent décret-loi.
Le droit à la liberté d’expression comprend la libre circulation des idées, des opinions et des
informations de toute nature, leur publication, leur réception et leur échange. La liberté
d’expression ne peut être restreinte qu’en vertu d’un texte de nature législative et sous réserve :
- Qu’il ait pour but la poursuite d’un intérêt légitime consistant dans le respect des droits et la
dignité d’autrui, la préservation de
l’ordre public ou la protection de la défense et de la sûreté
nationale
.
- Et qu’il soit nécessaire et proportionné aux mesures qui doivent être adoptées dans une société
démocratique, sans qu’il puisse constituer un risque d’atteinte au droit substantiel de la liberté
d’expression et de l’information
».
Très souvent on fait allusion à une définition qui fut proposée par PLANIOL (cité par Ph.
MALAURIE, p. 263) selon laquelle une disposition serait d’ordre public « toutes les fois qu’elle est
inspirée par une considération d’intérêt général qui se trouverait compromise si les particuliers
étaient libres d’empêcher l’application de la loi
».
23







Page 24
couronnées de succès, sauf à retenir de très longues définitions »96. Il s’agit en fait
d’un concept «
congénitalement indéterminé »97. D’ailleurs, la doctrine a eu du mal
à la définir
98.
La notion de bonnes mœurs n’est pas moins ambiguë. Elle peut être utilisée
pour justifier une censure disproportionnée ou excessive. Dans une ordonnance de
référé du 15 août 2011
99, la Cour d’appel de Tunis a fait allusion aux bonnes
mœurs
100 pour censurer les sites pornographiques sur internet. Selon la cour, « la
les divers sites, y compris
liberté
pornographiques, conduit inévitablement à la méconnaissance des
valeurs morales
sur lesquelles doit être basée l’éducation des jeunes…
»101. Cette ordonnance, qui
fut censurée par la Cour de cassation, a éveillé les craintes d’un retour à la censure
sur internet dépassant les sites pornographiques.
totale d’accès à
internet à
travers
Le caractère menaçant de ces notions, se vérifie surtout à travers une affaire
en date du 18 juin 2012, dans laquelle la Cour d’appel de Monastir a confirmé le
verdict de culpabilité contre un internaute
Jabeur MEJRI qui a publié sur sa page
Facebook une caricature du prophète Mahomet. L’internaute a écopé de sept ans
de prison et d’une amende
102.
Les chefs d’accusations étaient basés sur les articles 121 ter et 226 du code
pénal, ainsi que l’article
86 du code des télécommunications. L’article 121 ter du
96
97
98
99
100
101
102
Jean HAUSER et Jean-Jacques LEMOULAND, « Ordre public et bonnes mœurs », in Répertoire
du droit civil, éd. Dalloz, mars 2004, p. 3.
Ph. FRANCESCAKIS, «
Y-a-t-il du nouveau en matière d’ordre public ? », Travaux du Comité
Français de Droit International Privé, 1968, p. 152, (cité par Monia BEN JEMIA, «
Ordre public,
constitution et exequatur, in
mélanges offerts à Habib AYADI, CPU, 2010.
V. Lazhar KAROUI CHEBBI, «
La procédure de poursuite en matière de chance », in « Un demi-
siècle de jurisprudence pénale
», Colloque organisé par la Faculté de Sciences juridiques et
économiques et de Gestion de Jendouba, le 25 et 26 novembre 2010, éd. ELATRACH, Tunis,
211, p. 159, (en arabe).
Ordonnance de référé n° 24675 du 15 aout 2011, inédite.
L’ordonnance a fait allusion aux « valeurs morales ».
ل\]ھإ ‘aإ ةرورea\f يدؤj kjl\fmا \ojp \]f qrاو]aا فtuv] لwv ن] kytط] k{|f ت~رu~(cid:127)ا k(cid:128)f(cid:129) رf(cid:130) ر\lfmا kjرl رارrا نأ ثjlو"
ق
tvf ktj{(cid:128)aا ت\]وy]aا ط(cid:133)fأ q] ‘p\~uu ت\(cid:133)ر\]]و رو]أ q] (cid:134)ط\(cid:135)uaا لوfr ‘t(cid:130) \o(cid:135)j(cid:136)(cid:129)uو k(cid:137)(cid:129)\~aا \ojt(cid:130) ‘fرu نأ ب(cid:136)j (cid:134)uaا kjrwv(cid:127)ا مjyaا
."\ھوl~و kj]t(cid:135)aا qrاو]aا ب(cid:136)l ‘aإ ةرورea\f يدؤu (cid:141) qrاو]aا ك(cid:128)tu نأ k|\v kj(cid:133){~aاو kj(cid:128)وt(cid:133)aا kjl\~aا ن] مjt(cid:133) q]u(cid:136)
]
Voir
contre-un-jeune-ayant-porte-atteinte-au-prophete.html;
http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2012/06/25/tunisie-peine-confirmee-pour-la-publication-de-
caricatures-du-prophete-sur-facebook_1724235_1466522.html.
http://www.tap.info.tn/fr/fr/regions/28188-la-cour-dappel-de-monastir-confirme-le-verdict-
24





Page 25
code pénal définit comme un délit : « la distribution, la mise en vente, l’exposition
dans un but de propagande, des tracts, bulletins et papillons d’origine étrangères
ou non, de nature à nuire à
l’ordre public ou aux bonnes mœurs ». Cet article, qui
figurait dans le code de la presse, sous le n° 61, a été transféré au code pénal par la
loi organique n° 2001-43 du 3 mai 2001 portant amendement du code de la
presse
103. Normalement, il ne devrait plus être appliqué après l’entrée en vigueur
du décret-loi n°2011-115 du 2 novembre 2011. L’article 226 du code pénal punit
« l’outrage public à
l’article 86 du code des
télécommunications, il punit quiconque «
nuit aux tiers ou perturbe leur
quiétude
».
la pudeur ». Quant à
les
Certes,
odieuses
sont-elles
publications
blasphématoires
et
provoquantes104. Néanmoins, il semble que les textes d’incrimination ne sont pas
destinés à réprimer l’atteinte au sacré, sous forme de publication, sur laquelle le
droit tunisien demeure lacunaire
105. Cela explique, d’ailleurs, la démarche faite par
certains députés à l’assemblée constituante pour ajouter au code pénal un article
incriminant l’atteinte au sacré
106. Et, comble de l’ironie, la peine prévue par le
nouveau article du projet de loi, qui est de deux ans d’emprisonnement, s’avère
plus clémente pour l’inculpé d’un blasphème, que les textes qui sont aujourd’hui en
vigueur. Le professeur Lotfi CHEDLY, a d’ailleurs critiqué ce projet de loi,
103
104
105
106
JORT n° 36 du 4 mai 2001, p. 1008.
D’ailleurs, le blasphème était auparavant réprimé dans plusieurs codes pénaux européens :
l’ancien code autrichien, le code du Liechtenstein (art. 122), le code portugais de 1886 (art. 130 et
s. ), le code espagnol de 1870, qui lui consacrait même tout un chapitre, l’ancien code suédois , le
code grec de 1950 (art. 198), le code polonais de1932 qui, dans son article 172 punissait de trois
ans d’emprisonnement « quiconque blasphème publiquement contre Dieu ». (Cité par Bernard
BEIGNIER
in « L’honneur et le droit », LGDJ 1995, p. 337).
Toutefois, le droit tunisien incrimine l’entrave à l’exercice des cultes. Aux termes de l’article 165
du code pénal, «
quiconque entrave l’exercice d’un culte ou de cérémonie religieuses ou les
troubles est puni de six mois d’emprisonnement et de cent vingt dinars d’amende, sans préjudice
des peines plus fortes qui seraient encourues pour outrage, voies de fait ou menaces
».
Le projet de loi vise à ajouter un article au code pénal, spécifique à l’atteinte au sacré. Il s’agit de
l’article 165 bis qui dispose : « Est puni de deux ans de prison quiconque qui porte atteinte au
sacré. Dieu Tout-Puissant et ses messagers et la Sunna de Son Messager et la Kaaba, les
mosquées et les églises. L’atteinte peut être faite par l’injure, la moquerie, la profanation du sacré
matériellement ou moralement que ce soit par la parole, l’image, le geste ou par la reproduction
ou la personnification de Dieu ou ses messagers
».
25





Page 26
estimant que la définition de la notion du sacré, adoptée par le projet de loi, est
pour le moins énigmatique
107.
Par ailleurs, le décret-loi n°2011-115 du 2 novembre 2011 relatif à la liberté
d’expression, risque de poser plus de problèmes qu’il n’en résout. Il est vrai que ce
texte demeure révolutionnaire par rapport au code de la presse. Cela se vérifie, par
exemple, à travers l’adoption d’une conception restrictive de la notion de
diffamation108 qui doit porter sur des accusations ou des imputations inexactes109,
ce qui n’est pas le cas dans le code de la presse. En plus, l’article 56 du décret-loi
limite la sanction à une amende
110. Cependant, le revers de la médaille, c'est que
l’incrimination de la diffamation est aussi prévue par l’article 245 du code pénal
111.
Or, cet article adopte une conception plus large de la notion de diffamation,
D’abord, parce qu’il n’exige pas que l’allégation ou l’imputation du fait soit
inexacte. Ensuite, parce qu’il s’applique aussi bien aux personnes physiques
qu’aux «
corps constitués ». Néanmoins, la peine prévue par l’article 245 du Code
pénal est de six mois d’emprisonnement. Conformément à l’article 54 du Code de
procédure pénale,
« lorsque le même fait constitue plusieurs infractions, la peine
encourue pour l’infraction entrainant
la peine la plus forte est seule prononcée ».
Ainsi, l’internaute qui procède à une diffamation sur internet, peut être poursuivi
sur la base de l’article 245 du code pénal, au lieu de l’article 56 du décret-loi n° 115
relatif à la liberté d’expression, puisqu’il y a là un concours idéal d’infraction.
La persistance de textes d’incrimination de l’ère de la censure, est un piège à
haut risque qui s’avère aujourd’hui plus menaçant qu’autrefois. Car avant au moins,
107
108
109
110
111
V. Lotfi CHEDLY, « La Charia et la constitution de la révolution », Info juridique, n° 148/149,
janvier 2013, p. 16, (article en arabe).
Sur la diffamation, voir la thèse de Mohamed ABBOU, « Les limites de la liberté d’expression », p.
20 et s. (en arabe).
En revanche, l’inexactitude des accusations ou des imputations n’est pas exigée dans le code de
la presse. Selon l’art. 50 du Code de la presse, alinéa 1er : « Il y a diffamation dans toute
allégation ou imputation publique d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la
personne ou du corps constitué auquel le fait est imputé »
. Cet article incrimine la seule atteinte à
l’honneur ou à la considération d’autrui indépendamment de la véracité des allégations.
L’article 51 du Code de la presse punit la diffamation d’un emprisonnement d’un an à trois ans et
d’une amende de 120 à 1200 dinars.
L’article 245 du Code pénal dispose : « Il y a diffamation dans toute allégation ou imputation
publique d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne ou d’un
corps constitué. La preuve du fait diffamatoire est autorisée dans les cas prévus par l’article 57 du
code de la presse
».
26





Page 27
on savait les risques encourus de la liberté d'expression. Aujourd’hui, tout le monde
s’exprime librement sur internet, mais cette liberté est parfois fallacieuse, et gare à
celui qui tombe dans le piège de la censure
112.
112
Le 13 juin 2013, le rappeur tunisien « Alaa Yaacoub », surnommé « Weld El 15 », fut condamné
en première instance, par la justice tunisienne, à deux ans de prison ferme, pour le clip de sa
chanson « Boulicia Kleb » (Les policiers sont des chiens), dans lequel il s’attaquait aux policiers.
Cette condamnation peut être perçue comme une entrave à la liberté d’expression. Cette peine
fut réduite par la cour d’appel de Tunis à six mois d’emprisonnement avec sursis. Pour plus de
développement sur cette affaire, voir l’article d’Abderraouf ELLOUMI, « Rap : quand l'expression
artistique dérape »Brèves remarques sur la décision « Wild 15 », Tribunal de 1ère instance de
Ben Arous, jugement n° 745 du 13 juin 2013, publié dans le site http://droitdu.net.
27

















Page: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27