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Policy Paper
Tunisie : la démocratie à
l’épreuve de la crise de
la II
ème République
Par Abdessalam Jaldi
PP - 03/22
La crise de la IIème République tunisienne exacerbe l’incapacité des institutions de
représentation démocratique à prendre en compte les demandes socio-économiques
populaires, à l’origine de la « révolution de 2011 ». Conçue dans l’objectif de rompre avec
l’ancien régime bénalien, la II
ème République a permis de doter la Tunisie des infrastructures
politiques et institutionnelles nécessaires, lui permettant d’encadrer ses libertés, tout en
définissant son régime démocratique. Or, l’incapacité de la II
ème République à traduire
la démocratie en progrès social a accru la défiance citoyenne envers les institutions,
précipitant le coup de force présidentiel du 25 juillet 2019, qui bascula la Tunisie d’une
démocratie en crise vers un régime d’exception. Aujourd’hui, alors qu’une transition vers
la III
ème République parait plus que jamais envisageable, l’avenir de la IIème République se
trouve à la croisée des chemins.

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About Policy Center for the New South
Le Policy Center for the New South (PCNS) est un think tank marocain dont
la mission est de contribuer à l’amélioration des politiques publiques, aussi
bien économiques que sociales et internationales, qui concernent le Maroc et
l’Afrique, parties intégrantes du Sud global.
Le PCNS défend le concept d’un « nouveau Sud » ouvert, responsable et
entreprenant ; un Sud qui définit ses propres narratifs, ainsi que les cartes
mentales autour des bassins de la Méditerranée et de l’Atlantique Sud, dans le
cadre d’un rapport décomplexé avec le reste du monde. Le think tank se propose
d'accompagner, par ses travaux, l'élaboration des politiques publiques en Afrique,
et de donner la parole aux experts du Sud sur les évolutions géopolitiques qui les
concernent. Ce positionnement, axé sur le dialogue et les partenariats, consiste
à cultiver une expertise et une excellence africaines, à même de contribuer au
diagnostic et aux solutions des défis africains.
A ce titre, le PCNS mobilise des chercheurs, publie leurs travaux et capitalise
sur un réseau de partenaires de renom, issus de tous les continents. Le PCNS
organise tout au long de l'année une série de rencontres de formats et de
niveaux différents, dont les plus importantes sont les conférences internationales
annuelles « The Atlantic Dialogues » et « African Peace and Security Annual
Conference » (APSACO).
Enfin, le think tank développe une communauté de jeunes leaders à travers
le programme Atlantic Dialogues Emerging Leaders (ADEL). Cet espace de
coopération et de mise en relation d’une nouvelle génération de décideurs et
d’entrepreneurs, est déjà fort de plus de 300 membres. Le PCNS contribue ainsi
au dialogue intergénérationnel et à l’émergence des leaders de demain.
Policy Center for the New South
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Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur.
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POLICY PAPER
Tunisie : la démocratie à
l’épreuve de la crise de
la II
ème République
Par Abdessalam Jaldi
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INTRODUCTION
Les mesures exceptionnelles décrétées par le Président de la République Kais Saied depuis le 25 juillet
2021, qui ont fait basculer la Tunisie d’une démocratie en crise vers un régime d’exception, ont reconduit
le débat sur la crise de la II
ème République qui sévit en Tunisie depuis l’adoption de la Constitution de
2014. Dans un pays confronté à des défis socio-économiques et sanitaires d’une ampleur inédite, le
coup de force présidentiel du 25 juillet 2021 semble avant tout avoir sanctionné l’échec des institutions
de représentation démocratique de la II
ème République à remédier aux causes politiques et, surtout,
socio-économiques de la « révolution de 2011 », symbolisant l’échec de la révolution à traduire la
II
ème République en progrès social. Alors que le ressentiment populaire montait dans tout le pays, une
transition vers la III
ème République est plus que jamais à l’ordre du jour. Dans cette perspective, la crise
constitutionnelle sonne-t-elle le glas de la II
ème République ? Ce Papier, qui constitue le prolongement
de l’article traitant de la démocratie tunisienne à l’épreuve de la transition économique
1, se propose de
1. Abdessalam Jaldi. La démocratie tunisienne à l’épreuve de la transition économique. Policy Paper, 26 avril 2021. Policy Center for the New
South.
https://www.policycenter.ma/publications/tunisie-la-d%C3%A9mocratie-%C3%A0-l%E2%80%99%C3%A9preuve-de-la-transition-
%C3%A9conomique
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Abdessalam JaldiPolicy Center for the New South

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scruter les éléments constitutifs de la crise de la IIème République, ainsi que ses éventuelles répercussions
sur l’ordre démocratique établi dans le sillage de la « révolution de 2011 ».
I.
LA CRISE DE LA IIÈME RÉPUBLIQUE TUNISIENNE
L’architecture de la IIème République était censée dégager les réformes nécessaires en mesure de
transformer le pays, dans la perspective de répondre aux causes de la « révolution de 2011 ». Or,
cette dernière a buté sur quatre obstacles qui ont paralysé non seulement le fonctionnement de la
II
ème République, mais aussi le bon déploiement de ses institutions. Le climat d’instabilité politique
qui perdure en Tunisie depuis les élections de 2019 ayant entrainé un Parlement idéologiquement
fragmenté et politiquement ingouvernable, dans un contexte socio-économique et sanitaire
morose, a accentué les conflits de pouvoir entre les trois principaux cercles de Tunis (la présidence,
le gouvernement et le parlement), précipitant la proclamation de l’état d’exception.
1. Les fondements de la crise de la IIème République
La crise de la IIème République puise ses racines dans les limites de la Constitution de 2014, la non-
mise en place des institutions constitutionnelles de contre-pouvoirs, les limites de la loi électorale,
l’échec du régime de la décentralisation et, enfin, le retard retentissant dans l’émergence de la
transition économique.
a. les limites de la Constitution de 2014
La Constitution tunisienne de 2014, qui définit les principes de la IIème République, a été codifiée
dans l’objectif de doter la Tunisie d’une nouvelle charte constitutionnelle conforme aux standards
démocratiques modernes, tout en évitant toute dérive absolutiste. Déterminée à rompre avec le
régime hyper-présidentiel qui a caractérisé la Ière République (1959-2011), l’Assemblée nationale
constituante (ANC) a opté pour le choix de disperser le pouvoir d’une manière horizontale, par
l’adoption d’une nouvelle constitution qui a fait du parlementarisme dualiste le paradigme du
nouvel ordre constitutionnel post-2011, et d’une manière verticale, par l’adoption en 2016 d’une
loi libérale sur la décentralisation, complétée par une autre loi en 2018 sur les collectivités locales.
La Constitution de 2014, base du système de la II
ème République, a eu le mérite de tempérer
le caractère parlementaire du nouveau régime politique tunisien, en décentralisant le pouvoir
entre trois corps politiques: le Parlement, qui est dépositaire du pouvoir ; la Présidence, disposant
de compétences réservées (la défense, la sûreté nationale et les relations extérieures) et dont le
Président est doté de la légitimité du suffrage universel ; et, enfin, le Gouvernement, responsable
devant le Parlement qui peut le destituer, et dont le Chef du gouvernement, élu au suffrage
universel indirect, détient l’essentiel du pouvoir exécutif.
Or, là où la Constitution de 2014 semblait avoir failli, c’est dans l’incapacité de ses institutions à
transformer la réalité du pays
2. En effet, et dans un tel dispositif institutionnel, conforme aux bonnes
pratiques de la démocratie libérale, le pouvoir est un agencement d’institutions qui produit une
capacité à formuler l’intérêt général
3. L’approche du consensus entre Ennahdha et Nidaa Tounes
dans le sillage des élections de 2014, qui a permis de stabiliser la vie politique, dans la perspective de
finaliser la transition démocratique, a représenté un moment phare de ce processus. Or, l’approche
en question n’a quasiment délivré aucune réforme décisive, tellement elle fut caractérisée par
2. Thierry Brésillon. Faut-il changer la Constitution tunisienne ? 2 août 2021 https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/tunisie-constitution-
democratie-kais-saied-ennahdha-nidaa-tounes-parlement-r%C3%A9volution
3. Ibid.
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Tunisie : la démocratie à l’épreuve de la crise de la IIème République Policy Paper - N° 03/22 - Février 2022


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des tensions et des manœuvres où chacun des partenaires cherchait d’abord à maximiser ses
bénéfices, au lieu de transcender les intérêts dans un projet de transformation du pays
4. L’accord
de Carthage II où le défunt Président Caid Beji Essebssi a imposé le choix de Youssef Chahed
comme nouveau Chef de gouvernement, tout en diluant Ennahdha dans une union nationale,
après la chute du gouvernement d’Habib après avoir perdu la confiance du Parlement le 30 juillet
2016, suite au dépôt d’une motion de censure à son encontre ; ou encore les tiraillements quant à
la nomination des juges de la Cour constitutionnelle, entre une préférence conservatrice souhaitée
par les islamo-conservateurs d’Ennahdha, et une orientation libérale, prônée par les libéraux de
Nidaa Tounes, nous fournissent une perspective intrigante.
En termes de transition démocratique, la discipline des Sciences politiques distingue entre deux
formes de consensus : l’une, noble, par des choix transcendant les intérêts des partis, l’autre,
mercantile, par des tractations où chacun cherche avant tout à maximiser ses gains. La première
peut produire des transformations politiques qualitatives, alors que la seconde a tendance à
maintenir le système en place, tout en y intégrant de nouveaux acteurs. Le caractère pacté du
consensus tunisien, fondé sur des transactions entre anciennes et nouvelles élites, a privilégié
la seconde forme de consensus, neutralisant la capacité de ce dernier à délivrer des grandes
réformes qualitatives en mesure de transformer le pays. Michael Ayari affirme dans un rapport
d’International Crisis Group de mars 2020 que : « si la coalition constituée en 2014 avait réduit
la polarisation entre islamistes et anti-islamistes, elle n’a en revanche pas réussi à relever les défis
socio-économiques et institutionnels de la transition
5». L’échec du consensus à résoudre les
problèmes structurels du pays, conjugué à la guerre froide entre le Chef de gouvernement Youssef
Chahed et le directeur général de Nidaa Tounes Hafedh Beji Essebsi qui a agité la formation
libérale, a accéléré le décrédibilisation de la classe politique post-révolutionnaire, révélée au
grand jour lors des élections locales de 2018, et d’office actée durant le double scrutin électoral
présidentiel et législatif de 2019, qui a provoqué l’affaiblissement d’Ennahdha, et l’effondrement
de Nidaa Tounes. Dans le même ordre d’idées, la décomposition du système partisan hérité de
l’ancien régime n’a pas donné naissance à des formations porteuses des intérêts de la majorité de
la population. La faiblesse de la représentativité des partis, amplifiée par l’aggravation de la crise
socio-économique, a contribué progressivement à la création des conditions d’une crise politique.
b. La non-mise en place des institutions constitutionnelles de contre-pouvoirs
La Constitution de 2014 a prévu la mise en place d’instances constitutionnelles de contre-pouvoirs
afin d’éviter toute forme d’abus de pouvoir. L’existence de ces institutions, dont l’indépendance
devait être assurée par leur autonomie financière et par leur mode de désignation, est indispensable
pour éviter toute dérive autoritaire, conformément à la célèbre formule de Montesquieu dans
l’Esprit des lois qui contient en germe l’essence des contre-pouvoirs : « Pour qu’on ne puisse
abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Or,
et six ans depuis l’adoption de la Constitution, seule l’instance supérieure indépendante pour
les élections a été établie. Les autres institutions : (la Cour constitutionnelle : article 120 de la
Constitution ; l’instance de la communication audiovisuelle : article 127 ; l’instance des droits de
l’homme : article 128 ; l’instance du développement durable et des droits des futures générations :
article 129 ; ainsi que l’instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption : article
120), n’ont toujours pas vu le jour. Le rapport de la Cour des comptes de 2019, qui a pointé du
doigt, exemples chiffrés à l’appui, les principaux dysfonctionnements qui entachent la vie politique
4. Thierry Brésillon. Ennahdha ou le prix de la reconnaissance. Arab Reform Initiative. 26 novembre 2011. https://www.arab-reform.net/fr/
publication/ennahdha-ou-le-prix-de-la-reconnaissance/
5. Michael Ayari. Tunisie : éviter les surenchères populistes. International Crisis Group. 4 mars 2020. https://d2071andvip0wj.cloudfront.net/
b073-tunisie-eviter-les-surench%C3%A8res-populistes_0.pdf
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tunisienne, avec un focus sur l’épineuse question des finances électorales6, le tout dans la plus
parfaite impunité
7, reconduit le débat sur le besoin d’accélérer la mise en place des instances
constitutionnelles prévues par la Constitution, en mesure de garantir l’Etat de droit et la protection
des droits fondamentaux.
c. Les limites de la loi électorale
Les autorités tunisiennes post-révolutionnaires ont adopté, dans le sillage de « la révolution de
2011 », une nouvelle loi électorale. Elaboré sur la base du mode de scrutin : « proportionnel au
plus fort reste », ce mode électoral repose sur le calcul du quotient en divisant le nombre de votes
par le nombre de sièges. On effectue la division entière du nombre de voix obtenues par chaque
parti par ce quotient électoral. On obtient le quotient entier et on calcule le reste de la division. Les
sièges sont d’abord affectés selon le quotient entier. Puis, les sièges non attribués sont distribués
entre les partis dans l’ordre des plus forts reste
8.
Le mode électoral tunisien du proportionnel au plus fort reste a été admis en vue de promouvoir le
pluralisme parlementaire, dans la perspective de parvenir à un Parlement politiquement diversifié.
En vérité, il ambitionnait surtout de juguler la prépondérance de la formation islamo-conservatrice
d’Ennahdha, qui avait émergé dans le sillage des élections de 2011 comme la principale force
politique de la Tunisie, en raflant 89 des sièges, soit 41% de l’effectif de l’Assemblée nationale
constituante (ANC). Or, ce mode de scrutin électoral ne permet pas la mise en place de majorités
homogènes en mesure de porter l’activité gouvernementale, obligeant par conséquent les
formations politiques à former des alliances, parfois antinomiques, pour dégager des majorités.
L’alliance d’Ennahdha avec les formations de gauche du Congrès pour la République (29 sièges) et
Ettakatol (20 sièges) dans le cadre de la Troïka à la suite des élections de 2011, a certes offert à la
formation islamo-conservatrice la possibilité de dégager une majorité au Parlement. Dans la même
veine, l’alliance scellée après le scrutin de 2014 entre les libéraux de Nidaa Tounes (86 sièges) et
Ennahdha (69 sièges) dans le cadre de l’approche du consensus, a permis aux formations politiques
en question d’atteindre la barre fatidique de 109 sièges sur 217, indispensable pour la formation
du gouvernement et l’adoption des lois. Cependant, la défiance réciproque entre Ennahdha et
ses anciens alliés gauchistes et libéraux, notamment sur les questions sociétales, à l’exemple du
débat sur la parité successorale initié en 2017 sous la présidence de Caid Beji Essebsi, a fragilisé
l’entente entre les forces conservatrices et sécularistes du pays. Ce constat allait s’exacerber lors
du double scrutin, législatif et présidentiel, de 2019 qui a entrainé l’effondrement de la classe
politique post-révolutionnaire, alors que l’avènement d’un Parlement collatéralement fragmenté a
rendu la gouvernance politique de plus en plus compliquée, révélant au grand jour les limites de
la loi électorale de 2011.
d. L’échec de la décentralisation
Le régime de la décentralisation a été adopté sous forme de deux lois, en 2016, sur la décentralisation
basée sur le triptyque commune/région/district et, en 2018, sur les collectivités locales. Ledit
régime reposait sur le désengagement de l’Etat de la gestion des affaires locales, régionales et
territoriales, au profit des collectivités locales décentralisées, dans le but d’asseoir le principe de la
libre administration des collectivités locales, tout en réconciliant les citoyens avec l’Etat. Selon Ines
6. Hatem Nafti. Tunisie : le rapport de la Cour des comptes révèle les dysfonctionnements de la transition démocratique. 26 novembre 2020.
https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/tunisie-cour-des-comptes-elections-argent-medias
7. Thierry Brésillon. Ennahdha ou le prix de la reconnaissance. Arab Reform Initiative. 26 novembre 2011. https://www.arab-reform.net/fr/
publication/ennahdha-ou-le-prix-de-la-reconnaissance/
8. Hatem Nafti. Tunisie: une révolution paralysée par des institutions impotentes. Orient-XXI. 17 décembre 2020. https://orientxxi.info/
magazine/tunisie-une-revolution-paralysee-par-des-institutions-impotentes,4378
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Tunisie : la démocratie à l’épreuve de la crise de la IIème République Policy Paper - N° 03/22 - Février 2022


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Labiadh, la décentralisation tunisienne s’apparente à « la délégation ou le transfert de pouvoir de
l’État central vers le plan local, au bénéfice d’agents élus par les citoyens et regroupés dans des
collectivités locales
9 ». Ainsi, le contrôle à priori est remplacé par le contrôle à posteriori, comme le
prévoit l’article 138 de la Constitution de 2014 : « Les collectivités locales sont soumises, pour ce
qui est de la légalité de leurs actes, à un contrôle à posteriori ». Cette nouvelle forme de contrôle
permet aux autorités locales d’agir sans avoir à en référer au pouvoir central, qui peut toutefois
intervenir à posteriori pour annuler des décisions illégales et assurer le respect des lois. Ainsi, ces
dispositions de contrôle permettent d’assurer le respect de l’unité de l’État. Selon l’article 14 :
« L’État s’engage à renforcer la décentralisation et à l’appliquer sur l’ensemble du territoire national
dans le respect de l’unité de l’État ».
Cependant, et en dépit de son cortège de bienfaits, la décentralisation semble avoir échoué à
remédier aux disparités territoriales, tout en pilotant le développement régional. Cet échec
s’explique par le fait que les responsables politiques tunisiens ont privilégié le renforcement des
attributions et des compétences des élus locaux, tout en délaissant la forme administrative de
ce processus, qui consiste à consolider les services territoriaux de l’Etat (gouvernorats, services
régionaux, collectivités locales), ainsi que de les doter d’une autonomie financière suffisante en
mesure de leur permettre d’assurer de façon optimale la prestation des services publics sur tout
le territoire tunisien (déconcentration et délégation de pouvoir), de concert avec les collectivités
locales
10. Ce constat est de surcroit renforcé par le fait que sans autonomie financière, l’autonomie
administrative des collectivités locales et territoriales est vouée à l’échec. En effet, les ressources
financières des collectivités locales et des municipalités décentralisées sont très limitées et nombre
d’entre elles étant financées quasi exclusivement par l’Etat central, à l’exception des grands centres
urbains de Tunis, Sfax, Sousse et Kairouane
11, sachant que l’Etat n’octroie que 3,6% de son budget
global aux collectivités locales, contre respectivement 10% et 20% au Maroc et en Turquie, et
près de 35% en Europe
12. Or, le Code des collectivités locales stipule que les compétences ne
peuvent être transférées que si ces dernières disposent des moyens financiers pour les exercer.
Dans la même veine, le niveau de qualification des agents locaux est faible, particulièrement à
l’intérieur du pays. D’après le Plan d’opérationnalisation de la décentralisation du ministère des
Affaires locales et de l’Environnement, le taux d’encadrement (pourcentage de cadres parmi les
agents) dans les municipalités était de moins de 10% en 2018
13. Autant d’aspects, parmi d’autres,
qui expliquent l’échec de la décentralisation tunisienne à dégager des collectivités locales et
territoriales autonomes et efficientes, capables d’élaborer des politiques publiques convergentes
vers les besoins de la population locale et au service d’une action publique efficace.
e. L’éclipsement de la transition économique14
La transition économique constitue le talon d’Achille de l’ordre démocratique issu de la « révolution
de 2011 ». Cette dernière, qui renvoie au besoin d’élaborer un projet d’économie politique
en mesure de compléter la transition démocratique, révèle l’échec des institutions de la II
ème
République à doter l’ordre démocratique d’une forme économique en mesure de remédier aux
causes socio-économiques de « la révolution de 2011 », à savoir tout d’abord le caractère extraverti
9. Ines Labiadh. Décentralisation et renforcement du pouvoir local : la Tunisie à l’épreuve des réformes institutionnelles. HAL. Janvier 2016.
Page 1.
10. International Crisis Group. Décentralisation en Tunisie : consolider la démocratie sans affaiblir l’Etat. 26 mars 2019. https://d2071andvip0wj.
cloudfront.net/198-decentralisation-en-tunisie.pdf
11. Ibid. Page 19.
12. Tunisie : note d’orientation sur le financement des collectivités locales. Banque mondiale. 2015.
13. International Crisis Group. Décentralisation en Tunisie : consolider la démocratie sans affaiblir l’Etat. 26 mars 2019. Page 16. https://
d2071andvip0wj.cloudfront.net/198-decentralisation-en-tunisie.pdf
14. A voir : Policy Paper : la démocratie tunisienne à l’épreuve de la transition économique. Op.cit
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de l’économie tunisienne, qualifiée de colonialisme intérieur dans les travaux de Sghaier Salhi15,
qui assigne aux régions de l’intérieur la vocation de fournir en ressources bon marché le littoral
industriel, sans créer la valeur ajoutée dans les régions de la Tunisie de l’intérieur ; ensuite, la
persistance du caractère rentier de l’économie tunisienne, qui fait référence à la collusion entre le
pouvoir politique et les milieux affairistes contrôlant l’activité économique au détriment du progrès
social, entravant par conséquent la mise en place des infrastructures nécessaires permettant
l’émergence d’une économie équilibrée et solidaire ; et enfin le chômage des jeunes qui a atteint
des proportions frôlant les 20%. L’éclipsement de la transition économique explique l’échec de la
révolution en Tunisie à traduire la démocratie en progrès social. Or, la transition économique est
nécessaire pour renforcer la résilience de la démocratie en Tunisie aux nombreux risques internes
et externes qui la guettent.
2. L’instabilité politique conséquente aux élections de 2019
La crise de la IIème République allait atteindre son paroxysme au lendemain du double scrutin
électoral présidentiel et législatif, qui allait révéler les limites de l’ordre démocratique issu de
« la révolution de 2011 ». Ayant entrainé une recomposition politique d’une ampleur inédite, les
élections de 2019 ont acté la fin du cycle politique initié par « la révolution de 2011 », caractérisée
par l’entente entre les deux camps conservateurs et libéraux représentés principalement par
Ennahdha et Nidaa Tounes, dans le cadre de l’approche du consensus qui a façonné le paysage
politique post-révolutionnaire. Alors que les premiers ont vu leur capital électoral s’évaporer
progressivement, en n’obtenant que 52 des sièges, contre 69 en 2014 et 86 en 2011, les seconds
ont quasiment disparu du paysage politique tunisien. Les deux principales formations politiques
héritières de la famille de Nidaa Tounes, à savoir Qalb Tounes de Nabil Karoui (38 sièges), et Tahya
Tounes de l’ancien Chef de gouvernement Youssef Chahed (11 sièges), peinaient, elles, à peser
dans le débat politique ou à se faire entendre dans l’hémicycle. Cette recomposition politique a
poussé la formation de Nbail Karoui à nouer une alliance opportuniste avec Ennahdha, alors que
les deux formations avaient mené une campagne électorale délétère. En outre, et au-delà de
l’effondrement de la classe politique post-révolutionnaire, les élections de l’automne 2019 ont vu
émerger principalement trois nouvelles forces politiques qui remettent en cause les fondements de
la II
ème République. Tout d’abord, Kais Saied, qui a été élu confortablement comme 3ème Président
de la II
ème République en recueillant 2,77 millions de voix, soit 72% des suffrages, sur la base d’un
programme politique, oscillant entre un conservatisme sociétal et une révolution institutionnelle
du pouvoir, qui décentralise ce dernier du Parlement aux conseils locaux. En effet, et lors du
premier tour des présidentielles de 2019, Kais Saied est arrivé premier ou deuxième dans 19 des
25 circonscriptions dominées par Ennahdha aux législatives, alors même que le parti islamiste
avait son propre candidat, Abdelfattah Mourou
16. En outre, dans les deux circonscriptions de Sfax,
deuxième métropole du pays et bastion ennahdhaoui, Saied s’est même offert le luxe de devancer
Mourou, figure modérée du mouvement
17. Ensuite, l’ascension fulgurante du Parti constitutionnel
libre (PCL), nostalgique de l’ancien régime bénalien, et dont les sondages d’intention de vote le
placent en tête aux prochaines législatives. Ce dernier rejette en bloc l’ordre démocratique issu
de « la révolution de 2011 », en capitalisant sur l’incapacité de dix ans de démocratie à tenir les
promesses de croissance économique et de justice sociale. Enfin, l’avènement de la coalition Al-
Karama qui s’est imposée au lendemain des élections de 2019 comme quatrième force politique
au Parlement, en remportant 22 sièges, de tendance conservatrice et située à l’extrême droite de
15. Thierry Brésillon. Sghaier Salhi : l’économie tunisienne est fondée sur un colonialisme intérieur. Middle East Eye. Février 2021. https://
www.middleeasteye.net/fr/entretiens/tunisie-economie-colonialisme-interieur-sghaier-salhi
16. Hatem Nafti. Tunisie : pourquoi Kais Saied a fait d’Ennahdha l’ennemi à abattre. Middle East Eyes. 31 janvier 2022. https://www.
middleeasteye.net/fr/decryptages/tunisie-kais-saied-ennahdha-ennemi-tensions
17. Ibid.
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l’échiquier politique tunisien, qui conteste les compromis conclus entre les conservateurs et les
modernistes sur les sujets sociétaux, notamment ceux relatifs à la question de la femme.
La recomposition politique, aggravée par l’avènement d’un Parlement idéologiquement fragmenté
et politiquement ingouvernable, a engendré une instabilité politique qui a perduré jusqu’au coup
de force présidentiel du 25 juillet 2021. En effet, et depuis les élections législatives tunisiennes
de 2019, la Tunisie a connu en une année et demie (6 octobre 2019 – 25 juillet 2021) trois
gouvernements successifs, à savoir tout d’abord Youssef Chahed qui a dû expédier les affaires
gouvernementales courantes jusqu’au 27 février 2020, suite à l’échec du candidat d’Ennahdha,
Habib Jemli, à obtenir la confiance du Parlement pour former le gouvernement le 10 janvier 2020 ;
ensuite, le gouvernement d’Ilyas Fakhfakh, proche de la Présidence, mais obligé à démissionner
le 25 juillet 2020 alors que le Parlement s’apprêtait à le censurer par une motion de censure pour
des soupçons de conflits d’intérêts entachant son Chef de gouvernement, en dépit d’une gestion
optimale de la première vague pandémique de la COVID-19 ; après, le gouvernement d’Hichem
Mechichi (2 septembre 2020 – 25 juillet 2021) ; et, enfin, un projet de remaniement ministériel
présenté en janvier 2021 par le Chef de gouvernement et approuvé par le Parlement, mais que le
Président de la République a refusé de valider.
3. La bataille des trois Présidents
L’instabilité politique, dont la vie parlementaire a offert un spectacle indigne d’une démocratie,
conjuguée à la dégradation de la situation socio-économique et sanitaire, ont exacerbé une
guerre de leadership politique qui s’est progressivement transformée en un véritable conflit de
pouvoir agitant le sommet de l’Etat, opposant la présidence, le gouvernement, et le parlement.
La bataille des trois Présidents
18, comme elle a été surnommée par la presse tunisienne, avait pour
principaux acteurs : 1-la majorité parlementaire au Bardo, à savoir la nouvelle troïka d’Ennahdha,
Qalb tounes et Ihtilaf Karama qui avait la maitrise du travail parlementaire, mais jouissait d’une
très mauvaise réputation dans les sondages ; 2- le gouvernement d’Hichem Mechichi à Kasbah,
dont le Parlement s’est assuré le soutien, notamment pour cause des ingérences présidentielles
quotidiennes dans l’action gouvernementale, alors que le Chef de gouvernement savait qu’il ne
devait son maintien et celui de son gouvernement qu’au bon vouloir du Parlement ; 3- et, enfin,
la Présidence, à Carthage, qui a utilisé le large soutien populaire dont bénéficiait le Président de
la République auprès du corps social, pour transcender les intermédiaires institutionnels par des
pratiques césariennes, où le chef qui tire officiellement sa légitimité directement du peuple contre
l’élite, notamment en utilisant son pouvoir d’interprétation de la Constitution dans la perspective
d’accroitre ses prérogatives. Quatre faits présidentiels à connotation césariste, préludes au coup
de force présidentiel du 25 juillet 2021, illustrent ce constat :
1.
2.
le choix de Kais Saied d’imposer le 26 juillet 2020 Hichem Mechichi comme Chef de
gouvernement en s’affranchissant l’ensemble des partis politiques, dans la perspective de
placer un fidèle à la Kasbah, et d’en faire une sorte de Premier ministre, avant que ce dernier
n’ait pris fait et cause pour sa majorité parlementaire, au détriment de la Présidence ;
le refus du Président de la République de cautionner, en janvier 2021, le remaniement auquel
a procédé le Chef du gouvernement qui ambitionnait surtout d’accroitre son autonomie par
rapport à la Présidence, en évinçant les ministres proches de Carthage. En effet, Kais Saied a
justifié son refus d’organiser la cérémonie de prestation de serment nécessaire à leur investiture,
d’une part, pour non-respect des dispositions de l’article 92 de la Constitution qui souligne que
toute structure gouvernementale doit faire l’objet d’une délibération en Conseil des ministres,
18. Thierry Brésillon. La bataille des trois Présidents tunisiens. Middle East Eye. 2 avril 2020. https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/
la-bataille-des-trois-presidents-tunisiens
12
Tunisie : la démocratie à l’épreuve de la crise de la IIème République Policy Paper - N° 03/22 - Février 2022
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tout en informant préalablement le Chef de l’Etat et, d’autre part, pour des soupçons de conflit
d’intérêts entachant quatre ministres nommés, selon l’organisation anti-corruption IWatch
19,
dont deux concernent les portefeuilles régaliens de la Santé et de l’Intérieur. Ennahdha a riposté
en procédant à une démonstration de force en faisant venir des militants des quatre coins du
pays alors que les déplacements interrégionaux étaient interdits pour des raisons sanitaires ;
le Président de la République s’est autoproclamé, le 18 avril 2021, sur la base de l’article 77
de la Constitution, comme commandant suprême de toutes les forces armées militaires et
civiles, tout en déclarant caduque une loi de 2015 attribuant au Chef du gouvernement le
commandement de la police, de la garde civile et des douanes ;
le refus du Chef de l’Etat de promulguer, en avril 2021, l’amendement de loi adopté par le Parlement
sur l’abaissement de la majorité requise pour élire les juges de la Cour constitutionnelle, clé de voûte
de l’ordre juridico-institutionnel tunisien, en invoquant l’article 148 de la Constitution qui dispose
que la Cour devait être instituée au plus tard un an après les élections législatives d’octobre 2014,
bien que cette dernière n’octroie pas au Président de la République un droit de véto en la matière.
3.
4.
La bataille des trois Présidents a exacerbé les tensions entre la présidence, le parlement, et le
gouvernement. Au-delà d’une concurrence pour le leadership politique, étaient en jeu l’avenir
de la II
ème République et les ententes économiques. L’affaiblissement progressif de la légitimité
parlementaire, incapable d’élever l’Etat au-dessus des intérêts partisans et des trafics d’influence,
conjuguée à l’échec des institutions de la II
ème République à assurer la promesse de la transformation
du modèle économique tunisien, à l’origine de « la révolution de 2011 », tout en plaçant l’Etat hors
de portée des instrumentalisations partisanes, ont fini par ébranler la confiance des citoyens en la
capacité des institutions de représentation démocratique à réaliser la croissance économique et
la justice sociale, avec cette question que de nombreux Tunisiens n’hésitaient plus à poser : « à
quoi sert d’être libre si l’on ne peut manger à sa faim
20». En contrepartie, la présidence à Carthage,
très populaire, mais sans relais politique, a misé, d’une part, sur la dynamique de sa légitimité
populaire directe, consolidée par son refus de transiger avec la majorité parlementaire et, d’autre
part, sur l’érosion de la légitimité parlementaire, ingouvernable et incapable de prendre en compte
les demandes de la majorité populaire orpheline de représentation, pour s’imposer au moment
opportun, et avec l’assentiment d’une majorité de Tunisiens, comme le seul rempart contre un
ordre politique qui a échoué à remédier aux causes de « la révolution de 2011 ». Le coup de force
présidentiel du 25 juillet 2021, et les scènes de liesse populaires qui ont suivi la proclamation des
mesures présidentielles exceptionnelles, nous fournissent à juste titre une perspective intrigante.
II.
LA CRISE CONSTITUTIONNELLE RÉSULTANTE DE LA
PROCLAMATION DE L’ÉTAT D’EXCEPTION
Le coup de force présidentiel du 25 juillet 2021 a plongé la Tunisie dans une sérieuse crise
constitutionnelle. Dans un premier temps, il s’agira d’examiner l’état d’exception dans l’ordre
constitutionnel tunisien, avant d’explorer avec un regard légal, l’ambiguïté juridique caractérisant
les mesures présidentielles exceptionnelles.
1. L’état d’exception dans l’ordre constitutionnel tunisien
L’état d’exception est entendu juridiquement comme un moment critique pendant lequel les règles
de droit prévues pour des périodes de calme sont transgressées, suspendues ou écartées, pour
19. Espace Manager. 26 janvier 2021. https://www.espacemanager.com/qui-sont-les-ministres-proposes-sur-qui-pesent-des-soupcons.html
20. Le Monde. Tunisie : les risques d’un échec, dix ans après la révolution. 18 décembre 2020. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/18/
tunisie-les-risques-d-un-echec_6063844_3232.html
13
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faire face à un péril. Pendant ce moment, on assiste à une concentration du pouvoir, en général au
profit de l’exécutif et, à la réduction ou à la suspension des droits jugés fondamentaux pendant les
périodes de calme. Il s’agit d’un moment par définition fugace, mais temporaire, et orienté pour
faire face à un péril donné, tout en établissant un équilibre raisonnable entre sauvegarde de l’ordre
public et garantie des droits et libertés.
Les modalités de la proclamation de l’état d’exception en Tunisie sont régies par l’article 80 de
la Constitution, qui opère une synthèse avec les dispositions de l’article 16 de la Constitution de
la V
ème République française relatives au déclenchement des mesures exceptionnelles. Le régime
d’exception permet au Président de la République de s’octroyer des pouvoirs exceptionnels, sans
pour autant encadrer les mesures requises que le Chef de l’État peut être amené à prendre afin
de juguler le péril, contrairement à la Constitution française qui souligne dans son article 16
21
que le Chef de l’Etat s’approprie les pouvoirs exécutif et législatif. Les alinéas 3 et 4 du premier
paragraphe de l’article 80 affirment à cette fin que : « le Président de la République peut prendre
les mesures qu’impose l’état d’exception
22 ».
Dans le même ordre d’idées, la mise en œuvre de l’état d’exception suppose la réunion de deux
conditions nécessaires. Les alinéas 1 et 2 de l’article 80 parlent de : « péril imminent menaçant
l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays
23 », ainsi que l’interruption du
fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels, tel que défini par les alinéas 2 et
3 du premier paragraphe en question : « en cas de péril imminent…entravant le fonctionnement
régulier des pouvoirs publics
24 ».
Les alinéas 4 et 5 du paragraphe 1 insistent cependant sur le besoin pour le Président de la République
de consulter préalablement le Chef de gouvernement et le Président du Parlement avant de
déclencher les mesures exceptionnelles, sans préciser si ce dernier a besoin de l’approbation des
deux chefs des pouvoirs exécutif et législatif en vue de proclamer l’état d’exception : « Le Président
de la République peut prendre les mesures qu’impose l’état d’exception, après consultation du
Chef de gouvernement, du Président de l’Assemblée des représentants du peuple
25 ». En outre,
le Président de la République doit informer le Président de la Cour constitutionnelle qu’il envisage
d’activer la procédure constitutionnelle menant à la proclamation de l’état d’exception, comme
le précise l’alinéa 6 du premier paragraphe : « après en avoir informé le Président de la Cour
constitutionnelle
26». Enfin, l’alinéa 7 du même paragraphe dispose que le Président de la
République doit informer la nation de la proclamation des mesures exceptionnelles : « Il annonce
ces mesures dans un message au peuple
27 ».
Les alinéas 1 et 2 du paragraphe 2 de l’article 80 soulignent que les mesures exceptionnelles
doivent être une réponse temporaire à des situations de crise identifiées, tout en garantissant, dans
les meilleurs délais, le retour à l’ordre constitutionnel : « Ces mesures doivent avoir pour objectif
de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics
28 ».
Le Parlement qui, en vertu de la Constitution de 2014, concentre l’essentiel des pouvoirs, ne peut
21. Constitution française de la Vème République. https://www.assemblee-nationale.fr/connaissance/constitution.asp
22. Constitution de la République tunisienne. https://lib.ohchr.org/HRBodies/UPR/Documents/Session27/TN/6Annexe4Constitution_fr.pdf
23. Ibid.
24. Ibid.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Ibid.
28. Ibid.
14
Tunisie : la démocratie à l’épreuve de la crise de la IIème République Policy Paper - N° 03/22 - Février 2022
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être suspendu ou dissout. Dans la même veine, la responsabilité du gouvernement ne peut en
aucun cas être engagée via le dépôt d’une motion de censure à son encontre en plein régime
d’exception : « durant cette période, l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en
état de session permanente. Dans cette situation, le Président de la République ne peut dissoudre
l’Assemblée des représentants du peuple et il ne peut être présenté de motion de censure contre
le gouvernement
29».
Enfin, le dernier paragraphe de l’article 30 précise que la Cour constitutionnelle peut être saisie,
passé un délai de 30 jours, par le Président du Parlement ou par les deux tiers des parlementaires,
pour vérifier si les circonstances exceptionnelles justifiant le recours aux pouvoirs d’exception
persistent. Elle peut aussi se prononcer, dans un délai maximum de 15 jours depuis sa saisine,
sur le maintien ou la levée de l’état d’exception : « Trente jours après l’entrée en vigueur de ces
mesures, et à tout moment par la suite, la Cour constitutionnelle peut être saisie, à la demande du
Président de l’Assemblée des représentants du peuple ou de trente de ses membres, pour statuer
sur le maintien de l’état d’exception. La Cour prononce sa décision en audience publique dans un
délai n’excédant pas quinze jours
30 ».
2. L’ambiguïté juridique caractérisant la proclamation de l’état
d’exception
Le Président de la République a justifié la proclamation de l’état d’exception par la prolifération de
nombreuses crises menaçant aussi bien la stabilité de l’Etat que la paix sociale. Il faut dire que la Tunisie
fait face depuis les élections de 2019 à une crise à la fois politique, économique, sociale, financière
et sanitaire, qui a accéléré le discrédit des institutions de représentation démocratique, ébranlant la
confiance des citoyens en les institutions de la II
ème République. En effet, et politiquement, la Tunisie
vit depuis les élections de 2019 au rythme d’une instabilité chronique, conséquente à l’avènement
d’un Parlement idéologiquement fragmenté. Economiquement, la Tunisie subit de plein fouet les
effets de la pandémie de la COVID-19, plongeant le pays dans sa pire récession économique depuis
son indépendance en 1956, et poussant le gouvernement d’Hicham Mechichi à négocier avec le
Fonds monétaire international (FMI) l’octroi d’un nouveau prêt, le 4
ème en dix ans. Socialement, le
pays connait une prolifération des mouvements de contestation sociale, exacerbant l’évaporation
des espaces de médiation entre l’Etat et la société. Financièrement, la note souveraine de la Tunisie
a été dégradée de huit échelons depuis dix ans et l’agence Moody’s l’a évaluée en novembre 2021 à
Caa1 avec une perspective négative, tout comme Fitch le 8 juillet 2021, soit le dernier stade avant le
défaut de paiement, alors que la possibilité d’un État failli commençait plus que jamais à se dessiner à
l’horizon. Concernant la situation sanitaire, le système de santé tunisien paraissait plus que jamais au
bord de l’effondrement, où le taux d’occupation des hôpitaux avait atteint 90% de ses capacités, alors
que l’infrastructure hospitalière manquait sérieusement d’oxygène, sachant que la Tunisie enregistrait
l’un des pires taux de mortalité officiels du monde.
L’incapacité des institutions de la IIème République à juguler les périls menaçant la stabilité de
l’Etat a poussé le Président de la République à activer l’article 80 de la Constitution qui lui permet
de s’arroger des pouvoirs exceptionnels. « Nous traversons les moments les plus délicats et les
plus dangereux de l’histoire de la Tunisie
31 », avait-il annoncé lors de son allocution télévisée du
25 juillet 2021, proclamant la mise en œuvre de l’état d’exception. Dans la foulée, le locataire
de Carthage a immédiatement pris seul la direction de l’exécutif après avoir limogé le Chef du
29. Ibid.
30. Constitution de la République tunisienne https://lib.ohchr.org/HRBodies/UPR/Documents/Session27/TN/6Annexe4Constitution_fr.pdf
31. Lilia Blaise. Tunisie : le Président Kais Saied limoge le Premier ministre et suspend les travaux du gouvernement. https://www.rfi.fr/fr/en-
bref/20210725-le-pr%C3%A9sident-tunisien-ka%C3%AFs-sa%C3%AFed-limoge-son-premier-ministre-et-suspend-les-travaux-du-parlement
15
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gouvernement, gelé les activités du Parlement pour 30 jours et levé l’immunité des députés. Dans
un deuxième temps, il a décidé, le 24 août 2021, de prolonger les mesures exceptionnelles sans
définir un calendrier relatif au retour à l’ordre constitutionnel. Cependant, ce n’est qu’à partir
du 22 septembre, que le bras de fer entre Carthage et l’opposition politique allait atteindre son
paroxysme, lorsque le Président de la République a suspendu les chapitres constitutionnels portant
sur les pouvoirs exécutif et législatif (les décisions du 22 septembre 2021), tout en s’appropriant le
pouvoir de légiférer par décrets présidentiels. Ensuite, le Chef de l’Etat a annoncé le 11 octobre
2021, la formation d’un nouveau gouvernement « présidentiel » responsable seulement devant
le Président de la République, et sans obtenir la confiance de l’Assemblée des Représentants
du peuple (ARP), gelée depuis le 25 juillet. Enfin, le Président de la République a annoncé le 13
décembre que la Constitution de 2014 n’était plus adaptée à la Tunisie, ouvrant la voie à son
abrogation pure et simple.
Ces mesures présidentielles divisent profondément les constitutionnalistes. Pour certains, à
l’exemple des juristes et constitutionnalistes tunisiens Sanaa Benachour et Ayad Benachour, les
mesures présidentielles exceptionnelles partagent les caractéristiques inhérentes d’un coup
d’Etat
32. Ce constat est motivé par le fait que Kaïs Saïed a outrepassé les prérogatives que lui
confère la Constitution, au moins sur trois points : Primo, le Chef du gouvernement et le Président
du Parlement n’ont pas été consultés, ni informés de la proclamation de l’état d’exception par le
Président de la République. Secundo, la Cour constitutionnelle n’existe pas encore afin qu’elle
puisse être saisie. Même si l’obligation est formelle, cette lacune pourrait rendre la procédure de
l’article 80 inapplicable. Tertio, le gel du Parlement contrevient à une disposition sans équivoque
qui prévoit qu’il est en session permanente durant cette période. Pour d’autres, les mesures
présidentielles exceptionnelles s’apparentent à un coup de force politique
33, dans la mesure où le
Président de la République n’a fait qu’exercer ses prérogatives constitutionnelles, en activant un
article lui permettant constitutionnellement de prendre les mesures appropriées afin de juguler des
périls menaçant jusqu’à la stabilité de l’Etat, sanctionnant parallèlement l’échec des institutions de
la II
ème République à remédier aux causes de « la révolution de 2011 », où s’est abîmé l’espoir que
les Tunisiens avaient placé dans la révolution et la démocratie
34. Rétorquant aux accusations de
dérive autoritaire suite à la suspension du Parlement, Kais Saied a montré lors de la présentation du
gouvernement de Najlaa Bouden, une série de clichés représentant les affrontements violents et des
scènes d’anarchie qui se sont déroulés dans l’enceinte du Parlement
35. La centrale syndicale Union
générale tunisienne du travail (UGTT) ou, encore, l’Académie internationale de droit constitutionnel
qui siège à Tunis, et tout en saluant avec prudence la proclamation de l’état d’exception, ont aussi
invité le Président de la République à élaborer une feuille de route relative au retour à l’ordre
constitutionnel, afin d’éviter toute dérive autoritaire.
Face à une telle ambiguïté juridique, il convient de souligner qu’en vertu de la Constitution, la
Cour constitutionnelle demeure l’unique instance compétente pour se prononcer sur les conflits
de pouvoir et les divergences résultant de l’interprétation des textes de la Constitution, ainsi que
pour vérifier le bienfondé des circonstances exceptionnelles justifiant la proclamation de l’état
d’exception. L’exemple britannique de 2019, lorsque la Cour Suprême a jugé illégale la suspension
d’un Parlement de Westminster très divisé sur les modalités de sortie du Royaume-Uni de l’Union
32. Thierry Brésillon. Kais Saied fait basculer la Tunisie dans l’inconnu. 26 juillet 2021. https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/
tunisie-kais-saied-article80-constitution-ennahdha-ghannouchi-parlement-manifestations-coup-etat
33. Tilila Sara Bakrim et Agnès Levallois. Tunisie : le coup de force de Kais Saied, un coup d’Etat constitutionnel ? Fondation pour la recherche
stratégique. https://www.frstrategie.org/publications/notes/tunisie-coup-force-kais-saied-un-coup-etat-constitutionnel-2021
34. Thierry Brésillon. Faut-il changer la Constitution ? Middle East Eye. 2 août 2021. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/tunisie-
constitution-democratie-kais-saied-ennahdha-nidaa-tounes-parlement-r%C3%A9volution
35. Hatem Nafti. Tunisie : le gouvernement du Président. Middle East Eye. 12 octobre 2021. https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-
enquetes/tunisie-nouveau-gouvernement-kais-saied-najla-bouden-ennahdha-marzouki-parlement-etat-exception
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Tunisie : la démocratie à l’épreuve de la crise de la IIème République Policy Paper - N° 03/22 - Février 2022
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européenne par le Chef de gouvernement Boris Johnson, établit un parallèle intéressant par
rapport à la perspective tunisienne. Or, la Cour constitutionnelle tunisienne n’existe toujours pas
et en son absence, le Président de la République est, selon Kais Saied, seul juge du moment
de la levée de l’état d’exception. Selon l’article 72 de la Constitution, le Chef de l’Etat veille au
respect de la Constitution
36. Par plusieurs aspects, le Président de la République utilise son pouvoir
d’interprétation de la Constitution pour orienter ses mesures. Or, une interprétation unilatérale
par Kais Saied de la charte constitutionnelle dans la perspective de renforcer les prérogatives
présidentielles au détriment des institutions de la République issue de la Constitution de 2014, au
nom d’une légitimité révolutionnaire dont il prétend être détenteur, est lourde de conséquences
juridiques et politiques. Selon Hatem Nafti : « Ce sont des acquis fondamentaux de la révolution qui
sont en passe d’être anéantis : le contrôle de l’exécutif est mis à mal, l’organisation des élections
risque de revenir dans le giron du ministère de l’Intérieur et l’indépendance de la justice risque de
repasser sous la coupe du pouvoir
37 ».
III. LA TUNISIE SE DIRIGE-T-ELLE VERS UNE IIIÈME
RÉPUBLIQUE ?
Le coup de force présidentiel du 25 juillet 2021 préfigure la transition vers la IIIème République. Or,
dans une Tunisie où la démocratie est davantage appréhendée en termes d’utilité que comme
bien commun, le projet de réforme institutionnelle de Kais Saied, illustré dans sa feuille de route
transitoire, ne parait pas en mesure de répondre aux revendications populaires socio-économiques.
1. Le projet présidentiel de démocratie par la base
La Tunisie post 25 juillet 2021 constitue un tournant dans l’histoire politique contemporaine du
pays, et ouvre un moment d’incertitude existentielle au sujet de l’avenir de la II
ème République.
Alors que se profile une nouvelle configuration institutionnelle aux contours encore flous, une
transition vers la III
ème République parait plus que jamais envisageable. C’est ce qui ressort du
discours présidentiel du 22 septembre 2021 à Sidi-Bouzid, berceau de la secousse populaire de
2011 qui a entrainé la chute de l’ancien régime bénalien, suivi du discours de Carthage du 13
décembre suivant, dans lequel Kais Saied avait esquissé les grandes lignes de son projet politique
qui entend rompre avec la Constitution de 2014. Promettant de relancer par le droit « la révolution
de 2011 », conformément à son slogan de campagne lors des élections présidentielles de 2019
« la loi appliquée à tous, sans distinction », le locataire de Carthage a promis devant une foule
déchainée scandant les slogans : « Le peuple veut la dissolution du Parlement…Le peuple est
avec toi, président »
38, la promulgation d’une nouvelle loi électorale prévoyant que les élus soient
responsables devant leurs électeurs et, surtout, la révision de la Constitution de 2014 par une
commission présidentielle qui, visiblement, exclura tous les corps intermédiaires, y compris les
formations politiques pro-25 juillet et les organisations nationales, à l’exemple de la centrale
syndicale UGTT, au nom de la légitimité populaire. Le discours de Sidi Bouzid a été complété par
celui de Carthage du 13 décembre 2021, dans lequel le Président Kais Saied a annoncé un nouvel
échéancier politique qui préfigure la transition vers la III
ème République, par l’organisation d’une série
de consultations populaires via la plateforme Istichara
39, portant notamment sur des amendements
36. Constitution de la République tunisienne. https://lib.ohchr.org/HRBodies/UPR/Documents/Session27/TN/6Annexe4Constitution_fr.pdf
37. Hatem Nafti. Tunisie : le gouvernement du Président. Middle East Eye. 12 octobre 2021. https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-
enquetes/tunisie-nouveau-gouvernement-kais-saied-najla-bouden-ennahdha-marzouki-parlement-etat-exception
38. Hatem Nafti. À Sidi Bouzid, Kais Saied enterre la deuxième République. Middle East Eye. 22 septembre 2021. https://www.middleeasteye.
net/fr/opinion-fr/tunisie-kais-saied-discours-r%C3%A9publique-coupe-de-force-autoritaire-sidi-bouzid-revolution
39. https://www.e-istichara.tn/home
17
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constitutionnels et électoraux. Ces derniers seront ensuite soumis à un référendum le 25 juillet
2022, dans la perspective d’organiser des élections législatives anticipées le 17 décembre 2022 sur
la base d’une nouvelle loi électorale, tout en prolongeant la suspension du Parlement. Pour Youssef
Abid, analyste pour l’association Al Bawsala, qui suit depuis 2012 les travaux parlementaires, « Kais
Saied a exprimé d’une manière constante son opposition aux acteurs du système en place depuis
2011, qu’ils soient issus des partis politiques ou des ONG
40 ».
Kais Saied a bâti son ascension au pouvoir sur un projet de réforme institutionnelle qui décentralise
le pouvoir du Parlement aux conseils locaux. Le Chef de l’Etat avait d’ores et déjà affirmé avant
même le discours de Sidi Bouzid, lors d’une déclaration au ministère de l’Intérieur, au lendemain de
la proclamation de l’état d’exception, le 26 juillet 2021, la mise en œuvre de son projet d’inversion
de la pyramide du pouvoir, en affirmant que : « s’il y avait un partage équitable de la richesse et une
autre organisation du pouvoir, qui part de la base, avec des élections et une redevabilité des élus…à
ce moment-là, la loi serait vraiment l’expression de la volonté du détenteur de la souveraineté, c’est-
à-dire le peuple
41 ». Fervent partisan d’une forme de démocratie directe, et hostile aux fondements
de la démocratie représentative, le Président de la République estime que le multipartisme et les
élections ne sont plus en mesure de traiter les causes socio-économiques « de la révolution de
2011 », tout en concrétisant la souveraineté populaire, dans un pays où la majorité populaire est
devenue orpheline de représentation. Rejetant en bloc la Constitution de 2014 à laquelle il impute
la responsabilité de l’inefficacité gouvernementale, l’ancien Professeur de droit constitutionnel
persiste à considérer que cette dernière s’inscrit dans la même pensée constitutionnelle de celle
de 1959, se contentant simplement de répartir différemment les pouvoirs, sans faire du peuple le
véritable détenteur de la souveraineté, et sans prendre en compte la condition des jeunes, moteur
du soulèvement populaire de 2011 : « Ces jeunes sont actuellement tenus en marge de l’histoire,
alors qu’ils sont en position de former une nouvelle classe politique. Avec la révolution, ils ont
ouvert un chemin, mais ensuite ils ont été pris en otages par les divisions politiques. Les partis sont
des formes dépassées. Ils tiennent les mêmes discours depuis 40 ans. Il faut retrouver le chemin
tracé par les jeunes, mais sans une nouvelle pensée, on ne pourra pas instaurer un nouveau système
42». En s’appuyant sur ce constat, le Chef de l’Etat explique l’échec de la transition démocratique à
traduire les aspirations populaires, alors que les défis auxquels est confrontée la Tunisie supposent
une nouvelle pensée avec des méthodes nouvelles : « Malheureusement, on a fait une Constitution
dans le même esprit qu’en 1959, avec un partage un peu différent des pouvoirs. Et encore, depuis
la révision de 1976, l’assemblée avait déjà théoriquement le pouvoir de démettre le gouvernement.
Une Constitution n’est pas un acte juridique. Ce n’est pas un choix d’expert. C’est d’abord un
acte politique. Il faut penser une authentique démocratie pour remédier aux fractures sociales et
régionales, qui sont les raisons de la crise. Il ne faut pas oublier que la révolution a commencé dans
les périphéries
43».
Le projet de réforme institutionnelle prôné par le Président de la République, qui fait du peuple
un sujet politique, en remplaçant l’Etat de droit par une société de droit, entend rapprocher les
citoyens de la décision politique, dans la perspective de résoudre les problèmes structurels aux
origines des injustices sociales. Pour le locataire de Carthage, c’est à partir des profondeurs du
pays, en l’occurrence de la Tunisie de l’intérieur, que la transformation peut venir, à travers une
40. Hatem Nafti. La bataille autour de la Cour constitutionnelle pourrait sonner la fin de la IIème République. Middle East Eye. 29 avril 2021.
https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/tunisie-cour-constitutionnelle-crise-bloquage-kais-saied-octroi-pouvoirs
41. Thierry Brésillon. Kais Saied fait basculer la Tunisie dans l’inconnu. Middle East Eye. 26 juillet 2021. https://www.middleeasteye.net/fr/actu-
et-enquetes/tunisie-kais-saied-article80-constitution-ennahdha-ghannouchi-parlement-manifestations-coup-etat
42. Thierry Brésillon. Kais Saied: un projet de démocratie radicale pour la Tunisie. Middle East Eyes. 17 septembre 2019. https://www.
middleeasteye.net/fr/decryptages/kais-saied-un-projet-de-democratie-radicale-pour-la-tunisie
43. Kais Saied. Un projet de démocratie radicale pour la Tunisie. Middle East Eye. 17 septembre 2019. https://www.middleeasteye.net/fr/
decryptages/kais-saied-un-projet-de-democratie-radicale-pour-la-tunisie
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manière de gouverner qui renverse la pyramide du pouvoir et fait remonter la volonté politique
de la société vers l’État pour faire des Tunisiens la source de leur propre développement. Partisan
de l’idée que l’intérêt national est défini en termes des intérêts locaux, Kais Saied estime que
chaque collectivité territoriale délibère sur les choix impactant sa vie locale
44. Pour cela, il défend
le postulat qu’il faut commencer par le local, en élisant dans un premier temps, dans chaque
arrondissement, un représentant au scrutin uninominal à deux tours, parmi des candidats parrainés
par un nombre égal de femmes et d’hommes, pour former des conseils locaux dans chacune
des 264 délégations. Dans ces conseils locaux, siégeraient également, mais sans droit de vote,
des représentants des administrations locales, ainsi qu’un responsable sécuritaire, nommé par
l’administration centrale, investi par le conseil de délégation, tout en octroyant aux électeurs la
possibilité de révoquer les conseils locaux élus s’ils ne remplissent pas leurs devoirs électoraux,
afin de donner corps à la souveraineté populaire. Ces conseils auraient pour mission d’élaborer des
projets de développement local, tout en désignant par tirage au sort un représentant pour siéger
dans un conseil régional pour une période limitée, aux côtés de directeurs des services de l’État
afin d’harmoniser les projets locaux et régionaux. Enfin, ces conseils régionaux choisiraient à leur
tour un représentant de chaque conseil local pour former le Parlement. Autrement dit, le projet de
réforme institutionnelle de Kais Saïd se propose d’incarner une nouvelle pensée politique, où l’État
n’est plus le dispensateur de bienfaits mais l’opérateur de la décision populaire élaborée par des
assemblées, et dont les élus travaillent sous le regard des citoyens.
Kais Saied semble être convaincu que son projet de réforme institutionnelle est en mesure
d’éradiquer les disparités sociales et territoriales à l’origine de « la révolution de 2011 », auxquelles
le système de la II
ème République a échoué à remédier, tout en mettant fin à l’instabilité politique
qui perdure en Tunisie depuis les élections de 2019. Il faut dire que la crise de la II
ème République
tunisienne nous rappelle la crise de la IV
ème République française (1946 – 1958), qui avait porté
atteinte au bon fonctionnement des institutions de représentation démocratique, en plein
processus de décolonisation, avant la rupture « De Gaulienne » orchestrée à partir de 1958 par
l’attrayante offre politique de la V
ème République. En effet, le régime de la IVème République était
caractérisé par la prédominance du Parlement qui contrôlait étroitement le gouvernement en
intervenant dans sa composition par le biais de l’investiture, tout en mettant fréquemment en
cause sa responsabilité, alors que l’exécutif ne disposait pas des moyens nécessaires lui permettant
de faire prévaloir ses vues face au Parlement. Dans le même ordre d’idées, la prédominance du
système de la proportionnalité obligeait les députés à former des alliances pour dégager des
majorités, puis à les rompre au gré des événements politiques, provoquant l’émiettement de la
représentation politique et l’absence de majorités stables, engendrant une instabilité ministérielle
chronique, symbolisée par la succession de 24 gouvernements durant les 12 ans d’existence de la
IV
ème République, dont certains ne sont restés en place que quelques semaines. L’impasse politique
a fini par pousser le général De Gaulle à rompre avec la IV
ème République, par l’élaboration d’un
nouveau régime politique, la V
ème République, qui opère une synthèse entre les fondements du
régime présidentiel et ceux du régime parlementaire.
La crise de la IIème République tunisienne partage beaucoup de similitudes avec la crise de la IVème
République française, de par l’anarchie parlementaire qui caractérise la Tunisie politique depuis les
élections de 2019, la prédominance du système de la proportionnalité qui empêche l’émergence
de majorités homogènes, ou encore l’incapacité du Parlement à devenir la source de la politique
gouvernementale, aggravée par la pénurie des ressources techniques et humaines en mesure
de renforcer l’expertise des députés. En affirmant vouloir restaurer l’autorité et le prestige de
l’Etat face à un Parlement rejeté par le peuple dans sa majorité, et complètement déconnecté
du vécu quotidien des citoyens, le Président tunisien, en tant que figure de leadership disposant
44. Hatem Nafti. Tunisie: Kais Saied dissout le Parlement et annonce des législatives dans un an. Middle East Eye. 14 décembre 2021. https://
www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/tunisie-kais-saied-parlement-nouvelles-elections-legislatives-constitution-referendum
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d’une forte légitimité électorale, s’est endossé un costume « De Gaulien », en référence au retour
du Général De Gaulle au pouvoir en 1958 qui préfigura le passage vers la V
ème République. Ses
propos dans une interview accordée au quotidien américain le New York Times (voir l’édition du
01 août 2021), lorsqu’il a paraphrasé à son compte et en réponse à ses détracteurs, une célèbre
citation de l’artisan de la V
ème République, sont très révélateurs : « Pourquoi pensez-vous qu’à mon
âge, je commencerais une carrière de dictateur ?
45». Dans la même veine, et lors du discours du
13 décembre 2021, le Président de la République est allé jusqu’à affirmer que les dix ans de la
révolution tunisienne (2011 -2021) s’apparentaient à une décennie sombre dans laquelle l’État a
été mis à genoux, allusion à l’ensemble de l’édifice de la II
ème République construit depuis la chute
de l’ancien régime que le Chef de l’Etat envisage de démolir
46.
2. Une feuille de route ne répondant pas aux enjeux populaires
La rupture présidentielle orchestrée par Kais Saied préfigure inéluctablement la transition vers la
III
ème République, tant souhaitée par la présidence. Or, rien pourtant dans les intrigues qui agitent
Carthage ne semble avoir de correspondance avec les difficultés socio-économiques que vivent
les Tunisiens. En effet, la secousse populaire émanant de Sidi Bouzid le 17 décembre 2010 était
construite sur une revendication de justice sociale, avant que cette dernière ne parvienne à partir
du 12 janvier 2011, à gagner les périphéries urbaines et finalement mobiliser les élites citadines
dans le littoral tunisien, accélérant la chute de l’ancien régime le 14 janvier 2011. À l’issue des
évènements de Carthage II qui ont vu le tiers-Etat tunisien assiéger le siège du gouvernement à
Kasbah pour obtenir le départ des derniers vestiges de l’époque de Ben Ali, la crise politique s’est
soldée par une forme de deal, où les « subalternes » de l’arrière-pays ont été invités à regagner
la Tunisie de l’intérieur, en contrepartie de la promesse que la démocratie avec tout son cortège
de bienfaits, résoudra les problèmes de croissance économique et de justice sociale. Or, le choix
de privilégier le chantier des réformes démocratiques au détriment des réformes économiques a
laissé pendante la question sociale, provoquant une hiérarchie entre libertés politiques et droits
socio-économiques, que les gouvernements successifs en Tunisie mettaient en avant pour justifier
la démocratie, sans songer à renforcer la résilience de la démocratie tunisienne en remédiant aux
fondements exacts de « la révolution de 2011 » qui supposait l’élaboration d’un projet d’économie
politique de la révolution. L’échec de la révolution à traduire la démocratie en progrès social,
qui a provoqué la défiance des Tunisiens envers les institutions de représentation démocratique,
a contribué à l’éclosion d’un discours appelant à sacrifier la démocratie pour le compte du
développement économique, comme le symbolise l’ascension fulgurante du Parti constitutionnel
libre (PCL) autour de la personnalité d’Abir Moussi nostalgique de l’ancien régime bénalien, qui
rejette en bloc l’ordre démocratique issu de « la révolution de 2011 », et crédité vainqueur de tout
scrutin législatif en cas d’organisation d’élections législatives anticipées.
Les problèmes de la Tunisie sont essentiellement socio-économiques, et non pas forcément
institutionnelles. Le salut du pays viendra de l’élaboration d’un modèle de développement propre
aux besoins de la nouvelle société tunisienne, et sûrement pas du démantèlement de la Constitution
de 2014 qui, au-delà des inerties caractérisant l’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif,
structure aussi bien les libertés que le régime démocratique tunisien. Or, et face à des sujets
qui concernent le quotidien des Tunisiens, supposant la transformation du modèle économique
tunisien par l’élaboration d’un projet d’économie politique de la révolution dans la perspective
de compléter la transition démocratique et de finaliser l’édification de l’ordre démocratique, le
45. Vivian Yee. Tunisia’s President Holds Forth on Freedoms after seizing power. New York Times. 01 août 2021. https://www.nytimes.
com/2021/08/01/world/middleeast/tunisia-president-kais-saied.html?smtyp=cur&smid=tw-nytimes
46. Hatem Nafti. À Sidi Bouzid, Kais Saied enterre la deuxième République. Middle East Eye. 22 septembre 2021. https://www.middleeasteye.
net/fr/opinion-fr/tunisie-kais-saied-discours-r%C3%A9publique-coupe-de-force-autoritaire-sidi-bouzid-revolution
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Tunisie : la démocratie à l’épreuve de la crise de la IIème République Policy Paper - N° 03/22 - Février 2022
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locataire de Carthage semble s’intéresser davantage à la question constitutionnelle, sans prendre en
compte les problèmes économiques et sociaux des citoyens qui réclament des réponses concrètes
à leurs problèmes quotidiens de travail et de développement. Dans le même ordre d’idées, et en
dépit des progressions en termes sanitaires et en matière de campagne de vaccination, la situation
socio-économique n’a fait qu’empirer en huit mois de régime d’exception. Ainsi, et déjà enlisée
dans une crise sociale endémique, la Tunisie continue à encaisser les effets de la crise sanitaire
de la COVID-19 qui a provoqué l’effondrement du tourisme, secteur névralgique de l’économie
tunisienne, qui emploie 11% de la population active et contribue à 14% dans le PIB du pays. Le
déficit a explosé de 3,4% du PIB en 2019 à 9,6% du PIB en 2020 pour ensuite atteindre 7,8% du
PIB en 2021, de sorte que Tunis a été contrainte de recourir à Ryad, Abou Dhabi et, surtout Alger,
pour boucler la loi de finance de 2022. La dette publique est passée de 74,2% à 89,7% du PIB
en 2020 pour dépasser 90% en 2021. Le chômage frôle toujours les 20%, alors que la production
de phosphate continue à décliner, au point que la Tunisie, qui était le 3
ème exportateur mondial,
se trouve contraint d’importer le minerai. Dans la même veine, la Compagnie Phosphate Gafsa
(CPG), qui détient le monopole sur l’exploitation du phosphate, a perdu ses clients internationaux,
dont l’Inde et le Brésil, et prévoyait de finir l’année 2021 avec une production de 3,7 millions de
tonnes. Les conflits sociaux autour de l’eau, de l’emploi, du versement des salaires ont repris de
plus belle, et selon un rapport du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES),
la Tunisie a connu plus de 1000 mouvements protestataires en novembre 2021, présageant un
début d’année 2022 particulièrement agité pour Carthage, alors que le puissant syndicat UGTT
semble avoir définitivement pris ses distances avec la présidence
47. Dans cette perspective, les
événements d’Agareb, provoqués par le refus du ministère de l’Environnement d’appliquer une
décision judiciaire relative à la fermeture de la décharge d’El Gonna située aux portes d’Agareb,
qui cumulait des déchets ménagers et chimiques provoquant la prolifération d’un certain nombre
de maladies recensées dans la région, peut constituer le début de la fin de la lune de miel entre
le Président de la République et les mouvements de contestation sociale, alors que la FTDES avait
appelé à un congrès des mouvements sociaux pour unifier le militantisme social
48. Hatem Nafti
voyait dans les évènements d’Agareb : « un cas d’école illustrant les limites de son projet (de Kais
Saied) de démocratie par la base, dans lequel chaque collectivité territoriale délibère sur les choix
impactant sa vie locale
49».
Le désir du Président de la République d’imposer son agenda de réformes, au détriment des
corps intermédiaires, sans prendre en compte les revendications populaires socio-économiques,
peut précipiter le renversement de l’opinion à son égard
50, jusqu’à provoquer l’érosion de son
capital de popularité. Alors qu’en août 2021, Kaïs Saïed était plébiscité par une large majorité
de Tunisiens, dont 95% déclaraient lui faire confiance, ils ne sont plus que 66 %
51 à le soutenir
et 26 % à approuver la cheffe du gouvernement, Najla Bouden
52, selon un baromètre politique
d’Emrhod Consulting. Cette amorce de désamour est même entrain de perturber le locataire
de Carthage, avec l’ascension de la personne de Fadhel Abdelkefi, Président d’Afek Tounes et
47. Frida Dahmani. Tunisie : l’UGTT, première force d’opposition à Kais Saied. Jeune Afrique. 7 décembre 2021. https://www.jeuneafrique.
com/1277890/politique/tunisie-lugtt-premiere-force-dopposition-a-kais-saied/
48. Thierry Brésillon. Tunisie: Kais Saied, une réponse aux échecs de la transition ? 20 septembre 2021. https://ccfd-terresolidaire.org/nos-
publications/edm/2021/318-septembre-2021/tunisie-kais-saied-une-7107
49. Hatem Nafti. Peut-on encore parler de révolution tunisienne. Middle East Eyes. 17 décembre 2021. https://www.middleeasteye.net/fr/
opinion-fr/tunisie-revolution-anniversaire-kais-saied-bouazizi-tournant-autoritaire
50. Frida Dahmani. Tunisie : l’inquiétante dérive autoritaire de Kais Saied. Jeune Afrique. 25 novembre 2021. https://www.jeuneafrique.
com/1269985/politique/tunisie-linquietante-derive-autoritaire-de-kais-saied/
51. Frida Dahmani. Tunisie : l’inquiétante dérive autoritaire de Kais Saied. Jeune Afrique. 25 novembre 2021. https://www.jeuneafrique.
com/1269985/politique/tunisie-linquietante-derive-autoritaire-de-kais-saied/
52. Frida Dahmani. Tunisie: après 100 jours à la tête du gouvernement, quel bilan pour Najla Bouden ? Jeune Afrique. 11 janvier 2022. https://
www.jeuneafrique.com/1293490/politique/tunisie-apres-100-jours-a-la-tete-du-gouvernement-quel-bilan-pour-najla-bouden/
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ancien ministre des Finances et de la coopération internationale, qui se positionne dans l’échiquier
politique, tout en fédérant l’opposition libérale, par le sérieux de ses propositions en mesure de
mettre fin à la crise socio-économique et l’instabilité politique qui secouent la Tunisie depuis les
élections de 2019. Pour preuve, les propos du Chef de l’Etat à son sujet: « Malheureusement, la
Cour de cassation a décidé de l’innocenter. On le présente comme un superman et comme un
mastodonte de la finance publique, alors qu’il est un grand voleur
53». Dans le même ordre d’idées,
la condamnation de Moncef Marzouki, premier Président de la Tunisie démocratique et un des
artisans de la II
ème République, à quatre ans de prison ferme par contumace, pour atteinte à la
sûreté de l’État à l’étranger et de lui avoir causé un préjudice diplomatique, la mise en résidence
surveillée de l’ancien ministre de la Justice et membre du parti Ennahdha Noureddine Bhiri, ainsi
que la multiplication d’un certain nombre de procès civils et militaires à l’encontre de citoyens
pour avoir critiqué publiquement le Président de la République, entretient beaucoup d’ambigüité
sur l’avenir de la liberté d’expression en Tunisie, considérée par un grand nombre de Tunisiens
comme l’acquis le plus important de « la révolution de 2011 ». Ce constat est motivé par le fait
que le Président de la République refuse de répondre aux questions de la presse tunisienne, en se
contentant de diffuser des vidéos sur la page Facebook de la présidence
54. Dans la même veine,
lors de la visite en Tunisie du président palestinien Mahmoud Abbas, il y a eu une conférence de
presse sans journalistes
55. Durant la visite du président algérien Abdelmadjid Tebboune, seuls les
journalistes des médias publics ont été admis et aucun d’entre eux n’a pu poser de questions au
Chef de l’État tunisien
56. En outre, l’absence de la Cour constitutionnelle dont la mission est aussi
d’abroger les lois jugées inconstitutionnelles prive les Tunisiens d’une garantie essentielle contre
les poursuites pénales pour des accusations qui violent leurs droits humains fondamentaux.
L’ambigüité juridique caractérisant les décisions présidentielles exceptionnelles, en l’absence de
la Cour constitutionnelle, accroit les craintes d’une dérive autoritaire, alors que le Chef de l’Etat
semble, et de par ses pratiques césariennes, s’être engagé dans une entreprise de neutralisation
des contre-pouvoirs afin d’imposer son agenda de réformes
57. Si le Parlement et l’Instance de
lutte contre la corruption en ont fait les frais, l’Instance supérieure des élections (ISIE), le Conseil
supérieur de la magistrature qui compte 45 membres, ainsi que les collectivités territoriales
paraissent plus que jamais sur la sellette. Ce constat est motivé par le fait que Kais Saied avait
qualifié les magistrats de fonctionnaires de l’Etat, et non de pouvoir indépendant qui veille à la
séparation des pouvoirs et à l’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif, provoquant
l’ire de l’Association des magistrats tunisiens (AMT) qui a condamné dans un communiqué rendu
public le 12 décembre 2021 en des termes très fermes, les propos présidentiels portant préjudice
à l’indépendance de la justice, en appelant les magistrats à assumer leurs missions en pleine
autonomie et impartialité
58. Dans la même veine, l’organisation des élections risque de revenir
dans le giron du ministère de l’Intérieur, notamment par rapport à la supervision de la feuille de
route constitutionnelle présidentielle de sortie du régime d’exception, alors que le régime de la
décentralisation tel qu’élaboré en 2016 est dans le viseur du projet de Kais Saied de démocratie
par le bas.
53. Business News. 7 décembre 2021. https://www.businessnews.com.tn/yassine-ayari--je-soutiens-fadhel-abdelkefi-devant-les-enfantillages-
de--charabil--,520,114591,3
54. Hatem Nafti. Peut-on encore parler de révolution tunisienne. Middle East Eyes. 17 décembre 2021. https://www.middleeasteye.net/fr/
opinion-fr/tunisie-revolution-anniversaire-kais-saied-bouazizi-tournant-autoritaire
55. Ibid.
56. Ibid.
57. Ibid.
58. Page Facebook de l’AMT. https://www.facebook.com/AmtTunisie/photos/pcb.2174149662725236/2174149556058580/
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Tunisie : la démocratie à l’épreuve de la crise de la IIème République Policy Paper - N° 03/22 - Février 2022
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CONCLUSION
Le séisme politique du 25 juillet 2021, et les discours de Sidi Bouzid, du 22 septembre 2021, et
de Carthage, du 13 décembre 2021, constituent un tournant dans l’histoire politique de la Tunisie
contemporaine. Otage d’une conception mercantile de la transaction politique, la II
ème République
a été incapable de dégager les réformes nécessaires en mesure de transformer le modèle
économique, dans la perspective de répondre aux causes socio-économiques de « la révolution de
2011 ». L’échec de la révolution à traduire la démocratie en progrès social a engendré une défiance
citoyenne envers les institutions de représentation démocratique de la II
ème République, préludant
le coup de force présidentiel du 25 juillet 2021 qui a sanctionné l’échec de celle-ci à faire face
aux périls qui menacent la stabilité de l’Etat et la paix sociale, voire sa responsabilité dans la crise
multidimensionnelle tunisienne, où s’est fracassé l’espoir que les Tunisiens avaient placé dans la
révolution et la démocratie. Alors qu’une nouvelle phase politique post 25 juillet 2021 est amorcée,
une transition vers la III
ème publique, dont les contours et la nature du régime politique sont encore
flous, parait sérieusement envisageable. Cependant, la feuille de route constitutionnelle telle
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que révélée par le Président de la République ne semble pas prendre en compte les véritables
demandes populaires qui sont d’ordres social et économique, et qui constituent le moteur des
mouvements de contestation sociale fleurissant en Tunisie.
L’affranchissement de la Tunisie des nombreuses crises structurelles dont elle est l’objet viendra de
la préservation de l’ordre démocratique issu de la révolution de 2014, tout en accélérant avec une
vision stratégique, la transition économique. L’aggiornamento de ce chantier suppose la réalisation
de quelques réformes indispensables :
• préserver la Constitution de 2014 : la force d’une Constitution est tributaire de la volonté
politique d’en faire vivre la lettre et l’esprit, ainsi que de la relation entre le pouvoir et les
dynamiques économiques et sociales. Cet état de fait converge avec l’esprit et le contenu de la
Constitution tunisienne de 2014, qui a défini les principes de l’ordre démocratique tunisien, fondé
sur le parlementarisme et la séparation des pouvoirs, tout en instaurant une sphère publique
de débat et d’exercice des libertés, de surcroit renforcé par l’établissement d’institutions de
contre-pouvoirs pour éviter toute dérive absolutiste. Face à l’affaiblissement récurrent des
institutions de représentation démocratique de la II
ème République depuis les élections de 2019,
conjugué à l’érosion du capital représentatif des partis politiques, de nombreuses voix se sont
élevées pour appeler à présidentialiser le régime politique tunisien, y compris le Chef de l’Etat
qui, dans un communiqué rendu public le 9 décembre 2021, a considéré la Constitution de
2014 comme dépourvue de toute légitimité
59. Dans cette perspective, il convient de souligner
qu’un régime présidentiel, à l’américaine, est équilibré par la puissance des contre-pouvoirs
parlementaire, judiciaire, et économique, par le caractère fédéral de l’État et l’indépendance
des médias qui, aux Etats-Unis, constituent un vrai quatrième pouvoir. Ces conditions ne sont
pas encore réunies en Tunisie, où le régime présidentiel est entendu comme la reconstitution
d’un centre unique de pouvoir, comme unique source d’arbitrage et d’impulsion politique.
Cette conception contredit la caractéristique présidentielle américaine, où le Président désigne
les responsables de son administration dans un cadre de séparation stricte des pouvoirs, et dont
le Congrès dispose de prérogatives et de moyens conséquents, lui permettant de contrôler
le pouvoir exécutif. En outre, la Constitution de 2014 repose sur une conception moniste
du parlementarisme, où le Parlement possédant l’essentiel des pouvoirs, compose avec un
Président qui, bien qu’étant élu au suffrage universel direct, dispose de compétences limitées,
contrairement au Chef de gouvernement, détenteur de la majorité du pouvoir exécutif, mais
élu au scrutin indirect. Cette conception de l’architecture constitutionnelle porte préjudice à
l’équilibre des pouvoirs entre, d’une part, le législatif et l’exécutif et, d’autre part, entre les deux
têtes de l’exécutif, d’autant qu’elle prive Carthage, disposant de la légitimité directe des urnes,
de bénéficier de prérogatives aussi fortes que celles de la Kasbah et du Bardo. L’adoption du
parlementarisme moniste, ou la mise en place d’un régime mixte qui opère une synthèse entre
les fondements du régime présidentiel et ceux du régime parlementaire, pourra contribuer à
encadrer les relations entre les pouvoirs exécutif et législatif dans le sens d’un équilibre ;
réviser le système électoral : le système électoral du proportionnel au plus fort reste, qui
constitue un choix fréquent dans les nouvelles démocraties, a été adopté par les pères
fondateurs de la II
ème République tunisienne afin d’assurer la représentation de toutes les
familles politiques au sein du Parlement. Cependant, le maintien systématique de ce mode
électoral, sans perspective de révision, a empêché l’émergence de majorités parlementaires
homogènes en mesure de soutenir le gouvernement et de faire passer sans peine ses projets
de lois, jusqu’à bloquer l’action du gouvernement. L’impression d’ensemble qui s’en dégage
est que le système proportionnel est incapable de garantir le fonctionnement normal de l’ordre
démocratique issu de « la révolution de 2011 », provoquant l’érosion progressive du prestige

59. Page Facebook de la Présidence tunisienne. 9 décembre 2021. https://www.facebook.com/Presidence.tn/posts/271114581713816
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de la démocratie parlementaire du point de vue d’grand nombre de Tunisiens, déçus par les
débats parlementaires et lassés par les discussions byzantines et les querelles interminables
allant, parfois, au-delà des confrontations verbales, à des accrochages physiques, sans prendre
en compte les demandes populaires. Dans cette perspective, l’adoption d’un nouveau modèle
électoral réaliste parait indispensable pour rétablir la confiance citoyenne envers les institutions
de représentation démocratique. Néanmoins, dans un pays où les partis politiques sont
confrontés à un flagrant déficit de représentativité, l’adoption du scrutin majoritaire au détriment
d’une renonciation complète au scrutin proportionnel risque de provoquer l’avènement au
pouvoir d’une majorité écrasante qui domine aussi bien l’appareil législatif que la machine
gouvernementale, tout en marginalisant l’opposition. Le maintien du scrutin proportionnel,
en le juxtaposant à une prime à la majorité, qui consiste à affecter un certain nombre de
sièges au parti arrivé premier aux élections, peut contribuer à l’éclosion d’un nouveau système
électoral à la fois réaliste et équilibré, dans la mesure où il permettra, d’une part, d’assurer une
fidèle représentativité des forces politiques et, d’autre part, l’efficience institutionnelle, deux
conditions fondamentales à tout régime démocratique. Le juriste Rafaa Ben Achour a même
proposé, en matière de détermination du seuil de la prime à la majorité, d’adopter un taux de
30% du total des sièges qui sera attribué à la majorité parlementaire, tout en répartissant les
70% restants sur la base du quotient électoral entre tous les partis participant aux élections
60 ;
la refondation des partis politiques : la légitimité d’une démocratie représentative réside
dans la solidité de ses institutions de représentation démocratique étroitement tributaire de
la qualité de ses représentants. Dans le contexte tunisien, force est de constater que l’ordre
démocratique issu de « la révolution de 2011 » a échoué à donner forme à des formations
politiques véritablement représentatives qui, focalisées sur la dimension étroitement
parlementaire de l’élection, ont fini par épuiser leur capacité de représentation de la société
et abdiquer tout rôle de proposition, vidant ainsi le régime parlementaire de sa substance.
En outre, l’incapacité des gouvernements représentatifs tunisiens classiques à percevoir et à
traduire les attentes populaires a laissé la majorité de la population orpheline de représentation,
tandis que le rôle des partis politiques s’est trouvé contesté, accroissant la défiance des citoyens
envers les institutions de la II
ème République. A l’heure de la mondialisation, de la société des
connaissances, et des réseaux sociaux il n’est plus crédible de penser qu’un type d’acteur ;
éventuellement l’Etat, puisse à lui seul incarner l’intérêt général. Or, la politique institutionnelle
est très en retard par rapport à cette évolution. Cela est aggravé par la déliquescence des
partis politiques tunisiens : ils continuent de sélectionner le personnel politique, mais ils ne
sont plus à même de jouer le rôle d’encadrement de la société et de canal de communication
entre citoyens et décideurs. La classe dirigeante, pour reprendre un terme de Gramsci, est
de plus en plus coupée du reste de la société et tourne de façon croissante autour d’enjeux
internes, alors qu’aucun parti de masse n’a émergé en Tunisie durant les dix dernières années.
L’innovation viendra de la refondation du partis politiques, en réinventant leurs programmes
politiques qui prennent en compte non seulement les demandes populaires, mais aussi les
nouvelles formes de mobilisation politique et de financement participatif ;
• établir la Cour constitutionnelle : l’inquiétude au sujet d’éventuels abus de pouvoir ne peut
être apaisée que par l’existence d’institutions de contre-pouvoirs, dont la vocation principale
est d’éviter toute dérive absolutiste. Dans le contexte tunisien, la Cour constitutionnelle joue un
rôle de premier plan dans l’architecture juridico-institutionnelle du pays, tellement elle constitue
l’institution la plus importante de l’ordre juridique tunisien. Elle a pour mission, en plus de
garantir les droits fondamentaux, de veiller à la séparation des pouvoirs et, donc, de trancher
les conflits de compétence ainsi que les conflits de pouvoirs. La doctrine constitutionnaliste a
octroyé ces missions à la Cour constitutionnelle, dans la mesure où ses membres ne sont pas
en théorie concernés par les luttes du pouvoir. Sa mise en place est nécessaire pour orienter
60. Rafaa Ben Achour. Réforme du système électoral en Tunisie, ni excès ni défaut. 21 avril 2018. https://www.leaders.com.tn/article/24492-
rafaa-ben-achour-reforme-du-systeme-electoral-en-tuisie-ni-exces-ni-defaut
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le pouvoir d’interprétation du Président de la République, et prévenir ainsi le risque d’une
éventuelle instrumentalisation au gré des intérêts conjoncturels, notamment au regard de la
très forte personnalisation qui caractérise la vie politique tunisienne ;
réformer la décentralisation : la réforme de la décentralisation brille par son caractère novateur
et libéral. Elle a mis fin à plusieurs siècles de centralisation poussée du territoire tout en actant
la transition démocratique en cours. En ce sens, il s’agit d’une réforme majeure pour le pays. En
effet, le processus de décentralisation tunisien s’est singulièrement accéléré depuis 2016, une
interprétation a été diffusée et s’est désormais consolidée : « l’État se désengage », il délègue
certaines de ses compétences aux collectivités, il se déleste, il se décharge sur elles de certaines
attributions pour se recentrer sur ses compétences régaliennes. Or, l’expérience tunisienne post-
révolutionnaire en matière de décentralisation nous apprend que la démocratisation du pouvoir
local n’enclenche pas automatiquement le cercle vertueux qui conduit au développement
économique des régions marginalisées, permettant aux citoyens d’accéder à des services
publics territoriaux de qualité. Ce constat est renforcé par le délaissement du processus
administratif de la décentralisation lors de la mise en œuvre de cette dernière, sachant que les
administrations infranationales ne peuvent être efficaces que si elles ont accès aux ressources
financières et au personnel nécessaires pour s’acquitter des prestations qui leur sont conférées.
Toute la délicatesse de la question est de retrouver l’équilibre dans le régime tunisien de la
décentralisation, autour de nouveaux compromis, entre la vocation libérale prônée en 2016 qui
consiste à démocratiser le pouvoir local, et le caractère technocratique de l’Etat redistributeur
comme garant du développement économique et social, dont dépendent encore beaucoup
de citoyens tunisiens, dans la perspective d’accroitre la capacité des collectivités territoriales
à élaborer des politiques publiques convergeant avec les besoins des citoyens. Dans la même
veine, le renforcement de la sécurité financière des collectivités locales est indispensable pour
la réalisation de l’autonomie administrative ;
• accélérer la transition économique : le chantier de la transition économique est indispensable
pour renforcer la résilience de la démocratie en Tunisie aux nombreuses crises la guettant.
Ayant privilégié le chantier des réformes démocratiques, les autorités tunisiennes post-
révolutionnaires ont délaissé l’aspect économique de la transition, qui consiste à transformer
le modèle économique du pays en vue de remédier aux défaillances structurelles du modèle
de développement. Il incombe aux décideurs politiques et économiques à Tunis de doter
la Tunisie d’un projet d’économie politique de la révolution, qui suppose l’élaboration d’un
modèle de développement propre aux besoins de la nouvelle Tunisie, et articulé autour des
questions de la diversification de l’économie, l’éradication des disparités territoriales entre la
Tunisie littorale et la Tunisie de l’intérieur et, enfin, la séparation de l’affairisme de la politique,
qui peut prendre la forme d’une loi de réconciliation économique et financière.
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Tunisie : la démocratie à l’épreuve de la crise de la IIème République Policy Paper - N° 03/22 - Février 2022
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À propos de l'auteur Abdessalam Jaldi
Abdessalam Jaldi est International Relations Specialist au Policy Center for the New South, et
professeur assistant à l’UM6P. Spécialiste en droit international et en relations internationales,
ses travaux de recherche portent sur le Maghreb, l’Union européenne, l’espace méditerranéen,
les relations UE-Afrique, les nouvelles tendances du droit international et l’influence de l’Inde en
Afrique. Titulaire d’un doctorat en droit en France, il a à son actif plus de cinq ans d’expérience dans
les milieux associatifs, la recherche académique et l’observation électorale.
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